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(3/6) + +Author: Auguste Comte + +Release Date: April 4, 2010 [EBook #31883] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** + + + + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France + + + + + + + +COURS +DE +PHILOSOPHIE POSITIVE, + +PAR M. AUGUSTE COMTE, + +ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE +TRANSCENDANTE +ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À LADITE ÉCOLE. + +TOME TROISIÈME, + +CONTENANT +LA PHILOSOPHIE CHIMIQUE ET LA PHILOSOPHIE +BIOLOGIQUE. + +PARIS, +BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, +POUR LES SCIENCES, +QUAI DES AUGUSTINS, Nº 55. + +1838. + + + + +AVIS DE L'AUTEUR. + +Divers obstacles ont successivement retardé la composition et la +publication de ce troisième volume, dont la première partie, consacrée à +la philosophie chimique, a été écrite et imprimée dans les derniers mois +de l'année 1835. En conséquence, le quatrième et dernier volume de cet +ouvrage, contenant la philosophie sociale et les conclusions générales +de l'ensemble du traité de philosophie positive, ne pourra être publié +que vers le milieu de l'année 1839. + +Paris, le 24 Février 1838. + + + + +COURS +DE +PHILOSOPHIE POSITIVE. + + + + +TRENTE-CINQUIÈME LEÇON. + +Considérations philosophiques sur l'ensemble de la chimie. + +Le dernier aspect fondamental sous lequel la philosophie naturelle doive +étudier l'existence d'un corps quelconque, se rapporte aux +modifications, plus ou moins profondes et plus ou moins variées, que +toutes les substances peuvent éprouver dans leur composition, en vertu +de leurs diverses réactions moléculaires. Ce nouvel ordre de phénomènes +généraux, sans lequel les plus grandes et les plus importantes, +opérations de la nature terrestre nous seraient radicalement +incompréhensibles, est le plus intime et le plus complexe de tous ceux +que peut manifester le monde inorganique. Dans aucun acte de leur +existence, les corps inertes ne sauraient paraître aussi rapprochés de +l'état vital proprement dit, que lorsqu'ils exercent avec énergie les +uns sur les autres cette rapide et profonde perturbation qui caractérise +les effets chimiques. Le véritable esprit fondamental de toute +philosophie théologique ou métaphysique consistant essentiellement, +ainsi que je l'établirai dans le volume suivant, à concevoir tous les +phénomènes quelconques comme analogues à celui de la vie, le seul connu +par un sentiment immédiat, on s'explique aisément pourquoi cette manière +primitive de philosopher a dû exercer, sur l'étude des phénomènes +chimiques, une plus intense et plus opiniâtre domination qu'envers +aucune autre classe de phénomènes inorganiques. + +Outre cette cause principale, il convient de remarquer subsidiairement +que, pour un tel ordre d'effets naturels, l'observation directe et +spontanée ne peut d'abord s'appliquer qu'à des phénomènes extrêmement +compliqués, comme les combustions végétales, les fermentations, etc., +dont l'analyse exacte constitue presque le dernier terme de la science; +car les phénomènes chimiques les plus importans, ou ceux du moins +auxquels s'adapte le mieux l'ensemble de nos moyens d'exploration, ne se +produisent que dans des circonstances éminemment artificielles, dont la +pensée a dû être fort tardive et la première institution très difficile. +Il est aisé de nos jours, même aux esprits les plus médiocres, de +provoquer, en ce genre, de nouveaux phénomènes susceptibles de quelque +intérêt scientifique, en établissant, pour ainsi dire au hasard, entre +les nombreuses substances déjà connues, des relations auparavant +négligées: mais, dans l'enfance de la chimie, la création de sujets +d'observation vraiment convenables a dû, au contraire, long-temps +présenter des difficultés capitales, que nos habitudes actuelles ne nous +permettent guère de mesurer judicieusement. On ne saurait même +comprendre (comme je l'ai rappelé, d'après l'illustre Berthollet, dans +les prolégomènes de cet ouvrage) comment l'énergique et persévérante +activité des anciens scrutateurs de la nature eût pu conduire à la +découverte des principaux phénomènes chimiques, sans la stimulation +toute-puissante qu'entretenaient habituellement en eux les espérances +illimitées dues à leurs notions chimériques sur la composition de la +matière. + +Ainsi, la nature complexe et équivoque de ces phénomènes, et en second +lieu les difficultés fondamentales qui caractérisent leur première +exploration, doivent suffire pour expliquer la tardive et incomplète +positivité des conceptions chimiques, comparativement à toutes les +autres conceptions inorganiques. Après avoir si pleinement constaté, +dans la seconde moitié du volume précédent, combien l'étude des simples +phénomènes physiques est encore imparfaite, combien même son caractère +scientifique doit, en général, nous sembler jusqu'ici, à plusieurs +égards, radicalement défectueux, nous devons naturellement prévoir un +état d'infériorité bien plus prononcé pour la science, beaucoup plus +difficile, et en même temps plus récente, qui recherche les lois des +phénomènes de composition et de décomposition. Sous quelque aspect qu'on +l'envisage, en effet, soit spéculativement, quant à la nature de ses +explications, soit activement, quant aux prévisions qu'elles comportent, +cette science constitue évidemment aujourd'hui la branche fondamentale +la moins avancée de la philosophie inorganique. Par la seconde +considération surtout, que j'ai tant recommandée comme offrant le +critérium à la fois le plus rationnel, le moins équivoque, et le plus +exact du degré de perfection propre à chaque classe de connaissances +spéculatives, il est clair que, dans la plupart de ses recherches, la +chimie actuelle mérite à peine le nom d'une véritable science, +puisqu'elle ne conduit presque jamais à une prévoyance réelle et +certaine. En introduisant, dans des actes chimiques déjà bien explorés, +quelques modifications déterminées, même légères et peu nombreuses, il +est très rarement possible de prédire avec justesse les changemens +qu'elles doivent produire: et néanmoins, sans cette indispensable +condition, comme je l'ai si fréquemment établi dans ce traité, il +n'existe point, à proprement parler, de _science_; il y a seulement +_érudition_, quelles que puissent être l'importance et la multiplicité +des faits recueillis. Penser autrement, c'est prendre une carrière pour +un édifice. + +Cette extrême imperfection de notre chimie tient sans doute +essentiellement à la nature plus compliquée d'une telle science et à son +plus récent développement; il serait même entièrement chimérique +d'espérer qu'elle puisse jamais atteindre à un état de rationalité +aussi satisfaisant que celui des sciences relatives à des phénomènes +plus simples, et spécialement de l'astronomie, vrai type éternel de la +philosophie naturelle. Mais il me semble néanmoins incontestable que son +infériorité actuelle doit, en outre, être subsidiairement attribuée au +vicieux esprit philosophique suivant lequel les recherches habituelles y +sont jusqu'ici conçues et dirigées, et à l'éducation si défectueuse de +la plupart des savans qui s'y livrent. Sous ce rapport, il y a tout lieu +de croire qu'une judicieuse analyse philosophique pourrait directement +contribuer à un prochain perfectionnement général d'une science aussi +capitale. Telle est la conviction que je désire provoquer en esquissant +rapidement, dans la première partie de ce volume, l'examen sommaire de +la philosophie chimique, envisagée sous tous ses divers aspects +essentiels. Quoique la nature et les limites de cet ouvrage ne me +permettent point de consacrer à cette importante opération tous les +développemens convenables pour assurer son efficacité, peut-être +parviendrai-je à faire sentir, à quelqu'un des esprits éminens qui +cultivent aujourd'hui cette belle science, la nécessité de soumettre à +une nouvelle et plus rationnelle élaboration l'ensemble des conceptions +fondamentales qui la constituent. + +Nous devons, avant tout, caractériser avec exactitude l'objet général +propre à cette dernière partie de la philosophie inorganique. + +Quelque vaste et compliqué que soit, en réalité, le sujet de la chimie, +l'indication nette du but de cette science, et la circonscription +rigoureuse du champ de ses recherches, en un mot, sa définition, +présentent beaucoup moins de difficulté que nous n'en avons éprouvé dans +le volume précédent relativement à la physique. Nous avons dû surtout +définir celle-ci par contraste avec la chimie, en sorte que, par cela +même, notre opération actuelle est déjà essentiellement préparée. Il est +aisé d'ailleurs de caractériser directement, d'une manière très +tranchée, ce qui constitue les phénomènes vraiment chimiques; car tous +présentent constamment une altération plus ou moins complète, mais +toujours appréciable, dans la constitution intime des corps considérés; +c'est-à-dire une composition ou une décomposition, et le plus souvent +l'une et l'autre, en ayant égard à l'ensemble des substances qui +participent à l'action. Aussi, à toutes les époques du développement +scientifique, du moins depuis que la chimie, se séparant de l'art des +préparations, est devenue l'objet d'études réellement spéculatives, les +recherches chimiques ont-elles manifesté sans cesse un degré remarquable +d'originalité, qui n'a jamais permis de les confondre avec les autres +parties de la philosophie naturelle: il n'en a pas été de même, à +beaucoup près, pour la physique proprement dite, si généralement mêlée, +par exemple, jusqu'à des temps très modernes, avec la physiologie, comme +le témoigne encore si clairement le langage scientifique lui-même[1]. + + [Note 1: En Angleterre surtout, la même expression + s'applique encore vulgairement à ces deux ordres d'idées; et + c'est essentiellement pour éviter une telle confusion que + les Boyle, les Newton, etc., ont d'abord introduit l'usage + du nom de _philosophie naturelle_, dont la signification + s'est ensuite tant élargie. La chimie, au contraire, y est + invariablement désignée, depuis le moyen âge, par une + dénomination spéciale, qui n'a jamais eu d'autre + destination.] + +Par ce caractère général de ses phénomènes, la chimie se distingue très +nettement de la physique, qui la précède, et de la physiologie, qui la +suit, dans la hiérarchie encyclopédique que j'ai établie: et cette +comparaison tend à faire mieux ressortir la nature propre d'une telle +science. L'ensemble de ces trois sciences peut être conçu comme ayant +pour objet d'étudier l'activité moléculaire de la matière, dans tous les +divers modes dont elle est susceptible. Or, sous ce point de vue, +chacune d'elles correspond à l'un des trois principaux degrés successifs +d'activité, qui se distinguent entre eux par les différences les plus +profondes et les plus naturelles. L'action chimique présente évidemment, +en elle-même, quelque chose de plus que la simple action physique, et +quelque chose de moins que l'action vitale, malgré les vagues +rapprochemens que des considérations purement hypothétiques peuvent +conduire à établir entre ces trois ordres de phénomènes. Les seules +perturbations moléculaires que puisse produire dans les corps l'activité +physique proprement dite, se réduisent toujours à modifier +l'arrangement des particules; et ces modifications, ordinairement peu +étendues, sont même le plus souvent passagères: en aucun cas la +substance ne saurait être altérée. Au contraire, l'activité chimique, +outre ces altérations dans la structure et dans l'état d'agrégation, +détermine toujours un changement profond et durable dans la composition +même des particules; les corps qui ont concouru au phénomène sont +habituellement devenus méconnaissables, tant l'ensemble de leurs +propriétés a été troublé. Enfin, les phénomènes physiologiques nous +montrent l'activité matérielle dans un degré d'énergie encore très +supérieur: car, aussitôt que la combinaison chimique est effectuée, les +corps redeviennent complétement inertes; tandis que l'état vital est +caractérisé, outre les effets physiques et les opérations chimiques +qu'il détermine constamment, par un double mouvement plus ou moins +rapide, mais toujours nécessairement continu, de composition et de +décomposition, propre à maintenir, entre certaines limites de variation, +pendant un temps plus ou moins considérable, l'organisation du corps, +tout en renouvelant sans cesse sa substance. On conçoit ainsi, d'une +manière irrécusable, la gradation fondamentale de ces trois modes +essentiels d'activité moléculaire, qu'aucune saine philosophie ne +saurait jamais confondre[2]. + + [Note 2: Il doit être bien entendu, sans doute, que, + dans la comparaison des actes chimiques avec les actes + vitaux, on envisage seulement les phénomènes physiologiques + les plus généraux, ceux relatifs au plus simple degré de la + _vie_ proprement dite, et abstraction faite de tout ce qui + constitue spécialement l'_animalité_: hors de ces limites + naturelles, le parallèle deviendrait radicalement + impossible, par le défaut complet d'analogie.] + +Pour compléter cette notion fondamentale des phénomènes chimiques, il +peut être utile d'y ajouter deux considérations secondaires, qui ont +déjà été indirectement indiquées, dans le volume précédent, en +définissant la physique: la plus importante est relative à la nature du +phénomène, et l'autre à ses conditions générales. + +Toute substance quelconque est sans doute susceptible d'une activité +chimique plus ou moins variée et plus ou moins énergique; c'est pourquoi +les phénomènes chimiques ont été justement classés parmi les phénomènes +généraux, dont ils constituent, dans l'ordre de complication croissante, +la dernière catégorie: ils se distinguent profondément ainsi des +phénomènes physiologiques, qui, par leur nature, sont exclusivement +propres à certaines substances, organisées sous certains modes. +Néanmoins, il doit être incontestable que les phénomènes chimiques, +surtout par contraste aux simples phénomènes physiques, présentent, en +chaque cas, quelque chose de spécifique, ou, suivant l'énergique +expression de Bergmann, d'_électif_. Non-seulement chacun des différens +élémens matériels produit des effets chimiques qui lui sont entièrement +particuliers; mais il en est encore ainsi de leurs innombrables +combinaisons de divers ordres, dont les plus analogues manifestent +toujours, sous le rapport chimique, certaines différences fondamentales, +qui fournissent souvent le seul moyen de les caractériser nettement. Par +conséquent, tandis que les propriétés physiques ne présentent +essentiellement, d'un corps à un autre, que de simples distinctions de +degré, les propriétés chimiques sont, au contraire, radicalement +spécifiques[3]. Les unes constituent le fondement commun de toute +existence matérielle; c'est surtout par les autres que les +individualités se prononcent. + + [Note 3: Cette spécialité fondamentale des diverses + actions chimiques ne saurait nullement disparaître, quand + même on parviendrait, par une extension exagérée de la + théorie électro-chimique, à se représenter vaguement tous + les phénomènes de composition et de décomposition comme de + simples effets électriques. Dans cette supposition, la + difficulté ne serait évidemment que reculée: il demeurerait + encore incontestable que chaque substance, simple ou + composée, manifeste une nature de polarité électrique qui + lui est propre. Le langage seul serait donc changé, comme + cela doit arriver pour toutes les notions scientifiques + réellement fondées sur l'immuable considération des + phénomènes.] + +En second lieu, parmi les conditions extrêmement variées propres au +développement des divers phénomènes chimiques, on a pu remarquer, pour +ainsi dire de tout temps, cette condition fondamentale et commune, qui +est ordinairement bien loin de suffire, mais qui se présente toujours +comme strictement indispensable: la nécessité du contact immédiat des +particules antagonistes, et, par suite, celle de l'état fluide, soit +gazeux, soit liquide, de l'une au moins des substances considérées. +Quand cette disposition n'existe pas spontanément, il faut d'abord la +remplir artificiellement en liquéfiant la substance, soit par la fusion +ignée, soit à l'aide d'un dissolvant quelconque. Sans cette modification +préalable, la combinaison ne saurait avoir lieu, conformément à un +célèbre et judicieux aphorisme, qui remonte à l'enfance de la chimie. Il +n'existe pas jusqu'ici un seul exemple bien constaté d'action chimique +entre deux corps réellement solides, du moins en ne s'élevant pas à des +températures qui rendent difficilement appréciable le véritable état +d'agrégation des corps. C'est lorsque l'une et l'autre substances sont +liquides, que l'action chimique se manifeste avec le plus d'énergie, si +la légère différence des densités permet aisément un mélange intime. +Rien n'est plus propre que de telles remarques à constater clairement +combien les effets chimiques sont, par leur nature, éminemment +moléculaires, surtout par opposition aux effets physiques. Ils +présentent même, à cet égard, une distinction essentielle, quoique moins +tranchée, avec les effets physiologiques; puisque la production de +ceux-ci suppose, de toute nécessité, un concours indispensable des +solides avec les fluides, comme nous le reconnaîtrons dans la seconde +partie de ce volume. + +L'ensemble des considérations précédentes peut être exactement résumé, +en définissant la chimie comme ayant pour but général d'_étudier les +lois des phénomènes de composition et de décomposition, qui résultent de +l'action moléculaire et spécifique des diverses substances, naturelles +ou artificielles, les unes sur les autres_. + +Il y a tout lieu de craindre que, vu son extrême imperfection, cette +science ne doive pas, de long-temps, comporter une définition plus +rigoureuse et plus précise, propre à caractériser, avec une pleine +évidence, quelles sont, en général, les données indispensables et les +inconnues finales de tout problème chimique. Néanmoins, afin de mieux +signaler le véritable esprit de la chimie, il importe, sans doute, de +considérer directement la définition la plus rationnelle, et, pour ainsi +dire, la plus mathématique, dont une telle science soit susceptible, +quoique, dans son état présent, elle ne puisse correspondre que très +incomplétement à une semblable position générale de la question. + +À cet effet, en rattachant toujours, pour cet ordre de phénomènes comme +pour tous les autres, la considération de _science_ à celle de +_prévoyance_, il me semble évident que, dans toute recherche chimique, +envisagée du point de vue le plus philosophique, on doit finalement se +proposer; étant données les propriétés caractéristiques des substances, +simples ou composées, placées en relation chimique dans des +circonstances bien définies, de déterminer exactement en quoi consistera +leur action, et quelles seront les principales propriétés des nouveaux +produits. Logiquement examiné, le problème, quelques difficultés qu'il +présente, est certainement déterminé; et, d'ailleurs, on n'y pourrait +rien supprimer sans qu'il cessât aussitôt de l'être, en sorte que cette +formule ne renferme aucune énonciation superflue. D'un autre côté, on +conçoit aisément que, si de telles solutions étaient effectivement +obtenues, les trois grandes applications fondamentales de la science +chimique, soit à l'étude des phénomènes vitaux, soit à l'histoire +naturelle du globe terrestre, soit enfin aux opérations industrielles, +au lieu d'être, comme aujourd'hui, le résultat presque accidentel et +irrégulier du développement spontané de la science, se trouveraient, par +cela même, rationnellement organisées, puisque, dans l'un quelconque de +ces trois cas généraux, la question rentre immédiatement dans notre +formule abstraite, dont les circonstances propres à chaque application +fournissent aussitôt les données. Cette manière de concevoir le problème +chimique remplit donc toutes les conditions essentielles. Quelque +supérieure qu'elle paraisse aujourd'hui à l'état réel de la science, ce +qui prouve seulement qu'il est encore très imparfait, on n'en doit pas +moins reconnaître que tel est le but effectif vers lequel tendent +finalement tous les efforts des chimistes, puisque, de leur aveu +unanime, les questions simples et peu nombreuses à l'égard desquelles ce +résultat a pu être atteint jusqu'ici, d'une manière plus ou moins +complète, sont regardées comme les parties les plus avancées de la +chimie, d'où résulte la vérification formelle d'une semblable +destination générale. + +En examinant plus profondément cette définition rationnelle de la +science chimique, on la jugera susceptible d'une importante +transformation, puisque, par l'application redoublée d'une telle méthode +convenablement dirigée, toutes les données fondamentales de la chimie +devraient, en dernier lieu, pouvoir se réduire à la connaissance des +propriétés essentielles des seuls corps simples, qui conduirait à celle +des divers principes immédiats, et par suite, aux combinaisons les plus +complexes et les plus éloignées. Quant à l'étude même des élémens, elle +ne saurait, évidemment, par sa nature, être ramenée à aucune autre; elle +doit nécessairement constituer une élaboration expérimentale et directe, +divisée en autant de parties, entièrement distinctes et radicalement +indépendantes les unes des autres, qu'il existe, à chaque époque, de +substances indécomposées. Tout ce qu'on pourrait, à cet égard, concevoir +de vraiment rationnel, abstraction faite des inductions analogiques plus +ou moins plausibles auxquelles peuvent conduire certains rapprochemens +déjà constatés, consisterait à découvrir des relations générales entre +les propriétés chimiques de chaque élément et l'ensemble de ses +propriétés physiques. Mais, quoique quelques faits paraissent confirmer +déjà le principe, d'ailleurs éminemment philosophique, d'une certaine +harmonie générale et nécessaire entre ces deux ordres de propriétés, on +peut, ce me semble, affirmer que, à aucune époque, cette harmonie ne +saurait être assez explicitement dévoilée pour suppléer à l'exploration +immédiate des caractères chimiques de chaque élément. Ainsi, sans +prétendre à une perfection chimérique, on devra toujours regarder comme +obtenues, par autant de suites d'observations directes, les études +chimiques des divers corps simples. Mais, cette grande base générale une +fois empruntée à l'expérience, tous les autres problèmes chimiques, +malgré leur immense variété, devraient être susceptibles de solutions +purement rationnelles, d'après un petit nombre de lois invariables, +établies par le vrai génie chimique pour les diverses classes de +combinaisons. + +Sous ce rapport, les combinaisons présentent naturellement deux modes +généraux de classification, qui doivent nécessairement être pris l'un et +l'autre en considération fondamentale; 1º. la simplicité ou le degré de +composition plus ou moins grand des principes immédiats; 2º. le nombre +des élémens combinés. Or, d'après l'ensemble des observations, l'action +chimique devient d'autant plus difficile, entre des substances +quelconques, que leur ordre de composition s'élève davantage; la plupart +des atomes composés appartiennent aux deux premiers ordres, et, au-delà +du troisième ordre, leur combinaison semble presque impossible: de même, +sous le second point de vue, les combinaisons perdent très rapidement +de leur stabilité à mesure que les élémens s'y multiplient; le plus +souvent il n'y a qu'un simple dualisme, et presque aucun corps qui soit +plus que quaternaire. Ainsi, le nombre des classes chimiques générales +auxquelles peut donner lieu cette double distinction nécessaire, ne +saurait être bien étendu: à chacune d'elles, devrait correspondre une +loi fondamentale de combinaison, dont l'application aux divers cas +déterminés ferait rationnellement connaître, par les données +élémentaires, le résultat de chaque conflit. Tel serait, sans doute, +l'état vraiment scientifique de la chimie. C'est à la faiblesse radicale +et, accessoirement, à la direction vicieuse de notre intelligence, que +nous devons surtout attribuer, bien plus qu'à la nature propre du sujet, +l'immense éloignement où nous sommes aujourd'hui d'une telle manière de +philosopher. Quelque difficile qu'elle paraisse encore, il ne faut point +oublier qu'elle commence maintenant à se réaliser en partie relativement +à une catégorie fort importante, quoique secondaire, des recherches +chimiques, l'étude des proportions, comme je le ferai soigneusement +ressortir dans la trente-septième, leçon. À cet égard, en effet, à +l'aide d'un coefficient chimique, empiriquement évalué pour chaque +corps simple, on parvient à déterminer rationnellement, en beaucoup de +cas, avec une suffisante exactitude, d'après un petit nombre de lois +générales, la proportion suivant laquelle s'unissent les principes, +préalablement connus, de chaque nouveau produit. Pourquoi toutes les +autres études chimiques ne comporteraient-elles point, dans la suite, +une perfection analogue? Nous pouvons donc, en résumé, définir la +chimie, le plus rationnellement possible, comme ayant pour objet final: +_étant données les propriétés de tous les corps simples, trouver celles +de tous les composés qu'ils peuvent former_[4]. + + [Note 4: Le problème chimique est, sans doute, comme + tout autre, logiquement susceptible de renversement; + c'est-à-dire qu'on peut demander, réciproquement, de + remonter des propriétés des composés à celles de leurs + élémens: ce genre de recherches se présente même + naturellement en plus d'une occasion importante, surtout + quand on veut appliquer la chimie à l'étude des phénomènes + vitaux. Mais, en thèse logique générale, plus les questions + se compliquent, plus leur inversion devient difficile, au + point d'être bientôt presque insurmontable lorsqu'on dépasse + les premiers degrés de simplicité: on peut le vérifier + éminemment pour les recherches mathématiques elles-mêmes, + malgré leur facilité comparative. Une science aussi + compliquée que la chimie ne saurait donc, très probablement, + acquérir jamais une assez grande perfection pour donner lieu + réellement, d'une manière un peu suivie, à ces problèmes + inverses; c'est pourquoi j'ai dû m'abstenir d'en faire une + mention formelle.] + +Quoiqu'un tel but soit bien rarement atteint dans l'état présent de la +science, sa considération familière n'en serait pas moins, ce me semble, +très utile, dès aujourd'hui, pour donner aux recherches habituelles une +direction plus progressive et une marche plus philosophique. Il n'y a +pas de science qui ne soit, en réalité, plus ou moins inférieure à sa +définition: mais l'usage d'une définition précise et systématique est, +néanmoins, pour une doctrine quelconque, le premier symptôme d'une +consistance vraiment scientifique, en même temps que le meilleur moyen +de mesurer, à chaque époque, avec exactitude ses divers progrès +généraux. Tels sont les motifs qui m'ont déterminé à insister ici sur +cette importante opération, dont les chimistes philosophes me sauront +peut-être quelque gré. + +La loi fondamentale que j'ai établie, dès le commencement du volume +précédent, sur l'harmonie nécessaire entre l'accroissement de +complication des divers ordres de phénomènes et l'extension +correspondante de nos moyens généraux d'exploration, se vérifie +éminemment pour la science chimique, comparée à celles qui la précèdent, +et spécialement à la physique, comme il est aisé de le constater +sommairement. + +C'est ici que le premier et le plus général des trois modes essentiels +d'investigation que nous avons alors distingués dans la philosophie +naturelle, _l'observation_ proprement dite, commence à recevoir son +développement intégral. Jusque là, en effet, l'observation est toujours +plus ou moins partielle. En astronomie, elle est nécessairement bornée à +l'emploi exclusif d'un seul de nos sens: en physique, le secours de +l'ouïe, et surtout celui du toucher, viennent s'ajouter à l'usage de la +vue; mais le goût et l'odorat restent encore essentiellement inactifs. +La chimie, au contraire, fait concourir simultanément tous nos sens à +l'analyse de ses phénomènes. On ne peut se former une juste idée de +l'accroissement de moyens qui résulte d'une telle convergence, qu'en +cherchant à se représenter, autant que possible, ce que deviendrait la +chimie s'il fallait y renoncer, soit à l'olfaction, ou à la gustation, +qui nous fournissent très souvent les seuls caractères par lesquels nous +puissions reconnaître et distinguer les divers effets produits. Mais ce +qu'un esprit philosophique doit surtout remarquer à ce sujet, c'est +qu'une telle correspondance n'a rien d'accidentel, ni même d'empirique. +Car, la saine théorie physiologique des sensations, ainsi que j'aurai +soin de le constater dans la seconde partie de ce volume, montre +clairement que les appareils du goût et de l'odorat, par opposition à +ceux des autres organes sensitifs, agissent d'une manière éminemment +chimique, et que, par conséquent, la nature de ces deux sens les adapte +spécialement à la perception des phénomènes de composition et de +décomposition. + +Quant à l'_expérience_ proprement dite, il serait, sans doute, superflu +d'insister pour apprécier l'importance de la fonction prépondérante +qu'elle remplit en chimie; puisque la plupart des phénomènes chimiques +actuels, et surtout les plus instructifs, sont, évidemment, de création +artificielle. Toutefois, malgré cette imposante considération, je +persiste à croire, comme je l'ai indiqué dans le volume précédent, qu'on +s'exagère communément la véritable part de l'expérimentation, dans les +découvertes chimiques. En effet, que les phénomènes étudiés soient +naturels ou factices, ce n'est point là, il importe de le rappeler, ce +qui constitue essentiellement l'expérimentation, envisagée comme un mode +d'observation plus parfait: son caractère fondamental consiste surtout +dans l'institution, ou, ce qui revient au même, dans le choix, des +circonstances du phénomène, pour une exploration plus évidente et plus +décisive. Or, sous ce point de vue, on trouvera, ce me semble, malgré +les apparences, que la méthode expérimentale est moins spécialement +appropriée à la nature des recherches chimiques qu'à celle des questions +physiques. Car, les effets chimiques dépendent ordinairement d'un trop +grand concours d'influences diverses pour qu'il soit facile d'en +éclairer la production par de véritables expériences, en instituant deux +cas parallèles, qui soient exactement identiques dans toutes leurs +circonstances caractéristiques, sauf celle qu'on veut apprécier; ce qui +est pourtant la condition fondamentale de toute expérimentation +irrécusable. Notre esprit commence réellement à rencontrer ici, par la +complication des phénomènes, mais à un degré infiniment moindre, +l'obstacle essentiel que la nature des recherches physiologiques oppose +si complétement à la méthode purement expérimentale, dont l'usage est +presque toujours illusoire. On ne saurait douter, néanmoins, que +l'expérimentation n'ait puissamment contribué jusqu'ici au +perfectionnement de la science chimique, abstraction faite des nouveaux +sujets d'observation qu'elle a fait naître. Il me semble même +incontestable que l'éminente supériorité, sous ce rapport, de la +physique sur la chimie, ne tient pas seulement aujourd'hui à la nature +respective des deux sciences (qui en est cependant la principale cause), +mais aussi à ce que la première se trouve maintenant parvenue à une +époque plus avancée de son développement que la seconde. Quand la chimie +sera cultivée habituellement d'une manière plus rationnelle, l'art des +expériences y sera, sans doute, mieux entendu et plus efficacement +employé. Dès les premiers temps de cette science difficile, les +immortelles séries de travaux de Priestley, et surtout du grand +Lavoisier, ont offert, à cet égard, d'admirables modèles, presque +comparables à ce que la physique nous présente de plus parfait, et qui +suffiraient seuls pour constater que la nature des phénomènes chimiques +n'oppose point d'insurmontables obstacles à un emploi lumineux et étendu +de la méthode expérimentale. + +Enfin, relativement au troisième mode fondamental de l'exploration +rationnelle, la _comparaison_ proprement dite, le moins général de tous, +il importe de considérer ici que si, par sa nature, ce procédé est +essentiellement destiné aux études physiologiques, son usage pourrait +cependant commencer à acquérir, dans les recherches chimiques, une +véritable efficacité. La condition essentielle de cette précieuse +méthode, consiste dans l'existence d'une suite suffisamment étendue de +cas analogues mais distincts, où un phénomène commun se modifie de plus +en plus, soit par des simplifications, soit par des dégradations +successives et presque continues. Or, d'après ce seul énoncé, il est +évident qu'un tel artifice ne convient, dans toute sa plénitude, qu'à +l'analyse des phénomènes vitaux. Aussi, est-ce uniquement là que ce mode +d'observation a été jusqu'ici fécond en résultats importans: on ne +saurait l'étudier ailleurs pour s'en former une idée nette. Néanmoins, +après avoir abstraitement formulé, comme je viens de le faire, l'esprit +général de ce procédé, il me semble évident que, si un tel art est +radicalement inapplicable à l'astronomie, et ne peut même offrir à la +physique aucune ressource vraiment importante, la chimie, par sa nature, +est, à cet égard, dans de tout autres conditions, qui se rapprochent, à +un certain degré, de celles que la physiologie seule peut manifester +complétement. Je n'ai pas besoin d'en signaler ici d'autre indice +général que l'existence des familles naturelles, unanimement admise +aujourd'hui, en chimie, par toutes les têtes philosophiques, quoique la +classification correspondante à ce principe soit encore loin, sans +doute, d'être convenablement établie. La possibilité reconnue d'une +semblable classification doit nécessairement conduire à celle de la +méthode comparative, l'une et l'autre étant fondées sur la considération +commune de l'uniformité, dans une longue série de corps différens, de +certains phénomènes prépondérans. Il existe même entre ces deux ordres +d'idées une telle liaison réciproque, que la construction d'un système +naturel de classification chimique, si justement désiré aujourd'hui, est +impossible sans une large application de l'art comparatif proprement +dit, entendu à la manière des physiologistes; et, pareillement, en sens +inverse, la chimie comparée ne saurait être régulièrement cultivée, tant +que l'esprit ne pourra point s'y diriger d'après une ébauche de +classification naturelle. Quoi qu'il en soit, ces considérations de +haute philosophie chimique me paraissent rendre incontestable la +convenance fondamentale, et même l'application peu éloignée, du procédé +comparatif au perfectionnement général des connaissances chimiques. +Peut-être en indiquant cette importante relation, mon esprit se tient-il +trop au-delà de l'état présent de la science, qui ne semble, en effet, +offrir jusqu'ici d'exemple réel d'une telle marche que dans un très +petit nombre de recherches, où son influence est même difficilement +appréciable. Mais il ne faut point oublier que la chimie est encore, +pour ainsi dire, une science naissante; et en conséquence, on ne doit +pas trouver étrange que l'ensemble des procédés généraux qui lui sont +propres ait été jusqu'à présent incomplétement caractérisé par son +développement spontané. C'est surtout en devançant, à un degré modéré, +les phases naturelles de ce développement, que l'étude spéciale de la +philosophie des sciences, telle que je me suis efforcé de la concevoir +et de l'organiser, peut contribuer, avec une efficacité notable, à hâter +et à étendre leurs progrès effectifs. + +Quels que soient les moyens, directs ou indirects, employés pour +l'exploration chimique, il convient de remarquer, en dernier lieu, que +leur emploi est ordinairement susceptible d'une vérification générale, +éminemment appropriée à la nature de cette science, bien qu'elle ne lui +soit pas rigoureusement particulière. Cette ressource capitale résulte +de la confrontation exacte du double procédé de l'_analyse_ et de la +_synthèse_[5]. + + [Note 5: Les diverses sectes de philosophes + métaphysiciens ont tellement abusé, depuis un siècle, de ces + deux expressions, par une multitude d'acceptions logiques + profondément différentes, que tout esprit judicieux doit + répugner aujourd'hui à les introduire dans le discours, + quand les circonstances de leur emploi n'en spécifient pas + naturellement le sens positif. Mais, en chimie, elles ont dû + heureusement conserver, d'une manière tout-à-fait pure, leur + netteté originelle; en sorte qu'elles y sont usitées sans + aucun danger; encore serait-il préférable, pour plus de + sécurité, d'adopter habituellement les mots équivalens de + _composition_ et _décomposition_, qui n'ont pas été viciés, + et qui ne sont guère plus longs, quoique d'ailleurs ils + n'offrent pas autant de facilité pour la formation des mots + secondaires.] + +Tout corps qui a été décomposé doit, évidemment, être conçu, par cela +même, comme susceptible d'une recomposition, d'ailleurs plus ou moins +difficile et quelquefois presque impossible à réaliser. Or, si cette +opération inverse reproduit exactement la substance primitive, la +démonstration chimique acquiert aussitôt la plus incontestable +certitude. Malheureusement l'admirable extension de la puissance +chimique dans le siècle actuel a beaucoup plus porté jusqu'ici sur les +facultés analytiques que sur les moyens synthétiques; en sorte que ces +deux voies sont encore très loin de conserver entre elles une exacte et +constante harmonie. + +Afin de caractériser plus profondément les cas où une telle harmonie est +néanmoins indispensable à l'établissement d'une conviction vraiment +inébranlable, il faut distinguer, en général, avec plus de soin qu'on ne +l'a fait, deux genres très différens d'analyse chimique: une analyse +préliminaire, consistant dans la simple séparation des principes +immédiats, et une analyse finale, conduisant à la détermination des +_élémens_ proprement dits[6]. Quoique celle-ci soit toujours le +complément nécessaire de toute étude chimique, l'usage de la première +est, cependant, dans un très grand nombre de cas, et surtout +relativement aux applications, plus important et plus étendu. Or, il est +aisé de concevoir que l'analyse élémentaire peut être, par sa nature, +rigoureusement dispensée d'une vérification synthétique. Car, en +instituant l'opération avec exactitude et la poursuivant avec soin, on +déduira toujours, sans incertitude, de la composition des réactifs +employés, comparée à celle des produits obtenus, la composition inconnue +de la substance proposée, dont les divers élémens auront ainsi été +séparés d'une manière quelconque. L'impossibilité où l'on serait de les +combiner de nouveau pour reproduire le corps primitif, ne saurait, +évidemment, en un tel cas, jeter aucun doute légitime sur la réalité de +la solution; à moins toutefois, ce qui doit être infiniment rare, qu'on +n'eût des motifs valides de contester la simplicité effective de +quelqu'un des élémens considérés. La synthèse ne fait donc alors +qu'ajouter, à la démonstration analytique, une confirmation utile et +lumineuse, mais nullement indispensable. Il en est tout autrement, au +contraire, quand il s'agit de déterminer seulement les vrais principes +immédiats. Comme les divers élémens dont ils sont formés seraient +nécessairement toujours plus ou moins susceptibles de produire entre eux +d'autres combinaisons de différens ordres, on ne peut jamais avoir +absolument, dans un tel genre d'analyse, la certitude directe qu'un ou +plusieurs des prétendus principes immédiats qu'elle a fournis ne doivent +pas leur origine aux réactions provoquées par l'opération analytique +elle-même. La synthèse, en général, peut seule alors, en reconstruisant, +avec les matériaux trouvés, la substance proposée, décider finalement la +question d'une manière irrécusable; à moins que la faible énergie des +réactifs employés ou la puissance des inductions analogiques ne +suffisent, ce qui a souvent lieu, pour que les résultats directs des +opérations analytiques ne doivent comporter aucun doute raisonnable. +Dans les analyses immédiates très compliquées, lors même que la +concordance de plusieurs moyens analytiques distincts vient fortement +corroborer la solidité des conclusions obtenues, on ne saurait presque +jamais, sans la confirmation synthétique, compter sur de véritables +démonstrations chimiques. L'analyse des eaux minérales, et surtout +celles des matières organiques, abondent en exemples importans, propres +à mettre dans tout son jour la justesse de cette maxime essentielle de +philosophie chimique. + + [Note 6: Ces deux expressions, _préliminaire_ et + _finale_, sont ici seulement destinées à caractériser, aussi + nettement que possible, le but propre à chacune des deux + analyses, sans aucune allusion à l'ordre qui s'établit entre + elles. Du point de vue abstrait, il paraîtrait, sans doute, + que la première doit toujours, rationnellement, précéder la + seconde. Mais comme, en réalité, celle-ci est souvent + beaucoup plus facile et plus sûre que l'autre, dont elle + peut être rendue indépendante, on conçoit sans peine que cet + ordre naturel doive se trouver fréquemment interverti.] + +Pour compléter l'aperçu d'un tel principe, on doit remarquer enfin, à +ce sujet, l'existence nécessaire d'une certaine harmonie générale entre +la possibilité d'appliquer la méthode synthétique et l'obligation d'y +recourir; sans prétendre d'ailleurs, bien entendu, que, sous ce rapport, +la correspondance des moyens au but ne laisse jamais rien à désirer. +Cela résulte de la loi, mentionnée ci-dessus à autre intention, que les +combinaisons deviennent moins tenaces à mesure que l'ordre de +composition des particules constituantes s'élève davantage. Or le degré +de facilité de la recomposition doit, sans doute, correspondre à celui +avec lequel la séparation s'est opérée. Ainsi, l'analyse élémentaire, la +seule qui, d'après les considérations précédentes, puisse être +rigoureusement dispensée de la contre-épreuve synthétique, est +précisément celle qui obligerait aux recompositions les plus difficiles, +souvent même impossibles pour peu que les élémens soient nombreux, à +cause des réactions très énergiques qu'il a fallu d'ordinaire employer, +comme l'expérience chimique le vérifie chaque jour: tandis que les cas +d'analyse immédiate, au contraire, n'exigeant, en général, que de +faibles antagonismes, n'opposent pas de grands obstacles aux opérations +synthétiques, qui sont alors devenues presque indispensables. + +Après avoir suffisamment considéré, du point de vue philosophique, le +véritable but général de la science chimique, et les moyens fondamentaux +d'exploration qui lui sont propres, l'ordre naturel des idées +principales relatives à cette leçon nous conduit à examiner rapidement +la position encyclopédique de la chimie, c'est-à-dire à justifier, d'une +manière directe et spéciale, quoique sommaire, le rang que j'ai dû lui +assigner dans la hiérarchie scientifique établie au début de ce traité. + +Ce cas me paraît être l'un des plus propres à constater qu'une telle +classification fondamentale ne repose point sur de vaines et arbitraires +considérations, mais qu'elle est le fidèle résumé des harmonies +nécessaires, naturellement manifestées, entre les différentes sciences, +par leur développement commun. Aucune position encyclopédique ne me +semble, en effet, se présenter avec plus de spontanéité que celle de la +chimie, d'après ma formule, entre la physique et la physiologie. Qui +pourrait méconnaître aujourd'hui que, par plusieurs parties +essentielles, et surtout par l'importante série des phénomènes +électro-chimiques, le système des connaissances chimiques touche +immédiatement à l'ensemble de la physique, dont il constitue, en +apparence, un simple prolongement; et que de même, à son autre +extrémité, par l'étude, non moins fondamentale, des combinaisons +organiques, il adhère, en quelque sorte, à la physiologie générale, dont +il établit, pour ainsi dire, les premiers fondemens? Ces relations sont +tellement intimes, que, dans plus d'un cas particulier, les chimistes +qui n'ont point approfondi la vraie philosophie des sciences n'osent +décider si tel sujet tombe effectivement sous leur compétence, ou s'ils +doivent le renvoyer, soit à la physique, soit à la physiologie. + +Considérons, en premier lieu, la chimie relativement aux sciences qui la +précèdent dans notre échelle encyclopédique, et d'abord, à la physique, +qui lui est immédiatement antérieure. + +Les phénomènes de la première sont, évidemment, d'une nature plus +compliquée, que ceux de la seconde; et l'étude en est nécessairement +subordonnée à la leur. Quoique les uns et les autres soient +rigoureusement généraux, cependant l'ordre de généralité des faits +chimiques doit être classé comme réellement inférieur à celui des faits +physiques. En comparant ceux-ci aux faits astronomiques, j'ai démontré, +dans le volume précédent, que leur généralité est moindre, parce que, +propres à tous les corps, ils ne s'y manifestent point cependant dans +toutes les circonstances, leur développement étant toujours soumis à +certaines conditions. Or, le même principe est applicable ici, et à bien +plus forte raison, car les effets chimiques exigent un concours de +conditions variées beaucoup plus étendu. Avec de simples modifications, +les propriétés physiques appartiennent, non-seulement à toutes les +substances, mais aussi à tous les états d'agrégation, et même de +combinaison, de chacune d'elles: chaque corps ne manifeste, au +contraire, ses propriétés chimiques que dans un état plus ou moins +déterminé, et souvent tellement restreint qu'il a fallu de longues +séries d'essais laborieux pour parvenir à le réaliser. En un mot, la +nature nous offre très fréquemment des effets physiques qui ne sont +accompagnés d'aucun effet chimique, tandis que nul phénomène chimique ne +saurait avoir lieu sans la coexistence de certains phénomènes physiques. +Ainsi, les uns formant les divers modes spécifiques de l'activité propre +à chaque substance, et les autres, au contraire, constituant +l'existence fondamentale de toute matière, le sujet de la chimie se +complique nécessairement toujours de celui de la physique, et ne saurait +être rationnellement étudié sans la connaissance préalable de celui-ci. +D'ailleurs, les agens chimiques les plus puissans sont, désormais, +empruntés à la physique, qui, en outre, fournit constamment, par ses +différens ordres de phénomènes, les premiers caractères distinctifs des +diverses substances. Il serait inutile d'insister davantage aujourd'hui +pour faire sentir qu'on ne saurait concevoir de chimie vraiment +scientifique sans lui donner, préalablement, l'ensemble de la physique +pour base générale. Sous ce premier rapport, qui est décisif, la +position encyclopédique de la chimie se trouve donc déterminée, à l'abri +de toute incertitude. + +De cette relation immédiate, résulte, évidemment, une subordination +indirecte, mais nécessaire, de la chimie envers l'ensemble de +l'astronomie, et même de la science mathématique, comme fondemens +indispensables de toute physique sérieuse. Quant à des liaisons +directes, il faut convenir que, sous le rapport de la doctrine, elles +sont peu étendues et d'une médiocre importance. + +Toute tentative de faire rentrer les questions chimiques dans le domaine +des doctrines mathématiques, doit être réputée jusqu'ici, et sans doute +à jamais, profondément irrationnelle, comme étant antipathique à la +nature des phénomènes: elle ne pourrait découler que d'hypothèses vagues +et radicalement arbitraires sur la constitution intime des corps, ainsi +que j'ai eu occasion de l'indiquer dans les prolégomènes de cet ouvrage. +J'ai fait ressortir, dans le volume précédent, le tort général fait +jusqu'ici à la physique par l'abus de l'analyse mathématique. Mais là, +il ne s'agissait que de l'usage irréfléchi d'un instrument, qui, +judicieusement dirigé, est susceptible, pour un tel ordre de recherches, +d'une admirable efficacité. Ici, au contraire, on ne doit pas craindre +de garantir que si, par une aberration heureusement presque impossible, +l'emploi de l'analyse mathématique acquérait jamais, en chimie, une +semblable prépondérance, il déterminerait inévitablement, et sans aucune +compensation, dans l'économie entière de cette science, une immense et +rapide rétrogradation, en substituant l'empire des conceptions vagues à +celui des notions positives, et un facile verbiage algébrique à une +laborieuse exploration des faits. + +La subordination directe de la chimie envers l'astronomie, est, +pareillement, très faible, mais, néanmoins, plus prononcée. Elle est +presque insensible pour la chimie _abstraite_, seule cultivée +aujourd'hui. Mais, quand l'ensemble des progrès de la philosophie +naturelle viendra permettre le développement de la chimie _concrète_, +c'est-à-dire l'application méthodique du système des connaissances +chimiques à l'histoire naturelle du globe, on éprouvera, sans doute, en +plus d'une recherche, le besoin de combiner, pour la saine explication +des phénomènes, les considérations chimiques et les considérations +astronomiques, qui semblent maintenant ne comporter aucun point de +contact réel. La géologie actuelle, si informe qu'elle soit, doit nous +faire clairement pressentir la manifestation future, et peut-être +prochaine, d'une semblable nécessité, qu'un vague instinct avait +probablement révélée aux philosophes de l'âge théologique, au milieu de +leurs chimériques et pourtant opiniâtres rapprochemens entre +l'astrologie et l'alchimie. Il est, sans doute, impossible, en principe, +de concevoir l'ensemble des grandes opérations intestines de la nature +terrestre comme radicalement indépendant des mouvemens de notre globe, +de l'équilibre général de sa masse, en un mot, du système de ses +conditions planétaires. + +Si les relations immédiates de la chimie avec la science mathématique, +et même avec l'astronomie, sont nécessairement peu considérables sous +le point de vue de la doctrine, il n'en saurait être ainsi, à beaucoup +près, relativement à la méthode. En ce nouveau sens, il est aisé de +reconnaître, au contraire, qu'une suffisante habitude préalable, chez +les chimistes, de l'esprit mathématique et de la philosophie +astronomique exercerait inévitablement la plus grande et la plus +salutaire influence sur la manière de concevoir et de cultiver la +chimie, et, par suite, accélérerait beaucoup ses perfectionnemens +ultérieurs. + +Pour la mathématique (dont il serait, d'ailleurs, superflu d'expliquer +ici que les premières notions élémentaires sont désormais directement +indispensables aux travaux journaliers des chimistes), je n'ai pas +besoin de reproduire les considérations générales, tant exposées dans +les diverses parties antérieures de ce traité, qui établissent +invinciblement l'ensemble d'une telle étude comme le premier fondement +nécessaire du système entier de la méthode positive. Il n'y a, dans +cette subordination commune à toute la hiérarchie scientifique, rien qui +soit précisément particulier à la chimie, si ce n'est cette sage +réflexion que, plus les phénomènes se compliquent, plus nous devons nous +préparer soigneusement, par ce salutaire régime intellectuel, à les +analyser avec une judicieuse sévérité. On ne doit pas craindre +d'attribuer aujourd'hui, en partie, au défaut habituel d'accomplissement +de cette indispensable condition, le peu de rationnalité, de rigueur, et +de liaison que les bons esprits remarquent si péniblement dans la +plupart des travaux chimiques. Il est évident, néanmoins, afin de +prévenir ici toute exagération, que l'éducation mathématique des +chimistes n'a pas besoin d'être aussi étendue, dans ses détails, que +celle convenable aux physiciens, puisqu'elle n'est point destinée à leur +fournir, comme à ceux-ci, un secours direct et d'un usage journalier, +mais seulement à les pénétrer assez de l'esprit géométrique pour que +leur intelligence soit convenablement préparée à l'étude rationnelle de +la nature. + +Quant à l'astronomie, la subordination directe de la chimie envers elle, +sous le rapport de la méthode, est d'une importance tout aussi grande, +et encore plus sensible, d'après la propriété fondamentale que nous +avons reconnue à la science céleste de constituer nécessairement le type +le plus parfait de l'étude de la nature. La salutaire influence d'un tel +modèle doit devenir, en général, d'autant plus indispensable, que la +complication croissante des phénomènes tend davantage à faire perdre de +vue le véritable esprit de la philosophie naturelle. C'est seulement par +une semblable étude préliminaire, que les chimistes, sentant vivement +l'inanité radicale des explications métaphysiques dont leur doctrine est +encore habituellement viciée, pourront acquérir enfin un sentiment +profond et efficace du vrai caractère propre à la science chimique, et +du genre de perfection que comporte la nature de ses phénomènes. Sous ce +rapport philosophique, la physique elle-même, en vertu de sa moindre +perfection nécessaire, ne saurait jamais avoir, pour les chimistes, +autant d'utilité que l'astronomie, malgré ses relations bien plus +intimes et plus étendues. Aujourd'hui surtout, où la méthode, en +physique, est encore, à plusieurs égards, comme nous l'avons reconnu, +radicalement défectueuse, l'imitation exclusive d'un modèle aussi +incomplet tend à développer, sans doute, d'une manière beaucoup moins +satisfaisante, la saine philosophie chimique. + +Telles sont, en aperçu, soit pour la doctrine, soit pour la méthode, les +relations générales de la chimie avec les sciences fondamentales qui la +précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique. + +Il serait superflu de considérer formellement ici sa liaison nécessaire +avec les sciences qui la suivent, et surtout avec la physiologie, qui +vient immédiatement après elle. Cet examen aura naturellement sa place +spéciale dans la seconde partie de ce volume. Nous devons nous borner, +en ce moment, à concevoir, d'une manière nette mais générale, que toute +saine physiologie s'appuie nécessairement sur la chimie, soit comme +point de départ, soit comme principal moyen d'investigation. En +séparant, autant que possible, les phénomènes de la vie proprement dite, +de ceux de l'animalité, il est clair que les premiers, dans le double +mouvement intestin qui les constitue, sont, par leur nature, +essentiellement chimiques. Les combinaisons et les décompositions qu'on +y observe présentent, sans doute, en vertu de l'organisation, des +caractères qui leur sont exclusivement propres: mais, malgré ces +importantes modifications, elles n'en doivent pas moins être +nécessairement subordonnées aux lois générales des effets chimiques. +Même en considérant l'étude des corps vivans sous le simple point de vue +statique, la chimie y est aussi d'un usage évidemment indispensable, en +ce qu'elle fournit les moyens les plus certains de distinguer exactement +entre eux les divers élémens anatomiques d'un organisme quelconque. + +Nous reconnaîtrons, en dernier lieu, dans le volume suivant, que la +nouvelle science fondamentale, que je présente aux vrais philosophes, +sous le nom de physique sociale, comme devant constituer l'indispensable +complément du système rationnel de la philosophie naturelle, est, +pareillement, subordonnée par son objet à la science chimique. Elle en +dépend, d'abord, évidemment, d'une manière nécessaire, quoique +indirecte, par sa relation immédiate et manifeste avec la physiologie. +Mais, en outre, les phénomènes sociaux étant les plus compliqués et les +plus particuliers de tous, leurs lois sont inévitablement subordonnées, +par cela même, à celles de tous les ordres précédens, dont chacun y +manifeste, plus ou moins explicitement, son influence propre. Quant aux +lois chimiques surtout, il est évident que, dans l'ensemble des +conditions d'existence de la société humaine, sont comprises plusieurs +harmonies chimiques essentielles, entre l'homme et les circonstances +extérieures fondamentales dont il subit l'empire absolu. La rupture de +ces diverses harmonies, ou seulement leur perturbation un peu profonde, +soit quant à la composition du milieu atmosphérique, ou des eaux, ou des +terrains, etc., ne permettrait plus de concevoir rationnellement le +développement social, même en supposant un désordre assez restreint pour +que l'existence individuelle fût maintenue. + +La position encyclopédique de la chimie, ainsi exactement vérifiée sous +tous les rapports essentiels, conduit naturellement à fixer aussitôt le +degré proportionnel de perfection générale que comporte cette science +fondamentale, comparée aux autres, d'après le principe philosophique +établi à ce sujet dans ma théorie préliminaire de la classification des +sciences (_voyez_ la deuxième leçon). Chacun peut, en effet, constater +aisément, par un examen direct, que, conformément à ce principe, et sous +le double aspect de la méthode ou de la doctrine, le degré de perfection +de la chimie est inférieur à celui de la physique et supérieur à celui +de la physiologie. Nous devons surtout, par le motif ci-dessus indiqué, +nous attacher ici à la première comparaison. + +Quant à la méthode, malgré les imperfections radicales que j'ai dû +sévèrement signaler dans la manière de procéder de la physique actuelle, +la philosophie physique est, néanmoins, sans aucun doute, beaucoup plus +rapprochée aujourd'hui que la philosophie chimique de l'état pleinement +positif. Si, relativement à la théorie des hypothèses, la première +présente réellement encore un caractère quasi-métaphysique, il n'y a +aucune exagération à dire que l'esprit de la seconde est jusqu'ici, à +quelques égards, essentiellement métaphysique, par suite de son +développement plus difficile et plus tardif. La doctrine des +_affinités_, jusqu'à présent prépondérante et classique, quoique son +empire s'affaiblisse rapidement, est, ce me semble, d'une nature encore +plus ontologique que celle des fluides et des éthers imaginaires. Si le +fluide électrique et l'éther lumineux, comme je l'ai établi, ne sont +réellement autre chose que des entités matérialisées, les affinités +vulgaires ne sont-elles pas, au fond, des entités complétement pures, +aussi vagues et indéterminées que celles de la philosophie scolastique +du moyen âge? Les prétendues solutions qu'on a coutume d'en déduire +présentent évidemment le caractère essentiel des explications +métaphysiques, la simple et naïve reproduction, en termes abstraits, de +l'énoncé même du phénomène. Le développement accéléré des observations +chimiques, depuis un demi-siècle, qui, sans doute, doit bientôt +irrévocablement discréditer une aussi vaine philosophie, n'a fait +jusqu'ici que la modifier, de manière à dévoiler, avec une plus +éclatante évidence, sa nullité radicale. Quand les affinités étaient +regardées comme absolues et invariables, leur emploi, pour l'explication +des phénomènes, quoique toujours nécessairement illusoire, présentait, +du moins, une apparence plus imposante. Mais, depuis que les faits ont +forcé de concevoir, au contraire, les affinités comme éminemment +variables d'après une foule de circonstances diverses, leur usage n'a pu +se prolonger sans devenir aussitôt, par ce seul changement, d'une +inanité plus manifeste et presque puérile. Ainsi, par exemple, pour +fixer les idées, on sait, dès long-temps, que, à une certaine +température, le fer décompose l'eau, ou protoxide d'hydrogène; et, +néanmoins, on a reconnu ensuite que, sous la seule influence d'une plus +haute température, l'hydrogène, à son tour, décompose l'oxide de fer: +que peut signifier, dès lors, l'ordre quelconque d'affinité qu'on croira +devoir établir entre le fer et l'hydrogène envers l'oxigène? Si, comme +on y est conduit, on fait varier cet ordre avec la température, la +nature purement verbale de cette explication prétendue pourrait-elle +être désormais contestée? Or, la chimie actuelle offre un grand nombre +de ces rapprochemens, contradictoires en apparence, indépendamment de la +longue série de considérations aussi décisives qui ont fait rejeter les +affinités absolues, les seules pourtant qui devaient sembler présenter +quelque consistance scientifique. + +L'empire de l'éducation, et, surtout, l'état correspondant du +développement général de l'humanité, dominent tellement la marche +individuelle des esprits même les plus éminens, que le génie le plus +profondément philosophique dont la chimie puisse s'honorer jusque ici, +le grand Berthollet, dans l'immortel ouvrage[7] où il a si +victorieusement renversé l'ancienne doctrine des affinités invariables +ou _électives_, ne peut lui-même achever de se soustraire complétement +aux habitudes (alors il est vrai, si prépondérantes) d'ontologie +chimique, et maintient, pour l'explication journalière des phénomènes, +l'usage presque arbitraire des vaines conceptions d'affinité, rendues +encore plus vagues par les modifications mêmes qu'il a dû leur faire +subir. Pour constater, d'une manière irrécusable, combien, même +aujourd'hui, ces habitudes sont encore, à certains égards, profondément +enracinées, il suffit de signaler ici l'étrange et absurde doctrine de +l'_affinité prédisposante_, dont l'usage est, jusque ici, resté +classique, comme l'indiquent les traités les plus récens et les plus +plus justement estimés, entre autres le grand et important ouvrage du +plus rationnel des chimistes actuels, l'illustre M. Berzélius. Lorsque, +par exemple, l'action de l'acide sulfurique détermine, à la température +ordinaire, la subite décomposition, alors impossible sans un tel +secours, de l'eau par le fer, de façon à dégager l'hydrogène, on +attribue communément ce remarquable phénomène à l'affinité de l'acide +sulfurique pour l'oxide de fer qui _tend_ à se former: et il en est de +même dans une foule de cas analogues. Or, peut-on imaginer rien de plus +métaphysique, et même de plus radicalement incompréhensible, que +l'action sympathique d'une substance sur une autre qui n'existe pas +encore, et la formation de celle-ci en vertu de cette mystérieuse +affection?[8] Il faut convenir que, comparativement à de telles +conceptions, les étranges fluides des physiciens sont quelque chose de +rationnel et de satisfaisant. + + [Note 7: Le point de départ de Berthollet se trouva, + malheureusement, être pris dans la physiologie, c'est-à-dire + dans une science dont la philosophie devait être + naturellement, et surtout à cette époque, beaucoup plus + arriérée encore que celle dont il a si noblement consacré sa + vie à poursuivre le progrès général. Préparé, au contraire, + par une éducation mathématique et astronomique, un esprit de + cette trempe eût produit, sans doute, même alors, des + résultats philosophiques bien plus complets et plus + durables. Néanmoins, la _Statique chimique_, beaucoup trop + négligée aujourd'hui, restera, par son admirable + rationnalité, malgré ses imperfections capitales, un + monument éternel, et jusqu'ici incomparable, de la puissance + de l'esprit humain pour la systématisation des idées + chimiques.] + + [Note 8: Dans l'exemple que je viens de citer, on + pourrait, ce me semble, concevoir que le phénomène est dû à + la solubilité du sulfate de fer, opposée à l'insolubilité de + l'oxide correspondant. Le fer agit certainement sur l'eau à + toute température; et l'on peut attribuer la faible action + qu'il exerce alors à ce que l'oxide insoluble, à mesure + qu'il se forme à la surface du métal, préserve les couches + intérieures: dès lors, l'acide opérerait, presque + mécaniquement, une plus vive décomposition, en supprimant + continuellement cet obstacle. Les expérimentateurs + décideraient si une telle explication est réellement + admissible, en faisant varier, dans une double suite de cas + analogues, soit le métal, soit l'acide (pourvu que leur + énergie relative restât à peu près la même), pour examiner + ensuite si, en effet, la solubilité de certains sels permet + la décomposition, tandis qu'elle serait, au contraire, + empêchée par l'insolubilité des autres.] + +Des considérations aussi décisives me semblent éminemment propres à +faire sentir l'importance capitale et pratique du plan général que j'ai +indiqué ci-dessus, d'après la position de la chimie dans ma hiérarchie +scientifique, pour l'éducation rationnelle des chimistes, fondée sur une +étude préliminaire, suffisamment approfondie, de la philosophie +mathématique, ensuite de la philosophie astronomique, et enfin de la +physique. On ne saurait méconnaître, en scrutant philosophiquement ce +sujet, que toute cette doctrine des affinités n'est réellement, dans son +esprit originaire, qu'une tentative, nécessairement vaine, pour +concevoir la nature intime des phénomènes chimiques, aussi radicalement +inaccessible que les essences analogues qu'on cherchait autrefois, par +des procédés semblables, envers les phénomènes plus simples. Le +développement plus rapide de l'esprit humain en astronomie et en +physique, y a déjà fait exclure à jamais ces recherches chimériques, qui +doivent donc aussi, à plus forte raison, être finalement rejetées des +parties plus compliquées de la philosophie naturelle. Or, comment les +chimistes réaliseraient-ils, dans leur science, cette épuration +fondamentale, si, d'abord, ils n'ont étudié son accomplissement à +l'égard des sciences antérieures et plus simples, qui peuvent seules +leur en donner une juste idée? L'intelligence pourrait-elle devenir +complétement positive en chimie, tout en demeurant à demi métaphysique +en astronomie ou en physique? L'individu ne doit-il pas, à cet égard, +suivre nécessairement la même marche générale qu'a suivie l'espèce dans +son passage graduel à l'état positif? La vraie science consiste, en tout +genre, dans les relations exactes établies entre les faits observés, +afin de déduire, du moindre nombre possible de phénomènes fondamentaux, +la suite la plus étendue de phénomènes secondaires, en renonçant +absolument à la vaine enquête des _causes_ et des _essences_. Tel est +l'esprit qu'il s'agit aujourd'hui de rendre enfin complétement +prépondérant dans la chimie, et devant lequel se dissipera pour toujours +la doctrine métaphysique des affinités. Or, les chimistes pourraient-ils +se pénétrer convenablement d'un telle manière de philosopher, si ce +n'est par l'étude des seules sciences où elle soit encore pleinement +développée?[9] + + [Note 9: Sous ce rapport essentiel, l'éducation + ordinaire des chimistes anciens avait certainement, pour + leur époque; un caractère plus rationnel que celle des + chimistes actuels, en ce que, du moins, elle développait en + eux, quoique sur des bases chimériques, le sentiment + habituel des relations fondamentales de la chimie avec + l'ensemble des autres sciences, et, spécialement, avec + l'astronomie, d'une part, et, en sens inverse, avec l'étude + des corps vivans. Le rapide et immense développement des + différentes sciences, depuis leur passage à l'état positif, + a rendu, sans doute, une telle condition préalable beaucoup + plus difficile à remplir pour les diverses classes des + savans; mais elle n'est nullement impraticable, pourvu que + le degré précis de spécialité de chaque étude préliminaire + soit toujours judicieusement proportionné à la destination + d'une semblable éducation. Car, il est aisé de remarquer, + d'après les principes de hiérarchie scientifique établis + dans ce traité, que, plus ces préparations successives se + multiplient, par la complication croissante des phénomènes, + moins chacune d'elles a besoin d'être développée, vu la + moindre étendue des relations à mesure que les catégories + des phénomènes sont plus distantes. L'esprit et la marche de + nos enseignemens scientifiques actuels ne peuvent donner + aucune idée juste de ce système philosophique d'éducation + rationnelle pour les savans.] + +L'infériorité si bien constatée de la chimie envers la physique, sous le +point de vue de la méthode et de l'esprit philosophique, explique +immédiatement son imperfection relative, encore plus évidente, quant à +la science effective, sans qu'il soit nécessaire d'entreprendre, à ce +sujet, aucune comparaison spéciale. J'ai suffisamment établi, en +commençant ce discours, quel doit être, en général, le véritable but +scientifique de la chimie, précisé par une formule exacte: chacun peut +lui confronter aisément l'état actuel de la science, et reconnaître +aussitôt qu'il en est à une immense distance, beaucoup plus prononcée +que celle (déjà si grande néanmoins, à plusieurs égards) qui correspond +à la physique. Les faits chimiques sont, aujourd'hui, essentiellement +incohérens, ou, du moins, faiblement coordonnés par un petit nombre de +relations, partielles et insuffisantes, au lieu de ces lois aussi +certaines qu'étendues et uniformes dont la physique se glorifie si +justement. Quant à la prévision, véritable mesure de la perfection de +chaque science naturelle, il est trop évident que si déjà elle est bien +plus bornée, plus incertaine, et moins précise en physique qu'en +astronomie, les théories chimiques actuelles y atteignent beaucoup plus +imparfaitement encore: le plus souvent même, l'issue de chaque événement +chimique ne peut être connue qu'en consultant, d'une manière spéciale, +l'expérience immédiate, et, pour ainsi dire quand l'événement est +accompli. + +Quelque imparfaite que soit la chimie, comme méthode et comme doctrine, +il faut reconnaître, afin de conserver les proportions, que, sous l'un +et l'autre point de vue, elle est, néanmoins, par sa nature, même +aujourd'hui, très supérieure à la physiologie, et (je n'ai pas besoin +d'en avertir) bien davantage à la science sociale. Outre que, par la +simplicité relative de ses phénomènes, les faits y sont beaucoup mieux +discutés et les investigations plus décisives, il y existe, quoiqu'en +très petit nombre, quelques véritables théories, exactement +circonscrites, et susceptibles de fournir, en certains cas, des +prévisions réelles et complètes, qui sont jusque ici presque toujours +impossibles, si ce n'est d'une manière générale, dans l'étude des corps +vivans. Je ferai surtout ressortir, dans une des leçons suivantes, les +lois qui concernent les proportions, et dont la physiologie générale ne +saurait, sans doute, offrir, en aucune façon, l'équivalent. + +Du reste, il ne faut jamais perdre de vue, en de telles comparaisons, +que, si le degré de perfection des diverses sciences fondamentales est +toujours nécessairement inégal par la complication graduelle de leurs +phénomènes, son importance à notre égard diminue suivant la même règle +par une autre conséquence du même principe, en sorte qu'il peut toujours +exister une suffisante harmonie générale entre les besoins raisonnables +et les moyens effectifs. J'espère, d'ailleurs, que de cette sévère et +consciencieuse appréciation du véritable état de chaque science, il +résultera, pour les bons esprits, une stimulation à la cultiver beaucoup +plus qu'une répugnance à l'étudier: car, l'activité humaine doit être, +sans doute, bien autrement satisfaite en concevant les sciences comme +naissantes et par suite, susceptibles, d'une manière presque indéfinie, +de progrès larges et variés (ainsi que toutes le sont réellement plus ou +moins), au lieu de les supposer parfaites, et, en conséquence, +essentiellement immobiles, si ce n'est dans leurs développemens +secondaires. + +En traitant ainsi de la position encyclopédique de la chimie, j'ai fait +suffisamment ressortir l'importance capitale d'une telle science dans le +système général de la philosophie naturelle, et son indispensable +nécessité pour l'étude rationnelle des sciences plus compliquées. Il me +reste maintenant à signaler, d'une manière sommaire, ses propriétés +philosophiques les plus élevées, relatives à son action directe sur +l'éducation fondamentale de la raison humaine. + +À cet égard, et d'abord quant à la méthode, on pourrait dire, en premier +lieu, que la chimie présente à l'esprit humain de grandes ressources +pour étudier, en général, l'art universel de l'expérimentation. +Toutefois, quelle que soit, sous ce rapport, la haute utilité +philosophique de la chimie, il faut reconnaître que cette propriété ne +lui est point strictement particulière, et même, comme nous l'avons vu, +que la physique, par sa nature, est, en ce genre, nécessairement +supérieure. C'est bien plus l'art d'observer proprement dit, que celui +d'expérimenter, dont la chimie peut offrir à tous les philosophes des +leçons éminemment précieuses. Mais il existe, dans le système de la +méthode positive, une partie fort importante, quoique jusque ici trop +peu appréciée, et que la chimie était, ce me semble, spécialement +destinée à porter au plus haut degré de perfection. Il s'agit, non de la +théorie des classifications, assez mal entendue par les chimistes, mais +de l'art général des nomenclatures rationnelles, qui en est tout-à-fait +indépendant, et dont la chimie, par la nature même de son objet, doit +présenter de plus parfaits modèles qu'aucune autre science fondamentale. + +On a souvent tenté, surtout depuis la réforme du langage chimique, et +l'on entreprend encore chaque jour des essais plus ou moins judicieux de +nomenclature systématique en anatomie, en pathologie même, et surtout en +zoologie. Mais, quelle que soit l'utilité réelle de ces estimables +efforts, ils n'ont pas eu encore et ne sauraient jamais avoir un succès +comparable à celui des illustres nomenclateurs de la chimie, même quand +ils seraient mieux conçus et plus rationnellement dirigés qu'ils n'ont +pu l'être jusqu'à présent; car la nature des phénomènes s'y oppose +invinciblement. Ce n'est point, sans doute, accidentellement que la +nomenclature chimique est si parfaite entre toutes les autres. + +À mesure que les phénomènes se compliquent davantage; les objets étant +caractérisés par des comparaisons à la fois plus variées et moins +circonscrites, il devient de plus en plus difficile de les assujettir, +d'une manière suffisamment expressive, à un système uniforme de +dénominations rationnelles, et pourtant abrégées, propre à faciliter +réellement la combinaison habituelle des idées. Si les organes et les +tissus des corps vivans, ne différaient entre eux que sous un seul point +de vue principal, si les maladies étaient suffisamment définies par leur +siége, si les genres ou au moins les familles zoologiques pouvaient être +constamment établies d'après une considération exactement homogène, on +conçoit que les sciences correspondantes comporteraient aussitôt des +nomenclatures systématiques aussi rationnelles et aussi efficaces que +celle de la chimie. Mais, en réalité, la profonde diversité des aspects +multiples, presque jamais susceptibles d'être coordonnés sous un chef +unique, rend évidemment un tel perfectionnement à la fois très difficile +et peu avantageux. + +Parmi les sciences où l'immense multitude des sujets considérés excite +spontanément à la formation des nomenclatures spéciales, la chimie est +la seule où, par sa nature, les phénomènes soient assez simples, assez +uniformes, et en même temps, assez déterminés, pour que la nomenclature +rationnelle puisse être à la fois claire, rapide et complète, de façon à +contribuer profondément au progrès général de la science. Toutes les +considérations chimiques sont nécessairement dominées, d'une manière +directe et incontestable, par une seule notion prépondérante, celle de +la composition: le but propre de la science, comme je l'ai établi, est +précisément de tout rallier à ce caractère suprême. Ainsi, le nom +systématique de chaque corps, en faisant directement connaître sa +composition, peut aisément indiquer, d'abord, un juste aperçu général, +et ensuite, un résumé fidèle quoique concis, de l'ensemble de son +histoire chimique; et, par la nature même de la science, plus elle fera +de progrès vers sa destination fondamentale, plus cette double propriété +de sa nomenclature devra inévitablement se développer. D'un autre côté, +le dualisme étant en chimie la constitution la plus commune, et surtout +la plus essentielle, celle à laquelle il est naturel que la science +tende de plus en plus à ramener, autant que possible, tous les autres +modes de composition, on conçoit que l'ensemble des conditions du +problème ne saurait être plus favorable à la formation d'une +nomenclature rapide et néanmoins suffisamment expressive. Aussi la +chimie a-t-elle présenté, pour ainsi dire de tout temps, un système de +nomenclature plus ou moins grossier, quoique d'ailleurs nullement +comparable à celui si heureusement fondé par l'illustre Guyton-Morveau. +Les propriétés fondamentales de la nomenclature chimique ne doivent, +sans doute, comme je l'ai indiqué, se manifester dans toute leur +plénitude que lorsque la science sera plus avancée, puisque la +destination principale de cette nomenclature est de faciliter la +combinaison générale des idées chimiques, jusqu'ici peu active et peu +profonde. Mais cet heureux artifice est tellement en harmonie avec la +nature de la science chimique, que, dans son extrême imperfection +actuelle, il la soutient en quelque sorte, en suppléant provisoirement, +pour ainsi dire, à son défaut presque absolu de rationnalité véritable. + +Ainsi, sous cet important point de vue, la chimie doit être envisagée +comme éminemment propre à développer, de la manière la plus spéciale, +l'un de ces moyens fondamentaux, en si petit nombre, dont l'ensemble +constitue le pouvoir général de l'esprit humain. Quoique j'aie dû +m'attacher à faire hautement ressortir les causes principales de +l'évidente supériorité qui résulte à cet égard de la nature même de la +science chimique, il est incontestable que si, dans les sciences plus +compliquées, les systèmes de nomenclature rationnelle doivent être +nécessairement plus difficiles à établir et moins efficaces à employer, +leur formation y présente cependant un véritable et puissant intérêt. +J'ai seulement voulu mettre hors de doute, à ce sujet, l'indispensable +nécessité, pour une classe quelconque de philosophes positifs, de venir +puiser, exclusivement dans la chimie, les vrais principes et l'esprit +général de l'art des nomenclatures scientifiques, conformément à cette +règle fondamentale, déjà pratiquée, à tant d'autres égards, dans cet +ouvrage, que chaque grand artifice logique doit être directement étudié +dans la partie de la philosophie naturelle qui en offre le développement +le plus spontané et le plus complet, afin de pouvoir être ensuite +appliqué, avec les modifications convenables, au perfectionnement des +sciences qui en sont moins susceptibles. + +Les hautes propriétés philosophiques de la science chimique sont encore +plus éclatantes et même plus essentielles, sous le point de vue de la +doctrine, que relativement à la méthode. + +Quelque imparfait que soit jusque ici le système des connaissances +chimiques, son développement n'en a pas moins déjà puissamment contribué +à l'émancipation générale et définitive de la raison humaine. Le +caractère fondamental d'opposition à toute philosophie théologique +quelconque, qui est nécessairement plus ou moins inhérent à toute +science réelle, même dès sa première enfance, se manifeste, pour les +intelligences populaires, par ces deux propriétés générales co-relatives +de toute philosophie positive: 1º prévision des phénomènes; 2º +modification volontaire exercée sur eux. Ces deux facultés ne sauraient +se développer, sans qu'elles tendent inévitablement, chacune d'une +manière distincte, mais pareillement décisive, à détruire radicalement, +dans l'esprit du vulgaire, toute idée de direction de l'ensemble des +événemens naturels par aucune volonté surhumaine. J'ai déjà signalé, +surtout dans la vingt-huitième leçon, cette double incompatibilité +nécessaire. J'ai aussi indiqué, dès lors, à ce sujet, un nouveau +théorème philosophique très important, qui est éminemment applicable à +la science chimique. Il consiste, sommairement, en ce que, plus la +faculté de prévoir diminue, par la complication croissante des +phénomènes, plus la faculté de modifier augmente, par la variété des +moyens d'action qui résulte de cette complication même; de telle sorte +que cette influence anti-théologique propre à chaque branche +fondamentale de la philosophie naturelle est toujours à peu près +également infaillible, soit par une voie, soit par l'autre. + +J'ai déjà, ce me semble, presque surabondamment prouvé, dans tout le +cours de cet ouvrage, que notre prévision devient plus bornée, moins +précise, et même plus incertaine, à mesure que les phénomènes se +compliquent davantage. Quant au second aspect de la proposition, il +n'est pas moins incontestable. Car, en principe, la plus grande +complication des phénomènes ne tient qu'à ce que leur acomplissement +exige le concours d'un ensemble plus étendu de conditions hétérogènes, +dont chacune étant, à son tour, ou suspendue, ou altérée, ou seulement +même transposée, doit fournir d'autant plus de ressources, pour +modifier, entre certaines limites, le résultat final du conflit, qu'il +dépend d'un plus grand nombre d'élémens divers. La considération +successive de nos cinq catégories essentielles des phénomènes naturels +vérifie clairement cette loi inévitable. Ainsi, les événemens +astronomiques, que nous prévoyons de si loin avec une si admirable +exactitude, ne sauraient être, évidemment, le sujet d'aucune espèce de +modification volontaire, précisément parce qu'ils ne dépendent que d'un +seul principe fondamental: tout ce que nous pouvons à leur égard, +c'est, au contraire, de nous modifier, jusqu'à un certain point, +nous-mêmes relativement à eux, d'après cette prévoyance suffisamment +anticipée; du reste, ils nous dominent absolument. Mais, à partir des +événemens physiques, la suspension, l'altération du phénomène, sa +suppression même en plus d'une circonstance, en un mot, les différentes +sortes de modifications deviennent possibles, et de plus en plus +étendues, en suivant notre hiérarchie fondamentale, jusqu'aux phénomènes +physiologiques, et même jusqu'aux événemens sociaux, qui, de tous, sont, +en effet, les plus éminemment modifiables, comme l'expérience +universelle le confirme. En nous bornant ici aux événemens chimiques, on +voit que le pouvoir de l'homme à leur égard est, par leur nature, +beaucoup plus prononcé encore qu'envers les effets physiques. Cela est +tellement évident, que, dans l'innombrable multitude des phénomènes +chimiques considérés aujourd'hui, la plupart doivent certainement leur +existence à l'intervention humaine, qui a pu seule constituer l'ensemble +si complexe des circonstances indispensables à leur production. On doit +même remarquer, à ce sujet, que, si les phénomènes des deux catégories +suivantes sont encore plus modifiables, sans doute, que les phénomènes +chimiques, ceux-ci occupent néanmoins, sous ce rapport, le premier +rang, lorsque, au lieu d'envisager abstraitement toutes les +modifications exécutables, on se borne à considérer celles qui sont +susceptibles d'une haute utilité réelle pour l'amélioration de la +condition humaine. C'est par ce motif que, dans le système général de +l'action de l'homme sur la nature, la chimie doit être conçue comme la +principale source du pouvoir, quoique toutes les sciences fondamentales +y participent plus ou moins. + +Ainsi, le libre et plein développement de la puissance humaine dans +l'ordre des effets chimiques, doit compenser nécessairement +l'infériorité relative de la chimie en prévoyance rationnelle, pour +constater irrésistiblement, envers les esprits les plus vulgaires, que +cette classe de phénomènes, comme toute autre, ne saurait être régie par +aucune volonté providentielle quelconque. Mais, en outre, je crois +convenable d'indiquer ici une autre voie, encore plus spéciale, et non +moins efficace peut-être, par laquelle la chimie est destinée à +contribuer à l'affranchissement irrévocable du génie humain de toute +tutelle théologique ou métaphysique, en rectifiant, d'une manière +irrécusable, sous plusieurs rapports fondamentaux, le système des +notions primitives sur l'économie générale de la nature terrestre. + +Quoique, depuis l'école d'Aristote, les philosophes aient dû toujours +penser que les mêmes substances élémentaires se reproduisaient +essentiellement dans l'ensemble de toutes les grandes opérations +naturelles, malgré leur indépendance apparente, cependant l'entière +impossibilité de réaliser ce vague aperçu métaphysique devait +nécessairement maintenir l'empire universel du dogme théologique des +destructions et créations absolues, jusqu'à la grande époque de cet +admirable développement du génie chimique, qui forme le principal +caractère scientifique du dernier quart du siècle précédent. En effet, +tant qu'on ne pouvait avoir aucun égard ni aux matériaux ni aux produits +gazeux, un grand nombre de phénomènes remarquables devaient +inévitablement inspirer l'idée d'anéantissement ou de production réelle +de matière dans le système général de la nature. Il a fallu, avant tout, +la décomposition de l'air et de l'eau, et ensuite l'analyse élémentaire +des substances végétales et animales, et, peut-être même, le complément, +un peu plus tardif, d'un tel ensemble, par l'analyse des alcalis +proprement dits et des terres, pour établir, d'une manière entièrement +irrécusable, le principe fondamental de la perpétuité nécessairement +indéfinie de toute matière, et pour tendre à remplacer irrévocablement, +dans l'universalité des esprits, les idées théologiques de destruction +et de création, par les notions positives de décomposition et +recomposition. À l'égard des phénomènes vitaux surtout, non-seulement la +connaissance des élémens dont la substance des corps vivans est formée, +mais, en outre, l'ensemble de l'examen chimique de leurs principales +fonctions, quelque grossier qu'il soit encore, ont dû jeter, à tous les +yeux, le plus grand jour sur la conception générale de l'économie de la +nature vivante, en démontrant qu'il ne peut exister de matière organique +radicalement hétérogène à la matière inorganique, et que les +transformations vitales sont subordonnées, comme toutes les autres, aux +lois universelles des phénomènes chimiques. L'analyse chimique me paraît +avoir rempli, sous ce rapport, sa fonction la plus essentielle; +désormais, c'est par la voie, plus difficile, mais plus lumineuse, de la +synthèse que la chimie doit surtout compléter, comme l'indiquent déjà +quelques heureux essais[10], ce vaste et bel ensemble de démonstrations +par lequel elle a si puissamment concouru à la grande révolution +philosophique de l'humanité. + + [Note 10: On doit principalement remarquer à ce sujet la + belle expérience de M. Whoeler sur la recomposition de + l'urée.] + +Après avoir suffisamment caractérisé, par les diverses parties de ce +discours, toutes les considérations fondamentales relatives à l'ensemble +de la philosophie chimique, il me reste, enfin, à l'envisager très +sommairement sous son dernier aspect essentiel, quant au principe de +division rationnelle propre à la science chimique. + +Cette science est sans doute, jusque ici, trop rapprochée de son +berceau, pour que sa division définitive et la vraie coordination de ses +parties principales aient pu encore se manifester spontanément, d'une +manière non équivoque. On s'y est, jusqu'à présent, beaucoup plus occupé +(et, à certains égards, avec juste raison) de multiplier les +observations exactes et complètes, plutôt que de les classer suivant +leurs relations systématiques. Mais, outre ce développement trop récent, +la nature de la science a dû aussi contribuer à retarder la marche de ce +dernier élément propre à la constitution philosophique d'une science +quelconque, en vertu de cette grande homogénéité générale qui +caractérise les phénomènes chimiques, dont les vraies différences +essentielles sont bien moins profondes, et, par suite, moins tranchées, +que dans aucune autre science fondamentale. En astronomie, la division +principale de ses phénomènes en géométriques et mécaniques, et la +subordination nécessaire de ceux-ci aux premiers, sont trop naturelles +et trop évidentes pour être jamais le sujet d'aucune controverse +importante. Quant à la physique, qui constitue, pour ainsi dire, un +ensemble de diverses sciences presque isolées, bien plus qu'une science +vraiment unique, la division ne saurait évidemment être plus +spontanément indiquée: il ne peut y avoir quelque hésitation réelle, et +toutefois peu importante, que sur la classification. Dans la seconde +partie de ce volume, nous constaterons clairement que la science vitale +présente à peu près le même résultat, quoique par une cause très +différente, en vertu de la diversité si marquée de ses principaux +aspects généraux, malgré l'intime connexité naturelle de toutes ses +branches. Mais, la chimie doit offrir, à cet égard, des conditions moins +favorables, les distinctions n'y étant, par sa nature, guère plus +prononcées qu'elles ne le sont dans l'étendue d'une même branche bien +caractérisée de la physique, en thermologie, par exemple, et surtout en +électrologie. L'imperfection et le peu d'importance de sa division +actuelle sont donc aisément explicables. Toutefois, les symptômes +précurseurs de l'établissement prochain d'une discussion capitale sur ce +sujet fondamental commencent déjà, ce me semble, à se manifester sans +équivoque. Car la plupart des chimistes distingués paraissent +aujourd'hui plus ou moins mécontens de la division provisoire qui a dû +servir jusqu'à présent de guide à leurs travaux. + +Il est clair, en effet, que la division générale de la chimie, en +_inorganique_ et _organique_, ne peut nullement être conservée, à cause +de son irrationnalité évidente. On ne saurait, sans doute, admettre, en +principe, que, dans la chimie abstraite, les combinaisons puissent être +classées d'après leur origine: cela serait, tout au plus, convenable en +histoire naturelle. Le développement des recherches chimiques tend à +montrer clairement la nullité radicale d'une telle division, puisque la +première partie empiète continuellement sur la seconde, qui serait déjà +presque tout-à-fait absorbée, si elle n'eût, en partie, réparé ses +pertes, en s'alimentant, à son tour, aux dépens de la physiologie. En un +mot, ce qu'on nomme aujourd'hui la chimie organique présente un +caractère scientifique essentiellement bâtard, moitié chimique, moitié +physiologique, et qui n'est franchement ni l'un ni l'autre, comme je +l'établirai, d'une manière directe, dans la trente-neuvième leçon. Cette +division ne peut pas même être maintenue en grande partie sous une autre +forme, comme effectivement équivalente à la distinction générale entre +les cas chimiques caractérisés par le dualisme et ceux où il n'existe +pas. Car si les combinaisons inorganiques sont presque toujours +binaires, on en connaît néanmoins de ternaires, et même de quaternaires; +tandis que, en sens inverse, il est encore plus fréquent de rencontrer, +dans les combinaisons dites organiques, un véritable dualisme, que le +progrès naturel de la chimie me semble d'ailleurs devoir tendre de plus +en plus à généraliser autant que possible. + +D'après le but final propre à la science chimique, tel qu'il a été +expressément formulé, de la manière la plus rigoureuse, au commencement +de ce discours, le principe fondamental de la division rationnelle, qui +peut seule être en harmonie réelle et durable avec la nature des études +chimiques, ne saurait, évidemment, être cherché ailleurs que dans +l'ordre des idées générales directement relatives à la composition et à +la décomposition. Or, en appliquant ici la règle encyclopédique +invariablement établie dans ce traité, de suivre toujours la +complication graduelle des phénomènes, on voit que cet ordre d'idées ne +peut logiquement donner lieu qu'à ces deux motifs essentiels de +distinctions chimiques principales: 1º la pluralité croissante des +principes constituans (d'ailleurs médiats ou immédiats), selon que les +combinaisons sont ou binaires, ou ternaires, etc.; 2º le degré de +composition plus ou moins élevé des principes immédiats, dont chacun, +dans le cas, par exemple, d'un dualisme continuel, peut être +décomposable, un plus ou moins grand nombre de fois consécutives, en +deux autres. Quoique ces deux points de vue soient chacun d'une +importance majeure, la division rationnelle de la chimie ne peut être +organisée tant qu'on n'aura point irrévocablement décidé lequel doit +être réellement choisi comme prépondérant, et lequel comme secondaire. +Sans que ce soit ici le lieu de traiter, d'une manière convenable, cette +nouvelle et importante question spéciale de haute philosophie chimique, +que je dois, dans cette leçon, me contenter d'avoir nettement posée, +peut-être sera-t-il utile d'indiquer, dès ce moment, que je la regarde +comme résolue, et que, à mes yeux, la considération du degré de +composition est évidemment supérieure à celle de la multiplicité des +principes, en ce qu'elle affecte plus profondément le but et l'esprit de +la science chimique, tels que je les ai soigneusement caractérisés dans +ce discours. Au reste, de quelque manière que les chimistes prononcent +définitivement sur cette opinion, il faut remarquer, en dernier lieu, +que les deux classifications générales, déterminées par la +prépondérance de l'un ou de l'autre motif, quoique devant être, sans +doute, parfaitement distinctes, diffèrent cependant beaucoup moins qu'on +ne serait d'abord tenté de le supposer: car, elles concourent +nécessairement, soit dans le cas préliminaire, soit dans le cas final, +et divergent seulement dans les parties intermédiaires. + +Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais +indiquer dans ce discours sur la nature et l'esprit de la science +chimique, sur les moyens fondamentaux d'investigation qui lui sont +propres, sur sa vraie position encyclopédique, sur le genre et le degré +de perfection dont elle est, en général, susceptible, sur les hautes +propriétés philosophiques qui la caractérisent sous le double point de +vue de la méthode et de la doctrine, et, enfin, sur le mode de division +rationnelle qui lui convient. Pour compléter un tel examen, je dois +maintenant passer, dans les quatre leçons suivantes, à l'appréciation +plus spéciale et plus directe du petit nombre de doctrines essentielles +qu'ait présentées jusqu'ici le développement spontané de la philosophie +chimique. + +Chacun sait que, par la nature de cet ouvrage, on ne peut, évidemment, +chercher ici aucun traité de chimie, quelque sommaire qu'on voulût le +concevoir: il faut, nécessairement, au contraire, que je suppose au +lecteur une connaissance approfondie des principaux phénomènes +chimiques, sans laquelle il ne pourrait, non-seulement juger mes idées, +mais les comprendre. + +On doit en outre considérer qu'il ne s'agit pas même d'un traité spécial +de philosophie chimique, mais seulement d'un système de considérations +fondamentales à ce sujet, formant une simple partie d'un traité général +de philosophie positive, et dont l'extension doit, par conséquent, +conserver une certaine harmonie avec celle des autres parties +constituantes. Or, d'après cette obligation, le degré de développement +accordé, dans cet ouvrage, à l'examen philosophique de chaque science +fondamentale, ne saurait être exclusivement déterminé par son importance +propre, ni par la multitude de faits intéressans qu'elle embrasse; il +dépend nécessairement aussi, en grande partie, de sa perfection +relative. Aucun lecteur judicieux ne peut espérer que la philosophie +chimique, surtout dans son état actuel, soit ici l'objet d'un examen +aussi développé, ni même aussi satisfaisant, qu'a pu l'être celui de la +philosophie astronomique, par exemple, dont l'admirable perfection m'a +permis une analyse méthodique, à la fois claire et complète, quoique +sommaire, comme l'exigeait ce type immuable de la philosophie +naturelle. + + + + +TRENTE-SIXIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur la chimie proprement dite ou _inorganique_. + +Quels que soient les principes de division et de classification que l'on +croie devoir préférer dans le système général des études chimiques, on +commencera toujours, inévitablement, par considérer d'abord l'histoire +successive et continue de tous les différens corps simples. Cette +nécessité est particulièrement évidente, d'après la conception exposée +dans la leçon précédente sur le but et l'esprit de la science chimique. +Au reste, presque tous les chimistes sont, aujourd'hui, essentiellement +d'accord à ce sujet, et présentent une telle étude comme la partie +préliminaire et fondamentale de leurs divers systèmes de chimie. + +On doit, néanmoins, remarquer, à cet égard, une exception très +intéressante, dans le plan adopté par M. Chevreul. Cet habile chimiste +fait suivre immédiatement l'étude de chaque élément de celle de toutes +les combinaisons, soit binaires, soit ternaires, etc., qu'il peut +former avec ceux jusque alors examinés, en se bornant, toutefois, aux +composés du premier ordre. Un tel plan doit procurer, sans doute, le +grand avantage que les corps simples sont alors, en général, bien plus +complétement connus, dès l'origine, qu'ils ne peuvent l'être d'après la +marche ordinaire, qui disperse, pour ainsi dire, dans toutes les +diverses parties de la science, les plus importantes propriétés +chimiques de chacun d'eux. Mais, outre que, malgré ce changement, +l'histoire d'un élément quelconque resterait encore nécessairement plus +ou moins incomplète, excepté celle du dernier, on établirait ainsi une +inégalité très prononcée, et surtout essentiellement factice, entre les +études chimiques des différentes substances élémentaires[11]. + + [Note 11: La tentative de M. Chevreul se distingue, + d'ailleurs, dans son exécution rigoureuse, par une + innovation très rationnelle, et qui indique un sentiment + profond de la vraie philosophie chimique: c'est d'avoir + écarté, pour la première fois, dans l'étude systématique des + divers composés, toute considération de leur origine, + organique ou inorganique. L'heureuse proposition de cette + importante réforme se trouve ainsi être d'autant plus + décisive qu'elle vient de celui de tous les chimistes + actuels qui a le plus et le mieux cultivé ce qu'on nomme la + chimie organique.] + +Quelque plan qu'on puisse adopter, comme, en réalité, chaque corps, +simple ou composé, agit ordinairement, à un degré quelconque, sur +presque tous les autres, l'inconvénient didactique qu'a voulu surtout +prévenir M. Chevreul me paraît rigoureusement inévitable, d'après la +nature même de la science chimique. Il faut, ce me semble, reconnaître +qu'aucune histoire chimique ne saurait être vraiment complète dans une +première étude de l'ensemble de la chimie, dirigée suivant un plan +quelconque: elle ne peut le devenir que quand, à cet enseignement +provisoire, on fait régulièrement succéder une révision définitive, qui +permet de prendre alors en pleine considération la série entière des +phénomènes relatifs à chaque substance. Du reste, il n'y a pas de +science pour l'étude rationnelle de laquelle, par des motifs +essentiellement analogues, ce système d'un double enseignement ne fût, +en général, très avantageux, s'il était judicieusement appliqué. Son +adoption habituelle pour la chimie offre peut-être le seul moyen +efficace de terminer, d'une manière irrévocable, toute controverse sur +le sujet que nous considérons, en dissipant la seule objection +essentielle que puisse inspirer la marche ordinaire, qui, sans doute, +deviendrait aussitôt rigoureusement unanime. Il serait alors convenable, +afin d'éviter les doubles emplois, de réduire strictement, dans le +premier enseignement, l'étude de chaque corps simple à la seule +exposition des propriétés caractéristiques qui le distinguent +suffisamment de tout autre. + +Une telle discussion n'a, d'ailleurs, d'intérêt, ni même de réalité, que +sous le simple point de vue didactique, qui, malgré son importance, ne +saurait affecter que d'une manière indirecte et secondaire l'esprit +général de cet ouvrage. Car, dans aucune hypothèse, personne ne conteste +que l'étude préalable des diverses substances élémentaires ne soit, par +la nature même de la science, le fondement nécessaire du système +rationnel des connaissances chimiques. + +En vertu du nombre, déjà très considérable, et d'ailleurs toujours +croissant, des corps que les chimistes regardent comme simples, +plusieurs philosophes modernes, qui, malgré leur éminent mérite et leurs +connaissances réelles, sont dominés par une doctrine et même par une +méthode essentiellement métaphysiques, ont pensé _à priori_ que la +plupart de ces substances devaient être nécessairement les divers +composés d'un beaucoup plus petit nombre d'autres. Telle est, +aujourd'hui, en Allemagne, l'opinion de presque toute l'école des +_naturistes_, et surtout de son illustre chef, M. Oken. Mais cette vaine +hypothèse ne peut être appuyée que sur le prétendu principe de +l'économie et de la simplicité nécessaire de la nature, qui, outre son +caractère extrêmement vague, ne saurait résister à aucune véritable +discussion directe, et dont l'origine, évidemment théologique, devrait +même suffire aujourd'hui pour le rendre suspect à tous les bons esprits. +Dans ces spéculations illusoires, notre entendement érige, spontanément, +à son insu, ses désirs irréfléchis en lois nécessaires du monde +extérieur, qui, en tous genres, se montre réellement beaucoup plus +compliqué qu'il ne conviendrait à notre faible intelligence. Le seul +point de vue raisonnable que puisse offrir un tel principe, c'est que, +dans la construction de nos systèmes philosophiques, nous devons +toujours tendre à concevoir la nature sous le plus simple aspect +possible, mais à la condition fondamentale de subordonner toutes nos +conceptions à la réalité des phénomènes, sous peine de consumer nos +forces en de frivoles et fantastiques méditations. Or, ici, aucune +considération vraiment rationnelle ne peut, sans doute, nous conduire à +présumer d'avance que le nombre des substances élémentaires doive être +effectivement ou très petit ou très grand; l'ensemble de nos +explorations chimiques doit seul prononcer à ce sujet: tout ce qu'on +peut dire, c'est que notre intelligence est naturellement disposée à +préférer la première supposition, et et même, encore davantage, celle +qui n'admettrait, s'il était possible, que deux élémens. Mais ceux qui +se livrent à la recherche positive des lois réellement propres aux +phénomènes de composition et de décomposition, n'en sont pas moins +forcés de concevoir comme simples tous les corps qui n'ont pu jusque +alors être décomposés par aucune voie, et dont nulle analogie effective +ne tend à indiquer la composition, sans prononcer d'ailleurs, en aucune +manière, que, par cela même, ces substances doivent être nécessairement +réputées à jamais indécomposables. Telle est, à cet égard, la règle +incontestable admise maintenant par tous les chimistes, comme le premier +axiome de la saine philosophie chimique. + +L'aperçu primitif de cette règle, constatée par une première application +capitale, doit être attribuée ce me semble, au grand Aristote, quoiqu'il +n'ait pu, sans doute, en concevoir distinctement les vrais motifs +rationnels. Sa doctrine des quatre élémens, vulgairement décriée +aujourd'hui avec si peu d'intelligence, doit être réellement jugée comme +la première tentative du véritable esprit philosophique pour concevoir, +d'une manière générale, la composition intime des corps naturels, autant +que pouvait alors le permettre le défaut presque absolu de tous modes +convenables d'exploration. On ne peut l'apprécier sainement qu'en la +comparant aux conceptions antérieures. Or, jusqu'à cette mémorable +époque, toutes les écoles, malgré leurs innombrables divergences, +s'accordaient à ne reconnaître qu'une seule substance élémentaire, et ne +disputaient entre elles, à cet égard, que sur le choix du principe. +Aristote, le premier, inspiré, non par un vain éclectisme, incompatible +avec son énergique supériorité, mais par un sentiment profond de l'étude +rationnelle de la nature, termina, d'une manière irrévocable, toutes ces +stériles controverses, en établissant la pluralité des élémens. Cet +immense progrès doit être regardé comme la véritable origine de la +science chimique, qui en effet serait radicalement impossible s'il +n'existait qu'un seul élément, toute idée réelle de composition et de +décomposition étant par là aussitôt annulée. Quelles que soient les +apparences, il devait être, sans doute, beaucoup plus difficile à +l'esprit humain de passer de l'idée absolue de l'unité de principe à la +conception, nécessairement relative, de la pluralité, que de s'élever +ensuite, par une exploration graduellement perfectionnée, des quatre +élémens d'Aristote aux cinquante-six corps simples de la chimie +actuelle. + +C'est donc une étrange méprise, chez nos _naturistes_ d'aujourd'hui, +que de vouloir se fortifier de l'autorité d'Aristote; car ce premier +père de la saine philosophie a fait, pour son temps, précisément +l'inverse de ce qu'ils tentent pour le leur. L'esprit qui les anime est +directement opposé à celui qui dirigeait ses sages spéculations; ils +veulent simplifier immodérément leur conception de la nature, sans trop +s'inquiéter de sa réalité; Aristote, au contraire, n'hésita point à +compliquer l'idée abstraite qu'on se formait auparavant de la matière, +uniquement pour la rendre plus réelle. Pourquoi M. Oken, dans sa +tendance absolue à la simplification, a-t-il cru devoir s'arrêter aux +quatre élémens? N'est-ce point là une sorte de moyen terme, qui +maintient, tout en l'appliquant mal, notre notion fondamentale de la +pluralité des principes? An lieu de rétrograder seulement jusqu'au temps +d'Aristote, que ne remontait-il encore un peu plus loin, jusqu'à +Empédocle ou à Héraclite, etc., afin d'obtenir tout d'un coup la plus +haute simplification possible en recommençant à n'admettre qu'un seul +principe? Car, on ne saurait trop le remarquer, les motifs +philosophiques qui ont conduit Aristote à la conception de quatre +élémens sont essentiellement analogues à ceux qui en ont successivement +fait reconnaître un nombre beaucoup plus étendu, du moins en négligeant +les considérations purement métaphysiques, propres au génie de l'époque, +et qui ont pu exercer, sur l'esprit d'Aristote, une influence spéciale, +mais secondaire, en faveur du nombre qu'il a choisi[12]. + + [Note 12: Une telle discussion serait, sans doute, peu + nécessaire pour les esprits français, puissamment garantis, + par les défauts comme par les qualités caractéristiques de + notre génie national, contre toute invasion sérieuse du + _naturisme_ germanique. Mais je devais, sans doute, prendre + en haute considération le grand nombre d'intelligences + fortement organisées qui, en Allemagne, se laissent + entraîner aujourd'hui à de semblables aberrations + philosophiques. La double faculté de généraliser et de + systématiser, élément si précieux du véritable esprit + philosophique, appartient, sans doute, d'une manière plus + spéciale, au génie allemand, dont nous sommes trop disposés, + en France, a méconnaître, à cet égard, l'éminente valeur, + sensible néanmoins jusque dans ses écarts. Pour moi, + j'attacherai toujours une extrême importance à tout ce qui + peut tendre à provoquer l'intime combinaison de cette + qualité fondamentale avec cette aptitude, non moins + essentielle, à la clarté et à la positivité, qui + caractérise, tout aussi hautement, notre génie français; + convaincu, comme je le suis profondément, que, de cette + harmonie capitale, dont la possibilité m'est démontrée, peut + seule résulter le libre et plein développement du génie + philosophique moderne, destiné à terminer, par son + universelle prépondérance, l'immense crise sociale, commune, + depuis trois siècles, à toutes les nations qui, dans leur + ensemble, forment la tête de l'espèce humaine.] + +D'autres philosophes contemporains dont la direction était beaucoup plus +positive, et parmi lesquels il faut surtout distinguer l'illustre +Cuvier, ont puisé, dans l'histoire naturelle, une objection fort +spécieuse, et néanmoins très insuffisante, contre la simplicité réelle +de la plupart des élémens admis aujourd'hui par les chimistes. Elle +consiste à opposer l'extrême abondance de quelques-uns d'entre eux dans +la nature, à la dissémination, rare et presque parcellaire, du plus +grand nombre des autres. Dès lors, en partant du principe que les +différens élémens réels doivent être à peu près également répandus dans +la constitution intime de notre planète, on arrive à présumer que le +perfectionnement de l'analyse chimique conduira plus tard à ranger les +derniers parmi les substances composées, dont la formation aurait exigé +un concours spécial et rarement réalisé de circonstances favorables. + +Quelque opinion qu'on adopte sur l'origine de notre constitution +terrestre, on peut, ce me semble, admettre, en effet, comme assez +plausible, quoique nullement susceptible de démonstration véritable, +sinon la répartition nécessairement presque uniforme des divers élémens, +du moins que leur abondance doit être beaucoup moins inégale, dans +l'ensemble du globe, que ne paraît l'indiquer jusque ici l'exploration +de sa surface. Mais, il ne résulte point inévitablement de cette +considération la conséquence irréfléchie qu'on a tenté d'en déduire. +Car, notre examen minéralogique ne porte encore, et ne saurait, +évidemment, jamais porter, même en le supposant complet, que sur les +couches superficielles du globe, sans que nous puissions rien préjuger +sur la vraie composition de la presque totalité de sa masse. Or, si au +principe de l'uniforme dissémination des élémens, on voulait ajouter que +cette égalité doit exister, non-seulement dans l'ensemble de la terre, +mais spécialement aussi à la surface, il deviendrait aussitôt très +précaire, et même fort invraisemblable; car on peut aisément, ce me +semble, entrevoir beaucoup de motifs rationnels pour la prépondérance +nécessaire de certaines substances élémentaires à la surface de notre +planète, tandis que d'autres, domineraient, au contraire, dans son +intérieur. Considérons, d'une part, que les élémens les plus rares à la +surface du globe sont aussi, en général, les plus pesans; et, d'une +autre part, que les plus communs sont, surtout, ceux qui concourent à la +composition des corps vivans. Cette double relation incontestable, +inaperçue jusque ici, tend évidemment, au contraire, à faire concevoir +comme éminemment naturelle une très inégale distribution des diverses +substances élémentaires entre l'intérieur de la terre et sa surface; les +unes ayant dû prédominer intérieurement afin de rendre la moyenne +densité du globe aussi supérieure qu'elle l'est certainement à celle des +couches superficielles; et l'indispensable prépondérance des autres +n'étant pas moins évidente pour l'extrême superficie, solide, liquide et +gazeuse, où la vie devait exclusivement se développer. Ainsi, cette +considération d'histoire naturelle, quand elle est suffisamment +approfondie, au lieu de jeter aucun doute sur les résultats élémentaires +de l'analyse chimique actuelle, se présente bien plutôt comme propre à +les confirmer, du moins dans leur ensemble. + +Ces résultats doivent donc, quant à présent, passer pour incontestables, +sauf les perfectionnemens ultérieurs. Depuis l'époque, très récente il +est vrai, de la décomposition effective des élémens d'Aristote, +l'histoire de la chimie ne présente pas un seul exemple d'une substance +qui aurait vraiment passé du rang des corps simples à celui des +composés, tandis que le cas inverse a été fréquent. Néanmoins, aucun +chimiste ne conteste la possibilité que, par une analyse plus +approfondie, le nombre des vrais élémens ne devienne, dans la suite, +susceptible d'une plus ou moins forte réduction: car la simplicité +chimique, telle qu'on la conçoit aujourd'hui, n'est, en réalité, qu'une +qualité purement négative, qui ne saurait comporter ces démonstrations +irrévocables, propres aux décompositions ou aux recompositions positives +que les chimistes sont parvenus à opérer. + +Le grand exemple général des substances dites organiques, dont la +théorie chimique est si compliquée malgré le petit nombre de leurs +élémens, peut, sans doute, conduire à penser qu'une telle réduction +n'offrirait point, pour le perfectionnement de l'ensemble des +connaissances chimiques, d'aussi grands avantages qu'on le suppose +communément. Mais, dans ce cas, la difficulté me paraît tenir +principalement jusqu'ici au défaut de dualisme. Nonobstant cet exemple, +il y a lieu de penser, sans doute, que la chimie deviendrait plus +rationnelle et plus systématique, si les élémens étaient moins nombreux, +par la liaison plus intime et plus générale qui devrait naturellement en +résulter entre les diverses classes de phénomènes. Mais un tel +perfectionnement ne saurait être qu'illusoire et stérile, si, tranchant +la difficulté au lieu de la résoudre, on tentait d'y atteindre en +anticipant, par des hypothèses hasardées, sur les vrais progrès +ultérieurs de l'analyse chimique. + +Cette grande multiplicité des élémens actuels a dû naturellement +conduire à s'occuper davantage de leur classification. Toutefois, ce qui +surtout a fait comprendre la haute importance d'une telle question, +c'est le sentiment, devenu plus profond et plus commun par le +développement spontané de la philosophie chimique, de l'influence +prépondérante que la classification rationnelle des corps simples doit +exercer, de toute nécessité, sur celle des corps composés, et, par +suite, sur l'ensemble du système chimique. On peut, à ce sujet, poser en +principe que la _hiérarchie_[13] des substances élémentaires ne doit pas +être uniquement déterminée par la seule considération de leurs propres +caractères essentiels, mais aussi par celle, non moins indispensable, +quoique indirecte, des principaux phénomènes relatifs aux composés +qu'elles forment. Ainsi conçue, cette question est une des plus +capitales que puisse présenter la philosophie chimique: bornée, au +contraire, à l'examen direct des corps simples, elle offrirait aussi peu +d'intérêt que de rationnalité; car, en soi-même, il importe assez peu, +sans doute, suivant quel ordre conventionnel on procéderait à l'étude +successive de ces cinquante-six corps, dont les histoires propres sont +nécessairement indépendantes. + + [Note 13: J'emploie à dessein cette expression pour + mieux marquer que je ne saurais concevoir de classification + vraiment philosophique là où l'on ne serait point parvenu à + saisir préalablement une considération prépondérante, + commune à tous les cas, et graduellement décroissante de + l'un à l'autre. Telle est, ce me semble, la condition + fondamentale imposée par la théorie générale des + classifications, et que ne contesteront point ceux qui + auront directement puisé cette théorie à sa véritable + source, c'est-à-dire dans l'application la plus prononcée et + la plus parfaite, relative aux corps vivans. L'origine, + évidemment politique, de tous nos termes relatifs aux idées + de classement, devrait suffire pour rappeler sans cesse, + dans une question quelconque d'ordre réel, la loi + indispensable de la subordination, mal appréciée jusqu'ici + par la plupart des philosophes inorganiques.] + +La division, encore classique, des divers élémens en comburens et +combustibles, et surtout la subdivision de ceux-ci en métalliques et non +métalliques, sont, évidemment, trop artificielles pour que les chimistes +puissent les maintenir, si ce n'est provisoirement, jusqu'à la formation +d'un véritable système naturel. Cette classification repose sur des +caractères mal définis, d'une généralité insuffisante, et dont on +exagère arbitrairement l'importance réelle. Aussi, depuis vingt ans, +s'est-on beaucoup occupé de la remplacer, sans que, jusqu'ici, on ait +encore obtenu une classification vraiment rationnelle et irrévocable. + +M. Ampère paraît être le premier qui ait dignement signalé l'importance +d'une semblable recherche: et tel est le principal mérite du travail +remarquable qu'il publia sur ce sujet en 1816. Cet essai indique, +d'ailleurs, une connaissance insuffisante et peu approfondie de la +théorie générale des classifications, qui alors, il est vrai, était bien +moins nettement caractérisée qu'aujourd'hui. On ne peut pas même +regarder cette tentative comme ayant suffi pour mettre en pleine +évidence l'ensemble des vraies conditions principales du problème. Dans +la conception générale de ce projet de classification, la considération +exclusive des seuls corps simples exerce une beaucoup trop grande +prépondérance. Quant à son exécution, elle pèche, de la manière la plus +sensible, contre les premières injonctions du goût et de la convenance +dans l'art de classer, qui prescrivent, évidemment, de maintenir une +certaine harmonie entre le nombre des coupes à établir et celui des +objets à ranger. Les cinquante corps que M. Ampère voulait classer +présentent un plus grand nombre de divisions principales que n'en offre +quelquefois la hiérarchie animale tout entière. Aussi cette ébauche +n'a-t-elle pas même déterminé les chimistes à renoncer à l'usage de leur +ancienne classification, dont la structure binaire rend, du moins, +l'application très facile, à défaut de propriétés plus essentielles. + +Très peu d'années après ce travail de M. Ampère, un chimiste du premier +ordre, M. Berzélius, a proposé, sous les formes les plus simples, et +d'une manière, pour ainsi dire, incidente, un système de classification +infiniment supérieur, qui indique le sentiment le plus profond de +l'ensemble des conditions fondamentales propres à une telle recherche. +Il a compris, le premier, à ce sujet, la nécessité de parvenir +finalement à une série unique, constituant, d'après un caractère +uniforme et prépondérant, une véritable hiérarchie; tandis que M. +Ampère avait seulement apprécié l'importance des groupes naturels, dont +la coordination restait essentiellement arbitraire. Quoique les deux +conditions soient également imposées par la théorie générale des +classifications, celle que M. Berzélius a eu surtout en vue est +certainement, en principe, supérieure à l'autre, et spécialement dans le +cas actuel, où le très petit nombre des objets à classer ne laisse +qu'une importance très secondaire à la formation des groupes, pourvu que +la série totale soit pleinement naturelle. + +La belle conception de M. Berzélius sur la hiérarchie fondamentale des +corps simples, résulte de la considération approfondie des phénomènes +électro-chimiques. Son principe, éminemment simple et lucide, consiste à +disposer les élémens dans un ordre tel que chacun soit électro-négatif +relativement à tous ceux qui le précèdent et électro-positif envers tous +ceux qui le suivent. La série qui en dérive paraît jusqu'ici devoir être +essentiellement conforme à l'ensemble des propriétés connues, soit des +élémens eux-mêmes, soit de leurs principaux composés. Toutefois, une +telle vérification générale est encore trop peu avancée pour que les +chimistes aient pu réellement porter à ce sujet un jugement complet et +définitif. D'un autre côté, la prépondérance chimique des caractères +électriques ne paraît pas être encore, à beaucoup près, assez +rationnellement établie, pour qu'on doive imposer, en principe, la +nécessité de chercher, dans un tel ordre de phénomènes, les bases de +toute classification naturelle. Enfin, il faudrait, ce me semble, +constater directement, avant tout, la réalité du point de départ, +c'est-à-dire examiner s'il existe, en effet, entre les divers élémens, +un ordre constant d'électrisation, qui se maintienne invariablement dans +toutes les circonstances extérieures, et dans tous les états +d'agrégation, et surtout dans tous les modes de décomposition: or, cet +indispensable examen n'a pas encore été convenablement entrepris, et +peut-être même a-t-on lieu de craindre que son résultat général ne fût +contraire au principe proposé. + +Il reste donc, sous ces divers rapports essentiels, beaucoup à faire +encore relativement à cette importante question de philosophie chimique. +Mais, quels que puissent être, à cet égard, les résultats définitifs des +travaux ultérieurs, M. Berzélius s'est assuré, dès à présent, l'honneur +éternel d'avoir, le premier, dévoilé la vraie nature du problème, et mis +en pleine évidence l'ensemble de ses conditions principales, si ce n'est +même d'avoir indiqué dans quel ordre d'idées il faut chercher sa +solution. Quand cette solution aura été enfin obtenue d'une manière +vraiment conforme à une telle position de la question, ou peut assurer +que la chimie aura fait un pas immense vers l'état pleinement rationnel +qui convient à sa nature scientifique. Car, d'après une hiérarchie +fondamentale des élémens, la nomenclature systématique des diverses +substances composées suffira presque pour donner, en quelque sorte +spontanément, une première indication réelle de l'issue générale propre +à chaque événement chimique, ou, du moins, pour restreindre +l'incertitude à cet égard entre d'étroites limites. + +Toutefois, à raison même de cette intime connexité d'une semblable +recherche avec l'ensemble des études chimiques, je ne pense pas qu'elle +puisse être très efficacement poursuivie tant qu'on l'isolera, comme on +l'a fait jusqu'ici, de la question générale relative à l'établissement +d'un système complet de classification chimique, pour tous les corps, +simples ou composés. Or, cette grande question me paraît aujourd'hui +prématurée. Car, d'après les considérations sommairement indiquées dans +la leçon précédente, les conditions préliminaires, soit de méthode, soit +de doctrine, indispensables à son élaboration rationnelle, sont encore +loin, ce me semble, d'être suffisamment remplies. Un tel système général +de classification naturelle, devant, par lui-même, constituer +directement, sous un double aspect, le résumé essentiel et l'aperçu +fondamental de toute la philosophie chimique, je crois convenable de +développer davantage en ce moment ma pensée principale à ce sujet. + +Quant à la méthode, elle a besoin d'un double perfectionnement capital, +que les chimistes philosophes doivent emprunter à la science des corps +vivans, seule source où il puisse être judicieusement cherché. Il faut, +d'abord, en effet, une connaissance approfondie de la théorie +fondamentale des classifications naturelles, qui ne peut être réellement +obtenue d'aucune autre manière: car, ainsi que je l'ai établi dès le +début de cet ouvrage, la méthode ne saurait être, sous aucun rapport +essentiel, étudiée avec une véritable et féconde efficacité, ailleurs +que dans ses applications les plus étendues et les plus parfaites. Il +faut, ensuite, par le même motif, étudier aussi, à la même école, +l'esprit général de la méthode comparative proprement dite, dont les +chimistes ne se forment ordinairement, jusqu'ici, aucune idée juste, et +sans laquelle, néanmoins, on ne peut procéder convenablement à la +recherche d'une classification chimique vraiment rationnelle, comme je +l'ai expliqué dans la leçon précédente. Telles sont les deux +améliorations fondamentales que la philosophie chimique doit aller +puiser aujourd'hui dans la philosophie biologique. L'une est +indispensable pour bien poser, dans son ensemble, le grand problème de +la classification chimique, l'autre pour en entreprendre avec succès la +solution générale. + +À l'aspect de ces importantes harmonies spontanées, et par le sentiment +de ces larges applications mutuelles, entre des sciences vulgairement +traitées comme isolées et indépendantes, les diverses classes de savans +finiront, sans doute, par comprendre la réalité et l'utilité de la +conception fondamentale de cet ouvrage: la culture rationnelle, et +néanmoins spéciale, des différentes branches de la philosophie +naturelle, sous l'impulsion préalable et la direction prépondérante d'un +système général de philosophie positive, base commune et lien uniforme +de tous les travaux vraiment scientifiques. On ne peut guère se former +aujourd'hui une juste idée des perfectionnemens, aussi directs +qu'essentiels, dont nos diverses sciences se trouvent être jusqu'ici +radicalement privées par l'esprit étroit et irrationnel suivant lequel +elles sont encore habituellement cultivées, surtout relativement à la +méthode. Quand la constitution intégrale et définitive du système +philosophique des modernes aura, plus tard, régulièrement organisé les +grandes relations scientifiques, on pourra s'expliquer à peine, si ce +n'est sous le point de vue historique, que l'étude de la nature ait +jamais été autrement conçue et dirigée. + +En second lieu, relativement à la doctrine, il est d'abord évident, +comme je l'ai indiqué à la fin de la leçon précédente, que la formation +de la vraie classification chimique ne saurait être directement +entreprise dans son ensemble, tant que l'on n'aura point, avant tout, +irrévocablement décidé la question préliminaire de la prépondérance +entre les deux considérations générales, de l'ordre de composition des +principes immédiats, et de leur degré de pluralité: or, un tel problème +n'a pas même été encore rationnellement posé. Nous pouvons, néanmoins, +le supposer ici résolu, en concevant établie la règle que j'ai proposée, +de traiter le premier point de vue comme nécessairement supérieur au +second, ce qui me semble en effet, presque impossible à contester dans +une discussion formelle. Mais, après cet indispensable préliminaire +général, deux conditions plus spéciales me paraissent encore nécessaires +pour permettre de procéder immédiatement à la construction rationnelle +du système définitif des substances chimiques, par la méthode ci-dessus +caractérisée. + +La première, dont l'accomplissement peut, aujourd'hui, être jugé +prochain, consiste à concevoir l'ensemble de la chimie comme un tout +unique et homogène, en faisant radicalement disparaître la distinction +irrationnelle des diverses substances en organiques et inorganiques. Par +l'examen direct des caractères généraux de la chimie organique, j'espère +prouver, dans la trente-neuvième leçon, que cette spécialité mal +constituée doit peu à peu se décomposer entièrement, une partie des +études qu'elle embrasse appartenant à la chimie proprement dite, et +l'autre à la physiologie. Quand une combinaison quelconque est assez +stable pour comporter une véritable étude chimique, il faut, sans doute, +l'assujettir à un ordre fixe de considérations homogènes, quels que +puissent être son origine et son mode effectif d'existence concrète, +dont la vraie chimie abstraite et générale ne doit nullement s'enquérir, +si ce n'est, du moins, comme d'un simple renseignement accessoire. Tant +que la classification systématique devra d'abord se conformer à cette +étrange conception d'une sorte de double chimie, établie sur cette +fausse division des substances, elle ne saurait être qu'essentiellement +précaire et artificielle dans ses détails, étant, dès lors, profondément +viciée dans son principe. Une telle séparation empêche, de toute +nécessité, de fonder définitivement, en chimie, aucune doctrine +rationnelle et complète, toutes les analogies essentielles se trouvant, +par là, ou rompues ou déguisées. Cette première condition est donc +évidemment indispensable. On commence déjà certainement à la bien +sentir, car tous les travaux actuels de quelque importance sur la chimie +organique manifestent une tendance très prononcée à ramener les +combinaisons organiques aux lois générales des combinaisons +inorganiques. Il ne suffirait pas, néanmoins, comme on pourrait d'abord +le penser, qu'un chimiste distingué prît enfin, à cet égard, une +initiative large et directe, pour déterminer aussitôt l'entier et +unanime accomplissement de cette importante réforme. Car, une telle +opération philosophique, quelque préparée qu'elle soit en effet, surtout +depuis les belles recherches de M. Chevreul, ne peut être exécutée, +d'une manière vraiment irrévocable, sans un travail spécial et +difficile, qui exige une combinaison très délicate du point de vue +chimique et du point de vue physiologique, afin d'établir, dans la +décomposition générale de la chimie organique, une judicieuse +répartition entre ce qui doit rester à la chimie et ce qui revient à la +physiologie. + +La seconde condition, intimement liée à la précédente, se rapporte à un +autre perfectionnement général fort important que doit subir la doctrine +chimique, afin de pouvoir conduire à l'établissement d'un système +complet de classification rationnelle, susceptible d'offrir, par sa +seule composition, une expression abrégée de la vraie philosophie de la +science, comme le prescrit la théorie fondamentale des classifications +naturelles. Ce nouveau perfectionnement consisterait à soumettre, s'il +est possible, toutes les combinaisons quelconques à la loi du dualisme, +érigée en un principe constant et nécessaire de philosophie chimique. +Toutefois, quelque éminente que dût être, en elle-même, une semblable +amélioration, qui tendrait directement à simplifier, à un haut degré, +l'ensemble des conceptions chimiques, il faut reconnaître, pour ne rien +exagérer, qu'elle n'est point aussi strictement indispensable que la +précédente au grand travail de la classification, quoique, par sa +nature, elle soit propre à le faciliter beaucoup. Sans la première +condition, en effet, la classification rationnelle serait rigoureusement +impossible: sans la seconde, au contraire, on pourrait encore la +concevoir, mais seulement moins parfaite et plus pénible. Au reste, la +tendance générale des études chimiques, même dans leur état actuel, +est, sans doute, tout aussi réelle et non moins prononcée sous le +dernier point de vue que sous le précédent, comme chacun peut l'observer +aisément. + +Il importe d'autant plus de faire prédominer dans le système chimique, +ainsi que je le propose, la considération de l'ordre de composition des +principes immédiats sur celle de leur degré de pluralité, que la +première est, par sa nature, claire et incontestable, tandis que l'autre +est toujours, de toute nécessité, plus ou moins obscure et douteuse. +L'une se réduit constamment à la simple appréciation d'un fait +analytique ou synthétique; la seconde présente sans cesse un certain +caractère hypothétique, puisqu'on prononce alors sur le mode +d'agglomération des particules élémentaires, qui nous est radicalement +inaccessible. Ainsi, par exemple, un chimiste peut établir, avec une +pleine certitude, que tel sel est un composé du second ordre, et que +tels acides, ou tels alcalis, sont, au contraire, du premier ordre[14]; +car, l'analyse et la synthèse peuvent démontrer, sans équivoque, que +chacun de ces derniers corps est composé de deux substances +élémentaires, et que, au contraire, les principes immédiats du premier +sont, à leur tour, décomposables en deux élémens. Mais, sous l'autre +point de vue, quand l'analyse définitive d'une substance quelconque y a +constaté l'existence de trois ou de quatre élémens, comme, par exemple, +à l'égard des matières végétales ou animales, on ne peut, évidemment, +sans se permettre une hypothèse plus ou moins hasardée, prononcer que +cette combinaison est réellement ternaire ou quaternaire, au lieu d'être +simplement binaire. Car il doit sembler toujours impossible de garantir +que, par une analyse préliminaire, moins violente que cette analyse +finale, on ne pourrait point, en effet, résoudre la substance proposée +en deux principes immédiats du premier ordre, dont chacun serait +ultérieurement susceptible d'une nouvelle décomposition binaire. + + [Note 14: Un seul cas paraît présenter quelque + difficulté pour cette appréciation exacte du l'_ordre_ de + composition propre à chaque substance: c'est celui, devenu + maintenant assez fréquent, où les principes immédiats ne + sont pas tous deux du même ordre, comme, par exemple, à + l'égard des chlorures ou des sulfures alcalins, qui nous + offrent la combinaison d'un corps simple avec un composé de + deux élémens. Mais, alors, toute la difficulté réside + évidemment dans l'imperfection des dénominations usitées; + car, une telle combinaison est, par sa nature, clairement + intermédiaire entre celle de deux corps simples et celle de + deux principes immédiats composés chacun de deux élémens. + Quand la notion de l'ordre de composition sera généralement + reconnue comme prépondérante dans la philosophie chimique, + le langage qui s'y rapporte deviendra spontanément plus + complet et plus précis.] + +Si, pour fixer les idées, un chimiste grossier s'avisait aujourd'hui +d'appliquer, à l'analyse du salpêtre, des moyens trop énergiques, les +résultats de cette opération destructive pourraient, sans doute, +l'autoriser, d'après nos erremens actuels, à concevoir légitimement +cette substance comme une combinaison ternaire d'oxigène, d'azote, et de +potassium: et, cependant, on sait qu'une telle conclusion serait ici +certainement fausse, puisque la substance peut être aisément +reconstruite par une combinaison directe entre l'acide nitrique et la +potasse, dont une analyse moins perturbatrice eût, d'ailleurs, opéré la +séparation, sans entraîner leur décomposition. Abstraction faite de tout +préjugé, pourquoi ne penserions-nous pas qu'il peut en être ainsi à +l'égard de chaque combinaison habituellement classée comme ternaire ou +quaternaire? L'analyse immédiate étant jusqu'à présent si imparfaite, +comparativement à l'analyse élémentaire, surtout quant à ces substances, +serait-il rationnel de proclamer, dès aujourd'hui, son impuissance +éternelle et nécessaire envers elles? De tels jugemens ne sont-ils pas +même fréquemment fondés sur une confusion vicieuse entre ces deux sortes +d'analyse, si réellement différentes, néanmoins, en elles-mêmes, et si +bien caractérisées, d'ailleurs, dans leurs opérations, l'une par la +délicatesse des procédés, l'autre par leur énergie? + +Une considération très importante, relative au point de vue synthétique, +peut conduire, en effet, à montrer que, dans l'étude des combinaisons +envisagées aujourd'hui comme plus que binaires, on ne distingue point +assez l'analyse immédiate de l'analyse élémentaire: c'est l'extrême +difficulté, et même, jusqu'ici, l'entière impossibilité pour la plupart +des cas, de vérifier, par la synthèse, les résultats analytiques propres +à ces substances. J'ai établi en principe, dans la leçon précédente, que +la synthèse immédiate est, en général, caractérisée par sa facilité, +tandis que la synthèse élémentaire l'est, au contraire, par les grands +obstacles qu'elle doit présenter presque toujours. Ainsi, +réciproquement, l'impossibilité d'opérer la recomposition constitue, ce +me semble, un motif très rationnel de présumer que l'analyse n'a pas été +immédiate, lorsque cette conclusion ne saurait d'ailleurs être attaquée +par aucune autre considération, ce qui a certainement lieu ici. Ainsi, +par exemple, on fait, d'ordinaire, hautement ressortir l'impossibilité +de reproduire, par la synthèse, les substances végétales ou animales: on +l'a même érigée en une sorte de principe empirique. Mais, cette +prétendue impossibilité ne tiendrait-elle point uniquement à ce qu'on +s'obstine à opérer une synthèse élémentaire, là où il faudrait procéder +par une synthèse immédiate, dont les matériaux devraient être, en +beaucoup de cas, préalablement découverts? Cette remarque se vérifie +pour une foule de combinaisons, dont le dualisme n'est, toutefois, +nullement douteux, et avec la seule différence que les principes +immédiats sont mieux connus. Si, pour suivre l'exemple du nitre +précédemment choisi, on entreprenait de le recomposer par la combinaison +directe de l'oxigène, de l'azote, et du potassium, il est incontestable +qu'on n'y parviendrait pas davantage que lorsqu'il s'agit de reproduire +les substances organiques en unissant tout d'un coup leurs trois ou +quatre élémens: les obstacles qu'on fait justement valoir dans ce +dernier cas, seraient, en effet, essentiellement analogues et tout aussi +puissans à l'égard du premier. Afin de prendre un exemple encore plus +frappant, j'indiquerai, à ce sujet, l'expérience vraiment capitale où M. +Woehler est parvenu à reproduire l'urée. Eût-il pu, en effet, obtenir un +tel succès, si, d'après le préjugé ordinaire, il avait tenté de combiner +directement l'oxigène, l'hydrogène, le carbone, et l'azote, qui +concourent à former la constitution élémentaire de cette substance, au +lieu d'unir seulement ses deux principes immédiats, jusque alors +inconnus en cette qualité? Avons-nous réellement aucun motif rationnel +de penser qu'il n'en est point ainsi dans tous les autres cas? + +Les chimistes peuvent donc, désormais, ce me semble, sans contredire +réellement aucune observation positive, et en se conformant, au +contraire, aux plus puissantes analogies, attribuer une entière +généralité au principe fondamental du dualisme de toute combinaison, +sous cette seule condition, facile à remplir sans doute, de regarder +comme étant encore très imparfaite l'analyse actuelle des substances +plus que binaires, et surtout les substances dites organiques, dont les +vrais principes immédiats resteraient ainsi à découvrir. À la vérité, +ces principes inconnus ne sauraient être conçus qu'en imaginant entre +l'oxigène, l'hydrogène, le carbone, et l'azote, un nombre assez +considérable de nouvelles combinaisons binaires, du premier et du second +ordre, dont la réalisation doit sembler aujourd'hui presque impossible. +Mais, cette indispensable supposition, quoique peu compatible avec les +habitudes actuelles, n'entraîne réellement aucune grande difficulté +scientifique; car, il suffit d'admettre cette réflexion très naturelle, +que nos procédés analytiques sont, à cet égard, jusqu'ici trop violens +et trop grossiers pour séparer les principes immédiats sans les +décomposer. Quant à l'objection du nombre, elle ne saurait être +prépondérante. Nous connaissons maintenant, en effet, au moins cinq +combinaisons bien distinctes entre l'azote et l'oxigène; la notion d'un +seul oxide d'hydrogène, qui, pendant quarante ans, avait semblé si +inébranlable, a fait place à celle de deux composés très caractérisés; +le carbone et l'azote, qui ne paraissaient point susceptibles d'être +combinés, forment aujourd'hui le cyanogène; et, de même, dans presque +tous les autres cas analogues. Rien n'empêche donc de concevoir, par +extension, qu'il puisse exister, entre les élémens des substances +ternaires ou quaternaires, plus de combinaisons directes et toujours +binaires que la chimie n'en a encore constatées, indépendamment des +composés des ordres suivans, dont la variété doit naturellement être +bien supérieure. Il est extrêmement vraisemblable que, sans aller même +au-delà du second ordre, on pourrait former, avec ces élémens, assez de +principes immédiats parfaitement distincts pour correspondre exactement, +par un dualisme perpétuel, à la composition réelle de toutes les +substances organiques vraiment différentes, qui, d'un autre côté, +suivant la critique, très rationnelle, au fond, quoique fort exagérée de +M. Raspail, doivent être réputées beaucoup moins nombreuses que ne le +fait supposer ordinairement un examen superficiel et peu judicieux, +comme je l'indiquerai spécialement dans la trente-neuvième leçon. + +On doit, toutefois, remarquer, à ce sujet, que si les chimistes ne +devaient point se décider enfin à circonscrire, d'une manière +véritablement scientifique, le sens propre et général du mot +_substance_, ce qui se réduirait à subordonner toujours son acception à +l'idée d'une _combinaison_ réelle, le dualisme universel et indéfini ne +pourrait être soutenu: car on citerait aisément, surtout dans la chimie +physiologique, plusieurs cas très prononcés, où le défaut de dualisme +est irrécusable. Mais, à moins de confondre entièrement la notion de +_dissolution_, et même celle de _mélange_, avec celle de _combinaison_, +on ne saurait envisager comme une véritable substance chimique _sui +generis_, un assemblage fortuit de substances hétérogènes, dont +l'agglomération est, presque toujours, évidemment mécanique, tels que la +sève, le sang, l'urine, un calcul biliaire ou urinaire, etc., où le +nombre des prétendus principes immédiats peut, en quelque sorte, être +tout-à-fait illimité. En étendant, d'une manière aussi vague et +indéfinie, la signification, dès lors presque arbitraire, du mot +_substance_, si précieux, néanmoins, pour la science chimique, il ne +serait pas, sans doute, plus irrationnel de traiter comme autant de +nouvelles substances chimiques, les eaux des différentes mers, les +diverses eaux minérales, les terrains naturels les plus hétérogènes, +etc., et même, mieux encore, les mélanges purement artificiels d'un +nombre quelconque de sels jetés au hasard dans une même dissolution +aqueuse ou alcoolique. Du reste, les considérations réservées pour la +trente-neuvième leçon indiqueront, j'espère, les moyens de faire +disparaître, à l'égard des matières animales et végétales, les seules +difficultés sérieuses qu'un tel sujet puisse présenter, en montrant que +l'incertitude et la confusion à cet égard proviennent essentiellement de +ce que, jusqu'ici, on n'a point assez séparé, par une opposition nette, +rigoureuse, et convenablement approfondie, le point de vue chimique du +point de vue physiologique. Sous ce rapport, comme sous tant d'autres +précédemment signalés, on doit assurer que les notions les plus +élémentaires de la philosophie chimique ne sauraient être établies d'une +manière pleinement rationnelle, et de façon à réunir les trois +propriétés essentielles de la clarté, de la généralité, et de la +stabilité, sans être préalablement fondées sur une comparaison +d'ensemble suffisamment élaborée, entre la chimie et la biologie, +comparaison qu'un système complet de philosophie positive peut seul +régulièrement organiser. + +En considérant, sous le point de vue fondamental qui nous occupe ici, le +mouvement actuel des idées chimiques, la tendance universelle à un +dualisme complet commence à s'y manifester aujourd'hui d'une manière non +équivoque. Je ne fais pas seulement allusion à l'assimilation de plus en +plus prononcée qu'on tente d'établir entre les combinaisons organiques +et les combinaisons inorganiques, quoiqu'il en résulte nécessairement un +progrès indirect, mais évident, vers le dualisme systématique. J'ai +surtout en vue les expériences analogues à celle de M. Whoeler, +malheureusement encore trop rares, où l'on ramène directement au +dualisme, soit par l'analyse, ou par la synthèse, les composés qui +semblaient le plus s'y refuser. On doit même remarquer, enfin, sous ce +rapport, la disposition, devenue très commune, à représenter, en quelque +sorte spontanément, par une formule binaire, la proportion des élémens +propres aux substances les plus compliquées. Sans doute, il n'y a point +un véritable dualisme, lorsque, par exemple, on exprime le résultat +numérique de l'analyse élémentaire de l'alcool, en énonçant, pour plus +de facilité, la composition de ce corps comme identique à celle d'un +volume de gaz hydrogène percarboné et d'un volume de vapeur d'eau, +condensés en un seul: car, on ne voit là qu'un simple artifice +didactique destine à caractériser le résultat analytique par une formule +abrégée, à laquelle on pourrait substituer, plus ou moins commodément, +beaucoup d'autres fictions synthétiques assujetties au dualisme, et qui +seraient toutes finalement équivalentes entre elles, quoique pas une +seule peut-être ne fît réellement connaître les vrais principes +immédiats de cette substance, envisagée comme binaire. Ce n'est, +évidemment, que par un véritable travail chimique, et non par un tel jeu +numérique, que l'alcool et tous les corps analogues pourront être +effectivement dualisés: car, cette grande transformation exigera +nécessairement, sinon une analyse ou une synthèse formelles, qu'on devra +souvent ajourner, du moins la construction d'une hypothèse propre à +représenter, autrement que sous le seul rapport des proportions, +l'ensemble des caractères chimiques de la substance proposée. Quoique +les habitudes auxquelles je fais allusion offrent peut-être quelque +danger, en paraissant indiquer comme accompli ce qui n'est pas même +commencé, il serait, néanmoins, impossible de méconnaître combien elles +tendent à préparer les esprits à l'établissement réel d'un dualisme +général. + +Afin de résumer, du point de vue le plus philosophique, l'ensemble de +cette importante discussion sur le dualisme chimique, je remarquerai +qu'on peut la réduire à établir que la chimie actuelle devrait profiter, +avec plus d'habileté, pour la simplification de ses notions +fondamentales, du degré d'indétermination que la nature de ses +recherches laisse nécessairement quant à la constitution intime des +corps. Le mode réel d'agglomération de leurs particules élémentaires +nous étant radicalement inaccessible, et ne pouvant constituer nullement +le vrai sujet de nos études chimiques, nous avons toujours, par suite, +la faculté rationnelle, dans la sphère bien circonscrite de nos +recherches positives, de concevoir la composition _immédiate_ d'une +substance quelconque comme seulement binaire, de manière à représenter, +néanmoins, avec une pleine exactitude, tous les phénomènes appréciables +que la chimie peut nous offrir, à quelque état de perfectionnement qu'on +la suppose jamais parvenue. Le maintien indéfini des hypothèses mal +construites qui se rapportent à une composition plus que binaire, +compliquerait inutilement, à un haut degré, le système général de nos +travaux chimiques, sans nous rapprocher davantage de la véritable +disposition moléculaire propre à chaque combinaison. Ainsi, je ne +propose point le dualisme universel et invariable comme une loi réelle +de la nature, que nous ne pourrions jamais avoir aucun moyen de +constater; mais je le proclame un artifice fondamental de la vraie +philosophie chimique, destiné à simplifier toutes nos conceptions +élémentaires, en usant judicieusement du genre spécial de liberté resté +facultatif pour notre intelligence, d'après le véritable but et l'objet +général de la chimie positive. Ma pensée à ce sujet me paraît maintenant +assez clairement formulée, pour devenir exactement jugeable pour tous +les chimistes philosophes, à la haute méditation desquels je dois +désormais l'abandonner. + +Telles sont les diverses conditions capitales, tant de méthode que de +doctrine, dont la science chimique me semble avoir rigoureusement besoin +d'obtenir, sinon l'entier accomplissement général, du moins une +approximation pleinement caractérisée, avant qu'on puisse y procéder +rationnellement à la construction directe et définitive d'un système +complet de classification naturelle, susceptible de remplir, envers la +chimie, mais à un degré beaucoup plus parfait, l'office fondamental +auquel serait destinée, en biologie[15], la vraie hiérarchie universelle +des corps vivans, si l'extrême complication des phénomènes pouvait y +permettre le libre développement de ses propriétés essentielles. +Peut-être trouvera-t-on que, jusqu'à présent, personne ne s'était formé +une assez grande idée de la nature et de l'esprit d'une telle opération +philosophique. À mes yeux, la classification chimique, ainsi conçue, +c'est la science elle-même, condensée dans son résumé le plus +substantiel. Je ne puis, à cet égard, m'attribuer d'autre mérite +essentiel que d'avoir, le premier, convenablement transporté, dans la +science chimique, le genre spécial d'esprit philosophique que développe +spontanément, par sa nature, la science biologique, telle que l'ont +conçue, depuis Aristote, tous ses grands maîtres, et en dernier lieu, le +philosophe qui me paraît, dans le siècle actuel, en avoir le mieux saisi +le vaste ensemble, mon illustre ami M. de Blainville. Si cette +combinaison est jugée efficace, elle contribuera, j'espère, à mettre en +pleine évidence la haute nécessité générale de régulariser ces grands +rapports scientifiques, par l'usage habituel du système complet de +philosophie positive, dont je m'efforce, dans cet ouvrage, d'organiser +la construction. + + [Note 15: Je ne pense pas qu'aucun philosophe puisse + aujourd'hui suivre un peu loin une série quelconque d'idées + générales sur l'ensemble rationnel des considérations + positives propres aux corps vivans, sans être, en quelque + sorte, naturellement obligé d'employer cette heureuse + expression de _biologie_, si judicieusement construite par + M. de Blainville, et dont le nom de _physiologie_, même + purifié, n'offrirait qu'un faible et équivoque équivalent.] + +L'extrême importance que j'ai attachée à la discussion précédente, +tient surtout à la haute idée que je me forme du beau caractère que doit +prendre, un jour, la science chimique, maintenant si faible et si +incohérente, malgré sa riche collection de faits. Quoique le sujet de la +chimie soit nécessairement fort étendu et très compliqué, il n'y a pas +de science fondamentale, sauf l'astronomie, dont les phénomènes +présentent, par leur nature, une aussi parfaite homogénéité réelle, et +qui, par conséquent, eu égard aux difficultés qui lui sont propres, +comporte, à un aussi haut degré, une véritable systématisation, en +harmonie avec l'esprit général de ses recherches positives. Or, cette +constitution unitaire de la science chimique me semble devoir +essentiellement consister dans la formation rationnelle d'un système +complet de classification naturelle, qui ne saurait être obtenue, au +degré suffisant, tant que toutes les combinaisons ne seront point, d'une +part, assujetties, sans distinction d'origine, à un ordre fixe de +considérations homogènes, et, d'une autre part, constamment ramenées à +un dualisme fondamental. + +L'état présent de la chimie ne permet guère de se former directement une +idée nette et juste, ni du genre, ni du degré de consistance +scientifique que cette partie capitale de la philosophie naturelle est +ainsi destinée à acquérir plus tard. Toutefois, j'examinerai +soigneusement, sous ce rapport, dans les deux leçons suivantes, les deux +doctrines chimiques qui se rapprochent le plus aujourd'hui de cette +rationnalité positive, la doctrine des proportions définies, et la +théorie électro-chimique, quoique l'une et l'autre ne soient +véritablement relatives qu'à un ordre partiel, et même secondaire, de +considérations chimiques. Mais je dois, en outre, terminer cette leçon +en signalant très sommairement, dans la chimie actuelle, les deux points +généraux de doctrine qui me paraissent les plus propres, par leur +nature, à indiquer avec précision le vrai dogmatisme vers lequel doit +tendre l'ensemble de la science, d'après la marche précédemment +caractérisée. + +Je citerai d'abord, et au premier rang, la loi capitale des doubles +décompositions salines, découverte par Berthollet, et complétée ensuite +par le grand et beau travail de M. Dulong sur l'action réciproque des +sels solubles et des sels insolubles. En la bornant ici, pour plus de +simplicité, au cas de la double solubilité, seul considéré par +Berthollet, elle consiste dans ce fait général: deux sels solubles, +d'ailleurs quelconques, se décomposent mutuellement toutes les fois que +leur réaction peut produire un sel insoluble, ou, seulement même, moins +soluble que chacun des premiers. Parmi les propositions chimiques d'une +importance réelle et d'une certaine généralité, tout esprit +philosophique doit éminemment distinguer aujourd'hui ce grand théorème, +qui peut seul donner jusqu'ici une idée exacte de ce qui constitue, en +chimie, une véritable _loi_; car, il en a seul tous les caractères +essentiels. Il est directement relatif au sujet propre de la science +chimique, c'est-à-dire à l'étude des phénomènes de composition et de +décomposition: il établit une relation positive et fondamentale entre +deux classes de phénomènes, jusque alors entièrement indépendantes: +enfin, comme critérium décisif, il permet, envers une certaine catégorie +d'effets chimiques, malheureusement trop restreinte, d'atteindre à la +destination finale de toute science réelle, la prévision des phénomènes +d'après leurs liaisons positives. Car, les divers degrés de solubilité +des différens sels, dont la connaissance est déjà, en elle-même, +indispensable aux chimistes, conduisent ainsi à prévoir avec certitude +les résultats de plusieurs conflits. On peut faire à peu près les mêmes +remarques sur une proposition analogue, relative aux réactions des sels +par la voie sèche, où la considération de volatilité remplace celle de +solubilité. + +En établissant cette loi importante, Berthollet a fait judicieusement +ressortir la nullité de l'explication, essentiellement métaphysique, +admise jusque alors, d'après l'illustre Bergmann, pour les phénomènes de +décomposition réciproque, par l'antagonisme imaginaire des doubles +affinités. Mais il a évidemment méconnu, lui-même, l'esprit fondamental +de toute philosophie positive, quand, à son tour, il a tenté d'expliquer +la loi qu'il venait de découvrir, abstraction faite même du rôle +prépondérant qu'il attribue, dans cette explication, à une certaine +prédisposition à la cohésion, qui est radicalement inintelligible. +Aucune loi ne saurait être vraiment expliquée qu'en parvenant à la faire +rentrer dans une autre plus générale: or, celle que nous considérons ici +est, jusqu'à présent, seule en son genre: elle ne comporte donc aucune +explication réelle. Si, plus tard, on pouvait la rattacher à une théorie +fondamentale sur l'action réciproque de tous les composés du second +ordre, une telle relation lui constituerait, sans doute, une véritable +explication positive: mais, jusque là, on n'y peut voir qu'un simple +fait général, nullement explicable, et qui, au contraire, sert à +expliquer chacun des faits particuliers qu'il embrasse. L'importance de +cette loi, et l'occasion qu'elle m'offrait de rendre plus sensible le +véritable esprit, aujourd'hui si imparfaitement caractérisé, de la +chimie positive, ont pu seules me déterminer à indiquer expressément une +semblable remarque, dont la reproduction eût été presque puérile à +l'égard d'une science plus avancée. + +Je crois devoir, enfin, mentionner ici, comme une des doctrines +générales les plus parfaites de la chimie actuelle, l'ensemble très +satisfaisant des notions maintenant acquises sur l'influence +fondamentale de l'air et de l'eau dans la production des principaux +phénomènes chimiques, naturels ou artificiels. + +Quand on envisage, d'un point de vue suffisamment élevé, l'action +immense et capitale exercée par l'air et par l'eau dans l'économie +générale de la nature terrestre, soit morte, soit vivante, on comprend +l'enthousiasme scientifique qui a inspiré à plusieurs philosophes +allemands, la conception, d'ailleurs évidemment irrationnelle, d'ériger +le système de ces deux fluides en une sorte de troisième règne, +intermédiaire entre le règne inorganique et le règne organique. Mais, ce +n'est pas sous cet aspect que la chimie abstraite, qui doit rester +essentiellement étrangère au point de vue concret de l'histoire +naturelle proprement dite, considère principalement l'étude de l'air et +de l'eau, qu'elle conçoit justement, néanmoins, comme l'un de ses +fondemens les plus indispensables. + +Tous nos phénomènes chimiques, même artificiels, s'accomplissent +habituellement dans l'air: tous exigent, presque toujours, +l'intervention plus ou moins directe de l'eau, dont la plupart des +liquides ne sauraient jamais être entièrement privés. Il est, dès lors, +évident qu'aucune réaction chimique ne peut être rationnellement +étudiée, si l'on n'est préalablement en état d'analyser avec exactitude +la participation générale de ces deux fluides. Ainsi, la théorie +chimique fondamentale de l'air et de l'eau, doit être conçue comme une +sorte d'introduction nécessaire au système de la chimie proprement dite, +comme appartenant bien davantage, par sa nature, à la méthode qu'à la +doctrine, et enfin, comme devant être placée immédiatement à la suite de +l'étude des corps simples. Quoique le mode habituel d'exposition des +connaissances chimiques soit rarement conforme à cette conception, de +tels caractères n'en sont pas moins irrécusables, même quand une +distribution peu judicieuse tend à les faire méconnaître. Cela est +surtout sensible à l'égard de l'air: car, autrement, à quels titres la +chimie abstraite, qui ne considère point les mélanges, +s'occuperait-elle, avec tant de soin, de l'air, qui n'est qu'un mélange, +si ce n'était pour le motif général que je viens d'indiquer? Aussi, sous +le point de vue historique, la double analyse de l'air et de l'eau +a-t-elle caractérisé, de la manière la plus prononcée, le premier pas +capital de la chimie moderne. + +L'influence de l'air dans l'ensemble des phénomènes chimiques, était, +par sa nature, non pas moins importante, mais moins difficile à +caractériser que celle de l'eau. Car, l'air, comme simple mélange, +n'exerce point une action chimique qui lui soit propre, mais seulement +celle qui résulte de ses deux gaz élémentaires, dont chacun agit +essentiellement comme s'il était isolé, sauf la diminution d'intensité +due à la diffusion, et en exceptant, toutefois, les cas peu fréquens où +l'accomplissement du phénomène proposé détermine accessoirement leur +combinaison. Il s'ensuit que l'étude vraiment chimique de l'air doit se +réduire à reconnaître la nature et la proportion de ses principes +constituans, en un mot, à son analyse: toute autre considération +sortirait du domaine rationnel de la chimie abstraite, et appartiendrait +à l'histoire naturelle. Or, cette analyse fondamentale a été +convenablement exécutée, dès l'origine de la chimie moderne, sauf +l'incertitude qui reste encore sur la proportion presque insensible de +gaz acide carbonique, et peut-être de quelques autres principes encore +plus disséminés, tels que l'hydrogène entre autres, dont on commence +aujourd'hui à y soupçonner généralement l'existence. + +Quoique, pendant le cours d'un demi-siècle, l'analyse chimique n'ait +constaté aucun changement appréciable dans la composition essentielle de +l'air atmosphérique, il est, néanmoins, évidemment impossible de +concevoir que cette composition ne doive pas s'altérer, à la longue, en +un sens quelconque, par l'influence si prononcée des nombreuses forces +perturbatrices qui agissent incessamment sur ce mélange. Leur +antagonisme, il est vrai, et surtout celui des actions végétales et +animales, les neutralise nécessairement en partie; mais un tel équilibre +ne saurait être ni rigoureux ni constant. Déjà les considérations +géologiques, et surtout celles de botanique fossile, ont conduit à +présumer, avec beaucoup de vraisemblance, que, à des époques très +reculées, la composition de l'air devait être sensiblement différente: +les chimistes eux-mêmes, et principalement M. Th. de Saussure, ont +positivement constaté quelques légères variations périodiques, quant à +la proportion d'acide carbonique aux diverses saisons. Nous avons, +d'ailleurs, de justes motifs de penser que nos moyens analytiques sont +encore fort imparfaits, relativement aux divers principes accessoires de +l'air: car, les chimistes ne savent encore saisir aucune distinction +positive entre les airs propres aux localités les mieux caractérisées, +dont l'influence si différente et si prononcée sur les êtres vivans +prouve, néanmoins, d'une manière irrécusable quoique indirecte, le +défaut certain d'identité réelle. L'étude générale, jusqu'ici +extrêmement imparfaite, de l'ensemble des variations relatives à la +composition du milieu atmosphérique, constitue l'un des problèmes à la +fois les plus importans et les plus difficiles que l'histoire naturelle +puisse se proposer, à cause de l'étendue et de l'utilité de ses +applications principales: elle peut même conduire aux indications les +plus intéressantes quant aux limites de durée des espèces vivantes, et +surtout de la race humaine, dans un avenir indéfini, en assignant les +lois des modifications propres aux conditions atmosphériques de leur +existence. Mais, cet ordre de recherches, à peine ébauché et mal conçu +encore, est, par sa nature, essentiellement étranger à la chimie +proprement dite, car ces faibles variations ne sauraient exercer aucune +influence notable sur les phénomènes chimiques habituellement explorés: +et voilà pourquoi, sans doute, les chimistes s'en inquiètent si peu. Le +véritable objet de leur science est exactement défini, sa sphère est +nettement circonscrite, son importance fondamentale est évidente. Ils ne +doivent donc point en sortir, pour faire intempestivement l'office des +naturalistes proprement dits; leur intervention, à cet égard, serait +radicalement contraire à la vraie distribution rationnelle de l'ensemble +du travail scientifique, telle que je l'ai caractérisée dans la deuxième +leçon: le blâme du public ne devrait tomber ici que sur les naturalistes +eux-mêmes, qui manquent à leur destination. N'oublions pas, toutefois, +que, d'après les principes établis au commencement de cet ouvrage, +aucune étude concrète ne saurait être suivie d'une manière vraiment +scientifique, sans avoir été préalablement organisée d'après une +combinaison spéciale de toutes les sciences fondamentales ou abstraites. +Cette règle est éminemment sensible envers la question actuelle, dont +l'étude rationnelle exige, avec une pleine évidence, un ensemble très +complexe de considérations, non-seulement chimiques et physiques, mais +aussi physiologiques, et même, à un certain degré, astronomiques. Telle +est, en réalité, la cause inévitable de la profonde imperfection de +cette doctrine jusqu'à présent, imperfection commune, d'ailleurs, à +toutes les autres parties importantes de la véritable histoire +naturelle, qui n'a pu encore amasser, sous aucun rapport, que de simples +matériaux, plus ou moins informes. + +L'étude chimique de l'eau exige, nécessairement, un ensemble de +recherches beaucoup plus étendu et plus compliqué que celle de l'air; et +pourtant elle n'est pas moins indispensable au système général de la +science chimique. Car, l'eau constituant une véritable combinaison, et +peut-être même la plus parfaite de toutes celles que nous connaissons, +elle peut exercer des effets chimiques qui lui soient propres, +indépendamment de ceux qui appartiennent à ses élémens, et outre son +importance comme dissolvant, en écartant même toute idée de simple +mélange. De là résultent trois aspects bien distincts, et presque +également essentiels à divers titres, sous lesquels l'eau doit être +soigneusement considérée par les chimistes, et dont l'exacte +appréciation a été, inévitablement, lente et difficile, si tant est même +que cet examen fondamental puisse aujourd'hui être regardé comme +rigoureusement terminé. + +L'analyse de l'eau, représentée par une quantité d'hydrogène double en +volume de celle de l'oxigène, et confirmée à l'aide d'une synthèse +irrécusable, constitue la plus admirable de ces belles découvertes qui +ont caractérisé les premiers pas de la chimie moderne, non-seulement en +vertu de l'éclatante lumière que cette analyse a répandue sur l'ensemble +des phénomènes chimiques et sur l'économie générale de la nature, mais +aussi à raison des hautes difficultés qu'elle devait nécessairement +présenter. Sous ce premier point de vue, la science chimique ne laisse +aujourd'hui rien d'essentiel à désirer. Toutefois, la notion, acquise +dans ces derniers temps, de l'existence d'une nouvelle combinaison plus +oxigénée entre les deux élémens de l'eau, tend à soulever des questions +intéressantes et encore indécises, non sur l'irrévocable composition de +ce fluide, mais sur le genre d'influence chimique qu'on suppose +ordinairement à sa décomposition et à sa recomposition dans une foule de +phénomènes; et plus spécialement, sur le véritable mode d'union de +l'oxigène et l'hydrogène dans toutes les substances, surtout liquides, +qui ne peuvent être obtenues sans eau, et à l'égard desquelles un habile +chimiste vient, tout récemment, d'élever des doutes ingénieux, qui +mériteraient, ce me semble, d'être mûrement examinés. + +L'action dissolvante de l'eau a été le sujet d'une longue suite de +laborieuses recherches, d'une difficulté très inférieure, et qui, +naturellement, ne sauraient présenter aujourd'hui d'importantes lacunes. +Néanmoins, il faut remarquer, à ce sujet, avec plus de soin qu'on n'a +coutume de le faire, la belle expérience de Vauquelin, dans laquelle cet +illustre et scrupuleux chimiste a montré que l'eau, saturée d'un sel, +restait susceptible de se charger d'un autre, et acquerrait même ainsi +la singulière propriété de dissoudre une nouvelle quantité du premier. +Cette expérience, qui a été, pour ainsi dire, dédaignée, me semble +capitale en ce genre, et me paraît devoir devenir la base d'une suite de +recherches fort intéressantes sur les lois, si capricieuses en +apparence, de la solubilité, dont l'étude est encore essentiellement +empirique. + +Les chimistes ont été long-temps à concevoir, en principe, que l'eau, +outre son influence dissolvante, pût agir, d'une manière vraiment +chimique, autrement que par ses élémens. Cette combinaison, si +éminemment neutre, semblait devoir être, en elle-même, pleinement +inoffensive, et ne paraissait pouvoir altérer les autres substances que +par sa décomposition. Le judicieux Proust a pensé que cette parfaite +neutralité devait, par sa nature, faire présumer, au contraire, +l'existence, pour l'eau, de certaines affections chimiques, +indépendantes de sa composition. Telle est la considération très +rationnelle qui a conduit ce chimiste à créer l'étude, désormais si +importante, des _hydrates_ proprement dits, envisagés comme une sorte de +sels nouveaux, où l'eau joue, pour ainsi dire, à l'égard des alcalis, le +rôle d'une espèce d'acide hydrique. L'examen de ces combinaisons, +souvent très énergiques, et de toutes les autres, plus ou moins +prononcées, que l'eau peut former, avec des substances quelconques, sans +se décomposer, constitue la troisième et dernière partie essentielle de +l'étude fondamentale de l'eau, envisagée rationnellement ici comme un +préliminaire indispensable au système général des études chimiques. + +Après m'être efforcé, dans cette leçon, de caractériser suffisamment, +quoique par une discussion sommaire, le but et l'esprit des conceptions +fondamentales qui me paraissent indispensables pour investir enfin +irrévocablement la science chimique de la rationnalité positive qui +convient à sa nature, je dois maintenant passer à l'examen philosophique +plus spécial des deux doctrines générales qui, dans la chimie actuelle, +présentent l'aspect le plus systématique, et, en premier lieu, +apprécier philosophiquement, dans la leçon suivante, l'importante +doctrine des proportions définies. + + + + +TRENTE-SEPTIÈME LEÇON. + +Examen philosophique de la doctrine chimique des proportions définies. + +Malgré la grande importance réelle de cette doctrine, on ne doit pas +méconnaître que, par sa nature, et même en la supposant complète, elle +ne saurait exercer qu'une influence secondaire sur la solution générale +du vrai problème fondamental de la science chimique, tel que je l'ai +caractérisé dans la trente-cinquième leçon, c'est-à-dire sur l'étude des +lois directement relatives aux phénomènes de composition et de +décomposition. Lorsque des substances quelconques sont placées en +relation chimique dans des circonstances déterminées, la théorie des +proportions définies ne tend nullement, en elle-même, à nous faire mieux +prévoir, parmi tous les cas que comporterait la composition des corps +proposés, à quelles séparations et à quelles combinaisons nouvelles la +réaction générale donnera effectivement lieu, ce qui constitue, +néanmoins, la question essentielle. Cette doctrine suppose, au +contraire, qu'une telle question est préalablement résolue; et, d'après +un tel point de départ, elle a pour objet d'évaluer immédiatement, dans +les cas où elle est applicable, la quantité précise de chacun des +nouveaux produits, et l'exacte proportion de leurs élémens, ce qui +constitue simplement un perfectionnement accessoire, quoique très utile, +de la recherche principale. Ainsi, la théorie des proportions chimiques +présente nécessairement aujourd'hui ce singulier caractère scientifique, +de rendre rationnelle, dans ses détails numériques, une solution qui, +sous son aspect le plus important, reste presque toujours +essentiellement empirique. + +On conçoit aisément par là pourquoi les illustres fondateurs de la +chimie moderne se sont, en général, si peu occupés d'une telle étude, +qu'ils devaient naturellement regarder comme subalterne. Leur principale +attention était justement fixée sur la recherche directe des lois +essentielles de la composition et de la décomposition. Mais, le rapide +développement de la science chimique ayant mis graduellement en évidence +les hautes difficultés de ce grand problème, les chimistes, sans +renoncer à la découverte ultérieure de ces lois, durent se rejeter +spontanément de plus en plus sur l'étude secondaire des proportions, +jusque alors négligée, qui, par sa nature, leur promettait un succès +plus facile et plus prochain. À la vérité, tant que cette théorie +subordonnée est conçue isolément de la théorie principale, elle ne +saurait, par cela même, remplir que très imparfaitement sa plus +importante destination, celle de suppléer, autant que possible, à +l'expérience immédiate, dont elle ne dispense dès lors que sous le point +de vue fort accessoire de la mesure des poids on des volumes. Aussi, la +doctrine des proportions définies n'acquerra-t-elle toute sa valeur +scientifique que lorsqu'elle pourra être enfin rattachée à un ensemble +satisfaisant de lois vraiment chimiques, dont elle constituera +naturellement l'indispensable complément numérique. + +Jusque là, néanmoins, l'usage habituel de cette doctrine peut évidemment +offrir aux chimistes un secours réel, quoique secondaire, en rendant +leurs analyses plus faciles et plus précises. Il est même incontestable +que le principe fondamental de cette théorie, en restreignant à un très +petit nombre de proportions distinctes les diverses combinaisons des +mêmes substances, tend indirectement à diminuer, en général, +l'incertitude primitive sur le résultat effectif de chaque conflit +chimique, puisqu'elle rend beaucoup moindre le nombre des cas +logiquement possibles, qui, sans cela, serait presque illimité. Sous +cet aspect, la doctrine des proportions définies doit être regardée +comme un préliminaire naturel à l'établissement des lois chimiques, dont +elle serait, à d'autres égards, un appendice essentiel. + +Si les corps pouvaient se combiner, entre certaines limites, suivant +toutes les proportions imaginables, il deviendrait, en effet, beaucoup +plus difficile de concevoir l'existence de lois invariables et +rigoureuses relatives à la composition ou à la décomposition, vu +l'infinie variété des produits auxquels une réaction quelconque pourrait +alors donner lieu. Ainsi, les illustres chimistes contemporains qui ont +principalement consacré leurs travaux à fonder la théorie générale des +proportions chimiques, tout en paraissant s'écarter du véritable but +caractéristique de la science qu'ils cultivent, auront fait néanmoins, +en réalité, un pas essentiel dans la voie directe du perfectionnement +rationnel, en simplifiant d'avance, à un haut degré, l'ensemble du +problème chimique, dont la solution effective est réservée à leurs +successeurs. Outre cette importante considération, j'ai déjà remarqué, +dans l'avant-dernière leçon, que la doctrine actuelle des proportions +définies nous offre aujourd'hui, par sa nature, le type le plus parfait +du genre précis de rationnalité que doit acquérir un jour la science +chimique, directement envisagée sous ses aspects les plus essentiels. +Tels sont les deux motifs prépondérans, l'un relatif à la doctrine, +l'autre à la méthode, qui m'ont déterminé à consacrer, dans cet ouvrage, +une leçon spéciale à l'examen philosophique de cette intéressante +théorie, sans exagérer néanmoins sa vraie valeur scientifique. + +Après avoir ainsi caractérisé sommairement le véritable objet de la +doctrine des proportions définies, et sa relation générale avec le +système total de la science chimique, il est indispensable, pour +faciliter son appréciation philosophique, de jeter d'abord un coup +d'oeil rapide mais rationnel sur l'ensemble de son développement +effectif, accompli tout entier dans le premier quart du siècle actuel. + +Dans cette belle série de recherches, l'impulsion primitive est +essentiellement résultée de la double influence nécessaire, d'un +phénomène fondamental découvert par Richter, et d'une indispensable +discussion spéculative établie par Berthollet. Arrêtons un moment notre +attention sur ce double point de départ. + +Pendant la seconde moitié du siècle dernier, plusieurs chimistes avaient +remarqué que, dans la décomposition mutuelle de deux sels neutres, les +deux nouveaux sels formés sont toujours également neutres. L'illustre +Bergmann, entre autres, avait spécialement insisté sur cette importante +observation. Toutefois, ce phénomène dut rester négligé, ou mal +apprécié, jusqu'à ce que, dans les dernières années de ce siècle, le +génie éminemment systématique de Richter, après l'avoir entièrement +généralisé, l'envisageant enfin sous son aspect le plus essentiel, en +eut rationnellement tiré la loi fondamentale qui porte si justement le +nom de ce grand chimiste. Cette loi consiste proprement en ce que, les +quantités pondérales des divers alcalis susceptibles de neutraliser un +poids donné d'un acide quelconque, sont constamment proportionnelles à +celles qu'exige la neutralisation du même poids de tout autre acide. +Telle est, évidemment, en effet, la conséquence immédiate du maintien de +la neutralité après la double décomposition. Dans l'ordre des idées +chimiques, la grande complication du sujet, et le peu de rationnalité de +nos habitudes intellectuelles jusqu'à présent, rendent très difficiles +les déductions les moins prolongées, quand elles ont un certain degré de +généralité et, par suite, un certain caractère d'abstraction; c'est +pourquoi une semblable transformation, qui paraîtrait presque spontanée, +si elle concernait une science plus simple et mieux cultivée, est +réellement ici, outre sa haute utilité, d'un mérite capital. Cette loi +de Richter, avec les divers complémens qu'elle a reçus depuis, constitue +la première base essentielle de la doctrine générale des proportions +chimiques. Elle a conduit, dès l'origine, à réaliser, pour un grand +nombre de composés, la destination principale de cette doctrine, +c'est-à-dire l'affectation à chaque substance d'un certain coefficient +chimique, invariable et spécifique, indiquant suivant quelles +proportions elle peut se combiner avec chacune de celles qui ont été +pareillement caractérisées. Il suffit, en effet, de déterminer, par une +double série d'essais préalables, la composition numérique de tous les +sels que peut former un seul acide quelconque avec les divers alcalis et +un seul alcali avec les différens acides, pour que la loi de Richter +permette d'en déduire aussitôt les proportions relatives à tous les +composés qui peuvent résulter de la combinaison binaire de ces deux +ordres de substances. Richter conduisit lui-même sa découverte jusqu'à +cette conséquence caractéristique, et dressa, pour les acides et les +alcalis, mais d'après une expérimentation trop restreinte et trop +imparfaite, une première table de ce qu'on a nommé plus tard les +_équivalens_ chimiques. + +Quoique Berthollet ait énergiquement combattu le principe exclusif des +proportions définies; on oublie trop aujourd'hui, ce me semble, que, le +premier entre tous les chimistes, il fixa directement l'attention sur la +considération générale et rationnelle des proportions dans l'ensemble +des phénomènes chimiques. Quelques années après la découverte de +Richter, Berthollet établit en principe fondamental, dans la _Statique +chimique_, l'existence nécessaire des proportions définies pour certains +composés de tous les ordres, et il assigna les conditions essentielles +de cette propriété caractéristique, qu'il attribuait ou à une notable +condensation des élémens combinés, ou à la précipitation graduelle d'un +composé insoluble, etc.; en un mot, à toutes les causes susceptibles de +soustraire le produit de la réaction chimique, à mesure qu'il se forme, +à l'influence ultérieure des agens primitifs. Il importe de reconnaître +cette belle théorie de Berthollet comme ayant été indispensable pour +fonder l'étude générale des proportions chimiques. On n'a point, en +effet, assez remarqué que la découverte de Richter, malgré son extrême +importance, ne pouvait suffire pour imprimer, par elle-même, une telle +impulsion scientifique; car, Richter ayant exclusivement considéré les +sels neutres, un tel cas, quoique très étendu, était, par sa nature, si +évidemment particulier sous le point de vue numérique, qu'il n'aurait +pu entraîner les esprits vers une théorie générale des proportions +déterminées. En tout temps, l'idée de neutralisation parfaite a dû, sans +doute, rappeler inévitablement aux chimistes celle d'une proportion +unique, en-deçà et au-delà de laquelle la neutralité était rompue. +Ainsi, autant il est naturel que la doctrine des proportions chimiques +ait commencé par l'étude des sels neutres, autant leur considération +isolée eût été nécessairement insuffisante pour provoquer à la formation +de cette doctrine générale. Il y a donc tout lieu de penser que la +grande découverte de Richter n'aurait pu amener les conséquences +étendues qu'on lui attribue communément d'une manière trop exclusive, +si, à l'examen d'un cas qui, par sa nature, ne pouvait faire loi pour +tous les autres, Berthollet n'avait point immédiatement ajouté la notion +rationnelle d'une grande variété de cas assujettis au même principe, et +dès lors susceptibles de conduire bientôt à son entière généralisation. +On voit ainsi que ce serait apprécier très imparfaitement la +participation capitale de Berthollet à la fondation de l'étude des +proportions chimiques, que de la réduire, comme on le fait d'ordinaire, +à la seule influence de la célèbre discussion que son ouvrage fit naître +sur ce sujet entre lui et Proust, malgré la haute importance des +heureux efforts de ce dernier chimiste, dans cette lutte mémorable, pour +établir directement le principe général des proportions déterminées et +invariables. + +Telle est donc la double influence fondamentale, expérimentale et +spéculative, d'où devait graduellement résulter le développement naturel +de la chimie numérique. À partir de cette origine, la principale phase +de ce développement doit être attribuée à une autre double action +capitale, produite par l'harmonie remarquable de la conception +systématique de M. Dalton avec l'ensemble des belles séries de +recherches expérimentales de MM. Berzélius, Gay-Lussac, et Wollaston. Il +me reste maintenant à caractériser sommairement ces diverses parties +essentielles de la grande opération scientifique qui a déterminé +l'entière formation de la doctrine des proportions définies, telle qu'on +la conçoit aujourd'hui. + +Aussitôt que l'illustre M. Dalton eut dirigé ses méditations vers cette +face de la science chimique, son génie éminemment philosophique le +poussa à embrasser, dans une seule conception générale, l'ensemble de +cet important sujet, quoique l'étude en fût, pour ainsi dire, naissante. +Ses heureux efforts produisirent la célèbre théorie atomistique, qui a +présidé jusqu'ici à tous les développemens ultérieurs de la doctrine des +proportions chimiques, et qui sert encore de base essentielle à son +application journalière. Le principe général de cette théorie consiste à +concevoir tous les corps élémentaires formés d'atomes absolument +indivisibles, dont les différentes espèces en se réunissant, le plus +souvent une à une, par groupes peu nombreux, constituent les atomes +composés du premier ordre, toujours mécaniquement insécables, mais alors +chimiquement divisibles, et qui, à leur tour, par une suite +d'assemblages analogues, font naître tous les autres ordres de +composition. Ce principe est tellement en harmonie avec l'ensemble des +notions scientifiques de tous genres, qu'il se réduit presque à une +heureuse généralisation directe des idées spontanément familières à tous +les esprits qui cultivent les diverses parties de la philosophie +naturelle: aussi son admission universelle a-t-elle eu lieu sans +obstacles. Quoiqu'un tel principe conduise évidemment, d'une manière +immédiate, à l'existence nécessaire des proportions déterminées, il +importe néanmoins de considérer, d'après la remarque très judicieuse de +M. Berzélius, que cette déduction serait essentiellement illusoire si +les combinaisons n'étaient point nécessairement restreintes à un très +petit nombre d'atomes; car, en supposant que ce nombre, même limité, +pût être fort grand, les divers assemblages binaires deviendraient +tellement multipliés, que l'on aurait presque alors l'équivalent réel +des combinaisons en proportions quelconques: en sorte que, sans cette +restriction capitale, la conception atomistique représenterait à peu +près également bien, par sa nature, les deux doctrines chimiques +opposées des proportions indéfinies ou définies. Mais, dès l'origine, M. +Dalton avait formellement établi que, dans toute combinaison, l'un des +principes immédiats entre constamment pour un seul atome, et l'autre +pour un seul aussi le plus souvent, et toujours pour un nombre fort +médiocre, qui excède rarement six. M. Dalton avait tellement senti +l'importance de cette restriction, que les limites ainsi posées par lui +ont semblé trop étroites à ses successeurs, qui n'ont pu, sans les +reculer, y faire rentrer toutes les combinaisons effectives[16]. Avec +cet indispensable complément, la conception atomistique représente +évidemment l'ensemble de la doctrine des proportions définies. +Toutefois, la nouvelle partie essentielle de cette doctrine qui en +dérive le plus naturellement, c'est surtout la théorie des multiples +successifs, dont la découverte caractérise plus spécialement l'influence +capitale de M. Dalton sur l'étude de la chimie numérique. De son point +de vue atomistique, il aperçut aisément, en effet, que si deux +substances peuvent se combiner en plusieurs proportions distinctes, les +quantités pondérales de l'une d'elles qui correspondront, dans les +divers composés, à un même poids de l'autre, devront suivre +naturellement la série des nombres entiers, puisque ces composés +résulteront ainsi de l'union d'un atome de la seconde substance avec un, +deux, ou trois, etc., atomes de la première: ce qui constitue un élément +principal, jusque alors entièrement ignoré, de la théorie des +proportions chimiques. + + [Note 16: Un chimiste distingué vient, en sens inverse, + de proposer récemment de restreindre toujours à trois les + diverses combinaisons binaire de tous les atomes, en + admettant un composé principal formé d'un atome de chaque + espèce, et deux composés plus complexes, obtenus en doublant + la quantité de l'un ou de l'autre principe immédiat. Il + serait, sans doute, très désirable que cette vue + systématique pût un jour se réaliser, puisqu'elle + simplifierait évidemment, à un haut degré, la doctrine + générale des proportions chimiques; mais il semble peu + probable qu'un tel résultat puisse jamais être obtenu, + malgré les efforts remarquables de l'auteur de cette + proposition pour y ramener les principales combinaisons + connues, surtout par une ingénieuse intervention de l'eau et + de deutoxide d'hydrogène. Toutefois ce projet mériterait, de + la part des chimistes, un examen sérieux: car les tentatives + de ce genre, même directement infructueuses, peuvent hâter + beaucoup le perfectionnement de la chimie numérique + actuelle.] + +Inspiré d'abord par les travaux de Richter et de Berthollet, mais +surtout guidé et soutenu ensuite, comme il l'a toujours si noblement +proclamé, par la conception générale de M. Dalton, M. Berzélius +entreprit, le premier, avec le plus heureux succès, une vaste étude +expérimentale de l'ensemble des points importans relatifs à la chimie +numérique, dont il a, plus qu'aucun autre chimiste, contribué à +développer et à coordonner les diverses parties. Il perfectionna +préalablement la loi de Richter, de façon à la lier intimement à la +théorie atomistique, en montrant que, dans les différens sels neutres +formés par un acide quelconque avec les divers alcalis, la quantité +d'oxigène de l'acide est non-seulement toujours proportionnelle à la +quantité d'oxigène de l'alcali, mais que le rapport de Richter, conçu +sous cette forme, est constamment exprimé par un nombre entier très +simple, que M. Berzélius reconnut plus tard être égal à celui des atomes +d'oxigène propres à la composition de l'acide. Ainsi présentée, cette +loi a été finalement étendue, par M. Berzélius lui-même, à tous les +composés du second ordre. Mais, c'est surtout dans l'étude numérique des +composés du premier ordre, seulement ébauchée par les travaux de Proust, +que les belles recherches de M. Berzélius ont introduit de nouvelles et +importantes lumières. En instituant une exacte comparaison générale +entre la composition des sulfures métalliques et celle des oxides +correspondans, il découvrit une loi essentielle, analogue à celle de +Richter pour les sels, et consistant en ce que la quantité de soufre des +premiers est constamment proportionnelle à la quantité d'oxigène +combinée, dans les seconds, avec un même poids du radical. Cette loi est +maintenant regardée, par induction, comme applicable à tous les composés +du premier ordre auxquels l'ensemble de leurs phénomènes permet +d'attribuer le même degré de neutralité chimique. Enfin, sous un dernier +aspect essentiel, les lumineuses séries analytiques de M. Berzélius ont +exactement vérifié, pour les divers degrés soit d'oxidation, soit de +sulfuration, etc., d'un radical quelconque, la loi des multiples +successifs, découverte par M. Dalton d'après sa théorie atomistique. + +Peu de temps après la fondation de cette même théorie, un autre chimiste +du premier ordre, M. Gay-Lussac, l'avait aussi confirmée dans son +ensemble, en suivant une marche très remarquable et entièrement neuve. +En analysant de préférence, comme le faisait principalement M. +Berzélius, des composés solides ou liquides, on avait l'avantage +essentiel d'obtenir plus aisément des résultats dont l'exactitude fût +incontestable: mais, d'un autre côté, la simplicité des rapports +numériques indiqués par la théorie corpusculaire y était nécessairement +plus difficile à constater avec une pleine évidence. Guidé par une +inspiration aussi heureuse que rationnelle, l'illustre élève du grand +Berthollet pensa très judicieusement que, si cette simplicité était +réelle, elle devait surtout se manifester hautement dans les +combinaisons gazeuses, considérées, non quant au poids, mais quant au +volume. De là, l'importante série des analyses numériques de M. +Gay-Lussac pour les composés gazeux, qui, en vérifiant, d'une manière +spéciale et irrécusable, le principe général de la doctrine des +proportions définies, l'a présenté en même temps sous ce nouvel aspect +fondamental, étendu, par une sage induction graduelle, à tous les cas +possibles: tous les corps, à l'état gazeux, se combinent dans des +rapports numériques de volume invariables et extrêmement simples. On +doit même, à ce sujet, remarquer accessoirement que M. Gay-Lussac, et +d'après lui plusieurs autres chimistes ou physiciens, ont appliqué très +heureusement cette belle découverte à la détermination rationnelle de la +pesanteur spécifique des gaz, avec une exactitude souvent comparable à +celle de l'évaluation expérimentale. Toutefois, on ne saurait +méconnaître que l'extension hypothétique de cette théorie des volumes à +un grand nombre de substances qu'on n'a pu jusqu'ici vaporiser, est +susceptible d'égarer les esprits qui n'ont pas d'abord saisi directement +l'équivalence générale et nécessaire du point de vue propre à M. +Gay-Lussac au point de vue originel de M. Dalton, strictement adopté par +M. Berzélius. Quoique ce dernier point de vue ait aujourd'hui +universellement prévalu, comme plus immédiatement conforme à la réalité +dans la plupart des cas, la considération des volumes n'en reste pas +moins très utile pour exprimer souvent avec plus de facilité, surtout à +l'égard des substances organiques, les résultats numériques de l'analyse +chimique. + +Il faut ranger enfin, parmi les recherches fondamentales qui ont +constitué la doctrine des proportions chimiques, les travaux +remarquables de l'illustre Wollaston, philosophe aussi recommandable par +la finesse et la pénétration de son esprit que par la rectitude et la +lucidité de son jugement. Nous ne devons pas ici considérer +principalement sa transformation, d'ailleurs très heureuse, de la +théorie atomistique proprement dite en celle des _équivalens_ chimiques, +qui offre un énoncé bien plus positif, et tend à préserver des enquêtes +radicalement inaccessibles auxquelles la première peut donner lieu, +quand elle n'est point judicieusement dirigée: cette substitution +constituerait, sans doute, une amélioration capitale, si elle ne se +réduisait point à un simple artifice du langage, la pensée réelle étant +restée essentiellement identique. Il convient encore moins de s'arrêter +aux expédiens ingénieux par lesquels Wollaston a si utilement popularisé +la chimie numérique en rendant son usage plus clair et plus commode. Ce +que nous devons surtout remarquer ici, ce sont les belles recherches de +ce chimiste sur la composition numérique des sels acides, dont la +conclusion générale a pu être étendue, par analogie, aux sels alcalins, +et former ainsi le complément indispensable de la grande découverte de +Richter sur les sels neutres. J'ai déjà indiqué précédemment que, quant +à ceux-ci, la fixité de leur composition numérique n'avait jamais pu, +par leur nature, être mise sérieusement en question. Mais, il en était +tout autrement à l'égard des sels avec excès d'acide; car aucune +considération ne semblait d'avance pouvoir, en général, limiter +réellement cet excès. Ce cas était peut-être, en lui-même, le plus +défavorable de tous au principe des proportions invariables. Il +importait donc éminemment de l'y assujettir aussi. C'est ce que +Wollaston exécuta de la manière la plus satisfaisante, en montrant, sur +quelques exemples bien choisis, qu'un sel neutre ne devient point +indéfiniment acide à mesure qu'on augmente sans cesse la quantité +d'acide contenue dans sa dissolution, mais contracte seulement un petit +nombre de degrés successifs d'acidité, caractérisés par certaines +proportions fixes, où la quantité totale d'oxigène propre à l'acide est +tour à tour double, triple, quadruple, etc., de celle qui lui correspond +pour le sel neutre. Le principe des proportions définies exigeait +nécessairement cette spéciale confirmation, qui est peut-être, par sa +nature, la plus décisive de toutes. + +Tels sont, à la fois, l'enchaînement rationnel et la filiation +historique des diverses séries de recherches principales dont +l'influence combinée a finalement produit la constitution actuelle de la +chimie numérique, en permettant de représenter, par un nombre invariable +affecté à chacun des différens corps élémentaires, leurs rapports +fondamentaux d'équivalence chimique, d'où, par des formules très +simples, expressions immédiates des lois ci-dessus indiquées, on passe +aisément à la composition numérique propre à chaque combinaison. Envers +une doctrine aussi récente, cette étude générale de son développement +effectif était, sans doute, la marche la plus convenable pour permettre +d'en porter, avec sécurité et avec clarté, un vrai jugement +philosophique. Aucun témoignage ne saurait, en effet, avoir, aux yeux +de tout philosophe, une puissance plus irrésistible en faveur de la +réalité nécessaire d'une telle doctrine, que cet admirable concours de +tant d'esprits éminens, qui, malgré la haute indépendance de leurs vues +originales, viennent tous exactement converger, par les diverses voies +générales qu'ils se sont ouvertes, vers le même principe fondamental de +la combinaison en proportions définies, et s'accordent ensuite +complétement sur son application positive à tous les cas de quelque +importance, sauf les variétés essentiellement relatives au mode +d'expression des résultats, tenant à ce que la théorie atomistique doit +laisser indéterminé, et, par suite, facultatif. Une coïncidence aussi +décisive dispense évidemment ici de toute démonstration directe, qui +serait déplacée dans cet ouvrage; mais, il importe beaucoup, au +contraire, pour bien apprécier la nature du perfectionnement capital +dont cette doctrine a encore indispensablement besoin, de jeter un coup +d'oeil sommaire sur les principales difficultés que peut lui opposer une +considération impartiale de l'ensemble des phénomènes chimiques. + +Commençons par indiquer brièvement, à ce sujet, les différens points +fondamentaux qui sont définitivement en dehors de toute contestation, +afin de mieux caractériser le véritable état de la question générale. + +Il est d'abord évident, et jamais aucun chimiste n'en a douté, que les +substances diffèrent aussi bien par la proportion que par la nature de +leurs principes constituans. Ceux mêmes qui admettent les combinaisons +en toute proportion, s'accordent tous à reconnaître, comme un axiome +essentiel de la philosophie chimique, qu'un changement quelconque dans +la seule composition numérique fait varier nécessairement l'ensemble des +propriétés spécifiques, à un degré d'autant plus prononcé que cette +altération est elle-même plus grande. Les phénomènes chimiques propres +aux corps vivans, quoique produisant les proportions à la fois les plus +variées et les plus graduelles, fournissent eux-mêmes, pour cette maxime +universelle, une éclatante confirmation. Aussi, dans l'état même le plus +grossier de l'analyse chimique, les chimistes se sont-ils toujours +efforcés d'assigner, autant qu'il leur était possible, comme une +propriété caractéristique, l'exacte proportion des élémens de chaque +substance. Quand on s'en dispensait, c'était précisément par la +conviction tacite que la combinaison proposée ne pouvait exister qu'en +une seule proportion, entre autres dans le cas des sels neutres. + +En second lieu, on a, depuis long-temps, universellement reconnu que, +entre deux substances quelconques, il existe toujours nécessairement un +certain minimum et un certain maximum de saturation réciproque, en-deçà +et au-delà desquels toute combinaison devient impossible. Personne n'a +jamais pensé, par exemple, qu'aucun radical pût réellement s'oxider ou +se sulfurer autant et aussi peu qu'on veuille l'imaginer. Les limites +effectives de la combinaison ont pu être seulement, dans les différens +cas, plus on moins distantes, et, tout au plus, conçues comme +susceptibles, par divers procédés, de certaines variations, qui ne +pouvaient elles-mêmes être indéfinies. Berthollet, plus que tout autre +chimiste, a surtout rationnellement établi l'existence générale et +nécessaire de ces limites de la combinaison, l'un des principaux +caractères qui la distinguent du simple mélange. Ainsi, même en ayant +égard aux variations possibles des limites connues, il est évident que +les deux degrés extrêmes de toute combinaison sont inévitablement +assujettis à des proportions spéciales et invariables. D'après ce point +de départ unanime, toute la discussion, entre les deux doctrines +opposées des proportions indéfinies et définies, se réduit réellement à +décider si le passage du minimum au maximum de saturation peut +s'effectuer graduellement, et par nuances presque insensibles, ou si, au +contraire, il s'opère toujours brusquement, par un petit nombre de +degrés bien déterminés. + +Enfin, la possibilité et l'existence effective des proportions définies +intermédiaires sont encore nécessairement admises par tous les +chimistes, dont les divergences à cet égard ne peuvent porter que sur la +généralité plus ou moins grande d'une semblable propriété. J'ai déjà +signalé ci-dessus l'idée de la neutralité comme ayant dû, à une époque +quelconque de la chimie, entraîner naturellement celle d'une proportion +déterminée et immuable. Le développement graduel des connaissances +chimiques a successivement fait attribuer le même caractère à des cas +toujours plus variés et plus étendus. Berthollet, qui a si profondément +traité ce sujet, a dévoilé plusieurs autres causes essentielles de +proportions définies, entièrement méconnues avant lui, et qui peuvent se +rencontrer dans presque toutes les combinaisons, en modifiant certaines +circonstances du phénomène. La question précise consiste donc finalement +à savoir si, outre ces composés déterminés, assujettis à des proportions +fixes, entre les deux limites de toute combinaison, il existe ou non, en +général, une série continue d'autres composés intermédiaires, à +caractères moins prononcés; en un mot, si, comme on le pense +aujourd'hui, la proportion définie constitue la règle, ou seulement, +comme Berthollet avait tenté de l'établir, l'exception, d'ailleurs très +importante à considérer: tel est, à ce sujet, le seul dissentiment qui +puisse aujourd'hui être examiné. + +Par les considérations indiquées au début de cette leçon, il est +évident, ce me semble, que la décision définitive d'une telle question, +dans un sens ou dans l'autre, ne saurait avoir, à beaucoup près, pour le +système général de la science chimique, toute l'importance qu'on y +attache communément. Sans doute, en restreignant à un très petit nombre +les diverses combinaisons possibles des mêmes substances, la doctrine +des proportions définies a très heureusement tendu, comme je l'ai +établi, à simplifier le problème général de la chimie, tel que je l'ai +posé dans cet ouvrage. Mais il ne faudrait pas croire que, sans cette +préalable simplification, sa solution fût radicalement impossible: car +elle serait seulement plus difficile, et surtout moins précise. Si, au +premier abord, l'existence d'un nombre indéterminé de combinaisons +distinctes entre des élémens identiques, paraîtrait devoir interdire +l'établissement d'aucune loi constante sur les compositions et les +décompositions, il faut reconnaître, par une considération plus +approfondie, que, dans une semblable hypothèse, ces divers composés +successifs auraient nécessairement des propriétés très peu différentes, +en sorte qu'il n'importerait guère de pouvoir les distinguer avec une +scrupuleuse précision. Les termes d'une telle série qui seraient +vraiment caractérisés par des propriétés très tranchées, se +trouveraient, par cela même, comme l'établit la théorie de Berthollet, +assujettis, en général, à des proportions définies, et, par conséquent, +la difficulté scientifique n'en recevrait aucun accroissement nouveau. +Ainsi, la précision chimique resterait encore également possible, là où +elle acquiert une véritable importance, et ne cesserait d'être permise +qu'à l'égard des cas où elle n'aurait aucune valeur essentielle. Ces +réflexions philosophiques ne sont nullement destinées à diminuer le haut +intérêt si justement attaché à la belle doctrine des proportions +définies, mais seulement à empêcher, autant que possible, que son +exclusive considération ne fasse perdre de vue le vrai but scientifique +de la chimie. On conçoit que les importantes séries de travaux +nécessaires à la formation de cette doctrine aient dû absorber +essentiellement les éminens chimistes qui y ont si bien concouru. Mais +leurs successeurs, pour lesquels, depuis dix ans au moins, la chimie +numérique est tout aussi pleinement constituée qu'aujourd'hui, ne +devraient point se borner, sans doute, à contempler ce vestibule, +presque superflu, de la science chimique, pendant qu'ils négligent la +construction directe, à peine ébauchée, de l'édifice lui-même, vers +laquelle il est temps que l'attention se reporte enfin. + +Il est, néanmoins, indispensable de considérer exactement ici jusqu'à +quel point le principe général des proportions définies peut être +regardé désormais comme irrévocablement établi. À la manière dont une +telle question a été posée ci-dessus, on reconnaît évidemment qu'elle ne +saurait comporter de solution catégorique que par un examen effectif de +tous les composés connus. Or, cet examen a été précisément effectué, de +la manière la plus étendue et la plus décisive, pour tous les cas +importans, par les illustres fondateurs de la chimie numérique, comme je +l'ai précédemment expliqué. Il reste donc seulement à discuter si cette +doctrine est suffisamment compatible avec certains phénomènes chimiques, +négligés pendant sa formation, et qu'on s'est efforcé d'y rattacher +ensuite. + +La première objection générale a été tirée du phénomène si important de +la dissolution, évidemment possible en une infinité de proportions +différentes. Il faut franchement reconnaître qu'on n'a répondu jusqu'ici +à cette grande difficulté que par des distinctions peu satisfaisantes, +et quelquefois même plus subtiles que réelles, entre l'état de +dissolution et celui de combinaison. Sans doute, on peut signaler, entre +ces deux états, cette différence essentielle que le premier maintient +intactes toutes les propriétés chimiques de chaque substance, tandis que +le second les altère toujours plus ou moins. Mais, sous tout autre +rapport, il doit paraître impossible de ne point regarder, ainsi qu'on +le propose, le phénomène de la dissolution comme un phénomène vraiment +chimique. La dissolution présente évidemment, d'une manière tout aussi +prononcée au moins que la combinaison elle-même, ce caractère spécifique +et électif propre aux affections chimiques. Elle est toujours +susceptible, ainsi que la combinaison, d'une limite supérieure de +saturation, quoiqu'elle ne comporte point, à la vérité, de limite +inférieure. Par ces deux propriétés essentielles, l'état de dissolution +diffère radicalement de celui de simple mélange, qui ne peut +naturellement exclure aucune proportion. Quant au seul caractère du +maintien ou de l'altération des propriétés chimiques de la substance +dissoute ou combinée, il est peut-être moins décisif, en général, qu'on +ne le pense communément. Ceux qui regardent la dissolution comme le plus +faible degré de la combinaison peuvent répondre que, dans toute +combinaison peu énergique et où la saturation est très imparfaite, les +propriétés du principal agent doivent être naturellement à peine +dissimulées. Quand, par exemple, un alcali très puissant forme un +sous-sel avec un acide très faible, les propriétés essentielles du +premier ne sont pas beaucoup plus altérées par une telle combinaison que +par une simple dissolution, comme on le voit surtout dans les +sous-carbonates alcalins proprement dits. D'un autre côté, comment juger +positivement si la dissolution a rigoureusement maintenu, sans aucune +altération, les propriétés d'une substance, dans les cas nombreux où +cette substance ne peut manifester son activité chimique qu'après avoir +été préalablement dissoute? On manque évidemment alors du second terme +de la comparaison. Ainsi, malgré les distinctions proposées, je +considère l'extension effective du principe des proportions définies aux +phénomènes de la dissolution, comme la seule réponse pleinement +irrécusable qui puisse être faite à l'importante objection fondée sur la +considération de ces phénomènes. Or, cette extension, quoique très +difficile, ne me semble point nécessairement impossible à réaliser. +Car, en l'admettant, il suffirait, pour la concilier avec les phénomènes +ordinaires, d'envisager tous les degrés successifs de concentration du +liquide comme de simples mélanges du petit nombre de dissolutions +définies qu'on aurait établies, soit entre elles, soit avec le +dissolvant, à la manière des mélanges habituels de l'eau avec l'alcool, +ou l'acide sulfurique, etc. Cette hypothèse a déjà été proposée pour +d'autres cas, où elle devait sembler moins admissible. Sa vérification +positive doit, d'ailleurs, être extrêmement délicate, en quelque cas que +ce soit. Du reste, en reprenant, sous ce point de vue, l'étude générale +des dissolutions, il deviendrait indispensable, pour la rendre +pleinement rationnelle, de la combiner avec celle des autres phénomènes +chimiques analogues, relatifs à l'absorption des gaz par les liquides ou +par les solides poreux. Tous ces divers modes d'union moléculaire sont +souvent assez énergiques pour résister à des influences susceptibles de +détruire certaines combinaisons proprement dites: pourquoi ne +seraient-ils point, comme elles, soumis à la règle des proportions +définies, si cette règle constitue vraiment une loi fondamentale de la +nature? + +Les considérations précédentes peuvent être appliquées, d'une manière +bien plus frappante, à un autre cas très étendu, quoique plus +particulier, celui des divers alliages métalliques. Ici, on ne peut +certainement contester, en aucune façon, l'existence d'un véritable état +de combinaison, comparable à celui d'un grand nombre des composés +assujettis aux lois de la chimie numérique: et, néanmoins, presque +toutes les proportions s'y trouvent évidemment réalisées entre certaines +limites. La supposition d'un mélange, qu'on n'a pas même tenté +d'appliquer en ce cas, serait cependant le seul moyen de maintenir, +envers de tels composés, la généralité du principe de la chimie +numérique. Mais il paraît bien difficile de concevoir, entre des +solides, un véritable mélange, qui puisse subir, sans aucune altération +évidente, de grands changemens de température, l'influence de la +cristallisation, et plusieurs autres causes perturbatrices qui +sembleraient devoir le détruire nécessairement. Cette question délicate +ne peut être réellement décidée que par une suite spéciale, +rationnellement instituée, d'expériences directes sur les limites +générales de la permanence des mélanges dont la nature n'est nullement +équivoque. Ce nouvel ordre de recherches serait également indispensable +pour juger positivement de la validité des explications proposées, avec +une confiance trop hasardée, dans plusieurs autres questions de chimie +numérique, par exemple à l'égard de certains oxides. En général, +l'hypothèse habituelle d'un mélange a dû nécessairement prévaloir comme +le seul moyen de ramener à la loi des proportions définies les diverses +combinaisons qui semblent d'abord susceptibles d'une proportion +indéterminée. Un tel dénouement est, sans doute, très rationnel, mais à +la stricte condition de ne point rester indéfiniment hypothétique. Or, +quoique l'état de mélange ait été, en quelques rares occasions, +réellement constaté, on se contente ordinairement aujourd'hui, à ce +sujet, d'éluder ainsi la difficulté par cet expédient facile, sans +s'occuper aucunement d'établir, sur une expérimentation convenable, une +véritable théorie chimique du mélange, qui puisse, en réalisant de +semblables projets d'explication, détruire enfin une importante +objection contre le principe fondamental de notre chimie numérique. Il y +a lieu d'espérer, toutefois, que le travail essentiel, dont je viens +d'indiquer l'esprit général, permettra plus tard aux chimistes de mettre +ce principe à l'abri de toute difficulté sérieuse sous ce rapport. + +Mais, indépendamment de tous ces divers motifs secondaires, l'obstacle +le plus profond et le plus capital à la généralisation rationnelle de la +loi des proportions définies, celui qu'il est indispensable de +surmonter sous peine de réduire cette loi importante à une simple règle +empirique, uniquement destinée à faciliter un certain ordre d'analyses +chimiques, consiste dans l'étrange anomalie générale que présente jusque +ici, à cet égard, l'ensemble des substances dites organiques. + +Il a été précédemment remarqué, d'après M. Berzélius, que les +proportions ne seraient point réellement _définies_, dans l'acception +actuelle des chimistes, si, pour représenter la composition numérique de +certaines substances, on était forcé d'y supposer un nombre très élevé +d'atomes élémentaires, qui n'exclurait point, en d'autres cas, +l'existence de tous les nombres inférieurs envers les mêmes élémens. Or, +c'est ce qui a éminemment lieu, de la manière la plus étendue, dans ce +qu'on nomme la chimie organique, où l'on voit souvent un élément entrer, +tantôt pour cent cinquante à deux cents atomes, tantôt pour deux ou +trois, et offrir ensuite la plupart des degrés intermédiaires, de telle +sorte que, les divers composés de ce genre présentant d'ailleurs les +mêmes élémens essentiels, l'ensemble de leur composition numérique +réalise, à l'égard de ces élémens, presque toutes les proportions +imaginables. Aussi les chimistes n'hésitent-ils point aujourd'hui à +proclamer, plus ou moins franchement, que les substances organiques +échappent au principe des proportions définies. Mais un tel aveu, s'il +devait être définitif, équivaudrait réellement, ce me semble, à +reconnaître que ce principe ne constitue point une véritable loi de la +nature, ou, ce qui serait presque identique, que cette loi convient à +tous les élémens, excepté à l'oxigène, à l'hydrogène, au carbone, et à +l'azote. Car autrement, la séparation, évidemment arbitraire, que l'on +établit entre la chimie inorganique et la chimie organique, +pourrait-elle avoir une aussi profonde influence? Une loi réelle doit, +sans doute, être radicalement indépendante de cette vicieuse division +scolastique. Au fond, toute chimie n'est-elle point, par sa nature, +nécessairement inorganique, c'est-à-dire homogène? Ainsi, l'immense +exception que paraît offrir la composition numérique des substances +dites organiques, doit, si elle est irrévocable, ruiner scientifiquement +la doctrine des proportions définies, envisagée comme une théorie +vraiment rationnelle, et la rabaisser à l'assemblage purement empirique +de certaines remarques analytiques plus ou moins particulières et d'un +usage plus ou moins commode. Cette doctrine aurait alors, en réalité, +une consistance scientifique beaucoup moins satisfaisante que dans la +théorie de Berthollet: car celle-ci, en restreignant à certains cas les +proportions définies, leur assignait au moins des causes rigoureuses et +intelligibles, tandis que, dans l'état provisoire de l'ensemble actuel +de la chimie numérique, les cas de proportions définies resteraient +encore limités, quoique à un moindre degré, sans que la restriction fût +susceptible d'aucune justification véritable. Comme le principe des +proportions définies ne peut, évidemment, par sa nature, être +directement fondé sur aucune considération _à priori_, il ne saurait +devenir vraiment rationnel que par une entière et stricte généralité, +qui peut seule le dispenser d'une explication positive. + +Les considérations présentées dans les deux leçons précédentes, et qui +se trouveront encore spécialement fortifiées par la trente-neuvième +leçon, sur l'impérieuse nécessité de concevoir désormais la science +chimique comme un tout homogène, sans aucune vaine distinction d'origine +organique ou inorganique, montrent cette difficulté capitale sous son +jour le plus éclatant. Je crois avoir, à ce sujet, radicalement détruit +d'avance la principale ressource actuelle, qui consiste, en regardant +les composés organiques comme ternaires ou quaternaires, à limiter aux +seuls composés binaires la loi des proportions définies. Outre ce qu'une +telle restriction aurait évidemment d'arbitraire et d'irrationnel, j'ai +établi la nécessité et la possibilité, pour le perfectionnement +essentiel de la science chimique, de ramener désormais toute combinaison +quelconque à la conception universelle du dualisme. + +Si l'on ne pouvait réaliser cette double amélioration fondamentale qu'en +renonçant à la doctrine des proportions définies, envisagée comme +théorie générale, on ne devrait point, ce me semble, hésiter à faire un +tel sacrifice; car les progrès que la chimie doit nécessairement +éprouver par l'homogénéité des conceptions et par le dualisme +systématique ont, sans doute, une bien plus haute importance que le +perfectionnement général des études chimiques sous le simple point de +vue numérique. Mais, malgré les apparences, il n'y a point, au fond, la +moindre incompatibilité réelle entre ces deux sortes de progrès. +J'espère prouver, au contraire, par les considérations suivantes, que la +dissolution de la chimie organique comme corps de doctrine séparé, et +surtout l'extension rationnelle du dualisme à tous les composés +organiques, offrent les seuls moyens réels de faire naturellement +acquérir enfin à la loi des proportions définies la généralité complète +qui lui est indispensable. Quoique la nature de cet ouvrage m'interdise +de donner ici à cette conception nouvelle les développemens essentiels +qui pourraient la faire goûter, une simple indication générale suffira +peut-être néanmoins pour la caractériser auprès des lecteurs qui auront +convenablement saisi l'esprit des deux leçons précédentes. + +En incorporant désormais au système uniforme de la chimie proprement +dite, tous les composés organiques susceptibles de la stabilité +nécessaire, on sera simultanément conduit, par la même opération +philosophique, comme je l'ai déjà indiqué dans la dernière leçon, à +réunir au domaine de la physiologie, soit végétale, soit animale, +l'étude des nombreuses substances secondaires qui ne doivent leur +existence passagère et variable qu'au développement des phénomènes +vitaux, et qui surtout ne présentent un véritable intérêt scientifique +que sous le point de vue biologique. Cette importante séparation +deviendra plus nette par un examen direct, réservé pour la +trente-neuvième leçon; je dois me borner en ce moment à l'énoncer comme +dérivant essentiellement, en principe, de la distinction fondamentale +entre l'état de mort et l'état de vie. La seconde classe des matières +organiques, qui est de beaucoup la plus étendue, se compose, en majeure +partie, de véritables mélanges, qui, en tant que tels, comportent +naturellement toutes les proportions imaginables, seulement limitées +alors par les conditions vitales. Quant à celles de ces substances où +l'on doit admettre des combinaisons réelles, il faudra, sans doute, les +concevoir, en principe, assujetties à la loi des proportions définies, +qui, sans cette rigoureuse extension, ne saurait avoir entièrement son +vrai caractère scientifique. Mais la complication de tels composés, et +surtout leur instabilité, ne permettront peut-être jamais de les étudier +avec succès sous le point de vue numérique, qui, d'ailleurs, n'offre, en +biologie, qu'un intérêt très subalterne. Cette épuration essentielle de +la science chimique, outre sa haute importance directe, fournit donc +accessoirement une puissante ressource préliminaire pour diminuer +beaucoup la difficulté fondamentale qu'on éprouve aujourd'hui à étendre +aux composés organiques la loi des proportions définies. Néanmoins, +après une semblable préparation, le domaine rationnel de la chimie +comprendrait encore un tel nombre de ces composés, que cette extension +indispensable ne saurait être enfin réalisée, sans que le point de vue +chimique ordinaire, à l'égard de ces substances ternaires ou +quaternaires, n'ait été d'abord radicalement changé. Or, l'établissement +général du dualisme rigoureux, dont j'ai déjà établi, sous des rapports +d'une plus haute importance, la nécessité fondamentale, remplit, ce me +semble, de la manière la plus naturelle, ce dernier office essentiel +envers la doctrine générale des proportions chimiques. C'est ce qui me +reste maintenant à expliquer sommairement. + +L'irrationnelle obstination des chimistes à considérer les combinaisons +dites organiques comme ternaires ou quaternaires, en confondant leur +analyse élémentaire avec une analyse immédiate, est si loin d'être +propre, comme ils le croient, à justifier la doctrine numérique de ne +point s'étendre à ces combinaisons, qu'elle constitue, au contraire, par +la nature même du sujet, le principal obstacle à cette extension +générale. En effet, tant que l'oxigène, l'hydrogène, le carbone et +l'azote y seront envisagés comme directement unis, en combinaison +ternaire ou quaternaire, les nombreux composés qui devront être reconnus +distincts, même après une judicieuse et sévère épuration, continueront à +former dès lors une invincible objection contre le principe fondamental +de la chimie numérique. Mais si, au contraire, ces substances organiques +devenaient de simples composés binaires du second ordre, ou, tout au +plus, du troisième, dont les principes immédiats seraient seuls formés +par la combinaison directe et toujours binaire de ces trois ou quatre +élémens, on parviendrait à représenter exactement toutes les variétés +numériques effectives que constate l'analyse élémentaire, en se bornant +à concevoir, pour chaque degré de combinaison, un très petit nombre de +proportions distinctes et bien définies. + +Considérons d'abord le cas ternaire, essentiellement propre aux composés +d'origine végétale. + +Les trois élémens dont ils sont formés peuvent être unis en trois sortes +de combinaisons binaires. En combinant de nouveau deux à deux ces +premiers composés, ce qui conduit à employer toujours simultanément les +trois élémens, oxigène, hydrogène et carbone, on obtient trois classes +principales de composés du second ordre, qui, pour plus de clarté, dans +l'écriture chimique actuelle, peuvent être représentés, en supprimant +toute indication numérique, par les trois formules générales: + + oh+oc, oc+ch, oh+ch. + +Or, dans l'état présent de la chimie, chacun des termes de ces diverses +formules correspond réellement à deux corps bien distincts, tels que +l'eau et le deutoxide d'hydrogène, le gaz oxide de carbone et le gaz +acide carbonique, l'hydrogène carboné et le gaz oléfiant. Ainsi, en +n'admettant qu'une seule proportion pour la combinaison binaire de ces +corps, on pourvoirait déjà à la composition numérique de douze +substances aujourd'hui ternaires. Mais, d'un autre côté, il doit +paraître impossible de ne pas concevoir, en général, au moins trois +proportions différentes pour toute combinaison binaire; l'une +constituant la neutralisation parfaite, et les autres les deux limites +extrêmes de la saturation réciproque: l'ensemble des analogies chimiques +indique même évidemment, dans la plupart des cas bien explorés, un plus +grand nombre de composés divers. Néanmoins, en se bornant au principe +rationnel des trois rapports, il est clair que, même avec les seules +combinaisons aujourd'hui connues de ces trois élémens, on peut parvenir, +par un dualisme invariable, à représenter trente-six compositions +distinctes, sans dépasser le second ordre. Enfin, il n'y aurait, sans +doute, rien d'étrange maintenant à concevoir aussi une troisième +combinaison possible entre l'oxigène et le carbone, où entre celui-ci et +l'hydrogène, etc., qui, de nos jours, en fournissent deux, après avoir +été long-temps regardés comme n'en admettant qu'une seule. Dès lors, par +l'ensemble de ces considérations, chacun peut aisément s'assurer que le +dualisme permettrait d'assujettir, de la manière la plus naturelle et la +plus complète, à la loi générale des proportions définies, +quatre-vingt-un composés du second ordre formés d'oxigène, d'hydrogène +et de carbone; ce qui serait, sans doute, plus que suffisant pour +représenter l'analyse élémentaire de toutes les substances vraiment +distinctes propres à la chimie végétale. + +Passons maintenant au cas quaternaire, qui caractérise surtout ce qu'on +nomme la chimie animale. + +Les classes principales de composés du second ordre semblent d'abord +devoir être ici plus nombreuses; mais, la condition indispensable de +faire concourir les quatre élémens à la fois permet encore seulement +trois classes, représentées, comme ci-dessus, par les formules générales + + oh+ac, oc+ah, oa+hc. + +Si l'on se borne strictement aux combinaisons connues aujourd'hui, les +termes oh, oc, hc, déjà précédemment considérés, correspondent chacun à +deux corps distincts; le terme ah ne représente encore qu'un seul corps, +ainsi que le terme ac; mais le terme oa indique cinq composés différens. +Dès lors, ces trois formules fourniraient seulement quatorze +compositions diverses, avec une seule proportion, et quarante-deux, en +admettant les trois rapports. Mais, en appliquant à tous les degrés la +règle très rationnelle de la triple combinaison binaire, sans s'arrêter +aux inévitables lacunes de la chimie actuelle, les formules précédentes +comprendraient quatre-vingt-dix-neuf composés du second ordre, +maintenant envisagés comme quaternaires. L'analyse rationnelle des +substances animales est probablement fort loin d'en exiger réellement un +aussi grand nombre. Du reste, les matières animales ayant subi, en +général, un degré d'élaboration vitale de plus que les matières +simplement végétales, il serait, ce me semble, très philosophique de +reconnaître, à leur égard, la possibilité d'un ordre de composition +supérieur, que les combinaisons physiologiques doivent surtout tendre à +réaliser. + +Dans une semblable hypothèse, sans dépasser le troisième ordre, comme +toutes les combinaisons binaires seraient alors logiquement admissibles, +il est facile de constater, par la même méthode, que cette conception +suffirait à représenter, entre l'oxigène, l'hydrogène, le carbone et +l'azote, plus de dix mille composés prétendus quaternaires, tous formés +d'après un dualisme invariable, et tous évidemment assujettis, sous la +forme à la fois la plus simple et la plus stricte, à la loi des +proportions définies, quoique étant, néanmoins, parfaitement distincts +les uns des autres. Sans doute, la nature ne saurait permettre la +réalisation effective d'une grande partie de ces combinaisons +spéculatives. Mais j'ai cru devoir poursuivre les conséquences de ma +conception jusqu'à cette extrême limite idéale, qui n'offre rien +d'irrationnel, afin de caractériser, avec une plus énergique évidence, +toute la fécondité des ressources simples et directes que fournirait +cette théorie nouvelle pour satisfaire enfin aux justes exigences des +philosophes impartiaux quant à la généralisation si indispensable, et +aujourd'hui si incomplète, des lois fondamentales de la chimie +numérique. Je serais, à cet égard, pleinement satisfait si quelques-uns +des esprits distingués qui cultivent aujourd'hui la science chimique +croyaient, d'après cette indication sommaire, pouvoir contribuer à son +perfectionnement général, en suivant la voie que je viens de leur +ouvrir, et dans laquelle ma destination spécialement philosophique doit +m'interdire l'espoir de jamais marcher moi-même. + +Si l'on n'adoptait point cette conception, ou si, par toute autre +méthode équivalente, dont je ne saurais comprendre quel pourrait être le +principe, on ne parvenait point à étendre réellement aux composés +organiques la doctrine des proportions définies, il faudrait +nécessairement renoncer à ériger cette doctrine en une loi essentielle +de la philosophie naturelle, et rentrer enfin dans la grande théorie de +Berthollet, en se bornant à élargir beaucoup les cas généraux de +proportions fixes qu'il avait admis. Dans l'état présent de l'ensemble +de la question, il ne saurait exister aucune autre alternative. Mais, la +théorie que je propose n'ayant pas été directement instituée pour une +telle destination, et dérivant, au contraire, de la manière la plus +naturelle, de principes établis, par un tout autre ordre de +considérations supérieures, pour les besoins fondamentaux de la +philosophie chimique, cette remarquable coïncidence constitue, ce me +semble, une puissante présomption en faveur de sa réalisation future et +peut-être prochaine. + +Tels sont les importans résultats généraux de l'examen philosophique +auquel j'ai dû soumettre, dans cette leçon, la doctrine actuelle des +proportions chimiques, envisagée sous ses divers aspects essentiels. +Chacun peut désormais juger avec exactitude du véritable progrès +fondamental de cette intéressante partie des études chimiques depuis son +origine jusqu'à ce jour, des conditions essentielles qui doivent encore +y être remplies avant de convertir le principe de cette doctrine en une +grande loi de la nature, et enfin de la marche rationnelle qui peut +seule conduire à cette constitution finale de la chimie numérique. + +Je dois maintenant considérer, sous un dernier point de vue général, +l'ensemble actuel de la chimie inorganique, en consacrant la leçon +suivante à l'examen philosophique de la théorie électro-chimique. + + + + +TRENTE-HUITIÈME LEÇON. + +Examen philosophique de la théorie électro-chimique. + +Dès l'origine de la chimie moderne, l'influence chimique de +l'électricité a commencé à se manifester, d'une manière non équivoque, +dans plusieurs phénomènes importans, et surtout dans l'expérience +capitale de la recomposition de l'eau par la combinaison directe de +l'oxigène avec l'hydrogène, déterminée à l'aide de l'étincelle +électrique. Mais, la puissance d'un tel agent, quoique de plus en plus +employée, ne pouvait attirer fortement l'attention spéciale des +chimistes, jusqu'à ce que l'immortelle découverte de Volta vînt +permettre de dévoiler sa principale énergie, en rendant l'action +électrique à la fois plus complète, plus profonde, et plus continue. +Depuis cette mémorable époque, de nombreuses séries de phénomènes +généraux ont graduellement constaté que l'électricité constitue un agent +chimique encore plus universel et plus irrésistible que la chaleur +elle-même, soit pour la décomposition, soit même pour la combinaison. +Toutefois, quelle que soit désormais l'importance fondamentale de +l'électro-chimie actuelle, il y a lieu de craindre qu'on ne s'exagère +beaucoup aujourd'hui la véritable influence rationnelle d'un tel ordre +de considérations sur le système général de la science chimique. Quoique +la chimie soit ainsi liée plus intimement à la physique que par aucune +autre classe de phénomènes, il n'en serait pas moins radicalement +contraire à la saine philosophie de cesser, d'après ces relations, de +l'envisager comme une science parfaitement distincte, en confondant, +ainsi qu'on le propose, les propriétés chimiques parmi les propriétés +électriques. L'objet essentiel de cette leçon, sous le point de vue +philosophique, est de faire sentir combien il est indispensable de +maintenir avec fermeté l'originalité fondamentale de la science +chimique, sans atténuer, néanmoins, l'étendue et l'importance de ses +vrais rapports généraux avec l'électrologie. Il faut, à cet effet, +considérer d'abord sommairement la filiation réelle des principales +notions qui ont graduellement conduit à former la théorie +électro-chimique actuelle, telle que M. Berzélius l'a surtout +systématisée. + +Le premier effet chimique important obtenu par l'influence voltaïque, +consiste dans la décomposition de l'eau, que Nicholson parvint à +constater en 1801. Cette découverte devait nécessairement résulter d'un +examen attentif de l'action naturelle de la pile, sans aucune intention +chimique. Quoiqu'elle n'ait immédiatement abouti, pour la chimie, qu'à +confirmer d'une nouvelle manière une vérité mise depuis long-temps hors +de doute, elle n'en constitue pas moins le vrai point de départ de +l'ensemble des études électro-chimiques, comme ayant spontanément +révélé, par un exemple irrécusable, la haute énergie chimique de +l'admirable instrument que Volta venait de créer. On doit même rattacher +à cette origine les premières tentatives pour fonder une théorie +générale des phénomènes électro-chimiques: car la conception proposée +alors par Grothuss afin d'expliquer l'observation de Nicholson, d'après +la polarité électrique des molécules, contient réellement le germe +primitif de toutes les idées essentielles qui, graduellement étendues et +développées, à mesure que les phénomènes l'ont exigé, constituent +maintenant la théorie électro-chimique. + +Une fois avertis, par cette observation fondamentale, de la puissance +analytique propre à la pile de Volta, il était naturel que les chimistes +s'efforçassent d'appliquer ce nouvel agent à la décomposition des +substances qui avaient résisté jusque alors à l'ensemble des moyens +connus. Cette première suite d'essais produisit, au bout de quelques +années, la brillante découverte de l'illustre Davy sur l'importante +analyse des alcalis proprement dits et des terres, que n'avaient pu +encore opérer les influences purement chimiques. La grande et belle +théorie de l'immortel Lavoisier avait conduit, dès sa naissance, à +prévoir un tel résultat général, en établissant que toute base +salifiable devait nécessairement provenir de la combinaison de l'oxigène +avec un métal quelconque. À la vérité, la découverte essentielle de +Berthollet sur la vraie composition de l'ammoniaque avait dû +naturellement altérer déjà la confiance, jusque alors complète, +qu'inspirait à tous les chimistes cette prévision rationnelle. Mais +cette exception encore isolée, quoique capitale, ne pouvait alors +prévaloir à cet égard sur l'ensemble des principales analogies +chimiques. Il était donc vraiment inévitable que les chimistes, mis en +possession d'un nouveau moyen analytique, dont l'énergie ne pouvait être +contestée, entreprissent de constater la présence de l'oxigène dans les +alcalis et dans les terres. L'importance majeure du beau résultat obtenu +par Davy ne doit pas, sans doute, faire illusion sur la difficulté +réelle d'une découverte aussi complétement préparée. L'institution du +procédé purement chimique, d'après lequel M. Gay-Lussac parvint, un peu +plus tard, à confirmer l'analyse électrique de la potasse, constituait +peut-être un problème plus difficile, quoique le succès dût en être +beaucoup moins éclatant. + +L'importante observation de Nicholson avait commencé l'électro-chimie; +la belle découverte de Davy, outre sa haute valeur directe, détermina, +dans cette nouvelle direction, une impulsion générale et décisive, qui +fut la véritable source de tous les progrès ultérieurs. Néanmoins, il +restait encore à étudier en elle-même l'influence chimique de +l'électricité, envisagée sous un point de vue purement scientifique, et +non plus seulement comme un moyen prépondérant d'opérer des +décompositions nouvelles. Or le grand travail de Davy ne pouvait manquer +encore de déterminer bientôt, d'une manière indirecte, mais nécessaire, +cette indispensable conséquence philosophique. Car la chimie se trouvait +ainsi avoir, évidemment, réalisé tout d'un coup les plus importantes et +les plus difficiles des analyses inaccessibles jusque alors aux voies +ordinaires; et, en effet, la science n'a fait depuis, sous ce rapport, +aucune autre acquisition essentielle. Le sentiment de plus en plus +profond de cette vérité frappante devait inévitablement rendre de plus +en plus scientifique l'attention déjà irrévocablement fixée sur les +actions électro-chimiques, bientôt assujetties à une étude directe et +régulière. Cette dernière conséquence, qui a achevé de constituer +l'électro-chimie, comme une partie fondamentale de la science chimique, +a été surtout réalisée par l'importante série de recherches de M. +Berzélius sur la décomposition voltaïque de tous les sels, et ensuite +des principaux oxides et acides. De telles analyses, dont les résultats +étaient faciles à prévoir d'après les expériences de Davy, ne pouvaient +proprement avoir pour objet de dévoiler directement aucune nouvelle +vérité chimique; mais elles étaient essentiellement destinées à +présenter sous un aspect entièrement général l'influence chimique de +l'électricité, jusque alors bornée à certains phénomènes isolés, quoique +très importans. À cet égard, ce bel ensemble de recherches constituait +une phase indispensable du développement naturel de l'électro-chimie, +dès lors irrévocablement liée au système entier de la science chimique. +C'est par l'influence graduelle de ces grands travaux de M. Berzélius, +que la considération habituelle des propriétés électriques a pris une +importance croissante dans l'étude chimique de toutes les substances, +dont la division universelle en électro-négatives et électro-positives +est bientôt devenue fondamentale pour leurs définitions scientifiques, +comme on le voit surtout quant à la distinction générale entre les +acides et les alcalis, qu'il serait difficile d'établir solidement +aujourd'hui sur aucune autre base. Aussi est-ce à M. Berzélius qu'il +devait naturellement appartenir de concevoir l'ensemble de la théorie +électro-chimique sous une forme entièrement systématique, résultat +presque spontané de l'esprit général de ses recherches. + +Quelle que fût la haute importance philosophique des travaux de M. +Berzélius sur l'électro-chimie, une dernière condition était néanmoins +encore indispensable à remplir pour donner à cette nouvelle branche +essentielle de la chimie tout son vrai caractère scientifique. Jusque +alors, en effet, l'action voltaïque avait été essentiellement envisagée +sous le point de vue analytique; il restait à la considérer aussi, afin +d'en avoir une notion complète, sous le point de vue synthétique. Cette +grande lacune a été enfin comblée, de la manière la plus satisfaisante, +par le bel ensemble des travaux de M. Becquerel. Sans doute, les +décompositions opérées par la pile étant fréquemment accompagnées de +certaines combinaisons, on ne pouvait depuis long-temps méconnaître, +sous ce rapport, l'influence chimique de l'électricité galvanique. Mais +ces observations accessoires ne dispensaient aucunement, pour un sujet +aussi important, de l'étude directe et féconde organisée par M. +Becquerel, qui a rendu pleinement irrécusable l'action synthétique de +l'électricité convenablement administrée, et qui surtout l'a employée à +réaliser de nouvelles et précieuses combinaisons, jusque ici impossibles +d'après les voies ordinaires. + +Cette seconde face générale de l'électro-chimie a même nécessairement +exigé d'abord une profonde et indispensable modification dans le mode +primitif d'expérimentation. La première disposition de la pile, telle +que Volta l'avait imaginée, devait être essentiellement maintenue pour +opérer des décompositions, sauf les perfectionnemens successifs que +l'expérience a dû naturellement provoquer, et qui étaient surtout +destinés à augmenter l'énergie de l'appareil. Mais, à l'égard des +combinaisons, cette extrême énergie voltaïque eût constitué, au +contraire, un obstacle radical, en déterminant le plus souvent la +décomposition des principes immédiats que l'on voulait unir. Il a donc +fallu recourir inévitablement ici à l'action très prolongée de +puissances électriques extrêmement faibles, dont l'efficacité fût +augmentée par la disposition avantageuse suivant laquelle les diverses +substances seraient habituellement soumises à leur influence. M. +Becquerel a très heureusement satisfait à l'ensemble de ces conditions +indispensables, en opérant presque toujours à l'aide d'un seul élément +voltaïque, et en saisissant chaque corps dans l'état que les chimistes +ont toujours reconnu comme le plus favorable à la combinaison, +c'est-à-dire l'état _naissant_. Ce changement essentiel dans +l'institution ordinaire des expériences, constitue le principal +caractère scientifique de la marche propre à cet illustre savant, et qui +ne pouvait être, sans doute, mieux adaptée à la nature des phénomènes +qu'il voulait étudier. Non-seulement il a déterminé ainsi la combinaison +directe de plusieurs corps, qu'on ne peut unir encore par aucun procédé +purement chimique; mais, à l'égard même des composés susceptibles d'être +autrement obtenus, ce nouveau mode présente la propriété remarquable de +faire toujours éminemment ressortir leur structure géométrique, par une +suite nécessaire de la lenteur et de la régularité de leur formation +graduelle; ce caractère est surtout frappant envers certains sulfures +métalliques, quelques oxides, et plusieurs sels. + +Il ne convient nullement d'insister ici sur l'importance évidente que +doivent avoir un jour les principaux résultats de M. Becquerel +relativement à l'histoire naturelle du globe, pour expliquer, d'une +manière satisfaisante, un grand nombre d'origines minérales, quand le +temps sera vraiment venu d'aborder avec succès un tel ordre de questions +concrètes. Du point de vue abstrait, seul conforme à la nature de cet +ouvrage, nous devons surtout remarquer cette importante série de travaux +comme ayant directement perfectionné le système général de la méthode +chimique, en créant de nouveaux et puissans moyens de recomposition, +dont la valeur essentielle est d'autant plus grande que les progrès +fondamentaux de la synthèse chimique sont loin jusque ici d'être +suffisamment en harmonie avec ceux de l'analyse; la faculté de détruire +étant naturellement susceptible d'un développement beaucoup plus rapide +que celui de la puissance régénératrice. Enfin, quant à la suite de +considérations qui nous occupe spécialement ici, les recherches de M. +Becquerel ont évidemment complété la constitution générale de +l'électro-chimie, qui, étant désormais à la fois synthétique et +analytique, ne peut plus, quels que puissent être ses perfectionnemens +futurs, que s'étendre et se développer, à des degrés quelconques, +suivant quelqu'une des diverses directions principales, déjà pleinement +caractérisées par l'ensemble des travaux exécutés depuis le commencement +de notre siècle. + +Telle est la filiation générale des découvertes essentielles faites +jusque ici dans l'étude des phénomènes électro-chimiques. Afin de mieux +saisir comment cette étude a graduellement conduit à une nouvelle +conception fondamentale pour l'ensemble des effets chimiques, il est +indispensable de considérer maintenant le grand phénomène qui a été le +sujet primitif de la théorie électro-chimique, après quoi l'appréciation +philosophique de cette théorie s'effectuera en quelque sorte +spontanément. + +On a souvent remarqué, et avec beaucoup de raison, que par sa nature, +l'étude de la combustion constitue, pour ainsi dire, le point central du +système des considérations chimiques. Cette remarque n'est pas seulement +applicable aux époques les plus reculées de la chimie, envisagée dans un +état encore théologique: elle convient surtout à la constitution la plus +récente et la plus parfaite de son état métaphysique, principalement +caractérisée par la transformation de la combustibilité, sous le nom de +phlogistique, en une entité matérialisée, quoique insaisissable. Quand, +après une longue préparation, la science chimique a commencé enfin à +passer à l'état vraiment positif, sous l'influence prépondérante de +l'admirable génie du grand Lavoisier, cette glorieuse révolution a +essentiellement consisté dans l'établissement d'une nouvelle théorie +fondamentale de la combustion. Aujourd'hui, enfin, c'est la nécessité +reconnue de modifier profondément cette théorie, qui a surtout conduit à +la conception électrique des phénomènes chimiques. Une telle conception +ne saurait donc être nettement jugée, sans avoir préalablement apprécié +cette destination principale. + +La théorie pneumatique de Lavoisier sur la combustion avait en vue deux +objets essentiels, fort hétérogènes, qui n'ont pas été jusque ici +nettement distingués: 1º l'analyse fondamentale du phénomène général de +la combustion; 2º l'explication des effets de chaleur et de lumière qui +en constituent, pour le vulgaire, le plus important caractère. L'une et +l'autre condition furent remplies de la manière la plus admirable, +d'après l'état des connaissances acquises: jamais, depuis cette grande +époque, aucune théorie chimique n'a été aussi nettement et aussi +profondément empreinte de ce double esprit de rationnalité et de +positivité, dont l'irrésistible influence devait entraîner +irrévocablement les intelligences vers un mode radicalement nouveau de +philosopher sur les faits chimiques. Toute combustion, brusque ou +graduelle, fut regardée comme consistant nécessairement dans la +combinaison du corps combustible avec l'oxigène, d'où, quand le corps +était simple, résulterait un oxide, le plus souvent susceptible de +devenir la base d'un sel, et, si l'oxigène était prépondérant, un +véritable acide, principe d'un certain genre de sels. Quant au +dégagement de chaleur et de lumière, il fut attribué, en général, à la +condensation de l'oxigène, et accessoirement à celle du combustible, +dans cette combinaison. Il importe de juger séparément ces deux parties +essentielles de la théorie anti-phlogistique. + +Sous le premier point de vue, en effet, cette théorie présente +naturellement un caractère beaucoup plus philosophique que sous le +second. Il était éminemment rationnel d'analyser avec exactitude, d'une +manière générale, le phénomène de la combustion, afin de saisir ce qu'un +tel phénomène, dont la nature chimique ne pouvait être contestée, +offrait réellement de commun à tous les cas divers. Comme cet examen ne +pouvait être d'abord rigoureusement complet, les conclusions fournies +par une telle étude pouvaient pécher, sans doute, par une trop grande +généralité, ainsi qu'on la constaté depuis: mais, restreintes dans leurs +limites naturelles, elles constituaient nécessairement un précieux +ensemble de vérités ineffaçables, qui, en effet, formera toujours une +partie essentielle de la science chimique, quelles que puissent jamais +être ses révolutions futures. + +Il en était tout autrement pour l'explication de la chaleur et de la +lumière dégagées. D'abord, cette seconde question générale n'appartient +point réellement, par sa nature, à la chimie, mais à la physique; en +sorte que, quelle que doive être sa solution finale, on ne saurait +comprendre comment elle entraînerait rationnellement un changement +radical dans la manière de concevoir les phénomènes vraiment chimiques. +Toutefois, ce qu'il faut surtout remarquer, à cet égard, c'est qu'une +semblable explication, pour ne pas dégénérer en une tentative de +pénétrer la nature intime du feu et son mode essentiel de production, +devait nécessairement consister en une simple assimilation d'une telle +source de chaleur avec une autre plus étendue, déjà reconnue. Car, +chaque cas de manifestation du feu ne saurait être expliqué, d'une +manière vraiment positive, qu'en établissant son analogie réelle avec un +autre plus général, sans que nous puissions d'ailleurs, en aucun cas, +découvrir jamais quelle est la véritable cause du phénomène. Or, en +considérant la recherche proposée sous ce point de vue, le seul +strictement scientifique, on ne pouvait nullement garantir d'avance que +la similitude sur laquelle devait reposer l'explication désirée, ne +serait point nécessairement gratuite et précaire, et, par suite, +susceptible d'être renversée, comme en effet il arriva bientôt, par une +étude ultérieure de la question. Aucun philosophe n'aurait voulu, à +cette époque, et nul ne voudrait, sans doute, même aujourd'hui, ne +reconnaître, en principe, qu'une seule source fondamentale de chaleur, à +laquelle il faudrait inévitablement ramener toutes les autres: une telle +obligation ne pourrait être remplie que par des rapprochemens très +vagues et purement hypothétiques, qui ne sauraient avoir un vrai +caractère scientifique. Dès lors, si l'on s'accorde à reconnaître, en +général, plusieurs sources principales, parfaitement distinctes et +indépendantes les unes des autres, pourquoi la combustion, ou, sous un +point de vue plus étendu, toute action chimique très prononcée, ne +constituerait-elle pas un de ces cas primordiaux, nécessairement +irréductibles à aucun autre? Pourquoi une source de chaleur aussi +puissante et aussi universelle serait-elle regardée comme secondaire, +tandis que le frottement, par exemple, continuerait à être unanimement +envisagé comme une source principale? Sans doute, on ne saurait se +refuser à admettre, sous ce rapport, les analogies que l'observation +aurait réellement constatées: mais il faut, néanmoins, reconnaître +qu'il n'existait vraiment, à cet égard, aucun grand besoin scientifique +d'anticiper hypothétiquement sur les résultats de l'étude expérimentale, +ni même aucun espoir rationnel de le tenter avec succès. Nous aurons +lieu, dans la seconde partie de ce volume, d'appliquer de nouveau les +mêmes remarques philosophiques à une autre question capitale, d'un genre +analogue, celle de la chaleur vitale, et spécialement animale, dont +l'étude positive est jusqu'ici radicalement entravée par de vains +efforts hypothétiques pour réduire cette grande source de chaleur aux +sources purement physiques et surtout chimiques, sans qu'on veuille +s'accorder à reconnaître enfin que l'action nerveuse peut constituer, en +effet, une source distincte et primordiale, indépendante de toutes les +autres, et susceptible d'altérer, plus ou moins profondément, les +résultats naturels de leur influence directe. La philosophie +métaphysique, pour laquelle les rapprochemens étaient nécessairement +très faciles, parce qu'ils n'avaient aucune réalité, nous a laissé +encore, à beaucoup d'égards, une tendance exagérée à la généralisation; +et, quoique le principe de cette tendance soit aujourd'hui éminemment +respectable, en vertu de son indispensable participation aux plus +grandes découvertes scientifiques, sa prépondérance immodérée n'en est +pas moins très préjudiciable au progrès naturel de nos connaissances +positives. + +Cette suite de considérations nous amène à conclure que, tout en +prononçant, comme il a dû le faire, sur l'analyse fondamentale du grand +phénomène de la combustion, Lavoisier eût plus sagement procédé s'il se +fût abstenu de tenter aucune explication générale pour les effets de +chaleur et de lumière qui l'accompagnent ordinairement, ce qui l'eût +dispensé de supposer, en principe, une condensation inévitable, qui +n'est point la conséquence nécessaire d'un tel phénomène, et qui, en +effet, a été, plus tard, trouvée fréquemment en défaut. Sans doute, la +science serait plus parfaite si ce remarquable effet thermologique +pouvait être constamment rattaché à la loi plus étendue, découverte +antérieurement par Black, sur le dégagement de chaleur propre à tout +passage d'un corps quelconque d'un état à un autre plus dense; et c'est +certainement une telle espérance qui a surtout excité Lavoisier. Mais, +cette perfection, qui n'est nullement indispensable, deviendrait +totalement illusoire, si elle ne pouvait être obtenue qu'en altérant la +réalité des phénomènes, ou même si la condensation supposée, sans être +expressément contraire à l'observation, n'était pas effectivement +indiquée par elle, dans la plupart des cas. Toutefois, il serait +évidemment très déraisonnable d'exiger une réserve scientifique aussi +difficile chez ceux qui, les premiers, tentent de ramener à des théories +positives une science jusque alors essentiellement dominée par les +conceptions métaphysiques; ces restrictions sévères, ces distinctions +délicates, eussent probablement, imposées dès l'origine, arrêté le +premier essor du génie positif. Mais, une semblable justification ne +saurait être appliquée, dans le développement ultérieur de la science, à +ceux qui, après avoir reconnu formellement l'insuffisance réelle des +explications primitives, s'efforcent d'en construire d'analogues sur le +même sujet, sans avoir préalablement examiné avec attention, d'après les +règles essentielles de la saine philosophie, si ce sujet est +effectivement susceptible d'une explication quelconque. Or, telle me +paraît être aujourd'hui la grande erreur philosophique des chimistes qui +ont voulu substituer la théorie électro-chimique à la théorie +anti-phlogistique proprement dite. Afin de motiver convenablement ce +jugement général, il faut maintenant poursuivre l'examen direct des +principales considérations chimiques qui ont mis graduellement en +évidence l'imperfection essentielle de la théorie de Lavoisier, que nous +devons continuer à envisager sous les deux aspects ci-dessus +distingués. + +Le plus illustre émule de Lavoisier reconnut bientôt la nécessité de +modifier, sous un rapport très important, quoique indirect, la manière +générale dont ce grand philosophe avait analysé le phénomène fondamental +de la combustion. Une des principales conséquences de cette analyse +consistait en ce que tout acide et toute base salifiable devaient +inévitablement résulter d'une véritable combustion, c'est-à-dire de la +combinaison d'un élément quelconque avec l'oxigène. Or Berthollet +découvrit d'abord que l'un des alcalis les mieux caractérisés, +l'ammoniaque, est uniquement formé d'hydrogène et d'azote, sans aucune +participation de l'oxigène; et, peu de temps après, il établit aussi que +le gaz hydrogène sulfuré, où l'oxigène n'existe pas davantage, présente +néanmoins toutes les propriétés essentielles d'un acide réel. Ces deux +points remarquables de doctrine ont été confirmés depuis par toutes les +voies dont la science chimique peut jusqu'ici disposer, et spécialement +par la méthode électrique. Une fois que les chimistes ont été ainsi +avertis, par un double exemple aussi décisif, que, la théorie de +Lavoisier exagérait beaucoup la prépondérance chimique de l'oxigène, ils +ont successivement multiplié et diversifié, à un haut degré, soit à +l'égard des alcalis, soit surtout envers les acides, ces exceptions +capitales, dont la comparaison approfondie a graduellement investi les +notions fondamentales de l'acidité et de l'alcalinité de cette haute +généralité qui les distingue aujourd'hui. En outre, la théorie primitive +de la combustion a été peu à peu modifiée, sous un point de vue plus +direct, quoique moins important, en ce qu'on a positivement constaté +qu'un rapide dégagement de chaleur et de lumière n'est pas toujours +l'indice certain d'une combinaison quelconque avec l'oxigène. Le chlore, +le soufre, et plusieurs autres corps, même non-élémentaires, ont été +successivement reconnus susceptibles d'opérer de vraies combustions, si, +comme il convient, on donne à l'usage scientifique de cette expression +le sens général indiqué par son acception vulgaire. Enfin, le phénomène +du feu n'est plus désormais exclusivement attribué à aucune combinaison +spéciale, mais, en général, à toute action chimique à la fois très +intense et très vive. + +Il importe, néanmoins, de remarquer ici, comme je l'ai précédemment +indiqué, que, sous chacun de ces divers rapports essentiels, les +éminentes vérités chimiques découvertes par le génie de Lavoisier ont +nécessairement conservé toute leur valeur directe, et que ces études +ultérieures ont seulement altéré leur généralité rigoureuse. Cette +inévitable altération a même bien moins porté sur les phénomènes +vraiment naturels que sur les cas principalement artificiels, à la +considération desquels, il est vrai, la chimie générale, du point de vue +abstrait qui la caractérise, doit rationnellement attacher une aussi +grande importance. Ainsi, quoiqu'il existe des acides et des alcalis +sans oxigène, il n'en reste pas moins incontestable que la plupart +d'entre eux, et surtout les plus puissans, sont ordinairement oxigénés: +de même, quoique l'oxigène ne soit pas réellement indispensable à la +combustion, il en demeure néanmoins le principal agent, surtout à +l'égard des combustions naturelles. Aussi, pour l'histoire naturelle +proprement dite, la théorie de Lavoisier pourrait-elle, sans aucun +inconvénient majeur, être encore appliquée dans son intégrité primitive, +quoique le progrès fondamental de la science chimique exige +impérieusement que son imperfection générale soit prise en haute +considération abstraite. En un mot, si la souveraineté universelle de +l'oxigène a été désormais irrévocablement abolie, il sera toujours +cependant le principal élément de tout le système chimique. + +Sous le second aspect général, c'est-à-dire quant à l'explication du +feu, la théorie primitive de la combustion a éprouvé, au contraire, un +sort très différent; car, elle a été tout d'un coup radicalement +détruite, pour ainsi dire aussitôt qu'on a tenté de la soumettre à un +examen direct. Quoique des préoccupations plus importantes n'aient +permis que très tard aux chimistes d'entreprendre cet examen, la théorie +anti-phlogistique, était à cet égard, si peu positive et si peu +rationnelle au fond, surtout comparativement à l'analyse de la +combustion, que son renversement n'a pas exigé, comme sous ce premier +rapport, la considération ultérieure de phénomènes nouveaux et +difficiles à découvrir, mais seulement une appréciation plus +scientifique des phénomènes universellement envisagés. Loin de pouvoir, +ainsi que sous l'autre point de vue, être encore essentiellement +maintenue par les naturalistes, comme suffisant à peu près aux besoins +principaux des études concrètes, on peut dire qu'elle n'a jamais +réellement expliqué les effets même les plus vulgaires, incessamment +reproduits par la plupart des combustions naturelles. + +L'explication proposée obligeait nécessairement à constater, dans toute +combustion, simple ou composée, une condensation quelconque, assez +intense pour correspondre, d'une manière approchée, au dégagement +effectif de chaleur, et qui ne fut point simultanément compensée par une +dilatation presque équivalente. Or, dès l'origine, cette indispensable +condition générale n'a été remplie qu'envers un petit nombre de cas, +qui, sous ce rapport, n'étaient pas, à beaucoup près, les plus +importans; et, surtout, elle a été manifestement en défaut à l'égard de +plusieurs autres phénomènes, dont la considération était, au contraire, +prépondérante. Aussi, sans la confusion vicieuse, mais radicale, d'une +telle explication avec l'analyse de la combustion, qui devait être si +justement admirée, on ne saurait comprendre comment elle a pu se +maintenir jusqu'à une époque très récente, malgré que l'attention des +chimistes dût être alors principalement absorbée par d'autres +spéculations théoriques. + +Dans la combustion du phosphore, du fer, et de la plupart des métaux, en +général quand la combinaison produit un composé solide, la condition +précédente peut être regardée comme suffisamment remplie; quoique +d'ailleurs on n'ait jamais examiné si le dégagement effectif de chaleur +est réellement en harmonie avec celui qui correspondrait à une semblable +condensation directe de l'oxigène, ce qui doit néanmoins sembler +nécessaire pour justifier complétement l'explication; cette +vérification supplémentaire serait, même aujourd'hui, presque impossible +à instituer positivement. Mais, à l'égard des combustions nombreuses +dont les produits sont, au contraire, essentiellement gazeux, et qui, +cependant, présentent d'ordinaire, au degré le plus prononcé, le +phénomène du feu, toute explication de ce genre est évidemment +chimérique. Car, non-seulement on n'y remarque point le plus souvent une +condensation suffisante; mais, en sens inverse, on observe clairement, +dans les cas les plus énergiques, une dilatation totale très +considérable, qui, suivant une telle théorie, devrait donner lieu à un +immense refroidissement. Quelques exemples, choisis parmi les plus +essentiels, feront aisément sentir l'irrésistible puissance de cette +critique générale, qui est désormais à l'abri de toute réclamation, et +dont il importe néanmoins à notre sujet actuel de préciser exactement la +nature, afin de mieux apprécier le caractère fondamental de la théorie +électro-chimique, sur la formation primitive de laquelle un tel ordre de +considérations a exercé une influence principale et directe. + +La chaleur dégagée dans la combustion du carbone, a pu être d'abord +attribuée, avec une certaine vraisemblance, malgré la grande dilatation +de cet élément, à la condensation de l'oxigène, d'après la pesanteur +spécifique très supérieure du gaz acide carbonique formé, quoique un tel +accroissement de densité fût loin d'ailleurs de correspondre à +l'intensité de l'effet thermologique. Mais, lorsqu'il a été reconnu, par +des mesures exactes, qu'un volume quelconque d'oxigène fournit un volume +parfaitement égal d'acide carbonique, ce qui constitue un fait essentiel +pour la doctrine des proportions définies, il est aussitôt devenu +évident que ce phénomène ne donnait lieu à aucune condensation, et que +l'excès de pesanteur spécifique était seulement produit par +l'interposition moléculaire du carbone, dont la vaporisation +non-compensée eût dû alors déterminer, au contraire, un refroidissement +très notable. À la vérité, tant qu'on n'a pas su évaluer avec quelque +précision la chaleur spécifique des gaz, l'annulation d'une telle +explication a pu être provisoirement retardée, en regardant _à priori_ +la chaleur spécifique de l'acide carbonique comme très inférieure à +celle de l'oxigène, quoique cette inégalité supposée n'eût pû réellement +satisfaire à l'ensemble des conditions du phénomène, sans excéder +beaucoup toutes les limites probables. Toutefois, cette dernière et +insuffisante ressource a été radicalement détruite, lorsqu'on est +parvenu à constater d'une manière irrécusable, que si, à poids égal, la +chaleur spécifique de l'oxigène est légèrement supérieure à celle de +l'acide carbonique, celle-ci, au contraire, à volume égal, surpasse, de +plus d'un tiers, la première: or, ici, il n'était nullement douteux, +surtout d'après la composition numérique du gaz acide carbonique, que la +comparaison devait porter sur les volumes et non sur les poids; en sorte +que l'analyse exacte et complète du phénomène ne laissait plus aucune +issue à la théorie primitive. La combustion du soufre donne lieu à des +remarques essentiellement analogues. Quant à celle de l'hydrogène, la +condensation des deux élémens paraissait d'abord devoir expliquer, d'une +manière vraiment satisfaisante, l'énorme dégagement de chaleur dont elle +est si évidemment accompagnée, parce que la densité de ces élémens était +seulement mise en opposition avec celle de l'eau à l'état liquide. Mais, +en réfléchissant que le produit immédiat d'une telle combinaison est, en +réalité, de la vapeur d'eau, même très raréfiée, on a facilement reconnu +que, au lieu d'une véritable condensation, ce phénomène détermine une +dilatation très sensible, dont les expériences eudiométriques constatent +d'ailleurs directement l'existence. La comparaison des chaleurs +spécifiques est encore ici en sens inverse de l'explication primitive, +qui, par l'ensemble judicieusement apprécié des circonstances +caractéristiques de ce phénomène, devrait faire présumer, au contraire, +un refroidissement très prononcé. J'indiquerai enfin, comme un dernier +exemple frappant, pris dans les combustions indirectes et composées, le +phénomène si vulgaire de l'inflammation de la poudre ordinaire. Tous les +matériaux de cette réaction chimique sont solides, à l'exception de +l'oxigène atmosphérique, dont la participation n'y est point +numériquement considérable; tous les produits essentiels sont, au +contraire, des gaz extrêmement dilatés, sauf un résidu solide, presque +négligeable: et, néanmoins, malgré une réunion de conditions aussi +défavorables d'après la théorie anti-phlogistique, le phénomène +s'accomplit avec un intense échauffement. Les composés fulminans donnent +lieu à une contradiction encore plus prononcée, quoique moins +universellement connue, surtout dans le cas où une substance liquide, et +même solide, se décompose presque spontanément, à la température +ordinaire, en deux principes gazeux; en produisant néanmoins un +échauffement très notable, et quelquefois une véritable inflammation. + +L'ensemble des considérations précédentes peut être suffisamment résumé, +d'une manière aussi frappante que philosophique, par cette réflexion +naturelle que, si le feu ordinaire de nos foyers n'était point pour nous +le sujet d'une expérience intime et continue, son existence serait +rendue très douteuse, et même formellement rejetée, par les prétendues +explications scientifiques qu'on a jusqu'ici tenté si vainement +d'établir pour ce grand phénomène. Rien n'est plus propre, ce me semble, +qu'une telle pensée à faire sentir que la production chimique du feu ne +saurait comporter, en général, aucune explication rationnelle. Car, s'il +en était autrement, il devrait paraître incompréhensible, que, à une +époque aussi rapprochée de nous, des hommes de génie, dont l'instruction +essentielle, à cet égard, était presque équivalente à la nôtre, se +fussent, sous ce rapport, aussi grossièrement trompés. Le feu +électrique, tant recommandé maintenant pour une telle explication, +était, sans doute, assez connu de Lavoisier, de Cavendish, de +Berthollet, etc., pour que ces illustres philosophes eussent pu en faire +la base principale de leur théorie, si une semblable hypothèse avait +réellement, sur celle qu'ils ont adoptée, une prépondérance aussi +parfaite qu'on le pense communément aujourd'hui. Mais, cette +considération préjudicielle, quelle que soit son importance effective, +ne saurait nullement nous dispenser d'un examen direct de la conception +électro-chimique, qui se trouve ainsi convenablement préparé, et qui, +par suite, peut être entrepris ici d'une manière satisfaisante, quoique +très rapide, sous le point de vue philosophique. + +Suivant cette nouvelle théorie, le feu produit dans la plupart des +fortes réactions chimiques devrait être attribué à une véritable +décharge électrique qui s'opérerait au moment de la combinaison, par la +neutralisation mutuelle, plus ou moins complète, des deux états +électriques opposés propres aux deux substances considérées, dont l'une +serait toujours électro-positive et l'autre électro-négative. Mais, il y +a tout lieu de craindre que, lorsque cette nouvelle explication aura pu +être soumise à une discussion aussi approfondie que l'ancienne, elle ne +soit pas trouvée, au fond, plus rationnelle. Quoique la plupart des +chimistes et des physiciens paraissent s'accorder aujourd'hui à +reconnaître des effets électriques dans tous les phénomènes chimiques, +cette électricité n'est pourtant jusqu'ici admise le plus souvent que +d'après une simple induction analogique, en sorte que, si réellement +elle existe toujours, elle doit être ordinairement assez peu intense +pour avoir directement échappé à l'exploration très délicate de +l'électrologie actuelle. Il est particulièrement digne de remarque que +les phénomènes chimiques sur lesquels on a le plus justement insisté +pour renverser l'ancienne explication, et dont je viens d'indiquer les +principaux, fassent précisément partie de ceux où l'on n'a pu parvenir +encore, par aucune voie, à constater réellement aucun symptôme +électrique. Dans les cas où l'électrisation n'est point douteuse, son +influence chimique est jusqu'ici tellement équivoque que les uns la +regardent comme la cause, et les autres, au contraire, comme l'effet de +la combinaison: cette dernière opinion est même devenue très +vraisemblable, depuis que l'explication chimique des effets généraux de +la pile de Volta a été définitivement établie par Wollaston. Quand M. +Berzélius, pour mieux caractériser sa théorie électrique du feu +chimique, a rapproché ce phénomène de la production de l'éclair et du +tonnerre, il a involontairement donné lieu à une comparaison très +défavorable pour sa conception, par le contraste si prononcé de +l'admirable enchaînement de preuves positives d'après lequel l'immortel +Franklin a si complétement démontré la nature électrique de ce grand +phénomène atmosphérique, avec l'ensemble des considérations hasardées et +insuffisantes sur lesquelles on veut fonder une opinion analogue à +l'égard d'une multitude de phénomènes beaucoup plus variés et plus +complexes. L'explication anti-phlogistique proprement dite, quoique +radicalement vicieuse, avait néanmoins le mérite d'être, sinon +rigoureusement démontrée, du moins extrêmement plausible, dans quelques +cas particuliers, par exemple quant à la combustion du fer ou du zinc +dans l'oxigène pur, où elle ne laisse rien à désirer qu'une exacte +confrontation numérique des effets thermologiques. Au contraire, +l'explication électrique n'est réellement établie jusqu'ici, d'une +manière positive, pour aucun phénomène convenablement analysé. +Toutefois, on peut craindre que sa nature vague ne permette point de la +détruire aussi radicalement, et surtout aussi promptement, que +l'ancienne. Car, celle-ci, en se rattachant à une condensation nettement +spécifiée et exactement appréciable, comportait aisément une critique +directe et irrécusable, qui a pu ne laisser aucune issue: tandis que la +nouvelle conception réserve presque toujours la ressource spécieuse de +regarder l'état électrique comme trop peu prononcé où trop fugitif pour +être perceptible à nos moyens actuels d'exploration positive. Mais une +semblable propriété devrait être loin, sans doute, de constituer aucun +motif de recommandation, en faveur d'une théorie quelconque, auprès +d'aucun esprit philosophique, surtout en considérant qu'il s'agit alors +d'attribuer mystérieusement à des causes aussi faibles ou aussi +équivoques des effets très intenses et fortement caractérisés. Ce n'est +pas, néanmoins, que je veuille regarder le dégagement de chaleur et de +lumière dans les grandes réactions chimiques comme ne pouvant jamais +avoir une origine vraiment électrique, pas plus que je ne voudrais +universellement exclure l'explication fondée sur la condensation. Mais, +en considérant l'ensemble des phénomènes sans aucune préoccupation +spéculative, je pense que, dans la plupart des combustions, +artificielles ou naturelles, il n'y a ni condensation, ni électrisation. +Enfin, du point de vue philosophique, ces vaines tentatives pour +expliquer, de diverses manières, la production chimique du feu, me +paraissent principalement résulter encore d'un reste de disposition +métaphysique à pénétrer la nature intime des phénomènes et leur mode +essentiel de génération. En un mot, l'action chimique constitue, à mes +yeux, une des diverses sources primordiales de la chaleur et de la +lumière, et ne saurait, par conséquent, comporter, le plus souvent, en +cette qualité, aucune explication positive, c'est-à-dire être +effectivement rattachée, sous ce rapport, à aucune autre influence +fondamentale. + +Si la philosophie chimique n'était point aujourd'hui aussi +imparfaitement constituée, même dans ses notions les plus simples et les +plus élémentaires, il serait, sans doute, inutile de prouver +expressément que la considération du feu, qui, malgré son importance +réelle, constitue seulement un simple accessoire physique des vrais +phénomènes chimiques, ne saurait être rationnellement susceptible de +motiver un changement radical dans la conception fondamentale de toute +action chimique, lors même qu'on croirait pouvoir adopter, à cet égard, +l'explication vague et hasardée que je viens de caractériser. Quand nos +prédécesseurs devaient regarder la chaleur comme le principal agent +physique des phénomènes de composition et de décomposition, ils savaient +s'abstenir de dénaturer une telle considération au point d'assimiler les +effets chimiques à de simples effets thermologiques. On n'est pas, en +général, aussi réservé de nos jours, depuis que le développement et +l'extension des études expérimentales ont fait reconnaître la grande +influence chimique de l'électricité, quoique cette influence soit +d'ailleurs essentiellement analogue à celle de la chaleur, et seulement +plus complète et plus prononcée dans l'ensemble des cas explorés. L'idée +vague d'_attraction_, qui s'attache naturellement à toute considération +électrique, a suffi ici pour entraîner à confondre l'auxiliaire du +phénomène, ou, si l'on veut, son agent physique général, avec le +phénomène lui-même, et pour faire tendre à dénaturer profondément la +chimie en la confondant avec l'électrologie, par l'irrationnelle +assimilation des propriétés chimiques à de simples propriétés +électriques, comme on le voit surtout dans la théorie de M. Berzélius. + +Mais y a-t-il réellement aucune comparaison scientifique à établir entre +la tendance de deux corps à rester mécaniquement adhérens l'un à l'autre +après un certain mode d'électrisation, et la disposition à unir +intimement toutes leurs molécules, intérieures ou extérieures, par suite +d'une véritable action chimique? M. Berzélius a franchement déclaré que +la cohésion proprement dite, c'est-à-dire la force qui réunit si +énergiquement entre elles les particules d'un même corps, ne comporte +réellement aucune explication électrique. Il serait difficile, en effet, +que la faible adhérence de deux corps électrisés, même par le mode +magnétique, si aisément surmontée, envers des masses considérables, par +de médiocres efforts mécaniques, pût véritablement faire comprendre +cette puissante liaison moléculaire, qui, sur le moindre fragment, +résiste à toutes les forces mécaniques. On a beau envisager les +particules d'un corps quelconque comme autant d'élémens voltaïques, +ayant chacun son pôle positif et son pôle négatif, et attachés les uns +aux autres par l'antagonisme électrique des pôles opposés; cette fiction +inintelligible, et qui ne saurait admettre aucune vérification, ne peut +pas donner la moindre idée de la véritable cohésion moléculaire. Mais +l'affinité elle-même, c'est-à-dire la tendance à la combinaison, n'est +pas, au fond, mieux expliquée par la théorie électro-chimique. Les +phénomènes électriques, en tant que physiques, sont, de leur nature, +éminemment généraux; ils ne présentent, d'un corps à un autre, que de +simples différences d'intensité: tandis que les phénomènes chimiques +sont, au contraire, essentiellement spéciaux ou électifs. On doit donc +regarder comme anti-scientifique toute tentative de faire rentrer, dans +une branche quelconque de la physique, l'ensemble de la chimie, qui +constitue nécessairement une science fondamentale, d'un caractère propre +et indépendant. Je sais que M. Berzélius croit avoir suffisamment égard +aux différences spécifiques des diverses substances chimiques, en +concevant, pour les corps élémentaires, un certain ordre électrique, +primordial et invariable, que j'ai déjà eu occasion d'indiquer dans +l'avant-dernière leçon, et suivant lequel ces élémens seraient toujours, +les uns envers les autres, ou électro-positifs ou électro-négatifs. +Mais l'existence d'un tel ordre, et surtout sa permanence rigoureuse, +semblent d'abord radicalement contraires aux notions les plus certaines +de l'électrologie, où l'on voit le plus léger changement, soit dans le +mode, soit dans les circonstances de l'électrisation, déterminer +souvent, entre les mêmes corps, le renversement de l'antagonisme +électrique. Quoi qu'il en soit, en admettant même cette disposition +fondamentale, on est loin de pouvoir aucunement en déduire les nouvelles +propriétés électriques que la théorie électro-chimique oblige à supposer +ensuite dans les composés des différens ordres. En se bornant à ceux du +premier ordre, suivant quelles lois leurs caractères négatifs ou +positifs dérivent-t-il de l'état électrique de chacun des deux élémens? +Faut-il seulement avoir égard, dans une telle appréciation, à la simple +composition numérique, ou bien doit-on considérer aussi l'énergie +électrique propre à chaque élément, et qui ne semble guère susceptible +d'estimation exacte? C'est ce que la théorie électro-chimique laisse +jusqu'ici profondément indéterminé. Dès lors, même en la supposant +réelle, comment pourrait-elle efficacement contribuer à nous rapprocher +du véritable but général de la science chimique, tel que je l'ai +caractérisé au commencement de ce volume, c'est-à-dire nous aider à +prévoir les affections des composés par celles des composans? Mais il y +a plus, quelque solution qu'on imagine à la question fondamentale qui +vient d'être posée, l'ensemble des phénomènes chimiques lui opposera des +difficultés inextricables. Ainsi, par exemple, dans la théorie +électro-chimique, on doit regarder, avec M. Berzélius, l'oxigène comme +l'élément le plus négatif, puisqu'il paraît l'être envers tous les +autres: et, néanmoins, certains oxides, où la quantité pondérale +d'oxigène est très considérable, doivent être ensuite envisagés comme +positifs envers certains acides, où il est beaucoup moins abondant, +quoique les radicaux des premiers soient souvent tout aussi négatifs que +ceux des derniers. En un mot, loin de tendre à perfectionner le système +de la science chimique, une telle théorie y introduit mal à propos de +nouvelles difficultés fondamentales, en faisant naître une longue suite +de questions vagues, obscures, insolubles même, et qui, en aucun cas, ne +sauraient faciliter la découverte rationnelle des lois chimiques. + +Les composés organiques, suivant la franche déclaration de M. Berzélius +lui-même, opposent, en général, à cette théorie des obstacles +insurmontables, par la profonde et irrégulière perturbation que ces +nombreuses substances, toujours formées de trois ou quatre élémens +identiques, doivent naturellement jeter dans l'ordre primordial des +relations électriques, qui se trouve alors continuellement interverti. À +la vérité, M. Berzélius croit pouvoir suffisamment expliquer cette +immense anomalie, en alléguant le défaut de permanence d'une telle +classe de combinaisons. Mais, en principe, tout composé réel me semble +devoir être regardé comme nécessairement stable par lui-même, +c'est-à-dire comme n'étant susceptible d'aucune altération spontanée, +s'il est exactement soustrait à toute cause extérieure de décomposition; +et, en sens inverse, aucun composé ne saurait persister, d'une manière +absolue, contre des influences convenables. Les substances dites +organiques ne constituent point, par leur nature, la moindre exception +réelle à cette règle fondamentale, sans laquelle la science chimique me +paraîtrait radicalement impossible: soigneusement préservées du contact +de l'air et de l'eau, ainsi que de toute autre action perturbatrice, +elles persévèrent indéfiniment, tout aussi bien que les substances +spécialement qualifiées d'inorganiques. Si leur conservation est +habituellement plus difficile, c'est uniquement parce que, +essentiellement formées, des élémens les plus répandus autour de nous, +elles sont naturellement plus accessibles aux causes d'altération les +plus fréquentes. Une semblable justification serait donc entièrement +illusoire. On ne saurait non plus recourir ici au dualisme, dont la +considération a été si importante, dans la leçon précédente, pour faire +concevoir le moyen d'expliquer un jour, d'une manière pleinement +satisfaisante, les principales anomalies actuelles de la doctrine des +proportions définies. Quant à la théorie qui nous occupe maintenant, le +dualisme en diminuerait, sans doute, la difficulté essentielle; il y +serait même strictement indispensable, comme je l'indiquerai ci-dessous. +Mais il ne pourrait, évidemment, suffire à lever les objections +principales; car l'ordre invariable des relations électriques n'est pas, +en réalité, beaucoup mieux observé jusqu'ici envers les composés +notoirement assujettis au dualisme, qu'à l'égard de ceux qui ne sont pas +encore ainsi considérés. D'ailleurs l'obstacle fondamental consistant +ici dans l'identité des élémens opposée à la variété électrique, le +dualisme ne saurait, évidemment, permettre de le surmonter. + +En faisant même abstraction de ces difficultés capitales, et en +concédant l'existence d'un système fixe et uniforme de propriétés +électro-chimiques, applicable à tous les degrés de composition, on +n'aurait encore nullement éclairci la notion élémentaire des phénomènes +chimiques, par leur vaine assimilation aux actions électriques +proprement dites; car on n'aurait établi ainsi aucune harmonie +intelligible entre les prétendues causes et les effets réels. En +considérant surtout la belle série des expériences électro-chimiques de +M. Becquerel, qui, par cela même qu'elles sont synthétiques et non +analytiques, doivent être, à ce sujet, plus spécialement envisagées, il +serait, sans doute, impossible de comprendre comment les faibles +puissances électriques qu'on y emploie le plus souvent, pourraient être +les véritables causes des combinaisons énergiques qui s'effectuent +alors, si l'on croyait devoir faire abstraction de tout effet spécifique +et spontané, inhérent aux substances combinées. De tels phénomènes sont, +ce me semble, éminemment propres à faire ressortir l'influence purement +auxiliaire, quoique très importante, de l'électricité dans les effets +chimiques, où elle agit essentiellement à la manière de la chaleur, sauf +l'énergie comparative. Cette conclusion est d'autant plus rationnelle, +qu'il n'y a presque point de combinaisons électro-chimiques qui ne +puissent aussi être opérées par les procédés chimiques ordinaires sans +aucun symptôme électrique: du moins l'ensemble des analogies doit faire +présumer, dès aujourd'hui, à cet égard, la régularisation future de +tous les cas encore exceptionnels. Si, par une vaine obstination, trop +ordinaire à l'esprit humain, on voulait sauver la théorie +électro-chimique en investissant arbitrairement l'influence électrique +de tous les attributs spécifiques et moléculaires qui caractérisent +essentiellement l'action chimique, une opération philosophique aussi +vicieuse n'aboutirait, en réalité, qu'à restaurer, sous une forme +nouvelle, l'entité primitive de l'_affinité_, décorée seulement alors de +quelques qualités matérielles purement hypothétiques, qui ne sauraient +la rendre plus positive. Ce rapprochement fictif et irrationnel ne +nuirait pas seulement à la chimie, mais aussi à la physique, par le +vague presque indéfini qu'il répandrait nécessairement désormais sur les +notions électriques, qui sont déjà fort loin d'être trop circonscrites. +Au fond, une telle direction scientifique me paraît essentiellement due +à la prépondérance prolongée de l'ancien esprit philosophique, qui, dans +l'étude totale de la nature, prétendait établir une vaine unité +systématique, non-seulement de méthode, mais de doctrine, radicalement +incompatible, soit avec les différences profondes des diverses +catégories générales de phénomènes, soit avec la faiblesse effective de +notre intelligence. Il est aisé d'apercevoir, en effet, que M. Berzélius +ne serait nullement éloigné, en thèse philosophique, de fondre +systématiquement, dans l'électrologie, non-seulement la chimie tout +entière, mais aussi la théorie de la chaleur, celle de la pesanteur, et +probablement, par suite, la mécanique céleste. En ajoutant à cet +assemblage hétérogène la confusion, très facile à établir d'une manière +spécieuse, du prétendu fluide nerveux avec le prétendu fluide +électrique, on arriverait aisément à une apparence de système universel, +qui ne saurait avoir aucune efficacité scientifique, et qui, aussitôt +qu'on essaierait de l'employer à des études réelles, se décomposerait +spontanément en plusieurs catégories de doctrines indépendantes, à peu +près analogues à nos sciences actuelles, sans que cet illusoire +échafaudage eût pu exercer d'autre influence essentielle que +d'embarrasser la philosophie naturelle de questions vagues, +mystérieuses, et insolubles, qu'il faudrait préalablement écarter de +nouveau. + +Ainsi, en résumé, la grande influence chimique de l'électricité, comme +celle de la pesanteur, et surtout comme celle de la chaleur, ne saurait +aujourd'hui être méconnue: et je me suis efforcé, dans cette leçon, de +faire d'abord convenablement ressortir la haute importance de +l'électro-chimie pour le perfectionnement général de la science +chimique, dont elle constitue désormais un des élémens essentiels. +Mais, je crois devoir, néanmoins, rejetter sans retour, comme +profondément irrationnelle et radicalement nuisible, la conception +générale par laquelle on a tenté de transformer tous les phénomènes +chimiques en de simples phénomènes électriques. Du point de vue +philosophique, la théorie de Lavoisier, surtout en la réduisant à +l'analyse fondamentale du phénomène de la combustion, me paraît, malgré +ses imperfections capitales, très supérieure, comme composition +scientifique, à celle qu'on s'est efforcé de lui substituer, et qui est +loin d'avoir été aussi fortement ni aussi heureusement conçue. La +première se rapportait directement au but essentiel de la science +chimique, l'établissement des lois générales de la composition et de la +décomposition, dont la nouvelle théorie tend, au contraire, à écarter la +considération immédiate, pour détourner l'attention sur une vaine +enquête de la nature intime des phénomènes chimiques. Aussi, la +conception anti-phlogistique a-t-elle réellement suggéré de nombreuses +et importantes découvertes chimiques, tandis qu'il est fort douteux que +cette propriété décisive puisse jamais appartenir à la conception +électrique, qui, depuis quinze ans, n'en a présenté aucun exemple +effectif[17]. + + [Note 17: Conformément à l'esprit de cet ouvrage, j'ai + dû me borner, à l'égard d'une conception qui, par sa nature, + est, à mes yeux, radicalement vicieuse, à considérer + seulement sa systématisation primitive, telle que M. + Berzélius l'a effectuée. Il eût été inutile, et même + intempestif, de discuter ici les diverses modifications + qu'elle a reçues postérieurement, sans que son caractère + essentiel ait été changé, d'après les hypothèses de M. + Faraday, de M. Becquerel, etc., et surtout de M. Ampère, + qui, en remplaçant la polarité électrique des molécules par + les notions des atmosphères électriques et de + l'électrisation permanente des atomes, a peut-être rendu + cette théorie encore plus vague et plus irrationnelle + qu'elle ne l'était d'abord, en s'écartant davantage de la + vraie considération fondamentale des phénomènes chimiques.] + +Cette conception pourra, néanmoins, sous un point de vue indirect, +exercer aujourd'hui une heureuse influence accessoire, en ce que, par sa +nature, elle tend à pousser les esprits à l'établissement général du +dualisme chimique, dont j'ai fait ressortir, dans les leçons +précédentes, la haute nécessité pour le progrès philosophique de la +science. On voit aisément, en effet, que, l'antagonisme électrique étant +nécessairement toujours binaire, les efforts pour étendre la théorie +électro-chimique doivent conduire à dualiser tous les composés qui sont +encore supposés plus que binaires. M. Berzélius paraît avoir senti cette +liaison générale, et l'on pourrait s'étonner que sa prédilection pour la +théorie électro-chimique ne l'ait point amené à ériger le dualisme en un +principe fondamental, si une telle inconséquence apparente ne +s'expliquait chez lui par sa répugnance naturelle à s'affranchir de la +division primitive de la chimie en organique et inorganique. Mais, un +tel obstacle ne saurait arrêter les chimistes déjà disposés d'ailleurs à +détruire cette vicieuse distribution; et la théorie électro-chimique +contribuera, sans doute, à les préparer au dualisme général, quoique, en +principe, on ne doive pas compter sur la puissance des mauvais moyens +pour amener indirectement de bons résultats. + +Sous un dernier point de vue collatéral, la théorie électro-chimique, et +surtout l'ensemble des phénomènes qui y ont donné lieu, tend à fixer +l'attention des chimistes sur un nouvel aspect très important de leur +science, jusqu'ici beaucoup trop négligé. Il s'agit de l'influence +propre exercée par le temps dans la production générale des effets +chimiques, influence que plusieurs phénomènes ont déjà hautement +manifestée, et qui, néanmoins, n'a pas encore été directement analysée. +Non-seulement, en effet, le temps augmente naturellement la masse des +produits de la réaction chimique, par la combinaison successive des +diverses parties des deux principes, qui, le plus souvent, ne peuvent +toutes agir à la fois. Mais, en outre, il est incontestable que la durée +suffisamment prolongée des mêmes influences chimiques détermine des +formations qui n'auraient pas eu lieu sans cela. C'est sous ce rapport +que la théorie chimique du temps constitue encore, dans la science, une +lacune essentielle. Or, les phénomènes électro-chimiques, et surtout +ceux que M. Becquerel a si bien examinés, me paraissent éminemment +propres à éclaircir nos idées à cet égard, comme rendant une telle +influence plus spécialement sensible. Je n'ai pas besoin d'insister +davantage ici sur cette importante indication, dont le sujet se rattache +directement aux plus hautes questions de la géologie chimique, tout en +constituant un élément indispensable des conceptions générales de la +chimie abstraite. + +Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais +présenter, dans cette leçon, sur l'électro-chimie actuelle; et tel est, +enfin, le jugement, suffisamment motivé, auquel j'ai dû soumettre la +théorie électro-chimique, qui en a été abusivement déduite. En créant un +nouvel ordre essentiel d'études chimiques, cette grande série de travaux +doit, néanmoins, maintenir inaltérable le caractère original et +indépendant, si évidemment propre à la science chimique, et qui est +strictement indispensable à ses progrès généraux. Si l'on voulait +s'abandonner à suivre de vaines fictions scientifiques sur la forme des +molécules élémentaires, et sur la petitesse de leurs dimensions +comparativement à leurs intervalles, ainsi que Laplace l'avait proposé +comme un simple jeu philosophique, on aboutirait à faire vaguement +rentrer les effets de l'action chimique dans ceux de la gravitation +générale, sans aucune utilité réelle pour le système des connaissances +chimiques. Il en est essentiellement ainsi quant à la fusion, non moins +hypothétique, et peut-être encore plus irrationnelle, de la chimie dans +l'électrologie, malgré l'indication spécieuse de phénomènes +mal-interprétés. La science chimique doit rester aujourd'hui, par son +immense développement, aussi distinctement caractérisée, sans doute, +qu'à l'époque où l'illustre Boërhaave avait si vainement entrepris, par +une autre voie, de la confondre avec la physique, sous l'influence +prépondérante de l'hypothèse des tourbillons. + +Je dois, en dernier lieu, consacrer maintenant la leçon suivante à +l'examen direct des considérations philosophiques, déjà accessoirement +signalées par les leçons précédentes, qui appartiennent spécialement à +ce qu'on appelle la chimie organique, afin d'avoir envisagé le système +actuel de la science chimique sous ses divers aspects fondamentaux, +conformément à l'esprit général de cet ouvrage. + + + + +TRENTE-NEUVIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur la chimie dite _organique_. + +J'ai déjà suffisamment établi, dans les leçons précédentes, et surtout +dans la trente-sixième, la haute nécessité, pour le perfectionnement +général de la science chimique, de la concevoir désormais comme un tout +homogène, en faisant disparaître la division scolastique, radicalement +vicieuse, de la chimie en inorganique et organique. L'objet propre et +essentiel de la leçon actuelle doit donc être de faire maintenant +apprécier l'importance directe d'une telle réforme dans l'intérêt +spécial des différentes études dont l'irrationnel assemblage constitue +le système hétérogène désigné sous le nom de chimie organique; et de +caractériser nettement le principe philosophique d'après lequel il +faudrait procéder à la décomposition totale de cet ensemble factice, +afin de répartir convenablement ses divers élémens scientifiques entre +la chimie proprement dite et la science physiologique. + +Aucun esprit judicieux ne saurait méconnaître aujourd'hui que la chimie +organique actuelle ne comprenne à la fois deux sortes de recherches, +d'une nature parfaitement distincte, les unes évidemment chimiques, les +autres, au contraire, évidemment physiologiques. Ainsi, par exemple, +l'étude des acides organiques, et surtout végétaux, celle de l'alcool, +des éthers, etc, ont aussi bien le caractère purement chimique qu'aucune +des études inorganiques proprement dites. D'un autre côté, le caractère +biologique n'est nullement douteux dans l'examen de la composition de la +sève ou du sang, dans l'analyse des divers produits de la respiration, +végétale ou animale, et dans une foule d'autres sujets qu'embrasse +maintenant la chimie organique. Or, une telle confusion générale est +extrêmement préjudiciable aux deux ordres de questions, et surtout à +celles de l'ordre physiologique. + +Quant aux études vraiment chimiques, il est évident que, si la vaine +séparation établie entre les composés organiques et les composés +inorganiques tend à rompre et même à déguiser envers ceux-ci la plupart +des analogies essentielles, elle ne doit pas moins produire, à l'égard +des premiers, un effet identique. Rien ne ressemble plus, sans doute, en +général, aux acides, aux alcalis, et aux sels végétaux ou animaux, que +les acides, les alcalis, et les sels inorganiques; et cependant, +d'après la marche habituelle, les lois des uns semblent différer +radicalement de celles des autres. Le dualisme, qui est aujourd'hui +presque universellement établi pour les composés inorganiques, paraît, +au contraire, extrêmement rare dans les composés organiques. Or, j'ai +démontré, par les considérations précédemment exposées, que cette +différence fondamentale n'est nullement réelle, et qu'on ne doit y voir +qu'un simple résultat de la méthode vicieuse qui dérive naturellement de +cette division irrationnelle, le vrai dualisme chimique étant +nécessairement, en lui-même, toujours facultatif. Cette division +constitue aussi le principal obstacle à l'entière et irrévocable +généralisation de la doctrine des proportions définies, comme je l'ai +établi dans l'avant-dernière leçon. Nous avons reconnu, en effet, que la +dualisation de tous les composés organiques offre aujourd'hui le seul +moyen général de les assujettir enfin au principe de cette doctrine. Il +en serait de même, ainsi que je l'ai indiqué, pour la théorie +électro-chimique, si celle-ci, d'après la leçon précédente, n'était +point nécessairement privée de toute véritable consistance scientifique. +Mais, il est, néanmoins, très vraisemblable que les composés organiques +sont aussi susceptibles d'analyse et même de synthèse électriques, dont +une telle division, et le défaut de dualisme, qui lui correspond, ont +seuls empêché, sans doute, de s'occuper jusqu'à présent. Quoi qu'il en +soit, on peut, ce me semble, affirmer que, lorsque une véritable théorie +chimique viendra enfin remplacer convenablement la théorie +anti-phlogistique proprement dite, elle devra comprendre, de toute +nécessité, les composés organiques aussi bien que les composés +inorganiques, sous peine d'être illusoire et éphémère. Il serait +superflu d'insister davantage ici sur le tort général qu'éprouve l'étude +chimique des composés organiques par suite de cette fausse division, +dont les inconvéniens commencent à être, sous ce rapport, suffisamment +sentis, puisque ceux de nos chimistes qui cultivent aujourd'hui cette +étude de la manière la plus philosophique tendent de plus en plus à +l'identifier avec celle des composés inorganiques. On ne saurait douter +maintenant que l'établissement définitif d'une telle identité ne doive +être le premier résultat nécessaire de toute tentative scientifique +destinée à constituer, en un système général et rationnel, l'ensemble +des connaissances chimiques, par une classification vraiment naturelle. + +Sous le second point de vue, c'est-à-dire quant aux études biologiques +indûment comprises dans la chimie organique actuelle, les inconvéniens +de cette confusion fondamentale sont à la fois beaucoup plus graves et +jusqu'ici beaucoup moins sentis, surtout par les chimistes. C'est +pourquoi il importe davantage de les signaler avec soin, quoique +sommairement. + +L'origine historique d'une telle confusion tient, en général, à ce que +un grand nombre de questions physiologiques exigent, par leur nature, de +véritables recherches chimiques, dont l'influence y est souvent +prépondérante, et qui, d'une autre part, sont, d'ordinaire, très +étendues et très difficiles. Dès lors, les physiologistes, auxquels ces +recherches devaient naturellement appartenir, étant habituellement trop +étrangers encore à la science chimique pour les suivre avec succès, les +chimistes ont été ainsi conduits à s'en emparer, et les ont ensuite +réunies mal-à-propos à leur vrai domaine scientifique. Les uns et les +autres concourent donc presque également, quoique d'une manière +différente, à cette mauvaise organisation du travail scientifique, +ceux-ci en méconnaissant les limites rationnelles de leurs études, +ceux-là en négligeant de satisfaire aux vraies conditions préliminaires +de leur ordre de recherches. Par conséquent, chacune de ces deux classes +de savans doit réformer, à un certain degré, ses habitudes actuelles, +afin que la répartition générale des travaux effectifs devienne enfin +conforme aux analogies naturelles. Mais, sous ce rapport, la tâche des +physiologistes est plus difficile et plus importante que celle des +chimistes; car, ces derniers, à cet égard, ont seulement à s'abstenir, +tandis que les premiers doivent désormais se rendre aptes à ressaisir +convenablement une attribution qu'ils ont laissé échapper jusqu'ici. + +La partie physiologique de la chimie organique, ayant été ainsi formée +par des empiétemens successifs, n'est guère susceptible d'être nettement +caractérisée, et surtout exactement circonscrite. Non-seulement elle +embrasse aujourd'hui l'analyse chimique de tous les élémens anatomiques, +solides ou fluides, et celle de tous les _produits_ de l'organisme; mais +on peut aisément reconnaître aussi que, si ses usurpations continuaient +à suivre librement leur progression naturelle, elle tendrait à +comprendre bientôt l'étude des plus importans phénomènes relatifs à ce +que Bichat a nommé la _vie organique_, c'est-à-dire, aux fonctions de +nutrition et de sécrétion, seules communes à l'ensemble des corps +vivans, et dans lesquelles le point de vue chimique doit sembler en +effet naturellement prépondérant. La physiologie proprement dite se +trouverait dès lors réduite à l'étude des fonctions de la vie animale, +et à celle des lois du développement de l'être vivant. Or, il est facile +de concevoir combien un dépècement aussi irrationnel de la science +biologique deviendrait funeste à ses progrès; quand même il ne serait +point poussé jusqu'à ces extrêmes conséquences logiques. + +Tout bon esprit peut aisément sentir, en effet, que les chimistes, par +la nature de leurs études, sont essentiellement impropres à l'examen +rationnel des importantes questions, soit d'anatomie, soit de +physiologie, végétale ou animale, dont leur science est maintenant +surchargée. Car, quelque haute importance que puissent avoir les +recherches chimiques pour les études biologiques, leur considération +exclusive et isolée doit nécessairement conduire à des vues fort +incomplètes et même erronées, sur un sujet qui n'est susceptible d'être +utilement divisé qu'après avoir été d'abord judicieusement conçu dans +son ensemble total. Sous le rapport anatomique même, on ne saurait +s'étonner que les chimistes méconnaissent continuellement la division +fondamentale, si bien établie par M. de Blainville, entre les vrais +_élémens_ de l'organisme et ses simples _produits_; à plus forte raison, +n'ont-ils, d'ordinaire, aucun égard aux distinctions essentielles entre +les tissus, les parenchymes, et les organes, qu'ils prennent presque +indifféremment les uns pour les autres. Dans l'exécution de chacune de +leurs opérations analytiques, ils ne peuvent ni choisir convenablement +le vrai sujet de leurs recherches, ni diriger son analyse de la manière +la plus propre à la solution des questions biologiques, dont l'esprit +leur est inconnu. Ces inconvéniens généraux, déjà si considérables pour +les études simplement anatomiques, doivent être nécessairement bien plus +prononcés envers les problèmes physiologiques proprement dits, dont les +chimistes, en tant que tels, ne sauraient apprécier les conditions +essentielles, ce qui est la principale cause du peu d'efficacité réelle +de leurs nombreux travaux à cet égard. Quoique les analyses +physiologiques présentent, par leur nature, des difficultés supérieures, +leur imperfection actuelle est certainement fort au-dessous de ce que +permettrait aujourd'hui le développement de la chimie, si l'application +de cette science y était mieux dirigée. Or, cette direction rationnelle +ne peut vraiment résulter ici que de la subordination générale et +nécessaire du point de vue chimique au point de vue physiologique, et, +par conséquent, de l'emploi de la chimie par les physiologistes +eux-mêmes, pour lesquels l'analyse chimique, quoique indispensable, ne +saurait être qu'un simple moyen d'exploration. Nous avons déjà reconnu, +dans le volume précédent, des inconvéniens essentiellement analogues, +mais beaucoup moins prononcés, pour un autre cas d'organisation vicieuse +du travail scientifique, quand il s'est agi de l'application générale de +l'analyse mathématique aux questions de physique. Les remarques +philosophiques présentées alors sur l'indispensable nécessité de +subordonner la considération de l'instrument à celle de l'usage, et de +confier désormais la direction du premier à ceux qui connaissent seuls +suffisamment l'ensemble des conditions du second, peuvent être +maintenant reproduites, avec un immense surcroît de force et +d'importance, attendu la diversité bien plus profonde des deux points de +vue dans le cas actuel. On ne saurait se former aujourd'hui aucune idée +juste de la vraie nature des secours généraux que la biologie doit +emprunter à la chimie, d'après les études irrationnelles et incohérentes +que contient notre chimie organique, et qui ont si faiblement contribué +jusqu'ici aux progrès de la science physiologique, dont elles ont même +concouru plus d'une fois à égarer les recherches en les dénaturant. + +Quoique les considérations précédentes suffisent, sans doute, pour +établir, en principe, le vice fondamental inhérent à la confusion +générale instituée par la chimie organique entre les études chimiques et +un certain ordre d'études biologiques, il est indispensable d'indiquer +encore à ce sujet quelques exemples effectifs, soit anatomiques, soit +physiologiques, afin de faire ressortir, d'une manière plus explicite et +plus incontestable, la haute importance directe d'une meilleure +organisation des travaux. + +Dans l'ordre anatomique, il est aisé de juger que la plupart des +nombreuses recherches entreprises jusqu'ici à ce sujet par les +chimistes, ont besoin d'être soumises, par les physiologistes, à une +entière révision générale, avant qu'on puisse les appliquer +définitivement à l'étude rationnelle des divers élémens ou produits de +l'organisme, soit solides, soit même fluides. On doit en excepter +toutefois la belle série des travaux de M. Chevreul sur les corps gras, +où cet illustre chimiste, appréciant mieux qu'aucun de ses prédécesseurs +la vraie relation générale entre le point de vue chimique et le point de +vue biologique, a laissé si peu à faire aux physiologistes pour parvenir +à une connaissance vraiment satisfaisante de la graisse, envisagée comme +l'un des principaux élémens de l'organisation animale. Mais, en écartant +cette mémorable exception, on citerait difficilement aujourd'hui une +seule étude importante de chimie organique, susceptible d'être +immédiatement appliquée à la biologie, soit animale, soit même +végétale[18]. Dans l'analyse chimique du sang ou de la sève, et de +presque tous les autres élémens anatomiques, solides ou fluides, un seul +cas, pris au hasard, est ordinairement présenté par les chimistes comme +un type suffisant, sans qu'ils aient compris l'importance de soumettre +leur opération à un indispensable examen comparatif, non-seulement +suivant chaque espèce d'organisme envisagée à l'état normal, mais aussi +selon le degré de développement de l'être vivant, son sexe, son +tempérament, son mode d'alimentation, le système de ses conditions +extérieures d'existences, etc., et beaucoup d'autres modifications que +les physiologistes peuvent seuls judicieusement apprécier[19]. Aussi de +semblables analyses ne correspondent-elles réellement à rien en +anatomie, si ce n'est au seul cas précis qui a été considéré, et que le +chimiste a d'ailleurs négligé presque toujours de caractériser +suffisamment. En même temps, une telle manière de procéder détermine +naturellement, entre les différens chimistes, des divergences +inévitables, par la diversité des types qu'ils ont choisis, sans que les +discussions qui en résultent soient, le plus souvent, d'aucune utilité +scientifique, vu la tendance trop ordinaire des chimistes à attribuer +ces discordances apparentes aux divers moyens analytiques employés, au +lieu d'y voir l'irrécusable confirmation des variations générales que la +physiologie eût annoncées d'avance. Il en est essentiellement de même à +l'égard des produits, d'abord sécrétés, ensuite excrétés, tels que +l'urine, la bile, etc., où les parties de l'organisme dans lesquelles le +produit a été recueilli, et les modifications qu'il a pu y éprouver par +un séjour plus ou moins prolongé après sa production, viennent encore +compliquer toutes les considérations précédentes, sans que les chimistes +s'enquièrent ordinairement davantage des uns que des autres. Aussi +toutes ces analyses, quoique fréquemment renouvelées, sont-elles, +jusqu'ici, incohérentes entre elles, et radicalement insuffisantes. + + [Note 18: On doit, toutefois, signaler encore a ce + sujet, dans les études plus spéciales, la belle observation + du même M. Chevreul sur la transformation du tissu fibreux + proprement dit en tissu jaune élastique, par sa combinaison + avec l'eau en certaines proportions déterminées, en-deçà et + au-delà desquelles l'élasticité cesse également, pour + reparaître aussitôt que cette condition est de nouveau + remplie. Cette expérience capitale comporte, évidemment, un + usage direct et très important dans la science + physiologique, ou plutôt elle appartient réellement à la + biologie et non à la chimie.] + + [Note 19: Cette considération est encore plus frappante + pour les cas pathologiques, où la comparaison doit, en + outre, être directement faite entre l'état normal et les + divers états anormaux. On a pu voir, par exemple, il y a une + quinzaine d'années, dans les recueils chimiques, un mémoire, + d'ailleurs chimiquement assez remarquable, vaguement + intitulé: _Analyse du sang d'un malade_, où l'on se + proposait d'étudier l'altération survenue dans la + composition du sang, sans avoir aucunement défini la nature + de la maladie, et, à plus forte raison, l'organisation du + malade. Ni l'auteur du mémoire, ni le rapporteur, n'avait + seulement remarqué une aussi étrange omission. Je ne cite un + tel exemple que comme offrant, d'une manière plus prononcée, + un caractère commun à presque tous les travaux ordinaires de + chimie vitale.] + +En considérant spécialement les cas d'anatomie végétale, M. Raspail, +dans ces derniers temps, s'est élevé, à ce sujet, avec une juste +énergie, contre la facilité, en quelque sorte scandaleuse, de la plupart +de ceux qui cultivent aujourd'hui la chimie organique, à multiplier +presque indéfiniment les principes organiques, et surtout les alcalis +végétaux, depuis la découverte remarquable de M. Sertuerner, d'après les +caractères les plus frivoles, fondés sur les études les moins +rationnelles. M. Raspail a judicieusement démontré que cette prétention +d'envisager comme radicalement distinctes un grand nombre de ces +substances, tenait, le plus souvent, à ce que les chimistes n'avaient +point eu convenablement égard aux divers degrés successifs d'élaboration +d'un même principe immédiat dans le développement général de la +végétation, ou, plus grossièrement encore, à la confusion des matières +proposées avec leurs enveloppes anatomiques. Il ne m'appartient pas +d'examiner maintenant jusqu'à quel point cet habile naturaliste a pu +exagérer sa manière de voir dans les différens cas particuliers, surtout +en ce qui concerne l'importance des analyses microscopiques, dont +l'introduction constitue, d'ailleurs, une utile innovation générale. +Mais, la trop faible attention ordinairement accordée jusqu'ici à ses +vues systématiques, me fait un devoir de signaler l'heureuse influence +qu'elles doivent exercer sur le perfectionnement fondamental de la +chimie organique. Personne n'a encore aussi profondément senti que M. +Raspail la nécessité d'y subordonner le point de vue chimique au point +de vue physiologique, et personne n'a aussi bien satisfait, ce me +semble, aux conditions générales qu'exige la stricte observance +habituelle d'une telle relation. Toutefois, en considérant son ouvrage +sous l'aspect le plus philosophique, je suis convaincu que lui-même a +trop cédé, à son insu, à l'influence ordinaire de notre éducation +chimique, en concevant l'entreprise, radicalement vaine à mes yeux, de +systématiser la chimie organique, qui doit, au contraire, +irrévocablement disparaître comme corps de doctrine distinct; tandis que +M. Raspail eût été si apte à fondre convenablement, dans l'ensemble de +la biologie, sa portion vraiment physiologique de la chimie organique, +dont il a continué à maintenir essentiellement l'irrationnelle +constitution. + +Les recherches entreprises jusqu'ici pour analyser, sous le rapport +chimique, les principaux phénomènes de la vie organique, sont encore +plus propres que les questions d'un ordre purement anatomique à +manifester clairement le vice fondamental d'une telle institution des +travaux scientifiques, en faisant mieux ressortir l'inaptitude +nécessaire des chimistes à des études naturellement réservées aux seuls +physiologistes. Aucune des nombreuses tentatives déjà essayées à ce +sujet n'a pu finalement aboutir à fixer solidement, en biologie, aucun +point de doctrine général, et n'a réellement fourni que de simples +matériaux, dont les physiologistes ne sauraient tirer une véritable +utilité sans les avoir préalablement soumis à une nouvelle élaboration, +sous l'influence prépondérante des considérations vitales. Je dois me +borner ici à en indiquer les exemples les plus remarquables. + +Les belles expériences de Priestley, de Sennebier, de Saussure, etc., +relativement à l'action chimique mutuelle des végétaux et de l'air +atmosphérique, ont eu, sans doute, une importance capitale, par la +lumière positive qu'elles ont commencé à répandre sur l'ensemble de +l'économie végétale, jusqu'alors presque inintelligible. Mais les +études postérieures n'en ont pas moins constaté clairement que cette +grande recherche ne saurait être réductible à l'état de simplicité +naturellement supposé par les chimistes, qui avaient isolément analysé +une seule partie du phénomène général de la végétation. L'absorption de +l'acide carbonique et l'exhalation de l'oxigène, quoique très +importantes à considérer dans l'action des feuilles, ne constituent +qu'un seul aspect du double mouvement vital, et ne peuvent être +convenablement appréciées qu'après avoir d'abord conçu l'ensemble de ce +mouvement, du point de vue physiologique proprement dit. Cette action +générale étant partiellement compensée, à d'autres égards, par l'action +exactement inverse que produisent la germination des semences, la +maturation des fruits, etc., et même le simple passage de la lumière à +l'obscurité quant aux feuilles, elle ne peut nullement suffire, soit à +expliquer la composition élémentaire des substances végétales, soit +surtout à déterminer le genre d'altération que l'air atmosphérique +éprouve réellement par l'influence de la végétation. De tels travaux ne +sauraient être envisagés que comme ayant mis en évidence la véritable +nature du problème, en offrant quelques matériaux indispensables à sa +solution future, dans la recherche de laquelle les physiologistes +peuvent seuls employer convenablement les notions et les moyens +chimiques. Mais, quoiqu'il en soit, c'est surtout dans l'analyse des +phénomènes plus compliqués de la physiologie animale, que l'insuffisance +radicale des études instituées par les chimistes doit incontestablement +ressortir. + +On peut citer éminemment, à cet égard, l'examen général des phénomènes +chimiques de la respiration, envisagés surtout dans les animaux +supérieurs, où, malgré de nombreuses observations, aucun point fixe +n'est encore réellement établi. Dès l'origine de la chimie moderne, il +semblait que l'absorption pulmonaire de l'oxigène atmosphérique et sa +transformation en acide carbonique devaient suffire à l'explication +générale du grand phénomène de la conversion du sang veineux en sang +artériel. Mais, si une telle action constitue certainement une partie +indispensable du phénomène, on a fini par reconnaître que la fonction +est beaucoup plus compliquée que les chimistes ne pouvaient le présumer +d'abord. L'ensemble de leurs travaux à ce sujet présente jusqu'ici les +conclusions les plus contradictoires sur presque toutes les questions +qui s'y rapportent. On ignore, par exemple, si la quantité d'acide +carbonique formée correspond réellement à la quantité d'oxigène +absorbée, ou si elle est, au contraire, supérieure ou inférieure. La +simple différence générale entre l'air inspiré et l'air expiré, qui +constitue évidemment le premier point à éclaircir, n'est point encore, à +beaucoup près, positivement établie. C'est ainsi, entre autres lacunes, +que les diverses analyses laissent une incertitude totale sur la +participation de l'azote atmosphérique, dont la quantité paraît à +ceux-ci augmentée, à ceux-là diminuée, et à d'autres identique, après +l'accomplissement du phénomène. On conçoit que les divergences doivent +être encore plus prononcées relativement à l'appréciation beaucoup plus +difficile des changemens qu'éprouve la composition du sang, et qui ne +sauraient se réduire à une simple décarbonisation. Cette question +fondamentale est extrêmement propre à caractériser la confiance naïve +avec laquelle les chimistes sont naturellement disposés à aborder les +sujets physiologiques, sans avoir aucunement mesuré ni même soupçonné +les difficultés variées qui leur sont inhérentes. Il est ici pleinement +évident que les analyses chimiques les plus soignées doivent être +essentiellement infructueuses, tant qu'elles ne sont point dirigées +d'abord d'après un juste aperçu physiologique de l'ensemble du +phénomène, et modifiées ensuite par une exacte connaissance des limites +générales de variations normales dont il est nécessairement +susceptible, à divers titres déterminés, et sous chacun de ses aspects +principaux. Or, les physiologistes sont évidemment seuls compétens, en +général, pour procéder ainsi. + +L'étude de la chaleur animale donne lieu à des remarques aussi +clairement décisives, si même l'inaptitude des chimistes et des +physiciens n'y est encore mieux manifestée. D'après les premières +découvertes de la chimie moderne, ce grand phénomène a d'abord paru +devoir être suffisamment expliqué par le dégagement de chaleur +correspondant à la décarbonisation du sang dans l'appareil pulmonaire, +que les chimistes envisageaient comme le foyer d'une véritable +combustion. Mais une considération plus complète et plus approfondie du +sujet a bientôt prouvé aux physiologistes l'extrême insuffisance d'un +tel aperçu partiel, pour satisfaire aux conditions essentielles du +problème, même en se bornant au cas normal, et, à plus forte raison, +dans les divers cas pathologiques. Quoiqu'il existe encore, à cet égard, +une grande incertitude sur la vraie coopération de l'influence +pulmonaire, il est du moins bien constaté désormais que cette action ne +doit pas seule être envisagée dans l'analyse fondamentale d'un phénomène +auquel, par sa nature, toutes les fonctions vitales doivent +nécessairement concourir plus ou moins. Il y a même lieu de penser +aujourd'hui, en opposition directe à l'opinion des chimistes, que la +respiration, loin de participer à la production normale de la chaleur +animale, constitue, en général, au contraire, une source constante et +nécessaire de ce refroidissement. Sans doute les phénomènes chimiques +incessamment déterminés par le mouvement vital doivent être pris en +considération dans l'étude de la chaleur animale. Mais leur influence, +qui se combine avec beaucoup d'autres, surtout dans les organismes +supérieurs, ne peut être bien appréciée que par les physiologistes, +seuls aptes à saisir l'ensemble d'un tel sujet. + +On peut faire des remarques essentiellement analogues sur la digestion, +les sécrétions, et toutes les autres fonctions chimiques relatives à la +vie organique. Il sera toujours facile de vérifier que les études +entreprises jusqu'ici par les chimistes sur ces divers sujets ont été +constamment mal conçues et mal dirigées, et que cette vicieuse +institution provient principalement de n'avoir pas subordonné le point +de vue chimique au point de vue physiologique. Quand cette relation, que +les physiologistes peuvent seuls bien comprendre, aura été enfin +convenablement établie, il deviendra indispensable de soumettre tous les +travaux antérieurs à une entière révision préalable, sans laquelle ils +ne pourraient être définitivement employés dans la formation d'aucune +doctrine positive. À l'égard des sujets de ce genre qui n'ont pas été +abordés jusqu'à présent, la combinaison rationnelle du point de vue +chimique avec le point de vue physiologique pourra y être instituée sans +obstacles préliminaires, quoique elle n'y soit pas moins nécessaire. Il +me suffit d'indiquer ici, comme dernier exemple, un seul de ces nouveaux +cas, relatif à l'importante question, encore essentiellement intacte, de +l'harmonie générale entre la composition chimique des corps vivans et +celle de l'ensemble de leurs alimens, ce qui constitue un des principaux +aspects de l'état vital. + +Il est évident, en principe, que tout corps vivant, quelle qu'ait pu +être son origine, doit se trouver, à la longue, nécessairement composé +des divers élémens chimiques propres aux différentes substances, +solides, liquides, ou gazeuses, dont il se nourrit habituellement, +puisque, d'une part, le mouvement vital assujettit ses parties à une +rénovation continue, et que, d'une autre, on ne pourrait, sans +absurdité, le supposer, comme l'ont pensé certains physiologistes +métaphysiciens, capable de produire spontanément aucun véritable +élément. Quand on se borne à établir cette comparaison d'une manière +très générale, elle ne présente aucune difficulté essentielle. On doit +même remarquer, avec quelque intérêt, que cette considération aurait pu +conduire à deviner, pour ainsi dire, la nature générale des élémens +principaux des corps vivans. Car, les animaux se nourrissent, en premier +lieu, de végétaux, ou d'autres animaux, soumis eux-mêmes à une +alimentation végétale; et, en second lieu, d'air et d'eau, qui +constituent d'ailleurs la base essentielle de la nutrition des plantes: +le monde organique ne pourrait donc évidemment comporter, en général, +d'autres élémens chimiques que ceux fournis par la décomposition de +l'air et par celle de l'eau. Ainsi, aussitôt que ces deux fluides ont +été exactement analysés, les physiologistes auraient pu prévoir, en +quelque sorte, que les substances animales et végétales doivent être +essentiellement composées d'oxigène, d'hydrogène, d'azote et de carbone, +comme la chimie l'enseigna bientôt. Une telle prévision eût été, il est +vrai, extrêmement imparfaite, puisque cette vue générale ne pouvait +nullement indiquer la différence fondamentale entre la composition des +matières animales et celle des matières végétales, ni surtout pourquoi +ces dernières contiennent, le plus souvent, tant de carbone et si peu +d'azote. Mais ce premier aperçu, quoiqu'il commence à manifester la +difficulté du problème, constate néanmoins la possibilité d'établir, +avec plus ou moins de précision, cette harmonie générale. + +Il n'en est plus ainsi dès qu'on veut poursuivre, d'une manière un peu +détaillée, une telle comparaison, qui engendre aussitôt une multitude +d'objections importantes, jusqu'à présent insolubles. La plus capitale +consiste en ce que l'azote paraît être tout aussi abondant dans les +tissus des animaux herbivores que dans ceux des carnassiers, quoique les +alimens solides des premiers en soient presque entièrement privés. M. +Berzélius a indiqué, comme propre à résoudre cette grande difficulté, +son opinion particulière sur la nature de l'azote, qui, à ses yeux, ne +constitue point un véritable élément, mais une sorte d'oxide métallique. +Cette hypothèse ne saurait évidemment suffire à l'explication du +phénomène, à moins d'admettre, ce qui répugnerait justement à tous les +chimistes et à M. Berzélius lui-même, que le prétendu radical de cet +oxide se retrouve aussi dans l'hydrogène ou dans le carbone. L'opinion +proposée par M. Raspail, suivant laquelle l'azote serait, en quelque +sorte, adventice dans toutes les matières animales, qui ne +contiendraient jamais cet élément qu'à l'état ammoniacal, ne remplirait +pas mieux cette condition essentielle, puisqu'elle n'éclaircirait pas +davantage l'origine de l'azote. Cette opinion semble d'ailleurs +jusqu'ici tout-à-fait hasardée, et reposer uniquement sur une vague +hypothèse générale, relative à la prétendue unité de composition +chimique du monde organique. La difficulté subsiste donc encore, dans +toute sa force primitive. Quoique l'ensemble du mouvement vital ait été +jusqu'à présent très peu considéré sous cet aspect, il offre néanmoins +une foule de cas analogues, plus ou moins prononcés, où l'on ne sait +nullement expliquer la composition chimique des élémens anatomiques par +celle des substances extérieures qui en constituent cependant l'origine +incontestable. Telle est, par exemple, la question essentielle relative +à la présence constante du carbonate et surtout du phosphate de chaux +dans le tissu osseux, quoique la nature de l'ensemble des alimens ne +paraisse presque jamais pouvoir donner lieu à la formation de ces deux +sels. + +Ce système de recherches, envisagé dans toute son immensité, constitue +certainement une des questions générales les plus importantes que puisse +faire naître l'étude chimique de la vie. Or, ici, l'incompétence +nécessaire des chimistes devient tellement évidente, que l'impossibilité +de réunir un tel sujet à ce qu'on nomme la chimie organique ne saurait +être, un seul instant, contestée, et aussi personne ne l'a-t-il jamais +mise en doute. Quel succès réel pourrait-on espérer, à cet égard, de +tout travail qui ne serait pas fondé sur une intime combinaison +rationnelle du point de vue chimique avec le point de vue physiologique? +Non-seulement les questions chimiques sont alors toujours posées +nécessairement, et sans cesse modifiées, d'après des considérations +biologiques; mais l'usage prépondérant de celles-ci est, en outre, +évidemment indispensable pour diriger à chaque instant l'emploi +judicieux des moyens chimiques et la saine interprétation des résultats +qu'ils fournissent. Aussi doit-on penser que, si cette vaste étude est +jusqu'ici à peine ébauchée, cela ne tient point uniquement à sa haute +difficulté fondamentale, mais encore à cette vicieuse organisation des +travaux scientifiques, relativement à toutes les questions de +physiologie chimique, qui abandonne aux chimistes un ordre de recherches +expressément destiné, par sa nature, aux seuls biologistes, et que +ceux-ci ne sauraient trop promptement s'approprier désormais, après +avoir convenablement rempli les conditions nécessaires. Du reste, cette +conclusion générale doit se reproduire spontanément, sous un nouvel +aspect, dans la seconde partie de ce volume. + +L'ensemble de la discussion précédente suffit pour démontrer, d'une +manière irrécusable, soit d'après des motifs généraux, soit par des +vérifications spéciales, combien l'irrationnelle constitution de la +chimie organique actuelle est profondément nuisible aux diverses études +qui s'y trouvent rassemblées, d'abord sous le point de vue chimique, et +surtout sous le point de vue physiologique. On doit donc tendre +désormais à détruire irrévocablement cet assemblage hétérogène et +purement factice, pour en réunir les différentes parties, suivant leur +nature respective, les unes à la chimie proprement dite, les autres à la +biologie. + +Ceux qui ne verraient, dans une telle opération philosophique, qu'une +simple transposition de sujets, en quelque sorte indifférente, +témoigneraient ainsi un sentiment très imparfait de l'importance des +méthodes rationnelles, et de l'harmonie nécessaire entre la nature des +questions scientifiques et l'ensemble des conditions indispensables à +leur étude. C'est surtout pour prévenir une semblable erreur, trop +commune aujourd'hui, que j'ai cru devoir insister sur ce point +essentiel, de manière à caractériser les graves inconvéniens qui +résultent si clairement de l'organisation scientifique actuelle. Quand +les sciences sont vaguement classées, comme il arrive le plus souvent, +d'après des principes arbitraires, les transpositions de l'une à l'autre +peuvent être conçues sans entraîner aucun dérangement important dans +l'économie réelle de la philosophie naturelle. Mais, il n'en saurait +être ainsi lorsque la hiérarchie des sciences a été directement fondée +sur la comparaison rationnelle des différens ordres de phénomènes, de +façon à correspondre à l'ensemble du développement positif de notre +intelligence, comme je me suis toujours efforcé de le faire dans cet +ouvrage. Alors, les questions d'attribution scientifique deviennent, au +contraire, pour chaque étude, les plus capitales qu'on puisse concevoir, +puisque leur solution détermine aussitôt l'esprit général des recherches +et la nature des moyens employés, et exerce par là, sur tous les progrès +effectifs, une influence principale et nécessaire. + +Il nous reste maintenant à examiner directement le principe général qui +devra présider à la démolition rationnelle de la chimie organique, +c'est-à-dire, à la répartition judicieuse de ses différentes portions +entre la chimie et la physiologie. Les diverses considérations déjà +indiqués dans cette leçon permettent d'établir aisément cette +distinction fondamentale. + +Tout se réduit, en effet, pour cela, comme je l'ai annoncé dans +l'avant-dernière leçon, à la séparation essentielle entre l'état de mort +et l'état de vie, ou, ce qui revient à peu près au même sous le point +de vue actuel, entre la stabilité et l'instabilité des combinaisons +proposées, soumises à l'influence des agens ordinaires. Parmi les divers +composés indistinctement réunis aujourd'hui sous la vague dénomination +d'organiques, les uns ne doivent leur existence qu'au mouvement vital, +ils sont assujettis à des variations continuelles, et constituent +presque toujours de simples mélanges: ceux-là ne sauraient appartenir à +la chimie, et ils rentrent dans le domaine de la biologie, soit +statique, soit dynamique, suivant qu'on étudie ou leur état fixe, ou la +succession vitale de leurs changemens réguliers; tels sont, par exemple, +le sang, la lymphe, la graisse, etc. Les autres, au contraire, qui +forment les principes les plus immédiats des premiers, sont des +substances essentiellement mortes, susceptibles d'une permanence +remarquable, et présentant tous les caractères de véritables +combinaisons, indépendantes de la vie: ceux-ci ont évidemment leur place +naturelle dans le système général de la science chimique, entre les +substances d'origine inorganique, dont ils ne diffèrent réellement sous +aucun rapport important; les acides organiques, l'alcool, l'albumine, +l'urée, etc., en offrent des exemples incontestables. + +Ce second ordre de substances devrait seul composer le vrai domaine de +la chimie organique, s'il pouvait exister aucun motif rationnel de +séparer leur étude de celle de leurs divers analogues inorganiques, et +si une semblable disposition n'avait point, en réalité, pour les uns et +pour les autres, les plus graves inconvéniens scientifiques, comme je +l'ai précédemment établi. Que la connaissance approfondie de telles +combinaisons doive constituer un préliminaire spécialement indispensable +à l'examen chimique des phénomènes vitaux, cela ne saurait être douteux; +mais une telle propriété ne peut donner à cette partie de la chimie +aucun droit particulier à la qualification exclusive d'_organique_: +autrement, on serait conduit à reconnaître le même caractère dans la +théorie de l'oxigène, de l'hydrogène, du carbone et de l'azote (qui +sont, au moins, tout aussi directement nécessaires à cet égard), et même +dans l'étude de beaucoup d'autres substances acides, alcalines ou +salines, sans lesquelles l'anatomie et la physiologie chimiques seraient +essentiellement inintelligibles. Quant aux phénomènes chimiques vraiment +communs à tous les divers composés de cette classe, par suite de +l'identité nécessaire de leurs élémens principaux, il importe +certainement de les faire ressortir avec soin. Les plus généraux et les +plus essentiels d'entre ces phénomènes constituent aujourd'hui la +théorie, si intéressante et si imparfaite encore, des différentes +espèces de fermentation. Mais la considération de ces propriétés +communes n'est point, en elle-même, d'un autre ordre que celle qui +résulte du même motif fondamental envers beaucoup d'autres composés, +purement inorganiques. On ne saurait en déduire, sans exagération, la +nécessité rationnelle de réunir, par cela seul, l'ensemble de ces +substances en une même catégorie générale, isolée de tout le reste du +système chimique. Cette analogie devra seulement être judicieusement +pesée plus tard, en concurrence avec toute autre analogie réelle, qui +pourra se trouver, ou supérieure, ou inférieure, lorsqu'il s'agira +d'établir directement la classification naturelle des études chimiques, +sans qu'on puisse aujourd'hui nullement prescrire d'avance, à cet égard, +le résultat final d'une telle discussion. La propriété de fermenter, +quelque grande que soit son importance effective, n'a pas, sans doute, +une plus haute valeur scientifique que la propriété de brûler, et ne +saurait constituer davantage un attribut caractéristique, ni un titre +prépondérant et exclusif de classification. Néanmoins, il est bien +reconnu aujourd'hui qu'on avait d'abord accordé une influence exagérée à +la considération du phénomène de la combustion, dans l'ensemble des +substances inorganiques. Pourquoi n'en serait-il point de même +aujourd'hui, envers les substances dites organiques, pour le phénomène +de la fermentation, ou pour toute autre propriété commune? Il y aurait +donc une vaine présomption à vouloir assigner, dès à présent, la vraie +position définitive de ces derniers composés dans le système rationnel +de la science chimique: une telle question serait évidemment prématurée. +Mais, nous pouvons affirmer, avec une pleine sécurité, que, dans ce +système, ces diverses combinaisons seront nécessairement plus ou moins +séparées les unes des autres, et intercalées parmi les combinaisons +dites inorganiques. Or, il n'en faut pas davantage pour décider +irrévocablement la question qui constitue le principal objet de la leçon +actuelle, quant au maintien ou à la suppression de la chimie organique +comme un corps de doctrine distinct. + +Le principe que je viens de poser ne peut laisser aucune difficulté +essentielle pour distinguer exactement ce qui, dans cet ensemble +artificiel, doit être incorporé à la chimie proprement dite, en +réservant l'examen ultérieur du mode d'incorporation; et ce qui, au +contraire, doit être enfin ressaisi par les physiologistes comme +vraiment relatif à l'étude de la vie. Au reste, ce principe n'étant +nullement arbitraire, les conséquences naturelles de son application à +chaque cas particulier dissiperaient nécessairement toute incertitude, +s'il pouvait en exister encore. Car, il suffirait de se demander si +l'examen scientifique de la question proposée peut être effectué, d'une +manière satisfaisante, par le seul emploi des connaissances chimiques, +ou bien s'il exige aussi le concours indispensable des considérations +biologiques. D'après une telle alternative, aucun bon esprit ne pourrait +plus hésiter sur le vrai classement de chaque sujet de recherches. On a +droit de s'étonner, par exemple, que la nécessité, bien reconnue +aujourd'hui par tous les chimistes, d'introduire, dans leurs traités de +chimie organique, diverses notions de physiologie végétale et animale +(ordinairement, il est vrai, très vagues ou très superficielles), ne les +ait point éclairés sur la confusion fondamentale de deux ordres d'idées +hétérogènes, qui caractérise cette partie du système actuel de leurs +études. + +Il serait contraire à la nature de cet ouvrage d'examiner ici aucun +usage spécial de ce principe d'attribution scientifique, que j'ai dû me +borner à formuler nettement après l'avoir sommairement motivé. +Toutefois, en considérant l'ensemble de ses applications, il convient +de remarquer que, dans ce dépècement total de la chimie organique +actuelle au profit de la chimie proprement dite et de la biologie, ses +deux parties essentielles, relatives, l'une à l'étude des substances +végétales, l'autre à celle des substances animales, devront, par leur +nature, se répartir très inégalement entre ces deux sciences +fondamentales. La première, en effet, fournira nécessairement davantage +à la chimie, et la seconde à la biologie. + +Un premier aperçu pourrait faire penser que la différence doit plutôt +exister en sens inverse, car l'importance proportionnelle des +considérations chimiques est réellement plus grande à l'égard des +végétaux vivans qu'envers les animaux, pour lesquels, après qu'on a +dépassé les rangs très inférieurs de la hiérarchie zoologique, les +fonctions chimiques, quoique constituant toujours la base indispensable +de leur vie, deviennent subordonnées à un ordre supérieur de nouvelles +actions vitales. Mais, néanmoins, en vertu du degré plus élevé +d'élaboration vitale que reçoit la matière dans l'organisme animal, +comparé à l'organisme végétal, il demeure incontestable que la partie +chimique de la physiologie animale présente beaucoup plus d'étendue et +de complication que celle qui correspond à la physiologie végétale, où +manque, par exemple, toute l'importante série des phénomènes de la +digestion, où aussi l'assimilation et les sécrétions sont, +comparativement, très simplifiées. La seule inspection générale d'un +traité quelconque de chimie organique, permet de vérifier aisément que +les questions de nature évidemment physiologique, se trouvent, en effet, +bien plus multipliées dans la chimie animale que dans la chimie +végétale. C'est l'inverse, au contraire, quant aux questions dont la +nature est vraiment chimique. À raison même de cette élaboration vitale +plus profonde, et du nombre supérieur de leurs élémens, les substances +animales proprement dites doivent être, en général, beaucoup moins +stables que la plupart des substances végétales; rarement peuvent-elles +persister en dehors de l'organisme; et, en même temps, les nouveaux +principes immédiats qui leur appartiennent exclusivement sont si peu +nombreux que leur existence a pu être mise directement en question. La +végétation constitue évidemment la principale source des vrais composés +organiques, que l'organisme animal ne fait le plus souvent qu'emprunter +à l'organisme végétal, en les modifiant, plus ou moins, soit par leurs +combinaisons mutuelles, soit par de nouvelles influences extérieures. +Ainsi, le domaine rationnel de la science chimique doit être +nécessairement bien plus augmenté par l'étude des substances végétales +que par celle des substances animales. Telles sont les principales +remarques philosophiques auxquelles puisse donner lieu ici l'application +générale de la règle fondamentale de répartition que j'ai proposée, et +dont une semblable comparaison m'a paru propre à rendre plus sensible le +caractère essentiel. + +La nécessité d'assujettir à la loi du dualisme les composés organiques +dont l'étude doit être définitivement incorporée au système général de +la science chimique, a été assez hautement constatée, sous les rapports +les plus importans, dans la suite des leçons précédentes, pour que je +sois entièrement dispensé de revenir ici, d'une manière spéciale, sur +cette grande question de philosophie chimique. Je crois, néanmoins, +convenable d'indiquer, en dernier lieu, un nouvel aspect, plus +particulier, sous lequel une telle conception peut contribuer au +perfectionnement des théories chimiques, en établissant une harmonie +plus satisfaisante entre la composition des diverses substances +organiques et l'ensemble de leurs propriétés caractéristiques. + +En considérant ces substances comme ternaires ou quaternaires, +l'identité de leurs trois ou quatre élémens essentiels ne permet +d'expliquer leur multiplicité très variée que par la seule diversité +des proportions de leurs principes constituans. J'ai examiné ailleurs la +difficulté fondamentale qui en résulte pour l'entière généralisation de +la doctrine des proportions définies, et j'ai fait connaître le moyen +principal d'y remédier. Mais, ici, en poursuivant, sous un autre point +de vue, les conséquences d'une telle conception, je dois faire remarquer +que, dans un grand nombre de cas, elle conduit à expliquer des +différences très prononcées entre deux substances organiques par une +très faible inégalité de leurs compositions numériques, de manière à +choquer souvent l'ensemble des analogies chimiques. Il y a plus même. +Outre cette insuffisante harmonie, la chimie organique offre déjà +quelques exemples irrécusables, qui paraissent tendre aujourd'hui à se +multiplier beaucoup, où l'on ne peut saisir aucune différence réelle de +composition entre deux substances, qu'une exacte comparaison de leurs +principales propriétés ne permet d'ailleurs nullement de regarder comme +identiques: tels sont, entre autres, le sucre et la gomme. La manière +actuelle de philosopher entraîne nécessairement les chimistes à supposer +une très légère inégalité de composition numérique, dont leurs moyens +analytiques ne sauraient être assez précis pour constater l'existence +réelle. Un tel expédient, quoique très naturel, ne fait, tout au plus, +que reculer la difficulté sans la résoudre; et il est, en lui-même, +directement contraire à l'esprit général de la vraie philosophie +chimique, qui prescrit évidemment de proportionner toujours la +différence de composition au degré de diversité des principaux +phénomènes. Or, on peut aisément concevoir que la dualisation des +composés organiques tend à dissiper entièrement cet ordre important +d'anomalies. Car, en distinguant convenablement l'analyse immédiate de +l'analyse élémentaire, le dualisme chimique permet de résoudre +directement, de la manière la plus naturelle, le paradoxe général de la +diversité réelle de deux substances composées des mêmes élémens, unis +suivant les mêmes proportions. En effet, ces substances isomères +différeraient alors par leurs analyses immédiates, quoique, dans +l'analyse élémentaire, elles eussent fourni des résultats parfaitement +identiques, ce qu'il est très facile de concilier, en procédant à peu +près comme je l'ai fait dans l'avant-dernière leçon pour la loi des +proportions définies. Les chimistes ont déjà remarqué, par exemple, dans +une tout autre intention, la possibilité de représenter exactement la +composition numérique de l'alcool, ou de l'éther, etc., d'après +plusieurs formules binaires, radicalement distinctes les unes des +autres, et néanmoins finalement équivalentes quant à l'analyse +élémentaire, en combinant, tantôt le gaz oléfiant avec l'eau, tantôt +l'hydrogène carboné avec l'acide carbonique ou avec le deutoxide +d'hydrogène, etc. Or, si ces combinaisons fictives devenaient jamais +susceptibles de réalisation, elles donneraient évidemment lieu à des +substances très distinctes, qui pourraient même différer beaucoup par +l'ensemble de leurs propriétés chimiques, et qui cependant +coïncideraient par leur composition élémentaire. Parmi les composés +purement inorganiques, et bien dualisés aujourd'hui, on conçoit, par +exemple, que le sulfite formé par un métal au plus haut degré +d'oxidation, pourrait produire, à l'analyse finale, des résultats +absolument identiques à ceux que fournirait le sulfate du même métal +moins oxidé, sans que personne eût néanmoins la pensée de confondre ces +deux composés. Il suffirait donc de transporter le même esprit dans +l'étude des combinaisons organiques, par l'établissement d'un dualisme +universel, pour dissiper aussitôt toutes ces anomalies paradoxales. Les +considérations indiquées dans la trente-septième leçon sont très propres +à faire ressortir toute la fécondité nécessaire de cette nouvelle +ressource générale, qui se trouve ainsi pouvoir être heureusement +préparée avant que les cas d'isomérie soient encore devenus très +fréquens. + +Tel est l'ensemble des considérations générales que je devais signaler, +dans cette leçon, pour compléter l'appréciation philosophique du corps +de doctrine radicalement hétérogène que forme aujourd'hui la chimie +organique. On ne peut plus tarder à reconnaître ainsi que le maintien +irréfléchi de cette conception vicieuse constitue directement un +obstacle insurmontable à toute systématisation vraiment rationnelle de +la science chimique. Les physiologistes surtout seront, sans doute, +bientôt disposés à sentir convenablement combien l'abandon inexcusable +d'une partie fondamentale de leurs attributions entre les mains des +chimistes, nécessairement plus ou moins incompétens, est profondément +nuisible au progrès général de la science biologique. D'après le +principe que j'ai établi, la répartition judicieuse de la chimie +organique entre la chimie et la biologie ne peut donner lieu à aucune +grande difficulté scientifique. Enfin, le dualisme systématique permet +d'établir une uniformité fondamentale dans l'étude chimique de tous les +composés, sans acception d'origine organique ou inorganique, en même +temps qu'il fournit le moyen général de les ramener tous aux mêmes lois +essentielles de composition numérique, et qu'il conduit aussi à +instituer partout une exacte harmonie naturelle entre la composition des +substances et l'ensemble de leurs caractères. + +Par la suite des leçons déjà contenues dans ce volume, je me suis +efforcé de caractériser avec exactitude le véritable esprit général de +la science chimique, successivement envisagée sous tous les points de +vue philosophiques que comporte son état actuel, en dirigeant cet examen +de manière à faire bien ressortir les principales conditions +indispensables à son perfectionnement essentiel, qui doit bien moins +consister désormais en une vaine surabondance de nouveaux matériaux que +dans la systématisation rationnelle des connaissances déjà acquises, la +chimie étant aujourd'hui aussi riche en détails qu'elle est +imparfaitement constituée comme science fondamentale. Deux pensées +prépondérantes, distinctes, mais intimement liées, ont dominé l'ensemble +de ce travail sur la philosophie chimique: la fusion de toutes les +études chimiques, préalablement bien circonscrites d'après la nature de +la science, en un seul corps de doctrine homogène; la réduction +universelle de toutes les combinaisons quelconques à la conception +indispensable d'un dualisme toujours facultatif. Je me suis surtout +attaché à présenter ces deux conditions corrélatives comme strictement +nécessaires pour la constitution définitive de la science chimique, avec +le caractère qui lui est propre et le genre de consistance que comporte +sa nature. L'application directe d'une telle conception philosophique à +la seule partie des études chimiques qui manifeste réellement +aujourd'hui une rationnalité positive, a dû mettre hors de doute son +opportunité générale, en montrant son aptitude spontanée à résoudre +complétement les anomalies fondamentales de la chimie numérique. Ainsi, +cet examen de la philosophie chimique, outre qu'il constitue un élément +indispensable de mon système général de philosophie positive, pourra +contribuer immédiatement au progrès futur de la science chimique, s'il +parvient à fixer convenablement l'attention des esprits spéciaux. + +Cette nouvelle partie fondamentale de la grande opération philosophique +que j'ai osé entreprendre complète l'appréciation de l'ensemble de la +philosophie naturelle, en ce qui concerne les phénomènes universels, ou +inorganiques. Je dois maintenant procéder à l'examen d'un ordre de +phénomènes beaucoup plus compliqué, dont l'étude rationnelle, +nécessairement encore plus imparfaite, est jusqu'ici à peine organisée, +et qui, néanmoins, malgré leur spécialité, donnent lieu à la partie la +plus indispensable de la philosophie naturelle, celle dont l'homme, et +ensuite la société, constituent directement l'objet principal, et sans +laquelle, par cela même, aucune conception positive, d'une nature +quelconque, ne saurait être rigoureusement complète; ce qui la lie +intimement au développement fondamental de notre intelligence dans +toutes les directions possibles. + + + + +QUARANTIÈME LEÇON. + +Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science +biologique[20]. + + [Note 20: Afin de préciser davantage mes considérations + philosophiques sur l'état présent de la science des corps + vivans, j'ai dû, en général, les rapporter intuitivement à + une exposition complète et bien déterminée de l'ensemble de + cette science. Or, je dois ici spécifier directement que + j'ai, à cet effet, principalement choisi le cours de + physiologie générale et comparée, commencé en 1829 et + terminé en 1832, à la faculté des sciences de Paris, par mon + illustre ami M. de Blainville. Quoique fort éloigné de m'y + restreindre d'une manière exclusive, j'ai considéré ce cours + mémorable, que je me féliciterai toujours d'avoir + intégralement suivi, comme le type le plus parfait de l'état + le plus avancé de la biologie actuelle. + + Tous ceux qui s'intéressent au progrès de la saine + philosophie physiologique doivent regretter profondément + qu'un travail aussi capital, où, pour la première fois, du + moins en France, le système entier de la science vitale a + été rationnellement exposé par un esprit à la hauteur d'une + telle entreprise, n'ait pu encore être livré à la méditation + habituelle des intelligences capables de l'apprécier + dignement. La première année, comprenant les prolégomènes et + l'anatomie générale, a seule été publiée en 1830.] + +L'étude de l'homme et celle du monde extérieur constituent +nécessairement le double et éternel sujet de toutes nos conceptions +philosophiques. Chacun de ces deux ordres généraux de spéculations peut +être appliqué à l'autre, et lui servir même de point de départ. De là +résultent deux manières de philosopher entièrement différentes, et même +radicalement opposées, selon qu'on procède de la considération de +l'homme à celle du monde, ou, au contraire, de la connaissance du monde +à celle de l'homme. Quoique, parvenue à sa pleine maturité, la vraie +philosophie doive inévitablement tendre à concilier, dans leur ensemble, +ces deux méthodes antagonistes, leur contraste fondamental constitue +néanmoins le germe réel de la différence élémentaire entre les deux +grandes voies philosophiques, l'une théologique, l'autre positive, que +notre intelligence a dû suivre successivement, comme je l'établirai, +d'une manière spéciale et directe, dans le volume suivant. Je ferai voir +alors que le véritable esprit général de toute philosophie théologique +ou métaphysique consiste à prendre pour principe, dans l'explication des +phénomènes du monde extérieur, notre sentiment immédiat des phénomènes +humains; tandis que, au contraire, la philosophie positive est toujours +caractérisée, non moins profondément, par la subordination nécessaire et +rationnelle de la conception de l'homme à celle du monde. Quelle que +soit l'incompatibilité fondamentale manifestée, à tant de titres, entre +ces deux philosophies, par l'ensemble de leur développement successif, +elle n'a point, en effet, d'autre origine essentielle, ni d'autre base +permanente, que cette simple différence d'ordre entre ces deux notions +également indispensables. En faisant prédominer, comme l'esprit humain a +dû, de toute nécessité, le faire primitivement, la considération de +l'homme sur celle du monde, on est inévitablement conduit à attribuer +tous les phénomènes à des _volontés_ correspondantes, d'abord +naturelles, et ensuite extra-naturelles, ce qui constitue le système +théologique. L'étude directe du monde extérieur a pu seule, au +contraire, produire et développer la grande notion des _lois_ de la +nature, fondement indispensable de toute philosophie positive, et qui, +par suite de son extension graduelle et continue à des phénomènes de +moins en moins réguliers, a dû être enfin appliquée à l'étude même de +l'homme et de la société, dernier terme de son entière généralisation. +Aussi peut-on remarquer avec intérêt que les diverses écoles +théologiques et métaphysiques, malgré les profondes et innombrables +divergences qui les annulent réciproquement aujourd'hui, s'accordent +néanmoins toujours en ce seul point fondamental de concevoir comme +primordiale la considération de l'homme, en reléguant, comme secondaire, +celle du monde extérieur, le plus souvent presque entièrement négligée. +De même, l'école positive n'a pas de caractère plus tranché que sa +tendance spontanée et invariable à baser l'étude réelle de l'homme sur +la connaissance préalable du monde extérieur. + +Bien que ce ne soit point ici le lieu de traiter convenablement cette +haute question philosophique, j'ai dû néanmoins, dès ce moment, +indiquer, par anticipation, cette vue générale, comme éminemment propre +à faire directement ressortir, d'un seul aspect, le véritable esprit +fondamental de la philosophie positive, et à signaler en même temps +l'imperfection principale de sa constitution scientifique actuelle. À +l'égard de toute autre science, une telle considération concernerait +seulement sa vraie position encyclopédique, sans affecter directement +son caractère essentiel. Mais, pour la physiologie, cette subordination +générale à la science du monde extérieur constitue réellement, au +contraire, le premier fondement nécessaire de sa positivité rationnelle. +Vainement a-t-on accumulé, depuis long-temps, dans l'étude de l'homme, +une multitude de faits plus ou moins bien analysés: la manière primitive +de philosopher a dû s'y trouver essentiellement maintenue, par cela seul +qu'une telle étude était toujours conçue comme directe et isolée de +celle de la nature inerte. La physiologie n'a commencé à prendre un vrai +caractère scientifique, en tendant à se dégager irrévocablement de +toute suprématie théologique ou métaphysique, que depuis l'époque, +presque contemporaine, où les phénomènes vitaux ont enfin été regardés +comme assujettis aux lois générales, dont ils ne présentent que de +simples modifications. Cette révolution décisive est maintenant +irrécusable, quoique jusqu'ici très incomplète, quelque récentes et +quelque imparfaites que soient encore les tentatives philosophiques pour +rendre positive l'étude des phénomènes physiologiques les plus +compliqués et les plus particuliers, surtout celle des fonctions +nerveuses et cérébrales. La prétendue indépendance des corps vivans +envers les lois générales, si hautement proclamée encore, au +commencement de ce siècle, par le grand Bichat lui-même, n'est plus +désormais directement soutenue, en principe, que par les seuls +métaphysiciens. Néanmoins, le sentiment naissant du vrai point de vue +spéculatif sous lequel la vie doit être étudiée est jusqu'ici assez peu +énergique pour n'avoir pu déterminer réellement aucun changement radical +dans l'ancien système de culture de la science biologique, surtout en ce +qui concerne sa préparation rationnelle, qui continue à être +habituellement indépendante de la philosophie mathématique et de la +philosophie inorganique, véritables sources de l'esprit scientifique, +et seuls fondemens solides de l'entière positivité des études vitales. + +Il n'y a donc pas de science fondamentale à l'égard de laquelle +l'opération philosophique qui constitue le principal objet de ce traité +puisse avoir autant d'importance qu'envers la biologie, pour fixer +définitivement son vrai caractère général, jusqu'ici essentiellement +indécis, et qui n'a jamais été, d'une manière directe et complète, +rationnellement discuté. + +Une telle opération n'est pas seulement destinée à soustraire enfin sans +retour l'étude des corps vivans aux diverses influences métaphysiques +qui y altèrent encore, à un si haut degré, la plupart des conceptions +essentielles. Elle doit remplir en outre un autre office non moins +capital, en préservant désormais de toute atteinte sérieuse +l'originalité scientifique de cette étude, continuellement exposée +jusqu'ici aux empiétemens exagérés de la philosophie inorganique, qui +tend à la transformer en un simple appendice de son domaine +scientifique. Depuis environ un siècle que la biologie fait effort pour +se constituer dans la hiérarchie rationnelle des sciences fondamentales, +elle a été en quelque sorte incessamment ballotée entre la métaphysique +qui s'efforçait de la retenir et la physique qui tendait à l'absorber, +entre l'esprit de Stahl et l'esprit de Boërhaave. Ce déplorable +tiraillement, qui est encore très sensible, quoique heureusement fort +atténué, ne saurait être entièrement dissipé que par un examen direct du +vrai caractère propre à la science biologique, considérée du point de +vue le plus élevé de la philosophie positive, dont la prépondérance peut +seule permettre à l'étude des corps vivans de marcher sans hésitation +dans la voie systématique qui convient à sa véritable nature. + +L'extrême complication des phénomènes physiologiques, comparés à tous +ceux du monde inorganique, explique aisément, de la manière la plus +satisfaisante, la grande imperfection relative de leur étude, en y +ajoutant d'ailleurs, comme suite naturelle de cette complication, la +culture beaucoup plus récente d'une telle classe de recherches. Cette +différence fondamentale nous interdit même, conformément à la règle +encyclopédique établie dans les prolégomènes de ce traité, d'espérer que +la science biologique puisse comporter, à aucune époque, des progrès +équivalens à ceux qui peuvent être plus ou moins complètement réalisés à +l'égard des parties plus simples et plus générales de la philosophie +naturelle. Toutefois, une judicieuse appréciation philosophique doit +mettre en évidence que, malgré sa profonde imperfection actuelle, +l'étude des corps vivans est, en réalité, bien plus avancée déjà que ne +peut le faire présumer l'irrationnelle disposition d'esprit d'après +laquelle on a coutume de la juger aujourd'hui. L'influence plus +prononcée que la philosophie métaphysique, ou même théologique, continue +à exercer vulgairement jusqu'ici sur cet ordre de conceptions, conduit +trop souvent à y rechercher encore ces notions absolues et radicalement +inaccessibles auxquelles, depuis long-temps, l'esprit humain a eu la +sagesse de renoncer envers les phénomènes moins compliqués. Par une +inconséquence singulière, et néanmoins spontanée, les mêmes +intelligences qui, relativement aux plus simples effets naturels, +reconnaissent l'inanité nécessaire de toute spéculation sur les causes +premières et sur le mode essentiel de production des phénomènes, +n'hésitent pas cependant à aborder directement ces vaines questions dans +l'étude si complexe des corps vivans. Depuis près d'un siècle, tous les +bons esprits s'accordent à dispenser désormais la physique de pénétrer +le mystère de la pesanteur, dont elle doit seulement dévoiler les lois +effectives; mais cela n'empêche point qu'on ne reproche journellement à +la saine physiologie de ne rien nous apprendre sur l'essence intime de +la vie, du sentiment, et de la pensée. Il est aisé de juger combien +cette tendance métaphysique doit inspirer une opinion exagérée de +l'imperfection réelle de la biologie actuelle. En apportant, dans +l'examen de cette grande science, la même disposition philosophique qu'à +l'égard des parties antérieures de l'étude de la nature, on reconnaîtra, +je pense, que si, par une impérieuse et évidente nécessité, la biologie +est plus arriérée qu'aucune autre science fondamentale, elle possède +néanmoins déjà, sur les vrais sujets de ses recherches positives, des +notions rationnelles infiniment précieuses, et que, en un mot, son +caractère scientifique est beaucoup moins inférieur qu'on n'a coutume de +le supposer à celui des sciences précédentes. Du reste, l'appréciation +philosophique de ces diverses sciences, préalablement effectuée avec +soin dans les sections correspondantes de cet ouvrage, nous permettra de +fixer avec exactitude le vrai degré de perfection relative de la science +biologique, lorsque la suite naturelle de ce discours nous aura conduits +à l'examen direct d'une telle comparaison. + +Après ce préambule général, nous devons considérer ici l'ensemble de la +biologie sous les mêmes aspects philosophiques que toutes les sciences +fondamentales envisagées jusqu'à présent. Il faut donc nous attacher +d'abord à caractériser, d'une manière précise, son objet essentiel, et à +circonscrire, le plus rigoureusement possible, le véritable champ de +ses recherches propres. + +Le développement spontané de notre intelligence tend, sans doute, à +déterminer graduellement par lui-même, sans aucun autre mobile, le +passage de chaque branche de nos connaissances de l'état théologique et +ensuite métaphysique à l'état positif, comme je l'établirai directement +dans le volume suivant. Mais nos facultés spéculatives ont +naturellement, même chez les esprits les plus éminens, trop peu +d'activité propre pour qu'une telle progression ne fût pas +nécessairement d'une extrême lenteur, si elle n'eût point été +heureusement accélérée par une stimulation étrangère et permanente, +d'ailleurs inévitable. L'histoire entière de l'esprit humain ne présente +jusqu'ici aucun exemple de quelque importance où cette révolution +décisive se soit réellement accomplie par la seule voie rationnelle du +simple enchaînement logique de nos conceptions abstraites. Parmi ces +influences auxiliaires, si indispensables pour hâter le progrès naturel +de la raison humaine, il faut distinguer avec soin, comme la plus +générale, la plus directe, et la plus efficace, l'impulsion énergique +qui résulte des besoins de l'application. C'est ce qui a fait dire à la +plupart des philosophes que toute science naissait d'un art +correspondant, maxime fort exagérée sans doute, mais qui renferme +néanmoins un grand fonds de vérité, si, comme il convient, on la +restreint à la séparation effective de chaque science d'avec le système +universel et primitif de la philosophie théologique ou métaphysique, +produit immédiat du premier essor spontané de notre intelligence. En ce +sens, il est très vrai que, dans tous les genres, la formation des +véritables sciences a été, sinon déterminée, du moins extrêmement hâtée +par la double réaction nécessaire exercée sur elles par les arts, soit à +raison des données positives qu'ils leur fournissent involontairement, +soit surtout en vertu de leur inévitable et heureuse tendance à +entraîner les recherches spéculatives vers le domaine des questions +réelles et accessibles, et à faire plus hautement ressortir l'inanité +radicale des conceptions théologiques ou métaphysiques. + +Mais, quoique la liaison des sciences aux arts ait été long-temps d'une +importance capitale pour le développement des premières, et qu'elle +continue à réagir encore très utilement sur leur progrès journalier, il +est néanmoins incontestable que, d'après le mode irrationnel suivant +lequel cette relation est presque toujours organisée jusqu'ici, elle +tend, d'un autre côté, à ralentir la marche des connaissances +spéculatives, une fois parvenues à un certain degré d'extension, en +assujettissant la théorie à une trop intime connexion avec la pratique. +Quelque limitée que soit, en réalité, notre force de spéculation, elle a +cependant, par sa nature, beaucoup plus de portée que notre capacité +d'action, en sorte qu'il serait radicalement absurde de vouloir +astreindre la première, d'une manière continue, à régler son essor sur +celui de la seconde, qui doit au contraire, s'efforcer de la suivre +autant que possible. Les domaines rationnels de la science et de l'art +sont, en général, parfaitement distincts, quoique philosophiquement +liés: à l'une il appartient de connaître, et par suite de prévoir; à +l'autre, de pouvoir, et par suite d'agir. Si, dans sa positivité +naissante, chaque science dérive d'un art, il est tout aussi certain +qu'elle ne peut prendre la constitution spéculative qui convient à sa +nature, et qu'elle ne saurait comporter un développement ferme et +rapide, que lorsque elle est enfin directement conçue et librement +cultivée, abstraction faite de toute idée d'art. Cette irrécusable +nécessité se vérifie aisément à l'égard de chacune des sciences +fondamentales dont le caractère propre est déjà nettement prononcé. Le +grand Archimède en avait, sans doute, un bien profond sentiment, +lorsque, dans sa naïve sublimité, il s'excusait envers la postérité +d'avoir momentanément appliqué son génie à des inventions pratiques. +Toutefois, à l'égard des sciences mathématiques, et même de +l'astronomie, cette vérification, quoique très réelle, est peu sensible +aujourd'hui, vu l'époque trop reculée de leur formation. Mais, quant à +la physique, et surtout à la chimie, à la naissance scientifique +desquelles nous avons, pour ainsi dire, assisté, chacun sent à la fois +et combien leur relation aux arts a été essentielle à leurs premiers +pas, et combien ensuite leur entière séparation d'avec eux a contribué à +la rapidité de leurs progrès. C'est aux travaux d'art que sont dus +évidemment, par exemple, les séries primitives de faits chimiques: mais +l'immense développement de la chimie depuis un demi-siècle doit être +certainement attribué, en grande partie, au caractère purement +spéculatif qu'a pris enfin cette étude, devenue dès lors pleinement +indépendante de la culture d'un art quelconque. + +Ces réflexions générales sont éminemment applicables à la science +physiologique, dont elles tendent à épurer la constitution philosophique +actuelle. Il n'y a pas de science dont la marche ait dû être aussi +étroitement liée au développement de l'art correspondant que l'histoire +ne le montre pour la biologie, comparée à l'art médical; la +complication supérieure d'une telle science et l'importance +prépondérante d'un tel art, expliquent aisément cette connexion plus +intime. C'est, à la fois, en vertu des besoins croissants de la médecine +pratique, et des indications qu'elle a nécessairement procurées sur les +principaux phénomènes vitaux, que la physiologie a commencé à se +détacher du tronc commun de la philosophie primitive, pour se composer +de plus en plus de notions vraiment positives. Sans cette heureuse et +puissante influence, la physiologie en serait encore restée très +probablement à ces dissertations académiques, moitié littéraires et +moitié métaphysiques, parsemées çà et là de quelques observations +purement épisodiques, dont elle était, il n'y a guère plus d'un siècle, +presque uniquement formée. On ne saurait donc mettre en doute la haute +importance d'une telle relation pour le développement effectif de la +vraie physiologie jusqu'à présent. Toutefois, il y a lieu de penser que +la science biologique est parvenue aujourd'hui, comme l'ont fait avant +elle les autres sciences fondamentales, à cette époque de pleine +maturité où, dans l'intérêt de ses progrès ultérieurs, elle doit prendre +un essor franchement spéculatif, entièrement libre de toute adhérence +directe, soit à l'art médical, soit à aucune autre application +quelconque. La coordination rationnelle du vrai système des +connaissances humaines impose strictement une telle condition, sans +laquelle nos conceptions fondamentales auraient nécessairement un +caractère équivoque et bâtard, susceptible d'entraver beaucoup leur +développement naturel. Seulement, quand toutes les sciences spéculatives +auront ainsi pris définitivement la constitution abstraite propre à +chacune d'elles, il doit être bien entendu, comme je l'ai établi dans la +deuxième leçon, que la philosophie devra soigneusement s'occuper de +rattacher, d'une manière directe et générale, le système des arts à +celui des sciences, d'après un ordre intermédiaire de conceptions +rationnelles, spécialement adaptées à cette importante destination, et +dont la nature est jusqu'ici peu prononcée, ainsi que je l'ai indiqué +alors. Mais une semblable opération serait maintenant prématurée, +puisque le système des sciences fondamentales n'est point encore, en +réalité, complétement formé. Pour la physiologie surtout, c'est +principalement à l'isoler de la médecine qu'il faut tendre aujourd'hui, +afin d'assurer l'originalité de son vrai caractère scientifique, en +constituant la philosophie organique à la suite de la philosophie +inorganique. Depuis Haller, cette importante séparation s'accomplit +visiblement de plus en plus, surtout en Allemagne et en France; mais +elle est loin encore d'être assez parfaite pour permettre à la biologie +de prendre un libre et rapide essor abstrait. Non-seulement cette +adhérence trop prolongée à l'art médical imprime aujourd'hui aux +recherches physiologiques un caractère d'application immédiate et +spéciale qui tend à les rétrécir extrêmement, et même à les empêcher +d'acquérir l'entière généralité dont elles ont besoin pour prendre leur +véritable rang dans le système de la philosophie naturelle; mais elle +s'oppose directement, en outre, à ce que la science biologique soit +cultivée par les intelligences les plus capables de diriger +convenablement ses progrès spéculatifs. Il résulte, en effet, d'une +telle confusion d'idées, que, sauf un très petit nombre de précieuses +exceptions, cette étude capitale est jusqu'ici entièrement livrée aux +seuls médecins, que la haute importance de leurs occupations +principales, et, ordinairement aussi, la profonde imperfection de leur +éducation actuelle, doivent rendre essentiellement impropres à une telle +destination. Quoique l'organisation du monde savant soit, en général, +très éloignée aujourd'hui de la constitution rationnelle qu'elle +pourrait aisément acquérir, cependant sa première condition essentielle +est, du moins, remplie, à un degré suffisant, envers toutes les autres +sciences fondamentales, dont chacune est spécialement affectée à des +esprits qui s'y consacrent d'une manière exclusive. La physiologie seule +fait encore exception à cette règle évidente: elle n'a pas même une +place régulièrement déterminée dans les corporations scientifiques les +mieux instituées. Son importance capitale et sa difficulté supérieure ne +sauraient permettre, sans doute, de concevoir une telle inconséquence +comme un état normal et permanent. Ceux qui rejetteraient comme absurde +la pensée de confier aux navigateurs la culture de l'astronomie, +finiront probablement par trouver étrange l'usage d'abandonner, d'une +manière analogue, les études biologiques aux loisirs des médecins; car, +l'un n'est pas, en soi, plus rationnel que l'autre. Une aussi vicieuse +organisation des travaux nous offre un témoignage irrécusable du peu de +netteté des idées actuelles sur le vrai caractère philosophique propre à +la science physiologique; et, en même temps, par une réaction +nécessaire, elle doit contribuer fortement à prolonger cette incertitude +fondamentale, d'où elle est d'abord provenue. + +Le seul motif spécieux qui puisse être allégué en faveur d'une telle +confusion, consiste dans la crainte vulgaire que la théorie, livrée +désormais à son libre élan, ne perde trop de vue les besoins de la +pratique, dont une semblable séparation tendrait à ralentir ainsi le +perfectionnement essentiel. Mais le bon sens indique clairement que la +science pourrait encore moins concourir au progrès de l'art, si +celui-ci, en s'efforçant de la retenir adhérente, s'opposait éminemment, +par cela même, à son vrai développement. D'ailleurs, l'expérience +éclatante et unanime des autres sciences fondamentales doit achever de +dissiper à ce sujet toute inquiétude sérieuse. Car, c'est précisément +depuis que, uniquement consacrée à découvrir le plus complétement +possible les lois de la nature, sans aucune vue d'application immédiate +à nos besoins, chacune d'elles a pu faire d'importans et rapides +progrès, qu'elles ont pu déterminer, dans les arts correspondans, +d'immenses perfectionnemens, dont la recherche directe eût étouffé leur +essor spéculatif. Cette considération, dès long-temps si frappante à +l'égard de l'astronomie, est devenue, de nos jours, extrêmement sensible +pour la physique, et surtout pour la chimie, qui, après son entière +séparation d'avec les arts, leur a fait éprouver, en un demi-siècle, de +plus grandes améliorations que pendant l'époque si prolongée où elle +n'en était point distincte. Pourquoi en serait-il autrement dans +l'ordre des phénomènes vitaux? Toutefois, il n'en importe pas moins, en +ce genre, comme en tout autre, d'organiser ultérieurement, entre la +théorie et la pratique, des relations systématiques, plus certaines et +plus efficaces que ces réactions spontanées, qui semblent toujours +présenter quelque chose de fortuit. Mais il ne saurait exister de +relations nettes et rationnelles qu'entre des conceptions préalablement +distinctes et indépendantes. + +À l'égard des sciences plus avancées, la discussion précédente eût été, +dans cet ouvrage, certainement superflue. Mais, envers la physiologie, +un tel préliminaire m'a paru indispensable afin de mieux motiver, dès +l'origine, l'aspect purement spéculatif sous lequel elle doit être ici +exclusivement considérée, et qui est encore trop peu prononcé pour +n'avoir pas besoin d'être caractérisé d'une manière spéciale. Examinons +dès lors directement le véritable objet général de la science +biologique, ainsi désormais abstraitement conçue. Or, l'étude des lois +vitales constituant le sujet essentiel de la biologie, il est nécessaire +pour se former une idée précise d'une telle destination, d'analyser +d'abord en elle-même la notion fondamentale de la _vie_, envisagée sous +le point de vue philosophique auquel l'état présent de l'esprit humain +permet enfin de s'élever à cet égard. + +Bichat est le premier qui ait tenté d'établir directement sur une base +positive cette grande notion, jusque alors constamment enveloppée sous +le vain et ténébreux assemblage des abstractions métaphysiques. Mais ce +grand physiologiste, après avoir judicieusement senti qu'une telle +définition ne pouvait être fondée que sur un heureux aperçu général de +l'ensemble des phénomènes propres aux corps vivans, ne sut point +réaliser une sage application du principe rationnel qu'il avait si +nettement posé. Subissant, à son insu, l'influence de cette ancienne +philosophie dont il s'efforçait de sortir, il continua à se préoccuper +de la fausse idée d'un antagonisme absolu entre la nature morte et la +nature vivante, et il choisit, en conséquence, cette lutte chimérique +pour le caractère essentiel de la vie. Comme l'examen sommaire de cette +erreur capitale peut contribuer beaucoup à l'éclaircissement général de +la question, il convient ici de nous y arrêter un moment. + +La profonde irrationnalité d'une telle conception, consiste surtout en +ce qu'elle supprime entièrement l'un des deux élémens inséparables dont +l'harmonie constitue nécessairement l'idée générale de _vie_. Cette +idée suppose, en effet, non-seulement celle d'un être organisé de +manière à comporter l'état vital, mais aussi celle, non moins +indispensable, d'un certain ensemble d'influences extérieures propres à +son accomplissement. Une telle harmonie entre l'être vivant et le +_milieu_ correspondant, caractérise évidemment la condition fondamentale +de la vie. Si, comme le supposait Bichat, tout ce qui entoure les corps +vivans tendait réellement à les détruire, leur existence serait, par +cela même, radicalement inintelligible: car, où pourraient-ils puiser la +force nécessaire pour surmonter, même temporairement, un tel obstacle? À +la vérité, la vie de chaque être dans chaque milieu cesse d'être +possible aussitôt que la constitution de ce milieu vient à subir, sous +un aspect quelconque, de trop grandes perturbations: et, en ce cas, +l'action extérieure devient, en effet, destructive. Mais cela +empêche-t-il que, renfermée entre des limites de variation convenables, +cette action ne soit habituellement conservatrice? Dans tous les degrés +de l'échelle biologique, l'altération et la cessation de la vie sont, +sans doute, au moins aussi fréquemment déterminées par les modifications +nécessaires et spontanées de l'organisme que par l'influence des +circonstances ambiantes. Si, par exemple, un certain degré de froid ou +de sécheresse ralentit et quelquefois suspend la vie de tel animal +atmosphérique, un retour convenable de la chaleur et de l'humidité +ranime ou rétablit son existence. Or, dans l'un comme dans l'autre cas, +c'est également du milieu que provient l'influence: pourquoi ne pas +avoir égard au concours aussi bien qu'à l'antagonisme? L'état de vie +serait donc très vicieusement caractérisé par cette indépendance +imaginaire envers les lois générales de la nature ambiante, par cette +opposition fantastique avec l'ensemble des actions extérieures. + +Une semblable conception serait même tellement erronée qu'elle +présenterait en un sens entièrement inverse de la réalité l'une des +différences les plus capitales entre les corps vivans et les corps +inertes, comme plusieurs physiologistes l'ont déjà judicieusement +remarqué. En effet, les phénomènes inorganiques, en vertu de leur +généralité supérieure, continuent à se produire, avec de simples +différences de degré, dans presque toutes les circonstances extérieures +où les corps peuvent être placés; ou du moins ils admettent à cet égard, +des limites de variation extrêmement écartées. Ces limites deviennent +d'autant plus distantes qu'on s'éloigne davantage des phénomènes +physiologiques, en remontant la hiérarchie scientifique fondamentale que +j'ai établie: enfin, parvenu jusqu'aux phénomènes de pesanteur et de +gravitation, on trouve dès lors une rigoureuse universalité, +non-seulement quant aux corps, mais aussi quant aux circonstances. C'est +donc là que se manifeste réellement la plus haute indépendance envers le +système ambiant. Le mode d'existence des corps vivans est, au contraire, +nettement caractérisé par une dépendance extrêmement étroite des +influences extérieures, soit pour la multiplicité des diverses actions +dont il exige le concours déterminé, soit quant au degré spécial +d'intensité de chacune d'elles. Il importe même de remarquer, afin de +compléter cette observation philosophique, que, plus on s'élève dans la +hiérarchie organique, plus, en général, cette dépendance augmente +nécessairement, par la plus grande complication qu'éprouve le système +des conditions d'existence à mesure que les fonctions se développent en +se diversifiant davantage. Toutefois, pour qu'un tel aperçu soit exact, +il faut considérer soigneusement, d'une autre part, que, si des +fonctions plus variées multiplient inévitablement les relations +extérieures, l'organisme, en s'élevant ainsi, réagit en même temps de +plus en plus sur le système ambiant, de manière à le modifier en sa +faveur. On doit donc distinguer, à ce sujet, afin d'éviter toute +exagération, entre la multiplicité des actions extérieures, et les +limites normales de leur intensité. Si, sous le premier point de vue, +l'organisme vivant, à mesure qu'il s'élève, devient incontestablement de +plus en plus dépendant du milieu correspondant, il en dépend d'ailleurs +de moins en moins sous le second aspect: c'est-à-dire, que son existence +exige un ensemble plus complexe de circonstances extérieures, mais +qu'elle est compatible avec des limites de variation plus étendues de +chaque influence prise à part. Un coup d'oeil général sur la hiérarchie +biologique suffit pour vérifier clairement cette double relation +nécessaire. Ainsi, au dernier rang, se trouvent les végétaux, et les +animaux fixés, qui, ne pouvant presque aucunement modifier la +constitution du milieu correspondant, subissent nécessairement la fatale +influence de ses plus légères altérations, mais dont l'existence serait, +par cela même, impossible, si, d'un autre côté, elle n'était point +inévitablement liée au concours d'un très petit nombre d'actions +extérieures distinctes. De même, à l'autre extrémité, on voit les +animaux supérieurs, et surtout l'homme, qui ne sauraient vivre qu'à +l'aide de l'ensemble le plus complexe de conditions extérieures +favorables, soit atmosphériques, soit terrestres, sous les divers +aspects physiques et chimiques, mais qui, par une compensation non moins +indispensable, sont susceptibles de supporter, à ces différens égards, +des limites de variation beaucoup plus étendues que celles relatives aux +organismes inférieurs, en vertu de leur plus grande aptitude à réagir +sur le système ambiant. Néanmoins, quelle que soit l'importance de cette +corrélation générale, on n'en pourrait, évidemment, induire aucun +argument favorable à l'idée d'une prétendue indépendance fondamentale +des corps vivans envers le monde extérieur, puisque, quand la dépendance +est moindre en un sens, elle est nécessairement plus complète en un +autre. Une telle opinion est donc, en réalité, directement +contradictoire avec la notion même de la vie, envisagée dans l'ensemble +des êtres connus. On comprend toutefois qu'elle ait pu séduire le génie +de Bichat, à une époque où la considération fondamentale de la +hiérarchie biologique ne pouvait encore servir de guide habituel aux +méditations physiologiques, bornées à l'examen de l'homme, dont la +véritable analyse est trop difficile pour être heureusement effectuée +d'une manière directe. Mais il est aisé de prévoir combien le vice +radical d'un tel point de départ a dû nécessairement altérer tout le +système des conceptions physiologiques de Bichat, qui s'en est, en +effet, profondément ressenti, comme nous aurons bientôt l'occasion de le +constater avec précision. + +Depuis que le développement de l'anatomie comparée, en rendant familière +la considération de l'ensemble rationnel des êtres organisés, a permis +enfin de fonder, d'une manière systématique, sur des bases vraiment +positives, la notion abstraite de la vie, plusieurs philosophes +contemporains, surtout en Allemagne, quoique dirigés par ce lumineux +principe, se sont laissé égarer à ce sujet par une vicieuse tendance à +généraliser outre mesure cette notion fondamentale. Une extension +abusive du langage usité les a conduits à rendre l'idée de vie +exactement équivalente à celle d'activité spontanée. Dès lors, comme +tous les corps naturels sont évidemment actifs, à des degrés plus ou +moins intenses et sous des rapports plus ou moins variés, il devenait +par cela même nécessairement impossible d'attacher au nom de vie aucune +signification scientifique nettement déterminée. Il est clair qu'une +telle aberration logique tendrait même directement à rétablir cette +confusion fondamentale qui constituait le caractère essentiel de +l'ancienne philosophie, en représentant un corps quelconque comme plus +ou moins vivant. L'inconvenance évidente d'affecter deux termes +philosophiques distincts à la désignation d'une même idée générale, doit +faire sentir que, afin d'éviter la dégénération déplorable des plus +hautes questions scientifiques en de puériles discussions de mots, il +n'est pas moins indispensable de restreindre soigneusement le nom de +_vie_ aux seuls êtres réellement vivans, c'est-à-dire organisés, que de +lui attribuer une acception assez étendue pour s'appliquer +rigoureusement à tous les organismes possibles et à tous leurs modes de +vitalité. Sous ce rapport, comme relativement à toutes les notions +vraiment primordiales, les philosophes auraient beaucoup gagné sans +doute à traiter avec moins de dédain les grossières mais judicieuses +indications du bon sens vulgaire, véritable point de départ éternel de +toute sage spéculation scientifique. + +Je ne connais jusqu'ici d'autre tentative pleinement efficace pour +satisfaire à l'ensemble des conditions essentielles d'une définition +philosophique de la vie que celle de M. de Blainville, lorsqu'il a +proposé, il y a quinze ans, dans la belle introduction à son traité +d'anatomie comparée, de caractériser ce grand phénomène par le double +mouvement intestin, à la fois général et continu, de composition et de +décomposition, qui constitue en effet sa vraie nature universelle. Cette +lumineuse définition ne me paraît laisser rien d'important à désirer, si +ce n'est une indication plus directe et plus explicite de ces deux +conditions fondamentales co-relatives, nécessairement inséparables de +l'état vivant, un _organisme_ déterminé et un _milieu_ convenable. Mais +une telle critique n'est réellement que secondaire, car elle se rapporte +bien plus à la seule formule qu'à la conception propre. En effet, le +simple énoncé de M. de Blainville doit spontanément suggérer la double +pensée d'une organisation disposée de manière à permettre cette +continuelle rénovation intime, et d'un milieu susceptible à la fois de +fournir à l'absorption et de provoquer à l'exhalation, quoiqu'il eût été +plus convenable sans doute d'introduire dans la formule même une mention +expresse de cette harmonie fondamentale. Sauf cette unique modification, +il est évident qu'une semblable définition remplit directement, dans la +plus juste mesure, toutes les prescriptions principales inhérentes à la +nature d'un tel sujet, et qui ont été ci-dessus suffisamment +caractérisées. Car, elle présente ainsi l'exacte énonciation du seul +phénomène rigoureusement commun à l'ensemble des êtres vivans, +considérés dans toutes leurs parties constituantes et dans tous leurs +divers modes de vitalité, en excluant d'ailleurs, par sa composition +même, tous les corps réellement inertes. Telle est, à mes yeux, la +première base élémentaire de la vraie philosophie biologique. + +Au premier abord, les philosophes qui se seraient arrêtés d'une manière +trop exclusive à la seule considération de l'homme pourraient envisager +la conception précédente comme directement contraire à la théorie +générale des définitions, qui prescrit évidemment de chercher la +caractéristique d'un phénomène quelconque dans les cas où il est le plus +développé, et non dans ceux où il l'est le moins. Il semble en effet que +la définition de M. de Blainville n'a point convenablement égard à la +grande pensée d'Aristote et de Buffon, si fortement établie par Bichat, +malgré ses exagérations évidentes, sur la distinction capitale entre la +vie _organique_ et la vie _animale_, et qu'elle se rapporte entièrement +à la seule vie végétative. Mais cette importante objection n'aboutirait +qu'à faire ressortir avec une plus haute évidence toute la judicieuse +profondeur de la définition proposée, en montrant combien elle repose +sur une exacte appréciation de l'ensemble de la hiérarchie biologique. +Car, il est incontestable que, dans l'immense majorité des êtres qui en +jouissent, la vie _animale_ ne constitue qu'un simple perfectionnement +complémentaire, sur-ajouté, pour ainsi dire, à la vie _organique_ ou +fondamentale, et propre, soit à lui procurer des matériaux par une +intelligente réaction sur le monde extérieur, suit même à préparer ou à +faciliter ses actes par les sensations, les diverses locomotions, ou +l'innervation, soit enfin à la mieux préserver des influences +défavorables. Les animaux les plus élevés, et surtout l'homme, sont les +seuls où cette relation générale puisse en quelque sorte paraître +totalement intervertie, et chez lesquels la vie végétale doive sembler, +au contraire, essentiellement destinée à entretenir la vie animale, +devenue en apparence le but principal et le caractère prépondérant de +l'existence organique. Mais, dans l'homme lui-même, cette admirable +inversion de l'ordre général du monde vivant ne commence à devenir +compréhensible qu'à l'aide d'un développement très notable de +l'intelligence et de la sociabilité, qui tend de plus en plus à +transformer artificiellement l'espèce en un seul individu, immense et +éternel, doué d'une action constamment progressive sur la nature +extérieure. C'est uniquement sous ce point de vue qu'on peut considérer +avec justesse cette subordination volontaire et systématique de la vie +végétale à la vie animale comme le type idéal vers lequel tend sans +cesse l'humanité civilisée, quoiqu'il ne doive jamais être entièrement +réalisé. Il suit de là que, pour la nouvelle science fondamentale dont +je m'efforcerai, dans le volume suivant, de constituer enfin, sous le +nom de physique sociale, le système philosophique, une telle notion +devient convenable comme tendant à présenter sous une forme plus +énergique l'ensemble des caractères distinctifs de la vie humaine +proprement dite, et à indiquer d'un seul aspect le but général de notre +espèce. Mais, en biologie pure, une semblable manière de voir ne serait +certainement qu'une poétique exagération, dont la nature +anti-scientifique conduirait nécessairement aux plus vicieuses +conséquences philosophiques. Quoique le grand objet de la biologie soit +sans doute, en dernière analyse, une exacte connaissance de l'homme, il +ne faut pas oublier que, en réalité, c'est seulement dans l'état social, +et même après une civilisation déjà très prolongée, que se manifestent, +avec une éclatante évidence, les propriétés essentielles de l'humanité. +La base et le germe de ces propriétés doivent incontestablement être +empruntés à la science biologique par la science sociale, qui ne saurait +trouver ailleurs son point de départ rationnel; mais l'étude directe et +spéciale des lois de leur développement effectif ne pourrait, sans la +plus déplorable confusion de doctrines et même de méthodes, être +abandonnée à la biologie pure, comme je l'établirai soigneusement dans +le volume suivant. Ainsi, même à l'égard de l'homme, la biologie, +nécessairement limitée, par sa vraie nature philosophique, à l'étude +exclusive de l'individu, doit maintenir rigoureusement la notion +primordiale de la vie animale subordonnée à la vie végétale, comme loi +générale du règne organique, et dont la seule exception apparente forme +l'objet spécial d'une toute autre science fondamentale. Il faut enfin +ajouter, à ce sujet, que, même dans les organismes supérieurs, où la vie +animale est le plus développée, la vie organique, outre qu'elle en +constitue à la fois la base et le but, reste encore la seule entièrement +commune à tous les divers tissus dont ils sont composés, en même temps +que, suivant la belle observation philosophique de Bichat, elle est +aussi la seule qui s'exerce d'une manière nécessairement continue, la +vie animale étant, au contraire, essentiellement intermittente. Tels +sont les principaux motifs rationnels qui doivent finalement confirmer +la définition éminemment philosophique de la vie introduite par M. de +Blainville, tout en concevant néanmoins la considération de l'animalité, +et même de l'humanité, comme l'objet le plus important de la biologie. + +Cette exacte analyse préliminaire du phénomène général qui constitue le +sujet invariable des spéculations biologiques, nous rendra maintenant +beaucoup plus facile une définition nette et précise de la science +elle-même, directement envisagée dans sa destination positive la plus +complète et la plus étendue. Nous avons reconnu, en effet, que l'idée de +vie suppose constamment la co-relation nécessaire de deux élémens +indispensables, un organisme approprié et un milieu[21] convenable. +C'est de l'action réciproque de ces deux élémens que résultent +inévitablement tous les divers phénomènes vitaux, non-seulement animaux, +comme on le pense d'ordinaire, mais aussi organiques. Il s'ensuit +aussitôt que le grand problème permanent de la biologie positive doit +consister à établir, pour tous les cas, d'après le moindre nombre +possible de lois invariables, une exacte harmonie scientifique entre ces +deux inséparables puissances du conflit vital et l'acte même qui le +constitue, préalablement analysé; en un mot, à lier constamment, d'une +manière non-seulement générale, mais aussi spéciale, la double idée +d'_organe_ et de _milieu_ avec l'idée de _fonction_. Au fond, cette +seconde idée n'est pas moins double que la première: car, d'après la loi +universelle de l'équivalence nécessaire entre la réaction et l'action, +le système ambiant ne saurait modifier l'organisme sans que celui-ci +n'exerce à son tour sur lui une influence correspondante. La notion de +_fonction_ ou d'_acte_ doit comprendre, en réalité, les deux résultats +du conflit, mais avec cette distinction essentielle que, la modification +organique étant, par sa nature, la seule vraiment importante en +biologie, on néglige le plus souvent la réaction sur le milieu, d'où est +résultée habituellement l'acception moins étendue du mot _fonction_, +affecté seulement aux actes organiques, indépendamment de leurs +conséquences externes. Toutefois, quand le milieu n'est point +susceptible d'un renouvellement immédiat et facultatif, comme à l'égard +du végétal ou de l'animal en repos, il devient évidemment indispensable +au biologiste lui-même de prendre en sérieuse considération cette +modification nécessaire du système ambiant, vu l'influence ultérieure +qu'elle peut exercer sur l'organisme. Dans l'espèce humaine, surtout à +l'état de société où elle est seulement susceptible de se développer, +son action, dès lors collective, sur le monde extérieur, ne +constitue-t-elle point un élément de son étude aussi essentiel que la +propre modification de l'homme? Néanmoins, on doit reconnaître qu'une +telle considération, envers chaque organisme, appartient bien plus à son +histoire naturelle proprement dite qu'à sa physiologie, sauf la +restriction que je viens d'indiquer. Il y aura donc peu d'inconvéniens à +conserver ici au mot _fonction_ sa signification la plus usitée, +quoiqu'il fût plus rationnel de lui attribuer toute son extension +philosophique, en l'employant à désigner l'ensemble des résultats de +l'action réciproque continuellement exercée entre l'organisme et le +milieu. + + [Note 21: Il serait superflu, j'espère, de motiver + expressément l'usage fréquent que je ferai désormais, en + biologie, du mot _milieu_, pour désigner spécialement, d'une + manière nette et rapide, non-seulement le fluide où + l'organisme est plongé, mais, en général, l'ensemble total + des circonstances extérieures, d'un genre quelconque, + nécessaires à l'existence de chaque organisme déterminé. + Ceux qui auront suffisamment médité sur le rôle capital que + doit remplir, dans toute biologie positive, l'idée + correspondante, ne me reprocheront pas, sans doute, + l'introduction de cette expression nouvelle. Quant à moi, la + spontanéité avec laquelle elle s'est si souvent présentée + sous ma plume, malgré ma constante aversion pour le + néologisme systématique, ne me permet guère de douter que ce + terme abstrait ne manquât réellement jusqu'ici à la science + des corps vivans.] + +D'après les notions précédentes, la biologie positive doit donc être +envisagée comme ayant pour destination générale de rattacher constamment +l'un à l'autre, dans chaque cas déterminé, le point de vue anatomique et +le point de vue physiologique, ou, en d'autres termes, l'état statique +et l'état dynamique. Cette relation perpétuelle constitue son vrai +caractère philosophique. Placé dans un système donné de circonstances +extérieures, un organisme défini doit toujours agir d'une manière +nécessairement déterminée; et, en sens inverse, la même action ne +saurait être identiquement produite par des organismes vraiment +distincts. Il y a donc lieu à conclure alternativement, ou l'acte +d'après le sujet, ou l'agent d'après l'acte. Le système ambiant étant +toujours censé préalablement bien connu, d'après l'ensemble des autres +sciences fondamentales, on voit ainsi que le double problème biologique +peut être posé, suivant l'énoncé le plus mathématique possible, en ces +termes généraux: _étant donné l'organe ou la modification organique, +trouver la fonction ou l'acte, et réciproquement_. Une telle définition +me paraît satisfaire évidemment aux principales conditions +philosophiques de la science biologique. Elle me semble propre surtout à +faire hautement ressortir ce but nécessaire de prévision rationnelle, +que j'ai tant représenté, dans les diverses parties de cet ouvrage, +comme la destination caractéristique de toute _science_ réelle, opposée +à la simple _érudition_. Car, elle indique clairement que la vraie +biologie doit tendre à nous permettre de toujours prévoir comment agira, +dans des circonstances données, tel organisme déterminé, ou par quel +état organique a pu être produit tel acte accompli. + +Sans doute, vu l'extrême imperfection de la science, due nécessairement +à son immense complication, cette divination rationnelle peut rarement, +surtout aujourd'hui, être exercée d'une manière à la fois sûre et +étendue. Mais tel n'en est pas moins le but évident de la biologie, +quoique cette science, comme toute autre, et même plus qu'aucune autre, +doive éternellement rester plus ou moins inférieure à sa destination +philosophique, terme idéal qui, à l'égard d'une science quelconque, est +strictement indispensable pour diriger sans hésitation, dans la voie +d'une positivité systématique, les travaux partiels de tous ceux qui la +cultivent. Cet office fondamental doit avoir, par sa nature, encore plus +d'importance envers une science que l'immensité de ses inextricables +détails expose nécessairement plus qu'aucune autre à la stérile et +déplorable dispersion des efforts intellectuels sur d'oiseuses et +incohérentes recherches secondaires. Pour vérifier la rationnalité d'une +telle destination générale de la biologie, il n'est nullement +indispensable que ce but soit toujours atteint, ni même qu'il le soit le +plus souvent: il suffit que, de l'aveu de tous, les points de doctrine à +l'égard desquels il a pu être jusqu'ici plus ou moins complétement +réalisé constituent les parties de la science les plus parfaites; or, +c'est ce que personne, sans doute, ne contestera. + +Ma définition de la science biologique s'écarte beaucoup, il est vrai, +des habitudes actuelles, en ce qu'elle a peu d'égards à la distinction +vulgaire entre l'anatomie et la physiologie, qui s'y trouvent intimement +combinées. Je dois à ce sujet directement avouer avec franchise que, ni +sous le point de vue dogmatique, ni sous l'aspect historique, je ne +reconnais de motifs suffisans pour maintenir la séparation ordinaire +entre ces deux faces, rationnellement inséparables à mes yeux, d'un +problème unique. D'une part, en effet, s'il ne peut évidemment exister +de saine physiologie isolée de l'anatomie, n'est-il pas réciproquement +tout aussi certain que, sans la physiologie, l'anatomie n'aurait aucun +vrai caractère scientifique, et serait même le plus souvent +inintelligible? Les considérations d'usages éclairent autant celles de +structure qu'elles en sont éclairées. En second lieu, l'origine +historique de cette vicieuse séparation me semble démontrer clairement +qu'elle n'est qu'un résultat passager de l'enfance de la science +biologique; car, elle est uniquement provenue de ce que la physiologie +proprement dite faisait autrefois partie du système universel de la +philosophie métaphysique, quelque disposés que nous soyons aujourd'hui à +oublier un état encore si rapproché. C'est d'abord par les seules +considérations anatomiques, comme plus simples et plus faciles, que +cette vaine philosophie a été à cet égard discréditée, et que la +positivité a commencé à s'introduire en biologie; en sorte qu'une telle +distinction n'avait réellement d'autre office primitif que de séparer +nettement entre elles la partie positive et la partie métaphysique de +l'étude des corps vivans, comme on le voit encore dans les écoles +arriérées. Depuis que l'accomplissement graduel de cette grande +révolution intellectuelle a commencé aussi à convertir la physiologie +elle-même en une véritable science, il n'existe plus aucun motif +légitime d'une séparation qui ne se prolonge encore que par un usage +irréfléchi, ou par une fausse interprétation philosophique d'une +situation transitoire. Il est d'ailleurs assez évident désormais que +cette division momentanée tend, de jour en jour, à s'effacer +complétement. Au reste, je dois naturellement revenir, à la fin de ce +discours, sur la véritable appréciation définitive d'une telle division. + +D'après les explications antérieures, on doit remarquer, en outre, que +non-seulement ma définition de la biologie ne sépare point, d'avec la +physiologie proprement dite, la simple anatomie, mais qu'elle y joint +même nécessairement une autre partie essentielle, dont la nature est +jusqu'ici peu connue. En effet, si l'idée de vie est réellement +inséparable de celle d'organisation, l'une et l'autre ne sauraient +s'isoler davantage, comme je l'ai établi, de celle d'un milieu spécial +en relation déterminée avec elles. Il en résulte donc un troisième +aspect élémentaire, non moins indispensable, du sujet fondamental de la +biologie, savoir la théorie générale des milieux organiques, et de leur +action sur l'organisme, envisagée d'une manière abstraite. Les +philosophes naturistes de l'Allemagne contemporaine ont eu, ce me +semble, un sentiment confus, mais irrécusable, de cette nouvelle partie +essentielle, lorsqu'ils ont ébauché leur célèbre conception d'une sorte +de règne intermédiaire, composé de l'air et de l'eau, servant de lien +général entre le monde inorganique et le monde organique. Toutefois, +personne ne me paraît en avoir nettement conçu une juste idée avant M. +de Blainville, qui, le premier, a directement tenté de l'introduire, +dans son grand cours de physiologie ci-dessus mentionné, sous le nom +très expressif d'étude des modificateurs externes, soit généraux, soit +spéciaux. Malheureusement, cette partie, qui, après l'anatomie +proprement dite, constitue le préliminaire général le plus indispensable +de la biologie définitive, est encore tellement imparfaite et même si +peu caractérisée que la plupart des physiologistes actuels n'en +soupçonnent pas l'existence distincte et nécessaire. + +Pour apprécier convenablement la destination philosophique de la +biologie, telle que je l'ai définie, il faut ajouter enfin que cette +relation permanente entre les idées d'organisation et les idées de vie +doit être, autant que possible, établie d'après les lois fondamentales +du monde inorganique, convenablement modifiées par les propriétés +spéciales des tissus vivans. Il est clair, en effet, que, toutes les +fois qu'il se produit, dans l'organisme, un acte vraiment mécanique, +physique, ou chimique, ce qui a fréquemment lieu, l'explication d'un tel +phénomène serait radicalement imparfaite si l'on ne la rattachait point +aux lois générales des phénomènes analogues, qui doivent nécessairement +s'y vérifier, quelle que soit d'ailleurs la difficulté d'y réaliser leur +exacte application. On doit, du reste, soigneusement éviter de pousser +jusqu'à une irrationnelle exagération cette tendance philosophique; car, +un grand nombre de phénomènes vitaux ne pouvant, par leur nature, avoir +réellement aucun analogue parmi les phénomènes inorganiques, il serait +manifestement absurde de chercher dans ces derniers les bases positives +de la théorie des premiers. La saine biologie ne peut alors que saisir, +dans les phénomènes vitaux eux-mêmes, le plus fondamental de tous, afin +d'y rattacher les autres, conformément à l'esprit général de toute +véritable explication scientifique. À cet égard, la grande distinction +de la vie en organique et animale doit avoir nécessairement une extrême +importance, comme j'aurai lieu de le développer dans les leçons +suivantes. Car, en principe, tous les actes de la vie organique sont +essentiellement physiques et chimiques, ce qui ne saurait être pour les +actes de la vie animale, du moins à l'égard des phénomènes primordiaux, +et surtout en ce qui concerne les fonctions nerveuses et cérébrales. Les +uns sont donc susceptibles, par leur nature, d'un ordre plus parfait +d'explications, que les autres ne comportent pas, ainsi que je +l'établirai ultérieurement d'une manière spéciale. + +La définition que j'ai proposée pour la science biologique, conduit +d'elle-même à caractériser avec précision, non-seulement l'objet de la +science, ou la nature propre de ses recherches, mais aussi son sujet, +c'est-à-dire, le champ qu'elle doit embrasser. Car, d'après cette +formule générale, ce n'est pas simplement dans un organisme unique, mais +essentiellement dans tous les organismes connus, et même possibles, que +la biologie philosophique doit s'efforcer d'établir cette harmonie +constante et nécessaire entre le point de vue anatomique et le point de +vue physiologique. J'examinerai directement plus bas l'importance +vraiment fondamentale de cette extension totale de la biologie à +l'ensemble de son vaste domaine, en montrant qu'il ne peut exister, dans +une telle science, de notions pleinement satisfaisantes que celles qui +sont réellement communes à la hiérarchie entière des êtres vivans, y +compris non-seulement tous les animaux, mais encore, et même plus +spécialement à plusieurs titres, les végétaux. Du reste, afin de +maintenir avec soin, sous la forme la plus explicite, cette parfaite +unité du sujet, qui constitue une des principales beautés philosophiques +de la biologie, il convient d'ajouter ici que, malgré cette apparence +d'une diversité presque indéfinie, l'étude de l'homme doit toujours +hautement dominer le système complet de la science biologique, soit +comme point de départ, soit comme but. En effet, un esprit philosophique +ne saurait, à vrai dire, étudier spécialement aucun autre organisme que +dans l'espoir rationnel des lumières indispensables qui doivent +nécessairement en résulter pour une plus exacte connaissance de l'homme +lui-même. D'un autre côté, la notion générale de l'homme étant, par sa +nature, la seule immédiate, elle constitue inévitablement la seule unité +fondamentale d'après laquelle nous puissions apprécier, à un degré plus +ou moins exact, tous les autres systèmes organiques; c'est uniquement là +que le point de vue essentiel de la philosophie primitive doit être +convenablement maintenu par une philosophie plus profonde. Telle est +donc la solidarité nécessaire de toutes les parties de la science +biologique, malgré l'imposante immensité de son domaine rationnel. + +Après avoir ainsi nettement caractérisé le but et l'objet de la +biologie, et circonscrit exactement le champ général de ses recherches, +nous pourrons procéder, d'une manière plus sommaire, et néanmoins +satisfaisante, à l'examen philosophique de ses divers autres aspects +essentiels. Nous devons, à cet effet, considérer maintenant, en premier +lieu, la vraie nature des moyens fondamentaux d'investigation qui lui +sont propres. + +La loi philosophique que j'ai établie, dans le volume précédent, sur +l'inévitable accroissement général de nos ressources scientifiques à +mesure que la nature des phénomènes étudiés se complique davantage, se +vérifie ici de la manière la moins équivoque. Si, d'un côté, les +phénomènes biologiques sont incomparablement plus compliqués que tous +les précédens, d'une autre part, et comme suite naturelle de cette +complication supérieure, ainsi que nous allons le constater, leur étude +comporte nécessairement l'ensemble le plus étendu de moyens +intellectuels, dont plusieurs essentiellement nouveaux, et développe +dans l'esprit humain des facultés pour ainsi dire inactives jusqu'alors, +ou que du moins les autres sciences fondamentales ne pouvaient offrir +qu'à l'état rudimentaire, malgré l'invariable unité de la méthode +positive. Je ne dois point envisager ici, quelle que soit, en réalité, +leur extrême importance, les moyens rationnels qui résultent +immédiatement, pour la science biologique, de sa relation philosophique +avec le système des sciences antérieures, soit quant à la méthode, ou à +la doctrine; ils seront naturellement ci-après le sujet d'un examen +spécial, en traitant de la vraie position de la biologie dans ma +hiérarchie encyclopédique. En ce moment, je ne dois m'occuper que des +moyens essentiels d'exploration directe et d'analyse des phénomènes, qui +appartiennent à cette nouvelle branche fondamentale de la philosophie +naturelle. + +Parmi les trois modes principaux que j'ai distingués, en général, dans +l'art d'observer, le premier et le plus fondamental de tous, +l'observation proprement dite, acquiert évidemment en biologie une +extension supérieure. Nous avons déjà reconnu, dans la première partie +de ce volume, que, à partir des phénomènes chimiques, le sujet de la +philosophie naturelle devient nécessairement susceptible d'exploration +immédiate par l'ensemble de tous nos sens, jusqu'alors plus ou moins +incomplètement applicable. Tant que les recherches scientifiques se +bornent à des phénomènes très généraux, et par cela même fort simples, +comme en physique, en astronomie surtout, et éminemment en mathématique, +on ne doit éprouver aucun inconvénient réel à être nécessairement réduit +à l'emploi de deux ou trois sens, ou même d'un seul; et ces sciences, +malgré cette apparente infériorité de moyens matériels, n'en constituent +pas moins, comme nous l'avons pleinement établi jusqu'ici, vu l'extrême +simplicité de leur sujet, les parties incomparablement les plus +parfaites de la philosophie naturelle. Mais il n'en serait plus ainsi à +l'égard des phénomènes chimiques, et, à plus forte raison, envers les +phénomènes biologiques. Aussi ces deux nouvelles catégories +comportent-elles directement, par leur nature, l'emploi combiné des cinq +sens. La biologie présente, sous cet aspect, comparativement à la chimie +elle-même, un accroissement très important et non moins nécessaire. + +Il consiste d'abord dans l'usage des appareils artificiels destinés à +perfectionner les sensations naturelles, surtout en ce qui concerne la +vision. Malgré les remontrances, justes quoique exagérées, de M. +Raspail à ce sujet, il est certain que de tels appareils seront toujours +peu employés par les chimistes, parce que la nature des phénomènes +chimiques ne permet guère d'en concevoir aucune application générale +fort importante. Ils sont, au contraire, éminemment propres à améliorer +l'exploration biologique, quelque sages précautions qu'y exige +d'ailleurs leur emploi, si aisément illusoire, et nonobstant l'abus qui +en a souvent été fait, ou l'importance démesurée qu'on leur a trop +fréquemment accordée. Sous le point de vue statique surtout, ils +permettent de mieux apprécier une structure, dont les détails les moins +perceptibles peuvent acquérir, à tant d'égards, une importance capitale. +Même sous le point de vue dynamique, quoiqu'ils y soient bien moins +efficaces, ils conduisent quelquefois à observer directement le jeu +élémentaire des moindres parties organiques, base ordinaire des +principaux phénomènes vitaux. Jusqu'à présent, ces perfectionnemens +artificiels sont essentiellement bornés à la vision, qui continue à être +ici, comme pour tous les autres phénomènes, le fondement essentiel de +l'observation scientifique. On doit néanmoins remarquer avec intérêt les +appareils imaginés de nos jours pour le perfectionnement de l'audition, +et qui, primitivement destinés aux explorations pathologiques, +conviennent également à l'étude de l'organisme dans l'état normal. +Quoique grossiers encore, et nullement comparables aux appareils +microscopiques, ces instrumens peuvent néanmoins donner une idée des +améliorations que comportera sans doute ultérieurement l'audition +artificielle. Il faut même concevoir, par analogie, que tous les autres +sens, sans en excepter le toucher, seraient très probablement +susceptibles de donner lieu à de semblables artifices, qui pourront être +un jour suggérés à l'inquiète sagacité des explorateurs par une théorie +plus rationnelle et plus complète des sensations correspondantes, ce qui +achèverait le système, à peine ébauché, de nos moyens factices +d'observation directe. + +En second lieu, les ressources fondamentales de l'observation biologique +sont supérieures à celles de l'observation chimique sous un autre aspect +encore plus capital, et plus nécessairement inhérent à la nature propre +des phénomènes. Car, d'après la vraie position relative des deux +sciences, le biologiste peut, évidemment, disposer de l'ensemble des +procédés chimiques, comme d'une sorte de faculté nouvelle, pour +perfectionner l'exploration préliminaire du sujet de ses recherches. Un +tel moyen serait, par sa nature, radicalement interdit au chimiste, pour +lequel son usage constituerait directement un cercle vicieux +fondamental, puisqu'on supposerait ainsi réellement accomplie l'étude +même qu'on entreprend. Les caractères purement physiques sont les seuls +admissibles dans la définition préalable des corps dont le chimiste +s'occupe, en vertu de l'antériorité scientifique de la physique comparée +à la chimie: il ne connaîtra leurs propriétés chimiques qu'après +l'entière solution de ses problèmes, et, en conséquence, il ne saurait +les ranger parmi ses données, quoique une exposition peu rationnelle +tende ordinairement à déguiser une telle nécessité, que les recherches +effectives mettent toujours en pleine évidence. Pour le biologiste, au +contraire, la chimie devant être tout aussi connue que la physique, il +peut employer l'une et l'autre science à l'éclaircissement préliminaire +de son sujet propre, conformément à cette règle philosophique évidente +que toute doctrine peut être convertie en une méthode à l'égard de +celles qui la suivent dans la vraie hiérarchie scientifique, et jamais +envers celles qui l'y précèdent[22]. La biologie commence aujourd'hui à +utiliser, quoique très imparfaitement encore, cette importante propriété +fondamentale, compensation nécessaire, bien qu'insuffisante, de la +complication supérieure de ses phénomènes. C'est surtout dans les +observations anatomiques, ainsi qu'il eût été facile de le prévoir, que +l'on a fait déjà, à un certain degré, un heureux usage des procédés +chimiques pour mieux caractériser les divers tissus élémentaires et les +principaux produits de l'organisme, en suivant, à cet égard comme à tant +d'autres, les lumineuses indications de Bichat. Quoique les observations +physiologiques proprement dites comportent beaucoup moins, par leur +nature, l'emploi d'un tel moyen, il peut cependant y être aussi d'une +efficacité réelle et notable. Il est, du reste, sous-entendu que, dans +l'un ou l'autre cas, ce genre d'exploration doit être, comme tout autre, +toujours soigneusement subordonné aux maximes générales de la saine +philosophie biologique; en sorte que, par exemple, il faut savoir éviter +ces minutieux détails numériques qui surchargent trop souvent les +analyses chimiques des tissus organiques, et qui sont radicalement +incompatibles avec le véritable esprit de la science des corps vivans. +Enfin, pour achever de caractériser sommairement l'accroissement des +moyens élémentaires d'observation proprement dite en biologie, il ne +faut pas négliger de noter que les substances qui composent +immédiatement les corps organisés sont, presque toujours, par leur +nature, plus ou moins alibiles; d'où il résulte que l'examen des effets +alimentaires peut souvent devenir, mais sous le seul point de vue +anatomique, un utile complément des autres procédés d'exploration, +surtout de l'exploration chimique et de la gustation, dont il constitue, +pour ainsi dire, un appendice naturel. Bichat, qui, le premier, en a +introduit l'usage, l'a plusieurs fois très heureusement employé, pour +suppléer à l'absence ou à l'imperfection des épreuves chimiques. + + [Note 22: Il peut être utile de remarquer, à ce sujet, + que cette règle est souvent méconnue, sous un rapport grave, + dans l'exposition dogmatique de la biologie actuelle. + Bichat, dans son immortel Traité d'_Anatomie générale_, a + consacré l'usage peu rationnel de comprendre les propriétés + physiologiques elles-mêmes parmi les caractères essentiels + destinés à définir chaque tissu, au même titre que les + caractères physiques, chimiques, et purement anatomiques, ce + qui constitue, ce me semble, un véritable cercle vicieux. On + ne saurait concevoir, sans doute, que deux tissus, + identiques sous tous les divers aspects statiques, pussent + différer physiologiquement, en sorte qu'une telle addition + serait au moins superflue. Mais, en outre, elle me paraît + tendre directement à faire méconnaître le véritable esprit + de la science biologique, qui consiste précisément, comme je + l'ai établi, à conclure l'état dynamique de l'état statique, + ou réciproquement, tandis qu'un tel usage mêle confusément + les inconnues du problème avec les données. On peut vérifier + aisément cette critique, en considérant que si ces notions + dynamiques, mal à propos introduites, pour chaque tissu, + parmi les notions purement statiques, n'étaient pas toujours + nécessairement incomplètes, la physiologie se trouverait + ainsi graduellement absorbée, en ce qu'elle a de plus + capital, par la simple anatomie, qui, par sa nature, n'en + saurait être qu'un préliminaire indispensable. En un mot, + cette disposition est, en elle-même, aussi irrationnelle que + celle des chimistes qui emploieraient les propriétés + chimiques à caractériser les corps dont ils s'occupent.] + +Considérons maintenant le second mode fondamental d'investigation +biologique, c'est-à-dire, l'expérimentation proprement dite, qui +s'applique nécessairement, d'une manière plus spéciale, aux phénomènes +purement physiologiques, et dont l'exacte appréciation philosophique est +d'une importance capitale, en même temps que d'une plus grande +difficulté, surtout à cause des notions vicieuses qu'on s'en forme +encore habituellement. + +En examinant, sous un point de vue général, les conditions essentielles +d'une expérimentation rationnelle, j'ai déjà établi, à ce sujet, dans la +vingt-huitième leçon et dans la trente-cinquième, que, parmi tous les +ordres de phénomènes, les phénomènes physiques sont ceux qui, par leur +nature, doivent le mieux comporter un tel genre d'exploration. Ils sont +assez complexes, et par suite assez variés, pour permettre, et même pour +exiger, l'application la plus étendue de l'art expérimental; et, +néanmoins, en vertu de leur grande généralité, de leur simplicité +relative, et de l'extrême diversité des circonstances compatibles avec +leur production, les expériences peuvent y être instituées de la manière +la plus satisfaisante. Aussitôt qu'on s'écarte de cet heureux ensemble +de caractères, en passant à des phénomènes plus particuliers et plus +compliqués, l'usage de l'expérimentation devient nécessairement de moins +en moins décisif. Même à l'égard des phénomènes chimiques, nous avons +reconnu qu'ils présentent, sous ce rapport, de grandes difficultés +fondamentales, et que l'emploi des expériences ne semble y être si +étendu que par suite d'une disposition peu philosophique, trop commune +aujourd'hui, à confondre l'observation d'un phénomène artificiel avec +une véritable expérimentation. Toutefois, l'art expérimental proprement +dit offre encore à la chimie une ressource capitale. Mais, dans l'étude +des corps vivans, la nature des phénomènes me paraît opposer directement +des obstacles presque insurmontables à toute large et féconde +application d'un tel procédé; ou, du moins, c'est par des moyens d'un +autre ordre que doit être surtout poursuivi le perfectionnement +essentiel de la science biologique. + +Une expérimentation quelconque est toujours destinée à découvrir suivant +quelles lois chacune des influences déterminantes ou modificatrices d'un +phénomène participe à son accomplissement; et elle consiste, en général, +à introduire, dans chaque condition proposée, un changement bien défini, +afin d'apprécier directement la variation correspondante du phénomène +lui-même. L'entière rationnalité d'un tel artifice et son succès +irrécusable reposent évidemment sur ces deux suppositions fondamentales: +1º. que le changement introduit soit pleinement compatible avec +l'existence du phénomène étudié, sans quoi la réponse serait purement +négative; 2º. que les deux cas comparés ne diffèrent exactement que sous +un seul point de vue, car autrement l'interprétation, quoique directe, +serait essentiellement équivoque. Or, la nature des phénomènes +biologiques doit rendre presque impossible une suffisante réalisation de +ces deux conditions préliminaires, et surtout de la seconde. Nous avons +établi, en effet, que ces phénomènes exigent nécessairement le concours +indispensable d'un grand nombre d'influences distinctes, tant +extérieures qu'intérieures, qui, malgré leur diversité, sont étroitement +liées entre elles, et dont l'harmonie ne saurait persister, au degré +convenable qu'entre certaines limites de variation plus ou moins +étendues. Rien n'est donc plus facile, sans doute, que de troubler, de +suspendre, ou même de faire entièrement cesser, l'accomplissement de +tels phénomènes; mais, au contraire, nous devons éprouver les plus +grandes difficultés à y introduire une perturbation exactement +déterminée, soit quant au genre, soit, à plus forte raison, quant au +degré. Trop prononcée, elle empêcherait le phénomène; trop faible, elle +ne caractériserait point assez le cas artificiel. D'un autre côté, lors +même qu'elle a pu être primitivement restreinte à la modification +directe d'une seule des conditions du phénomène, elle affecte +nécessairement presqu'aussitôt la plupart des autres, en vertu de leur +consensus universel. À la vérité, cette inévitable perturbation +indirecte peut quelquefois n'exercer, sur certains phénomènes, qu'une +influence réellement négligeable; et c'est ce qui a permis, en plusieurs +occasions, très importantes quoique fort rares, une judicieuse +application de l'art expérimental aux recherches biologiques. Mais, à +l'égard même des questions qui comportent effectivement, à un degré +suffisant, un tel mode d'examen, l'institution rationnelle des +expériences présente des difficultés capitales, qui ne sauraient être +surmontées que par un esprit très philosophique, procédant, avec une +extrême circonspection, d'après une étude préalable, convenablement +approfondie, de l'ensemble du sujet à explorer. Aussi, sauf un petit +nombre d'heureuses exceptions, les expériences physiologiques ont-elles +jusqu'ici suscité ordinairement des embarras scientifiques supérieurs à +ceux qu'elles se proposaient de lever, sans parler, d'ailleurs, de +celles, plus multipliées encore, qui n'avaient réellement aucun but +bien défini, et qui n'ont abouti qu'à encombrer la science de détails +oiseux et incohérens. + +Pour compléter, sous le point de vue philosophique de ce Traité, cette +sommaire appréciation de l'expérimentation biologique proprement dite, +je crois devoir y introduire une nouvelle considération générale, qui +pourrait contribuer à mieux diriger désormais l'emploi d'un tel moyen. +En effet, les phénomènes vitaux dépendent, par leur nature, de deux +ordres bien distincts de conditions fondamentales, les unes relatives à +l'organisme lui-même, les autres au système ambiant. De là, ce me +semble, résultent nécessairement deux modes nettement différens +d'appliquer à ces phénomènes la méthode expérimentale, en introduisant, +tantôt dans l'organisme, et tantôt dans le milieu, des perturbations +déterminées. L'altération du milieu tend constamment, il est vrai, à +troubler l'organisme, en sorte qu'une telle division peut paraître +impraticable; mais il faut considérer que l'étude de cette réaction +constituerait elle-même une partie essentielle de l'analyse proposée, +indépendamment de l'exploration directe des effets purement +physiologiques, ce qui permet évidemment de maintenir une semblable +distinction. + +Jusqu'ici les principales séries d'expériences tentées en biologie, +appartiennent presque exclusivement à la première de ces deux catégories +générales, c'est-à-dire qu'elles sont essentiellement relatives à une +perturbation artificielle de l'organisme et non du milieu, sans qu'on se +soit, d'ailleurs, expressément occupé le plus souvent de maintenir le +milieu dans un état invariable. Or, il importe de remarquer, en +principe, que ce mode d'expérimentation doit précisément être, +d'ordinaire, le moins rationnel, parce qu'il est beaucoup plus difficile +d'y satisfaire convenablement aux conditions fondamentales ci-dessus +rappelées. En effet, la vie est bien moins compatible avec l'altération +des organes qu'avec celle du système ambiant; et, de plus, le consensus +des différens organes entre eux est tout autrement intime que leur +harmonie avec le milieu. Sous l'un et l'autre aspect, on ne saurait +ordinairement imaginer, en ce genre d'expériences moins susceptibles +d'un vrai succès scientifique que celles de vivisection, qui ont été +néanmoins les plus fréquentes. La mort, plus ou moins prochaine et +souvent rapide, qu'elles déterminent presque toujours dans un système +éminemment indivisible, et le trouble universel que l'ensemble de +l'économie organique en éprouve immédiatement, les rendent, en général, +plus spécialement impropres à procurer aucune solution positive. Je +fais, d'ailleurs, ici complétement abstraction de l'évidente +considération sociale qui, non-seulement à l'égard de l'homme, mais +aussi envers les animaux (sur lesquels nous ne saurions, sans doute, +nous reconnaître des droits absolument illimités), doit faire hautement +réprouver cette légèreté déplorable qui laisse contracter à la jeunesse +des habitudes de cruauté, aussi radicalement funestes à son +développement moral que profondément inutiles, pour ne pas dire +davantage, à son développement intellectuel. + +La seconde classe essentielle d'expériences physiologiques, où, sans +affecter directement les organes, on modifie seulement, sous un point de +vue déterminé, le système des circonstances extérieures, me paraît +constituer, en général, le mode d'expérimentation le mieux approprié à +la nature des phénomènes vitaux, quoiqu'il ait été jusqu'à présent à +peine employé, si ce n'est, par exemple, dans quelques recherches fort +incomplètes sur l'action des atmosphères artificielles, sur l'influence +comparative de différentes sortes d'alimentation, etc. Alors, en effet, +on est évidemment beaucoup plus maître de circonscrire, avec une +exactitude scientifique, la perturbation factice dont il s'agit +d'apprécier l'influence physiologique, et qui porte sur un système +susceptible d'une bien plus complète connaissance. En même temps, son +action sur l'organisme, quoique assez prononcée pour rester aisément +appréciable, peut être ménagée de telle manière que le trouble général +de l'économie vienne beaucoup moins altérer l'observation spéciale de +l'effet principal. Il faut ajouter enfin que toute expérimentation de ce +genre comporte bien davantage une suspension volontaire, qui permet de +rétablir l'état normal, à la seule condition, bien plus facile à +remplir, de n'avoir produit dans l'organisme aucune modification +profonde et durable. Or, cette dernière propriété, qui ne saurait guère +appartenir au premier mode d'expérimentation, est éminemment favorable à +la rationnalité des inductions, en rendant le parallèle plus direct et +plus parfait. Car, lorsque l'organisme a été directement modifié, et +surtout dans les expériences de vivisection, la comparaison entre le cas +artificiel et le cas naturel, outre les causes essentielles +d'incertitude propres à une telle méthode, est ordinairement exposée, +par suite même de la violence du procédé, à cette nouvelle chance +d'erreur que l'état normal se juge sur un individu et sa perturbation +sur un autre, souvent pris au hasard. Le parallèle peut, sans doute, +être beaucoup plus juste dans le second mode d'expérimentation, qui +permet d'apprécier les deux états sur le même individu. Il est +satisfaisant de reconnaître, par un tel ensemble de motifs, que le genre +d'expériences le moins violent doive nécessairement être aussi le plus +instructif. + +En considérant l'application générale de la méthode expérimentale +proprement dite aux divers organismes de la série biologique, la nature +des difficultés essentielles change beaucoup plus que leur intensité +réelle, qui néanmoins n'est pas toujours la même. Plus l'organisme est +élevé, plus il devient artificiellement modifiable, soit par +l'altération directe d'un ensemble de conditions organiques plus +compliqué, soit d'après les changemens plus variés d'un système plus +étendu d'influences extérieures. Sous ce point de vue, le champ de +l'expérimentation physiologique, dans l'un ou l'autre de ces deux modes +fondamentaux, acquiert une extension croissante, à mesure qu'on remonte +la hiérarchie biologique. Mais, d'un autre côté, la difficulté d'une +rationnelle institution des expériences augmente proportionnellement, +par une suite non moins nécessaire des mêmes caractères; en sorte que, à +mon avis, la facilité d'expérimenter est dès lors plus que compensée, +pour le vrai perfectionnement de la science, par l'extrême embarras +qu'on éprouve à le faire avec succès. Quand il s'agit, au contraire, +d'organismes inférieurs, des organes plus simples et moins variés, liés +entre eux par un consensus moins intime, et en même temps un milieu +moins complexe et mieux défini, présentent à la saine expérimentation +biologique un ensemble de conditions évidemment plus favorable, quoique, +sous un autre aspect, son domaine y doive être, par cela même, plus +restreint, surtout à l'égard des circonstances extérieures, dont les +variations admissibles sont plus limitées; il faut d'ailleurs considérer +qu'on s'éloigne alors extrêmement de l'unité fondamentale de la +biologie, c'est-à-dire du type humain, ce qui doit rendre le jugement +plus incertain, principalement en ce qui concerne les phénomènes de la +vie animale. Néanmoins, quelque équivalens que paraissent, pour les +divers organismes, les différens obstacles fondamentaux à une large et +satisfaisante application de la méthode expérimentale, il me semble +incontestable, en dernière analyse, que cette méthode devient d'autant +plus convenable que l'on descend davantage dans la hiérarchie +biologique, parce qu'on est dès lors moins éloigné de la constitution +scientifique propre à la physique inorganique, à laquelle l'art des +expériences est, à mes yeux, par sa nature, essentiellement destiné. + +Malgré cette sévère appréciation philosophique de l'art expérimental +appliqué aux recherches physiologiques, personne ne conclura, j'espère, +que je veuille, d'une manière absolue, condamner son usage en biologie, +lorsqu'on a pu parvenir à réaliser, à un degré suffisant, le difficile +accomplissement de l'ensemble si complexe des conditions variées qu'il +exige. Il faudrait, sans doute, être égaré par de bien puissantes +préoccupations pour ne pas sentir vivement le profond mérite et la haute +importance scientifique des expériences si simples de Harvey sur la +circulation, de la lumineuse série d'essais de Haller sur +l'irritabilité, d'une partie des expériences remarquables de Spallanzani +sur la digestion et sur la génération, du bel ensemble de recherches +expérimentales de Bichat sur la triple harmonie entre le coeur, le +cerveau, et le poumon dans les animaux supérieurs, des belles +expériences de Legallois sur la chaleur animale, etc., et de plusieurs +autres tentatives analogues, qui, vu l'immense difficulté du sujet, +peuvent rivaliser, pour ainsi dire, avec ce que la physique proprement +dite nous présente de plus parfait. Le soin que j'ai pris ici d'indiquer +sommairement quelques nouvelles vues philosophiques relatives au +perfectionnement général de l'expérimentation biologique, doit, ce me +semble, suffisamment constater que je regarde l'art expérimental comme +pouvant, en effet, concourir efficacement aux vrais progrès ultérieurs +de l'étude des corps vivans. Mais, je devais néanmoins, contribuer, +autant qu'il est en moi, à rectifier les notions fausses ou exagérées +qu'on se forme communément aujourd'hui d'une telle méthode, vers +laquelle son apparente facilité tend à entraîner presque exclusivement +les esprits, et qui est si loin toutefois de constituer le mode général +d'exploration le mieux approprié à la nature des phénomènes biologiques. +Il faut maintenant, afin que cette importante question soit +convenablement envisagée dans son ensemble, ajouter ici encore une +nouvelle considération capitale, sur la haute destination scientifique +de l'exploration pathologique, envisagée comme offrant, pour la +biologie, d'une manière bien plus satisfaisante, le véritable équivalent +général de l'expérimentation proprement dite. + +Suivant une remarque déjà indiquée dès le volume précédent, le vrai +caractère de la saine expérimentation scientifique ne saurait consister +dans l'institution artificielle des circonstances d'un phénomène +quelconque; mais il résulte surtout du choix rationnel des cas, +d'ailleurs naturels ou factices, les plus propres à mettre en évidence +la marche essentielle du phénomène proposé. Les dispositions établies +par notre intervention volontaire n'ont jamais de valeur scientifique +que comme devant mieux satisfaire à cette seule condition essentielle, +envers les phénomènes d'après lesquels s'est formée, à ce sujet, notre +éducation philosophique, c'est-à-dire, les phénomènes inorganiques. +Mais, si, au contraire, il pouvait arriver, dans un sujet quelconque de +recherches positives, que l'exploration des cas artificiels fût +nécessairement plus inextricable, et que, en sens inverse, certains cas +naturels heureusement choisis s'adaptassent spécialement à une plus +lucide analyse, ce serait, évidemment, prendre le moyen pour le but, et +sacrifier puérilement le fond à la forme, que de persister alors, avec +une obstination routinière, à préférer l'expérience proprement dite à +une observation ainsi caractérisée: une semblable prédilection +deviendrait aussitôt directement contraire au vrai principe +philosophique de la méthode expérimentale elle-même. Or, une telle +hypothèse se réalise complétement à l'égard des phénomènes +physiologiques. Autant leur nature se refuse, en général, comme nous +venons de le reconnaître, à l'expérimentation purement artificielle, +autant elle comporte éminemment l'usage le plus étendu et le plus +heureux de cette sorte d'expérimentation spontanée, qui résulte +inévitablement d'une judicieuse comparaison entre les divers états +anormaux de l'organisme et son état normal. C'est ce qu'on peut aisément +établir. + +Quelle est, en réalité, la propriété essentielle de toute expérience +directe? C'est, sans doute, d'altérer l'état naturel de l'organisme, de +façon à présenter sous un aspect plus évident l'influence propre à +chacune des conditions de ses différens phénomènes. Or, le même but +n'est-il pas nécessairement atteint, d'une manière beaucoup plus +satisfaisante et d'ailleurs non moins étendue, par l'observation des +maladies, considérées sous un simple point de vue scientifique? Suivant +le principe éminemment philosophique qui sert désormais de base générale +et directe à la pathologie positive, et dont nous devons l'établissement +définitif au génie hardi et persévérant de notre illustre concitoyen M. +Broussais[23], l'état pathologique ne diffère point radicalement de +l'état physiologique, à l'égard duquel il ne saurait constituer, sous un +aspect quelconque, qu'un simple prolongement plus ou moins étendu des +limites de variation, soit supérieures, soit inférieures, propres à +chaque phénomène de l'organisme normal, sans pouvoir jamais produire de +phénomènes vraiment nouveaux, qui n'auraient point, à un certain degré, +leurs analogues purement physiologiques. Par une suite nécessaire de ce +principe, la notion exacte et rationnelle de l'état physiologique doit +donc fournir, sans doute, l'indispensable point de départ de toute saine +théorie pathologique; mais il en résulte, d'une manière non moins +évidente, que, réciproquement, l'examen scientifique des phénomènes +pathologiques est éminemment propre à perfectionner les études +uniquement relatives à l'état normal. Un tel mode d'expérimentation, +quoique indirect, est, en général, mieux adapté qu'aucun autre à la +vraie nature des phénomènes biologiques. Au fond, une expérience +proprement dite sur un corps vivant, est-elle réellement autre chose +qu'une maladie plus ou moins violente, brusquement produite par une +intervention artificielle? Or, ces circonstances, qui seules distinguent +ces altérations factices des dérangemens naturels qu'éprouve +spontanément l'organisme par une suite inévitable du système si complexe +et de l'harmonie si étroite de ses diverses conditions d'existence +normale, ne sauraient, sans doute, être regardées comme favorables, en +elles-mêmes, à une saine exploration scientifique, qui doit en éprouver, +au contraire, un immense surcroît de difficulté. L'invasion successive +d'une maladie, le passage lent et graduel d'un état presque entièrement +normal à un état pathologique pleinement caractérisé, loin de +constituer, pour la science, d'inutiles préliminaires, peuvent déjà +offrir, évidemment, par eux-mêmes, d'inappréciables documens au +biologiste capable de les utiliser. Il en est encore ainsi, d'une +manière non moins sensible, pour l'autre extrémité du phénomène, surtout +dans les cas d'heureuse terminaison, spontanée ou provoquée, qui +présente la même exploration en sens inverse et comme une sorte de +vérification générale de l'analyse primitive. Si l'on considère enfin +qu'un tel préambule et une telle conclusion n'empêchent point d'ailleurs +l'examen direct du phénomène principal, et tendent, au contraire, à +l'éclairer vivement, on sentira quelle doit être, en général, dans +l'étude des corps vivans, la haute supériorité nécessaire de l'analyse +pathologique sur l'expérimentation proprement dite. Je n'ai pas besoin +d'ailleurs de faire expressément ressortir cette propriété, aussi +essentielle qu'évidente, du premier mode d'exploration biologique, de +pouvoir être immédiatement appliqué, de la manière la plus étendue, à +l'homme lui-même, sans préjudice de la pathologie des animaux, et même +des végétaux, qui, long-temps négligées, commencent aujourd'hui à être +enfin judicieusement introduites parmi les moyens fondamentaux de la +biologie. On doit, sans doute, regarder comme fort honorable pour notre +espèce d'être ainsi parvenue à faire tourner au profit de son +instruction positive l'étude des nombreux dérangemens qu'entraîne +malheureusement la perfection même de sa propre organisation et de celle +des autres races plus ou moins vivantes. Il est vraiment déplorable que +la constitution de nos grands établissemens médicaux soit, en général, +assez peu rationnelle jusqu'ici, du moins si j'en juge par la France, +pour qu'une telle source d'instruction reste encore presque entièrement +stérile, faute d'observations suffisamment complètes et d'observateurs +convenablement préparés. + + [Note 23: On ne saurait méconnaître les droits réels de + M. Broussais à cette fondation capitale, quoique d'ailleurs + il fût également injuste de négliger la part essentielle de + ses plus illustres prédécesseurs, depuis environ un + demi-siècle, dans la préparation indispensable à + l'établissement direct d'un tel principe, qui, comme toute + autre idée-mère, a dû être long-temps et diversement élaboré + avant de pouvoir être saisi dans son ensemble et par suite + rationnellement proclamé. Je ne peux m'empêcher, à ce sujet, + de réclamer ici hautement contre la profonde injustice + nationale qui a succédé, en général, envers M. Broussais, à + quelques années d'un enthousiasme irréfléchi. La postérité + n'oubliera point, sans doute, que M. Broussais a bien voulu, + après avoir fourni sa principale carrière scientifique, se + porter candidat à l'Académie des Sciences de Paris, et qu'il + en a été aveuglément repoussé; la plupart des membres de + cette illustre compagnie étaient, à la vérité, des juges + incompétens d'une telle capacité philosophique. Toutefois, + ce qui mérite davantage encore d'être signalé à l'opinion + vraiment impartiale et éclairée, c'est l'indifférence + systématique, pour ne pas dire plus, de la majeure partie + des médecins actuels, surtout en France, à l'égard de M. + Broussais, quoique ses travaux aient certainement concouru, + d'une manière plus ou moins directe mais fondamentale, au + développement intellectuel de la plupart d'entre eux, et + malgré d'ailleurs l'intérêt social évident de la corporation + médicale à se rallier sous un chef éminent, intérêt que + n'eussent point, sans doute, aussi légèrement négligé des + corporations rétrogrades mais plus habituées à la + hiérarchique coordination des efforts, comme celle des + prêtres, et même celle des avocats.] + +Cette exploration pathologique doit être assujettie, comme tout autre +mode d'expérimentation, à la distinction générale que j'ai ci-dessus +établie. En effet, les perturbations naturelles, aussi bien que les +altérations artificielles, peuvent provenir d'une double origine, ou des +dérangemens spontanés qu'éprouve l'organisme par l'action mutuelle de +ses diverses parties, ou des troubles primitifs dans le système +extérieur de ses conditions d'existence. Or, ici, comme précédemment, il +faut reconnaître, en général, et d'après les mêmes motifs essentiels, +que les maladies produites par l'altération du milieu conviennent +nécessairement davantage à l'analyse biologique que celles directement +relatives à la perturbation de l'organisme. Les causes en doivent être, +d'ordinaire, mieux circonscrites et plus connues, la marche plus +claire, et l'heureuse terminaison plus facile. Il serait superflu +d'insister davantage ici sur une extension aussi évidente de notre +remarque fondamentale. + +Le moyen général d'exploration biologique qui résulte d'une judicieuse +analyse des phénomènes pathologiques, est évidemment applicable, encore +plus que l'expérimentation directe, à l'ensemble de la série organique. +Il est, comme celui-ci, d'autant plus fécond et plus varié qu'il s'agit +d'un organisme plus élevé; mais il est aussi, en même temps, plus +incertain et plus difficile, quoiqu'il le soit toujours beaucoup moins +que le précédent. C'est pourquoi il y a encore plus de véritable utilité +scientifique à l'étendre à tous les degrés de la hiérarchie biologique, +lors même qu'on ne se proposerait d'autre but qu'une plus exacte +connaissance de l'homme, dont les maladies propres peuvent être +éclairées, d'une manière souvent très heureuse, par une saine analyse +des dérangemens relatifs à tous les autres organismes, jusques et y +compris l'organisme végétal, ainsi que nous l'établirons d'ailleurs tout +à l'heure en traitant du procédé comparatif. + +Non-seulement l'analyse pathologique est applicable, par sa nature, à +tous les organismes quelconques, mais elle peut embrasser aussi tous +les divers phénomènes du même organisme, ce qui constitue un dernier +motif général de la supériorité évidente de ce mode indirect +d'expérimentation biologique, opposé au mode direct. Celui-ci, en effet, +est trop perturbateur et trop brusque pour qu'on puisse réellement +l'appliquer jamais avec succès à l'étude de certains phénomènes, qui +exigent la plus délicate harmonie d'un système de conditions très varié; +tandis que ces mêmes caractères sont loin, malheureusement, de mettre de +tels phénomènes à l'abri des altérations pathologiques. On conçoit que +j'ai principalement en vue ici les phénomènes intellectuels et moraux, +relatifs aux animaux supérieurs, et surtout à l'homme, dont l'étude est +à la fois si importante et si difficile, et qui, par leur nature, ne +sauraient être le sujet d'aucune expérimentation un peu énergique, +susceptible seulement de les faire immédiatement cesser. L'observation +des nombreuses maladies, primitives ou consécutives, du système nerveux, +nous offre, évidemment, un moyen spécial et inappréciable de +perfectionner l'exacte connaissance de leurs véritables lois, quoique +les obstacles particuliers à une telle exploration, et, en même temps, +l'inaptitude plus prononcée de la plupart des explorateurs jusqu'à +présent, n'aient pas permis encore d'utiliser beaucoup une ressource +aussi capitale. + +On doit, enfin, pour avoir un aperçu complet de l'ensemble des moyens +généraux que la biologie peut emprunter à l'analyse pathologique, y +ajouter, comme un appendice naturel, l'examen des organisations +exceptionnelles, ou des cas de monstruosité. Ces anomalies organiques, +plus long-temps encore que les autres phénomènes, ainsi qu'on devait s'y +attendre, n'ont été le sujet, presque jusqu'à nos jours, que d'une +aveugle et stérile curiosité. Mais, depuis que la science, d'après +d'heureuses analyses particulières, tend de plus en plus à les ramener +directement, en général, aux lois fondamentales de l'organisme régulier, +leur étude a commencé à devenir un important complément de l'ensemble +des procédés relatifs à l'exploration biologique, et spécialement du +procédé pathologique, dont elle constitue une sorte de prolongement +universel, en considérant de telles exceptions comme de vraies maladies, +dont l'origine est seulement plus ancienne et moins connue, et la nature +ordinairement plus incurable, double caractère qui doit, toutefois, leur +faire attribuer, en principe, une moindre valeur scientifique. À cela +près, le moyen tératologique est d'ailleurs applicable, comme le moyen +pathologique, soit à l'ensemble de la hiérarchie biologique, soit à +tous les divers aspects essentiels de chaque organisme, animal ou +végétal; et ce n'est qu'en l'employant ainsi dans toute son extension +philosophique, qu'on en pourra réaliser, de même qu'envers tout autre +procédé, des applications d'une véritable importance spéculative. + +Quel que soit le mode d'expérimentation, direct ou indirect, artificiel +ou naturel, que l'on se propose de suivre dans une étude biologique +quelconque, on devra, évidemment, remplir, en général, ces deux +conditions constamment indispensables, à défaut desquelles tant de +recherches compliquées ont laborieusement avorté jusqu'ici: 1º avoir en +vue un but nettement déterminé, c'est-à-dire, tendre à éclaircir tel +phénomène organique, sous tel aspect spécial; 2º connaître, le plus +complétement possible, d'après l'observation proprement dite, le +véritable état normal de l'organisme correspondant et les vraies limites +de variation dont il est susceptible. Sans la première condition, le +caractère du travail serait, de toute nécessité, vague et incertain; +sans la seconde, l'institution des expériences ne serait dirigée par +aucune considération rationnelle, et leur interprétation finale n'aurait +aucune base solide. À l'égard de sciences plus simples et plus +anciennes, dont la constitution positive est plus avancée, et la vraie +philosophie mieux connue, de telles recommandations générales +sembleraient, en quelque sorte, puériles. Malheureusement, envers une +science fondamentale aussi compliquée et aussi récente que l'est la +biologie, il s'en faut encore de beaucoup que la philosophie positive +puisse désormais se dispenser de reproduire, d'une manière spéciale et +pressante, ces maximes élémentaires. C'est surtout dans les problèmes +relatifs à la vie animale, que leur inobservance habituelle est très +frappante, quoique les recherches sur la vie organique ne soient point, +assurément, toujours irréprochables sous ce rapport. Si, par exemple, +les nombreuses observations recueillies jusqu'ici quant aux divers +dérangemens des phénomènes intellectuels et moraux n'ont réellement +répandu encore presque aucune lumière importante sur les lois naturelles +de leur accomplissement, on doit principalement l'attribuer, soit à +l'absence d'un sujet de recherches nettement conçu et distinctement +spécifié, soit, plus fortement peut-être, à la trop imparfaite notion +préalable de l'état normal correspondant. Ainsi, en dernière analyse, +quelle que puisse être, en biologie, la valeur fondamentale du mode le +plus convenable d'expérimentation, il ne faut jamais oublier que, ici +comme partout ailleurs, et même beaucoup plus qu'ailleurs, l'observation +pure doit nécessairement être toujours placée en première ligne, comme +éclairant d'abord, d'une indispensable lumière, l'ensemble du sujet dont +il s'agit de perfectionner ensuite, sous tel point de vue déterminé, +l'étude spéciale, par voie d'expérimentation. + +Il me reste, enfin, à considérer, en troisième lieu, la dernière méthode +fondamentale propre à l'exploration biologique, celle qui, par sa +nature, est le plus spécialement adaptée à l'étude des corps vivans, +d'où elle tire, en effet, sa véritable source logique, et dont elle +doit, par son application toujours plus complète et plus rationnelle, +déterminer désormais, plus qu'aucune autre, le progrès incessamment +croissant. On voit qu'il s'agit, en un mot, de la méthode comparative +proprement dite, que nous devons caractériser ici sous son aspect le +plus philosophique. + +En établissant, au commencement du volume précédent, ma division +rationnelle des trois modes fondamentaux de l'art d'observer, j'ai déjà +fait sentir, en général, que le dernier de ces modes, le plus indirect +et le plus difficile de tous, la comparaison, était essentiellement +destiné, par sa nature, à l'étude des phénomènes les plus particuliers, +les plus compliqués, et les plus variés, dont il devait constituer la +principale ressource. Nous avons d'abord reconnu que les vrais +phénomènes astronomiques, nécessairement limités au seul monde dont nous +faisons partie, ne pouvaient aucunement comporter, si ce n'est d'une +manière tout-à-fait secondaire, l'application d'un tel procédé +d'exploration. Passant ensuite aux divers phénomènes de la physique +proprement dite, nous avons également constaté que, quoique leur nature +y interdise beaucoup moins une utile introduction de la méthode +comparative, c'est néanmoins d'après un tout autre mode fondamental que +l'art d'observer doit y être spécialement employé. Enfin, à partir des +phénomènes chimiques, nous avons établi que, malgré qu'une telle méthode +n'ait jusqu'ici aucun rang déterminé dans le système logique de la +philosophie chimique, le caractère des phénomènes commence dès lors à +devenir susceptible d'une heureuse et importante combinaison de ce mode +avec les deux autres, qui doivent néanmoins y rester prépondérans. Mais +c'est seulement dans l'étude, soit statique, soit dynamique, des corps +vivans, que l'art comparatif proprement dit peut prendre tout le +développement philosophique qui le caractérise, de manière à ne pouvoir +être convenablement transporté à aucun sujet qu'après avoir été +exclusivement emprunté à cette source primitive, suivant le principe +logique si fréquemment proclamé et pratiqué dans ce Traité. + +Quelles sont, en effet, les conditions fondamentales sur lesquelles +doive nécessairement reposer, en général, l'application rationnelle d'un +tel mode d'exploration? Elles consistent, évidemment, par la nature même +du procédé, dans cet indispensable concours de l'unité essentielle du +sujet principal avec la grande diversité de ses modifications +effectives. Sans la première condition, la comparaison n'aurait aucune +base solide; sans la seconde, elle manquerait d'étendue et de fécondité: +par leur réunion, elle devient à la fois possible et convenable. Or, +d'après la définition même de la vie, ces deux caractères sont, de toute +nécessité, éminemment réalisés dans l'étude des phénomènes biologiques, +sous quelque point de vue qu'on les envisage. L'exacte harmonie entre le +moyen et le but est ici tellement spontanée et si nettement prononcée, +que son entière appréciation philosophique peut être aisément effectuée +sans donner lieu à ces discussions spéciales qui ont été indispensables +ci-dessus pour caractériser avec justesse la vraie fonction rationnelle, +bien plus équivoque et plus litigieuse, de la méthode expérimentale en +biologie. + +Tout le système de la science biologique dérive, comme nous l'avons +établi, d'une seule grande conception philosophique: la correspondance +générale et nécessaire, diversement reproduite et incessamment +développée, entre les idées d'organisation et les idées de vie. L'unité +fondamentale du sujet ne saurait donc être, en aucun cas, plus parfaite; +et la variété presque indéfinie de ses modifications, soit statiques, +soit dynamiques, n'a pas besoin, sans doute, d'être formellement +constatée. Sous le point de vue purement anatomique, tous les organismes +possibles, toutes les parties quelconques de chaque organisme, et tous +les divers états de chacun, présentent nécessairement un fond commun de +structure et de composition, d'où procèdent successivement les diverses +organisations plus ou moins secondaires qui constituent des tissus, des +organes, et des appareils de plus en plus compliqués. De même, sous +l'aspect physiologique proprement dit, tous les êtres vivans, depuis le +végétal jusqu'à l'homme, considérés dans tous les actes et à toutes les +époques de leur existence, sont essentiellement doués d'une certaine +vitalité commune, premier fondement indispensable des innombrables +phénomènes qui les caractérisent graduellement. L'une et l'autre de ces +deux grandes faces corrélatives du sujet universel de la biologie, +montrent toujours ce que les différens cas offrent de semblable comme +étant nécessairement, et en réalité, plus important, plus fondamental, +que les particularités qui les distinguent; conformément à cette loi +essentielle de la philosophie positive, dont j'ai fait, dès le début et +dans tout le cours de cet ouvrage, une des principales bases de ma +conception philosophique, que, en tout genre, les phénomènes plus +généraux dominent constamment ceux qui le sont moins. C'est sur une +telle notion que repose directement l'admirable rationnalité de la +méthode comparative appliquée à la biologie. + +Au premier aspect, l'obligation strictement prescrite à cette grande +science d'embrasser ainsi, dans son entière immensité, l'imposant +ensemble de tous les cas organiques et vitaux, paraît devoir accabler +notre intelligence sous une insurmontable accumulation de difficultés +capitales: et, sans doute, ce sentiment naturel a dû long-temps +contribuer, en effet, d'une manière spéciale, à retarder le +développement de la saine philosophie biologique. Il est néanmoins +exactement vrai qu'une telle extension du sujet jusqu'à ses extrêmes +limites philosophiques, loin de constituer, pour la science, un +véritable obstacle, devient, au contraire, son plus puissant moyen de +perfectionnement, par la lumineuse comparaison fondamentale qui en +résulte nécessairement, une fois que l'esprit humain, familiarisé enfin +avec les conditions essentielles de cette difficile étude, parvient à +disposer tous ces cas divers dans un ordre qui leur permette de +s'éclairer mutuellement. Bornée à la seule considération de l'homme, +comme elle l'a été si long-temps, la science biologique ne pouvait, en +réalité, par sa nature, faire aucun progrès essentiel, même purement +anatomique, si ce n'est quant à cette anatomie descriptive et +superficielle, uniquement applicable à l'art chirurgical; car, en +procédant ainsi, elle abordait directement la solution du problème le +plus difficile par l'examen isolé du cas le plus compliqué, ce qui +devait ôter nécessairement tout espoir d'un véritable succès. Sans +doute, il était non-seulement évidemment inévitable, mais encore +rigoureusement indispensable, que la biologie commençât par un tel point +de départ, afin de se constituer une unité fondamentale, qui pût servir +ensuite à la coordination systématique de la série entière des cas +biologiques. Un tel type ne pouvait, en effet, sous peine de nullité +radicale, être arbitrairement choisi; et ce n'est point uniquement, ni +même principalement, comme le mieux connu et le plus intéressant, que le +type humain a dû être nécessairement préféré; c'est surtout par la +raison profonde qu'il offre, en lui-même, le résumé le plus complet de +l'ensemble de tous les autres cas, dont il permet dès lors de concevoir +une coordination exactement rationnelle. Ainsi, une première analyse +(obtenue d'après l'observation proprement dite, convenablement aidée de +l'expérimentation) de l'homme, envisagé à l'état adulte et au degré +normal, sert à former la grande unité scientifique, suivant laquelle +s'ordonnent les termes successifs de l'immense série biologique, à +mesure qu'ils s'éloignent davantage de ce type fondamental, en +descendant jusqu'aux organisations les plus simples et aux modes +d'existence les plus imparfaits. Mais, cela posé, la science, quant à +l'homme lui-même, resterait éternellement à l'état de grossière ébauche, +si, après une telle opération préliminaire, uniquement destinée à +permettre son développement rationnel, on ne reprenait intégralement +l'ensemble de cette étude pour obtenir des connaissances plus +approfondies, par la comparaison perpétuelle, sous tous les aspects +possibles, du terme primordial à tous les autres termes de moins en +moins complexes de cette série générale, ou, réciproquement, par +l'analyse comparative des complications graduelles qu'on observe en +remontant du type le plus inférieur au type humain. Soit qu'il s'agisse +d'une disposition anatomique, ou d'un phénomène physiologique, une +semblable comparaison méthodique de la suite régulière des différences +croissantes qui s'y rapportent, offrira toujours nécessairement, par la +nature de la science, le moyen le plus général, le plus certain, et le +plus efficace d'éclaircir, jusque dans ses derniers élémens, la question +proposée. Non-seulement on connaîtra ainsi un beaucoup plus grand nombre +de cas, mais, ce qui importe bien davantage, on connaîtra mieux chacun +d'eux par une conséquence inévitable et immédiate de leur rapprochement +rationnel. Sans doute, un tel effet ne serait point réellement produit, +et le problème aurait été rendu ainsi plus complexe au lieu de se +simplifier, si, par leur nature, tous ces cas divers ne présentaient pas +nécessairement une similitude fondamentale, accompagnée de modifications +graduelles, toujours assujetties à une marche régulière: et c'est +pourquoi cette méthode comparative ne convient essentiellement qu'à la +seule biologie, sauf l'usage capital que je montrerai, dans le volume +suivant, qu'on en peut faire aussi, d'après les mêmes motifs +philosophiques, quoique à un degré beaucoup moindre, pour la physique +sociale. Mais, à l'égard de toutes les études biologiques, l'ensemble +des considérations précédentes ne peut laisser, ce me semble, en +principe, aucune incertitude sur l'évidente convenance directe et +générale d'une telle méthode, tout en indiquant d'ailleurs les +difficultés essentielles que doit présenter le plus souvent l'heureuse +application d'un instrument aussi délicat, dont bien peu d'esprits +encore ont su faire un usage convenable. + +Quelque complète et spontanée que soit, en réalité, cette harmonie +fondamentale, tout vrai philosophe doit, néanmoins, sans doute, +contempler avec une profonde admiration l'art éminent à l'aide duquel +l'esprit humain a pu convertir en un immense moyen ce qui devait d'abord +paraître constituer une difficulté capitale. Une telle transformation +offre, à mes yeux, un des plus grands et des plus irrécusables +témoignages de force réelle que notre intelligence ait jamais fournis en +aucun genre. Et, c'est bien ici, comme à l'égard de toutes les autres +facultés scientifiques vraiment primordiales, l'oeuvre de l'espèce +entière, graduellement développée dans la longue suite des siècles, et +non le produit original d'aucun esprit isolé, malgré la frivole et +inqualifiable prétention de quelques modernes à se proclamer, ou à se +laisser proclamer les vrais créateurs privilégiés de la biologie +comparative! Depuis le simple usage primitif que le grand Aristote fit, +en quelque sorte spontanément, d'une telle méthode dans les cas les +plus faciles (ne fût-ce qu'en comparant, par exemple, la structure des +membres inférieurs de l'homme à celle des membres supérieurs), jusqu'aux +rapprochemens les plus profonds et les plus abstraits de la biologie +actuelle, on trouve réellement une série très étendue d'états +intermédiaires constamment progressifs, entre lesquels l'histoire ne +saurait individuellement signaler que les travaux susceptibles +d'indiquer, pour l'époque correspondante, une plus parfaite intelligence +du vrai génie de l'art comparatif, manifestée par son application plus +heureuse et plus large. Il est évident, en un mot, que la méthode +comparative des biologistes, pas plus que la méthode expérimentale des +physiciens, n'a été ni pu être proprement inventée par personne. + +Distinguons maintenant les divers aspects généraux sous lesquels doit +être poursuivie la comparaison biologique, que nous continuerons +toujours à envisager à la fois comme statique et comme dynamique. On +peut les rapporter à cinq chefs principaux, que je classe ici, autant +que possible, dans l'ordre de leur enchaînement naturel et de leur +valeur scientifique croissante: 1º comparaison entre les diverses +parties de chaque organisme déterminé; 2º comparaison entre les sexes; +3º comparaison entre les diverses phases que présente l'ensemble du +développement; 4º comparaison entre les différentes races ou variétés de +chaque espèce; 5º enfin, et au plus haut degré, comparaison entre tous +les organismes de la hiérarchie biologique. Il est d'ailleurs +sous-entendu que, dans l'un quelconque de ces parallèles, l'organisme +sera constamment considéré à l'état normal, ainsi qu'on l'a toujours +fait jusqu'ici, comme il était indispensable de le faire d'abord. Quand +les lois essentielles relatives à cet état auront été convenablement +établies, l'esprit humain pourra passer rationnellement à la pathologie +comparée, soit statique, soit dynamique, dont l'étude, encore plus +détaillée par sa nature, devra conduire à perfectionner ces lois en +étendant leur portée primitive. Mais toute semblable tentative serait +actuellement prématurée, l'organisme normal n'étant point encore assez +bien connu. Jusqu'alors, l'exploration pathologique ne saurait être +employée régulièrement en biologie qu'à titre d'équivalent de +l'expérimentation proprement dite, comme je l'ai précédemment expliqué. +D'ailleurs, il faut reconnaître, ce me semble, que ce système distinct +et complet de pathologie comparative, quelque précieux qu'il fût, +n'appartiendrait point réellement, en aucun cas, à la vraie biologie, +quoiqu'il en devînt l'application nécessaire, mais essentiellement à +l'art médical, envisagé dans son entière extension, dont il +constituerait rationnellement la base indispensable et directe. + +Si l'on ne devait point attacher une véritable importance à ne pas trop +multiplier les motifs généraux de comparaison, on aurait pu comprendre, +parmi ceux que je viens d'énumérer, l'examen des différences que +présente chaque partie ou chaque acte organique suivant les diverses +circonstances extérieures normales sous l'influence desquelles +l'organisme est placé, ce qui embrasse à la fois les considérations +essentielles de climat, de régime, etc. Mais, il est évident que +l'entier développement de ces considérations appartient rationnellement, +d'une manière spéciale, à l'histoire naturelle proprement dite, et non à +la pure biologie. Quant à leur ébauche fondamentale, qui convient +réellement aux études biologiques, elle est tout naturellement comprise +dans le domaine effectif de la simple observation directe, dont elle +constitue le complément indispensable, et non proprement dans celui de +la méthode comparative, qui, ce me semble, doit toujours reposer sur une +modification quelconque de l'organisme lui-même et non du milieu. On +pourrait aussi distinguer, sans doute, comme titre séparé, la +comparaison entre les divers tempéramens, c'est-à-dire, entre les +différentes modifications natives, à la fois normales et fixes, d'un +même organisme à un âge quelconque. Mais cette considération a trop peu +d'importance propre, si ce n'est dans l'espèce humaine, pour exiger, en +général, une mention distincte. Du reste, parvenue à son maximum +d'influence, elle se trouve implicitement comprise dans la considération +des variétés ou races proprement dites, qui ne paraissent être, suivant +la judicieuse théorie de M. de Blainville, que des tempéramens poussés +jusqu'à l'extrême limite des variations normales dont l'organisme +correspondant était susceptible, et rendus en même temps plus +persistans, par l'influence continue d'un milieu fixe et plus prononcé, +agissant, pendant une longue suite de générations, sur une espèce +primitivement homogène. + +Quel que soit le mode général suivant lequel on se propose d'appliquer +la méthode comparative à une recherche biologique quelconque, son esprit +essentiel consiste toujours à concevoir tous les cas envisagés comme +devant être radicalement analogues sous le point de vue que l'on +considère, et à représenter, en conséquence, leurs différences +effectives comme de simples modifications, déterminées, dans un type +fondamental et abstrait, par l'ensemble des caractères propres à +l'organisme ou à l'être correspondant; en sorte que les différences +secondaires soient sans cesse rattachées aux principales d'après des +lois constamment uniformes, dont le système doit constituer la vraie +philosophie biologique, soit statique, soit dynamique, destinée à +fournir ainsi l'explication rationnelle et homogène de chaque cas +déterminé. Si la question est simplement anatomique, on regarde, à +partir de l'homme adulte et normal pris pour unité fondamentale, toutes +les autres organisations comme des simplifications successives, par voie +de dégradation continue, de ce type primordial, dont les dispositions +essentielles doivent se retrouver toujours dans les cas même les plus +éloignés, qui les montrent dégagées de toute complication plus ou moins +accessoire. De même, en traitant un problème physiologique proprement +dit, on cherche surtout à saisir l'identité fondamentale du phénomène +principal qui caractérise la fonction proposée, à travers les +modifications graduelles que présente la série entière des cas comparés, +jusqu'à ce que les plus simples d'entre eux aient enfin réalisé, autant +que possible, l'isolement, d'abord abstrait, d'un tel phénomène, dont +la notion essentielle, ainsi fixée, peut être ensuite revêtue +successivement, en sens inverse, des diverses attributions secondaires +qui la compliquaient primitivement. Il est donc évident, sous l'un ou +l'autre aspect, que la conception qualifiée par quelques naturalistes +contemporains du nom de _théorie des analogues_, et qu'on s'est efforcé +de présenter comme une innovation récente, ne constitue réellement, sous +une autre dénomination, que le principe nécessaire et invariable de la +méthode comparative elle-même, directement envisagée dans son ensemble +philosophique. On conçoit aisément quelle profonde et éclatante lumière +une telle méthode, convenablement appliquée, est éminemment destinée à +répandre sur toutes les études biologiques, dont les immenses détails +doivent, par leur nature, trouver, dans cet intime rapprochement mutuel +de tous les cas possibles, les principaux moyens d'explication +scientifique qui leur sont propres. Il serait, d'ailleurs, impossible de +méconnaître combien des esprits irrationnels ou mal préparés peuvent +facilement abuser d'une méthode, aussi délicate en elle-même, et encore +aussi imparfaitement appréciée d'ordinaire, de manière à entraver le +vrai développement de la science par de vicieuses spéculations sur des +analogies qui ne sauraient exister, faute d'avoir d'abord exactement +circonscrit le champ général des analogies réelles, correspondant à +l'ensemble des organes ou des actes véritablement communs. + +Parmi les motifs essentiels de comparaison biologique précédemment +énumérés, les seuls qui présentent un caractère assez nettement tranché +pour devoir être ici spécialement examinés sont, la comparaison entre +les diverses parties d'un même organisme, celle des différentes phases +de chaque développement, et surtout celle de tous les termes distincts +de la grande hiérarchie des corps vivans. Afin de compléter cet aperçu +général de la méthode comparative, il convient maintenant d'apprécier +séparément la valeur philosophique de chacun de ces trois modes +principaux. + +C'est, de toute nécessité, par le premier que cette méthode a dû +commencer à s'introduire spontanément dans les recherches quelconques, +soit statiques, soit dynamiques, relatives aux corps vivans. En se +bornant même à la seule considération de l'homme, aucun esprit +philosophique ne saurait éviter d'être plus ou moins frappé +immédiatement de la similitude remarquable que présentent, à tant +d'égards, ses diverses parties principales, soit dans leur structure, +soit dans leurs fonctions, malgré leurs grandes et incontestables +différences. D'abord, tous les tissus, tous les appareils, en tant +qu'organisés et vivans, offrent, d'une manière homogène, ces caractères +fondamentaux inhérens aux idées mêmes d'organisation et de vie, et +auxquels sont réduits les derniers organismes. Mais, en outre, sous un +point de vue plus spécial, l'analogie des organes devient nécessairement +de plus en plus prononcée à mesure que celle des fonctions l'est +davantage, et, réciproquement, ce qui peut conduire, et a souvent +conduit, en effet, aux plus lumineux rapprochemens, anatomiques ou +physiologiques, en passant ainsi alternativement de l'une à l'autre +similitude. Quelque admirable extension qu'ait pris, de nos jours, à +d'autres titres, la méthode comparative, les biologistes sont loin de +renoncer à employer désormais, comme moyen d'importantes découvertes, ce +mode originaire et simple de l'art comparatif. C'est ainsi, par exemple, +que le grand Bichat, quoique essentiellement réduit à la seule +considération de l'homme, envisagé même à l'état adulte, a découvert +cette analogie fondamentale entre le système muqueux et le système +cutané, qui a déjà répandu tant de précieuses lumières sur la biologie +et sur la pathologie. De même, malgré cette profonde et familière +intelligence de la méthode comparative, envisagée dans sa plus grande +extension philosophique et sous tous ses divers aspects essentiels, qui +caractérise éminemment les travaux de M. de Blainville, on ne saurait +douter, par exemple, que l'assimilation capitale établie par cet +illustre biologiste entre le crâne et les autres élémens de la colonne +vertébrale, ne pût être suffisamment indiquée par la simple analyse +rationnelle de l'organisme humain. + +Le second mode général de l'art comparatif, qui consiste dans le +rapprochement des divers états par lesquels passe successivement chaque +corps vivant depuis sa première origine jusqu'à son entière destruction, +présente à la science biologique un nouvel ordre de ressources +fondamentales. Sa principale valeur philosophique résulte de ce que, par +sa nature, il permet d'envisager, sur un courte échelle, et pour ainsi +dire d'un seul aspect, l'ensemble sommaire et rapide de la série +successive des organismes les plus tranchés que puisse offrir la +hiérarchie biologique. Car, on conçoit que l'état primitif de +l'organisme même le plus élevé doit nécessairement représenter, sous le +point de vue anatomique ou physiologique, les caractères essentiels de +l'état complet propre à l'organisme le plus inférieur, et ainsi +successivement; quoique on doive, d'ailleurs soigneusement éviter toute +prétention, à la fois puérile et absurde, à retrouver minutieusement +l'analogue exact de chaque terme principal relatif à la partie +inférieure de la série organique dans la seule analyse, bien plus et +tout autrement circonscrite, des diverses phases du développement de +chaque organisme supérieur. Il reste, néanmoins, incontestable qu'une +telle analyse des âges offre, à l'anatomie et à la physiologie, la +propriété essentielle de réaliser, dans un même individu, cette +complication successive d'organes et de fonctions qui caractérise +l'ensemble sommaire de la hiérarchie biologique, et dont le +rapprochement, devenu ainsi plus homogène et plus complet en même temps +que moins étendu, constitue un ordre spécial de comparaisons lumineuses, +qui ne pourrait être entièrement suppléé par aucun autre. Quoique utile +à tous les degrés de l'échelle organique, c'est, évidemment, dans +l'espèce humaine, et dans le sexe mâle, que cette analyse doit +nécessairement acquérir la plus grande valeur, puisque l'intervalle +entre l'origine et le maximum du développement est alors aussi prononcé +qu'on puisse jamais le concevoir, tous les organismes ayant, à peu près, +le même point de départ. Malheureusement, l'extrême difficulté +d'explorer ici l'organisation et la vie intra-utérines, qui sont, +néanmoins, sous ce point de vue, les plus importantes à analyser, +entrave beaucoup encore la principale application de ce précieux moyen +d'instruction. Enfin, c'est essentiellement pour la période ascendante +de la vie que cette analyse offre une ressource capitale: la période +opposée, qui n'est, en réalité, qu'une mort graduellement accomplie, +présente, à cet égard, peu d'intérêt scientifique. Car, s'il doit +exister une foule de manières de vivre, il ne peut guère y avoir, au +fond, qu'une seule manière naturelle de mourir; quoique, d'ailleurs, +l'analyse rationnelle de cette mort naturelle soit loin, sans doute, +d'être dépourvue, en elle-même, d'une véritable importance pour la +science biologique, dont elle constitue une sorte de corollaire général, +propre à vérifier utilement l'ensemble de ses lois principales. + +Malgré l'éminente valeur des deux modes précédens de comparaison +biologique, c'est surtout de l'immense parallèle rationnel institué +entre tous les termes de la série organique que la méthode comparative +proprement dite doit tirer, non-seulement son plus admirable +développement, mais encore son principal caractère philosophique comme +méthode distincte. Aussi conçoit-on sans peine l'exagération vulgaire +qui porte si fréquemment à ne reconnaître formellement l'existence +effective d'une telle méthode que dans les seuls cas où elle est +immédiatement appliquée sous ce dernier point de vue, le plus étendu et +le plus efficace de tous, quoique cette appréciation démesurée entraîne +d'ailleurs l'inconvénient capital de masquer la véritable origine de +l'art comparatif. En effet, l'idée de comparaison entre plus ou moins, +de toute nécessité, dans la notion de toute observation, quel que soit +son mode, et même à quelque sujet qu'elle se rapporte: car, il faut +bien, au moins, comparer toujours les conditions sous lesquelles le +phénomène s'accomplit avec les circonstances qui caractérisent son +accomplissement; cela est encore plus spécialement indispensable dans +toute expérimentation proprement dite. Ce n'est donc point par cet +unique attribut que la méthode exclusivement qualifiée de comparative +mérite sa dénomination propre; et une telle remarque peut expliquer +pourquoi les métaphysiciens, qui ont seuls tenté jusqu'ici d'analyser la +marche de notre entendement, sont parvenus à confondre, avec quelque +apparence de raison, les méthodes les plus réellement distinctes, faute +de les avoir étudiées dans leurs applications caractéristiques. La vraie +différence essentielle entre ce nouveau mode fondamental de l'art +d'observer et les deux autres plus simples et plus généraux, que j'en +ai séparés sous les noms spéciaux d'observation et d'expérimentation, +consiste en ce qu'il est fondé sur une comparaison très prolongée d'une +suite fort étendue de cas analogues, où le sujet se modifie par une +succession continue de dégradations presque insensibles. Telle est la +qualité générale qui justifie évidemment le titre formel de cette +troisième méthode d'exploration, et qui, en même temps, la destine, +d'une manière si manifeste et pour ainsi dire exclusive, à l'étude des +corps vivans. Or, c'est surtout dans la comparaison entre les organismes +de la hiérarchie biologique que cet attribut caractéristique est +éminemment prononcé. Le parallèle entre les parties analogues d'un seul +organisme, et même l'analyse comparative des âges successifs, ne +sauraient offrir directement une assez longue suite de cas variés pour +suffire isolément à rendre hautement incontestable la nature propre +d'une telle méthode, quoiqu'on ait dû ensuite les y comprendre +rationnellement, quand une fois son véritable esprit général a été enfin +nettement révélé par son application la moins équivoque. + +Il est heureusement inutile aujourd'hui d'insister beaucoup, en +principe, sur l'admirable clarté que doit nécessairement porter, dans +le système entier des études biologiques, cette comparaison rationnelle +entre tous les organismes connus, dont l'usage commence maintenant à +devenir familier à tous les bons esprits occupés, à un titre quelconque, +de la théorie des corps vivans. Chacun doit aisément sentir, d'après +l'ensemble des considérations précédentes, qu'il n'y a pas de structure +ni de fonction dont l'analyse fondamentale ne puisse être directement et +éminemment perfectionnée par l'examen judicieux de ce que tous les +divers organismes offrent, à cet égard, de commun, et de la +simplification continue qui fait graduellement disparaître les +caractères accessoires à mesure qu'on descend davantage dans la +hiérarchie biologique, jusqu'à ce qu'on soit enfin parvenu à ce terme, +plus ou moins éloigné, où subsiste seul l'attribut essentiel du sujet +proposé, et d'où la pensée peut procéder, en sens inverse, à la +reconstruction successive de l'organe ou de l'acte dans toute sa +première complication, d'abord inextricable. On peut même avancer, sans +exagération, qu'aucune disposition anatomique, et, à plus forte raison, +aucun phénomène physiologique, ne sauraient être vraiment connus tant +qu'on ne s'est point élevé, par cette décomposition spontanée, à la +notion abstraite de leur principal élément, en y rattachant +successivement toutes les autres notions plus ou moins importantes +suivant l'ordre rationnel rigoureusement indiqué par leur persistance +plus ou moins prolongée dans la série organique. Nul autre procédé +comparatif ne saurait, évidemment, être assez étendu, assez fécond, et +assez gradué, pour permettre, avec autant de précision, l'analyse +rationnelle du sujet considéré, et pour mesurer, d'une manière aussi +approchée, les vrais rapports de subordination entre ses divers élémens. +Une telle méthode me paraît offrir, en quelque sorte, quant aux +recherches biologiques, un caractère philosophique semblable à celui de +l'analyse mathématique appliquée aux questions de son véritable ressort, +où elle présente surtout, comme nous l'avons reconnu dans le premier +volume de cet ouvrage, la propriété essentielle de mettre en évidence, +dans chaque suite indéfinie de cas analogues, la partie fondamentale +réellement commune à tous, et qui, avant cette généralisation abstraite, +était profondément enveloppée sous les spécialités secondaires de chaque +cas isolé. On ne saurait douter que l'art comparatif des biologistes ne +produise, jusqu'à un certain point, un résultat équivalent, surtout par +la considération rationnelle de la hiérarchie organique. + +Cette grande considération, qui devait d'abord s'établir dans les études +purement anatomiques, a été peu adaptée jusqu'ici aux problèmes +physiologiques proprement dits. Elle y est, néanmoins, encore plus +nécessaire, et, en même temps, tout aussi applicable, sauf la difficulté +supérieure d'un tel genre d'observations. Il faut remarquer, enfin, que +pour réaliser entièrement les propriétés caractéristiques d'une telle +méthode, principalement à l'égard des questions physiologiques, il +importe beaucoup de lui attribuer habituellement, avec plus de force +qu'on ne le fait encore, toute l'extension rationnelle dont elle est +susceptible, en assujettissant à nos comparaisons scientifiques, +non-seulement tous les cas de l'organisme animal, mais en outre +l'organisme végétal lui-même. On conçoit, en effet, que plusieurs +phénomènes fondamentaux ne sauraient être, par leur nature, +convenablement analysés, si la comparaison biologique n'est pas poussée +jusqu'à ce terme extrême. Tels sont, évidemment, même dans l'homme, les +principaux phénomènes de la vie organique proprement dite. L'organisme +végétal est éminemment propre à leur étude rationnelle, non-seulement en +ce qu'on peut les y observer seuls et réduits à leur partie strictement +élémentaire, mais encore, par une raison moins sentie, en ce qu'ils y +sont nécessairement plus prononcés. Car, c'est dans le grand acte de +l'assimilation végétale que la matière brute passe réellement à l'état +organisé; toutes les transformations ultérieures qu'elle peut éprouver +de la part de l'organisme animal sont nécessairement bien moins +tranchées. Ainsi, l'organisme végétal est réellement le plus propre à +nous dévoiler les véritables lois élémentaires et générales de la +nutrition, qui doivent y exercer une influence à la fois plus simple et +plus intense. + +La méthode comparative est, évidemment, par sa nature, applicable à tous +les organes et à tous les actes, sans aucune exception. Mais, elle est +loin, néanmoins, d'offrir à tous les divers sujets de recherches des +ressources également étendues, puisque sa valeur scientifique doit +inévitablement diminuer, envers les organismes supérieurs, à mesure +qu'il s'agit d'appareils et de fonctions d'un ordre plus élevé, dont la +persistance est moins prolongée en descendant l'échelle biologique. Tel +est surtout le cas des fonctions intellectuelles et morales les plus +éminentes, qui, après l'homme, disparaissent presque entièrement, ou, du +moins, deviennent à peine reconnaissables, dès qu'on a dépassé les +premières classes de mammifères. On doit regarder, sans doute, comme +une imperfection radicale de la méthode comparative, de devenir ainsi +moins complétement applicable, au moment même où la complication et +l'importance supérieures des phénomènes exigeraient un concours plus +énergique de ressources fondamentales. Toutefois, même en ce cas, il +serait peu philosophique de méconnaître les vives lumières que peut +répandre, sur l'analyse de l'homme moral, l'étude intellectuelle et +affective des animaux supérieurs, et plus ou moins de tous les autres, +quoique cette comparaison, qui présente d'ailleurs des difficultés +spéciales, n'ait pas été encore instituée et poursuivie de manière à +conduire à des indications positives d'une valeur capitale. On doit +remarquer, en outre, que, sous ce point de vue, la méthode comparative +retrouve, jusqu'à un certain point, dans l'analyse rationnelle des âges, +naturellement devenue alors plus nette, plus étendue, et plus complète, +l'équivalent partiel des diminutions qu'elle éprouve relativement à la +hiérarchie biologique. + +Tels sont les principaux caractères philosophiques de la méthode +comparative proprement dite, envisagée comme le mode fondamental +d'exploration le mieux adapté à l'étude positive des corps vivans. +Suivant la définition universelle que j'ai posée, dès le début de ce +traité, des véritables lois naturelles, qui consistent toujours à +saisir, dans les phénomènes, leurs relations constantes, soit de +succession, soit de similitude, on devait sentir, en effet, qu'aucune +méthode ne saurait plus sûrement et plus directement conduire à établir, +en biologie, de pareilles lois que celle dont l'esprit général tend +immédiatement à nous faire concevoir tous les cas organiques comme +radicalement analogues et comme pouvant être déduits les uns des autres. + +Cette exacte appréciation sommaire de l'ensemble des moyens essentiels +d'investigation inhérens à la nature des études biologiques, nous a fait +vérifier, sans doute, de la manière la plus étendue et la moins +équivoque, combien nous étions fondés à prévoir, d'après les principes +philosophiques précédemment établis que la complication supérieure d'un +tel ordre de recherches devait nécessairement entraîner, comme une +conséquence inévitable, un accroissement correspondant dans le système +général de nos ressources fondamentales. Nous avons effectivement +reconnu que les deux modes élémentaires d'exploration propres aux +parties antérieures de la philosophie naturelle acquièrent ici une +extension capitale; et que, surtout, un troisième mode, jusqu'alors +imperceptible, prend aussitôt un développement presque indéfini, par une +suite spontanée de la nature même des phénomènes. Il faut passer +maintenant à un nouvel aspect principal de la philosophie biologique, +l'examen rationnel de la vraie position encyclopédique de la biologie +dans la hiérarchie des sciences fondamentales, c'est-à-dire de +l'ensemble de ses relations essentielles, soit de méthode, soit de +doctrine, avec les sciences qui la précèdent, et même avec celle qui +doit la suivre, d'où résultera naturellement l'exacte détermination du +genre et du degré de perfection spéculative qu'elle comporte, ainsi que +celle du plan général de l'éducation préliminaire la mieux adaptée à sa +culture systématique. C'est ici le lieu, en un mot, d'expliquer et de +justifier, d'une manière spéciale, le rang philosophique assigné à la +biologie, par la formule encyclopédique établie dans la deuxième leçon, +entre la science chimique et la science sociale. + +Je dois me borner, en ce moment, à indiquer en général, sans aucune +discussion, sa relation nécessaire avec cette dernière science, relation +qui sera naturellement, dans le volume suivant, le sujet direct d'un +examen approfondi. La nécessité de fonder sur l'ensemble de la +philosophie biologique le point de départ immédiat de la physique +sociale est, en elle-même, trop évidente, pour que j'aie besoin de m'y +arrêter actuellement. Quand l'instant sera venu d'analyser +convenablement cette subordination générale, j'aurai bien plus à +insister sur l'indispensable séparation rationnelle de ces deux grandes +études que sur leur intime filiation positive, dont le développement +spontané de la philosophie naturelle tend plutôt aujourd'hui à faire +concevoir une notion exagérée. Il n'y a plus désormais que les +philosophes purement métaphysiciens qui puissent persister à classer la +théorie de l'esprit humain et de la société comme antérieure à l'étude +anatomique et physiologique de l'homme individuel. Nous pouvons donc ici +regarder ce premier point comme suffisamment établi, et réserver toute +notre attention actuelle pour l'analyse philosophique, bien plus +délicate et jusqu'à présent beaucoup plus incertaine, des vraies +relations générales de la science biologique avec les diverses branches +fondamentales de la philosophie inorganique. + +Les considérations présentées au commencement de ce discours, ont dû +mettre en évidence l'importance capitale que prend, d'une manière toute +spéciale, envers la biologie, cette question de position encyclopédique, +envisagée dans son ensemble. Nous avons reconnu, en effet, que cette +subordination rationnelle et nécessaire de la philosophie organique à la +philosophie inorganique constitue le premier caractère fondamental de +l'étude positive des corps vivans, par opposition aux vagues conceptions +primitives, métaphysiques ou théologiques, qui ont si long-temps dominé +toutes les théories biologiques. Il ne nous reste donc plus, à cet +égard, qu'à examiner ici successivement la dépendance plus spéciale de +la science biologique envers chacune des sciences antérieures, dont la +priorité collective demeure incontestable. + +C'est, évidemment, à la chimie que la biologie doit, par sa nature, se +subordonner de la manière à la fois la plus directe et la plus complète. +D'après l'analyse élémentaire du phénomène général de la vie proprement +dite, il est devenu irrécusable ci-dessus que les actes fondamentaux +dont la succession perpétuelle caractérise un tel état, sont +nécessairement chimiques, puisqu'ils consistent en une suite continue de +compositions et de décompositions plus ou moins profondes. M. de +Blainville a très judicieusement remarqué que, au moment précis où +s'opère une combinaison chimique quelconque, il se passe réellement +quelque chose d'analogue à la vie, sans aucune autre différence radicale +que l'instantanéité d'un semblable phénomène, qui, au contraire, dans +tout organisme en rapport avec un milieu convenable, se renouvelle +continuellement par cette lutte régulière et permanente entre le +mouvement de décomposition et celui de composition, d'où résulte le +maintien et le développement de l'état organique, en même temps que +l'impossibilité d'un entier accomplissement de l'acte chimique. Quoique +des attributs aussi caractéristiques doivent, sans doute, profondément +séparer, même dans les plus imparfaits organismes, les réactions vitales +d'avec les effets chimiques ordinaires, il n'en est pas moins +incontestable que, par leur nature, toutes les fonctions de la vie +organique proprement dite sont nécessairement dominées par ces lois +fondamentales relatives aux phénomènes quelconques de composition et de +décomposition, qui constituent le sujet philosophique de la science +chimique. Si l'on conçoit, à tous les degrés de l'échelle biologique, ce +parfait isolement de la vie organique envers la vie animale, dont les +végétaux seuls peuvent nous offrir l'entière réalisation, le mouvement +vital ne saurait plus présenter à notre intelligence que des idées +purement chimiques, sauf les circonstances essentielles qui +différencient un tel genre de réactions moléculaires. Or, la source +générale de ces importantes différences consiste, ce me semble, en ce +que le résultat effectif de chaque conflit chimique, au lieu de dépendre +toujours uniquement de la simple composition, médiate ou immédiate, des +corps entre lesquels il a lieu, est alors plus ou moins modifié par leur +organisation proprement dite, c'est-à-dire par leur structure +anatomique[24]. Ces modifications peuvent sans doute être telles, que, +lors même que les lois générales de l'action chimique seraient enfin +connues avec un degré de perfection qu'il est à peine possible de +concevoir aujourd'hui, leur application ne saurait réellement suffire +pour déterminer _à priori_, sans une étude directe de l'organisme +vivant, l'issue précise de chaque réaction vitale. Mais, malgré cette +insuffisance nécessaire, il serait néanmoins absurde de regarder les +actes de la vie organique comme soustraits à l'empire général des lois +chimiques, en confondant abusivement une simple modification avec une +infraction véritable, ainsi que n'ont pas craint de le faire quelques +physiologistes modernes, égarés par une vaine métaphysique. C'est donc +évidemment à la chimie seule qu'il appartient de fournir le vrai point +de départ de toute théorie rationnelle relative à la nutrition, aux +sécrétions, et, en un mot, à toutes les grandes fonctions de la vie +végétative considérée isolément, dont chacune est toujours +essentiellement dominée, dans son ensemble, par l'influence des lois +chimiques, sauf les modifications spéciales tenant aux conditions +organiques. Si, maintenant, nous rétablissons la considération, un +instant écartée, de la vie animale, nous voyons qu'elle ne saurait +aucunement altérer cette subordination fondamentale, quoique elle doive +en compliquer beaucoup l'application effective. Car, nous avons +précédemment établi que la vie animale, malgré son extrême importance, +ne doit jamais être regardée, en biologie, même pour l'homme, que comme +destinée à étendre et à perfectionner la vie organique, dont elle ne +peut changer la nature générale. Une telle influence modifie de nouveau, +et souvent à un très haut degré, les lois essentiellement chimiques +propres aux fonctions purement organiques, de manière à rendre l'effet +réel encore plus difficile à prévoir; mais ces lois n'en continuent pas +moins, de toute nécessité, à dominer l'ensemble du phénomène. Lorsque, +par exemple, le simple changement du mode ou du degré d'innervation +suffit, dans un organisme supérieur, pour troubler, quant à son énergie +et même quant à sa nature, une sécrétion donnée, on ne saurait concevoir +toutefois qu'une telle altération puisse jamais devenir absolument +quelconque; or, ses limites générales résultent précisément de ce que de +semblables modifications, quelque irrégulières qu'elles paraissent, +restent constamment soumises aux lois chimiques du phénomène organique +fondamental, qui, tout en permettant certaines variations, en +interdisent un beaucoup plus grand nombre. Ainsi, la complication, +souvent inextricable, produite par la vie animale, ne saurait, en +principe, empêcher la subordination nécessaire de l'ensemble des +fonctions organiques proprement dites au système des lois qui régissent +tous les phénomènes quelconques de composition et de décomposition: +l'usage réel de ces lois devient seulement beaucoup plus difficile et +bien moins propre à fournir d'exactes indications, par la nécessité de +considérer, outre le simple organisme, la nouvelle source continue de +modifications qui résulte de l'action nerveuse. Cette relation générale +est d'une telle importance philosophique, que, sans elle on ne pourrait +vraiment concevoir, en biologie, aucune théorie scientifique digne de ce +nom, puisque les phénomènes les plus fondamentaux y seraient dès lors +regardés comme susceptibles de variations entièrement arbitraires, qui +ne comporteraient aucune loi réelle. Quand on a vu, de nos jours, +proclamer, au sujet de l'azote, cette inintelligible hérésie que +l'organisme a la faculté de créer spontanément certaines substances +élémentaires, on doit comprendre combien il est encore indispensable +d'insister directement sur de tels principes, qui peuvent seuls réfréner +ici l'esprit d'aberration. + + [Note 24: Les effets chimiques ne sont pas, sans doute, + toujours entièrement indépendans des conditions de + structure, comme on le voit surtout depuis la découverte des + phénomènes remarquables produits par les éponges + métalliques, où certaines circonstances de structure + déterminent des réactions énergiques, que la seule nature + des substances eût été insuffisante à réaliser. Mais, en + chimie, de tels cas sont éminemment exceptionnels. S'ils + étaient beaucoup plus communs, il est incontestable que la + nature scientifique des phénomènes chimiques différerait dès + lors bien moins de celle des réactions vitales, quoique la + diversité des conditions organiques continuât à distinguer + profondément les deux cas.] + +Indépendamment de cette subordination directe et fondamentale de la +science biologique à la science chimique, celle-ci peut fournir à +l'autre, sous le simple point de vue de la méthode, des ressources très +précieuses à divers égards. La nature beaucoup moins complexe des +phénomènes chimiques y rendant l'observation et surtout +l'expérimentation bien plus parfaites, leur étude philosophique est +susceptible de contribuer fort utilement à la saine éducation +préliminaire des biologistes, en ce qui concerne l'art général +d'observer et l'art d'expérimenter. À la vérité, les phénomènes encore +plus simples de la physique et de l'astronomie conviennent mieux, sans +doute, comme nous allons le voir, à une telle destination. Mais, quelle +que soit, sous ce rapport, leur extrême importance, on conçoit que les +phénomènes chimiques, en vertu de leur moindre dissemblance avec les +phénomènes biologiques, doivent offrir des modèles, sinon aussi +parfaits, du moins plus frappans et plus immédiatement applicables. +Quant aux facultés purement rationnelles, il est évident que ce n'est +point par la chimie, dont l'état logique est encore si peu satisfaisant, +que les biologistes doivent s'attacher à les cultiver préalablement. +Néanmoins, nous avons reconnu, dans la première partie de ce volume, que +la chimie possède, par sa nature, la propriété spéciale de développer, +plus éminemment qu'aucune autre science fondamentale, l'art général des +nomenclatures scientifiques. C'est donc là surtout que les biologistes +doivent étudier cette partie importante de la méthode positive, dont +leur science peut comporter, à un degré assez étendu, une heureuse +application, quoique la complication supérieure de son sujet propre et +l'extrême diversité de ses aspects principaux ne permettent point, comme +je l'ai indiqué, d'attribuer ici à l'usage rationnel d'un tel art la +haute valeur scientifique qui le caractérise si bien en chimie. Une +judicieuse imitation de la nomenclature chimique a effectivement dirigé +jusqu'ici les utiles tentatives de Chaussier et de plusieurs autres +biologistes pour assujettir à des dénominations systématiques les +dispositions anatomiques les plus simples, certains états pathologiques +bien définis, et les degrés les plus généraux de la hiérarchie animale. +C'est aussi par une étude plus profonde de cet élément important de la +philosophie chimique que l'on pourra désormais développer convenablement +un tel ordre de perfectionnemens, et reconnaître en même temps les +vraies limites rationnelles entre lesquelles il doit être soigneusement +contenu en biologie. + +D'après cet ensemble de considérations diverses, la position +encyclopédique de la science biologique immédiatement après la chimie ne +me paraît devoir laisser maintenant aucune incertitude. On peut vraiment +regarder, sans la moindre exagération, l'ensemble des études chimiques +comme constituant, par leur nature, une transition spontanée de la +philosophie inorganique à la philosophie organique, malgré les profondes +différences qui doivent les séparer radicalement l'une de l'autre. + +Cette relation fondamentale avec la science chimique doit, en elle-même, +constituer aussi la biologie en subordination, nécessaire quoique +indirecte, envers la physique proprement dite, base préliminaire +indispensable de toute chimie rationnelle. Mais il existe, en outre, +quant à la doctrine et quant à la méthode, à divers titres essentiels, +une dépendance plus directe et plus spéciale du système des études +biologiques à l'égard de l'ensemble des théories purement physiques, +bien que cette liaison soit cependant moins profonde et moins complète +que par rapport à la chimie. + +Relativement à la doctrine, il est évident, en principe, qu'aucun +phénomène physiologique ne saurait être convenablement analysé sans +exiger, par sa nature, l'application exacte des lois générales propres à +une ou plusieurs branches principales de la physique, dont toutes les +diverses notions fondamentales doivent être ainsi successivement +employées d'une manière plus ou moins étendue par les biologistes qui +remplissent les vraies conditions préliminaires de leurs travaux +scientifiques. Cette application est d'abord indispensable pour +apprécier judicieusement la vraie constitution du milieu sous +l'influence duquel l'organisme accomplit ses phénomènes vitaux, et dont +l'analyse doit être ici ordinairement plus complète qu'en aucun autre +cas, puisque les variations de ce milieu les moins importantes en +apparence, et à tous autres égards presque négligeables, exercent +souvent une réaction très puissante sur des phénomènes aussi éminemment +modifiables. Mais, de plus, les études biologiques dépendent encore des +théories physiques par la considération directe de l'organisme lui-même, +qui, sous quelque aspect qu'on l'envisage, ne saurait cesser, malgré ses +propriétés caractéristiques, d'être constamment soumis à l'ensemble des +diverses lois fondamentales relatives aux phénomènes généraux soit de la +pesanteur, soit de la chaleur, ou de l'électricité, etc. On peut +remarquer à ce sujet que si l'étude de la vie organique fournit, comme +nous venons de le reconnaître, le principal motif de la subordination +fondamentale de la biologie envers la chimie, c'est surtout, au +contraire, par l'étude de la vie animale proprement dite, que la +biologie se trouve directement constituée en relation nécessaire avec la +physique. Cette règle est particulièrement évidente pour la saine +théorie physiologique des sensations les plus spéciales et les plus +élevées, la vision et l'audition, dont une application approfondie de +l'optique et de l'acoustique doit nécessairement établir le point de +départ rationnel. Une telle remarque se vérifie aussi, d'une manière non +moins irrécusable, dans la théorie de la phonation, dans l'étude des +lois de la chaleur animale, et dans l'analyse positive des propriétés +électriques de l'organisme, qui ne sauvaient avoir aucun vrai caractère +scientifique sans l'introduction préalable des branches correspondantes +de la physique, convenablement employées. Il serait inutile d'insister +davantage ici sur une notion philosophique aussi sensible. + +Toutefois il importe de reconnaître que, jusqu'à présent, les +biologistes même qui ont le plus profondément senti la relation générale +et nécessaire de leur science avec l'ensemble de la physique, n'ont pas +su ordinairement, faute d'une étude assez rationnelle, effectuer une +judicieuse et sévère séparation entre les notions vraiment positives qui +constituent le fond scientifique de la physique actuelle, et les +conceptions essentiellement métaphysiques qui l'altèrent encore par un +reste d'influence de l'ancienne philosophie, ainsi que je l'ai établi +dans la seconde partie du volume précédent. On doit convenir, en un mot, +que, le plus souvent, les biologistes ont accepté, pour ainsi dire +aveuglément, tout ce que les physiciens leur présentaient comme propre à +diriger leurs travaux. Cette confiance démesurée et irrationnelle offre +ici des inconvéniens analogues à ceux du respect aveugle que j'ai +reproché ailleurs aux physiciens eux-mêmes envers les géomètres, et par +suite duquel j'ai constaté, chez ces derniers, une déplorable tendance à +entraver aujourd'hui le vrai développement de la physique par +l'importance vicieuse attachée à des travaux illusoires, fondés sur des +conceptions chimériques, abusivement déguisées sous un verbeux appareil +algébrique. En principe philosophique, il me semble évident que, si les +sciences les plus générales sont, par leur nature, radicalement +indépendantes des moins générales, qui doivent, au contraire, reposer +préalablement sur elles, il résulte de cette indépendance même que les +savans livrés à la culture des premières sont essentiellement impropres +à diriger d'une manière convenable leur application fondamentale aux +secondes, dont ils ne sauraient connaître suffisamment les vraies +conditions caractéristiques. Dans toute judicieuse division du travail, +il est clair, en un mot, que l'usage d'un instrument quelconque, +matériel ou intellectuel, ne peut jamais être rationnellement dirigé par +ceux qui l'ont construit, mais par ceux, au contraire, qui doivent +l'employer, et qui peuvent seuls, par cela même, en bien comprendre la +vraie destination spéciale. C'est donc exclusivement aux physiciens et +non aux géomètres qu'appartient l'application convenable de l'analyse +mathématique aux études physiques, comme je l'ai fait voir dans le +volume précédent. Mais, par une conséquence nouvelle du même principe, +on doit concevoir aussi, dans le cas actuel, que les biologistes sont +naturellement seuls compétens pour appliquer avec succès les théories +physiques à la solution rationnelle des problèmes physiologiques: le +motif est même ici plus puissant encore; en vertu de la différence bien +plus profonde entre les deux sciences. Une telle organisation du travail +exige seulement désormais, de la part des biologistes, une éducation +préliminaire plus forte, plus complète, et plus systématique, qui puisse +les mettre en état de s'appuyer judicieusement sur les autres sciences +fondamentales, au lieu d'attendre vainement d'heureuses indications +générales de la part de ceux qui n'en peuvent connaître la véritable +destination. + +D'après ces considérations, on ne saurait être surpris que +l'application, à peine ébauchée encore, et même si mal instituée +jusqu'ici, de la physique à la physiologie, ait effectivement fourni si +peu de résultats satisfaisans, ni même qu'elle ait contribué quelquefois +à entraver le vrai développement rationnel des études biologiques; ce +qui, aux yeux de juges irréfléchis, a pu faire souvent méconnaître la +haute valeur scientifique que nous savons devoir être propre à cette +application bien conçue. Il est certain, par exemple, que les hypothèses +anti-scientifiques des physiciens sur les prétendus fluides électriques, +aveuglément embrassées par les physiologistes avec plus de confiance +encore que par les physiciens eux-mêmes, ont eu, en biologie, pour effet +journalier d'introduire des conceptions vagues et chimériques sur le +prétendu fluide nerveux, qui nuisent infiniment au progrès de la +physiologie positive, et qui paraissent même fournir une sorte de point +d'appui rationnel aux plus absurdes hallucinations des adeptes du +magnétisme animal. Dans l'ordre plus simple et plus rigoureux des idées +purement anatomiques, je ne crains pas de signaler ici, chez un +biologiste du premier ordre, un cas important où l'influence de ces +systèmes vicieux, qui altèrent si profondément la physique actuelle, me +paraît avoir égaré l'application de la méthode comparative elle-même, si +éminemment appropriée à la nature des recherches biologiques. Il s'agit +de l'analogie spéciale et complète entre la structure essentielle de +l'oeil et celle de l'oreille, conçue _à priori_, par mon illustre ami M. +de Blainville, comme devant nécessairement résulter de la similitude +fondamentale supposée par les physiciens entre la lumière et le son, +d'après la vaine hypothèse des ondulations éthérées rapprochée du +phénomène général des vibrations aériennes. Sur un semblable sujet, je +ne saurais évidemment avoir jamais la prétention déplacée d'engager, +surtout avec un tel maître, aucune discussion anatomique, relative à la +vérification effective d'une pareille comparaison dans l'ensemble de la +série animale, pour décider s'il existe réellement une analogie +constante et spéciale entre les parties constituantes de l'appareil +auditif et celles de l'appareil visuel[25]. C'est seulement le principe +philosophique d'une telle similitude anatomique, que je dois regarder +ici comme étant, par sa nature, radicalement vicieux, d'après le +jugement motivé que j'ai porté, dans le volume précédent, sur les vaines +hypothèses physiques relatives à la lumière. Or, pour se convaincre +aisément, en général, combien de pareilles hypothèses sont, en +elles-mêmes, impropres à fournir d'heureuses indications biologiques, il +suffit, ce me semble, de se rappeler avec quelle confiance naïve les +anatomistes du siècle dernier, qui étudiaient la structure de l'oeil +sous l'influence prépondérante du système de l'émission newtonienne, +admiraient l'harmonie fondamentale de cette structure avec ce mode +chimérique de production de la lumière. La singulière facilité avec +laquelle des systèmes aussi opposés que ceux de l'ondulation et de +l'émission lumineuses s'adaptent à un même ensemble de dispositions +anatomiques, me paraît vérifier clairement que ces hypothèses +fantastiques ne peuvent pas plus diriger convenablement l'exercice +positif de notre intelligence en biologie qu'en physique. Si, dans le +cas précédent, le pernicieux crédit qu'on leur attribue encore n'a +peut-être pas été sans quelque danger pour le philosophe que je viens de +citer, malgré l'éminente rationnalité qui caractérise profondément son +génie scientifique, qu'on juge des écarts où elles doivent tendre à +entraîner les esprits moins vigoureux qui cultivent habituellement +l'étude systématique de la nature. + + [Note 25: Ces deux appareils doivent, sans doute, offrir + nécessairement, dans leur structure, une certaine analogie + fondamentale, commune à tous les appareils sensoriaux. La + plus grande similitude de ces deux sens, en tant qu'agissant + l'un et l'autre à distance et sans effet chimique, et + concourant principalement au développement intellectuel et + social, doit, en outre, correspondre à une conformité + anatomique plus spéciale, dont le degré rationnel n'a pas + encore été bien déterminé. Des rapprochemens aussi + philosophiques méritent certainement d'être poursuivis avec + persévérance: et c'est surtout afin de contribuer à les + purifier et à les rendre prépondérans que je signale ici + l'inanité nécessaire des comparaisons illusoires fondées sur + la chimérique identité des modes de production de deux + ordres de sensations aussi distincts.] + +En considérant maintenant, sous le seul point de vue de la méthode, la +vraie relation générale de la biologie à la physique, on conçoit, +d'après les principes établis dans ce traité, et spécialement rappelés +par la discussion précédente, que ce n'est point relativement à la saine +institution des hypothèses scientifiques que je puis proposer la +physique pour type préliminaire aux biologistes. Quoique, comme nous +l'avons reconnu en son lieu, la physique actuelle renferme un certain +nombre d'hypothèses vraiment rationnelles, elles y sont encore tellement +mêlées à d'absurdes systèmes, qui les dominent le plus souvent, que leur +judicieuse analyse propre est très difficile à établir nettement +aujourd'hui, et ne saurait, en conséquence, devenir un heureux moyen +d'éducation préalable. C'est à une autre branche fondamentale de la +philosophie naturelle que les biologistes, ainsi que les physiciens +eux-mêmes, doivent aller emprunter cette partie capitale de la méthode +positive, suivant la règle expliquée à ce sujet dans le volume +précédent. Mais, sous un aspect différent, dont l'importance +philosophique n'est pas moindre, la physique est, au contraire, +éminemment apte à fournir à la biologie les modèles les plus parfaits de +la méthode positive universelle. On conçoit que je veux parler de +l'observation proprement dite, et surtout de l'expérimentation. Sans +doute les observations astronomiques sont, par leur nature, encore plus +pleinement satisfaisantes: mais elles se rapportent à des phénomènes +trop simples et trop peu variés pour servir utilement de modèle immédiat +aux observations biologiques; et même, la précision numérique qui les +caractérise spécialement tend à rappeler un point de vue qui doit être, +en général, soigneusement écarté dans l'étude des corps vivans, avec +laquelle il est nécessairement incompatible. Les observations physiques, +au contraire, offrent déjà une telle complication et une si grande +diversité que leur étude philosophique présente aux biologistes un type +général éminemment susceptible d'une heureuse imitation, abstraction +faite des considérations numériques, qui peuvent en être aisément +détachées. Toutefois, les observations chimiques, dont la perfection est +aujourd'hui presque aussi grande, et dont le sujet est bien moins +hétérogène à celui des observations physiologiques, possèdent à peu près +aussi complètement cette propriété essentielle, comme nous l'avons +reconnu ci-dessus. Aussi est-ce principalement quant à la méthode +expérimentale proprement dite, que l'étude philosophique de la physique +me paraît destinée à fournir aux biologistes un précieux moyen spécial +d'éducation préliminaire, qui ne saurait être convenablement suppléé par +aucun autre, d'après les principes précédemment établis dans cet +ouvrage. Nous avons reconnu, en effet, que cette science, à laquelle +l'esprit humain doit surtout le développement de l'art général de +l'expérimentation, en offre nécessairement, par sa nature, les plus +parfaits modèles. Or, la contemplation familière et approfondie de ce +type fondamental doit devenir d'autant plus indispensable aux +physiologistes que leurs études présentent, comme je l'ai fait voir, les +plus puissans obstacles à une heureuse application scientifique de l'art +d'expérimenter, dont l'usage ne saurait y être introduit, avec une +assurance rationnelle de quelques succès réels, qu'après que notre +intelligence s'est d'abord suffisamment préparée, dans les cas les plus +simples et les plus satisfaisans, à remplir les conditions logiques +qu'exigent, en général, la saine institution et la direction judicieuse +des expériences relatives à un sujet aussi difficile. + +Telles sont, en aperçu, les relations essentielles, soit scientifiques, +soit purement logiques, qui constituent nécessairement la biologie dans +une dépendance étroite et directe envers la physique proprement dite. +Considérons maintenant, d'une manière analogue, sa subordination +fondamentale par rapport à la science astronomique, sans que, toutefois, +nous ayons besoin d'envisager à part la liaison indirecte qui doit +évidemment résulter de la prépondérance générale suffisamment constatée +de l'astronomie sur la physique elle-même. + +Sous le point de vue de la doctrine, il faut reconnaître, ce me semble, +que cette relation directe de la biologie avec l'astronomie, quoique +beaucoup moins intime et surtout bien moins précise que dans le cas +précédent, a plus d'importance réelle qu'on ne le suppose communément. +Je ne parle pas seulement de l'impossibilité manifeste de comprendre +nettement la théorie de la pesanteur, et d'établir une exacte analyse +rationnelle de ses effets généraux sur l'organisme, tant qu'on isolerait +ce phénomène fondamental de celui de la gravitation céleste, sans lequel +il serait si imparfaitement appréciable. Dans un ordre d'idées +astronomiques plus spécial, je regarde, en outre, comme radicalement +impossible de concevoir, d'une manière vraiment scientifique, le système +général des conditions d'existence réellement propres aux corps vivans, +si l'on néglige de prendre en suffisante considération l'ensemble des +élémens astronomiques qui caractérisent la planète à la surface de +laquelle nous étudions la vie. Quoique, sur un tel sujet, toute +observation directe et toute appréciation comparative nous soient +nécessairement à jamais interdites, les raisonnemens les plus positifs +de la philosophie naturelle ne nous permettent point de méconnaître +l'influence fondamentale de ces conditions astronomiques sur le mode +effectif d'accomplissement des phénomènes physiologiques. Cette +influence sera, par sa nature, plus spécialement examinée dans le volume +suivant, où, en traitant des lois générales du développement réel de la +société humaine, j'aurai à analyser, sous ce rapport, le cas le plus +sensible et le plus étendu, puisqu'il se rapportera directement à l'être +le plus compliqué, envisagé en même temps comme susceptible d'une +existence indéfiniment prolongée. Je dois néanmoins esquisser déjà +sommairement, à cet égard, les indications principales. + +Une telle analyse exige d'abord qu'on établisse, entre les diverses +données astronomiques propres à notre planète, une distinction générale, +suivant qu'elles se rapportent à l'état statique ou à l'état dynamique. +Le premier point de vue n'a besoin que d'être indiqué, tant son +importance biologique est manifeste. Pour chacune des conditions +essentielles qui lui correspondent, soit quant à la masse terrestre +comparée à la masse solaire, d'où résulte l'intensité effective de la +pesanteur proprement dite, soit quant à sa forme générale, qui règle la +direction de cette force, soit quant à l'équilibre fondamental et aux +oscillations régulières des fluides dont sa surface est couverte en +majeure partie, et à l'état desquels l'existence des êtres vivans est +étroitement liée, soit même quant à ses dimensions effectives, qui +imposent des limites nécessaires à la multiplication indéfinie des +races vivantes et surtout de la race humaine, soit enfin quant à sa +distance réelle au centre de notre monde, qui constitue un des élémens +indispensables de sa température propre, la relation avec le mode +fondamental d'accomplissement de l'ensemble des phénomènes +physiologiques ne saurait, évidemment, être contestée par aucun esprit +philosophique. Toute hésitation à cet égard serait, d'ailleurs, aisément +dissipée en se bornant à imaginer qu'il survînt brusquement une +altération notable dans l'une quelconque de ces conditions; car on +sentirait aussitôt que la vie devrait en éprouver dès lors d'inévitables +modifications. Mais c'est surtout par l'influence des élémens +astronomiques propres à l'état dynamique de la terre que l'on doit +sentir l'impossibilité de constituer, d'une manière vraiment +rationnelle, la saine philosophie biologique, en persistant à l'isoler +de la philosophie astronomique. En considérant d'abord le seul mouvement +de rotation, celui dont l'action biologique doit être nécessairement la +plus prononcée, on conçoit que sa double stabilité fondamentale, soit +quant à la fixité essentielle des pôles autour desquels il s'exécute, +soit quant à l'invariable uniformité de sa vitesse angulaire, constitue +directement une des principales conditions générales strictement +indispensables à l'existence des corps vivans, qui serait, par sa +nature, radicalement incompatible avec cette profonde et continuelle +perturbation des milieux organiques naturellement correspondante au +défaut de ces deux caractères astronomiques. Bichat a déjà très +judicieusement remarqué, dans sa belle théorie de l'intermittence +fondamentale de la vie animale proprement dite, la subordination +naturelle et constante de la période essentielle de cette intermittence +avec celle de la rotation diurne de notre planète. On peut même +observer, plus généralement, que tous les phénomènes périodiques d'un +organisme quelconque, à l'état normal ou à l'état pathologique, se +rattachent, d'une manière plus ou moins étroite, à la même +considération, sauf les modifications variées qui peuvent résulter des +influences secondaires et transitoires. Mais, en outre, il y a tout lieu +de penser que, dans chaque organisme, la durée totale de la vie et celle +de ses principales phases naturelles, dépendent nécessairement de la +vitesse angulaire effective propre à la rotation de notre planète. Car, +l'ensemble des études biologiques me paraît nous autoriser aujourd'hui à +admettre, en principe, que, toutes choses d'ailleurs égales, la durée de +la vie doit être d'autant moins prolongée, surtout dans l'organisme +animal, que les phénomènes vitaux se succèdent avec plus de rapidité. +Or, si la rotation de la terre était supposée s'accélérer notablement, +le cours des principaux phénomènes physiologiques ne saurait manquer +d'en éprouver une certaine accélération correspondante, d'où +résulterait, par conséquent, une diminution nécessaire de la durée de la +vie; en sorte que, dans le véritable état des choses, cette durée doit +être regardée comme dépendant de la durée du jour. Par une raison +analogue, en considérant maintenant le mouvement total de la terre +autour du soleil, on conçoit aussi que la durée de l'année doit +inévitablement exercer, pour chaque organisme donné, une semblable +influence générale sur la durée de la vie, qui, par exemple, d'après ce +double motif, ne saurait être la même sur les diverses planètes +habitables de notre monde, quand on supposerait que l'ensemble des +autres conditions principales pût y rester identique. Mais le système +des données astronomiques relatives à notre mouvement annuel domine, à +d'autres égards, d'une manière à la fois bien moins équivoque et +beaucoup plus capitale, l'existence générale des corps vivans à la +surface de la terre. Cette existence est surtout radicalement liée à la +forme essentielle de l'orbite terrestre, comme je l'ai déjà indiqué dans +la première partie du volume précédent. Nous savons maintenant que +l'état de vie suppose, par sa nature, entre l'organisme qui l'éprouve et +le milieu où il s'accomplit, une harmonie fondamentale, qui ne saurait +persister, au degré convenable, si l'un ou l'autre de ces deux élémens +co-relatifs, et à plus forte raison tous les deux, pouvait devenir +susceptible d'altérations très étendues. Or, il est clair que si +l'ellipse terrestre, au lieu d'être à peu près circulaire, était +supposée aussi excentrique que celle des comètes proprement dites, les +milieux organiques, et l'organisme lui-même en admettant son existence, +éprouveraient, à des époques peu éloignées, des variations presque +indéfinies, qui dépasseraient extrêmement, à tous égards, les plus +grandes limites entre lesquelles la vie puisse être réellement conçue. +Ainsi, nous pouvons, je crois, regarder désormais comme démontré, par +l'ensemble de la philosophie naturelle, que la faible excentricité de +l'ellipse terrestre constitue une des premières conditions générales +indispensables à l'accomplissement des phénomènes biologiques: elle est +presque aussi nécessaire, par exemple, que la stabilité de la rotation. +Tous les autres élémens astronomiques du mouvement annuel exercent +pareillement, d'une manière incontestable, une influence biologique plus +ou moins prononcée, quoique d'une importance beaucoup moins capitale. +Cela est surtout manifeste quant à la direction du plan de l'orbite, +comparé à l'axe de rotation de la planète. En effet, l'obliquité +effective de ce plan devient le principe immédiat de la division +essentielle de la terre en climats, d'où résulte la première loi +fondamentale relative à la distribution géographique des diverses +espèces vivantes, animales ou végétales. De même, sous un second aspect, +cette obliquité, en tant que principale cause originaire des différentes +saisons, doit influer notablement sur les diverses phases réelles +propres à l'existence de chaque organisme quelconque. À l'un ou à +l'autre titre, on ne saurait douter que les phénomènes physiologiques +actuels ne fussent sensiblement altérés par une variation subite et +prononcée dans l'inclinaison de l'orbite terrestre sur l'axe de +rotation. Il n'y a pas même jusqu'à la permanence essentielle de la +ligne des noeuds qui ne mérite, à un certain degré, d'être prise aussi +en considération, si l'on tient à faire une exacte analyse rationnelle +des diverses conditions astronomiques auxquelles la vraie philosophie +biologique doit avoir égard; car, si la révolution de cette ligne était +conçue hypothétiquement beaucoup plus rapide, la vie en serait sans +doute affectée; ce qui montre, en sens inverse, que son immobilité +presque absolue doit avoir effectivement quelque valeur biologique. + +Telles sont, par aperçu, les grandes et incontestables relations qui, +malgré nos vaines divisions scolastisques ordinaires, subordonnent, +d'une manière directe et profonde, l'ensemble des conceptions +biologiques à la vraie doctrine astronomique. Les considérations +précédentes me paraissent, en outre, devoir clairement établir, à ce +sujet, que, pour remplir convenablement, sous ce point de vue, les +conditions philosophiques imposées par la nature de leurs études, les +biologistes ne sauraient se borner à s'informer, en quelque sorte, +auprès des astronomes, des vrais élémens propres à la constitution +céleste de notre planète. Ces faciles renseignemens ne dispenseraient +nullement les biologistes rationnels de faire directement, par +eux-mêmes, une étude préalable, positive quoique seulement générale, des +principales théories astronomiques. Il ne leur suffit point, en effet, +de connaître à peu près les valeurs actuelles des élémens astronomiques +de la terre, ce qui d'ailleurs, pour être intelligible et profitable, +suppose une plus longue étude qu'on n'a coutume de le présumer. La saine +biologie exige aussi, d'une manière encore plus indispensable peut-être, +la notion exacte des lois générales relatives aux limites de variation +de ces divers élémens, ou, du moins, l'analyse scientifique des +principaux motifs de leur permanence essentielle; car, c'est surtout +d'une telle permanence qu'on doit déduire le fondement astronomique des +études biologiques, comme je me suis efforcé de le faire sentir. Or, une +semblable notion positive ne saurait être convenablement obtenue, sans +que notre intelligence se soit d'abord rendue familière la considération +philosophique des principales conceptions astronomiques, soit +géométriques, soit mécaniques. + +L'esprit fondamental de ce Traité, spécialement rappelé, sous le point +de vue qui nous occupe, au commencement de ce discours, permet aisément +d'expliquer, en principe philosophique, pourquoi l'ensemble de la +science astronomique se trouve ainsi plus complètement et plus +directement lié au sujet général de la biologie qu'à celui d'aucune des +sciences intermédiaires, ce qui pourrait d'abord paraître une véritable +anomalie encyclopédique, contraire aux notions de hiérarchie +scientifique que j'ai établies. Cela tient essentiellement à ce que, +malgré l'indispensable nécessité de la physique et de la chimie, +l'astronomie et la biologie constituent néanmoins, par leur nature, les +deux principales branches de la philosophie naturelle proprement dite. +Ces deux grandes études, complémentaires l'une de l'autre, embrassent, +dans leur harmonie rationnelle, le système général de toutes nos +conceptions fondamentales. À l'une, le monde; à l'autre, l'homme: termes +extrêmes, entre lesquels seront toujours comprises nos pensées réelles. +Le monde d'abord, l'homme ensuite, telle est, dans l'ordre purement +spéculatif, la marche positive de notre intelligence; quoique, dans +l'ordre directement actif, elle doive être nécessairement inverse. Car, +les lois du monde dominent celles de l'homme, et n'en sont pas +modifiées. Entre ces deux pôles co-relatifs de la philosophie naturelle, +viennent s'intercaler spontanément, d'une part, les lois physiques, +comme une sorte de complément des lois astronomiques, et, d'une autre +part, les lois chimiques, préliminaire immédiat des lois biologiques. +Tel est, du point de vue philosophique le plus élevé, l'indissoluble +faisceau rationnel des diverses sciences fondamentales. On doit +maintenant concevoir avec précision pourquoi j'ai attaché, dès +l'origine, une si haute importance à présenter, comme le premier +caractère philosophique de toute biologie positive, cette subordination +systématique de l'étude de l'homme à l'étude du monde, sur laquelle on +ne saurait plus conserver désormais aucune incertitude réelle. + +Quoique l'esprit humain, dans son enfance théologique et dans son +adolescence métaphysique, ait conçu, d'une manière absolument opposée, +la relation nécessaire entre la science astronomique et la science +biologique, du moins n'avait-il point négligé de la considérer, comme +nous tendons à le faire aujourd'hui par suite des habitudes rétrécies +d'un positivisme naissant et incomplet. Au fond des absurdes chimères de +l'ancienne philosophie sur l'influence physiologique des astres, on +trouve, néanmoins, le sentiment confus, vague mais énergique, d'une +certaine liaison entre les phénomènes vitaux et les phénomènes célestes. +Ce sentiment, comme toutes les inspirations primitives de notre +intelligence, n'avait réellement besoin que d'être profondément rectifié +par la philosophie positive, qui ne saurait le détruire; quoique, à vrai +dire, dans l'ordre scientifique comme dans l'ordre politique, notre +faible nature nous oblige malheureusement à ne pouvoir réorganiser +qu'après un renversement passager. Parce que les observations, soit +anatomiques, soit physiologiques, ne montraient point, par elles-mêmes, +l'influence des conditions astronomiques, la philosophie moderne en a +superficiellement conclu jusqu'ici la nullité de cette influence; comme +si les faits pouvaient jamais témoigner immédiatement des conditions +fondamentales sans lesquelles ils ne s'accompliraient pas, quand elles +sont de nature à ne pouvoir être un seul instant suspendues! On vient +de voir, néanmoins, que l'étude rationnelle des phénomènes naturels est +aujourd'hui assez développée pour que l'ensemble de ses principes les +plus positifs puisse mettre en pleine évidence l'incontestable réalité +d'un tel ordre de conditions primordiales. Toutefois, afin de prévenir +désormais, d'une manière irrévocable, le renouvellement ultérieur de +notions vicieuses ou exagérées, plus ou moins analogues aux chimériques +hypothèses de la philosophie théologique et métaphysique sur l'influence +physiologique des astres, il importe d'établir ici, en principe, à ce +sujet, une considération essentielle. D'abord, ces vraies conditions +astronomiques de l'existence générale des corps vivans sont +nécessairement circonscrites, comme toutes les notions scientifiques de +la véritable astronomie positive, dans l'intérieur de notre monde, ce +qui écarte aussitôt l'idée vague et indéfinie d'univers, à laquelle se +rattachaient surtout les aberrations primitives. En second lieu, elles +ne portent jamais directement sur l'organisme lui-même, qui est +essentiellement indépendant de toute action céleste immédiate, ainsi que +tous les autres phénomènes purement terrestres. L'influence capitale de +ces conditions ne peut se rapporter, par elle-même, qu'à l'ensemble des +élémens astronomiques qui caractérisent la constitution de notre +planète, suivant les explications précédentes. C'est seulement en +altérant quelques-uns de ces élémens que les autres astres de notre +monde pourraient troubler le mode actuel d'accomplissement de nos +phénomènes vitaux; ce qui limite rigoureusement le genre de notions +astronomiques qui doit être réellement pris en considération +fondamentale par les biologistes rationnels. L'action céleste, vague et +inintelligible, que plusieurs philosophes contemporains, très éclairés +d'ailleurs, ont mystérieusement introduit dans la prétendue explication +de certains effets physiologiques ou pathologiques, doit faire +comprendre la haute utilité de cette règle générale, qui, tout en +manifestant sans équivoque la vraie subordination positive de la +biologie envers l'astronomie, tend néanmoins à prévenir radicalement, à +cet égard, toute grave aberration de notre intelligence. + +Malgré l'importance capitale d'une telle subordination sous le seul +aspect scientifique proprement dit, l'étude philosophique de la science +astronomique est peut-être encore plus indispensable à la saine +éducation préliminaire des biologistes rationnels sous le point de vue +purement logique, c'est-à-dire quant à la méthode. À la vérité, sous ce +nouvel aspect, la relation n'a rien de directement particulier à la +biologie. Tout se réduit ici à la propriété générale que nous avons +reconnue, dans le volume précédent, devoir nécessairement appartenir à +la science céleste, de fournir, par sa nature, le plus parfait modèle de +la manière fondamentale de philosopher sur des phénomènes quelconques; +propriété qui doit être utilisée, ainsi que je l'ai déjà expliqué, par +les physiciens et par les chimistes aussi bien que par les biologistes, +afin que tous se proposent nettement un type idéal de perfection +scientifique, convenablement modifié d'après l'ensemble des conditions +de leurs diverses études propres. Mais la nécessité de ce type +primordial devient, évidemment, d'autant plus profonde que la +complication croissante des phénomènes tend davantage à faire dégénérer +les études vraiment scientifiques en d'oiseuses recherches d'érudition +ou en de vaines dissertations métaphysiques. Or, c'est à ce titre que la +philosophie astronomique se recommande plus éminemment, comme guide +logique, à la soigneuse méditation préalable des vrais biologistes. À +quelle autre source, en effet, pourraient-ils puiser les véritables +élémens essentiels de la méthode positive proprement dite, si ce n'est +dans la science qui en offre, par sa nature, le développement le plus +complet, le plus pur, et le plus spontané? Comment pourraient-ils +habituellement sentir, avec une efficacité réelle, en quoi consiste la +saine explication scientifique d'un phénomène, s'ils n'ont pas d'abord +cherché à saisir, pour les phénomènes les plus simples, le caractère +général des explications les plus parfaites? Plus le sujet de leurs +travaux est profondément difficile, plus ils doivent éprouver vivement +le besoin d'aller souvent retremper les forces positives de leur +intelligence, par la féconde et lumineuse contemplation de l'ensemble de +vérités fondamentales le plus satisfaisant que puisse jamais offrir la +philosophie naturelle tout entière. Une telle comparaison est seule +propre à faire hautement ressortir à leurs yeux l'inanité radicale des +conceptions plus ou moins métaphysiques dont la physiologie est encore +si encombrée, sur le principe vital de Barthez, les forces vitales de +Bichat, et tant d'autres notions analogues, qui ne constituent +réellement que de pures entités, dont l'astronomie, seule entre toutes +les sciences fondamentales, est aujourd'hui complètement purgée, comme +nous l'avons constaté. Les biologistes auxquels la philosophie +astronomique aura fait nettement concevoir en quoi consiste la véritable +explication scientifique de la pesanteur, ne se proposeront plus, sans +doute, de remonter à l'origine de la vie, de la sensibilité, etc., et +sauront néanmoins donner à leurs recherches l'essor le plus sublime dont +elles soient susceptibles dans l'ordre positif; tandis que jusqu'ici on +ne peut se dissimuler que la positivité des travaux n'a été +ordinairement obtenue, en biologie, qu'aux dépens de leur élévation. Ce +caractère de prévision rationnelle des événemens quelconques, que je ne +saurais trop reproduire comme l'infaillible critérium de toute vraie +théorie scientifique complètement développée, où les biologistes en +étudieraient-ils la valeur philosophique, autrement que dans la seule +science qui en offre aujourd'hui une réalisation étendue et +incontestable? + +Enfin, c'est uniquement par la méditation familière de la philosophie +astronomique, comme je l'ai établi, que les biologistes peuvent +apprendre en quoi consiste la saine institution générale des hypothèses +scientifiques dignes de ce nom. La biologie positive n'a pas osé encore +faire un usage libre et important de ce puissant auxiliaire logique: et +cette circonspection est très naturelle, à défaut de principes propres à +prévenir l'abus désordonné d'un tel moyen; mais elle retarde +certainement beaucoup les progrès rationnels de cette difficile étude. +Néanmoins, l'étude des corps vivans, à raison même de sa complication +supérieure, réclame, plus qu'aucune autre science fondamentale, +l'emploi régulier et développé de ce grand artifice intellectuel. Ici, +la nature philosophique de la science, exactement définie dans ce +discours, indique, pour ainsi dire d'elle-même, le caractère général des +hypothèses vraiment scientifiques. Nous avons établi, en effet, qu'il +s'agit toujours, en biologie, de déterminer ou la fonction d'après +l'organe, ou l'organe d'après la fonction. On pourra donc, pour +accélérer les découvertes, construire directement et sans scrupule +l'hypothèse la plus plausible sur la fonction inconnue d'un organe +donné, ou sur l'organe caché de telle fonction évidente. Pourvu que la +supposition soit le mieux possible en harmonie avec l'ensemble des +connaissances acquises, on aura usé, de la manière la plus légitime, à +l'imitation des astronomes, du droit général de l'esprit humain dans +toutes les recherches positives. Si l'hypothèse n'est point exactement +vraie, comme il devra arriver le plus souvent, elle n'en aura pas moins +toujours contribué nécessairement au progrès réel de la science, en +dirigeant l'ensemble des recherches effectives vers un but nettement +déterminé. La seule condition fondamentale, ici comme ailleurs, c'est +que, par leur nature, les hypothèses soient constamment susceptibles +d'une vérification positive; ce qui, en biologie, résultera +inévitablement du caractère que je viens de leur assigner. + +Je ne vois jusqu'ici, dans l'étude des corps vivans, qu'un seul exemple +capital de semblables hypothèses; et il a été donné par un homme de +génie, qui, suivant l'usage de ses pareils, a rempli spontanément à cet +égard, comme par instinct, de la manière la plus satisfaisante, +l'ensemble des conditions rationnelles propres à la nature de ses +recherches. Quand M. Broussais, dans l'intention éminemment +philosophique de localiser tout à coup les prétendues fièvres +essentielles, leur a imposé pour siége général la membrane muqueuse du +canal digestif, il a imprimé à la saine pathologie la plus heureuse +impulsion positive, quoiqu'il ait peut-être commis, en effet, une grande +erreur actuelle, ce que je n'ai point à examiner ici. Car, cette +hypothèse étant évidemment accessible à une exploration irrécusable, +elle devait nécessairement hâter beaucoup, confirmée ou infirmée par les +observations judicieuses, la découverte effective du véritable siége +organique de ces entités pathologiques. Le vulgaire des médecins, +incapable d'apprécier une telle propriété philosophique, s'est consumé à +ce sujet en de vaines critiques de détail, qui ne pouvaient affecter +nullement la question fondamentale. Mais l'histoire générale de l'esprit +humain n'en recueillera pas moins précieusement un jour ce premier +exemple mémorable de la judicieuse introduction spontanée de l'art des +hypothèses rationnelles dans l'étude positive des corps vivans. Pour +quiconque a convenablement étudié la philosophie astronomique, cette +innovation hardie n'offre réellement que le timide équivalent d'un usage +dès long-temps pratiqué, sur une bien plus large échelle, par ceux de +tous les savans qui sont universellement reconnus aujourd'hui comme +procédant de la manière la plus rigoureuse. Toutefois, l'étude +philosophique de l'ensemble de la science astronomique n'est pas +seulement destinée, à cet égard, à dissiper radicalement les vains +scrupules de ceux qui persisteraient encore à repousser tout usage +étendu des artifices hypothétiques dans les recherches biologiques. Elle +a surtout pour objet, sous ce point de vue, de mieux diriger, d'après +une judicieuse imitation des plus parfaits modèles, les heureux efforts +des hommes de génie qui se proposent d'appliquer aux parties les plus +difficiles de la philosophie naturelle un procédé logique aussi +impérieusement réclamé par la complication supérieure d'un tel ordre de +problèmes. + +Après avoir ainsi caractérisé suffisamment la subordination fondamentale +de la biologie envers l'astronomie, soit quant à la doctrine, ou quant +à la méthode, nous devons compléter maintenant cette exacte analyse +sommaire des grandes relations encyclopédiques propres à l'étude des +corps vivans, en examinant enfin, d'une manière analogue, sa dépendance +réelle à l'égard de la science mathématique, premier fondement général +du système entier de la philosophie positive. + +Sous le seul point de vue scientifique proprement dit, on doit, à ce +sujet, commencer par reconnaître hautement la profonde justesse de +l'énergique réprobation prononcée par plusieurs biologistes philosophes, +et surtout par le grand Bichat, contre toute tentative d'application +effective et spéciale des théories mathématiques aux questions +physiologiques. Les purs géomètres, par cela même que leur science +constitue réellement la base préliminaire indispensable de toute la +philosophie naturelle, doivent être, en général, éminemment disposés à +envahir, d'une manière presque indéfinie, le domaine des autres sciences +fondamentales, qui leur paraissent ordinairement subalternes. En même +temps, l'extrême généralité et la parfaite indépendance de leurs études +propres ne permettent point que cette tendance spontanée soit +directement contenue par un sentiment énergique des vraies conditions +caractéristiques de chacune de ces sciences, dont le génie essentiel +leur est naturellement inconnu. Aussi, jusqu'à ce qu'une judicieuse +éducation philosophique commune vienne mettre habituellement les +diverses classes de savans en état de concevoir nettement la +coordination rationnelle de leurs attributions respectives, ce sera +seulement par leur antagonisme continuel, très préjudiciable et +néanmoins fort insuffisant, que les sciences les plus difficiles +pourront péniblement éviter d'être absorbées et annulées par les plus +simples. Cette vicieuse organisation des relations scientifiques, n'est +en aucun cas, plus manifeste, et n'engendre de plus déplorables +conséquences, que lorsqu'il s'agit des rapports fondamentaux entre les +études mathématiques et les études biologiques. Jusqu'ici, les +biologistes, toujours exposés, à des intervalles plus ou moins +rapprochés, aux empiètemens abusifs des géomètres, ne sont parvenus à +s'en garantir incomplètement que par l'irrationnel expédient de +trancher, pour ainsi dire, toute communication quelconque entre les deux +ordres de conceptions; tandis que c'est, au contraire, par une juste +appréciation directe de la subordination générale de l'ensemble de leurs +travaux à la doctrine élémentaire sur laquelle repose préalablement le +système entier de la philosophie naturelle, qu'ils doivent désormais +maintenir avec fermeté l'indépendante originalité de leur vrai +caractère scientifique. Or, les principes de philosophie mathématique +établis dans le premier volume de ce traité, et l'exacte analyse que +nous venons d'exécuter du véritable esprit général de l'étude positive +des corps vivans, nous permettent maintenant de remplir sans difficulté, +quoique très sommairement, cette condition essentielle. + +L'étude rationnelle de la nature suppose nécessairement, en général, que +tous les phénomènes, d'un ordre quelconque, sont essentiellement +assujettis à des lois invariables, dont la découverte constitue toujours +le but de nos diverses spéculations philosophiques. Si l'on pouvait +concevoir, en aucun cas, que, sous l'influence de conditions exactement +similaires, les phénomènes ne restassent point parfaitement identiques, +non-seulement quant au genre, mais aussi quant au degré, toute théorie +scientifique deviendrait aussitôt radicalement impossible: nous serions +dès lors nécessairement réduits à une stérile accumulation de faits, qui +ne sauraient plus comporter aucune relation systématique, susceptible de +conduire à leur prévision. Il est donc indispensable de reconnaître, en +principe, que, même dans les phénomènes éminemment complexes qui se +rapportent à la science des corps vivans, chacune des diverses actions +vraiment élémentaires qui concourent à leur production varierait +nécessairement selon des lois tout-à-fait précises, c'est-à-dire, +mathématiques, si nous pouvions, en effet, l'étudier en elle-même, +isolément de tout autre. Tel est, à cet égard, le point de départ +philosophique des géomètres, dont la parfaite rationnalité ne saurait +être contestée. Si donc les phénomènes les plus généraux du monde +inorganique sont éminemment calculables, tandis que les phénomènes +physiologiques ne peuvent l'être nullement, cela ne tient évidemment à +aucune distinction fondamentale entre leurs natures respectives; cette +différence provient uniquement de l'extrême simplicité des uns, opposée +à la profonde complication des autres. L'erreur capitale des géomètres à +ce sujet n'est due qu'à leur manière fort imparfaite d'apprécier la +juste portée de cette considération, dont rien ne leur permet de mesurer +la véritable étendue philosophique. Il ne s'agirait néanmoins ici que de +prolonger convenablement les réflexions que doivent naturellement +suggérer les questions inorganiques susceptibles de solutions +mathématiques, et dans lesquelles on voit, d'une manière si prononcée, +ces solutions devenir graduellement plus difficiles et plus imparfaites +à mesure que le sujet se complique davantage en rapprochant peu à peu +l'état abstrait de l'état concret, à tel point que, au-delà des +phénomènes purement astronomiques ou de leurs analogues les plus +immédiats, une semblable perfection logique ne s'obtient presque jamais, +comme nous l'avons constaté, qu'aux dépens de la réalité des recherches, +même sans sortir des études générales de la physique proprement dite. +Aussitôt qu'on passe aux problèmes chimiques, toute application réelle +des théories mathématiques devient nécessairement incompatible avec la +grande complication du sujet. Que sera-ce donc à l'égard des questions +biologiques? + +Par une suite inévitable de sa complication caractéristique, l'étude des +corps vivans repousse directement de deux manières différentes tout +véritable usage des procédés mathématiques. En effet, lors même que l'on +supposerait exactement connues les lois mathématiques propres aux +différentes actions élémentaires dont le concours détermine +l'accomplissement des phénomènes vitaux, leur extrême diversité et leur +multiplicité inextricable ne pourraient aucunement permettre à notre +faible intelligence d'en poursuivre avec efficacité les combinaisons +logiques, comme le témoignent déjà si clairement les questions +astronomiques elles-mêmes malgré l'admirable simplicité de leurs +élémens mathématiques, lorsqu'on veut y considérer simultanément plus de +deux ou trois influences essentielles. Mais en outre, une semblable +complication s'oppose même radicalement à ce que ces lois élémentaires +puissent jamais être mathématiquement dévoilées, ce qui doit éloigner +jusqu'à la seule pensée hypothétique d'une telle manière de philosopher +en biologie. Car, ces lois ne pourraient devenir accessibles que par +l'analyse immédiate de leurs effets numériques. Or, sous quelque aspect +qu'on étudie les corps vivans, les nombres relatifs à leurs phénomènes +présentent nécessairement des variations continuelles et profondément +irrégulières, ce qui, pour les géomètres, offre un obstacle aussi +insurmontable que si ces degrés pouvaient être, en réalité, entièrement +arbitraires. Par la définition même de la vie, on conçoit que la seule +notion qui, en chimie, comportât encore, comme nous l'avons reconnu, +certaines considérations numériques, c'est-à-dire, la composition, cesse +évidemment de les admettre ici: car, toute idée de chimie numérique doit +devenir inapplicable à des corps dont la composition moléculaire varie +continuellement, ce qui constitue précisément le caractère fondamental +de tout organisme vivant. Sans doute, s'il nous était possible de faire +varier séparément, à divers degrés, chacune des conditions qui +président aux phénomènes vitaux, en maintenant toutes les autres dans +une stricte identité mathématique, la comparaison des effets +correspondants pourrait faire espérer de découvrir la loi numérique de +leurs variations, quoique cette précision idéale, ne pût, en réalité, +contribuer aucunement au perfectionnement positif de la science, par +suite de l'insurmontable difficulté du problème mathématique relatif à +la combinaison rationnelle de ces différentes lois. Mais les mêmes +obstacles qui s'opposent radicalement, en vertu des motifs précédemment +expliqués, à tout emploi important et vraiment décisif de la méthode +expérimentale proprement dite dans les recherches physiologiques, ne +doivent-ils point, avec encore plus d'énergie, détruire l'espoir de +toute opération de ce genre, qui ne serait réellement qu'une +expérimentation portée au plus haut degré de perfection, c'est-à-dire +poussée jusqu'à la précision numérique? Puisque déjà nous ne saurions +jamais instituer, en biologie, deux cas qui ne diffèrent exactement que +sous un seul rapport, que serait-ce donc si, à la conformité des +conditions essentielles du phénomène, il fallait joindre l'identité de +leurs degrés, ce que toute appréciation mathématique exigerait néanmoins +rigoureusement? Ainsi, aucune idée de nombres fixes, à plus forte +raison de lois numériques, et surtout enfin d'investigation +mathématique, ne peut être regardée comme compatible avec le caractère +fondamental des recherches biologiques. Si, avant que ce génie propre +fût suffisamment développé, les biologistes ont dû, à cet égard, céder, +jusqu'à un certain point, et non sans utilité, à l'irrésistible +ascendant des géomètres, une telle condescendance deviendrait désormais +essentiellement nuisible aux progrès rationnels de l'étude positive des +corps vivans envisagés sous un aspect quelconque. + +À la vérité, l'esprit de calcul tend de nos jours à s'introduire dans +cette étude, surtout en ce qui concerne les questions médicales, par une +voie beaucoup moins directe, sous une forme plus spécieuse, et avec des +prétentions infiniment plus modestes. Je veux parler principalement de +cette prétendue application de ce qu'on appelle la statistique à la +médecine, dont plusieurs savans attendent des merveilles, et qui +pourtant ne saurait aboutir, par sa nature, qu'à une profonde +dégénération directe de l'art médical, dès lors réduit à d'aveugles +dénombremens. Une telle méthode, s'il est permis de lui accorder ce nom, +ne serait réellement autre chose que l'empirisme absolu, déguisé sous de +frivoles apparences mathématiques. Poussée jusqu'à ses extrêmes +conséquences logiques, elle tendrait à faire radicalement disparaître +toute médication vraiment rationnelle, en conduisant à essayer au hasard +des procédés thérapeutiques quelconques, sauf à noter, avec une +minutieuse précision, les résultats numériques de leur application +effective. Il est évident, en principe, que les variations continuelles +auxquelles tout organisme est assujetti sont nécessairement encore plus +prononcées dans l'état pathologique que dans l'état normal, en sorte que +les cas doivent être alors encore moins exactement similaires; d'où +résulte l'impossibilité manifeste de comparer judicieusement deux modes +curatifs d'après les seuls tableaux statistiques de leurs effets, +abstraction faite de toute saine théorie médicale. Sans doute, la pure +expérimentation directe, restreinte entre des limites convenables, peut +avoir une grande importance pour la médecine, comme pour la physiologie +elle-même: mais c'est précisément à la stricte condition de ne jamais +être simplement empirique, et de se rattacher toujours, soit dans son +institution, soit dans son interprétation, à l'ensemble systématique des +doctrines positives correspondantes. Malgré l'imposant aspect des formes +de l'exactitude, il serait difficile de concevoir, en thérapeutique, un +jugement plus superficiel et plus incertain que celui qui reposerait +uniquement sur cette facile computation des cas funestes ou favorables, +sans parler des pernicieuses conséquences pratiques d'une telle manière +de procéder, où l'on ne devrait d'avance exclure aucune sorte de +tentative. On doit déplorer l'espèce d'encouragement dont les géomètres +ont quelquefois honoré une aberration aussi profondément irrationnelle, +en faisant de vains et puérils efforts pour déterminer, d'après leur +illusoire théorie des chances, le nombre de cas propre à légitimer +chacune de ces indications statistiques. + +Quoique l'abus de l'esprit mathématique, ou plutôt de l'esprit de +calcul, ait été ainsi fréquemment nuisible, sous divers rapports, au +vrai développement de l'étude positive des corps vivans, les biologistes +qu'un sentiment exagéré de cette fâcheuse influence a conduits à +méconnaître toute subordination réelle de cette étude à l'ensemble des +études mathématiques n'en ont pas moins commis une erreur grave, +directement préjudiciable au perfectionnement systématique de leur +science. Les principes précédemment établis dans cet ouvrage doivent +rendre cette erreur très sensible, en faisant hautement ressortir cette +subordination nécessaire. Elle existe d'abord, d'une manière évidente +bien qu'indirecte, d'après les relations indispensables, ci-dessus +constatées, de la saine biologie avec la physique et avec l'astronomie, +puisque les biologistes ne sauraient convenablement entreprendre ces +deux ordres d'études préliminaires sans s'être préalablement +familiarisés avec l'ensemble des principales doctrines mathématiques. +Mais, en outre, on ne peut contester qu'une judicieuse application des +notions fondamentales de la géométrie et de la mécanique ne devienne +directement nécessaire pour bien comprendre, soit la structure, soit le +jeu, d'un appareil aussi compliqué que l'organisme vivant, surtout dans +les animaux. Cela est particulièrement évident envers tous les divers +phénomènes de la mécanique animale, statiques ou dynamiques, qui doivent +paraître profondément inintelligibles à tous ceux auxquels sont +étrangères les lois générales de la mécanique rationnelle. L'absurde +principe de la prétendue indépendance des êtres vivans à l'égard des +lois universelles du monde matériel, a souvent conduit les +physiologistes à regarder ces êtres comme essentiellement soustraits à +l'empire des théories fondamentales de l'équilibre et du mouvement; +tandis que ces théories constituent, au contraire, la véritable base +élémentaire de l'économie organique envisagée sous cet aspect. Je me +suis efforcé, dans le premier volume, de démontrer directement que, par +leur nature, ces théories sont nécessairement applicables à des +appareils quelconques, puisqu'elles ne dépendent aucunement de l'espèce +des forces considérées, mais seulement de leur énergie effective: il ne +peut exister, à ce sujet, d'autre différence réelle que la difficulté +plus grande de préciser, surtout numériquement, une telle application, à +mesure que l'appareil se complique davantage. Ainsi, en écartant +d'ailleurs, comme éminemment chimérique, toute idée d'évaluation, on ne +saurait douter que les théorèmes généraux de la statique et de la +dynamique abstraites ne doivent se vérifier constamment dans le +mécanisme des corps vivans, sur l'étude rationnelle duquel ils sont, en +effet, destinés à porter une indispensable lumière. Dans ses divers +modes de repos ou de mouvement, l'animal même le plus élevé se comporte +essentiellement comme tout autre appareil mécanique d'une complication +analogue, sauf la seule différence du moteur, qui n'en peut produire +aucune quant aux lois élémentaires de la combinaison et de la +communication des mouvemens, ou de la neutralisation des efforts +quelconques. La nécessité d'introduire convenablement l'usage +philosophique de la mécanique rationnelle dans toute biologie positive +n'est donc nullement équivoque. Quant à la géométrie, outre que, dans +ses plus simples élémens, la mécanique ne saurait s'en passer, on +conçoit aisément combien les spéculations anatomiques ou physiologiques +exigent, par leur nature, l'habitude de suivre exactement des relations +complexes de forme et de situation, et combien même la connaissance +familière des principales lois géométriques peut y donner lieu à +d'heureuses indications directes. Il serait inutile ici d'insister +davantage à cet égard. + +Cette subordination fondamentale de la science biologique à la science +mathématique devient encore plus indispensable et plus évidente en +comparant les deux ordres d'études sous le point de vue logique +proprement dit, c'est-à-dire, quant à la méthode. Nous avons, en effet, +établi, en principe philosophique, que le système des études +mathématiques constitue nécessairement la véritable origine spontanée de +l'art général du raisonnement positif, dont l'esprit humain ne pouvait +réaliser complètement le libre développement qu'à l'égard des recherches +à la fois les plus générales, les plus abstraites, les plus simples, et +les plus précises. C'est donc à cette source primitive et universelle +que doivent constamment remonter toutes les classes de philosophes +positifs pour préparer convenablement leurs facultés rationnelles à +l'ultérieure élaboration directe des théories plus imparfaites qui se +rapportent à des sujets plus spéciaux, plus complexes, et plus +difficiles. La marche inévitable suivie à cet égard par l'esprit humain +dans l'ensemble de son perfectionnement social, doit naturellement +servir de guide général à la progression systématique de chaque +intelligence individuelle. À mesure que le sujet de nos recherches se +complique davantage, il exige nécessairement un recours plus urgent à ce +type primordial de toute rationnalité positive, dont la familière +contemplation philosophique devient plus indispensable pour nous +détourner des conceptions illusoires et des combinaisons sophistiques, +tout en excitant néanmoins notre essor spéculatif, bien loin de +l'entraver par de vains et timides scrupules. C'est donc en vertu même +de la complication supérieure qui les caractérise, que les études +biologiques réclament plus impérieusement, chez ceux qui se proposent de +les cultiver d'une manière vraiment scientifique, cette première +éducation rationnelle que peut seule procurer une connaissance générale +suffisamment approfondie de la philosophie mathématique. Si une telle +préparation logique, depuis long-temps reconnue indispensable aux +astronomes, commence aujourd'hui à être aussi regardée généralement +comme nécessaire aux vrais physiciens, et même aux chimistes +rationnels, il y aurait sans doute une étrange anomalie à prétendre, +pour les seuls biologistes, que l'instrument intellectuel a moins besoin +d'être aiguisé quand on le destine à des problèmes plus difficiles. + +Jusqu'ici néanmoins, ce n'est point, en général, aux études +mathématiques que les biologistes les plus systématiques ont cru devoir +recourir pour cette indispensable éducation préliminaire, mais à la +vaine considération ontologique de ce qu'on appelle la logique +proprement dite, isolée de tout raisonnement déterminé. Quelque absurde +que doive sembler aujourd'hui, chez des philosophes positifs, une telle +persistance dans les usages émanés du système métaphysique de l'ancienne +éducation, elle paraîtra cependant, à plusieurs égards, naturelle et +même excusable, en pensant à la profonde incurie des géomètres à +organiser, d'une manière vraiment rationnelle, l'ensemble de +l'enseignement mathématique. On n'a peut-être jamais composé, en aucun +genre, des ouvrages didactiques aussi radicalement médiocres, aussi +complètement dénués de tout véritable esprit philosophique, que la +plupart des traités élémentaires d'après lesquels sont encore +essentiellement dirigées toutes les études mathématiques ordinaires. Il +semblerait qu'on ne s'y est imposé d'autre obligation que celle +d'éviter scrupuleusement des erreurs matérielles, comme si le facile +accomplissement d'une semblable condition pouvait avoir aujourd'hui +aucun mérite dans un pareil sujet. Ce n'est point ici le lieu de +remonter aux causes de ce fait déplorable, qui ressortent d'ailleurs +aisément des principes que j'ai établis. Nous devons seulement remarquer +combien un système d'enseignement aussi vicieux a pu naturellement faire +méconnaître, même par d'excellens esprits, les propriétés logiques +fondamentales qui caractérisent réellement, d'une manière à la fois si +éminente et si exclusive, la nature des études mathématiques. La +direction ordinaire de ces études dissimule et même dénature tellement +ces précieuses propriétés, que l'on s'explique aisément l'exagération, +d'ailleurs évidemment irréfléchie, de certains philosophes qui ont +directement soutenu que, loin de pouvoir préparer convenablement +l'organe intellectuel à l'interprétation rationnelle de la nature, +l'éducation mathématique tendait effectivement bien plutôt à développer +l'esprit d'argumentation sophistique et de spéculation illusoire. Mais +une semblable dégénération, quoique trop fréquemment réalisée, ne +saurait détruire, sans doute, la valeur intrinsèque du plus puissant +moyen d'éducation positive qui puisse être offert à nos facultés +élémentaires de combinaison et de coordination: elle fait seulement +mieux ressortir l'évidente nécessité d'une profonde rénovation +philosophique du système entier de l'enseignement mathématique. Il est +clair, en effet, que toute l'utilité réelle que l'on peut attribuer à +l'étude préalable de la logique proprement dite pour diriger et +raffermir la marche générale de notre intelligence, se retrouve +nécessairement, d'une manière à la fois beaucoup plus étendue, plus +variée, plus complète, et plus lumineuse, dans les études mathématiques +convenablement dirigées, avec l'immense avantage que présente un sujet +bien déterminé, nettement circonscrit, et susceptible de la plus +parfaite exactitude, et sans le danger fondamental inhérent à toute +logique abstraite, quelque judicieusement qu'on l'expose, de conduire ou +à des préceptes puérils d'une évidente inutilité, ou a de vagues +spéculations ontologiques, aussi vaines qu'inapplicables. La méthode +positive, malgré ses modifications diverses, reste, au fond, constamment +identique dans l'ensemble de ses applications quelconques, surtout en ce +qui concerne directement l'art homogène du raisonnement. C'est pourquoi +les sciences les plus compliquées, et la biologie elle même, ne +sauraient offrir aucun genre de raisonnement dont la science +mathématique ne puisse d'abord fournir fréquemment l'analogue plus +simple et plus pur. Ainsi, même sous cet aspect, la philosophie positive +forme, par sa nature, un système rigoureusement complet, qui peut +entièrement suffire, d'après ses seules ressources propres, à tous ses +divers besoins réels, sans emprunter, à aucun titre, le moindre secours +étranger; ce qui doit enfin conduire à l'élimination totale de l'unique +portion de l'ancienne philosophie susceptible de présenter encore +quelque apparence d'utilité véritable, c'est-à-dire sa partie logique, +dont toute la valeur effective est désormais irrévocablement absorbée +par la science mathématique. C'est donc exclusivement à cette dernière +école que les biologistes rationnels doivent aller maintenant étudier +l'art logique général avec assez d'efficacité pour l'appliquer +convenablement au perfectionnement de leurs difficiles recherches. Là +seulement, ils pourront acquérir réellement le sentiment intime et +familier des vrais caractères et des conditions essentielles de cette +pleine évidence scientifique qu'ils doivent s'efforcer ensuite de +transporter, autant que possible, à leurs théories propres. Comment +l'apprécieraient-ils sainement à l'égard des questions les plus +complexes, si d'abord ils ne s'étaient exercés à la considérer dans les +cas les plus simples et les plus parfaits? + +En examinant cette relation fondamentale sous un point de vue plus +spécial, il est aisé de sentir que les principaux raisonnemens +biologiques exigent, par leur nature, un genre d'habitudes +intellectuelles dont les spéculations mathématiques, soit abstraites, +soit concrètes, peuvent seules procurer un heureux développement +préalable. Je veux parler surtout de cette aptitude à former et à +poursuivre des abstractions positives, sans laquelle on ne saurait, en +biologie, faire aucun usage rationnel et étendu, ni physiologique, ni +même simplement anatomique, de la méthode comparative proprement dite, +dont j'ai déjà signalé l'analogie philosophique avec le caractère +essentiel de l'analyse mathématique. On conçoit, en effet, que pour +suivre convenablement, dans la biologie comparée, l'étude générale d'un +organe ou d'une fonction quelconques, il est indispensable d'en avoir +d'abord nettement construit la notion abstraite, qui peut seule être le +sujet direct de la comparaison, isolément de toutes les diverses +modifications particulières attachées à chacune de ses réalisations +effectives: si cette abstraction est méconnue ou altérée d'une manière +quelconque pendant le cours de l'analyse biologique, le procédé +comparatif avorte nécessairement. Une telle opération intellectuelle +ressemble sans doute beaucoup à celle que notre esprit effectue si +spontanément, à un si haut degré, et avec tant de facilité, dans toutes +les combinaisons mathématiques, dont l'habitude constitue donc +évidemment, sous ce rapport, la meilleure préparation philosophique aux +spéculations les plus élevées de la biologie positive. L'anatomiste ou +le physiologiste qui négligerait un secours aussi direct et aussi +capital, se créerait ainsi artificiellement une nouvelle difficulté +fondamentale, en voulant tout à coup abstraire dans le sujet le plus +complexe, sans s'y être préalablement exercé sur le sujet le plus +simple. Quant à ceux qui n'auraient pu réussir dans une telle épreuve +préliminaire, ils devraient, ce me semble, se reconnaître, par cela +seul, radicalement impropres aux plus hautes recherches biologiques, et +s'y borner judicieusement, en conséquence, à l'utile travail secondaire +de recueillir convenablement des matériaux susceptibles d'une +élaboration philosophique ultérieure de la part d'intelligences mieux +organisées. Ainsi, une saine éducation mathématique rendrait à la +science biologique ce double service essentiel d'essayer et de classer +les esprits aussi bien que de les préparer et de les diriger. +L'élimination spontanée de ceux qui ne tendent qu'à encombrer la +biologie de travaux sans but et sans caractère, n'offrirait pas, je +pense, moins d'intérêt réel que l'institution plus parfaite de ceux qui +peuvent en bien remplir les conditions principales. + +La sage introduction de l'esprit mathématique pourrait contribuer, +d'ailleurs, à perfectionner la philosophie biologique sous un nouvel +aspect, qui, beaucoup moins fondamental que le précédent, mérite +cependant d'être indiqué ici. Il s'agit de l'usage systématique des +fictions scientifiques proprement dites, dont l'artifice est si familier +aux géomètres, et qui me paraîtraient aussi susceptibles d'augmenter +utilement les ressources logiques de la haute biologie, quoique leur +emploi dût y être ménagé, sans doute, avec une bien plus circonspecte +sobriété. Dans la plupart des études mathématiques, on a souvent trouvé +de grands avantages à imaginer directement une suite quelconque de cas +purement hypothétiques, dont la considération, quoique simplement +artificielle, peut faciliter beaucoup, soit l'éclaircissement plus +parfait du sujet naturel des recherches, soit même son élaboration +fondamentale. Un tel art diffère essentiellement de celui des hypothèses +proprement dites, avec lequel il a été toujours confondu jusqu'ici par +les plus profonds philosophes. Dans ce dernier, la fiction ne porte que +sur la seule solution du problème; tandis que, dans l'autre, le +problème lui-même est radicalement idéal, sa solution pouvant être, +d'ailleurs, entièrement régulière. La fiction scientifique présente ici +tous les caractères principaux de l'imagination poétique: elle est +seulement, en général, plus difficile. Il est évident que la nature des +recherches biologiques ne saurait y comporter l'emploi d'un tel artifice +logique à un degré nullement comparable à celui que permettent les +spéculations mathématiques, auxquelles il s'adapte si éminemment. On +doit néanmoins reconnaître, à mon avis, que le caractère abstrait des +hautes conceptions de la biologie comparative les rend, à quelques +égards, susceptibles d'un semblable perfectionnement, qui consisterait +alors à intercaler, entre les divers organismes connus, certains +organismes purement fictifs, artificiellement imaginés de manière à +faciliter leur comparaison, en rendant la série biologique plus homogène +et plus continue, en un mot plus régulière, et dont plusieurs +admettraient peut-être une réalisation ultérieure plus ou moins exacte, +parmi les organismes d'abord inexplorés. L'étude positive des corps +vivans me paraît être aujourd'hui assez avancée, pour que nous puissions +désormais former le projet hardi, et auparavant téméraire, de concevoir +directement le plan rationnel d'un organisme nouveau, propre à +satisfaire à telles conditions données d'existence. Je ne doute point +que le judicieux rapprochement, à la manière des géomètres, des cas +réels avec quelques fictions de ce genre heureusement imaginées, ne soit +plus tard utilement employé à compléter et à perfectionner les lois +générales de l'anatomie et de la physiologie comparées, et ne puisse +même servir à y devancer quelquefois l'exploration immédiate. Dès à +présent, l'usage rationnel d'un tel artifice me semblerait, du moins, +pouvoir être appliqué à éclaircir et à simplifier essentiellement le +système ordinaire du haut enseignement biologique. On conçoit, +d'ailleurs, sous l'un ou l'autre aspect, que l'introduction d'un procédé +aussi délicat doit appartenir exclusivement aux esprits les plus élevés, +d'abord convenablement préparés par une étude approfondie de la +philosophie mathématique, afin de prévenir le désordre que pourrait +apporter dans la science la considération intempestive d'une foule de +cas mal imaginés ou mal intercalés. + +Tels sont les principaux rapports, soit de doctrine, soit de méthode, +sous lesquels la saine biologie doit se subordonner directement au +système entier de la science mathématique, indépendamment de leurs +relations indirectes au moyen des sciences intermédiaires. On peut, à +ce sujet, utilement remarquer, d'après les notions précédentes, que, +parmi les trois élémens essentiels que nous avons reconnus dans +l'ensemble de la philosophie mathématique, c'est surtout la mécanique +qui s'applique à la biologie sous le point de vue scientifique +proprement dit; tandis que, au contraire, sous le point de vue purement +logique, la liaison s'opère principalement par la géométrie; l'une et +l'autre étant, d'ailleurs, convenablement appuyées sur les théories +analytiques indispensables à leur développement systématique. + +Cet examen complet, quoique sommaire, des relations fondamentales de +l'étude positive des corps vivans avec les différentes branches +antérieures de la philosophie naturelle, ne peut plus, ce me semble, +laisser aucune incertitude sur la réalité ni sur l'importance du rang +précis que j'ai assigné à la science biologique dans ma hiérarchie +encyclopédique. Pour tout esprit philosophique, la seule considération +d'une telle position doit offrir le résumé concis mais exact de +l'ensemble des divers rapprochemens que je viens d'analyser. Il en +résulte immédiatement la juste appréciation générale du genre et du +degré de perfection dont la biologie est susceptible par sa nature, et, +encore plus directement, la détermination essentielle du plan rationnel +de l'éducation préliminaire correspondante. + +Si la perfection d'une science quelconque devait être mesurée par +l'étendue et la variété des moyens fondamentaux qui lui sont propres, +aucune science ne pourrait, sans doute, rivaliser avec la biologie. Les +immenses ressources logiques que nous venons de déduire rigoureusement +de ses liaisons nécessaires avec les différentes sciences antérieures, +concourent avec les procédés essentiels d'exploration que nous avions +d'abord reconnu lui appartenir d'une manière encore plus spontanée. On +peut dire que l'esprit humain réunit ici, avec une profusion jusqu'alors +ignorée, l'ensemble de tous ses divers artifices pour surmonter les +difficultés capitales que lui oppose cette grande étude. Et, néanmoins, +un tel faisceau de puissances intellectuelles ne pourra jamais nous +offrir qu'une très imparfaite compensation de l'accroissement radical +des obstacles. Sans doute, suivant la loi philosophique que j'ai +établie, la complication croissante du sujet fondamental de nos +recherches positives détermine nécessairement une extension +correspondante dans le système entier de nos moyens généraux +d'investigation scientifique: et nous venons d'en reconnaître ici la +plus irrécusable vérification. Mais cependant, quand on entreprend de +ranger les différentes sciences dans l'ordre effectif de leur perfection +relative, on peut réellement faire abstraction totale de cette grande +considération, et se borner à envisager la complication graduelle des +phénomènes, sans aucun égard à l'accroissement inévitable des ressources +correspondantes, qui ne saurait jamais être exactement en harmonie avec +elle, et qui nous permet seulement d'aborder des recherches dont les +difficultés seraient entièrement inaccessibles à notre faible +intelligence si nous ne pouvions leur appliquer des moyens plus étendus. +Cette règle, que nous ont toujours confirmée jusqu'ici les branches +précédentes de la philosophie naturelle, est, malheureusement, loin de +se démentir envers la science biologique. Il ne faut pas croire que sa +plus grande imperfection relative tienne principalement aujourd'hui à +son passage beaucoup plus récent à l'état positif. Elle est surtout la +conséquence inévitable et permanente de la complication très supérieure +de ses phénomènes. Quelques importans progrès qu'on doive y espérer +prochainement du développement plus complet et du concours plus +rationnel de tous les moyens divers qui lui sont propres, cette étude +restera nécessairement toujours inférieure aux différentes branches +fondamentales de la philosophie inorganique, sans en excepter la chimie +elle-même, soit pour la coordination systématique de ses phénomènes, +soit pour leur prévision scientifique. Toutefois, ceux qui n'ont point +directement examiné, avec une certaine profondeur, sa vraie nature +philosophique, doivent se former une trop faible idée de la perfection +spéculative qu'elle comporte réellement, d'après la considération +exclusive, tout-à-fait insuffisante, de son état actuel, qui ne présente +encore, à tant d'égards, qu'une stérile accumulation d'observations +incomplètes ou incohérentes et de conceptions arbitraires ou +hétérogènes. On doit réellement envisager l'ensemble des travaux +biologiques jusqu'à présent comme constituant une vaste opération +préliminaire, principalement destinée à caractériser et à développer +tous les divers moyens principaux qui appartiennent à cette difficile +étude, et dont l'usage ne pouvait être que provisoire tant que leur +concours n'était point systématiquement organisé. Sous ce point de vue, +l'état de la science commence à être, en effet, très satisfaisant, +puisque une telle organisation fondamentale est déjà pleinement réalisée +chez un petit nombre d'esprits supérieurs. Quant à l'établissement +direct des lois biologiques, quoiqu'il ait été encore essentiellement +prématuré, le peu de notions exactes déjà formées à ce sujet suffit, +néanmoins, pour faire sentir aujourd'hui que, soigneusement restreinte +aux recherches positives, la science des corps vivans, eu égard à la +complication supérieure de ses phénomènes, peut atteindre réellement, +d'une manière bien plus complète qu'on n'a coutume de le supposer, à +leur coordination rationnelle et par suite à leur prévision, +conformément à son rang effectif dans le système général de la +philosophie naturelle. + +L'examen des relations nécessaires de la biologie avec chacune des +autres sciences fondamentales, nous a naturellement conduits à fixer, à +l'abri de tout arbitraire, l'éducation préliminaire la mieux adaptée à +la vraie nature d'une telle science. Cette éducation, consistant dans +l'étude philosophique préalable de l'ensemble de la science +mathématique, et ensuite successivement, à divers degrés déterminés de +spécialité, de l'astronomie, de la physique, et enfin de la chimie, est +nécessairement plus difficile que celle précédemment assignée à toute +autre classe de savans. Mais nous avons reconnu qu'elle est aussi +beaucoup plus nécessaire; et l'on ne saurait douter que la marche timide +et vacillante de la biologie positive ne tienne aujourd'hui, en grande +partie, à l'éducation radicalement vicieuse de presque tous ceux qui la +cultivent. Du reste, quelles que soient les difficultés réelles de cette +éducation rationnelle, il ne faut pas oublier que le temps si +déplorablement consumé aujourd'hui à d'inutiles études de mots ou à de +vaines spéculations métaphysiques, suffirait pleinement à son entière +réalisation chez des esprits fortement organisés, les seuls aptes à +cultiver avec succès une science aussi profondément compliquée. Enfin, +il importe de remarquer que, par une suite nécessaire de l'éducation +ainsi déterminée par la nature de leurs travaux propres, les anatomistes +et les physiologistes se trouveront désormais directement placés au +point de vue philosophique le plus complet, comme l'exige l'action +capitale que, plus qu'aucune autre classe de savans, ils sont +spontanément appelés à exercer sur le gouvernement intellectuel de la +société. Car cette action est, de toute nécessité, naturellement +attachée à l'entière généralité des conceptions et à la parfaite +homogénéité des doctrines, seules propriétés par lesquelles, malgré leur +irrécusable caducité, la philosophie théologique et la philosophie +métaphysique conservent aujourd'hui assez d'empire pour exclure encore +la philosophie positive de la suprême direction régulière du monde +moral, comme je l'expliquerai dans le volume suivant, quoique +elles-mêmes soient désormais devenues radicalement impuissantes à le +conduire réellement. + +Après avoir jusqu'ici convenablement examiné la nature propre et le but +général de la science biologique, l'ensemble des moyens fondamentaux qui +lui sont propres, et le système de ses diverses relations nécessaires +avec toutes les autres branches essentielles de la philosophie +naturelle, il me reste maintenant à faire ressortir directement ses +propriétés philosophiques les plus générales, c'est-à-dire à +caractériser sa puissante influence immédiate sur le développement +radical et l'émancipation définitive de la raison humaine. + +Par la nature de son sujet, l'étude positive de l'homme a toujours +possédé nécessairement l'incontestable privilége de fournir, à la masse +des esprits judicieux étrangers aux spéculations scientifiques +proprement dites, la mesure usuelle la plus décisive et la plus étendue +du véritable degré de force fondamentale propre aux diverses +intelligences. Ce mode habituel de classement est, en lui-même, beaucoup +plus rationnel que ne l'a souvent fait penser une critique +superficielle. Quoique, dans une science quelconque, les faits les plus +importans soient aussi, de toute nécessité, les plus communs, cependant, +en vertu des artifices plus ou moins raffinés qu'exige ordinairement la +saine observation scientifique des principaux phénomènes inorganiques, +on conçoit qu'un grand nombre de bons esprits puissent néanmoins être +fréquemment détournés de porter leur attention sur l'étude de ces +différens ordres de phénomènes. Aussi, quant aux parties correspondantes +de la philosophie naturelle, la patiente mais facile élaboration qu'y +suppose l'acquisition des connaissances scientifiques déjà obtenues, +doit-elle souvent faire illusion sur la valeur réelle de la plupart des +esprits qui les possèdent et dont tout le mérite véritable consiste +quelquefois à avoir heureusement profité des circonstances favorables +sous l'influence desquelles ils ont été élevés. Cette confusion +difficile à éviter entre l'instruction acquise et la force spontanée, +est encore plus ordinaire à l'égard des études mathématiques, vu +l'application plus spéciale et plus prolongée qu'elles nécessitent, et +la langue hiéroglyphique très caractérisée qu'elles doivent employer, et +dont l'imposant appareil est si propre à masquer, aux yeux du vulgaire, +une profonde médiocrité intellectuelle. Aussi peut-on voir +journellement, dans les différentes sciences inorganiques, et surtout +dans les sciences mathématiques, des exemples très prononcés d'esprits +peu éminens parvenus, au moins pendant leur vie, à une certaine +importance scientifique, à l'aide d'une prudente conduite +intellectuelle, fondée sur un juste sentiment instinctif des ressources +spéciales que présente la nature de leurs travaux pour égarer le +jugement du public impartial. Quoique une telle méprise ne soit point, +malheureusement, sans exemple à l'égard des sciences biologiques, il +faut néanmoins reconnaître que l'étude de l'homme, et principalement de +l'homme intellectuel et moral, doit, par sa nature, permettre bien moins +qu'aucune autre une semblable illusion; ce qui justifie la préférence +universelle que le bon sens vulgaire lui a constamment accordée comme +principale épreuve des intelligences. Ici, en effet, les plus importans +phénomènes sont nécessairement connus de tous; et tous aussi sont +naturellement stimulés à les observer: en sorte que les priviléges de +l'instruction spéciale deviennent beaucoup moins étendus. L'intelligence +développée qui ne se serait point livrée à un tel ordre d'observations, +serait, par cela seul, essentiellement jugée. En même temps que +l'universalité de ce grand sujet organise ainsi, entre tous les esprits, +une sorte de concours spontané, la profonde difficulté nécessaire et +l'extrême importance directe qui caractérisent si hautement sa +judicieuse investigation rendent ce concours éminemment propre à servir +habituellement de base principale au classement rationnel de l'ensemble +des intelligences. À ces propriétés fondamentales, on doit ajouter +d'ailleurs que jusqu'ici l'imperfection radicale de nos études +scientifiques proprement dites sur les lois positives de phénomènes +aussi compliqués, constitue, à cet égard, un motif de plus, en +attribuant plus d'influence à l'originalité des méditations +individuelles. Quand ces lois seront mieux connues, ce dernier motif +sera essentiellement remplacé par l'habileté plus prononcée qu'exigera +nécessairement leur sage application systématique à ces difficiles +recherches. D'après un tel ensemble de caractères, le monde moral ne +cessera donc jamais d'employer la connaissance plus ou moins profonde de +la véritable nature humaine comme le signe le moins équivoque et la +mesure la plus usuelle de toute vraie supériorité intellectuelle. Ce +critérium est tellement certain que l'histoire universelle permet de le +vérifier clairement, même à l'égard des esprits qui n'ont fourni leurs +principaux témoignages de force réelle que par des travaux relatifs aux +sujets scientifiques les plus éloignés de cette étude, et chez lesquels +néanmoins on peut toujours apercevoir des traces plus ou moins +distinctes de hautes méditations originales sur l'homme ou sur la +société, comme le montrent évidemment, à toutes les époques, tant +d'illustres exemples analogues à ceux de Leïbniz, de Descartes, de +Pascal, etc. Les facultés fondamentales de notre intelligence étant +nécessairement identiques dans leurs applications les plus diverses, on +ne saurait comprendre, sans doute, comment les géomètres, les +astronomes, les physiciens et les chimistes, qui ont fait preuve d'un +vrai génie scientifique, auraient jamais pu s'abstenir entièrement de +diriger spécialement les forces de leur entendement vers le sujet qui +provoque le plus spontanément et avec le plus d'énergie l'attention +universelle, quoiqu'ils aient pu ne pas nous laisser constamment des +indications formelles de cette inévitable diversion. Ceux qui, de nos +jours, ont quelquefois tenté vainement de discréditer, à cet égard, les +usages invariables de la sagesse vulgaire, ont donc ainsi, à leur insu, +directement prononcé contre eux-mêmes, et confirmé involontairement la +règle qu'ils essayaient de détruire. + +D'après cette indispensable considération préliminaire, l'analyse +rationnelle des principales propriétés philosophiques qui caractérisent +la science biologique devient maintenant plus facile et plus nette. +Examinons d'abord ces propriétés relativement à la méthode. + +Sous ce premier point de vue, la philosophie biologique doit être +regardée comme directement destinée, par sa nature, à perfectionner, +ou, pour mieux dire, à développer, deux des plus importantes facultés +élémentaires de l'esprit humain, dont aucune autre branche fondamentale +de la philosophie naturelle ne pouvait permettre la libre et pleine +évolution. Je veux parler de l'art comparatif proprement dit, et de +l'art de classer, qui, malgré leur co-relation nécessaire, sont +néanmoins parfaitement distincts. Au sujet du premier, les explications +précédemment exposées dans ce discours ont déjà suffisamment démontré +l'éminente et incontestable aptitude de la biologie positive au +développement spécial de ce grand moyen logique. Par cela même, la +démonstration doit aussi être implicitement fort avancée à l'égard de la +seconde faculté rationnelle, qui sera d'ailleurs l'objet essentiel et +direct de l'une des leçons suivantes. Nous devons donc nous borner ici, +en ce qui la concerne, à la simple indication sommaire, mais toutefois +caractéristique, du principe philosophique fondamental, conformément à +l'esprit général de ce discours. + +La théorie universelle des classifications philosophiques, destinées +non-seulement à faciliter les souvenirs mais surtout à perfectionner les +combinaisons scientifiques, se trouve nécessairement employée, d'une +manière plus ou moins importante et plus ou moins caractérisée, par +l'une quelconque des différentes sciences fondamentales, qui toutes +réclament inévitablement l'exercice plus ou moins prononcé de l'ensemble +des diverses facultés élémentaires de notre intelligence. J'ai déjà +spécialement établi, à cet égard, dès le premier volume de ce traité, +que la science mathématique elle-même, source primitive de toutes les +autres, nous offre spontanément une application capitale de la vraie +théorie générale des classifications, par la grande conception, trop peu +appréciée encore du vulgaire des géomètres, de l'illustre Monge, sur la +classification fondamentale des surfaces en familles naturelles d'après +leur mode de génération, où l'on peut reconnaître tous les caractères +philosophiques essentiels des saines méthodes zoologiques et botaniques, +avec la pureté et la perfection supérieures que devait comporter la +nature si éminemment simple d'un tel sujet. Toutefois, quelle que soit +l'importance des remarques analogues auxquelles peuvent aussi donner +lieu les diverses branches de la philosophie inorganique, et notamment +la science chimique, on doit incontestablement reconnaître que le +principal développement philosophique de l'art de classer était +nécessairement réservé à la science biologique. Car, il est évident, en +général, que chacune de nos facultés élémentaires doit être +spécialement développée par celle de nos études positives fondamentales +qui en exige la plus urgente application, et qui lui présente, en même +temps, le champ le plus étendu, ainsi que je l'ai déjà remarqué, à tant +d'autres égards, dans les précédentes parties de cet ouvrage. Or, sous +l'un et l'autre aspect, aucune science ne saurait tendre, par sa nature, +aussi directement ni aussi complètement que la biologie à favoriser +l'essor spontané de la théorie générale des classifications. D'abord, +aucune ne pouvait éprouver, d'une manière aussi profonde, le besoin +capital des classifications rationnelles, non-seulement en vertu de +l'immense multiplicité des êtres distincts, et pourtant analogues, que +les spéculations biologiques doivent inévitablement embrasser; mais +surtout par la nécessité fondamentale d'organiser, entre tous ces êtres +divers, une exacte comparaison systématique, qui constitue, comme nous +l'avons reconnu, le plus puissant moyen d'investigation propre à l'étude +positive des corps vivans, et dont l'application régulière exige +évidemment l'institution préalable de la vraie hiérarchie biologique, +considérée au moins dans ses dispositions les plus générales. En second +lieu, les mêmes caractères essentiels qui rendent ici absolument +indispensables les classifications philosophiques, tendent éminemment +aussi à provoquer et à faciliter leur établissement spontané. Les +esprits étrangers à la philosophie biologique doivent, au premier +aspect, regarder le nombre et la complication des sujets à classer comme +autant d'obstacles élémentaires à leur disposition systématique. Mais, +en réalité, on doit concevoir, au contraire, que la multiplicité même +des êtres vivans et l'extrême diversité de leurs rapports tendent +naturellement à rendre leur classification plus facile et plus parfaite, +en permettant de saisir entre eux des analogies scientifiques à la fois +plus spontanées, plus étendues, et plus aisées à vérifier sans +équivoque. Cette loi philosophique est tellement incontestable que nous +reconnaîtrons spécialement, dans la quarante-deuxième leçon, que, si la +classification rationnelle des animaux est, par sa nature, très +supérieure à celle des végétaux, cette différence résulte précisément de +la variété et de la complication beaucoup plus grandes des organismes +animaux, qui offrent ainsi plus de prise à l'art de classer. J'ai déjà +fait, en philosophie mathématique, une remarque analogue, en opposant à +la classification, si imparfaitement ébauchée jusqu'à présent, des +courbes, et même des courbes planes, la parfaite disposition +systématique du vaste ensemble total des surfaces; ce qui tient, en +effet, à ce que les surfaces, par leur multiplicité et leur complication +supérieures, nous permettent d'établir entre elles des comparaisons, +soit géométriques, soit analytiques, plus nettes et mieux caractérisées +que celles relatives à l'étude trop restreinte et trop homogène des +courbes, et surtout des courbes planes. On conçoit donc aisément, par +ces divers motifs, que la nature même des difficultés fondamentales +propres à la science biologique ait dû à la fois y exiger et y permettre +le développement le plus prononcé et le plus spontané de l'art général +des classifications rationnelles. + +C'est donc essentiellement à une telle source que tout philosophe +judicieux devra venir toujours puiser l'exacte connaissance de cet art +capital, dont on ne saurait, d'aucune autre manière, se former jamais +une juste idée, dans quelque sujet qu'on se propose d'ailleurs d'en +réaliser l'application ultérieure. Parmi les géomètres, les astronomes, +les physiciens, et même les chimistes, ceux dont l'esprit, quelque +éminent qu'on le suppose, n'a jamais convenablement franchi les bornes +spéciales de leurs études, se font ordinairement remarquer par +d'étranges aberrations relativement aux conditions fondamentales de la +vraie théorie des classifications quelconques, soit qu'il s'agisse de +la formation des groupes naturels, ou de leur coordination rationnelle, +double élément philosophique de cette théorie, et surtout du principe +général de la subordination des caractères, qui constitue son artifice +le plus essentiel. Sous ces trois importans rapports, les biologistes, +seuls entre toutes les classes de savans, peuvent aujourd'hui avoir +habituellement des notions nettes et positives. C'est uniquement à leur +école que les autres philosophes positifs peuvent désormais apprendre à +cultiver avec succès cette faculté essentielle, de manière à en +introduire, dans les autres sciences fondamentales, d'heureuses +applications, que plusieurs d'entr'elles réclament maintenant à divers +égards. J'ai spécialement insisté, dans la première partie de ce volume, +sur l'urgente nécessité philosophique où se trouvent aujourd'hui les +chimistes de recourir à un tel moyen d'éducation logique, pour réaliser +convenablement le perfectionnement capital le plus indispensable à la +constitution actuelle de leur science. Quoique le génie de Monge ait su +faire instinctivement, dans sa principale conception mathématique, un +admirable usage du véritable principe général de la théorie des +classifications rationnelles, sans que ses travaux aient laissé +d'ailleurs aucune trace appréciable de l'influence indirecte exercée, à +cet égard, sur son intelligence par les considérations de philosophie +biologique, je n'hésite pas néanmoins à conjecturer que ce génie, qui +n'était point exclusivement mathématique, puisqu'il a découvert, d'une +manière si originale, la vraie composition de l'eau, fut éminemment +excité et même dirigé à ce sujet, à son insu sans doute, par +l'inévitable réaction des belles discussions philosophiques qui alors +retentissaient partout autour de lui sur cette question fondamentale, +depuis la mémorable impulsion que l'esprit humain avait reçue des grands +travaux de Bernard de Jussieu et de Linné. + +Ainsi, l'étude positive des corps vivans est essentiellement destinée, +par sa nature, sous le point de vue logique, au développement général de +l'art universel de classer, aussi bien que de l'art comparatif +proprement dit. Ces deux attributs caractéristiques devraient lui +attirer, d'une manière toute spéciale, l'attention profonde de tout +esprit philosophique, même abstraction faite du haut intérêt +scientifique qu'inspirent naturellement les connaissances capitales +qu'elle se propose définitivement de nous dévoiler. On peut assurer à +cet égard, sans aucune exagération, que toute intelligence restée +étrangère aux études biologiques, n'a pu recevoir qu'une éducation +radicalement imparfaite, puisqu'elle a laissé dans l'inaction plusieurs +des facultés fondamentales dont l'ensemble constitue le pouvoir positif +général de l'esprit humain. C'est ainsi que, conformément au principe +essentiel de ma philosophie, la méthode positive universelle, malgré son +invariabilité nécessaire, ne saurait être vraiment connue, sous tous ses +aspects importans, que par l'examen approfondi de tous les divers +élémens de la hiérarchie scientifique; car chacun d'eux possède, par sa +nature, la propriété exclusive de développer spécialement quelqu'un des +grands procédés logiques dont la méthode est composée. Quoique les +sciences les plus générales et les plus simples soient directement +indépendantes des sciences plus particulières et plus compliquées, qui, +au contraire, reposent immédiatement sur elles; on vérifie ici +néanmoins, d'une manière irrécusable, l'inévitable réaction logique que +les moins parfaites doivent exercer sur les plus parfaites, à +l'amélioration fondamentale desquelles elles peuvent ainsi utilement +concourir, par les facultés rationelles qu'il leur appartient de +cultiver éminemment. Telle est la grande considération philosophique qui +fait à la fois ressortir, et le principe de subordination nécessaire, +propre à constituer la vraie hiérarchie scientifique, et le _consensus_ +général, d'où résulte la rigoureuse unité du système. Lorsque ces +notions capitales seront enfin convenablement examinées, je parviendrai +aisément, sans doute, à rendre sensible la profonde irrationnalité du +mode actuel d'isolement exclusif qui préside encore à l'organisation +essentielle de nos études positives, et qui est aussi nuisible à leurs +divers progrès spéciaux qu'à leur action collective sur le gouvernement +intellectuel de l'humanité. + +Il nous reste maintenant à envisager, sous le point de vue scientifique +proprement dit, les propriétés philosophiques directes de la science +biologique, c'est-à-dire, sa haute participation spéciale à +l'irrévocable émancipation de la raison humaine, et à son développement +fondamental, considéré désormais, non plus seulement quant à la méthode +positive, mais aussi quant à l'esprit positif, dont cette grande science +est si clairement destinée à fournir l'indispensable complément. + +Nous pouvons, d'abord, vérifier ici et appliquer la loi générale que +j'ai établie à ce sujet en examinant de la même manière les deux +dernières branches de la philosophie inorganique, et surtout la chimie. +Elle consiste, comme on l'a vu, en ce que l'étude positive d'un ordre +quelconque de phénomènes tend toujours directement à détruire +radicalement toutes les conceptions essentielles de la philosophie +théologique, par ces deux voies universelles, complémentaires l'une de +l'autre, de la prévision rationnelle des phénomènes, et de la +modification volontaire que l'homme exerce sur eux; la dernière faculté +devenant nécessairement plus étendue, pendant que la première devient +moins parfaite, à mesure que le genre des phénomènes se complique +davantage; de façon à constater sans cesse, d'une manière également +irrécusable, quoique à l'aide de procédés différens, que les divers +événemens du monde réel ne sont pas régis par des volontés +surnaturelles, mais par des lois naturelles. La science biologique +confirme éminemment cette double tendance nécessaire. + +Quoique sa complication caractéristique doive, sans doute, lui permettre +beaucoup moins, surtout dans son état actuel d'imperfection, de +développer la faculté de prévision, on conçoit cependant, d'après la +définition même que j'en ai donnée, que la biologie positive a aussi sa +manière scientifique propre de témoigner directement son incompatibilité +radicale avec les fictions théologiques, et avec les entités +métaphysiques. Un tel témoignage général résulte inévitablement, en +effet, de cette exacte analyse des diverses conditions, soit organiques, +soit extérieures, indispensables à chacun des actes de l'existence des +corps vivans, analyse qui constitue immédiatement l'objet perpétuel de +toutes les études anatomiques ou physiologiques. L'opposition spontanée +de ce genre de recherches à toute conception théologique ou métaphysique +doit être aujourd'hui particulièrement remarquée à l'égard des théories +relatives aux phénomènes intellectuels et affectifs, dont le positivisme +est si récent, et qui sont enfin les seuls, avec les phénomènes sociaux +qui en dérivent, au sujet desquels la lutte demeure encore engagée, pour +le vulgaire des esprits, entre la philosophie positive et l'ancienne +philosophie. Ces phénomènes sont en effet, en vertu même de leur +complication supérieure, ceux dont l'accomplissement régulier exige +nécessairement le concours le plus déterminé de l'ensemble le plus +étendu de conditions diverses, tant extérieures qu'intérieures; en sorte +que leur étude positive peut faire plus aisément ressortir, avec une +évidence irrésistible pour les intelligences les moins cultivées, la +profonde inanité nécessaire des prétendues explications abstraites +émanées de la philosophie théologique ou métaphysique: ce qui rend +facilement raison de l'aversion plus prononcée que cette étude a le +privilége d'inspirer spontanément aujourd'hui aux différentes sectes de +théologiens et de métaphysiciens. Le public impartial ne pouvait, sans +doute, éviter d'être vivement frappé des vains efforts de ceux-ci pour +faire concorder le jeu illusoire des influences surnaturelles ou des +entités psychologiques, dans la production des phénomènes moraux, avec +l'étroite dépendance où le milieu et l'organisme tiennent si évidemment +ces phénomènes, à mesure qu'elle a été dévoilée ou signalée par les +travaux des anatomistes et des physiologistes modernes. Tels sont, sous +ce premier point de vue, les grands services que le développement de la +science biologique a directement rendus à l'établissement philosophique +de la doctrine positive universelle, qu'elle a mise enfin en possession +de la partie du domaine intellectuel sur laquelle l'ancienne philosophie +avait fondé, avec le plus de sécurité, son principal point d'appui. + +Cette tendance spontanée de l'ensemble des saines études anatomiques ou +physiologiques à positiver immédiatement nos conceptions les plus +compliquées devient encore plus manifeste, si nous considérons +maintenant les phénomènes vitaux sous le second aspect philosophique +indiqué ci-dessus, c'est-à-dire, comme éminemment modifiables. Le +concours beaucoup plus étendu de conditions hétérogènes, qu'exige +nécessairement l'accomplissement de ces phénomènes, nous permet, en +effet, de les modifier, bien plus que tous les autres, au gré de notre +intervention, à l'action de laquelle la plupart de ces conditions sont, +par leur nature, accessibles, soit qu'elles se rapportent à l'organisme +ou au système ambiant. Or, cette faculté volontaire de troubler de tels +phénomènes, de les suspendre, et même de les détruire, devient ici +tellement frappante, qu'elle doit immédiatement conduire à repousser +toute idée d'une direction théologique ou métaphysique. Comme la +précédente, dont elle ne constitue, à vrai dire, qu'un simple +prolongement mieux caractérisé, cette nouvelle influence philosophique +de la biologie positive est plus spécialement prononcée à l'égard des +phénomènes moraux proprement dits, les plus modifiables de tous les +phénomènes organiques. Le psychologue le plus obstiné ne saurait, sans +doute, persister à soutenir la souveraine indépendance de ses entités +intellectuelles, si seulement il daignait réfléchir, par exemple, que la +simple inversion momentanée de sa station verticale ordinaire suffit +pour opposer aussitôt un insurmontable obstacle au cours de ses propres +spéculations. + +Par ces deux ordres de considérations, les doctrines biologiques +rachètent donc très complétement, sous le rapport anti-théologique ou +antimétaphysique, la moindre perfection nécessaire de leur caractère +scientifique en ce qui concerne la prévision systématique des phénomènes +correspondans. Toutefois, quoique nous devions certainement regretter +beaucoup, à d'autres égards, que cette divination rationnelle soit, en +biologie, aussi imparfaite, il importe de remarquer ici que cette +faculté n'a pas besoin d'être fort développée pour produire suffisamment +un tel effet philosophique, même abstraction faite de tout autre motif. +Car, en voyant, ne fût-ce que dans quelques cas bien caractérisés, les +événemens biologiques s'accomplir d'une manière essentiellement conforme +aux prévisions de la science, ce qui, incontestablement, a souvent lieu, +même aujourd'hui, entre les limites de variation convenables à la nature +des phénomènes, le bon sens du vulgaire ne peut s'empêcher de +reconnaître que ces phénomènes sont, comme tous les autres, assujettis à +d'invariables lois naturelles, dont la complication inévitable est la +seule cause des contradictions réelles que peuvent essuyer, en d'autres +occasions, nos déterminations scientifiques. La conclusion philosophique +ne saurait devenir radicalement impossible, que si la prévision +scientifique était toujours en défaut; ce que les détracteurs les plus +exagérés des doctrines anatomiques et physiologiques n'oseraient, sans +doute, prétendre désormais. + +Indépendamment de cette spéciale influence philosophique, analogue à +celle des autres sciences fondamentales, et seulement plus prononcée à +certains égards et moins à d'autres, l'étude positive des corps vivans a +constamment soutenu, dès sa naissance, contre le système général de la +philosophie théologique et métaphysique, une lutte plus originale et +plus directe, à l'issue de laquelle elle a tendu à transformer +définitivement un dogme ancien en un principe nouveau, aussi réel que le +premier était vain, et aussi fécond que celui-ci était stérile. Chaque +branche essentielle de la philosophie inorganique nous a déjà manifesté, +sous un aspect plus ou moins capital, une semblable propriété. Je l'ai +signalée, au commencement de ce volume, pour la chimie, substituant, à +l'absurde idée primitive des destructions et créations absolues de +matière, l'exacte notion générale des décompositions et recompositions +perpétuelles. Dans le volume précédent, l'astronomie nous avait d'abord +montré cette tendance sous un point de vue encore plus immédiat et plus +fondamental, en représentant l'ordre essentiel du monde comme le +résultat nécessaire et spontané de l'action mutuelle des principales +masses qui le composent, en même temps qu'elle ruine radicalement, avec +une irrésistible évidence, l'hypothèse des causes finales et de tout +gouvernement providentiel. La science biologique, constituée, par sa +nature, plus profondément qu'aucune autre, en harmonie philosophique, +directe et générale, avec la science astronomique, ainsi que je l'ai +établi, est venue enfin compléter, pour les phénomènes les plus spéciaux +et les plus compliqués, l'ensemble de cette grande démonstration. +Attaquant à son tour, et à sa manière, le dogme élémentaire des causes +finales, elle l'a graduellement transformé dans le principe fondamental +des conditions d'existence, dont le développement et la systématisation +appartiennent, sans aucun doute, à la biologie, quoique, en lui-même, il +soit, d'ailleurs, essentiellement applicable à tous les ordres +quelconques de phénomènes naturels. + +À la vérité, l'irrationnelle éducation préliminaire de la plupart des +anatomistes et des physiologistes actuels les conduit encore trop +souvent à employer un tel principe avec des formes qui le dénaturent, en +le rapprochant mal à propos du dogme théologique qu'il a remplacé. Le +véritable esprit général de la science biologique doit certainement nous +conduire à penser que, par cela même que tel organe fait partie de tel +être vivant, il concourt nécessairement, d'une manière déterminée, +quoique peut-être inconnue, à l'ensemble des actes qui composent son +existence: ce qui revient simplement à concevoir qu'il n'y a pas plus +d'organe sans fonction que de fonction sans organe. Puisque le +développement précis de la co-relation nécessaire entre les idées +d'organisation et les idées de vie constitue, comme je l'ai établi, le +but caractéristique de toutes nos études biologiques, une telle +disposition intellectuelle est donc éminemment philosophique et d'un +usage indispensable. Mais il faut convenir que cette tendance +systématique à regarder tout organe quelconque comme exerçant +nécessairement une certaine action, dégénère encore très fréquemment en +une aveugle admiration anti-scientifique du mode effectif +d'accomplissement des divers phénomènes vitaux. Une semblable +disposition, émanation évidente de l'ancienne suprématie théologique, +est en opposition directe avec toute saine interprétation du principe +des conditions d'existence, d'après lequel, quand nous avons observé une +fonction quelconque, nous ne saurions être surpris que l'analyse +anatomique vienne réellement dévoiler, dans l'organisme, un mode +statique propre à permettre l'accomplissement de cette fonction. Cette +admiration irrationnelle et stérile, en nous persuadant que tous les +actes organiques s'opèrent aussi parfaitement que nous puissions +l'imaginer, tend immédiatement à comprimer l'essor général de nos +spéculations biologiques: elle conduit souvent à s'émerveiller sur des +complications évidemment nuisibles[26]. Les philosophes qui ont le plus +insisté à cet égard, ne se sont point aperçus, sans doute, qu'ils +finissaient par marcher directement eux-mêmes contre le but religieux +qu'ils s'étaient proposé, puisqu'ils assignaient ainsi la sagesse +humaine pour règle et même pour limite à la sagesse divine, qui, dans un +tel parallèle, devait se trouver plus d'une fois réellement inférieure. +Quoique notre imagination reste nécessairement circonscrite, en tous +genres, dans la seule sphère de nos observations effectives, et que, par +suite, il nous soit surtout impossible d'imaginer des organismes +radicalement nouveaux, on ne saurait douter, néanmoins, ce me semble, +que le génie scientifique ne soit aujourd'hui, même en biologie, assez +développé et assez émancipé pour que nous puissions directement +concevoir, d'après l'ensemble de nos lois biologiques, des organisations +qui diffèrent notablement de toutes celles que nous connaissons, et qui +leur seraient incontestablement supérieures sous tel point de vue +déterminé, sans que ces améliorations fussent inévitablement compensées, +à d'autres égards, par des imperfections équivalentes. Cette faculté me +paraît tellement irrécusable, que je n'ai point hésité précédemment à +proposer l'emploi systématique d'un tel ordre de fictions scientifiques +comme propre à introduire désormais, dans les élémens de la philosophie +biologique, un perfectionnement réel, bien que simplement accessoire. + + [Note 26: On peut, à ce sujet, indiquer, comme un + exemple frappant de cette absurde disposition, la puérile + affectation de certains philosophes à vanter la prétendue + sagesse de la nature dans la structure de l'oeil, + particulièrement en ce qui concerne le rôle du cristallin, + dont ils sont allés jusqu'à admirer l'inutilité + fondamentale, comme s'il pouvait y avoir beaucoup de sagesse + à introduire aussi intempestivement une pièce qui n'est + point indispensable au phénomène, et qui néanmoins devient, + en certains cas, capable de l'empêcher entièrement. Il + serait aisé d'en dire autant d'une foule d'autres + particularités organiques; et, entre autres, de la vessie + urinaire, qui, envisagée comme un simple récipient de + l'appareil dépurateur, n'a sans doute qu'une importance très + secondaire, et dont la principale influence, dans les + animaux supérieurs et surtout dans l'homme, consiste + certainement à déterminer souvent un grand nombre de + maladies incurables. En général, l'analyse pathologique ne + démontre que trop clairement que l'action perturbatrice de + chaque organe sur l'ensemble de l'économie est fort loin + d'être toujours exactement compensée par son utilité réelle + dans l'état normal. Si, entre certaines limites, tout est + nécessairement disposé de manière à pouvoir être, on + chercherait néanmoins vainement, dans la plupart des + arrangemens effectifs, des preuves d'une sagesse réellement + supérieure, ou même seulement égale, à la sagesse humaine.] + +Malgré les reproches plus ou moins graves qu'on est en droit d'adresser, +sous ce rapport, aux habitudes actuelles de presque tous les +biologistes, l'aptitude fondamentale de la science biologique à +développer spontanément et à mettre dans tout son jour le principe +philosophique des conditions d'existence, n'en demeure pas moins +irrécusable. Aucune science ne pouvait, sans doute, faire, de ce grand +principe, un usage aussi étendu et aussi capital, que celle qui, par sa +nature, s'occupe continuellement d'établir une exacte harmonie entre la +considération du moyen et celle du but, outre que la difficulté +caractéristique du sujet devait y rendre un tel secours encore plus +indispensable. La science sociale, comme je l'expliquerai dans le volume +suivant, est, après la biologie, celle qui comporte et qui exige même +l'application la plus complète et la plus importante de ce principe +général, dont elle doit achever de développer l'esprit et de constater +la féconde efficacité. Cette application ultérieure constituait pour moi +un nouveau motif de signaler ici plus spécialement la véritable origine +philosophique d'une telle notion fondamentale. On conçoit d'ailleurs que +cette notion convient nécessairement à tous les ordres de phénomènes +sans exception, puisqu'il n'en saurait exister aucun où l'on ne puisse +réaliser plus ou moins la distinction capitale, si bien établie par M. +de Blainville, comme je l'ai indiqué dès la première leçon, entre +l'analyse statique du sujet et son analyse dynamique. Le principe +philosophique des conditions d'existence n'est autre chose, en effet, +que la conception directe et générale de l'harmonie nécessaire de ces +deux analyses. Si ce principe est éminemment adapté à la nature de la +science biologique, il n'en peut exister d'autre motif que l'importance +très supérieure et le caractère beaucoup plus prononcé que doit prendre +spontanément, en biologie, cette double analyse. + +Telles sont, sous le point de vue de la doctrine, les grandes propriétés +philosophiques qui appartiennent spécialement, de la manière la moins +équivoque, à la biologie positive. Il résulte évidemment de leur examen +sommaire, comme nous l'avons déjà reconnu quant à la méthode, que +l'esprit positif ne saurait être complétement développé, dans toutes ses +diverses dispositions essentielles, chez ceux qui n'ont point +convenablement étudié le nouvel aspect fondamental qu'il affecte dans la +science des corps vivans, même abstraction faite des inconvéniens +directs d'une semblable ignorance. Aussi, vu l'extrême imperfection et +les profondes lacunes de nos éducations scientifiques actuelles, même +les moins irrationnelles, on ne doit pas être étonné de rencontrer si +fréquemment le déplorable spectacle d'intelligences, éminentes sur +certains points déterminés, et presque puériles sur un grand nombre +d'autres non moins importans. Quoique plusieurs philosophes aient +vainement tenté d'ériger, en une sorte de principe permanent, cette +anomalie trop commune aujourd'hui, il n'est pas douteux néanmoins +qu'elle est uniquement le résultat transitoire de l'espèce d'interrègne +intellectuel qu'a dû produire la lente et difficile révolution qui +conduit enfin l'esprit humain de la philosophie théologique et +métaphysique à un système homogène complet et exclusif de philosophie +positive, dont l'universelle prépondérance fera naturellement cesser +cette vicieuse disparité. + +Pour terminer enfin l'examen philosophique de l'ensemble de la science +biologique, envisagé sous tous les divers points de vue fondamentaux, il +ne nous reste plus maintenant qu'à jeter rapidement un coup d'oeil +général sur la division principale de ses différentes parties +essentielles et sur la coordination rationnelle qui leur est propre. + +Les divers aspects généraux sous lesquels tout corps vivant peut être +étudié, ont été caractérisés, de la manière la plus nette et la plus +rationnelle, par M. de Blainville, dans les prolégomènes de son cours de +physiologie comparée. Au premier abord, leur intime connexion nécessaire +semble devoir présenter l'étude complète de chaque organisme comme +formant, malgré son immense étendue, un tout absolument indivisible. +Mais la séparation philosophique de ces différens points de vue +n'importe pas moins au progrès réel d'un tel ordre de connaissances que +leur judicieuse coordination. Cette division et cette subordination +résultent ici spontanément l'une et l'autre de la simple application +directe des principes élémentaires de classification encyclopédique que +j'ai établis, dès le début de ce traité, pour une catégorie quelconque +de phénomènes naturels, principes dont l'usage ne saurait être à la fois +plus évident ni plus indispensable que dans le cas actuel. La positivité +beaucoup plus récente des diverses études organiques, et en même temps +leur harmonie bien plus prononcée, conduisent encore habituellement à +maintenir entre elles une confusion vicieuse, déjà essentiellement +dissipée à l'égard de tous les phénomènes antérieurs, et qui entrave à +un haut degré la marche générale de chacune d'elles; aussi, afin de +circonscrire nettement le véritable champ de la biologie proprement +dite, sommes-nous obligés ici de signaler, d'une manière spéciale +quoique très sommaire, une discussion philosophique dont la nature mieux +appréciée des autres sciences fondamentales nous avait jusqu'à présent +dispensés. Cette discussion sera, par les mêmes motifs, encore plus +essentielle, dans le volume suivant, relativement à la physique sociale. + +Suivant le principe philosophique posé dès la deuxième leçon, nous ne +devons admettre, pour un ordre quelconque de phénomènes, au rang des +sciences vraiment fondamentales, que celles qui sont à la fois +spéculatives et abstraites. Or, en considérant d'abord le premier +caractère, qui correspond à la division capitale entre la théorie et la +pratique, j'ai déjà suffisamment examiné, au commencement de ce +discours, les motifs essentiels qui doivent faire constamment écarter, +avec une scrupuleuse rigueur, de la science biologique proprement dite, +toute recherche relative à des applications immédiates, dans l'intérêt +commun des études théoriques et des études pratiques, dont les unes +seraient dénaturées et les autres entravées par ce mélange irrationnel. +Ici les études pratiques, philosophiquement envisagées, se rapportent à +ces deux grands sujets: 1º. L'_éducation_ des êtres vivans, végétaux et +animaux, c'est-à-dire la direction systématique de l'ensemble de leur +développement pour un but déterminé; 2º. Leur _médication_, c'est-à-dire +l'action rationnelle exercée par l'homme pour les ramener à l'état +normal[27]. L'une et l'autre application générale constituent, par leur +nature, une suite de corollaires philosophiques de l'exacte connaissance +des lois biologiques, et ne sauraient reposer solidement sur aucune +autre base. Sans doute, ces deux études secondaires peuvent, à leur +tour, utilement réagir sur l'étude fondamentale, en fournissant à la +biologie d'importantes indications, dont il serait absurde de vouloir la +priver. Cela est surtout sensible à l'égard des effets thérapeutiques, +dont l'analyse scientifique a si fréquemment éclairé le mode réel +d'accomplissement des divers phénomènes vitaux. Mais, malgré ces +emprunts intéressans, la biologie n'en est pas moins radicalement +indépendante de la thérapeutique, qui, au contraire, est nécessairement +fondée sur elle; on doit même remarquer, à ce sujet, que lorsque la +physiologie utilise ainsi les observations médicales, c'est toujours à +titre d'une simple expérimentation indirecte, et abstraction faite de +toute idée de médication: car, une mauvaise médication, convenablement +analysée, est tout aussi propre qu'une bonne à l'éclaircissement des +questions physiologiques, pourvu que les effets en aient été +soigneusement observés. Cette remarque est également applicable aux +observations relatives à l'art de l'éducation, que les physiologistes +ont d'ailleurs jusqu'ici beaucoup trop négligé de consulter. Ainsi, +malgré ces importantes relations, l'indépendance et l'isolement de la +biologie spéculative n'en demeurent pas moins incontestables. + + [Note 27: Dans cette seconde application, la médecine + humaine est nécessairement comprise, comme cas principal. + Mais il n'en est pas de même sous le premier point de vue. + Quelque influence capitale que la biologie proprement dite + doive, sans doute, exercer sur la détermination, soit + générale, soit spéciale, du plan rationnel de l'éducation + humaine, ce serait exagérer très vicieusement cette relation + indispensable que de ranger cette grande question sous la + compétence exclusive et directe de la science biologique. + Car, l'éducation réelle de l'homme étant surtout dominée, à + chaque époque, par l'état correspondant du développement + social, c'est à la physique sociale, et non à la biologie, + qu'il appartient principalement de la diriger toujours, afin + d'éviter les utopies absolues et plus ou moins vagues, que + toute autre manière de s'écarter de l'empirisme à cet égard + tendrait inévitablement à faire naître, comme je + l'expliquerai dans le volume suivant.] + +En second lieu, l'étude des phénomènes vitaux doit être exactement +assujettie, comme celle de tous les autres phénomènes naturels, à la +division scientifique moins tranchée, mais presque aussi indispensable, +de l'ensemble de nos recherches spéculatives en abstraites et concrètes; +les unes seules vraiment fondamentales, les autres purement secondaires, +quelle que soit leur extrême importance. L'étude concrète de chaque +organisme comprend deux branches principales: 1º. son histoire naturelle +proprement dite, c'est-à-dire, le tableau rationnel et direct de +l'ensemble de son existence réelle; 2º. sa pathologie, c'est-à-dire +l'examen systématique des diverses altérations dont il est susceptible, +ce qui constitue une sorte d'appendice et de complément de son histoire. +Ces deux ordres de considérations sont également étrangers, par leur +nature, au vrai domaine philosophique de la biologie proprement dite. En +effet, celle-ci doit toujours se borner à l'étude essentielle de l'état +normal, en concevant l'analyse pathologique comme un simple moyen +d'exploration, ainsi que je l'ai expliqué. De même, quoique les +observations d'histoire naturelle puissent fournir à l'anatomie et à la +physiologie de très précieuses indications, la vraie biologie n'en doit +pas moins, tout en se servant d'un tel moyen, décomposer toujours +l'étude, soit statique, soit dynamique, de chaque organisme dans celles +de ses diverses parties constituantes, sur lesquelles seules peuvent +immédiatement porter les lois biologiques fondamentales; tandis qu'une +telle décomposition est, au contraire, directement opposée au véritable +esprit de l'histoire naturelle, où l'être vivant est constamment +envisagé dans l'ensemble indivisible de toutes ses différentes +conditions d'existence. Si, d'une part, il est évident que l'analyse +rationnelle de l'état pathologique suppose nécessairement la +connaissance préalable des lois relatives à l'état normal, dont elle +constitue un simple corollaire universel; d'une autre part, il n'est pas +moins incontestable que l'établissement des saines théories générales de +la biologie proprement dite, où tous les élémens de l'organisation et de +la vie ont été ramenés à des lois uniformes et abstraites, doit +spontanément conduire à l'étude concrète de leurs diverses combinaisons +effectives dans chaque être particulier. Aucune autre catégorie de +phénomènes ne fait ressortir d'une manière aussi prononcée la réalité et +la nécessité de cette grande division philosophique entre la science +abstraite, générale, et par suite fondamentale, et la science concrète, +particulière, et par suite secondaire. En rapprochant ici cette division +de la précédente; il convient de remarquer enfin que chacune des deux +branches essentielles de la biologie concrète est plus spécialement en +harmonie avec une des deux branches principales de l'art biologique, +l'histoire naturelle, avec l'art de l'éducation; la pathologie, avec +l'art médical. Tel est le vrai système philosophique des différentes +parties générales de l'étude positive des corps vivans qui doivent être +soigneusement écartées de la science biologique proprement dite, d'où +elles dérivent d'une manière plus ou moins directe, désormais +suffisamment caractérisée. + +Ainsi, quoique la philosophie positive puisse quelquefois éprouver le +besoin d'employer la dénomination de _biologie_ pour désigner +sommairement l'ensemble de l'étude réelle des corps vivans, envisagés +sous tous les divers aspects généraux qui leur sont propres; on doit +cependant réserver soigneusement cette importante expression comme titre +spécial de la partie vraiment fondamentale de cette immense étude, où +les recherches sont à la fois spéculatives et abstraites, conformément +aux explications précédentes. Suivant l'esprit invariable de cet +ouvrage, indiqué dès l'origine, cette partie doit seule être ici le +sujet direct et permanent de notre examen philosophique, et je n'ai +signalé les autres qu'afin de mieux caractériser sa véritable nature +distinctive, qui se trouve ainsi très nettement prononcée. Considérons +maintenant la principale distribution intérieure de cette biologie +proprement dite. + +On conçoit aisément d'avance qu'une telle division ne saurait être, à +beaucoup près, ni aussi tranchée ni aussi importante que celles qui +viennent d'être examinées, puisqu'il s'agit ici d'un sujet philosophique +toujours strictement identique, dont les divers aspects spéculatifs et +abstraits s'éclairent mutuellement, et sont réellement inséparables. +Nous pouvons imaginer sans peine un biologiste très éminent qui ne se +serait jamais sérieusement occupé d'histoire naturelle proprement dite, +surtout de pathologie, et à plus forte raison de thérapeutique; à peu +près comme un astronome resté étranger à l'art nautique. De tels +exemples commencent heureusement à devenir aujourd'hui très marqués; et +le développement ultérieur de l'étude positive des corps vivans tendra +naturellement à les multiplier sans cesse et à les caractériser +davantage, en y perfectionnant la saine répartition du travail +intellectuel. Au contraire, nous ne saurions comprendre désormais un +vrai physiologiste qui ne serait point en même temps anatomiste, ni même +réciproquement: et, depuis l'établissement de ce qu'on appelle la +méthode naturelle en zoologie ou en botanique, les purs classificateurs, +étrangers aux spéculations anatomiques et physiologiques, ont +radicalement cessé d'être possibles; comme les anatomistes et les +physiologistes, à leur tour, ne peuvent plus demeurer étrangers à la +théorie des classifications. Je ne doute même nullement que ces trois +ordres de travaux ne soient, dans la suite, beaucoup plus simultanément +cultivés que nous ne le voyons aujourd'hui, quoique chaque biologiste +puisse d'ailleurs accorder à l'un d'eux une préférence spéciale, ainsi +qu'on l'observe à l'égard de toute autre science fondamentale. En un +mot, la division qui nous reste à considérer ne peut plus exister entre +des sciences vraiment distinctes, mais seulement entre les divers +élémens essentiels d'une science nécessairement unique. Tel est le +principe qui doit ici distinguer une indispensable distribution des +travaux d'une stérile dispersion des efforts intellectuels. + +Quoiqu'il ne faille point attacher, à la division intérieure de la +biologie proprement dite, une importance ni même une réalité exagérées, +cette division n'en conserve pas moins une haute valeur philosophique, +pour faire mieux concevoir l'ensemble rationnel de cette science +fondamentale, et, par suite, pour en diriger l'exposition systématique. +Une telle division consiste d'abord à décomposer, en général, l'étude +spéculative et abstraite de l'organisme en statique et dynamique, +suivant qu'on recherche les lois de l'organisation ou celles de la vie. +En second lieu, la biologie statique doit être ensuite subdivisée en +deux parties essentielles, suivant qu'on étudie isolément la structure +et la composition de chaque organisme particulier, ou que l'on construit +la grande hiérarchie biologique qui résulte de la comparaison +rationnelle de tous les organismes connus; ces deux branches ont été +fort heureusement désignées, à l'égard des animaux, par M. de +Blainville, à l'aide des noms de _zootomie_ pour la première, et de +_zootaxie_ pour la seconde, qu'il serait aisé de modifier commodément de +manière à les rendre communs aux animaux et aux végétaux. La biologie +dynamique, à laquelle pourrait être spécialement réservé le nom de +_bionomie_, comme au but final de l'ensemble de ces études, ne comporte +évidemment aucune subdivision analogue. Telles sont donc les trois +branches générales de la science biologique: la biotomie, la biotaxie, +et enfin la bionomie pure ou physiologie proprement dite; le nom de +biologie étant consacré à désigner leur ensemble total. + +La seule définition de ces trois parties explique suffisamment leur +vraie dépendance nécessaire, et par suite, détermine, sans aucune +incertitude, leur coordination philosophique. Il serait heureusement +inutile aujourd'hui de démontrer que les études physiologiques supposent +préalablement des notions anatomiques; personne ne conteste plus qu'il +soit indispensable de connaître la structure d'un appareil avant d'en +étudier le jeu. Mais la subordination générale de la bionomie envers la +biotaxie est jusqu'ici beaucoup moins profondément sentie. On ne saurait +douter, néanmoins, que l'exacte connaissance du véritable rang +qu'occupe chaque être vivant dans la hiérarchie biologique ne constitue, +par sa nature, le premier fondement nécessaire de l'étude directe de +l'ensemble de ses phénomènes, dont une telle position présente +immédiatement l'aperçu le plus général, comme elle en sera plus tard le +résumé le plus fidèle. Nous avons d'ailleurs suffisamment constaté déjà +que la considération habituelle de cette hiérarchie est rigoureusement +indispensable à l'usage rationnel du plus puissant moyen d'investigation +que puissent admettre les recherches physiologiques, c'est-à-dire la +méthode comparative proprement dite. Ainsi, la double relation +nécessaire de la biologie dynamique à la biologie statique demeure +également irrécusable sous quelque aspect qu'on l'envisage. + +Quant aux deux parties essentielles de la biologie statique, leur +distinction doit naturellement être encore moins prononcée que celle qui +les sépare l'une et l'autre de la physiologie proprement dite; et, par +suite, leur vraie subordination respective est nécessairement moins +sensible. Il semble même que, dans quelque ordre qu'on les place, on ne +saurait éviter un véritable cercle vicieux général. Car, si, d'un côté, +la classification rationnelle des êtres vivans exige la connaissance +préalable de leur organisation, il est certain, d'une autre part, que +l'anatomie elle-même, comme la physiologie, ne peut être convenablement +étudiée, à l'égard de tous les organismes, sans se diriger toujours +d'après une judicieuse institution préliminaire de la hiérarchie +biologique. Aussi faut-il reconnaître, entre les études biotomiques et +les études biotaxiques, une intime connexité mutuelle, qui rendra +toujours solidaires leurs perfectionnemens respectifs, comme le +développement de la science l'a constamment montré jusqu'ici. Néanmoins, +une séparation nette et une coordination déterminée étant +philosophiquement indispensables à notre intelligence, on ne saurait +hésiter, ce me semble, à placer dogmatiquement la théorie de +l'organisation avant celle de la classification. Car, celle-ci, à moins +d'être réduite à un simple artifice mnémonique, a un besoin vraiment +fondamental de la première; tandis qu'elle ne lui fournit, au contraire, +qu'un important moyen de perfectionnement, dont l'absence ne +s'opposerait même pas entièrement, comme nous l'avons reconnu, à un +certain usage de la méthode comparative en anatomie, quoique son +développement y fût, par cela même, beaucoup plus restreint. En un mot, +on ne peut rationnellement classer que des organismes préalablement +connus; au lieu que chacun d'eux peut et même doit être étudié, à un +premier degré, sans être comparé aux autres. Rien ne s'oppose d'ailleurs +à ce que, dans une exposition systématique de la philosophie anatomique, +on emprunte directement à la biotaxie sa construction effective de la +hiérarchie organique, afin d'éviter de scinder l'étude complète de la +structure, ce qui constituerait un inconvénient beaucoup plus grave que +n'en peut produire une semblable anticipation. Du reste, il faut +reconnaître, à ce sujet, pour trancher toute difficulté philosophique, +que, d'après un ordre quelconque, une première exposition du système des +connaissances biologiques ne saurait jamais être pleinement +satisfaisante, si elle n'est point conçue, dès l'origine, comme devant +être ultérieurement complétée par une judicieuse révision générale, +destinée à faire directement ressortir les relations essentielles de +chaque partie avec les autres. Cette règle ne convient pas seulement aux +deux grandes sections de la biologie statique, comparées l'une à +l'autre; on doit également l'appliquer à l'harmonie fondamentale entre +l'ensemble de la biologie statique et celui de la biologie dynamique. En +effet, si le jeu d'un appareil quelconque ne saurait être convenablement +étudié sans que sa structure soit d'abord connue, il n'est pas moins +incontestable, en sens inverse, que cette structure elle-même sera bien +mieux appréciée lorsqu'on pourra reprendre son analyse en considérant la +fonction spéciale de chaque organe. Ainsi, ces questions de priorité, +entre les diverses parties constituantes d'un sujet unique, ne peuvent +avoir, par leur nature, l'importance exagérée qu'on y a trop souvent +attachée, même sous le point de vue didactique. Il est d'ailleurs +nécessaire d'ajouter qu'une telle nécessité de révision philosophique +n'est nullement particulière au système des connaissances biologiques, +où elle apparaît seulement avec un caractère plus prononcé, en vertu du +consensus plus profond de ces diverses études. Nous avons déjà reconnu, +dans la 36º leçon, l'existence d'une nécessité analogue, quoique moins +tranchée, pour l'ensemble des études chimiques. Elle se manifeste aussi, +comme je l'ai remarqué, à un degré plus ou moins sensible, envers toutes +les autres sciences fondamentales, dont l'exposition rationnelle serait +toujours notablement perfectionnée par l'usage systématique de ce double +enseignement. + +La coordination philosophique des trois branches fondamentales de la +biologie étant ainsi nettement caractérisée, la principale distribution +intérieure de chacune d'elles, ne saurait maintenant présenter aucune +difficulté essentielle. Nous pouvons la déduire, en effet, du principe +universel qui a constamment dirigé jusqu'ici toutes nos distinctions +encyclopédiques, et qui préside évidemment à la subordination que nous +venons d'examiner, le principe du degré de généralité et d'abstraction +des diverses études, d'où résulte leur vraie dépendance mutuelle. Ce +principe conduit directement ici à placer la théorie, soit statique, +soit dynamique, de la vie organique proprement dite avant celle de la +vie animale, puisque celle-ci, en même temps qu'elle est plus spéciale +et plus compliquée, repose nécessairement sur la première, qui, au +contraire, en est indépendante dans ses élémens les plus essentiels. La +même règle suffit aussi à établir une disposition rationnelle entre les +diverses études relatives à l'une ou à l'autre vie, en plaçant toujours +après les autres celles dont le sujet propre devient plus spécial et +plus compliqué, et qui, par cela même, dépendent constamment des +précédentes. De cette manière, la théorie des fonctions et des organes +les plus élevés de l'homme termine naturellement le système biologique; +et les moyens s'accumulent graduellement à mesure que les difficultés +s'accroissent, comme l'exige toute judicieuse organisation des +recherches scientifiques. + +On a souvent agité la question si, en étudiant chaque organe ou chaque +fonction dans toute la série biologique, il convient de préférer l'ordre +naturel de la formation de cette série, qui commence nécessairement par +l'homme, ou bien l'ordre inverse, qui présente l'avantage d'une +complication croissant peu à peu. Cette question de philosophie +biologique n'a pas l'importance démesurée qu'on lui a trop fréquemment +attribuée, puisque tous les bons esprits reconnaissent d'ailleurs la +nécessité et la possibilité d'employer tour à tour les deux ordres à +l'égard d'une recherche quelconque, quel que soit celui qu'on ait +d'abord adopté. Néanmoins, il faudrait ce me semble, distinguer, à ce +sujet, entre l'étude de la vie organique et celle de la vie animale. +Pour les fonctions fondamentales de la première, qui sont +essentiellement chimiques, il est beaucoup moins nécessaire de commencer +par l'homme, en descendant toujours la hiérarchie biologique. Je conçois +même que l'on pourrait, sous ce point de vue, trouver un grand avantage +scientifique à procéder en sens inverse, en considérant d'abord +l'organisme végétal, où, comme je l'ai déjà remarqué, ces fonctions sont +à la fois plus pures et plus prononcées, et comportent, à ce titre, une +étude plus facile et plus complète. Du reste, il n'en serait pas moins +utile de se représenter ensuite l'enchaînement opposé, afin de mieux +saisir l'influence capitale exercée, dans les êtres supérieurs, par les +actions animales sur les phénomènes purement végétatifs. Mais, au +contraire, toute recherche, soit anatomique, soit physiologique, +relative à la vie animale elle-même, serait essentiellement obscure si +elle ne commençait par la considération de l'homme, seul être où un tel +ordre de phénomènes soit jamais immédiatement intelligible. C'est +nécessairement l'état évident de l'homme, de plus en plus dégradé, et +non l'état indécis de l'éponge, de plus en plus perfectionné, que nous +pouvons poursuivre dans toute la série animale, quand nous y analysons +l'un quelconque des caractères constitutifs de l'animalité. Dans ce cas, +les mêmes motifs qui président inévitablement à la construction de +l'échelle biologique doivent aussi en diriger essentiellement +l'application rationnelle, ce qui est loin d'être indispensable à +l'égard des autres questions. Si nous paraissons ici nous écarter de la +marche ordinaire, où nous procédions toujours du sujet le plus général +et le plus simple au plus particulier et au plus complexe, c'est +uniquement afin de nous mieux conformer, sans aucune puérile affectation +de symétrie scientifique, au vrai principe philosophique qui nous a +d'abord prescrit cette marche générale, et qui consiste à passer +constamment du plus connu au moins connu. C'est, du reste, la seule +classe de recherches pour laquelle une telle marche cesse d'être la plus +convenable aux études biologiques. + +Telles sont les considérations principales que je devais actuellement +indiquer sur la division nécessaire du système des connaissances +biologiques et sur la coordination rationnelle de ses vrais élémens +généraux. Ainsi se trouve complété l'examen philosophique de l'ensemble +de la science biologique, directement envisagée sous tous les divers +aspects fondamentaux qui lui sont propres, comme je devais ici le faire. +Si l'étendue de ce discours a beaucoup excédé les bornes ordinaires dans +lesquelles j'avais pu renfermer jusqu'à présent l'exécution d'une telle +opération philosophique à l'égard des autres sciences fondamentales, il +faut l'attribuer surtout à un concours spécial et nécessaire de +nouvelles difficultés capitales. Une science beaucoup plus récente, et +dont le vrai caractère spéculatif, jusqu'ici plus imparfaitement +apprécié, est toutefois plus important à établir avec une scrupuleuse +exactitude philosophique; une destination générale moins bien connue, et +néanmoins plus spécialement indispensable à définir rigoureusement; des +moyens essentiels d'investigation plus variés et plus étendus, et, en +même temps moins exactement jugés; des relations encyclopédiques plus +multipliées et plus profondes, et cependant plus mal conçues; des +propriétés philosophiques plus étendues et plus capitales, et toutefois +confusément senties; enfin, des aspects élémentaires plus nombreux et +mieux prononcés, et pourtant moins bien séparés et coordonnés; tous ces +motifs réunis expliquent assez, sans doute, le développement inusité de +cet indispensable examen. Du reste, ce grand travail préliminaire nous +permettra d'exécuter maintenant, d'une manière beaucoup plus rapide, +quoique suffisante à la destination de ce traité, l'appréciation +philosophique plus spéciale de cette belle science fondamentale, dont +les détails, d'ailleurs si peu satisfaisans jusqu'ici, ne doivent +nullement nous occuper, et dont il nous reste seulement à mieux +caractériser le véritable esprit, dans les leçons suivantes, par le +jugement séparé de chacune de ses diverses parties essentielles, +coordonnées entre elles suivant le plan général ci-dessus indiqué, +depuis les simples considérations de pure anatomie jusqu'à cette étude +positive des phénomènes intellectuels et effectifs les plus élevés de la +nature humaine, d'où résultera ensuite la transition spontanée de la +biologie à la physique sociale, objet final de cet ouvrage. + + + + +QUARANTE-UNIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur la philosophie anatomique. + +D'après les principes établis dans le discours précédent, l'étude +statique des corps vivans ne pouvait être philosophiquement constituée +tant qu'elle n'était point systématiquement étendue à l'ensemble des +organismes connus; condition que l'esprit humain n'a réellement commencé +à remplir, d'une manière suffisamment large et rationnelle, que pendant +la seconde moitié du siècle dernier, par les travaux de Daubenton et +surtout de Vicq-d'Azyr, dont les leçons et les écrits de Cuvier ont tant +propagé et accéléré l'influence régénératrice. Mais quelque +indispensable que fût évidemment cette conception fondamentale pour +permettre le développement de la véritable science anatomique, en +résultat final des recherches préparatoires qui avaient eu lieu +jusqu'alors, il importe de reconnaître que, par elle-même, elle ne +pouvait entièrement suffire à imprimer à la biologie statique son vrai +caractère définitif, sans avoir d'abord été complétée et régularisée +d'après une autre grande notion de philosophie biologique, due au génie +de notre immortel Bichat. On conçoit que j'ai ici en vue cette pensée +capitale de la décomposition générale de l'organisme en ses divers +tissus élémentaires, dont la haute portée philosophique ne me semble pas +encore dignement appréciée. + +Le développement naturel de l'anatomie comparative aurait tendu sans +doute à nous dévoiler tôt ou tard, en quelque sorte spontanément, cette +lumineuse analyse. Car, l'examen approfondi de l'ensemble de la +hiérarchie organique, depuis les derniers rangs jusqu'à l'homme, nous +présente successivement, de la manière la plus irrécusable, les +différens tissus anatomiques avec tous les caractères qui leur sont +propres, à mesure que les diverses fonctions, d'abord confondues et +ébauchées, se spécialisent et se prononcent davantage. Mais une telle +marche, quoique certaine, eût été nécessairement très lente: on en peut +aisément juger en considérant combien, même aujourd'hui, la plupart des +anatomistes comparans répugnent encore à abandonner enfin l'étude +exclusive des appareils, malgré que, depuis Bichat, aucun d'eux ne +conteste, en principe, l'importance prépondérante de l'étude des tissus. +En tous genres, les changemens relatifs à la méthode sont +inévitablement les plus difficiles à réaliser; et, vu la faiblesse de +notre intelligence, il n'y a peut-être pas d'exemple qu'ils se soient +jamais accomplis en résultat spontané des progrès successifs dirigés par +les anciennes méthodes, sans l'impulsion directe et extérieure d'une +nouvelle conception originale, assez énergique pour produire, dans le +système de nos études, une indispensable révolution. La biologie, en +vertu de sa complication supérieure, doit être plus soumise qu'aucune +autre science fondamentale à une telle nécessité. A la vérité, la +multiplicité bien plus variée et l'intime connexion mutuelle des +différens points de vue généraux qui la caractérisent, lui présentent, +comme je l'ai établi, une sorte de compensation, en augmentant les +ressources essentielles qui résultent de leur application réciproque. +Cette propriété a été utilisée de la manière la plus heureuse dans le +cas actuel. + +Quoique l'analyse zoologique fournisse le moyen le plus rationnel et le +plus complet d'effectuer la séparation des divers tissus organiques, et +surtout de préciser le vrai sens philosophique de cette grande notion, +l'analyse pathologique offrait, par sa nature, une voie bien plus +directe et plus rapide pour suggérer la première pensée d'une semblable +décomposition, même en se bornant à la seule considération de +l'organisme humain. Aussitôt que l'étude générale de l'anatomie +pathologique eût été fondée par les travaux de l'illustre Morgagni, il +était pour ainsi dire impossible, malgré la division purement +topographique maintenue par ce grand anatomiste, qu'on tardât à +reconnaître que, dans les maladies les mieux caractérisées, aucun organe +proprement dit n'est jamais entièrement lésé, et que les altérations +sont ordinairement limitées à certaines de ses parties constituantes, +pendant que les autres conservent leur état normal. La distinction des +divers tissus élémentaires n'aurait pu, sous aucun autre aspect, se +manifester d'une manière aussi nette et aussi sensible, indépendamment +de l'active sollicitude qu'une telle origine devait si directement +inspirer. Par l'évidente association, dans un seul organe, de tissus +restés sains à des tissus déjà altérés, et, en second lieu, par la +considération, non moins décisive, des organes différens affectés de +maladies semblables en vertu de la lésion d'un tissu commun, l'analyse +des principaux élémens anatomiques était, de toute nécessité, +spontanément ébauchée, en même temps que l'étude des tissus se +présentait directement ainsi comme plus importante que celle des +organes. Il serait contraire à l'esprit de cet ouvrage d'insister +davantage sur l'influence capitale d'une telle notion pour le +perfectionnement de la pathologie, dont elle constitue désormais le vrai +point de départ philosophique comme Bichat l'a si bien établi. Mais j'ai +jugé indispensable de caractériser nettement la nécessité intellectuelle +qui devait naturellement attribuer à l'analyse pathologique +l'introduction primitive d'un élément aussi essentiel de la philosophie +biologique. Ce fut, en effet, l'heureuse innovation purement +pathologique de Pinel sur la considération simultanée des maladies +propres aux diverses membranes muqueuses, qui provoqua, comme on sait, +dans le génie de Bichat, le développement de cette grande conception, si +justement devenue son plus beau titre scientifique. Telle est la +mémorable filiation suivant laquelle Bichat, quoique resté +essentiellement étranger à l'étude de la hiérarchie organique, devait +enlever, à ceux qui cultivaient spécialement l'anatomie comparative, la +découverte de l'une des idées-mères les plus indispensables au +perfectionnement général de la philosophie anatomique. + +J'ai toujours profondément admiré, à ce sujet, avec quelle énergique +supériorité intrinsèque l'intelligence de Bichat, si puissamment +rappelée, par la nature de son éducation, et par l'origine même de +cette grande pensée, vers la considération exclusive des applications +pathologiques, avait su néanmoins se maintenir constamment au vrai point +de vue général de la biologie spéculative, sans qu'un tel essor fût +aucunement soutenu par la salutaire influence de l'anatomie comparative. +Son travail a même essentiellement consisté, sous le point de vue +philosophique, à rattacher rationnellement à l'état normal une notion +primitivement déduite de l'état pathologique, en vertu probablement de +cette réflexion naturelle que, si les divers tissus d'un même organe +peuvent être isolément malades et chacun à sa manière, cela seul doit +indiquer que, dans l'état sain, ils offrent nécessairement des modes +d'existence distincts, dont la vie de l'organe est réellement composée. +L'ensemble du traité de Bichat a pour objet essentiel d'établir _à +posteriori_ le développement le plus satisfaisant de ce principe +évident, jusqu'alors entièrement inaperçu, et désormais inébranlable. On +doit seulement regretter, à cet égard, que Bichat, en créant si +glorieusement ce nouvel aspect fondamental de la science anatomique, ne +l'ait point caractérisé par un titre plus expressif que celui qu'il a +choisi, et dont une telle autorité tend à interdire la rectification +usuelle; la dénomination d'anatomie _abstraite_ ou _élémentaire_ serait +certainement plus convenable que le nom d'anatomie _générale_, pour +marquer le véritable esprit qui distingue cette considération statique +de l'organisme, et pour indiquer en même temps sa vraie relation avec +les autres points de vue anatomiques. + +Telle est l'origine propre de la grande notion primordiale qui, dans le +système définitif de la saine philosophie anatomique, me paraît destinée +à compléter la conception essentielle de la hiérarchie organique, ou, +pour mieux dire, à diriger l'application précise de cette conception +universelle à l'étude statique des corps vivans. À mes yeux, la +philosophie anatomique ne commence réellement à prendre son vrai +caractère définitif que depuis l'époque très récente où l'esprit humain +tend à combiner profondément ces deux idées-mères. C'est donc sur cette +combinaison fondamentale, jusqu'ici si imparfaitement accomplie, que +notre examen philosophique doit surtout porter désormais, afin +d'indiquer nettement et sa double influence nécessaire et les +principales conditions qu'elle exige. + +La distinction irrationnelle, encore dominante chez la plupart des +anatomistes, même parmi les plus avancés, entre les différentes espèces +d'anatomie, au nombre de cinq ou six au moins, suffirait seule pour +constater indirectement que les divers points de vue généraux propres à +la science anatomique ne sont pas aujourd'hui systématiquement +coordonnés les uns aux autres d'après leurs vraies relations +élémentaires. Car, une telle dispersion de la science provient surtout +de la considération isolée et exclusive de chacun de ces points de vue, +et témoigne clairement qu'on s'inquiète peu de leur subordination +mutuelle. On peut, sans doute, pour les différens usages, poursuivre +l'étude anatomique de l'organisme jusqu'à tel ou tel degré de +développement spécial: on peut aussi en diriger l'application vers telle +ou telle destination déterminée. Mais, si la science était +définitivement constituée d'une manière vraiment philosophique, elle +serait au fond toujours la même, dans quelque intention qu'elle fût +étudiée, parce que tous ses divers aspects fondamentaux s'y trouveraient +intimement combinés. Par leur nature, ils forment un système +rationnellement indissoluble: leur vaine séparation tend à dissimuler la +plus importante partie de la science, qui consiste dans le développement +de leur enchaînement réciproque. Ainsi, nous ne devons ici reconnaître +qu'une seule anatomie scientifique, nécessairement homogène et complète, +principalement caractérisée par la combinaison philosophique de la +méthode comparative avec la notion fondamentale de la décomposition des +organes en tissus. + +Quelle peut être, en effet, la rationnalité générale de l'anatomie +comparée, même étendue à l'ensemble systématique de la hiérarchie +organique, lorsqu'on persiste aujourd'hui à la réduire, comme on a dû le +faire autrefois, à la seule étude des appareils, sans lui donner pour +base l'étude préalable de leurs vrais élémens anatomiques? Le dernier, +le plus spécial, et le plus complexe des degrés d'organisation +pourrait-il être convenablement examiné, en faisant ainsi abstraction du +degré le plus élémentaire, le plus général, et le plus simple? Du point +de vue philosophique, il est incontestable que l'anatomie rationnelle +doit nécessairement commencer par l'étude des tissus, pour analyser +ensuite les lois de leurs diverses combinaisons en organes, et +considérer enfin le groupement de ces organes eux-mêmes en appareils +proprement dits: tel est, évidemment, l'ordre naturel et invariable des +spéculations anatomiques[28]. Il n'y a point là sans doute plusieurs +sortes d'anatomie, mais diverses phases nécessaires et successives d'un +système unique, dont chacune ne saurait être complétement jugée que par +sa relation avec les autres. En elle-même, l'étude des tissus, quelque +fondamentale qu'elle soit, est purement préliminaire: car, les tissus, +isolément envisagés, n'ont qu'une simple existence abstraite, dont +l'examen des organes et même des appareils peut seul fixer la véritable +notion. D'une autre part, l'étude des appareils et des organes ne +saurait avoir aucun fondement rationnel sans une exacte connaissance +préliminaire des élémens anatomiques qui les composent. Ces différens +aspects statiques de l'organisme sont donc nécessairement inséparables, +et complémentaires les uns des autres. En un mot, pour découvrir les +lois de la structure générale des corps vivans, il a été indispensable +de décomposer rationnellement l'organisme: l'étude des tissus constitue +le dernier terme philosophique de cette analyse fondamentale, ébauchée, +dès l'origine de la science, par la subdivision presque spontanée des +appareils en organes, dont la première n'est réellement qu'une suite +inévitable, quoique profondément cachée. + + [Note 28: Pour philosopher d'une manière pleinement + rationnelle sur la structure générale des corps vivans, il + est même, ce me semble, indispensable d'intercaler, avec M. + de Blainville, entre l'idée de _tissu_ ou plutôt d'_élément + anatomique_, et l'idée d'_organe_ proprement dit, une + nouvelle abstraction anatomique, qui consiste dans la notion + de _parenchyme_, telle que l'a définie cet illustre + anatomiste. Cette notion se rapporte à la pure composition, + c'est-à-dire à la combinaison des élémens qui constituent + chaque parenchyme existant, et abstraction faite de la + considération de forme déterminée, qui devient, au + contraire, le principal attribut caractéristique de l'idée + d'organe. Tel doit donc être, en résumé, l'ordre graduel et + définitif des divers degrés généraux de la spéculation + anatomique, suivant leur enchaînement nécessaire et leur + complication croissante: d'abord, le tissu ou l'élément, qui + détermine la _structure_ fondamentale; en second lieu, le + parenchyme, qui fixe la _composition_ anatomique + essentielle; ensuite, l'organe, où l'on envisage surtout la + _forme_ spéciale que prend chaque parenchyme conformément à + sa destination; et enfin, l'appareil, où domine la + considération nouvelle de la _disposition_ réciproque des + organes constituans, auxquels d'ailleurs peuvent s'ajouter + le plus souvent les _produits_ correspondans.] + +Depuis que les principes essentiels de l'analyse anatomique ont été +ainsi pleinement dévoilés par le génie de Bichat, l'esprit général +suivant lequel l'anatomie comparée avait dû jusqu'alors être +habituellement cultivée aurait sans doute radicalement changé, si la +vraie capacité philosophique n'était point malheureusement la plus rare +de toutes. Après la haute impulsion régénératrice que Bichat produisit, +il est presque inconcevable que la plupart des anatomistes comparans +persistent encore à suivre aveuglément le plan primitif des recherches, +uniquement, sans doute, parce que Bichat n'avait pu lui-même donner +l'exemple de la combinaison de son analyse anatomique avec l'étude déjà +ébauchée de la hiérarchie organique. Il me paraît incontestable que ce +puissant rénovateur n'eût point hésité à faire ce dernier pas +fondamental, conséquence nécessaire de ses premiers travaux, si son +admirable carrière n'avait pas été aussi déplorablement abrégée. +L'impartiale postérité jugera probablement avec une haute sévérité la +portée philosophique de Cuvier, malgré sa réputation infiniment +exagérée, en considérant surtout que, nonobstant l'influence du grand +Bichat, il a continué à s'occuper, en anatomie comparée, de l'étude +exclusive des appareils, sans que jamais il ait paru sentir l'importance +supérieure de l'étude des tissus, et la révolution prochaine qui devait +nécessairement en résulter dans le système général de la science +anatomique. Néanmoins, l'application complète de la méthode comparative +à l'analyse des tissus dans l'ensemble de la série biologique, quoique +retardée par un tel exemple, commence enfin à être dignement appréciée +aujourd'hui de tous les esprits supérieurs: cet heureux résultat est dû +principalement aux travaux de Meckel en Allemagne, et de M. de +Blainville en France. Toutefois, cette nouvelle disposition des +intelligences n'est point encore assez énergique ni assez profonde pour +avoir réformé, comme elle devra le faire, la direction habituelle du +système des spéculations anatomiques. + +Quelque imparfaite que doive être jusqu'ici une combinaison aussi +récente, elle a cependant déjà introduit, ce me semble, des +perfectionnemens vraiment fondamentaux dans l'étude générale des élémens +anatomiques, telle que Bichat l'avait créée. Ce grand anatomiste, étant +essentiellement réduit à la seule considération de l'homme, n'avait pu +employer la méthode comparative que dans ses deux modes les plus simples +et les plus restreints, la comparaison des parties et celle des âges, +auxquelles son génie a su donner une si admirable efficacité. On devait +donc s'attendre à voir s'opérer, dans son idée-mère, d'heureuses et +profondes transformations, aussitôt qu'elle aurait pu subir l'épreuve +décisive de la comparaison anatomique, envisagée surtout dans son +extension philosophique à l'ensemble de la hiérarchie biologique, qui +constitue notre plus puissant moyen d'exploration organique. Ces +modifications essentielles ont tendu jusqu'ici, soit à compléter, sous +divers rapports importans, le principe fondamental de philosophie +anatomique établi par Bichat, soit même à en rectifier, à plusieurs +titres intéressans, la conception générale. + +Le plus profond de ces perfectionnemens, surtout sous le point de vue +logique, me paraît consister dans la distinction capitale introduite par +M. de Blainville entre les vrais _élémens_ anatomiques et les simples +_produits_ de l'organisme, que Bichat avait essentiellement confondus. +J'ai déjà signalé, dans la première partie de ce volume, la haute +importance d'une telle séparation pour l'étude chimique des substances +organiques. Nous devons maintenant la considérer, d'une manière directe, +comme conception anatomique. + +On a reconnu ci-dessus que la vie, réduite à sa notion la plus simple et +la plus générale, est essentiellement caractérisée par le double +mouvement continu d'absorption et d'exhalation, dû à l'action réciproque +de l'organisme et du milieu ambiant, et propre à maintenir, entre +certaines limites de variation, pendant un temps déterminé, l'intégrité +de l'organisation. Il en résulte que, envisagé à un instant quelconque +de sa durée, tout corps vivant doit nécessairement présenter, dans sa +structure et dans sa composition, deux ordres de principes très +différens: les matières absorbées, à l'état d'assimilation; les matières +exhalées, à l'état de séparation. Telle est la vraie source primordiale +de la grande distinction anatomique entre les élémens et les produits +organiques. Les corps absorbés, quand ils ont été complétement +assimilés, constituent seuls, en effet, les véritables matériaux de +l'organisme proprement dit; les substances exhalées, soit solides, soit +fluides, après leur entière séparation, sont devenues réellement +étrangères à l'organisme, où elles ne pourraient, en général, long-temps +séjourner sans danger. Considérés à l'état solide, les vrais élémens +anatomiques se trouvent toujours nécessairement en continuité de tissu +avec l'ensemble de l'organisme; s'il s'agit d'élémens fluides, soit +stagnans, soit circulans, ils reposent constamment dans la profondeur +même du tissu général, dont ils sont également inséparables. Quant aux +simples produits, au contraire, ils ne sont jamais que déposés, pour un +temps plus ou moins limité, à la surface extérieure ou intérieure de +l'organisme, avec laquelle ils ne sauraient contracter aucune véritable +continuité. Sous le point de vue dynamique, les différences ne sont pas +moins caractéristiques. En effet, les élémens proprement dits doivent +seuls être envisagés comme réellement vivans; seuls ils participent au +double mouvement vital; seuls ils croissent ou décroissent par +intùs-susception. Avant même d'être finalement excrétés, les produits +sont déjà des substances essentiellement mortes, qui ne croissent que +par une juxta-position purement inorganique, et dont les altérations +chimiques ultérieures, indépendantes de l'action vitale, sont +nécessairement identiques à celles que ces substances pourraient +éprouver, en-dehors de l'organisme, sous de semblables influences +moléculaires. + +Quelque inattaquable que soit, en principe, cette conception +fondamentale, son application peut présenter, en certains cas, de +véritables difficultés, pour opérer, entre les élémens et les produits, +une exacte et judicieuse séparation, lorsque, comme il arrive souvent, +ils se combinent dans une même disposition anatomique afin de concourir +à une même fonction. Tous les produits, en effet, ne sont point, ainsi +que la sueur, l'urine, les fèces, etc., destinés à être plus ou moins +immédiatement expulsés sans aucun usage ultérieur dans l'économie +organique. Plusieurs autres, tels que la salive, les sucs gastriques, la +bile, etc., exercent, comme substances extérieures, et en vertu de leur +composition chimique, une action indispensable pour préparer, chez tous +les êtres un peu élevés, l'assimilation des matériaux organiques. Ces +corps devenant ainsi susceptibles de rentrer réellement, du moins en +partie, dans l'organisme, on peut éprouver beaucoup d'embarras à fixer, +avec une scrupuleuse précision, le vrai moment où ils cessent d'être de +simples produits pour se transformer en véritables élémens, c'est-à-dire +le passage rigoureux de l'état inorganique à l'état organique, de la +mort à la vie. Ainsi, par exemple, le chyle, considéré sur l'intestin, +n'est, incontestablement, qu'un produit, tandis que, après son +absorption, il finit bientôt par se convertir en élément fluide, sans +qu'on puisse aujourd'hui assigner rigoureusement à quelle époque +précise il change de caractère. Mais de telles incertitudes sont, en +réalité, trop peu considérables, et elles tiennent trop évidemment à +l'extrême imperfection actuelle de notre analyse des phénomènes vitaux, +pour ébranler, en aucune manière, la distinction fondamentale entre les +produits et les élémens de l'organisme, si clairement indiquée, en +principe, par la définition même de l'état vital, et si nettement +établie, en fait, par tant d'irrécusables comparaisons. Il convient, +néanmoins, de remarquer encore, à ce sujet, afin d'avoir signalé toutes +les principales sources de difficultés, que, en d'autres circonstances, +certains produits, surtout parmi les solides, sont étroitement unis à de +vrais élémens anatomiques dans la structure de certains appareils, +auxquels ils fournissent des moyens essentiels de perfectionnement. +Telles sont, par exemple, la plupart des productions épidermiques, les +poils, et éminemment les dents proprement dites. En général, cette +notion forme une des bases indispensables de l'importante en lumineuse +théorie du _phanère_, si heureusement créée par M. de Blainville, et que +j'aurai l'occasion naturelle de caractériser ultérieurement. Mais, sous +ce point de vue, une dissection délicate et éclairée, la seule +considération de la position qui est toujours extérieure quant à la +partie purement produite de l'appareil, et même une analyse judicieuse +de l'ensemble de la fonction, doivent constamment dissiper toute +incertitude, et permettent, en effet, d'assigner, avec une sévère +exactitude, ce qu'il y a de vraiment organique et de simplement +inorganique dans la structure proposée, quelque équivoque que son +caractère puisse d'abord paraître à un anatomiste mal préparé. On +conçoit, toutefois, que la considération de ces cas litigieux ait dû +donner lieu à beaucoup de fausses appréciations, avant que le principe +général propre à les rectifier eût pu être distinctement saisi. C'est +ainsi que Bichat a confondu les dents parmi les os, et qu'il a érigés en +tissus, à la suite du tissu cutané, l'épiderme et les poils. Quelque +naturelle, et même inévitable, que fût à cette époque une semblable +erreur, sa rectification n'en avait pas moins, évidemment, une +importance capitale; car, une telle confusion s'opposait directement à +toute définition nette et générale de l'idée de _tissu_, ou plutôt +d'_élément anatomique_, qui pouvait devenir dès lors entièrement vague +et indéterminée. Enfin, il convient de remarquer ici que cet +éclaircissement fondamental devait être nécessairement un des résultats +les plus immédiats d'une application large et rationnelle de la méthode +comparative au grand principe de philosophie anatomique établi par +Bichat. La considération approfondie de l'ensemble de la hiérarchie +animale montre, en effet, de la manière la plus sensible, que ces +parties inorganiques, qui, dans l'homme, paraissent inséparables de +l'appareil essentiel, n'y constituent réellement, au contraire, que de +simples moyens de perfectionnement, dont l'introduction graduelle +s'opère toujours à des termes assignables de la série biologique +ascendante. + +Ainsi, malgré ces divers ordres de difficultés, la distinction +fondamentale de M. de Blainville entre les élémens anatomiques et les +produits organiques, quoiqu'elle ne soit pas encore habituellement +employée par la masse des anatomistes, me paraît devoir être regardée +comme irrévocablement acquise au domaine essentiel de la philosophie +anatomique, où elle constitue désormais le complément nécessaire et même +l'épuration indispensable de l'idée-mère de Bichat, qui, sans une telle +explication, ne saurait avoir, à mes yeux, un caractère vraiment +rationnel. Ce n'est point à dire, sans doute, que l'étude des produits +doive être aucunement négligée par les anatomistes. Elle a, évidemment, +au contraire, d'après les indications précédentes, une extrême +importance pour la physiologie, dont les principaux phénomènes seraient +radicalement inintelligibles, si on ne prenait profondément en +considération la constitution exacte des divers produits et les +différentes modifications qu'ils comportent. Comment pourrait-on se +former aucune idée nette du grand phénomène de l'exhalation, qui +constitue l'un des deux élémens généraux de l'état vital, si l'on ne +compare point convenablement, avec la nature de l'organisme exhalant, +celle du produit exhalé, à un degré quelconque de l'échelle biologique? +D'ailleurs, tout produit devant ordinairement séjourner, pendant un +temps plus ou moins long, et quelquefois très étendu, à la surface +intérieure ou extérieure de l'organisme, il exerce nécessairement sur +lui, comme corps étranger, une action souvent très prononcée, dont +l'analyse est indispensable. Enfin, cette nécessité devient plus +spécialement évidente à l'égard des produits qui doivent, sous une autre +forme, rentrer ultérieurement dans l'organisme, aussi bien qu'envers +ceux destinés à s'incorporer anatomiquement, d'une manière permanente, +aux élémens proprement dits, conformément à l'explication ci-dessus +indiquée. Mais c'est surtout en étudiant la vie pathologique qu'on doit +éprouver le plus vivement le besoin profond d'une exacte connaissance de +toutes les classes de produits. Soit qu'on les envisage comme +résultats, ou comme modificateurs, leur considération fournit +habituellement les indices les moins irrécusables et les plus précis des +principales altérations organiques, et présente en même temps la +véritable origine d'un grand nombre d'entre elles. Ainsi, sous aucun +rapport, la théorie des produits organiques ne perdra rien de son +importance primitive pour être désormais soigneusement séparée de +l'étude des vrais élémens anatomiques: et, au contraire, cette +séparation rationnelle, en élaguant sans retour de faux rapprochemens, +tend à fixer, d'une manière bien plus directe, l'attention spéciale des +biologistes sur la participation réelle des produits organiques à +l'ensemble des phénomènes vitaux, soit normaux, soit anormaux. Il +résulte seulement du concours des considérations précédentes que, dans +l'ordre des spéculations purement anatomiques, c'est-à-dire quant à la +notion statique de l'organisme, l'étude des produits devra être +effectivement classée comme secondaire à la suite de la théorie des +élémens proprement dits, et avant de procéder à la combinaison de +ceux-ci en organes et finalement en appareils. Car, il est maintenant +incontestable que ces élémens constituent seuls la trame fondamentale +dont l'organisme est essentiellement formé, et d'où l'on pourrait, du +moins abstraitement, concevoir retirés tous les simples produits, sans +que l'idée générale d'organisation cessât réellement de subsister. + +La considération des produits organiques étant une fois rationnellement +écartée de la véritable analyse anatomique, cette analyse a pu acquérir +dès lors un caractère de plénitude et de netteté, qui était +primitivement impossible, faute d'un principe suffisamment circonscrit. +Ainsi, l'on a pu entreprendre enfin une exacte énumération de tous les +vrais élémens anatomiques, soit solides, soit fluides, tandis que +Bichat, pour ne point tomber dans un vague indéfini, avait dû se borner +à l'examen des seuls élémens solides, auxquels la notion de _tissu_ +était exclusivement applicable. D'un autre côté, la classification de +ces tissus d'après leurs véritables relations générales, et même leur +réduction philosophique à un seul tissu fondamental diversement modifié +suivant des lois déterminées, ont pu remplacer l'ordre purement factice +et essentiellement arbitraire que Bichat avait dû suivre dans leur +étude. Telles sont les deux autres transformations capitales, +nécessairement co-relatives, qu'une heureuse application générale de la +méthode comparative a fait subir jusqu'ici à la grande théorie +anatomique de Bichat. Ces deux derniers ordres de perfectionnemens, qui +nous restent maintenant à caractériser, seraient l'un et l'autre +évidemment impossibles, ou du moins illusoires, s'ils n'étaient point +conçus comme subordonnés à la séparation primordiale entre les élémens +et les produits, qui peut seule circonscrire, d'une manière réellement +scientifique, le véritable champ général de l'analyse anatomique +fondamentale. Occupons-nous d'abord de la première considération, qui se +rattache nécessairement à la grande question de la vitalité des fluides +organiques, sur laquelle les idées sont encore loin, ce me semble, +d'être suffisamment fixées. + +Un premier coup d'oeil sur l'ensemble de la nature organique, depuis +l'homme jusqu'au végétal, montre clairement que tout corps vivant est +continuellement formé d'une certaine combinaison de solides et de +fluides, dont les proportions varient d'ailleurs, suivant les espèces, +entre des limites très écartées. La définition même de l'état vital +suppose évidemment l'harmonie nécessaire de ces deux sortes de principes +constituans, mutuellement indispensables. Car, ce double mouvement +intestin de composition et de décomposition permanentes, qui caractérise +essentiellement la vie générale, ne saurait être conçu, à aucun degré, +dans un système entièrement solide. D'un autre côté, indépendamment de +ce qu'une masse purement liquide, et à plus forte raison gazeuse, ne +pourrait exister sans être circonscrite par une enveloppe solide, il est +clair qu'elle ne saurait comporter aucune véritable organisation, sans +laquelle la vie proprement dite devient inintelligible. Si ces deux +idées-mères de vie et d'organisation n'étaient point nécessairement +co-relatives, et par suite réellement inséparables, on pourrait +concevoir que la première appartient essentiellement aux fluides, comme +seuls éminemment modifiables, et la seconde aux solides, comme seuls +susceptibles de structures déterminées, ce qui reproduirait, sous un +autre aspect philosophique, l'évidente nécessité de cette harmonie +fondamentale entre les deux ordres d'élémens organiques. L'examen +comparatif des principaux types de la hiérarchie biologique confirme, en +effet, ce me semble, comme règle générale, que l'activité vitale +augmente essentiellement à mesure que les élémens fluides prédominent +davantage dans l'organisme, tandis que la prépondérance croissante des +solides y détermine, au contraire, une plus grande persistance de l'état +vital. Depuis long-temps, tous les biologistes philosophes avaient déjà +signalé cette loi incontestable, en considérant seulement la série des +âges, d'où Bichat surtout la fit si nettement ressortir. + +Ces réflexions me paraissent propres à établir clairement que la +controverse si agitée quant à la vitalité des fluides repose +essentiellement, ainsi que tant d'autres controverses fameuses, sur une +position vicieuse de la question; puisqu'une telle co-relation +nécessaire entre les solides et les fluides exclut aussitôt, comme +également irrationnels, l'humorisme et le solidisme absolus. Pourvu +qu'on écarte, bien entendu, la considération des simples produits, qui +d'ailleurs peuvent être solides autant que fluides, on ne saurait douter +que les vrais élémens fluides de l'organisme ne manifestent une vie tout +aussi réelle que celle des solides. Il paraît même incontestable +aujourd'hui que les fondateurs de la pathologie moderne, dans leur +réaction si nécessaire contre l'antique humorisme, ont beaucoup trop +négligé d'avoir égard, pour la théorie des maladies, aux altérations +directes et spontanées dont les fluides organiques, et surtout le sang, +sont éminemment susceptibles, en vertu de leur composition si complexe. +Du point de vue philosophique, on devait, sans doute, trouver étrange +que les élémens anatomiques les plus actifs et les plus modifiables +n'eussent point une participation capitale, tantôt primitive, tantôt +consécutive, aux perturbations générales de l'organisme vivant. Mais, +d'une autre part, il n'est pas moins certain que les fluides, animaux +ou végétaux, cessent de vivre aussitôt qu'ils se trouvent en dehors de +l'organisme, comme, par exemple, le sang extrait des vaisseaux: ils +perdent alors toute organisation proprement dite, et ils subissent +seulement les réactions moléculaires compatibles avec leur composition +chimique et avec la nature du milieu où ils sont placés. La vitalité des +fluides, envisagés isolément, constitue donc une question mal définie, +et par suite interminable. + +Toutefois, en considérant les divers principes immédiats propres à la +composition si hétérogène des fluides organiques, il y a lieu de +poursuivre, à leur égard, une recherche générale très positive quoique +fort difficile, et qui, peu avancée jusqu'ici, présente réellement un +haut intérêt philosophique, pour achever de fixer nos idées +fondamentales sur la véritable vitalité des fluides anatomiques. La vie +de ces fluides étant désormais hors de doute, on doit se proposer, en +effet, de déterminer, autant que possible, dans quels de leurs principes +immédiats elle réside essentiellement; car on ne saurait, évidemment, +admettre que tous vivent indistinctement. Ainsi, par exemple, le sang +étant formé d'eau en majeure partie, il serait absurde de concevoir un +tel véhicule inerte comme participant à la vie incontestable de ce +fluide; mais alors quel en est, parmi les autres principes immédiats, +le véritable siége? L'anatomie microscopique a entrepris, de nos jours, +de répondre à cette question capitale, en plaçant ce siége dans les +globules proprement dits, qui seraient seuls à la fois organisés et +vivans. Une telle solution, quelque précieuse qu'elle soit en effet, ne +peut cependant, à mon avis, être encore envisagée que comme une simple +ébauche. Car, on admet en même temps, d'après l'ensemble des +observations, que ces globules, quoique affectant toujours une forme +déterminée, se rétrécissent de plus en plus à mesure que le sang +artériel passe dans un ordre inférieur de vaisseaux, c'est-à-dire en +avançant vers le lieu de son incorporation aux tissus; et qu'enfin, à +l'instant précis de l'assimilation définitive, il y a liquéfaction +complète des globules. Or, quelque naturelle que doive paraître, en +elle-même, cette dernière condition, elle semble directement +contradictoire au principe de l'hypothèse fondamentale, puisque, d'après +ce principe, le sang cesserait donc d'être réputé vivant au moment même +où s'accomplit son plus grand acte de vitalité. D'un autre côté, cette +hypothèse n'a pas encore été assez sévèrement soumise à une +contre-épreuve générale, qui, purement négative, est néanmoins +indispensable. Elle consiste à reconnaître l'existence des vrais +globules comme exclusivement caractéristique des fluides réellement +vivans, en opposition à ceux qui, en qualité de simples produits, sont +essentiellement inertes, et qui présentent beaucoup de particules +solides suspendues, si aisément susceptibles d'être confondues avec les +globules proprement dits, malgré la forme déterminée par laquelle ces +derniers sont principalement définis. Les observations microscopiques +sont, par leur nature, trop délicates, et jusqu'ici trop fréquemment +illusoires, pour que ce point essentiel de doctrine anatomique puisse +encore être regardé comme irrévocablement établi. + +Quoi qu'il en soit de ces divers éclaircissemens généraux qui restent +encore à désirer sur la vitalité précise des élémens fluides de +l'organisme, il demeure nécessairement incontestable que l'étude +statique des corps vivans serait radicalement incomplète, et ne +constituerait qu'une très insuffisante préparation à leur étude +dynamique, si un tel ordre d'élémens n'était point désormais compris, au +même titre que les élémens solides ou tissus proprement dits, dans le +domaine fondamental de l'analyse anatomique. Telle est la lacune +capitale qu'avait laissée le grand traité de Bichat. Mais, malgré +l'évidente nécessité de cet immense complément, il n'en faut pas moins +continuer à regarder, dans l'ordre rationnel des spéculations +anatomiques, tout aussi bien que d'après la marche historique de leur +développement, l'anatomie des solides comme devant toujours précéder et +préparer l'anatomie des fluides: en sorte que, si Bichat n'a pu +entreprendre l'ensemble du travail, il a cependant commencé par le +véritable point de départ philosophique. On conçoit, en effet, que, sous +le point de vue physiologique, la considération des fluides devienne +peut-être encore plus importante que celle des solides, du moins en ce +qui concerne la vie organique proprement dite, c'est-à-dire la vie +végétative fondamentale. Sous le point de vue purement anatomique, au +contraire, l'étude des solides doit être nécessairement prépondérante, +puisque c'est en eux que réside essentiellement l'organisation bien +caractérisée. En même temps, l'anatomie des fluides, beaucoup plus +délicate et plus difficile, et jusqu'à présent si imparfaite, ne saurait +être entreprise avec succès qu'après que l'esprit, et même les sens, ont +été convenablement disposés par une étude préalable, suffisamment +approfondie, de l'anatomie des solides. Les obstacles caractéristiques +que présente l'exploration anatomique des élémens fluides de +l'organisme, résultent nécessairement, en général, d'une sorte de cercle +vicieux fondamental, tenant à l'impossibilité évidente d'étudier ces +fluides dans l'organisme même, combinée avec la désorganisation presque +immédiate qui accompagne leur extraction. Comme l'inspection anatomique +proprement dite devient alors impraticable, on ne peut plus appliquer +que deux moyens essentiels d'observation directe, l'examen +microscopique, et surtout l'exploration chimique. Or, l'un et l'autre +procédé, et principalement le second, qui est pourtant le plus précieux +et le plus décisif, doivent être éminemment contrariés par cette rapide +désorganisation. Voilà surtout pourquoi les chimistes, lors même qu'ils +ne confondent pas, suivant leur coutume jusqu'ici presque invariable, +les élémens et les produits de l'organisme, nous donnent habituellement +de si fausses et si incohérentes notions de la vraie constitution +moléculaire des fluides organisés, qu'ils n'ont le plus souvent +examinés, à leur insu, que dans un état de décomposition plus ou moins +avancée. D'après un tel ensemble de difficultés capitales, on conçoit +que l'anatomie des fluides serait à peu près inextricable, si l'on ne +parvenait à l'éclairer indirectement par la lumière générale que doit +répandre sur elle l'étude préalable de l'anatomie des solides, dans +laquelle consiste d'ailleurs essentiellement la connaissance +fondamentale de l'organisme, envisagé sous l'aspect statique. Il +serait, du reste, superflu d'expliquer expressément, à ce sujet, que la +même règle qui prescrit de placer l'étude anatomique des fluides à la +suite de celle des solides exige également, par des motifs entièrement +analogues, que les diverses parties de la première soient aussi +examinées dans l'ordre successif de la condensation décroissante, en +considérant d'abord les élémens semi-liquides, tels que la graisse, +ensuite les vrais liquides, comme le sang, et enfin les élémens à l'état +de vapeur ou de gaz, dont l'admission, quoique encore incertaine, paraît +indispensable, et qui seront toujours nécessairement les plus mal +connus. + +Telles sont les indications générales que je devais présenter ici sur la +véritable extension et sur la délinéation principale du domaine +fondamental de l'analyse anatomique, constituée avec la plénitude +rationnelle qu'ont dû lui attribuer les successeurs de Bichat. Ayant +ainsi graduellement reconnu l'anatomie des tissus proprement dits comme +la base indispensable de tout le système anatomique, il nous reste +maintenant à considérer directement cette anatomie elle-même sous un +point de vue général, qui, plus restreint, par sa nature, que les deux +précédens, n'en est pas moins aussi essentiel. Il s'agit d'examiner le +principe philosophique de la classification rationnelle des divers +tissus, d'après leur mutuelle filiation anatomique. Ce dernier ordre des +perfectionnemens introduits, dans la grande conception anatomique de +Bichat, sous l'influence de la méthode comparative, était également +nécessaire pour achever de constituer rationnellement le principe +fondamental, soit en circonscrivant, avec une précision sévère, l'idée +primitive de tissu, soit en assignant à l'analyse anatomique ses +véritables limites générales, au-delà desquelles l'esprit humain se +consumerait nécessairement en de vagues et illusoires spéculations. + +L'analyse anatomique de l'organisme humain présente, par sa nature, une +complication trop profonde, pour qu'il soit possible, en la poursuivant +exclusivement, de se former une juste idée de la vraie constitution +fondamentale des divers tissus organiques, sans exagérer leurs +différences réelles, et sans méconnaître les lois de leur filiation +successive. À la vérité, l'étude approfondie des principales phases de +développement peut remplacer, à un certain degré, à cet égard comme à +tout autre, la comparaison des types essentiels de la hiérarchie +biologique. Mais, sous ce rapport surtout, une telle ressource n'en est +pas moins nécessairement insuffisante. Car, les premières phases du +développement humain, dont l'importance anatomique est évidemment +prépondérante, sont trop rapides et trop peu distinctes, elles sont, en +outre, trop peu accessibles à toute observation directe et complète, +pour qu'un semblable moyen d'exploration, quelque précieux qu'il soit +d'ailleurs, puisse jamais servir de base exclusive à la découverte des +véritables principes de l'analogie anatomique. Il était donc inévitable +que, en se bornant, comme a dû le faire Bichat, à la seule considération +de l'homme, la nature caractéristique des différens tissus, et surtout +leurs vraies relations générales, restassent d'abord essentiellement +inconnues. Aussi est-ce uniquement depuis que l'anatomie des tissus a pu +être soumise à une étude comparative dans l'ensemble de la série +organique, que l'on commence à établir des notions justes et définitives +sur l'organisation fondamentale des corps vivans, envisagés comme +nécessairement assujétis à des lois uniformes de structure et de +composition. + +Par un premier examen anatomique de l'échelle biologique, on reconnaît +aussitôt que le tissu cellulaire forme la trame essentielle et primitive +de tout organisme, puisqu'il est le seul qui se retrouve constamment à +chaque degré quelconque. Tous ces divers tissus, qui, chez l'homme, +paraissent si multipliés et si distincts, perdent successivement tous +leurs attributs caractéristiques à mesure qu'on parcourt la série +descendante, et tendent toujours davantage à se fondre entièrement dans +le tissu cellulaire général, qui reste enfin l'unique base de +l'organisation végétale, et peut-être même du dernier mode de +l'organisation animale. En remontant, aussi loin qu'on a pu le tenter +jusqu'ici, vers l'origine de l'état embryonnaire propre aux organismes +les plus élevés, on a lieu de croire que la même structure fondamentale +se retrouve essentiellement. Mais, quoi qu'il en soit, la saine anatomie +comparée ne peut laisser aucun doute à ce sujet. Nous devons surtout +remarquer ici que la nature d'une telle organisation élémentaire et +commune se présente pleinement en harmonie philosophique avec ce qui +constitue le fonds nécessaire et uniforme de la vie générale, réduite à +son extrême simplification abstraite. Car, le tissu cellulaire, sous +quelque forme qu'on le conçoive, est éminemment apte, par sa structure, +à cette absorption et à cette exhalation fondamentales, dans lesquels +consistent les deux parties essentielles du grand phénomène vital. À +l'origine inférieure de la hiérarchie biologique, l'organisme vivant, +placé dans un milieu invariable, se borne réellement à absorber et +exhaler par ses deux surfaces, entre lesquelles circulent ou plutôt +oscillent les fluides destinés à l'assimilation et ceux qui résultent +de la désassimilation. Or, pour d'aussi simples fonctions générales, +l'organisation celluleuse est évidemment suffisante, sans la +participation d'aucun tissu plus spécial. Telle est donc nécessairement +la base primitive de l'organisme universel. Mais, pour compléter cette +conception fondamentale des tissus organiques, de manière à la rendre +réellement applicable, il était indispensable de déterminer suivant +quelles lois le tissu primordial se modifie peu à peu pour engendrer +successivement tous les autres avec les divers attributs qui d'abord +empêchaient d'apercevoir leur véritable origine commune. C'est ce que +l'anatomie comparée a déjà commencé aussi à établir nettement, toujours +guidée par ce même principe, également simple et lumineux, qui consiste +à regarder les différens tissus secondaires comme plus profondément +éloignés du tissu générateur à mesure que leur première apparition se +manifeste dans des organismes plus spéciaux et plus élevés. + +Ces modifications caractéristiques du tissu fondamental doivent être, en +général, distinguées en deux classes principales: les unes, plus +communes et moins profondes, se bornent essentiellement à la simple +structure; les autres, plus intimes, et plus spéciales, atteignent +aussi jusqu'à la composition elle-même. + +Dans le premier ordre, la transformation la plus directe et la plus +répandue donne naissance au tissu dermeux proprement dit, qui constitue +le fond nécessaire de l'enveloppe organique générale, soit extérieure, +soit intérieure. Ici, la modification se réduit à une pure condensation, +diversement prononcée, chez l'animal, suivant que la surface doit être, +comme à l'extérieur, plus exhalante qu'absorbante, ou en sens inverse à +l'intérieur. Cette première transformation, quelque simple et commune +qu'elle soit, n'est pas même rigoureusement universelle: il faut +s'élever déjà à un certain degré de l'échelle biologique pour +l'apercevoir nettement caractérisée. Non-seulement, dans la plupart des +derniers animaux, il n'y a pas de différence essentielle d'organisation +entre les deux parties, intérieure et extérieure, de la surface +générale, qui peuvent, comme on le sait depuis long-temps, se suppléer +mutuellement: mais, en outre, si l'on descend un peu davantage, on ne +reconnaît plus aucune disposition anatomique qui distingue notablement +l'enveloppe d'avec l'ensemble de l'organisme, dès lors devenu +uniformément celluleux. + +Une condensation croissante, et plus ou moins également répartie, du +tissu générateur, détermine, à partir du derme proprement dit, et à un +degré plus élevé de la série organique, trois tissus distincts mais +inséparables, qui sont destinés, dans l'économie animale, à un rôle très +important quoique passif, soit comme enveloppes protectrices des organes +nerveux, soit comme auxiliaires de l'appareil locomoteur. Ce sont les +tissus fibreux, cartilagineux, et osseux, dont l'analogie fondamentale +était trop manifeste, malgré l'insuffisance des moyens primitifs de +l'analyse anatomique, pour avoir échappé au coup d'oeil de Bichat, qui +les classa soigneusement dans leur ordre rationnel. M. Laurent, dans son +projet de nomenclature systématique, a judicieusement fixé ce +rapprochement incontestable, en proposant l'heureuse dénomination de +tissu _scléreux_, pour caractériser l'ensemble de ces trois tissus +secondaires, envisagés sous un point de vue commun. La rationnalité +d'une telle considération est d'autant plus évidente, que, en réalité, +les différens degrés de la consolidation tiennent essentiellement ici au +dépôt, dans le réseau celluleux, d'une substance hétérogène, soit +organique, soit inorganique, dont l'extraction ne laisse aucun doute sur +la véritable nature du tissu. Quand, au contraire, par une dernière +condensation directe, le tissu fondamental devient lui-même plus +compacte, sans s'encroûter de matière étrangère, on passe alors à une +nouvelle modification principale, où l'imperméabilité devient compatible +avec la souplesse, ce qui caractérise le tissu séreux, ou plus +exactement _kysteux_ (suivant la dénomination de M. Laurent), dont la +destination propre consiste, soit à s'interposer entre les divers +organes mobiles, soit surtout à contenir des liquides, stagnans ou +circulans. + +Le second ordre général de transformations du tissu primitif donne lieu +aux deux sortes de tissus secondaires qui distinguent le plus +profondément l'organisme animal, considéré dans tous les êtres nettement +prononcés; ce sont, d'abord le tissu musculaire, et ensuite le tissu +nerveux, qui doivent, sans doute, se manifester essentiellement au même +degré de l'échelle animale. Pour chacun d'eux, la modification +principale est surtout caractérisée par l'intime combinaison anatomique +du tissu fondamental avec un élément organique spécial, semi-solide, et +éminemment vivant, qui, dans le premier cas, a reçu depuis long-temps le +nom de _fibrine_, dont l'usage a naturellement suggéré à M. de +Blainville, pour le second cas, la dénomination parfaitement +correspondante de _neurine_. + +Ici, la transformation du tissu générateur devient tellement profonde, +qu'il est très difficile de la constater directement, et surtout de la +découvrir, dans les organismes supérieurs, ce qui serait néanmoins +nécessaire afin d'étudier, d'une manière pleinement rationnelle, les +deux substances caractéristiques. Toutefois la suite des analogies +fournies par l'anatomie comparée ne paraît aujourd'hui laisser, en +principe, aucun doute sur la réalité d'une telle constitution. On doit +seulement désirer à ce sujet de connaître, avec plus de précision, le +mode effectif d'union anatomique de la substance propre, musculaire ou +nerveuse, avec le tissu fondamental. + +Ceux qui n'admettent point cette théorie, sont obligés de concevoir +trois tissus primitifs au lieu d'un seul, le cellulaire, le musculaire, +et le nerveux. Mais la généralité supérieure ou plutôt l'exclusive +universalité du premier n'en demeure pas moins nécessairement un +résultat irrévocable de l'ensemble des comparaisons anatomiques. Or, +l'existence simultanée, dans certains organismes, de trois tissus +radicalement indépendans les uns des autres altérerait beaucoup la +perfection de la philosophie biologique, en rompant dès lors, par sa +base anatomique, l'admirable unité du monde organique, que l'esprit +humain avait enfin si péniblement constituée. Il me semble même évident +que, par-là, on ne maintiendrait plus, comme l'exige la nature +fondamentale de la science, une exacte harmonie générale entre le point +de vue statique et le point de vue dynamique. Car, malgré l'importance +capitale des fonctions sensoriales et locomotrices qui caractérisent +spécialement l'animalité proprement dite, on ne saurait douter que la +vie essentielle ne soit, au fond, toujours la même, et que ces +phénomènes plus éminens ne viennent simplement s'ajouter aux phénomènes +primitifs, comme moyens supérieurs de perfectionnement attribués aux +organismes élevés, ainsi que je l'ai établi dans le discours précédent. +À cette considération dynamique, doit donc naturellement correspondre, +dans l'ordre statique, celle d'un fonds commun et invariable +d'organisation primordiale, produisant successivement, par des +modifications de plus en plus profondes, tous les divers élémens +anatomiques spéciaux. Une telle manière de philosopher résulte ainsi de +l'usage légitime et rationnel du degré de liberté générale resté +facultatif, pour notre intelligence, par la nature des études +anatomiques, tant que les observations positives n'ont point directement +infirmé nos conceptions, ce qui certainement n'a pus lieu, du moins +jusque ici, dans le cas actuel. + +En examinant maintenant la principale subdivision de chacun des deux +grands tissus secondaires, soit musculaire, soit nerveux, on reproduit +l'équivalent très perfectionné de la distinction confusément ébauchée à +leur égard par Bichat, lorsqu'il distinguait, pour l'un et pour l'autre, +ce qui, chez l'homme, appartient à la vie animale, ou bien à la vie +organique. À ce caractère mal choisi et vaguement défini, par la nature +même de tels tissus, doit être désormais substituée une considération +vraiment anatomique, celle de la situation générale, en rapport constant +avec une modification plus ou moins notable mais toujours sensible de la +structure elle-même. L'analyse comparative démontre, en effet, soit pour +le système musculaire, soit pour le système nerveux, que l'organisation +du tissu devient d'autant plus spéciale et plus élevée qu'il est situé +plus profondément entre les deux surfaces intérieure et extérieure de +l'enveloppe animale. De là résulte naturellement la division rationnelle +de chacun de ces systèmes, en superficiel et profond, dont les +propriétés caractéristiques, quoique essentiellement les mêmes, offrent +des modifications anatomiques très appréciables dans la disposition et +dans la structure. Cette distinction est plus particulièrement +remarquable à l'égard du système nerveux, disposé, en premier lieu, sous +forme de cordons, et ensuite sous celle de ganglions, avec ou sans +appareil extérieur. + +Telle est, en aperçu philosophique, la vraie filiation générale des +tissus élémentaires dont l'étude approfondie constitue le sujet +essentiel de l'analyse anatomique fondamentale, qui n'a plus besoin que +d'être complétée, comme je l'ai précédemment expliqué, par une exacte +exploration des élémens fluides de l'organisme. Je sortirais entièrement +des limites nécessaires que prescrit la nature de ce traité, si je +tentais ici d'indiquer suivant quelles lois de composition doit +s'effectuer le passage rationnel de cette étude primordiale à celle des +parenchymes, de celle-ci à la théorie des organes, et enfin à l'étude +des appareils, dernier terme nécessaire de la synthèse anatomique, et +préparation immédiate à l'analyse physiologique. Quoique les transitions +successives entre ces divers ordres de notions pussent aisément donner +lieu à des considérations philosophiques d'un haut intérêt, elles +seraient maintenant d'autant plus déplacées que, la science anatomique +n'ayant jamais été traitée encore dans son ensemble suivant ce seul plan +rigoureusement rationnel, notre examen général ne trouverait point, à +cet égard, vu l'état présent de la science, ce préalable fondement +indispensable auquel j'ai toujours dû me rattacher soigneusement, et +sans lequel, en effet, ce traité général de philosophie positive, +dégénérait en une suite de traités philosophiques spéciaux, qu'il +m'était interdit d'entreprendre. Il me suffisait ici, à ce sujet, +d'avoir déjà nettement indiqué l'enchaînement méthodique des quatre +degrés généraux de la spéculation anatomique, sur lequel il ne saurait +actuellement rester, ce me semble, aucune incertitude réelle. Pour +terminer convenablement cet ensemble de réflexions relatives à la vraie +philosophie anatomique, il faut seulement ajouter encore quelques +simples considérations directes sur les limites nécessaires que notre +intelligence doit toujours s'imposer dans le perfectionnement positif de +l'analyse statique de l'organisme. Ce dernier trait, quoique purement +restrictif, me paraît essentiel pour compléter la définition du vrai +caractère général que je me suis efforcé d'assigner à cette analyse. + +L'unité fondamentale du règne organique exige nécessairement, sous le +point de vue anatomique, comme nous l'avons précédemment reconnu, que +tous les divers tissus élémentaires soient rationnellement ramenés à un +seul tissu primitif, terme essentiel de tout organisme, d'où ils +dérivent successivement par des transformations spéciales de plus en +plus profondes. C'est dans le perfectionnement général de cette +réduction finale, graduellement devenue plus complète, plus précise, et +plus nette, que doit surtout consister le progrès philosophique de la +véritable analyse anatomique. Quand une telle filiation ne laissera plus +aucune obscurité, quand les lois invariables de la transformation du +tissu générateur en chaque tissu secondaire seront enfin exactement +établies, on devra regarder la philosophie anatomique comme ayant acquis +tout le degré de perfection fondamentale compatible avec sa nature, +puisque dès-lors il y régnera ainsi une rigoureuse unité scientifique. +On ne pourrait tendre à dépasser ce but général (qui, ainsi que tout +autre type philosophique, ne sera jamais pleinement atteint), sans +s'égarer aussitôt dans cet ordre de recherches vagues, arbitraires, et +inaccessibles, qu'interdit si impérieusement le véritable esprit +fondamental de la philosophie positive. C'est pourquoi je ne puis +m'empêcher ici de signaler, en la déplorant, la déviation manifeste qui +existe aujourd'hui, à cet égard, principalement en Allemagne, parmi +quelques-unes des intelligences, d'ailleurs éminentes à plusieurs autres +titres, qui poursuivent maintenant les spéculations supérieures de la +science biologique. + +Peu satisfaits d'avoir conçu tous les tissus organiques comme +réductibles à un seul, ces esprits ambitieux ont tenté de pénétrer +au-delà du terme naturel de l'analogie anatomique, en s'efforçant de +former le tissu générateur lui-même par le chimérique et inintelligible +assemblage d'une sorte de monades organiques, qui seraient dès-lors les +vrais élémens primordiaux de tout corps vivant. L'abus des recherches +microscopiques, et le crédit exagéré qu'on accorde trop souvent encore à +un moyen d'exploration aussi équivoque, contribuent surtout à donner une +certaine spéciosité à cette fantastique théorie, issue d'ailleurs +évidemment d'un système essentiellement métaphysique de philosophie +générale. Il serait, ce me semble, impossible d'imaginer, dans l'ordre +anatomique, une conception plus profondément irrationnelle, et qui fût +plus propre à entraver directement les vrais progrès de la science. + +En considérant, dans le discours précédent, le système total de la +philosophie biologique, j'ai démontré combien il serait absurde et +illusoire de vouloir rattacher, en principe, le monde organique au monde +inorganique, autrement que par les lois fondamentales propres aux +phénomènes généraux qui leur sont nécessairement communs. Toutes les +spéculations positives, soit anatomiques, soit physiologiques, +directement relatives aux deux grandes notions inséparables de vie et +d'organisation, forment, par leur nature, un système rigoureusement +circonscrit, dans l'intérieur duquel on doit, sans doute, établir, +autant que possible, la plus parfaite unité, mais qui doit dire toujours +profondément séparé de l'ensemble des théories inorganiques, dont le +sujet ne saurait offrir aucun ordre de phénomènes réellement analogue. +Or, l'aberration anatomique que je viens de caractériser me paraît tenir +radicalement, par une incontestable filiation, à ce vain esprit d'une +fusion incompréhensible entre les deux élémens essentiels de la +philosophie naturelle. Elle se combine ordinairement, en effet, avec +cette autre aberration physiologique, exactement correspondante, qui +consiste à envisager la vie comme universellement répandue dans la +nature, sans distinction d'organique ou d'inorganique, et résidant +éminemment dans les molécules. Ces deux chimériques suppositions me +paraissent également contradictoires, l'une avec l'idée même +d'organisation, l'autre avec l'idée de vie, en conservant soigneusement +à ces deux termes indispensables leur exacte interprétation +scientifique, qui n'est, au fond, qu'une sage généralisation +philosophique de l'acception vulgaire. Il ne saurait y avoir, d'après +les seules définitions fondamentales, ni vie ni organisation, sans un +certain système indissoluble de parties plus ou moins hétérogènes +concourant à un but commun. En quoi pourrait donc consister réellement, +soit l'_organisation_, soit la _vie_, d'une simple monade? Que la +philosophie inorganique conçoive les corps comme finalement composés de +molécules indivisibles: cette notion est pleinement rationnelle, +puisqu'elle est parfaitement conforme à la nature des phénomènes +étudiés, qui, constituant le fonds général de toute existence +matérielle, doivent nécessairement appartenir, d'une manière +essentiellement identique, aux plus petites particules corporelles. +Mais, au contraire, la double aberration que nous considérons, et qui, +en termes intelligibles, revient réellement à se figurer les animaux +comme essentiellement formés d'animalcules, n'est qu'une intempestive et +absurde imitation d'une telle conception. L'une est aussi radicalement +opposée à la nature des phénomènes correspondans, que l'autre y est +heureusement adaptée: car, en admettant cette fiction irrationnelle, les +animalcules élémentaires seraient évidemment encore plus +incompréhensibles que l'animal composé, indépendamment de l'insoluble +difficulté qu'on aurait dès-lors gratuitement créée quant au mode +effectif d'une aussi monstrueuse association. Dans l'ordre +physiologique, tout bon esprit repousse sur-le-champ, par exemple, la +ridicule explication qu'on a osé quelquefois déduire sérieusement d'une +semblable doctrine quant au mouvement du sang, en l'attribuant à la +locomotion spontanée des animalcules globulaires. Chacun sent aussitôt, +à de tels égards, que la difficulté serait ainsi purement transposée, +sans préjudice des nombreux mystères intermédiaires qui deviendraient +indispensables à la transition. Mais n'en doit-il pas être de même, au +fond, sous le point de vue anatomique? Un organisme quelconque +constitue, par sa nature, un tout nécessairement indivisible, que nous +ne décomposons, d'après un simple artifice intellectuel, qu'afin de le +mieux connaître, et en ayant toujours en vue une recomposition +ultérieure. Or, le dernier terme de cette décomposition abstraite +consiste dans l'idée de tissu, au-delà de laquelle il ne peut réellement +rien exister en anatomie, puisqu'il n'y aurait plus d'organisation. +Tenter le passage de cette notion à celle de molécule, c'est, +évidemment, sortir de la philosophie organique pour entrer +irrationnellement dans la philosophie inorganique; et l'on a peine à +concevoir que l'orgueil spéculatif ait pu conduire à qualifier +d'_anatomie transcendante_ ce qui, par sa nature même, cesserait +nécessairement d'appartenir, sous aucun rapport, à la science +anatomique. Faudrait-il donc aujourd'hui regarder comme insuffisamment +démontré encore pour la biologie, ce qui est si pleinement reconnu pour +les plus simples sciences fondamentales, que nos théories positives ne +sauraient avoir d'autre but réel que l'établissement méthodique de +relations exactes entre des phénomènes analogues; et que, par +conséquent, toute tentative pour pénétrer l'origine première et le mode +essentiel de production des phénomènes, ou même seulement pour établir +une vaine assimilation entre des ordres de phénomènes radicalement +hétérogènes, doit être aussitôt exclue comme anti-scientifique? + +Il serait, sans doute, inutile ici de prolonger davantage cette +discussion, dont la nécessité est peu honorable pour notre état présent +de virilité intellectuelle. Elle conduit, ce me semble, à reconnaître, +sous un nouvel aspect philosophique, la théorie des tissus, telle que je +l'avais d'abord caractérisée, comme le dernier degré rationnel de la +saine analyse anatomique, en montrant que l'idée de _tissu_ constitue, +dans le système des spéculations organiques, le véritable équivalent +logique de l'idée de _molécule_, exclusivement adaptée à la nature des +spéculations inorganiques. + +Tel est l'ensemble des considérations très sommaires que je devais +présenter, dans cette leçon, sur l'esprit fondamental de la vraie +philosophie anatomique. On reconnaît ainsi, conformément à ce que j'ai +indiqué en commençant, que nous possédons enfin aujourd'hui toutes les +conceptions essentielles destinées à constituer rationnellement, sur ses +bases invariables, le système général de la science anatomique; mais +que, néanmoins, chez les esprits même les plus éminens, les deux pensées +principales de l'anatomie comparative et de l'anatomie textulaire ne +sont point encore assez complétement ni assez profondément combinées. +Cet état transitoire n'aura donc réellement cessé que lorsque la notion +irrationnelle de plusieurs anatomies hétérogènes et indépendantes aura +enfin été habituellement remplacée, comme il serait déjà possible de le +faire avec les matériaux existans, par la succession hiérarchique, +précédemment définie, des quatre degrés analytiques, mutuellement +complémentaires, qu'il faut désormais distinguer et coordonner dans la +spéculation anatomique. + + + + +QUARANTE-DEUXIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur la philosophie biotaxique. + +À l'analyse statique fondamentale des corps vivans, succède +nécessairement, dans le système rationnel de la philosophie biologique, +la coordination hiérarchique de tous les organismes connus, ou même +possibles, en une seule série générale, destinée ensuite à servir +habituellement de base indispensable à l'ensemble des spéculations +biologiques. Nous devons donc maintenant caractériser, d'une manière +directe, les principes essentiels de cette grande opération +philosophique. Tel est l'objet de la leçon actuelle. + +Quoique l'esprit fondamental de la vraie théorie logique des +classifications rationnelles soit, par sa nature, uniformément +applicable à tous nos ordres quelconques de conceptions positives, j'ai +déjà expliqué, dans la quarantième leçon, pourquoi la formation et le +développement d'une telle théorie avaient dû être essentiellement +réservés au système des études biologiques. J'ai même fait pressentir +dès-lors que l'organisme animal, précisément en vertu de sa complication +supérieure, et par la variété beaucoup plus prononcée qui en résulte +inévitablement dans sa disposition universelle, avait dû spontanément +offrir la plus ancienne et la plus parfaite application des principes +naturels de coordination inhérens à la raison humaine. On ne peut, en +effet, contempler le développement général de la science des corps +vivans depuis Aristote, sans être vivement frappé, sous ce rapport, de +cette circonstance remarquable, que, à toutes les époques, l'organisme +végétal paraît avoir été le sujet essentiel des principaux efforts +directement relatifs au perfectionnement de la classification +biologique; tandis que, en même temps, la considération des animaux +fournissait constamment, en réalité, le type fondamental destiné à +diriger les spéculations philosophiques correspondantes, toujours +d'autant plus heureuses qu'elles suivaient mieux ce guide naturel. Ce +double caractère fut spécialement sensible dans le mémorable mouvement +philosophique excité, à cet égard, pendant la seconde moitié du siècle +dernier, par la grande impulsion due à l'admirable génie classificateur +de Linné et à la raison profonde de Bernard de Jussieu. Les distinctions +essentielles propres aux divers organismes animaux sont trop prononcées +et trop évidentes, et, en même temps, les attributs communs de +l'animalité fondamentale sont trop incontestables, pour qu'une +classification plus ou moins rationnelle n'ait pas dû, dès l'origine de +la science, s'établir, en quelque sorte spontanément, dans leur étude +comparative, sans avoir besoin d'être précédée par aucune discussion +philosophique spéciale. Quelque imparfaite qu'ait été nécessairement, +dans ses dispositions secondaires, la classification zoologique +d'Aristote, elle était infiniment supérieure à tout ce qui pouvait être +alors tenté d'analogue envers les végétaux. Il est surtout très digne de +remarque que, même aujourd'hui, on puisse envisager, sans aucune +exagération, cette classification primordiale comme ayant été bien +plutôt justifiée et rectifiée, par l'ensemble des travaux ultérieurs, +que radicalement changée; tandis que l'inverse a eu lieu évidemment à +l'égard des classifications phytologiques. En dernière analyse, de +nombreux essais spontanés, sinon définitifs, du moins des plus +satisfaisans, de classification zoologique ont précédé de très loin +l'établissement des premiers principes de la vraie théorie taxonomique +universelle: au contraire, c'est seulement par une laborieuse +application systématique de ces règles fondamentales préalablement +découvertes qu'on a pu enfin, depuis un siècle au plus, entreprendre +avec quelque succès la coordination rationnelle des espèces végétales, +nécessairement trop peu prononcée pour comporter une manifestation +directe. Les considérations indiquées ci-dessus font aisément concevoir +l'explication générale d'une marche en apparence aussi étrange. + +Dans tous les genres quelconques de composition intellectuelle, soit +scientifique, soit littéraire, soit artistique, l'établissement réel des +principes élémentaires de logique positive destinés à diriger +méthodiquement la marche générale de notre entendement n'a jamais pu +avoir lieu qu'après un long exercice spontané des facultés +correspondantes, borné d'abord aux seuls cas où les conditions +fondamentales étaient assez prononcées pour que le génie naturel dût les +sentir immédiatement, quoique les difficultés caractéristiques y fussent +néanmoins assez grandes pour qu'un tel sentiment instinctif dût, en même +temps, échapper aux esprits vulgaires. Sans cet indispensable +développement préliminaire, les saines observations logiques n'auraient +pu avoir aucun fondement solide, sur lequel on pût élever des principes +vraiment efficaces, susceptibles, à leur tour, de perfectionner +ultérieurement, à un haut degré, l'essor primitif de notre intelligence, +soit en rectifiant ce qu'il y avait inévitablement d'incomplet et de +désordonné dans ses premières opérations, soit en l'appliquant à des cas +nouveaux et plus difficiles. Cette marche constante est particulièrement +incontestable sous le point de vue scientifique, où l'on aperçoit à la +fois avec plus d'évidence, à tous les égards importans, et la nécessité +des types intellectuels et leur formation spontanée. La théorie générale +des classifications rationnelles nous en offre ici un exemple capital et +irrécusable. Il est aisé de reconnaître, en effet, par l'examen attentif +des principaux ouvrages qui s'y rapportent, que tous les préceptes +essentiels dont elle se compose ont été fondés sur une judicieuse +analyse philosophique de l'ordre naturel qui caractérise le règne +animal, conformément à l'explication précédente. Nous ne saurions +concevoir quelle autre base réelle il eût été possible d'attribuer à ces +principes, à moins de se borner à quelques vagues généralités logiques, +radicalement équivoques, et nullement susceptibles de diriger avec +efficacité la marche ultérieure du génie classificateur. + +Mais, dans cette grande opération philosophique, où tous les esprits +originaux se proposaient pour but presque exclusif la coordination +rationnelle du seul règne végétal, en ne considérant essentiellement le +règne animal que comme un type naturel et indispensable, il importe +maintenant de remarquer que, par une heureuse réaction nécessaire, le +principal résultat effectif a jusqu'ici abouti finalement, au contraire, +au perfectionnement capital des classifications zoologiques, auquel on +avait d'abord à peine pensé. Nous avons même tout lieu de craindre +aujourd'hui, comme je l'expliquerai plus bas, que, par la nature trop +simple et trop uniforme de l'organisme végétal, les classifications +phytologiques ne puissent jamais s'élever beaucoup au-dessus de l'état +d'imperfection où ont dû les laisser les réformateurs du siècle dernier. +La mémorable série de leurs travaux est bien loin, sans doute, d'avoir +été inutile au progrès fondamental de notre intelligence: seulement, ce +qu'ils avaient entrepris pour le règne végétal a surtout profité au +règne animal. Il ne pouvait en être autrement, si l'on considère que la +même propriété caractéristique qui permettait à ce dernier règne de +servir de type primordial à la théorie taxonomique, devait aussi lui +rendre éminemment applicables tous les perfectionnemens issus des +principes généraux dont cette théorie se serait ainsi formée. On sent +néanmoins que le caractère essentiel de cette philosophie taxonomique +devait nécessairement rester encore incomplet et indécis, tant que la +classification végétale continuerait à y paraître le but principal des +efforts, et jusqu'à ce qu'on l'eût enfin conçue, d'une manière directe +et distincte, comme étant surtout destinée au perfectionnement de la +classification animale. C'est donc seulement par cette dernière +transformation que la théorie générale des classifications rationnelles, +quoique tous ses principes les plus importans fussent depuis long-temps +établis, a pu commencer à être constituée philosophiquement sur ses +bases définitives. Tel a été le plus précieux résultat des mémorables +travaux de l'illustre Lamarck pour perfectionner la classification +fondamentale des animaux inférieurs, à peine ébauchée par Aristote, et +si insuffisamment traitée par le grand Linné lui-même. L'heureuse +impulsion résultée de cet essai capital a dès-lors rapidement produit, +dans le premier quart de notre siècle, surtout en France et en +Allemagne, le développement rationnel et complet de la vraie philosophie +biotaxique, avec tous les attributs qui doivent la caractériser. +Quoique, pendant cette dernière époque, la considération des animaux ait +obtenu enfin, d'un aveu unanime, l'incontestable prépondérance qui lui +appartient, et que l'organisme végétal ait même été alors +essentiellement négligé, je n'hésite pas néanmoins à penser que cette +nouvelle disposition des intelligences finira par devenir, en réalité, +beaucoup plus utile au perfectionnement rationnel des classifications +phytologiques que la préoccupation exclusive qu'elles avaient dû +inspirer auparavant. Car, sous quelque point de vue qu'on l'envisage, le +règne végétal ne constitue philosophiquement que le terme le plus +inférieur de la grande hiérarchie biologique; en sorte que les méthodes +de classification qui lui sont propres ne sauraient être qu'un simple +prolongement judicieux de celles dont la valeur a été éprouvée dans +toute la série supérieure. En un mot, on fera désormais sciemment, à cet +égard, ce que jadis on faisait instinctivement; on ne peut donc mettre +en doute la rapidité et la sécurité bien plus grandes des progrès qui +s'accompliront sous cette nouvelle influence, du moins en tant que +l'organisation végétale peut réellement le permettre. Il serait +cependant indispensable, pour le perfectionnement général de la vraie +philosophie biologique, que, dans cette partie essentielle de la science +des corps vivans, ainsi que dans le partie anatomique et dans la partie +physiologique, les naturalistes contractassent enfin l'habitude +rationnelle de pousser jusqu'à ce terme extrême leurs considérations +relatives à l'ensemble de la série organique, qui ne sauraient jamais +être réellement complètes et définitives tant qu'elles ne s'étendent +point à l'organisme végétal. Mais une telle extension sera, sans doute, +la suite nécessaire de la direction éminemment philosophique dans +laquelle les zoologistes sont désormais irrévocablement engagés: la +principale difficulté consistait à s'élever enfin au vrai point de vue +général propre à là théorie fondamentale des classifications naturelles; +or, on peut affirmer aujourd'hui que l'esprit humain y est +définitivement placé. C'est ainsi que notre intelligence a, en quelque +sorte, acquis une faculté nouvelle, ou, pour mieux dire, qu'elle a +régularisé le développement de l'une de ses tendances primordiales, +jusque alors livrée à son seul essor instinctif, faute d'avoir pu +rencontrer plutôt le genre déterminé d'applications scientifiques qui +devait dévoiler ses véritables lois naturelles. + +Par cet ensemble de réflexions préliminaires, le caractère philosophique +qui doit distinguer la leçon actuelle se trouve nettement défini et +pleinement motivé. Quoique nous devions avoir essentiellement en vue +l'ensemble de la biotaxie, on reconnaît ainsi que la considération +prépondérante du seul règne animal constitue nécessairement notre sujet +immédiat et explicite, soit pour établir les bases rationnelles de la +théorie générale des classifications, soit pour apprécier son +application la plus capitale et la plus parfaite, double aspect sous +lequel nous devons examiner ici la philosophie biotaxique. + +Deux grandes notions philosophiques dominent la théorie fondamentale de +la méthode naturelle proprement dite, savoir: la formation des groupes +naturels; et ensuite leur succession hiérarchique. Ces deux conceptions +pourraient, sans doute, sous le point de vue logique, être aisément +résumées, comme on le verra ci-après, en un principe unique, puisque les +mêmes règles doivent, au fond, nécessairement présider, par des +applications plus ou moins abstraites et plus ou moins précises, à +l'accomplissement réel de ces deux sortes de conditions taxonomiques, +sans quoi la méthode ne serait point homogène. Mais il n'en est pas +moins indispensable, pour analyser plus nettement la méthode naturelle, +de séparer soigneusement ici ces deux ordres principaux de +considérations, qui correspondent à des opérations intellectuelles +vraiment distinctes, ou plutôt qui indiquent deux degrés inégaux et +successifs dans le développement général du génie classificateur. Il est +incontestable, en effet, que l'esprit humain a commencé à se former des +idées exactes de la vraie constitution des familles naturelles, soit à +l'égard des animaux, soit même envers les végétaux, dès le milieu du +seizième siècle, long-temps avant de s'être élevé à aucune vue nette et +directe sur l'ensemble de la hiérarchie organique. Aujourd'hui même, la +classification végétale est évidemment beaucoup plus parfaite sous le +premier aspect que sous le second. Enfin, pour confirmer pleinement +qu'une telle distinction est réellement conforme à la marche +fondamentale de notre intelligence, il suffirait, ce me semble, de +remarquer sa reproduction spontanée dans tous les cas taxonomiques, +malgré leur hétérogénéité. Ainsi, par exemple, en considérant le +mémorable commencement de classification philosophique que j'ai +précédemment signalé plusieurs fois en géométrie, au sujet des diverses +familles de surfaces, on peut y regarder l'établissement des véritables +groupes naturels comme étant déjà très avancé, tandis que jusqu'ici il +n'existe encore aucune conception générale destinée à soumettre tous les +différens groupes à une même hiérarchie rationnelle. La distinction +primitive de ces deux points de vue taxonomiques doit donc être +irrévocablement maintenue, quoiqu'il ne faille jamais oublier leur +indispensable combinaison finale. + +En considérant ainsi d'abord, d'une manière strictement isolée, la +formation des groupes naturels, elle consiste proprement à saisir, entre +des espèces plus ou moins nombreuses, un tel ensemble d'analogies +essentielles que, malgré leurs différences caractéristiques, les êtres +appartenant à une même catégorie quelconque, soient toujours, en +réalité, plus semblables entre eux qu'à aucun de ceux qui n'en font +point partie, sans que d'ailleurs on doive s'occuper encore ni de +l'ordre général à établir entre ces diverses agrégations partielles, ni +même de la distribution intérieure convenable à chacune d'elles. Si +cette classe préliminaire d'opérations taxonomiques devait rester +unique, elle présenterait, à certains égards, un caractère vague et même +arbitraire, puisque aucun principe rigoureux ne tendrait à y déterminer +le juste degré d'extension qui doit être assigné à chaque groupe +naturel, ce qui altérerait directement la propriété fondamentale de la +classification proposée; car, avec des groupes trop étendus, les +rapprochemens des espèces deviendraient presque illusoires, tandis que +des groupes trop restreints, et par suite trop multipliés, rendraient +les comparaisons presque impossibles. Aussi les naturalistes ont-ils, en +effet, long-temps attribué, surtout dans le règne végétal, des +acceptions générales très discordantes aux dénominations d'_ordre_, de +_famille_, et même de _genre_. Mais la difficulté principale d'une telle +circonscription doit essentiellement disparaître, quand on procède +ensuite à l'établissement de la hiérarchie fondamentale, qui, parvenue +à son entière perfection philosophique, finirait par assigner à chaque +espèce une place rigoureusement déterminée. Ces notions de _genre_, de +_famille_, de _classe_, etc., peuvent être alors nettement définies, +comme indiquant, dans cette hiérarchie totale, différentes sortes de +décompositions, constamment effectuées d'après certaines modifications +plus ou moins profondes du principe même qui a dirigé la formation de la +série générale. Le règne animal, considéré surtout dans sa partie +supérieure, est, en effet, le seul jusqu'ici où ces divers degrés +successifs aient pu être caractérisés d'une manière pleinement +scientifique. + +Il était sans doute inévitable et même indispensable que l'esprit humain +commençât ainsi, dans le développement graduel de la méthode naturelle, +par la construction successive des premiers groupes, non-seulement comme +essai nécessaire et spontané de ses facultés taxonomiques, mais aussi +afin de préparer, par une large simplification préliminaire, la +formation ultérieure de la hiérarchie générale, en y substituant +d'avance, à la comparaison directe, presque inextricable, de toutes les +espèces, la seule comparaison beaucoup plus facile des genres ou même +des familles. Par-là se trouvait heureusement éliminée, dès l'origine, +la partie la plus délicate et la moins certaine de l'opération totale, +celle qui consiste dans la rationnelle distribution intérieure de chaque +groupe naturel, laissée d'abord entièrement indéterminée. Quoique une +telle distribution doive nécessairement s'effectuer d'après les mêmes +principes fondamentaux qui auront déjà présidé à la coordination +hiérarchique des groupes eux-mêmes, il est néanmoins incontestable que +l'application de ces principes doit alors devenir bien plus équivoque, +et toutefois, à la vérité, bien moins importante, puisque la comparaison +n'y peut plus porter que sur des nuances peu prononcées et très +difficiles à caractériser avec une précision vraiment scientifique. +Aussi, malgré le grand perfectionnement actuel de la philosophie +zoologique, cette dernière partie de la méthode naturelle +présente-t-elle encore aujourd'hui beaucoup d'incertitude et une +disposition presque arbitraire. Elle eût donc, à plus forte raison, +profondément entravé l'ensemble de l'opération taxonomique, si elle n'en +avait pas été, dès l'origine, spontanément écartée, par la recherche +prépondérante, et même exclusive, des seuls groupes naturels. + +Mais, quelle qu'ait dû être l'indispensable utilité de cette marche +nécessaire pour le développement général de la vraie philosophie +biotaxique, la formation de ces groupes serait bien loin de constituer, +par elle-même, comme les botanistes sont trop souvent disposés à le +concevoir, la partie scientifique la plus importante de la méthode +naturelle, si ce n'est à titre de simple opération préliminaire. +L'établissement régulier des seules familles naturelles peut, sans +doute, fournir directement à la science biologique un instrument logique +susceptible de quelque efficacité; car, lorsque ces familles ont été +heureusement construites, les espèces qui s'y trouvent rapprochées +offrent nécessairement, soit dans leur organisation, soit dans leur vie, +une certaine similitude fondamentale, propre à simplifier et à faciliter +les diverses explorations biologiques, dès-lors essentiellement +réductibles à l'examen d'un seul cas de chaque groupe. Toutefois, une +telle propriété ne correspondrait nullement à la principale destination +philosophique de la méthode naturelle, désormais envisagée comme le +moyen rationnel le plus capital qui puisse appartenir à l'étude +générale, soit statique, soit dynamique, du système des corps vivans, +ainsi que je me suis tant efforcé de le faire sentir dans les deux +leçons précédentes. Sous ce point de vue fondamental, la condition +taxonomique essentielle consiste, en effet, en ce que la seule position +assignée à chaque organisme par la classification totale tende +spontanément à faire aussitôt ressortir l'ensemble de sa vraie nature +anatomique et physiologique, comparativement, soit à tous ceux qui le +précèdent, soit à tous ceux qui le suivent. C'est par-là surtout que la +méthode naturelle acquiert un caractère profondément scientifique, et +dévient infiniment supérieure aux plus heureux artifices mnémoniques, +avec lesquels elle est encore trop souvent confondue par les esprits +exclusivement bornés à l'étude de la philosophie inorganique. Pour tous +ceux qui ont dignement apprécié le vrai génie de cette méthode, la suite +des tableaux dont elle est finalement composée constitue réellement, +dès-lors, le résumé à la fois le plus exact et le plus concis du système +actuel des connaissances biologiques, et en même temps le principal +instrument logique de leur perfectionnement ultérieur. Or, la +classification rationnelle ne pourrait nullement posséder ces admirables +propriétés caractéristiques, si on la supposait seulement réduite à +l'établissement des familles naturelles, quand même toutes les espèces +s'y trouveraient groupées de la manière la plus satisfaisante, opération +qui, d'ailleurs, par sa nature, ne saurait être complétement réalisée +sans faire intervenir la considération prépondérante de la série +organique. Car, l'ordre essentiellement arbitraire qui régnerait alors, +de toute nécessité, entre les diverses familles, et la décomposition +non moins indéterminée de chacune d'elles en espèces, feraient aussitôt +radicalement disparaître cette aptitude fondamentale à la haute +comparaison anatomique ou physiologique, pour ne plus permettre +désormais que la recherche d'analogies à la fois partielles et +secondaires, comme le règne végétal nous le montre aujourd'hui si +évidemment. + +La méthode naturelle est donc principalement caractérisée, sous le point +de vue philosophique, par l'établissement général de la vraie hiérarchie +organique, réduite, si l'on veut, pour plus de facilité, à la simple +coordination rationnelle des genres, ou même des familles, dont le règne +animal nous offre seul aujourd'hui la réalisation inévitable, quoique +encore à l'état d'ébauche. Je n'ai pas besoin d'insister ici, d'une +manière directe et spéciale, sur l'importance prépondérante d'une telle +conception, déjà présentée, à tant d'égards essentiels, dans les deux +leçons précédentes, comme devant dominer l'ensemble des spéculations +biologiques, auquel seule elle peut donner une imposante unité +philosophique: les trois leçons suivantes nous offriront d'ailleurs +beaucoup d'occasions naturelles de faire ressortir, sous de nouveaux +aspects généraux, son admirable efficacité. On doit sentir aussi que +l'esprit de cet ouvrage m'interdit nécessairement toute discussion +formelle sur la réalité et la possibilité de cette grande coordination +hiérarchique, première base nécessaire de la saine philosophie +biologique, et rendue désormais inattaquable par la série des travaux +des modernes zoologistes. Les lecteurs auxquels une semblable +démonstration directe paraîtrait encore indispensable, reconnaîtraient, +ce me semble, par cela seul, que ce traité ne leur était point destiné: +nous ne pouvons ici remettre en question l'existence même de la science, +dont nous tentons uniquement d'apprécier le vrai caractère +philosophique. Il me suffit simplement de rappeler ici, à ce sujet, +comme un résultat général de l'ensemble des études biologiques, que les +espèces animales, considérées sous le point de vue statique, offrent +évidemment une complication organique toujours croissante, soit quant à +la diversité, à la multiplicité, et à la spécialité de leurs élémens +anatomiques, soit quant à la composition et à la variété de plus en plus +grandes de leurs organes et de leurs appareils; en second lieu, que cet +ordre fondamental correspond exactement, sous le point de vue dynamique, +à une vie toujours plus complexe et plus active, composée de fonctions +plus nombreuses, plus variées, et mieux définies; et que, enfin, ce qui +est moins connu quoique également incontestable, l'être vivant devient +ainsi, par une suite nécessaire, de plus en plus modifiable, en même +temps qu'il exerce, sur le monde extérieur, une action toujours plus +profonde et plus étendue. C'est par l'indissoluble faisceau de ces trois +lois fondamentales que se trouve désormais rigoureusement fixé le vrai +sens philosophique de la hiérarchie biologique, chacun de ces aspects +devant habituellement dissiper l'incertitude que pourraient laisser les +deux autres. De là résulte nécessairement, en effet, la possibilité de +concevoir finalement l'ensemble des espèces vivantes disposé dans un +ordre tel que l'une quelconque d'entre elles soit constamment inférieure +à toutes celles qui la précèdent et constamment supérieure à toutes +celles qui la suivent; quelle que doive être d'ailleurs, par sa nature, +l'immense difficulté de réaliser jamais, jusqu'à ce degré de précision, +ce type hiérarchique. + +Conformément aux explications précédentes, je ne m'arrêterai nullement +ici à discuter, ni même à signaler, aucune des objections innombrables +et plus ou moins vaines qui ont été soulevées contre la conception +générale de la hiérarchie biologique, jusqu'à l'époque très récente où +tous les esprits supérieurs se sont enfin accordés à prendre +irrévocablement cette conception pour le véritable point de départ +philosophique de toutes les spéculations relatives aux corps vivans[29]. +Je crois seulement devoir, à cet égard, appeler sommairement l'attention +spéciale du lecteur sur la seule controverse vraiment capitale qui s'y +soit rattachée, et dont l'influence tendait directement à éclaircir et +même à perfectionner ce principe fondamental de la méthode naturelle. On +conçoit qu'il s'agit de la mémorable discussion soulevée avec tant de +force par l'illustre Lamarck, et soutenue surtout, quoique d'une manière +imparfaite, par Cuvier, relativement à la permanence générale des +espèces organiques. + + [Note 29: Je ne dois pas même examiner la conception + équivoque de quelques naturalistes, qui proposaient de + substituer, à l'ordre nécessairement linéaire de la série + animale, un ordre à deux ou trois dimensions, analogue à + celui des cartes géographiques et des plans en relief, où + chaque groupe naturel serait simultanément en contact, + suivant des directions variées, avec beaucoup d'autres, sans + qu'il y eût réellement ni supérieur ni inférieur. Cette + irréalisable hypothèse, symptôme évident d'un sentiment + naissant et encore confus de la vraie méthode naturelle, lui + enlèverait radicalement ses principales propriétés + philosophiques et détruirait toute large application de + l'art comparatif aux recherches anatomiques ou + physiologiques. Il conviendrait encore moins de discuter ici + l'étrange proposition faite récemment par M. Ampère, de + rompre directement l'unité générale de la suite zoologique, + en partageant le règne animal en deux séries parallèles et + essentiellement indépendantes, l'une affectée aux animaux + vertébrés, l'autre aux animaux invertébrés. Les zoologistes + n'ont pas même daigné combattre cette singulière conception, + qui témoigne, en effet, une appréciation trop erronée de la + vraie destination philosophique propre à la méthode + naturelle, ainsi que de la véritable nature des difficultés + relatives à son application spéciale.] + +Il faut, avant tout, reconnaître, à ce sujet, que, quelle que dût être +la décision finale de cette grande question biologique, elle ne saurait, +en réalité, aucunement affecter l'existence fondamentale de la +hiérarchie organique. Au premier abord, on pourrait penser que, dans +l'hypothèse de Lamarck, il n'y a plus de véritable série zoologique, +puisque tous les organismes animaux seraient dès-lors essentiellement +identiques, leurs différences caractéristiques étant ainsi entièrement +attribuées désormais à l'influence diverse et inégalement prolongée du +système des circonstances extérieures. Mais, en examinant cette opinion +d'une manière plus approfondie, on aperçoit aisément, au contraire, que +toute son influence se réduirait, à cet égard, à présenter la série sous +un nouvel aspect, qui en rendrait même l'existence encore plus claire et +plus irrécusable. Car, l'ensemble de la série zoologique deviendrait +alors, aussi bien en fait qu'en spéculation, parfaitement analogue à +l'ensemble du développement individuel, restreint du moins à sa seule +période ascendante: il ne s'agirait plus que d'une longue succession +déterminée d'états organiques, déduits graduellement les uns des autres +dans la suite des siècles, par des transformations de plus en plus +complexes, dont l'ordre, nécessairement linéaire, serait exactement +comparable à celui des métamorphoses consécutives des insectes +hexapodes, et seulement beaucoup plus étendu. En un mot, la marche +progressive de l'organisme animal, qui n'est pour nous qu'une +abstraction commode, simplement destinée, en abrégeant le discours, à +faciliter la pensée, se convertirait ainsi rigoureusement en une +véritable loi naturelle. Il est même digne de remarque que, des deux +célèbres antagonistes entre lesquels s'agitait surtout cette importante +discussion, Lamarck était incontestablement celui qui manifestait le +sentiment le plus net et le plus profond de la vraie hiérarchie +organique, dont Cuvier, sans jamais la combattre en principe, +méconnaissait souvent les caractères philosophiques les plus +essentiels[30]. On ne saurait donc mettre en doute que la conception +fondamentale de la série biologique ne soit, au fond, réellement +indépendante de toute opinion quelconque sur la permanence ou la +variation des espèces vivantes. + + [Note 30: On doit surtout remarquer, à ce sujet, dans + l'ensemble des travaux zoologiques de Cuvier, soit a l'égard + des espèces actuelles, soit même envers les races fossiles, + l'importance démesurée qu'il a si souvent attachée, contre + le véritable esprit fondamental de la méthode naturelle, à + la considération du mode d'alimentation. Il est bien reconnu + aujourd'hui qu'un tel principe ne saurait dominer la + détermination générale d'aucun organisme animal, puisque, à + tous les différens degrés de l'échelle zoologique, on trouve + également et des carnassiers et des herbivores; ce qui + vérifie clairement que cet aspect secondaire doit être + toujours subordonné à l'examen du rang qu'occupe l'animal + dans la grande hiérarchie biologique, comme l'indique + d'ailleurs directement l'analyse rationnelle de la doctrine + taxonomique. + + En laissant indéterminé le degré d'animalité, la notion du + genre de nourriture ne saurait, par sa nature, fournir + aucune indication réelle sur la constitution anatomique de + l'animal. Ainsi, a l'époque où Cuvier reprochait si + judicieusement à Lamarck d'attribuer aux circonstances + extérieures une influence organique fort exagérée, il + tombait lui-même dans une erreur philosophique + essentiellement analogue, par cette irrationnelle + prépondérance zoologique accordée à un caractère purement + inorganique, et, à ce titre, aussi accessoire que la plupart + de ceux considérés par son illustre antagoniste.] + +Le seul attribut de cette série qui puisse être affecté par une telle +controverse, consiste simplement dans la continuité ou la discontinuité +nécessaire de la progression organique. Car, en admettant l'hypothèse de +Lamarck, où les divers états organiques se succèdent lentement par des +transitions imperceptibles, il faudra évidemment concevoir la série +ascendante comme rigoureusement continue. Si, au contraire, on reconnaît +finalement la fixité fondamentale des espèces vivantes, il sera non +moins indispensable de poser en principe la discontinuité de cette +série, sans prétendre d'ailleurs y limiter aucunement _à priori_ les +moindres intervalles élémentaires. Tel est donc, en écartant, d'une +manière irrévocable, toute vaine contestation sur l'existence même de la +hiérarchie organique, le seul vrai point de vue sous lequel nous devons +considérer ici cette haute question de philosophie biologique. Ainsi +circonscrite, la discussion n'en conserve pas moins une extrême +importance pour le perfectionnement général de la méthode naturelle, qui +sera, en effet, bien plus nettement caractérisée, si l'on peut enfin +concevoir, en réalité, les espèces comme essentiellement fixes, et, par +suite, la série organique, même parvenue à son plus entier +développement, comme composée de termes distinctement séparés. Car, +l'idée d'_espèce_, qui constitue, par sa nature, la principale unité +biotaxique, cesserait presque absolument de comporter aucune exacte +définition scientifique, si nous devions admettre la transformation +indéfinie des diverses espèces les unes dans les autres, sous +l'influence suffisamment prolongée de circonstances extérieures +suffisamment intenses. Quoique l'ensemble de la série biologique +conservât nécessairement une pleine évidence, sa réalisation précise +nous présenterait dès-lors des difficultés presque insurmontables; ce +qui doit faire comprendre le haut intérêt philosophique propre à cette +question capitale, sur laquelle on ne saurait croire, il faut l'avouer, +que les idées soient encore convenablement arrêtées. + +Toute la célèbre argumentation de Lamarck reposait finalement sur la +combinaison générale de ces deux principes incontestables, mais +jusqu'ici trop mal circonscrits: 1º l'aptitude essentielle d'un +organisme quelconque, et surtout d'un organisme animal, à se modifier +conformément aux circonstances extérieures où il est placé, et qui +sollicitent l'exercice prédominant de tel organe spécial, correspondant +à telle faculté devenue plus nécessaire; 2º la tendance, non moins +certaine, à fixer dans les races, par la seule transmission héréditaire, +les modifications d'abord directes et individuelles, de manière à les +augmenter graduellement à chaque génération nouvelle, si l'action du +milieu ambiant persévère, identiquement. On conçoit sans peine, en +effet, que, si cette double propriété pouvait être admise d'une manière +rigoureusement indéfinie, tous les organismes pourraient être envisagés +comme ayant été, à la longue, successivement produits les uns par les +autres, du moins en disposant de la nature, de l'intensité, et de la +durée des influences extérieures avec cette prodigalité illimitée qui ne +coûtait aucun effort à la naïve imagination de Lamarck. Il serait +entièrement déplacé de s'engager ici dans aucune discussion spéciale sur +cette ingénieuse hypothèse, puisque la fausseté radicale en est +aujourd'hui pleinement reconnue par presque tous les naturalistes. Mais +il ne sera point inutile, au contraire, de caractériser sommairement, +en quoi consiste son vice fondamental, dont la rectification doit tant +contribuer à faire mieux concevoir la vraie notion scientifique de +l'organisme. + +Nous n'avons point à nous occuper des suppositions si gratuites que +nécessite une telle conception, quant au temps incommensurable pendant +lequel chaque système de circonstances extérieures aurait dû prolonger +son action pour produire la transformation organique correspondante. Ce +défaut secondaire est tellement éclatant, qu'il n'a besoin d'aucun +examen spécial, puisque le temps ne saurait être disponible qu'entre +certaines limites. Je dois seulement signaler, sous ce rapport, comme +directement contraire au véritable esprit fondamental de la philosophie +positive, l'expédient irrationnel employé par quelques-uns de ceux qui +ont appuyé la thèse de Lamarck, lorsque, pour éluder d'insurmontables +objections, ils ont imaginé de recourir à une antique constitution, +entièrement idéale, des milieux organiques, alors privés de toute +analogie essentielle avec les milieux actuels. D'après la théorie +générale des hypothèses vraiment scientifiques, établie dans le volume +précédent, une telle manière de philosopher doit être immédiatement +réprouvée, comme échappant, par sa nature, à toute espèce de contrôle +positif, soit direct, soit même indirect. + +Écartant maintenant toute imperfection accessoire, afin de mieux +apprécier le principe fondamental de l'hypothèse proposée, il est aisé +de reconnaître, ce me semble, qu'il repose sur une notion profondément +erronée de la nature générale de l'organisme vivant. Sans doute, chaque +organisme déterminé est en relation nécessaire avec un système également +déterminé de circonstances extérieures, comme je l'ai établi dans la +quarantième leçon. Mais il n'en résulte nullement que la première de ces +deux forces co-relatives ait dû être produite par la seconde, pas plus +qu'elle n'a pu la produire: il s'agit seulement d'un équilibre mutuel +entre deux puissances hétérogènes et indépendantes. Si l'on conçoit que +tous les organismes possibles soient successivement placés, pendant un +temps convenable, dans tous les milieux imaginables, la plupart de ces +organismes finiront, de toute nécessité, par disparaître, pour ne +laisser subsister que ceux qui pouvaient satisfaire aux lois générales +de cet équilibre fondamental: c'est probablement d'après une suite +d'éliminations analogues que l'harmonie biologique a dû s'établir peu à +peu sur notre planète, où nous la voyons encore, en effet, se modifier +sans cesse d'une manière semblable. Or, la notion d'un tel équilibre +général deviendrait inintelligible, et même contradictoire, si +l'organisme était supposé modifiable à l'infini sous l'influence suprême +du milieu ambiant, sans avoir aucune impulsion propre et indestructible. + +Il est incontestable que l'exercice sollicité par des circonstances +extérieures déterminées tend à altérer, entre certaines limites, +l'organisation primitive, en la développant davantage suivant la +direction correspondante. Mais, cette influence du milieu, et cette +aptitude de l'organisme, sont certainement très circonscrites. Pour les +concevoir indéfinies, il faudrait admettre, avec Lamarck, contre +l'ensemble des observations les plus irrécusables, que les besoins +peuvent toujours créer les facultés, au lieu de se borner à en exciter +le développement quand l'organisation primitive l'a rendu possible, et +lorsque, en même temps, les obstacles extérieurs ne sont pas trop +considérables: et, d'ailleurs, d'où pourraient réellement provenir les +besoins, s'il n'existait point de tendances primordiales? Ne voyons-nous +pas continuellement, au contraire, dans des cas infiniment moins +défavorables que ces chimériques suppositions à la permanence de +l'harmonie biologique, un tel équilibre cesser de subsister par +l'impossibilité où se trouve l'organisme de se modifier assez pour +s'adapter aux nouvelles circonstances qui l'entourent? C'est ainsi, par +exemple, que les espèces animales les plus élevées tendent à disparaître +entièrement à mesure que l'homme envahit leur territoire, et même que +les races humaines les moins civilisées s'effacent, par une déplorable +fatalité, devant celles qui le sont davantage, faute de pouvoir se +conformer spontanément aux exigences de leur nouvelle situation. Et, +néanmoins, il est bien reconnu, d'après l'examen général de toute la +série animale, que l'organisme se modifie avec d'autant plus de facilité +qu'il est plus élevé. On voit que l'hypothèse de Lamarck exigerait, en +sens inverse, la plus grande aptitude à la modification dans l'organisme +le plus inférieur, ce qui serait évidemment absurde. Sous le point de +vue purement statique, une telle conception obligerait à regarder la +première ébauche animale comme renfermant, du moins à l'état +rudimentaire, non-seulement tous les tissus, ce qui est, jusqu'à un +certain point, admissible d'après leur réduction fondamentale à un seul +tissu générateur, mais aussi tous les organes et tous les appareils, ce +qui est certainement contraire à l'ensemble des comparaisons +anatomiques. + +Le principe général de la doctrine de Lamarck doit donc, à tous les +égards essentiels, être reconnu directement contradictoire aux vraies +notions fondamentales de l'organisation et de la vie; il tend même, par +sa nature, ce me semble, à rompre entièrement l'équilibre philosophique +entre ces deux idées-mères de la biologie, en conduisant nécessairement +à supposer le plus de vie là où il y a le moins d'organisation. + +Presque tous les cas considérés par Lamarck présentent, de la manière la +plus prononcée, l'irrationnel et mystérieux assemblage d'une soumission +passive de l'animal aux moindres influences extérieures, même quand il +pourrait le plus aisément s'y soustraire, avec une activité illimitée et +inconcevable pour adapter sa propre organisation à la plus faible +provocation du dehors. Ainsi, malgré cette imposante autorité, +l'aptitude incontestable de tout organisme à se modifier d'après la +constitution spéciale du milieu correspondant, sera désormais +irrévocablement circonscrite entre d'étroites limites, d'autant plus +écartées toutefois que cet organisme est plus élevé. La difficulté +générale consiste seulement à établir le principe de philosophie +biologique destiné à déterminer ces limites, en chaque cas, avec toute +la précision suffisante; et, sous ce rapport, il reste réellement +beaucoup à faire encore. Tous les naturalistes s'accordent aujourd'hui à +reconnaître que l'action du milieu, soit directe, soit augmentée par la +transmission héréditaire et même par le croisement, ne peut jamais +s'étendre jusqu'à la transformation mutuelle des genres, et à plus forte +raison des familles. Quant aux diverses espèces de chaque genre naturel, +la question est nécessairement bien plus délicate, et l'unanimité +beaucoup moins complète. Néanmoins, on ne saurait guère douter, surtout +d'après la lumineuse argumentation de Cuvier, que les espèces ne +demeurent aussi, par leur nature, essentiellement fixes, à travers +toutes les variations extérieures compatibles avec leur existence. + +Cette argumentation repose sur ces deux considérations principales, +complémentaires l'une de l'autre: la permanence des espèces les plus +anciennement observées; la résistance des espèces actuelles aux plus +grandes forces modificatrices: en sorte que, sous le premier aspect, le +nombre des espèces ne diminue point, et que, sous le second, il +n'augmente pas davantage. La première considération est surtout +frappante, quand on examine l'état présent des espèces décrites, il y a +plus de vingt siècles, par Aristote; à plus forte raison, en ayant +égard, dans l'ensemble de la série animale, à l'identité remarquable des +espèces fossiles qui n'ont pas été détruites; et enfin, en +reconnaissant, dans les momies les plus antiques, jusqu'aux simples +différences secondaires qui caractérisent aujourd'hui les diverses +races humaines. Sous le second point de vue, l'argument le plus décisif +résulte d'une exacte analyse générale de l'influence organique de la +domestication prolongée, soit sur les végétaux, soit même envers les +animaux. Il est clair, en effet, que la perturbation artificielle +introduite, à tant de titres, par l'intervention humaine dans le système +extérieur des conditions d'existence propres aux diverses espèces +devenues domestiques, constituait nécessairement le cas le plus +favorable à leur variation fondamentale, surtout lorsqu'elle a concouru +avec le changement de séjour, comme, par exemple, à l'égard des espèces +domestiques transplantées, depuis plus de trois siècles, d'Europe en +Amérique. Or, malgré les changemens très appréciables que de telles +influences ont dû déterminer, même en une localité constante et par le +seul laps du temps, on reconnaît néanmoins la persévérance incontestable +des caractères essentiels propres à chaque espèce, sans qu'aucune +d'elles ait jamais pu se transformer réellement en aucune autre. Enfin, +dans l'espèce humaine elle-même, la plus éminemment modifiable de +toutes, la nature fondamentale reste évidemment invariable et toujours +hautement prononcée, à travers les diverses modifications de races et +celles presque aussi importantes que produit, à la longue, le seul +perfectionnement nécessaire et continu de l'état social. + +Ainsi, sans s'égarer dans de vaines et inaccessibles spéculations sur +l'origine primitive des divers organismes, on ne saurait refuser +d'admettre, comme une grande loi naturelle, la tendance essentielle des +espèces vivantes à se perpétuer indéfiniment avec les mêmes caractères +principaux, malgré la variation du système extérieur de leurs conditions +d'existence. Tant que cette variation croissante n'est pas devenue +contradictoire à cette nature fondamentale qui ne saurait changer, +l'espèce subsiste en se modifiant, surtout si les différences sont +graduelles; au-delà, l'espèce ne se modifie point, elle périt +nécessairement. Quelque précieuse que soit une telle proposition, il +faut néanmoins reconnaître qu'elle ne fixe pas encore suffisamment le +genre précis de l'influence incontestable qu'exerce sur l'organisme la +constitution du milieu ambiant. Car, sous ce point de vue, nous n'avons +acquis par là que des lumières en quelque sorte négatives, en +restreignant seulement dans l'intérieur de chaque organisme spécifique +le champ général des modifications possibles, dont l'étendue effective +reste essentiellement inconnue. On sait, par exemple, que la +perturbation convenablement prolongée du système total des +circonstances extérieures peut aller jusqu'à altérer beaucoup le +développement proportionnel de chacun des organes propres à chaque +espèce, ainsi que la durée, soit totale, soit relative, des diverses +périodes principales de son existence. Mais, de telles modifications +constituent-elles, comme on est aujourd'hui disposé à le croire, les +vraies limites supérieures de l'influence organique du milieu ambiant? +Aucune considération positive, _à priori_ ou _à posteriori_, ne l'a +jusqu'ici véritablement démontré. En un mot, la théorie rationnelle de +l'action nécessaire des divers milieux sur les divers organismes reste +encore presque tout entière à former. On doit regarder cette question +comme ayant été simplement posée conformément à sa vraie nature +philosophique, en résultat final de la grande controverse établie par +Lamarck, qui aura ainsi rendu un éminent service au progrès général de +la saine philosophie biologique. Un tel ordre de recherches, quoique +fort négligé, constitue, sans doute, l'un des plus beaux sujets que +l'état présent de cette philosophie puisse offrir à l'activité de toutes +les hautes intelligences. Il devrait, ce me semble, inspirer d'autant +plus d'intérêt que les lois générales de ce genre de phénomènes +seraient, par leur nature, immédiatement applicables à la vraie théorie +du perfectionnement systématique des espèces vivantes, y compris même +l'espèce humaine. + +Quoi qu'il en soit, nous pouvons désormais, en nous restreignant +pleinement à notre sujet actuel, regarder comme démontrée la +discontinuité nécessaire de la grande série biologique. Les diverses +transitions pourront, sans doute, y devenir ultérieurement plus +graduelles, soit par la découverte d'organismes intermédiaires, soit par +une étude mieux dirigée de ceux déjà connus. Mais la fixité essentielle +des espèces nous garantit que cette série sera toujours composée de +termes nettement distincts, séparés par des intervalles +infranchissables. Si l'examen précédent a pu d'abord paraître constituer +ici une digression superflue, on doit maintenant comprendre la haute +importance philosophique que je devais attacher à constater, dans la +hiérarchie générale des corps vivans, une telle propriété +caractéristique, aussi directement destinée à augmenter le degré de +perfection rationnelle que comporte l'établissement définitif de cette +hiérarchie. + +Après avoir ainsi suffisamment caractérisé, suivant leur importance +respective, les deux grandes notions philosophiques des groupes naturels +et de la hiérarchie biologique, dont la combinaison générale constitue +le vrai principe de la méthode naturelle proprement dite, il me reste +maintenant, pour compléter l'appréciation abstraite d'une telle méthode, +à qualifier sommairement deux grandes conditions logiques, l'une +primordiale, l'autre finale, que notre intelligence doit sans cesse +avoir en vue dans toute élaboration taxonomique. La première, depuis +long-temps bien sentie, se réduit au principe de la subordination des +caractères: la seconde, beaucoup moins comprise, et cependant non moins +indispensable, prescrit la traduction définitive des caractères +intérieurs en caractères extérieurs; celle-ci résulte toujours, à vrai +dire, d'un examen approfondi de ce même principe. + +Dès la première origine distincte de la méthode naturelle, au seizième +siècle, par l'action combinée des travaux de Magnol, des Bauhin, de +Gessner, etc., on a commencé à reconnaître nettement que les divers +caractères taxonomiques ne devaient point, en général, être seulement +comptés, mais aussi en quelque sorte pesés, suivant les règles d'une +certaine subordination fondamentale qui devait exister entre eux. Lors +même qu'on s'occupait exclusivement de la formation des groupes +naturels, sans avoir aucune idée claire de la hiérarchie organique, on +ne pouvait se dispenser d'avoir égard, d'une manière plus ou moins +rationnelle, à une telle subordination, quoique la notion de la série +biologique puisse seule en dévoiler la véritable base philosophique, et +dissiper irrévocablement les incertitudes essentielles relatives à son +application effective. Cette pondération scientifique des caractères +constituait évidemment, en effet, le seul attribut logique qui pût alors +séparer profondément les premières tentatives de classification +naturelle d'avec toutes les méthodes purement artificielles, où, par +leur nature, le choix et l'ordre des motifs taxonomiques devaient rester +essentiellement arbitraires. Nous pouvons même reporter à cette époque +originaire le premier aperçu général de la principale règle destinée à +faire apprécier, du moins par la voie empirique, la vraie valeur +fondamentale des divers caractères, d'après leur persévérance plus ou +moins profonde et plus ou moins prolongée dans l'ensemble des espèces. +Mais quelle que soit l'importance réelle d'une semblable considération, +cette règle serait, de toute nécessité, incomplète et insuffisante, si +on ne parvenait point à la rationnaliser par son accord général avec la +seule subordination taxonomique qui puisse être établie d'une manière +directe et vraiment scientifique, c'est-à-dire, celle qui résulte d'une +exacte analyse comparative des différens organismes. Or, cette dernière +condition n'a été remplie que beaucoup plus tard, et ne l'est encore +convenablement jusqu'ici qu'à l'égard du seul règne animal. Ainsi, tant +que la méthode naturelle a été cultivée indépendamment de l'anatomie +comparée, il était impossible qu'on se formât le plus souvent de justes +notions philosophiques de la vraie subordination naturelle des +caractères biotaxiques. C'est par là que, comme je l'indiquais tout à +l'heure, la véritable théorie générale d'une telle pondération se +trouve, par sa nature, intimement liée à la conception fondamentale de +la hiérarchie organique, puisque l'une et l'autre dépendent du même +ordre primitif de considérations scientifiques, dont elles constituent +seulement deux applications diverses mais co-relatives, qui se sont +toujours mutuellement perfectionnées. On voit ainsi combien tous les +divers aspects essentiels de la biotaxie, quoique réellement distincts, +doivent être, de toute nécessité, profondément combinés; ce qui +caractérise à la fois et la plus haute difficulté et la principale +ressource de cette partie capitale de la science biologique. + +L'analyse comparative des différens organismes conduit directement, en +effet, à la subordination rationnelle des divers caractères +taxonomiques, en mesurant leur importance respective d'après la +relation plus ou moins intime des organes correspondans avec les +phénomènes qui constituent les attributs prépondérans des espèces +considérées. Ce principe s'applique également à tous les degrés +consécutifs de la classification proposée, en ayant égard à des +phénomènes plus spéciaux quand on descend à des subdivisions plus +particulières. En un mot, dans cet ordre général de spéculations +biologiques, comme dans tout autre, le véritable esprit philosophique +consiste nécessairement à établir toujours une exacte harmonie +fondamentale entre les conditions statiques et les propriétés +dynamiques, entre les idées de vie et les idées d'organisation, que nos +abstractions scientifiques ne doivent jamais séparer qu'afin d'en +perfectionner la combinaison ultérieure. C'est ainsi que, pour la +construction de la méthode naturelle, les différens caractères +taxonomiques peuvent être enfin rigoureusement subordonnés les uns aux +autres, sans qu'aucune disposition importante présente rien +d'arbitraire: du moins tel est le but vers lequel on doit tendre, +quoique souvent difficile à atteindre. L'analyse approfondie de +l'organisme vivant indiquera toujours d'avance avec certitude à quel +genre doivent être empruntés les caractères principaux, et suivant +quelle loi diminue graduellement leur valeur rationnelle: mais +l'application définitive des caractères ainsi préparés au classement +effectif des espèces pourra rencontrer, à chaque époque, des obstacles +momentanés, en présence desquels il faudra savoir se résigner à +reconnaître, dans la science biotaxique, de véritables lacunes +actuelles, surtout en arrivant aux dernières subdivisions, où des +caractères moins tranchés doivent si aisément donner lieu à de fausses +coordinations. Il convient de remarquer, en général, à ce sujet, que +nous ne sommes point encore assez profondément familiarisés avec le +véritable esprit de la méthode naturelle pour prévoir avec maturité et +supporter sans impatience les diverses imperfections nécessaires de nos +tableaux biotaxiques: nos habitudes intellectuelles ne sont pas +jusqu'ici suffisamment affranchies du régime si prolongé des +classifications purement artificielles, qui, par leur nature, devaient +comporter, en effet, une perfection absolue et immédiate, dont +l'irréalisation pouvait être justement imputée à leurs auteurs, et +nullement aux conditions du problème. On sent qu'il en est tout +autrement à l'égard de la classification rationnelle: en la concevant +désormais comme une science réelle, il faudra bien que l'esprit humain +s'accoutume à l'envisager enfin comme continuellement perfectible, et, +par suite, comme toujours plus ou moins imparfaite, à la manière de +toute science positive. L'exacte coordination générale des diverses +espèces vivantes doit constituer, sans doute, une étude aussi modifiable +que l'analyse, statique ou dynamique, d'un organisme déterminé. + +Par la nature fondamentale des problèmes taxonomiques, les hautes +difficultés qui leur sont propres deviendraient souvent presque +inextricables, si, dans leur élaboration primitive, notre intelligence +ne s'imposait d'abord aucune restriction pratique quant aux choix des +divers caractères auxquels la théorie peut conduire. Ainsi, quelle que +puisse être l'incommodité de ces caractères, de quelques obstacles que +leur vérification effective puisse être entravée, il sera indispensable +de commencer par les admettre indifféremment, en n'ayant égard qu'à leur +seule rationnalité positive, fondée sur l'analyse comparative, +anatomique ou physiologique, qui les aura fait découvrir. Ce problème +spéculatif restera encore assez profondément compliqué d'ordinaire, pour +qu'on y doive, dès l'origine, soigneusement écarter toute tentative +déplacée de conciliation prématurée entre des qualités aussi +hétérogènes, quoiqu'elles ne soient, sans doute, nullement +incompatibles. Les premiers auteurs de la méthode naturelle, surtout à +l'égard du règne animal, ont dû, en effet, adopter indifféremment, et +sans aucun scrupule, les caractères les plus difficiles à vérifier, et +qui souvent même ne pouvaient être aperçus que sur un seul sexe de +l'espèce, ou pendant une seule époque de son existence: il leur +suffisait strictement que ces caractères quelconques fussent réellement +conformes à l'ensemble des analogies naturelles. Mais, quelque légitime +et même indispensable que soit, en de telles recherches, une semblable +manière de procéder, il est clair, néanmoins, d'un autre côté, que ce +premier travail ne saurait être admis, en biotaxie, qu'à titre de +fondement préliminaire de la classification définitive, laquelle exige +nécessairement une nouvelle opération complémentaire, consistant à +éliminer, parmi tous les caractères d'abord introduits, ceux dont la +vérification habituelle serait trop difficile, afin de leur substituer +des équivalens vraiment usuels. Sans cette indispensable transformation, +communément mal appréciée jusqu'ici, la méthode naturelle possède bien, +sans doute, quoique à un moindre degré, ses principales propriétés +philosophiques, comme base essentielle des spéculations générales, soit +anatomiques, soit physiologiques, relatives aux corps vivans; mais le +passage effectif, finalement nécessaire, de l'abstrait au concret, s'y +trouve ainsi radicalement entravé. En un mot, l'anatomiste et le +physiologiste peuvent bien se contenter d'une telle définition des +groupes, mais non le zoologiste proprement dit, et à plus forte raison +le naturaliste. Cette révision et cette épuration générales de la +caractéristique primitive, constituent donc le complément nécessaire de +l'ensemble de l'opération taxonomique, sans lequel le travail ne saurait +être regardé comme vraiment terminé. Ne serait-il point absurde, en +effet, que, pour assigner le genre ou la famille de tel animal, il +devint indispensable, par exemple, de commencer par le détruire, ainsi +que l'exigent encore tant de classifications zoologiques, littéralement +interprétées? Une théorie taxonomique aussi incomplète ne manque-t-elle +point essentiellement, par cela même, à sa destination immédiate? +L'accomplissement général de cette grande condition finale est donc +évidemment indispensable. + +En définissant ainsi l'objet nécessaire de cette seconde opération +taxonomique, il est aisé de préciser en quel genre de transformations +elle doit surtout consister. On conçoit d'abord combien il importe +d'écarter tous les caractères qui ne seraient point permanens, et ceux +qui n'appartiendraient pas aux diverses modifications naturelles de +l'espèce considérée: les uns et les autres ne sauraient être admis que +comme provisoires, jusqu'à ce qu'on leur ait découvert de vrais +équivalens, à la fois fixes et communs, vers lesquels on devra toujours +tendre. Mais la nature même du problème indique néanmoins clairement que +la principale substitution doit avoir pour but général de remplacer tous +les caractères intérieurs par des caractères purement extérieurs: c'est +ce qui constitue la difficulté prépondérante, et en même temps la plus +haute perfection, de cette opération finale. Quand une telle condition a +pu être enfin réalisée, sans porter aucune atteinte à la rationnalité +fondamentale de la classification primitive, la méthode naturelle a été +dès-lors irrévocablement constituée, dans la plénitude de toutes ses +diverses propriétés essentielles, comme nous le voyons aujourd'hui à +l'égard du règne animal, surtout depuis les mémorables travaux +zoologiques de M. de Blainville. + +La vraie théorie de la subordination rationnelle des caractères, +envisagée d'une manière approfondie, suffit, ce me semble, pour établir +clairement, en général, sous le point de vue philosophique, la +possibilité nécessaire de cette grande transformation. En effet, +l'animalité étant principalement caractérisée par l'action sur le monde +extérieur et par la réaction correspondante, c'est donc à la surface de +séparation entre l'organisme et le milieu que doivent nécessairement se +passer les plus importans phénomènes primitifs de la vie animale. Ainsi, +les considérations relatives à cette enveloppe, envisagée soit quant à +sa forme, ou à sa consistance, etc., fourniront naturellement les +principales différences qui doivent distinguer les diverses +organisations animales. Les organes vraiment intérieurs, privés de toute +relation directe et continue avec le milieu ambiant, conserveront une +importance capitale pour les phénomènes végétatifs, base primitive et +uniforme de la vie générale: mais ils seront, par leur nature, purement +secondaires, quant à la définition essentielle des divers modes, ou +plutôt des divers degrés, d'animalité. Il est même sensible, par cette +raison, que la partie intérieure de l'enveloppe animale, principalement +destinée à l'élaboration préliminaire des divers matériaux assimilables, +aura, sous le rapport taxonomique, une moindre valeur fondamentale que +la partie extérieure proprement dite, siége nécessaire des phénomènes +les plus caractéristiques. D'après cela, la transformation générale des +caractères zoologiques intérieurs en caractères extérieurs, au lieu de +constituer seulement un ingénieux et indispensable artifice, est, en +elle-même, tellement rationnelle, qu'on peut l'envisager, au fond, sans +aucune exagération, comme un simple retour inévitable à la marche +philosophique directe, que l'esprit humain n'avait pas pu suivre, dans +le développement historique de la méthode naturelle, à cause de +l'ensemble des connaissances biologiques, à peine combinées aujourd'hui, +qu'exigeait une telle manière de philosopher. Ainsi, l'usage encore +prépondérant des caractères intérieurs en zootaxie n'indique réellement +qu'un de ces détours provisoires, si familiers à notre intelligence en +toute grande occasion scientifique, quand elle n'a pas encore atteint à +la vraie maturité définitive de ses conceptions générales. Tout emploi +capital de tels caractères n'atteste point seulement que l'opération +taxonomique n'est pas terminée; il témoigne même que l'ensemble +philosophique de cette opération a été imparfaitement conçu, +c'est-à-dire, qu'on n'a point remonté jusque alors, par la saine analyse +biologique, à la véritable source primordiale des analogies +empiriquement découvertes. Loin de regarder les caractères extérieurs, +directement propres à la vie animale, comme une heureuse traduction +factice des caractères intérieurs, essentiellement relatifs à la vie +organique, il faudrait, au contraire, renverser désormais la +proposition, en voyant, dans l'usage de ceux-ci, une ressource +provisoire, indispensable quoique imparfaite, pour suppléer à +l'ignorance où l'on devait être d'abord de la vraie prépondérance +fondamentale des autres[31]. + + [Note 31: J'ai dû me borner a considérer envers les + seuls animaux cette transformation indispensable des + caractères intérieurs en caractères extérieurs, parce que ce + cas est l'unique où une semblable opération puisse + présenter, par la nature d'un tel organisme, une véritable + difficulté scientifique, du moins sous l'influence des + habitudes encore prépondérantes. À l'égard des végétaux, + tous les organes importans de leurs doubles fonctions + générales de nutrition et de reproduction étant + nécessairement toujours extérieurs, il n'y a jamais eu lieu + à s'occuper d'une pareille substitution, dont la difficulté + essentielle, pour l'organisme animal, provient précisément + de ce que les fonctions végétatives, dès-lors devenues + intérieures, n'avaient pu d'abord être assez subordonnées + par les zoologistes aux fonctions animales extérieures.] + +Telles sont, en aperçu, les diverses notions capitales, soit +scientifiques, soit logiques, dont la combinaison constitue, à mes yeux, +le véritable esprit général de la méthode naturelle proprement dite, +abstraitement envisagée. Mais, quoique cette considération abstraite ait +dû, par la nature de ce traité, former ici le sujet essentiel de notre +examen philosophique, il me semble que la méthode naturelle ne serait +point assez nettement caractérisée, si, après l'avoir analysée en +elle-même, je ne procédais maintenant à l'appréciation sommaire de son +application effective et actuelle à la coordination rationnelle de la +série biologique, condensée toutefois en ses masses principales. Une +telle spécification me paraît indispensable pour fixer exactement, à +l'abri de toute incertitude, la véritable interprétation positive des +conceptions fondamentales de la philosophie biotaxique, qui viennent +d'être directement, exposées, indépendamment du haut intérêt que +présente d'ailleurs, en elle-même, la contemplation attentive de cette +grande construction graduellement élevée par l'esprit humain, depuis +Aristote jusqu'à nos jours. + +Il suffit ici d'indiquer d'abord, sans discussion, la division la plus +générale du monde organique, en deux règnes principaux, l'un animal, +l'autre végétal. Malgré tous les efforts tentés, à diverses époques, et +surtout vers la fin du dernier siècle, pour présenter cette +décomposition fondamentale comme essentiellement artificielle, il est +demeuré certain que là, ainsi qu'ailleurs, et même plus qu'ailleurs, la +grande série biologique présente nécessairement une discontinuité réelle +et profonde, qui ne saurait être effacée par aucune transition +quelconque. À mesure qu'on approfondit davantage l'étude, d'abord si +vicieuse, des animaux inférieurs, on reconnaît de plus en plus que la +locomotion proprement dite, au moins partielle[32], et un degré +correspondant de sensibilité générale, constituent, à tous les degrés de +l'échelle animale, les caractères prépondérans et uniformes de +l'ensemble de ce règne. Des rudimens très appréciables de système +nerveux ont déjà été constatés, depuis quelques années, chez un certain +nombre de radiaires, ce qui doit y faire présumer un état naissant de +fibres musculaires. On ne saurait, il est vrai, s'attendre à les +découvrir aussi dans le dernier degré d'animalité, c'est-à-dire chez les +animaux amorphes, si toutefois un tel mode doit être finalement admis, +envers des êtres souvent composés, et du moins toujours agrégés, dont +l'analyse biologique n'est point encore assez avancée pour comporter un +jugement irrévocable: mais, là même, il y a tout lieu de penser que le +tissu cellulaire général doit offrir, à la surface, une modification +anatomique correspondante à une première ébauche de la sensibilité et de +la contractilité. Ces deux attributs essentiels du règne animal, +paraissent même persister encore davantage que l'existence d'un canal +digestif, communément envisagée comme son principal caractère exclusif. +Il est évident qu'on n'a attribué à ce dernier caractère une telle +prépondérance, quoique, par sa nature, il se rapporte immédiatement à la +seule vie organique, que en y voyant une conséquence nécessaire, et, par +suite, un indice irrécusable, de cette double propriété fondamentale, +dont la prééminence inévitable est ainsi clairement confirmée. +Toutefois, une telle transformation taxonomique, quoique très précieuse +en elle-même, ne saurait être parfaitement rationnelle, ce me semble, +qu'à l'égard des animaux qui ne sont point fixés: en sorte que, pour les +suivans, il resterait à trouver une autre indication plus générale de +l'animalité universelle, si l'on croyait devoir renoncer à y découvrir +ultérieurement toute condition anatomique directe des deux propriétés +essentiellement animales. D'un autre côté, quant à divers végétaux, tels +surtout que l'_hedysarum gyrans_, qui paraissent présenter quelques +indices de ces propriétés co-relatives, l'analyse de leurs mouvemens, +quoique très confuse encore, n'autorise nullement, en effet, à attribuer +à ces singuliers phénomènes aucun vrai caractère d'animalité, puisqu'on +n'y aperçoit aucune relation constante et immédiate, soit avec les +impressions extérieures, soit avec le mode d'alimentation. + + [Note 32: On ne doit pas, ce me semble, perdre de vue, à + ce sujet, qu'une telle locomotion partielle, quoique la + moins importante par ses résultats immédiats, fournit + cependant le vrai point de départ nécessaire de la + locomotion totale, même dans les organismes les plus élevés, + où, en effet, le déplacement du centre de gravité ne saurait + s'accomplir, en général, que par une combinaison convenable + entre les mouvemens relatifs des différentes parties de la + surface animale et les diverses réactions mécaniques du + milieu ambiant. Pour qu'une semblable combinaison puisse + produire ce déplacement, il n'y a pas d'autre condition + mécanique indispensable que la libre mobilité de la masse + animale. On peut donc penser que si les animaux les plus + imparfaits n'étaient point adhérens au sol, par une + circonstance en quelque sorte étrangère à leur organisation, + nullement comparable à la fixité des végétaux, et qui peut + n'être point toujours permanente, les mouvemens partiels + qu'ils exécutent pourraient déterminer une ébauche de + locomotion totale.] + +Après la distinction fondamentale des deux règnes organiques, nous +devons surtout considérer ici la hiérarchie rationnelle du seul règne +animal, qui, par l'ensemble des motifs philosophiques ci-dessus +indiqués, offre, de toute nécessité, la plus parfaite application des +divers principes essentiels que nous a présentés la vraie théorie +élémentaire de la méthode naturelle. Sans l'examen philosophique d'une +telle application, on ne saurait acquérir de cette grande conception un +sentiment général assez distinct et assez profond pour l'étendre avec +succès, et sauf les modifications convenables, à de nouveaux ordres +d'études positives. + +L'élaboration graduelle de la méthode naturelle, pendant le cours du +siècle dernier, a successivement détruit la vicieuse prépondérance +taxonomique jusqu'alors si souvent attribuée aux diverses considérations +irrationnelles de séjour, de mode d'alimentation, etc., pour mettre +enfin dans tout son jour la considération suprême de l'organisme plus ou +moins compliqué, plus ou moins parfait, plus où moins spécial, et plus +ou moins élevé, en un mot, du degré de _dignité_ animale, suivant la +belle expression de M. de Jussieu, qui résume admirablement le véritable +esprit général d'une telle philosophie. C'est surtout depuis l'heureuse +impulsion philosophique, déjà signalée ci-dessus, produite par les +travaux zoologiques de Lamarck, que la coordination rationnelle du règne +animal a marché rapidement vers son entière maturité. Toutefois, avant +de pouvoir entreprendre l'établissement d'une classification pleinement +homogène, il fallait encore que l'esprit humain précisât davantage +l'interprétation taxonomique des conditions anatomiques, en déterminant +l'ordre général d'importance suivant lequel les différens organes +devaient participer à la construction de la hiérarchie animale. Ce +dernier pas préliminaire ne pouvait manquer d'avoir lieu, quand les +zoologistes auraient eu convenablement égard à l'analyse générale de la +vie, à sa décomposition fondamentale en animale et végétative, sur +laquelle Bichat, malgré ses exagérations à cet égard, venait, après +Buffon, de porter si énergiquement une éclatante lumière. La combinaison +inévitable de ces deux grandes impulsions, l'une tendant à chercher dans +l'organisation les véritables bases rationnelles de la hiérarchie +zoologique, l'autre à faire apprécier les degrés successifs d'animalité +propres aux différens organes, a produit enfin, dès le commencement de +ce siècle, une première esquisse directe et générale de la zootaxie +définitive. On a reconnu dès-lors, en effet, que le système nerveux +constituant, par sa nature, l'élément anatomique le plus animal, c'était +surtout d'après lui que la classification devait être nécessairement +dirigée[33], en ne recourant aux autres organes, et, _à fortiori_, aux +conditions essentiellement inorganiques, que lorsque ce principe +deviendrait insuffisant à l'égard des subdivisions plus spéciales, et en +employant toujours successivement les autres caractères suivant leur +animalité décroissante. Quelle que soit la part essentielle de plusieurs +zoologistes contemporains, surtout en France et en Allemagne, soit à la +formation d'une telle théorie, soit à son heureux développement +effectif, l'admirable homogénéité rationnelle, qui, en résultat +nécessaire de l'ensemble des spéculations antérieures, commence enfin à +s'établir aujourd'hui dans la série zoologique, me paraît due surtout +aux travaux éminemment philosophiques de M. de Blainville, auquel la +zootaxie devra spécialement l'indispensable substitution générale des +caractères extérieurs aux caractères intérieurs, par suite d'une analyse +taxonomique plus profonde et mieux conçue. C'est donc d'après la +classification de ce grand naturaliste, tout en regrettant qu'elle n'ait +pas encore donné lieu à un traité systématique, qu'il nous reste ici à +apprécier sommairement la plus parfaite application de la méthode +naturelle à la construction directe de la vraie hiérarchie animale. + + [Note 33: Les zoologistes me paraissent aujourd'hui + avoir trop oublié la haute participation de M. Vircy à + l'établissement direct de ce grand principe, par + l'importante discussion philosophique qu'il éleva, le + premier, à ce sujet, en la caractérisant même par une + tentative générale de délinéation rationnelle du règne + animal, considéré dans son ensemble.] + +La plus heureuse innovation qui distingue ce système zoologique, +consiste dans la haute importance taxonomique qu'il attribue si +justement à la forme générale de l'enveloppe animale, jusqu'alors +négligée par les naturalistes, et qui, néanmoins, était, en elle-même, +si directement propre à fournir le principe de la première délinéation +rationnelle, puisque la symétrie constitue le caractère le plus simple +et le plus universel de l'organisme animal, comme Bichat l'a si bien +établi. Toutefois, il semble que, dès l'origine, un tel système présente +une sorte de paradoxe, dont la solution serait indispensable quoique +très difficile, en ce qu'il admet l'existence d'animaux amorphes, ou +plutôt non-symétriques. Ce sont précisément, il est vrai, ceux chez +lesquels on n'a encore aperçu aucune trace appréciable de système +nerveux, ce qui sauve, jusqu'à un certain point, le principe, ou du +moins recule et transforme la difficulté. Mais il me paraît +incontestable que la notion fondamentale de ce dernier mode de +l'animalité n'est point jusqu'ici convenablement analysée, et qu'il faut +concevoir la hiérarchie animale, sous la seule réserve de cet examen +ultérieur. On ne sera point surpris que les idées soient aujourd'hui +confuses à cet égard, en réfléchissant combien étaient encore +profondément erronées, il y a deux générations à peine, les conceptions +zoologiques relatives à des animaux bien supérieurs, l'ordre entier des +radiaires, une partie des mollusques, et même des derniers articulés. + +En réduisant ainsi le règne animal aux seuls êtres réguliers qui le +composent presque exclusivement, on doit y distinguer d'abord deux +espèces fondamentales de symétrie, dont la plus parfaite est relative à +un plan, et l'autre à un point ou plutôt à un axe. De là résulte la +première classification des animaux, en pairs et rayonnés, ou +_artiozoaires_ et _actinozoaires_, suivant la nomenclature systématique +de M. de Blainville. On ne saurait trop admirer avec quelle rigoureuse +exactitude un attribut, en apparence aussi peu important, correspond +réellement, d'après le beau travail de Lamarck, à l'ensemble des plus +hautes comparaisons biologiques, qui viennent toutes converger +spontanément vers cette simple et lumineuse distinction. Néanmoins, +l'incontestable prépondérance d'un tel caractère reste jusqu'ici +essentiellement empirique, et laisse encore à désirer une explication +nette et rationnelle, à la fois physiologique et anatomique, de +l'extrême infériorité nécessaire des animaux rayonnés envers les animaux +pairs, qui, par leur nature, doivent être évidemment bien plus +rapprochés de l'homme, unité fondamentale de la zoologie. + +Envisageant désormais le seul ordre général des artiozoaires, il se +divise naturellement d'après la consistance de l'enveloppe, suivant +qu'elle est dure ou molle, ce qui doit la rendre plus ou moins propre à +la locomotion. Cette considération est, en quelque sorte, le +prolongement nécessaire de la précédente, puisque la symétrie générale +de l'animal sera évidemment beaucoup plus complète et plus prononcée +dans le premier cas que dans le second. Les deux attributs essentiels de +l'animalité, la locomotion et les sensations, établissent entre ces deux +cas des différences profondes et incontestables, à la fois anatomiques +et physiologiques, qu'on peut, en général, aisément rattacher, d'une +manière rationnelle, à cette distinction primitive, et qui concourent +toutes à présenter les animaux inarticulés comme nécessairement +inférieurs aux animaux articulés. On a peine à comprendre comment Cuvier +a pu entièrement méconnaître cette importante analogie zoologique, si +bien pressentie par le génie du grand Linné, en persistant à placer, au +contraire, les mollusques avant les insectes, ce qui a beaucoup entravé +l'étude générale des uns et des autres. Cette erreur capitale paraît +avoir résulté d'une insuffisante pondération préalable des caractères +taxonomiques, considérés sous le point de vue philosophique; car ce +célèbre naturaliste n'a été conduit à une telle classification qu'en +accordant aux organes de la vie végétative une prééminence radicalement +vicieuse sur ceux de la vie animale. + +Les animaux articulés seront maintenant distingués en deux grandes +classes, suivant qu'ils sont articulés intérieurement, sous l'enveloppe +cutanée, par un véritable squelette osseux, ou même cartilagineux chez +les derniers d'entr'eux; ou que, au contraire, l'articulation est +simplement extérieure, d'après la consolidation plus prononcée de +certaines parties cornées de l'enveloppe, alternant avec des parties +molles. On conçoit aisément _à priori_ l'infériorité relative et jamais +contestée de cette seconde organisation animale, surtout quant aux +fonctions les plus élevées, celles du système nerveux. Il est +remarquable que le développement beaucoup plus imparfait de ce système +éminemment animal, coïncide toujours alors avec une différence +fondamentale dans la position générale de sa partie centrale, qui, en +effet, constamment supérieure au canal digestif chez les animaux +vertébrés, passe au-dessous de ce canal chez tous ceux à articulation +extérieure. + +Telle est donc, par une première analyse zoologique, la hiérarchie +rationnelle des principaux organismes propres à la partie supérieure de +la série animale, et qui y constituent les trois grandes classes des +_ostéozoaires_ ou vertébrés proprement dits, des _entomozoaires_ ou +articulés extérieurement, et enfin des _malacozoaires_ ou mollusques. + +Considérant, en dernier lieu, la division générale des seuls +ostéozoaires, nous devons remarquer que les grandes analogies naturelles +auxquelles ont dû donner lieu, pour ainsi dire dès l'origine de la +zoologie, des êtres aussi pleinement caractérisés, peuvent désormais +être rattachées encore, de la manière la plus heureuse et la plus +exacte, à l'état de l'enveloppe animale, dont l'invariable prépondérance +taxonomique permet alors d'éliminer les définitions irrationnelles +empruntées à la vie organique ou même à des conditions extérieures. Il +suffit ici d'envisager cette enveloppe sous un nouvel aspect plus +secondaire, quant à la nature des productions inorganiques qui la +séparent immédiatement du milieu ambiant. On peut apprécier, en effet, +dans la classification de M. de Blainville, comment l'incontestable +dégradation animale qui, à partir de l'homme, se manifeste graduellement +chez les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les amphybiens, et enfin +les poissons, se trouve toujours fidèlement traduite par la simple +considération d'une surface cutanée recouverte de poils, de plumes, ou +d'écailles, ou bien dénudée. Cette prééminence nécessaire de +l'enveloppe, sous le point de vue taxonomique, n'est pas moins prononcée +dans l'ordre des entomozoaires, où le décroissement successif de +l'animalité se trouve désormais exactement mesuré par la seule +considération du nombre croissant de paires d'appendices locomoteurs, +depuis les hexapodes jusqu'aux myriapodes, et même jusqu'aux apodes, qui +en constituent l'extrémité la plus inférieure. + +Il serait contraire à l'esprit de cet ouvrage de poursuivre davantage +une aussi insuffisante indication des principaux degrés successifs que +l'on a enfin établis rationnellement dans la hiérarchie animale. Mon +unique motif, en les signalant ici, a été de fixer avec plus d'énergie +l'attention spéciale du lecteur sur ma recommandation préalable +d'étudier, au moins dans son ensemble, la coordination actuelle du règne +animal, comme une indispensable explication concrète des conceptions +abstraites que j'avais d'abord exposées relativement au génie +fondamental de la méthode naturelle, dont l'exacte appréciation +philosophique constituait seule l'objet essentiel de cette leçon. Du +reste, il ne saurait être nullement question ici d'aucun traité +particulier de philosophie biotaxique. C'est pourquoi je ne dois pas +même m'arrêter à l'examen des divers moyens employés par les zoologistes +pour définir, aux divers degrés de l'échelle animale, les vraies notions +de _famille_ et de _genre_, d'une manière exactement conforme au +véritable esprit de la méthode naturelle. Quoique un tel sujet puisse +présenter des considérations générales d'un haut intérêt, susceptibles +de faire mieux connaître l'ensemble de cette méthode, elles +appartiennent évidemment aux ouvrages spéciaux sur la philosophie +zoologique. En considérant surtout, sous ce point de vue, l'ensemble des +tableaux zoologiques de M. de Blainville, tous les esprits +philosophiques reconnaîtront, avec une profonde satisfaction, comment, +même dans ces deux dernières subdivisions générales de la hiérarchie +animale, la classification, constamment homogène et rationnelle, repose +encore sur des caractères anatomiques plus ou moins directement relatifs +aux attributs essentiels de l'animalité. La construction de cette grande +série laisse aujourd'hui, sans doute, beaucoup d'anomalies partielles à +résoudre, et une multitude de genres, ou même de familles, à mieux +établir ou à mieux coordonner, principalement envers les animaux +inférieurs. Mais ces nombreuses imperfections secondaires, inévitables +dans une opération aussi vaste, aussi difficile, et aussi récente, +n'altèrent plus désormais, en aucune manière, le vrai caractère +philosophique de l'ensemble d'un tel système, la tendance directe et +prépondérante à disposer tous les êtres suivant l'ordre rigoureux de +leur animalité décroissante. Pour qu'on puisse atteindre, autant que +possible, à cette idéale perfection taxonomique, il ne reste plus à +constituer aujourd'hui qu'une dernière partie générale du système +fondamental, celle qui concerne la distribution rationnelle des espèces +de chaque genre naturel, dont les principes propres sont encore très +vaguement aperçus. Autant il eût été inopportun de considérer plus tôt +cette application extrême et délicate de la théorie taxonomique, autant +il conviendrait de commencer à s'en occuper maintenant. + +Quant au règne végétal, l'ensemble des principes établis dans cette +leçon démontre clairement que, malgré tous les efforts, la méthode +naturelle ne saurait y comporter jamais une perfection comparable à +celle dont le règne animal est susceptible, même dans ses degrés les +plus inférieurs. Les familles peuvent y être regardées aujourd'hui comme +établies d'une manière satisfaisante, quoique par une voie +essentiellement empirique. Mais leur coordination naturelle reste, de +toute nécessité, presque entièrement arbitraire, faute d'un principe +hiérarchique qui puisse les subordonner rationnellement les unes aux +autres. La notion d'animalité admet, en elle-même, une succession +évidente de différens degrés profondément tranchés, susceptible de +fournir, comme nous venons de le constater, la base naturelle d'une +vraie hiérarchie animale. Il n'en saurait être ainsi, au contraire, pour +la végétabilité. Celle-ci n'est point, sans doute, à beaucoup près, +toujours également intense; mais elle est, par sa nature, chez tous les +êtres, essentiellement homogène: il n'y a jamais qu'une assimilation et +une désassimilation continues, aboutissant à une reproduction +nécessaire. Or, les différences d'intensité, que peuvent seules +comporter de tels phénomènes fondamentaux, ne sauraient donner lieu à la +formation distincte d'aucune véritable échelle végétale, analogue à +l'échelle animale, d'autant plus que, en général, ces divers degrés +tiennent réellement au moins autant à l'influence prépondérante des +circonstances extérieures qu'à l'organisation caractéristique de chaque +végétal. Ainsi, la comparaison hiérarchique n'aurait ici aucune base +rationnelle suffisante. + +Je crois devoir même, en second lieu, signaler sommairement, à ce sujet, +une nouvelle considération, qui, sans être aussi fondamentale que la +précédente, peut faire ressortir, sous un autre aspect essentiel, +l'extrême difficulté nécessaire d'établir entre les diverses familles +végétales aucune hiérarchie véritable. Elle consiste à remarquer le +profond embarras scientifique que doit présenter toute définition nette +et directe de l'être végétal, attendu que chacun des végétaux +observables ne constitue presque jamais un être déterminé, mais une +confuse agglomération d'une multitude d'êtres distincts et indépendans. +On se formerait une très fausse idée d'une telle disposition, en +regardant un grand végétal comme une sorte de polype immense; car, la +composition animale proprement dite est, en elle-même, d'une tout autre +nature. Dans les derniers rangs de la hiérarchie animale, les êtres, +jusqu'alors nécessairement simples, deviennent, en effet, très +fréquemment composés; mais le système, quelque étendu qu'il puisse +être, ne cesse point de comporter une exacte définition scientifique. +Les êtres qui le composent ne sont pas simplement agrégés ou +juxta-posés; ou, du moins, ce cas ne se présente que très rarement, et +uniquement à l'extrémité la plus inférieure de l'échelle zoologique: ils +constituent réellement une sorte de société intime, involontaire et +indissoluble, caractérisée par un seul appareil organique général en +relation avec divers appareils animaux indépendans les uns des autres, +mais tous inséparables de leur commune base vitale. Dans le règne +végétal, au contraire, il n'y a jamais qu'une simple agglomération, que +nous pouvons même souvent produire à notre gré par l'artifice de la +greffe. Tous les êtres ainsi réunis sont alors entièrement séparables, +et ne présentent d'autres élémens communs que des parties +essentiellement inorganiques, dont le principal usage consiste à fournir +au système un moyen général de consolidation mécanique. Quoique les lois +essentielles d'une telle agglomération soient jusqu'ici très +imparfaitement connues, il y a tout lieu de penser néanmoins que nulle +condition vraiment organique ne tend à limiter nécessairement +l'extension possible d'un semblable système, laquelle paraît surtout +dépendre de conditions purement physiques et chimiques, combinées avec +l'influence totale des diverses circonstances extérieures. Or, on +conçoit aisément combien cette notion générale doit entraver directement +toute subordination rationnelle des différentes familles végétales à une +hiérarchie commune, puisque la vraie diversité organique fondamentale +qui pouvait exister entre elles, déjà si peu prononcée par la nature +même de la végétation, se trouve ainsi profondément atténuée. + +Le seul commencement de coordination vraiment philosophique qu'on soit +encore parvenu à établir dans l'ensemble du règne végétal, se réduit, en +réalité, à la division principale qui sert de point de départ à la +classification de M. de Jussieu. En distinguant les végétaux suivant +l'existence ou l'absence de feuilles séminales, et, pour le premier cas, +suivant qu'ils en offrent plusieurs ou une seule, on obtient l'unique +disposition taxonomique qui présente, dans le règne végétal, un +caractère philosophique comparable à celui de l'échelle animale. Car, le +passage successif et général des dicotylédons aux monocotylédons et de +ceux-ci aux acotylédons peut, en effet, être regardé comme constituant +une sorte de dégradation croissante, analogue à la succession des divers +degrés de la série zoologique, quoique beaucoup moins caractérisée. Une +telle considération a dû surtout prévaloir depuis que la comparaison +primitive, fondée sur les organes de la reproduction, a été vérifiée, +dans son ensemble, par l'examen des organes de la nutrition, d'après la +belle découverte de Desfontaines, seul exemple capital jusqu'ici d'une +large et heureuse application de l'anatomie comparée à l'organisme +végétal. Par un aussi remarquable concours des deux modes nécessaires de +comparaison anatomique propres à la nature de cet organisme, cette +grande proposition générale a désormais pris rang parmi les plus éminens +théorèmes de la philosophie naturelle. Mais, le commencement de +hiérarchie qui se trouve ainsi établi dans le règne végétal, demeure +toutefois évidemment insuffisant; puisque les familles très nombreuses +qui composent chacune de ces trois divisions principales n'en restent +pas moins disposées entr'elles suivant un ordre purement arbitraire, +auquel il y a peu d'espérance plausible de pouvoir jamais imposer une +véritable rationnalité. On conçoit, par suite, que la distribution +intérieure des espèces, et peut-être même celle des genres, dans chaque +famille, doit présenter nécessairement, à plus forte raison, une +semblable imperfection fondamentale, comme dépendant, par sa nature, +des mêmes principes taxonomiques, dont l'application la plus précise et +la plus délicate ne saurait être tentée sans qu'on eût préalablement +surmonté la difficulté beaucoup moindre, et néanmoins jusqu'ici +invincible, de la coordination des familles. La méthode naturelle ne +présente donc réellement aujourd'hui, à l'égard du règne végétal, +d'autre résultat usuel que le seul établissement, plus ou moins +empirique, des familles et des genres. + +Quelque précieuse que soit, en elle-même, une semblable acquisition, on +ne saurait être surpris qu'elle n'ait point encore déterminé, si elle +doit jamais le faire, l'exclusion totale de l'usage effectif des +méthodes purement artificielles, et surtout de celle de Linné; quoique, +pendant sa longue élaboration graduelle de la méthode naturelle, +l'esprit humain ait paru, jusqu'à notre époque, avoir essentiellement en +vue la coordination du seul règne végétal. Il ne faut pas oublier, +toutefois, que la méthode naturelle ne constitue pas un simple moyen de +classification, mais surtout, même dans son état le moins parfait, un +important système de connaissances réelles sur les vraies relations des +êtres existans. Ainsi, quand même la botanique descriptive devrait +finalement renoncer à l'employer, le perfectionnement continu d'une +telle méthode n'en présenterait pas moins un haut intérêt pour le +progrès de l'étude générale des végétaux, dont les résultats comparatifs +se trouvent ainsi fixés et combinés. Cependant, vu l'imperfection +nécessaire de la taxonomie végétale, et l'impossibilité fondamentale d'y +établir aucune véritable hiérarchie organique, l'esprit de ce traité +nous oblige, en dernière analyse, de concevoir désormais collectivement +le règne végétal comme le dernier terme général de la grande série +biologique, sans considérer davantage sa décomposition intérieure, qui, +malgré son importance propre et directe, ne saurait, en effet, exercer +aucune influence capitale sur le perfectionnement des hautes +spéculations biologiques, soit statiques, soit dynamiques, sujet +prépondérant de notre travail. En général, l'admirable propriété +philosophique de la hiérarchie biologique, comme principal instrument +logique de la science des corps vivans, doit devenir d'autant moins +prononcée qu'on descend à des subdivisions plus spéciales: elle +appartient surtout à l'étude comparative d'un assez petit nombre de +modes essentiels d'organisation, se succédant par des dégradations +profondément tranchées; l'organisme végétal constitue nécessairement le +dernier de ces modes fondamentaux. Quand on croît devoir recourir à une +décomposition plus développée, il est aisé de comprendre, en principe, +qu'une seule grande division du règne animal, l'entomologie par exemple, +offrira, sous ce point de vue, beaucoup plus de ressources scientifiques +que le règne végétal tout entier, comme donnant réellement lieu à la +comparaison d'organismes bien plus variés, et surtout bien mieux +caractérisés. + +La haute destination spéculative de la partie fondamentale de la +biologie dont je viens d'examiner le vrai caractère philosophique, doit +faire excuser, sans doute, l'extension presque inévitable de cette +longue leçon. Plus qu'aucune autre, cette partie est aujourd'hui fort +imparfaitement appréciée par les meilleurs esprits étrangers aux études +biologiques spéciales, et aussi par la plupart des biologistes +eux-mêmes. Trop souvent encore, on ne voit qu'un simple artifice de +classification, dans ce qui, par sa nature, constitue, au contraire, et +le résumé le plus substantiel de l'ensemble des diverses connaissances +biologiques, et le plus puissant moyen rationnel de leur +perfectionnement ultérieur. Il était donc particulièrement +indispensable, et à la fois plus difficile, de faire nettement ressortir +cette admirable construction de la grande hiérarchie organique, l'une +des plus éminentes créations de la philosophie positive. Bien loin de +regarder les considérations précédentes comme plus développées que ne le +prescrivait la nature propre de cet ouvrage, j'ai plutôt lieu de +craindre qu'elles ne suffisent point encore pour caractériser dignement +le véritable esprit général de cette belle conception, et pour donner +une juste idée de sa portée nécessaire. L'ensemble des trois leçons +suivantes complètera, j'espère, cette imparfaite appréciation +philosophique, en manifestant spontanément l'usage fondamental d'une +telle notion dans le système entier des spéculations physiologiques. + +Je devais ici m'attacher seulement à expliquer par quel inévitable +enchaînement d'opérations, soit scientifiques, soit logiques, l'esprit +humain avait pu enfin parvenir, après tant de laborieux essais +préliminaires, à coordonner l'immense série des êtres vivans, depuis +l'homme jusqu'au végétal, en une seule hiérarchie rationnelle, dont la +composition essentielle n'offrît jamais rien d'arbitraire, et qui tendît +à fixer, avec une rigoureuse précision, le véritable degré de dignité +biologique propre à chaque espèce. Cette extrême perfection taxonomique +est encore loin, sans doute, d'une entière et exacte réalisation, qui ne +saurait même jamais être complétement obtenue. Mais notre intelligence y +tend évidemment désormais, d'une manière directe et systématique, avec +la pleine conscience de sa destination définitive. Quoique peu +développée jusqu'ici, la saine biotaxie est donc aujourd'hui +philosophiquement constituée, avec tous ses vrais attributs +caractéristiques, depuis que la méthode naturelle, d'abord +essentiellement établie pour la coordination du seul règne végétal, a +été enfin directement conçue comme destinée surtout, par sa nature, au +perfectionnement nécessaire et continu du règne animal, qui avait dû, +dans l'origine, en fournir le type spontané, ainsi que je l'ai expliqué. +Telle est l'unique source où tous les bons esprits doivent constamment +étudier la véritable théorie générale des classifications naturelles, à +quelque ordre de phénomènes qu'ils se proposent finalement d'en faire +une heureuse application: c'est sous ce point de vue spécial que la +science biologique devait, par sa nature, directement concourir au +perfectionnement fondamental de l'ensemble de la méthode positive, dont +cette théorie constitue un indispensable élément, qui n'était pas +susceptible de se développer par aucune autre voie, et qui ne saurait +même être autrement apprécié. + + + + +QUARANTE-TROISIÈME LEÇON. + +Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie végétative +ou _organique_. + +Nous avons suffisamment caractérisé, dans les deux leçons précédentes, +le véritable esprit philosophique propre à chacune des deux parties +essentielles de la biologie statique, l'une relative à l'analyse +fondamentale de tout organisme déterminé, l'autre à la coordination +rationnelle de tous les divers organismes en une seule hiérarchie +générale. Cette double étude fournit, sans doute, par sa nature, la base +indispensable de toutes les recherches vraiment scientifiques sur les +lois positives des phénomènes vitaux; mais, en elle-même, elle ne +saurait constituer, sous ce point de vue final, qu'un simple travail +préliminaire. Néanmoins, cette première moitié de la science biologique +est malheureusement la seule aujourd'hui, en vertu de sa moindre +complication nécessaire, dont le vrai caractère philosophique puisse +être regardé comme irrévocablement prononcé. Quoique un développement +systématique aussi récent doive être encore fort imparfait, nous avons +cependant bien reconnu que toutes les diverses conceptions essentielles +destinées à garantir indéfiniment la rationnalité positive de la +biologie statique sont désormais pleinement établies, quant à l'un ou à +l'autre des deux aspects généraux propres à cette étude fondamentale. +Ainsi, l'esprit humain n'a plus, à cet égard, qu'à suivre avec +persévérance et sans hésitation une voie scientifique nettement tracée, +où les progrès sont assurés d'avance, et dont la direction ne saurait +donner lieu à aucune contestation capitale. Il s'en faut de beaucoup, au +contraire, que les mêmes conditions essentielles aient été +convenablement remplies jusqu'ici envers la biologie dynamique, qui +constitue néanmoins le véritable sujet final de la philosophie +organique, et sur laquelle nous devons maintenant fixer une attention +directe et exclusive. + +La judicieuse comparaison rapportée par Fontenelle, pour caractériser, +au commencement du siècle dernier, l'extrême disproportion générale de +nos connaissances anatomiques à nos connaissances physiologiques[34], +continuerait à être, même aujourd'hui, essentiellement applicable, +malgré les nombreuses et importantes acquisitions qui ont tant enrichi +depuis lors le système des saines études biologiques. Non-seulement les +notions positives sur la vraie théorie fondamentale de la vie, réduite +même à ses plus simples phénomènes, sont encore fort restreintes et très +confuses; mais, surtout, la véritable méthode philosophique qui doit +diriger les recherches purement physiologiques demeure presque +entièrement inconnue à la plupart des esprits occupés aujourd'hui d'un +tel ordre de spéculations. Le principal attribut de cette méthode +consiste, comme nous l'avons si pleinement démontré, dans l'extension +fondamentale et habituelle de la comparaison biologique à l'ensemble des +organismes connus. Or, cette condition caractéristique n'est presque +jamais suffisamment remplie, aujourd'hui, pour les travaux de +physiologie pure, qui, cependant, vu leur complication supérieure, +doivent réclamer, plus impérieusement même que les questions de simple +anatomie, l'usage régulier et permanent de ce moyen capital[35]. Ainsi +privé de son plus puissant instrument rationnel, le système des études +physiologiques ne saurait être regardé aujourd'hui comme vraiment +constitué sur les bases définitives qui lui sont propres. Malgré +l'importance réelle des recherches déjà entreprises, on ne peut voir, +dans la plupart d'entre elles, que de simples essais préliminaires, +qu'il faudra nécessairement refondre et compléter d'après un plan +systématique, avant de pouvoir les convertir en élémens irrévocables de +la saine biologie dynamique. + + [Note 34: «Nous autres anatomistes, disait alors + ingénieusement Méry, nous ressemblons aux commissionnaires + de Paris, qui connaissent exactement toutes les rues, + jusqu'aux plus petites et aux plus écartées, mais qui + ignorent ce qui se passe dans les maisons.»] + + [Note 35: La constitution actuelle de l'enseignement + biologique, surtout en France, offre une vérification très + sensible d'une telle disposition générale, puisque aucune + chaire n'y est encore consacrée à la physiologie comparée. + Sauf le cours mémorable de M. de Blainville, qui ne fut + qu'une infraction formelle et momentanée des usages + réguliers, les études physiologiques officielles n'ont + jamais cessé jusqu'ici d'y être entièrement bornées à la + seule considération de l'homme, tandis que les études + anatomiques y ont acquis une extension à peu près + suffisante, du moins dans certains établissemens[A].] + + [Note A: Depuis que cette note a été écrite, une chaire + de physiologie comparée a été instituée au Muséum d'histoire + naturelle de Paris.] + +Cette incertitude radicale sur le vrai caractère scientifique de la +physiologie, est aujourd'hui la cause essentielle, non-seulement de la +divergence prononcée des diverses écoles régulières, mais aussi du +crédit déplorable qu'obtiennent encore avec tant de facilité les plus +monstrueuses aberrations, ordinairement secondées par le charlatanisme +le plus grossier, comme on le voit chez les magnétiseurs, les +homéopathes, etc. Sauf les études sociales, où, par un motif semblable +et encore plus énergique, aucun frein intellectuel n'est imposé +jusqu'ici à cette tendance anarchique, nulle autre partie de la +philosophie naturelle ne saurait présenter désormais le honteux +spectacle d'un tel désordre, qui paraît indiquer le bouleversement +momentané des notions les plus élémentaires et les mieux établies. Les +esprits livrés aux recherches mathématiques, astronomiques, physiques et +chimiques, ne sont point, sans doute, ordinairement d'une trempe plus +forte ni d'une nature plus rationnelle que ceux qui s'occupent de +spéculations physiologiques; mais, quelle que puisse être leur +disposition spontanée aux aberrations fondamentales, elle se trouve +toujours suffisamment contenue aujourd'hui par la constitution +irrévocablement définie de la science correspondante, qui circonscrit de +plus en plus le champ général de la divagation et du charlatanisme. +Cette triste exception propre à la physiologie actuelle, peut être +attribuée, il est vrai, à l'éducation profondément vicieuse de presque +tous ceux qui la cultivent maintenant, et qui abordent brusquement +l'étude des phénomènes les plus complexes sans avoir aucunement préparé +leur intelligence par l'habitude intime des spéculations les plus +simples et les plus positives, ainsi que je l'ai expliqué dans la +quarantième leçon. Néanmoins, malgré l'incontestable influence d'un +régime aussi irrationnel, je persiste à regarder l'indétermination +actuelle du véritable esprit général de la science physiologique +proprement dite comme la principale cause immédiate de cette licence +presque illimitée que peuvent y usurper encore les intelligences les +plus désordonnées. À vrai dire, les deux considérations rentrent +essentiellement l'une dans l'autre; car, cette absurde éducation +préalable serait, de toute nécessité, bientôt rectifiée, en dépit des +diverses obstacles, si le vrai caractère de la science, nettement établi +aux yeux de tous, avait enfin mis en pleine évidence la nature des +conditions préliminaires indispensables à sa culture rationnelle. + +Sous le point de vue philosophique, cette constitution encore vague et +indécise de la science physiologique devait sans doute paraître +inévitable, puisque la biologie statique, première base nécessaire de la +biologie dynamique, n'a pu acquérir complétement que de nos jours la +véritable organisation systématique qui lui est propre, comme nous +l'avons précédemment reconnu. Mais, quoiqu'il n'y ait pas lieu de +s'étonner d'une telle imperfection générale, cet état d'enfance de la +physiologie rationnelle nous oblige à modifier ici la nature de nos +considérations philosophiques sur l'étude dynamique des corps vivans. Au +lieu de procéder directement à l'appréciation analytique de conceptions +fondamentales irrévocablement établies, comme nous avons pu le faire +pour la biologie statique, nous devons surtout examiner, quant à la +physiologie pure, les seules notions de méthode, c'est-à-dire, le mode +général d'organisation des recherches destiné, par la vraie nature d'une +telle science, à conduire ultérieurement à la connaissance définitive +des lois réelles des phénomènes vitaux, au sujet desquelles on n'a guère +pu obtenir jusqu'ici que de simples matériaux. Quelque peu satisfaisante +que paraisse, en elle-même, une semblable opération philosophique, sa +nécessité prépondérante la recommande éminemment aujourd'hui à tous les +bons esprits, puisque c'est surtout de là que doit désormais résulter le +développement rapide et régulier des saines doctrines physiologiques. En +un mot, c'est l'institution nette et rationnelle des questions +physiologiques, bien plus que leur résolution directe et définitive, +encore essentiellement prématurée, qui maintenant importe surtout au +progrès général de la vraie philosophie biologique. Les conceptions +relatives à la méthode auront toujours nécessairement beaucoup plus de +prix dans l'étude des lois vitales qu'à l'égard d'aucune branche +antérieure de la philosophie naturelle; en vertu de la complication +supérieure des phénomènes, qui doit nous exposer bien davantage à une +mauvaise direction des travaux: à plus forte raison cette considération +doit-elle prédominer tant que la science n'est qu'à l'état naissant. +Combien la véritable nature de la science physiologique ne doit-elle +point paraître aujourd'hui profondément méconnue quand, à la frivole +témérité qui y préside ordinairement aux recherches les plus difficiles, +on oppose la scrupuleuse prudence des géomètres et des astronomes à +l'égard des études les mieux constituées, circonscrites aux sujets les +plus simples, où tout écart peut être si aisément signalé et rectifié! + +Quoique tous les phénomènes vitaux soient nécessairement toujours +solidaires les uns des autres, il est néanmoins indispensable de +décomposer ici leur étude spéculative et abstraite d'après le même +principe philosophique qui nous a constamment dirigés dans les autres +sciences fondamentales, c'est-à-dire, par la considération naturelle de +leur généralité décroissante. Cette considération équivaut +essentiellement, dans ce cas, à la distinction capitale irrévocablement +établie par Bichat, entre la vie organique ou végétative, fondement +commun de l'existence de tous les êtres vivans, et la vie animale +proprement dite, particulière aux seuls animaux, et dont les principaux +caractères ne sont même très nettement prononcés que dans la partie +supérieure de l'échelle zoologique. Mais, à l'analyse rationnelle de ces +deux ordres de phénomènes, il faut désormais ajouter, depuis Gall, comme +troisième partie essentielle, l'étude positive des phénomènes +intellectuels et moraux, qui se distinguent nécessairement des précédens +par une spécialité encore plus prononcée, puisque les organismes les +plus rapprochés de l'homme comportent seuls leur exacte exploration. +Bien que, suivant les définitions rigoureuses, cette dernière classe de +fonctions soit, sans doute, implicitement comprise dans ce qu'on nomme +la vie animale, cependant sa généralité évidemment moindre, la +positivité à peine ébauchée de son étude systématique, et la nature +propre des difficultés supérieures qu'elle présente, nous prescrivent, +surtout aujourd'hui, de concevoir directement cette nouvelle théorie +scientifique comme une dernière branche fondamentale de la physiologie, +afin qu'une intempestive fusion ne dissimule point sa haute importance +et n'altère pas son vrai caractère. Tel est donc l'ordre rationnel +suivant lequel les trois dernières leçons de ce volume doivent +successivement contenir l'examen philosophique des trois parties +essentielles de la théorie de la vie, en consacrant d'abord la leçon +actuelle à la considération de la vie organique proprement dite. Il +demeure toutefois bien entendu qu'une telle analyse de la vie, quelque +indispensable qu'elle soit à la connaissance positive de ses lois +générales, doit toujours être conçue en vue d'une recomposition +ultérieure, propre à faire convenablement ressortir cet intime consensus +universel qui caractérise si profondément le sujet permanent de la +science physiologique. + +Avant de considérer directement l'étude générale de la vie végétative, +il faut nécessairement signaler ici, d'une manière distincte quoique +très sommaire, une théorie préliminaire fort importante, dont le besoin +a déjà été indiqué dans la quarantième leçon, la théorie fondamentale +des _milieux_ organiques, sans laquelle l'analyse des phénomènes vitaux +ne saurait comporter aucune véritable rationnalité. + +La mémorable controverse soulevée, au commencement de ce siècle, par +l'illustre Lamarck, sur la variation des espèces animales en vertu de +l'influence prolongée des diverses circonstances extérieures, doit être +réellement envisagée, d'après la leçon précédente, comme le premier +grand travail qui ait irrévocablement introduit dans la philosophie +biologique ce nouvel aspect élémentaire, jusqu'alors essentiellement +négligé ou mal apprécié. Peut-être même l'exagération, d'ailleurs +inévitable, de la doctrine de Lamarck à ce sujet, était-elle +indispensable pour transporter avec efficacité notre faible intelligence +à ce nouveau point de vue; car l'histoire de l'esprit humain me paraît +manifester toujours un semblable phénomène logique en toute occasion +analogue. Aujourd'hui que la biologie tend à s'affranchir entièrement +d'une telle exagération, cette impulsion énergique ne laissera bientôt +d'autre résultat permanent que le nouvel ordre d'études fondamentales +dont la science s'est ainsi à jamais enrichie. Quoi qu'il en soit, nous +devons ici soigneusement éliminer, à cet égard, tout ce qui ne saurait +concerner la physiologie proprement dite, réduite à la théorie abstraite +de l'organisme vivant. Or, la question, telle que Lamarck l'avait posée, +se rapportait surtout à la biologie concrète, c'est-à-dire à l'histoire +naturelle des races vivantes; ou, du moins, elle n'intéressait, en +biologie abstraite, que la seule philosophie zootaxique, comme je l'ai +précédemment expliqué: puisqu'il s'agissait essentiellement d'apprécier +la puissance totale de l'ensemble des circonstances extérieures pour +modifier le développement graduel de chaque espèce. L'esprit éminemment +analytique qui, dans le système des études biologiques, doit +spécialement distinguer la physiologie pure, me semble exiger qu'un tel +examen préliminaire y soit désormais institué d'une tout autre manière, +qui consiste, en approfondissant davantage ce sujet capital, à +considérer séparément chacune des influences fondamentales sous +lesquelles s'accomplit toujours le phénomène général de la vie. Nous +avons, en effet, suffisamment reconnu que l'état vital suppose, par sa +nature, le concours nécessaire et permanent, avec l'action propre de +l'organisme, d'un certain ensemble d'actions extérieures convenablement +modérées, sans lesquelles il ne saurait être conçu. C'est l'analyse +exacte de ces diverses conditions essentielles de l'existence générale +des corps vivans, qui constitue le véritable objet précis de cette +théorie préliminaire des _milieux_ organiques, en attribuant à ce terme +toute l'extension philosophique que je lui ai accordée dans la +quarantième leçon. Il serait superflu de faire expressément ressortir +ici la haute importance d'une théorie ainsi caractérisée, puisque elle +est directement relative à l'un des élémens nécessaires du dualisme +vital, et que, à ce titre, elle doit être aussi indispensable à la vraie +physiologie, que l'étude statique de l'organisme. Nous devons seulement +signaler, à ce sujet, la subordination profonde et générale qui +s'établit par là avec tant d'évidence de la philosophie organique à la +philosophie inorganique; car l'influence réelle du milieu sur +l'organisme ne saurait être rationnellement étudiée, tant que la +constitution propre de ce milieu n'est point d'abord, en elle-même, +exactement connue. + +Ces conditions extérieures de l'existence fondamentale des corps vivans +doivent être préalablement distinguées en deux grandes classes, suivant +leur nature ou physique ou chimique, c'est-à-dire, en d'autres termes, +ou mécanique ou moléculaire. Quoique les unes et les autres soient, sans +doute, également indispensables, les premières peuvent néanmoins, en +vertu de leur permanence plus rigoureuse et plus sensible, être +réellement envisagées comme plus générales, sinon quant aux divers +organismes, du moins quant à la durée continue de chacun d'eux. + +Parmi les influences purement physiques, il faut placer, au premier rang +dans l'ordre de la généralité, l'action de la pesanteur, dont la +puissance physiologique ne saurait être ni contestée ni négligée. Malgré +l'ascendant trop prolongé qu'exerce encore sur la plupart des +physiologistes une vaine philosophie métaphysique, qui représente +abstraitement les corps vivans comme soustraits, par leur nature, à +l'empire des lois physiques, les esprits les plus chimériques n'ont +jamais pu être assez conséquens pour oser directement admettre aucune +suspension réelle de la pesanteur dans l'état vital. Quel que fût +l'entraînement des préoccupations spéculatives, le bon sens universel +aurait bientôt rectifié une aberration aussi prononcée, en rappelant +que, conformément à la théorie fondamentale de l'équilibre et du +mouvement, le plus entier développement de l'activité vitale ne saurait +un seul instant empêcher l'homme lui-même d'obéir strictement, en tant +que poids ou projectile, aux mêmes lois mécaniques que toute autre masse +équivalente; ce qui a d'ailleurs été pleinement confirmé par les +expériences directes les plus exactes. Aussi la biologie est-elle +désormais heureusement dispensée d'examiner spécialement ce principe +incontestable de la rigoureuse universalité de la pesanteur, dont la +démonstration formelle doit surtout appartenir aux géomètres et aux +physiciens. Mais, à raison même de cette universalité nécessaire, il est +impossible que l'influence continue de la pesanteur ne participe point, +d'une manière notable, à la production générale dès phénomènes vitaux, +auxquels elle doit être tantôt favorable, tantôt contraire, et presque +jamais indifférente; c'est la juste appréciation de cette coopération +inévitable qui seule constitue un important sujet de recherches +biologiques, jusqu'ici à peine ébauché. L'exécution précise d'une telle +analyse présente malheureusement, par sa nature, de très grandes +difficultés, puisque, dans la plupart des cas, une semblable influence +ne peut être ni complétement suspendue ni notablement modifiée. +Toutefois, l'examen attentif des phénomènes a déjà mis en pleine +évidence, sous divers rapports importans, l'influence positive de la +pesanteur sur l'accomplissement réel des phénomènes physiologiques, soit +à l'état normal, soit à l'état pathologique. À cet égard, les différens +degrés principaux de la hiérarchie biologique présentent chacun des +avantages propres. Dans la partie inférieure de l'échelle, et surtout +dans l'organisme végétal, l'action physiologique de la pesanteur est +beaucoup moins variée, mais aussi bien plus prépondérante et plus +sensible, vu la moindre complication de l'état vital, alors aussi +rapproché que possible de l'état inorganique. Les lois ordinaires et les +limites générales de l'accroissement des végétaux paraissent +essentiellement dépendre de cette influence, comme l'ont si clairement +vérifié les ingénieuses expériences de M. Knight, sur la germination +modifiée par un mouvement de rotation plus ou moins rapide. Des +organismes bien plus élevés sont même assujétis à des conditions +analogues, sans lesquelles on ne saurait expliquer, par exemple, +pourquoi les plus grandes masses animales vivent constamment dans un +fluide assez dense pour supporter presque tout leur poids, et souvent +pour le soulever spontanément. Cependant, la partie supérieure de la +série animale est nécessairement moins propre à l'exacte appréciation de +l'influence physiologique de la pesanteur, qui concourt alors avec un +trop grand nombre d'actions hétérogènes. Mais cette influence, quoique +moins dominante et plus cachée, peut y être étudiée sous un autre +aspect, en vertu de l'extrême variété des actes vitaux auxquels elle +doit participer; car, il n'est presqu'aucune fonction, soit organique, +soit animale, et même intellectuelle, où l'on ne puisse signaler avec +certitude une indispensable intervention générale de la pesanteur, qui +se manifeste spécialement en tout ce qui concerne la stagnation ou le +mouvement des fluides. Il est donc très regrettable qu'un sujet aussi +étendu et aussi important n'ait point encore donné lieu à des recherches +directes vraiment rationnelles, largement conçues et méthodiquement +poursuivies dans l'ensemble de la hiérarchie biologique. + +Après cette étude physiologique de la pesanteur, on doit naturellement +placer, comme une sorte de complément nécessaire, l'examen des autres +conditions purement mécaniques de l'existence fondamentale des corps +vivans. La principale d'entre elles se rapporte à la pression générale +qu'exerce sur l'organisme le milieu proprement dit, soit gazeux, soit +liquide; pression qui n'est qu'une suite indirecte de la pesanteur, +envisagée toutefois dans ce milieu et non plus dans l'organisme. Quoique +cette seconde influence soit aussi très imparfaitement analysée encore, +la facilité avec laquelle elle peut être modifiée par diverses +circonstances, naturelles ou artificielles, a déjà permis d'obtenir, +sous ce rapport, quelques résultats scientifiques moins insuffisans. +L'existence générale de tout animal atmosphérique, sans en excepter +l'homme, est nécessairement renfermée entre certaines limites plus ou +moins écartées de l'échelle barométrique, hors desquelles on ne saurait +la concevoir. Nous ne pouvons vérifier aussi directement une telle loi +chez les animaux aquatiques, sans que néanmoins il y ait lieu d'élever à +ce sujet aucun doute raisonnable; il est même évident que, vu la densité +supérieure du milieu, les limites verticales ainsi assignables au séjour +de chaque espèce doivent être certainement beaucoup plus rapprochées. Il +faut cependant convenir que, pour l'un ou pour l'autre milieu, nous +n'avons jusqu'ici aucune notion vraiment scientifique de l'exacte +relation générale entre l'intervalle de ces limites et le degré +d'organisation, nos idées à cet égard étant même tout-à-fait confuses +quant aux organismes inférieurs, et surtout à l'organisme végétal. On +s'est d'ailleurs presque exclusivement occupé des effets physiologiques +dus à des changemens brusques de pression; l'influence plus +intéressante, et peut-être fort distincte, des variations graduelles a +été à peine examinée. Enfin, dans le cas atmosphérique, seul susceptible +d'une exploration très étendue, il est très difficile, et néanmoins +indispensable, en altérant la pression extérieure, de dégager +soigneusement, de la perturbation vitale due à cette cause mécanique, la +modification toujours simultanée que ce nouvel état du milieu doit +imprimer à l'ensemble des fonctions nutritives par suite de la +raréfaction ou de la condensation du milieu, qui peut être souvent le +vrai motif principal des phénomènes observés. Mais, quoique, par ces +diverses complications, la science soit encore, sous ce rapport, à +l'état naissant, plusieurs recherches déjà ébauchées, comme les +tentatives de quelques physiologistes pour constater l'influence de la +pression atmosphérique sur la circulation veineuse, les ingénieuses +indications récemment signalées au sujet de sa coopération directe au +mécanisme général de la station et même de la locomotion, etc., +témoignent évidemment, chez les biologistes actuels, une heureuse +tendance à étudier rationnellement cet ordre important de questions +préliminaires. + +Outre ces deux conditions fondamentales de pesanteur et de pression, une +analyse exacte et complète de l'ensemble des influences mécaniques +indispensables à l'état vital, exigerait aussi l'appréciation directe, +et même préalable, de l'action physiologique générale du mouvement et du +repos, considérés soit dans la masse vivante, soit dans ses divers +organes essentiels. Quoique jusqu'ici à peine ébauchée, cette étude +présente néanmoins une incontestable importance; puisque le mouvement +contribue souvent d'une manière capitale au mécanisme des principales +fonctions. C'est ainsi, par exemple, que les physiologistes les plus +positifs expliquent aujourd'hui, par la subite immobilité de l'estomac, +la perturbation profonde qu'éprouve la digestion aussitôt après la +section ou la compression des nerfs gastriques, comme quand le défaut +d'agitation du récipient fait cesser une action chimique. Malgré la +confusion et l'obscurité qui subsistent encore sur de tels sujets, il y +a déjà, ce me semble, tout lieu de penser, en principe, qu'aucun +organisme, même parmi les plus simples, ne saurait vivre dans un état de +complète immobilité. Le double mouvement de la terre, et surtout sa +rotation, n'étaient peut-être pas moins directement nécessaires pour y +permettre le développement de la vie, que par leur influence +indispensable sur la répartition périodique de la chaleur et de la +lumière. Il est, du reste, évident que si, comme il arrive le plus +souvent, le mouvement est produit par l'organisme lui-même, on devra +soigneusement éviter de confondre l'influence de cette opération vitale +avec les effets directement propres à ce mouvement. C'est pourquoi, afin +d'éluder cette distinction difficile, l'exploration du mouvement +communiqué sera presque toujours préférable, dans l'élaboration +judicieuse d'une telle doctrine, à l'analyse du mouvement spontané. +D'après les lois fondamentales de la mécanique universelle, c'est +surtout du mouvement de rotation qu'il importe de déterminer exactement +l'influence physiologique, puisque, par sa nature, toute rotation tend +directement à désorganiser un système quelconque, et, à plus forte +raison, à troubler ses phénomènes intérieurs. Il serait donc d'un haut +intérêt, pour la biologie positive, de poursuivre, dans l'ensemble de la +hiérarchie organique, et spécialement dans sa partie supérieure, une +étude comparative des modifications que peuvent éprouver les +principales fonctions en imprimant à l'organisme une rotation +graduellement variée, entre les limites de vitesse compatibles avec +l'état normal, et qui devraient être préalablement déterminées. Or, +cette étude n'a été jusqu'ici le sujet de quelques tentatives vraiment +scientifiques, qu'à l'égard des seuls végétaux, dans les expériences +ci-dessus signalées, qui avaient même pour principal objet l'influence +de la pesanteur. Le cas des animaux, et surtout de l'homme, qui +présente, à cet égard, une importance bien supérieure, soit par la +délicatesse de l'organisme, soit par la variété de ses phénomènes, +n'offre encore, sous ce rapport, que quelques observations incomplètes +et incohérentes, qui vont à peine au-delà des notions les plus +vulgaires[36]. + + [Note 36: Le simple mouvement, indépendamment de tout + changement de lieu, a été quelquefois employé, avec beaucoup + de succès, comme moyen thérapeutique, non-seulement dans les + maladies de la vie animale, mais dans celles même qui se + rapportent essentiellement à la vie organique, et surtout + dans les hydropisies abdominales, ce qui vérifie clairement + la haute importance réelle d'une telle influence + physiologique.] + +Parmi les conditions purement physiques de l'existence des corps vivans, +dont le caractère n'est point simplement mécanique, en ce qu'elles +tendent directement à modifier la structure intime, la plus fondamentale +est sans doute l'action thermologique du milieu ambiant. C'est aussi la +mieux connue, ou plutôt celle dont l'analyse générale présente +aujourd'hui le moins d'imperfections capitales. Rien de plus manifeste, +en effet, que cette irrésistible nécessité qui, dans l'ensemble de la +hiérarchie organique, restreint le développement de la vie entre +certaines limites déterminées de l'échelle thermométrique extérieure, et +qui resserre spécialement ces limites à l'égard de chaque famille et +même de chaque race vivante; quoique, d'ailleurs, toute idée de nombres +précis et constans soit ici aussi déplacée que dans aucun autre genre de +considérations biologiques. Les variations thermométriques compatibles +avec l'état vital paraissent même encore moins étendues que les +variations barométriques. C'est d'un tel ordre de conditions que dépend +surtout, en histoire naturelle, la répartition permanente des divers +organismes sur la surface de notre planète, selon des zones assez +spécialement définies pour fournir quelquefois, aux physiciens, de +véritables indications thermométriques, certaines quoique grossières. +Mais, malgré la multitude de faits recueillis maintenant à cet égard, ce +sujet fondamental n'est réellement qu'à peine ébauché jusqu'ici, aux +yeux de tous ceux qui s'attachent principalement à la coordination de +ces phénomènes en une doctrine générale et rationnelle. Presque tous les +points essentiels d'une telle doctrine sont encore obscurs et +incertains. La science manque même aujourd'hui d'une série suffisante de +bonnes observations comparatives sur les divers intervalles +thermométriques correspondans aux différens états organiques, et, à plus +forte raison, d'une loi quelconque relative à cette harmonie, qui n'a +jamais été vraiment rattachée à aucun autre caractère biologique +essentiel. Cette immense lacune n'existe pas seulement pour l'échelle +générale des espèces vivantes, mais aussi pour les états successifs de +chaque organisme considéré à ses différens âges. Sous l'un et l'autre +aspect, ce sont surtout les moindres degrés d'organisation dont l'étude, +à cet égard, exige le plus une révision complète et systématique: car, à +l'état d'oeuf, ou dans les organismes très inférieurs, les limites +thermométriques de la vie paraissent devenir beaucoup plus écartées, +quelque obscurité que présente encore un tel sujet; plusieurs +biologistes philosophes ont même pensé que la vie avait peut-être été +toujours possible, à un certain degré, sur notre planète, malgré les +divers systèmes de température par lesquels sa surface a dû +successivement passer. On peut dire, à la vérité, que l'ensemble des +documens analysés jusqu'ici converge vers cette loi générale: l'état +vital est tellement subordonné, par sa nature, à un intervalle +thermométrique déterminé, que cet intervalle décroît sans cesse à mesure +que la vie se prononce davantage, soit en remontant la hiérarchie +biologique, soit en considérant chaque développement individuel. Mais, +quelque plausible que doive déjà paraître une telle loi, il s'en faut +encore de beaucoup que nous puissions la regarder aujourd'hui comme +scientifiquement établie, les nombreuses anomalies qu'elle présente +n'étant point jusqu'ici résolues d'une manière vraiment satisfaisante. +Une semblable imperfection dans l'étude fondamentale des limites +thermométriques propres à chaque état vital, doit faire aisément +présumer une plus profonde ignorance quant à l'analyse plus délicate des +modifications produites dans l'organisme par les variations de la +chaleur extérieure, lorsque ces changemens sont renfermés entre des +limites pleinement compatibles avec le mode d'existence correspondant. +Dans le petit nombre d'observations systématiques que la science possède +à cet égard, on a même confondu presque toujours l'influence des +changemens brusques avec celle très différente qui résulte des +variations graduelles; quoique, indépendamment de la saine philosophie +biologique, d'irrécusables expériences directes des physiologistes +anglais aient constaté depuis long-temps, dans l'espèce humaine, +l'aptitude à supporter impunément, pendant un certain temps, par suite +d'habitudes graduellement contractées, des accroissemens de température +extérieure très supérieurs à ceux que semblait seule permettre la +considération des perturbations violentes. Enfin, ce qui montre le plus +clairement combien l'ensemble de ce sujet a été jusqu'ici mal étudié, +c'est que nous pouvons, sans aucune exagération, regarder la question +comme n'ayant pas même été nettement posée, attendu la confusion +vicieuse qui a toujours plus ou moins dominé dans ces recherches, entre +l'influence physiologique de la chaleur extérieure et la production +organique de la chaleur vitale. Ces deux ordres d'études, que la notion +commune de chaleur peut seule vaguement rapprocher, constituent +évidemment, par leur nature, deux branches radicalement distinctes de la +théorie biologique, puisque l'un se rapporte aux principes mêmes de la +vie, tandis que l'autre est relatif, au contraire, à ses résultats +généraux. Des recherches assez irrationnellement instituées pour avoir +constamment mêlé deux problèmes aussi différens, pouvaient-elles, aux +yeux de tout philosophe, comporter aucune véritable efficacité +scientifique? + +Les mêmes remarques philosophiques s'appliquent, avec plus de force +encore, à l'étude des autres conditions physiques extérieures de la vie +générale, telles que la lumière, et surtout l'électricité, soit +statique, soit dynamique. Sous ces deux rapports, encore plus que sous +le précédent, la plupart des travaux entrepris jusqu'ici ne peuvent +réellement être envisagés, dans la construction rationnelle de la +doctrine physiologique, que comme ayant irrécusablement constaté +l'indispensable nécessité scientifique d'une telle étude préliminaire, +en mettant hors de doute le besoin fondamental d'une certaine influence +permanente, lumineuse et électrique, du milieu ambiant pour la +production et l'entretien de la vie, dans tous les modes et à tous les +degrés qu'elle comporte. Mais, à cela près, nos connaissances réelles à +ce sujet sont certainement plus imparfaites aujourd'hui que relativement +à la chaleur elle-même, les observations élémentaires y étant à la fois +beaucoup plus rares et plus grossières, en sorte que ces deux théories +ne présentent encore aucun aspect qui ne paraisse très vague et très +obscur, quelque incontestable que soit néanmoins la réalité d'une +pareille étude. Sous le point de vue électrique essentiellement, la +confusion fondamentale que je viens de signaler pour la chaleur, se +reproduit, d'une manière plus prononcée encore, entre l'influence +physiologique de l'électrisation extérieure, et l'électrisation +spontanée produite par l'ensemble des actes vitaux, c'est-à-dire +toujours entre les principes et les résultats; d'où provient également +la stérilité nécessaire de recherches ainsi dirigées, fussent-elles même +beaucoup plus étendues. Mais il faut remarquer, en outre, conformément à +l'esprit des règles générales de hiérarchie scientifique établies dans +ce Traité, que cette partie de la théorie préliminaire des milieux +organiques, se rapportant à une branche de la physique bien plus +imparfaite, par sa nature, que ne l'est la barologie et même la +thermologie, elle doit nécessairement être spécialement affectée par +cette plus grande infériorité de la doctrine qui lui sert de base +indispensable. Tout philosophe peut, en effet, reconnaître aisément, +dans l'ébauche actuelle d'une telle portion de la physiologie positive, +l'influence désastreuse qu'exercent si profondément les vaines +hypothèses anti-scientifiques qui vicient encore aujourd'hui la plupart +des recherches d'optique et d'électrologie, comme je l'ai soigneusement +établi en considérant la physique. Ces conceptions chimériques sur les +fluides ou les éthers, lumineux et électriques, que les physiciens les +moins arriérés n'osent plus préconiser qu'à titre de simple artifice +logique, sont, au contraire, habituellement envisagées, en physiologie, +comme caractérisant les principes réels de deux ordres d'actions +extérieures indispensables à l'état vital. Dans l'étude de l'influence +électrique, cette mauvaise manière de philosopher se fait plus +spécialement ressentir, à cause de l'espèce de solidarité que la plupart +des biologistes ont naturellement imaginé entre les prétendus fluides +électriques et les prétendus fluides nerveux ou vitaux, en vertu de +laquelle ces deux classes d'hypothèses illusoires s'y fortifient +mutuellement. Tout ce système de spéculations physiologiques ne consiste +le plus souvent aujourd'hui qu'à se représenter, plus ou moins +confusément, le jeu fantastique de ces êtres imaginaires, auxquels +l'organisme ne sert guère que de théâtre, et dont l'inintelligible +contemplation absorbe nécessairement la considération, dès-lors très +secondaire, du petit nombre de phénomènes réels qui constituaient +primitivement le vrai sujet des recherches scientifiques. À cette cause +essentielle d'une stérilité plus spéciale, il n'est peut-être pas +inutile d'ajouter ici, comme obstacle accessoire mais général, suivant +une remarque déjà signalée à l'égard de la philosophie chimique, la +subtilité exagérée que la plupart des électriciens actuels ont +introduite dans l'analyse des moindres sources d'électrisation, et qui +les a fréquemment conduits à attribuer une influence évidemment +démesurée à des phénomènes presque imperceptibles. C'est ainsi, par +exemple, que souvent on explique, par de très faibles variations de +l'électricité atmosphérique, des phénomènes pathologiques très +considérables, sans être aucunement arrêté par l'absurde disproportion +entre l'intensité des résultats effectifs et celle des principes +prétendus. Toutefois, il faut reconnaître qu'une telle cause +d'aberrations affecte bien plus aujourd'hui la théorie du développement +spontané de l'électrisation animale que celle relative à l'influence +physiologique des électrisations extérieures. Sous l'un et l'autre +aspect, ce sont d'aussi vicieuses exagérations qui fournissent un +fondement spécieux à l'argumentation sophistique des physiologistes +métaphysiciens contre toute action électrique dans l'organisme. + +Telles sont les diverses lacunes fondamentales que présente la biologie +actuelle relativement aux différentes conditions purement physiques +indispensables au développement des phénomènes physiologiques, +considérées surtout en ce qu'elles ont de commun à l'ensemble total des +corps vivans, et étudiées suivant l'ordre hiérarchique établi, dans cet +ouvrage, entre les principales branches de la physique générale. Mais +l'analyse exacte des conditions d'existence qui offrent les caractères +chimiques constitue, en outre, dans la théorie préliminaire des +_milieux_ organiques, une seconde division essentielle, dont +l'importance n'est certainement pas moindre, et dont les progrès ne sont +jusqu'ici guère plus satisfaisans. + +Réduite à ce qui est strictement général, cette dernière étude a pour +objet propre la détermination rationnelle de l'influence physiologique +fondamentale exercée par l'air et par l'eau, dont le mélange, à divers +degrés, compose directement le _milieu_ commun nécessaire à tous les +êtres vivans, en prenant ce terme dans son acception habituelle la plus +circonscrite. Les philosophes allemands qui, de nos jours, ont érigé ce +milieu en une sorte de règne intermédiaire entre les deux mondes +inorganique et organique, comme je l'ai déjà indiqué en traitant de la +philosophie chimique, n'ont fait que rendre, sous une forme vicieuse, un +sentiment aussi juste que profond de la haute importance physiologique +d'une telle notion. + +La première considération scientifique à ce sujet consiste à +reconnaître, d'après le lumineux aperçu de M. de Blainville, que l'air +et l'eau ne doivent point, sous ce rapport, être étudiés séparément, à +la manière des physiciens et des chimistes, mais que leur intime +mélange, dont les proportions seules varient, est constamment +indispensable à tout état vital. Il serait naturel de le penser, en se +bornant même à envisager la composition chimique des corps vivans, dont +les divers élémens essentiels ne peuvent se retrouver que dans +l'ensemble de ces deux fluides. Mais ce principe devient surtout +directement sensible sous le point de vue physiologique; puisque, en +discutant avec soin les différentes observations, il est maintenant +facile de constater que l'air dépourvu de toute humidité et l'eau +nullement aérée sont également contraires à l'existence des êtres +vivans, sans aucune distinction d'espèces. À cet égard, entre les êtres +atmosphériques et les êtres aquatiques, animaux ou végétaux, les mieux +caractérisés, il n'existe d'autre différence réelle que l'inégale +proportion des deux fluides, soit que, chez les uns, l'air, devenu +prépondérant, serve de véhicule à l'eau vaporisée, ou que l'eau, +dominant à son tour, apporte aux autres l'air liquéfié. Dans les deux +cas, l'eau fournit toujours la première base indispensable de tous les +liquides organiques, et l'air les élémens essentiels de la nutrition +fondamentale. On sait aujourd'hui que les mammifères les plus élevés, et +l'homme lui-même, périssent nécessairement par la seule influence d'un +desséchement convenable de l'air ambiant, aussi bien que les poissons +placés dans une eau que la distillation a suffisamment privée d'air. +Entre ces deux termes extrêmes, l'ensemble de la hiérarchie biologique, +analysée sous le rapport du séjour, présente sans doute une multitude +d'intermédiaires, dont les plus tranchés sont seuls un peu connus, où +l'air devenu de plus en plus humide et l'eau de plus en plus aérée +constituent une suite presque graduelle de milieux physiologiques, dont +chacun correspond à un organisme déterminé. La seule considération des +divers états d'un organisme unique confirme même, par d'irrécusables +indications, l'harmonie générale que dévoile directement, à cet égard, +la comparaison de l'ensemble des organismes; puisque, chez l'homme par +exemple, les simples variations hygrométriques de l'atmosphère suffisent +pour modifier notablement la marche des phénomènes physiologiques, sans +dépasser la partie de l'échelle hygrométrique compatible avec l'état +vital. + +Mais, si un judicieux examen sommaire d'un tel sujet a rendu désormais +incontestable la réalité et l'importance de cette étude fondamentale, il +est malheureusement trop facile de reconnaître, quand on veut +entreprendre une analyse vraiment scientifique, que la biologie est +aujourd'hui, à cet égard comme sous les rapports précédemment signalés, +dans une véritable enfance, puisque la question peut tout au plus être +ainsi regardée comme posée; et encore ne l'est-elle habituellement que +d'une manière vague et obscure. Outre que les limites physiologiques des +variations relatives à la proportion des deux fluides sont jusqu'ici +très mal déterminées pour la plupart des cas, nous n'avons encore que +des notions extrêmement confuses sur le mode de participation de chaque +fluide à l'entretien de la vie générale. Un mélange aussi peu intime que +celui des élémens de l'air, doit sans doute produire surtout de +véritables effets chimiques; mais l'oxigène est le seul de ces élémens +dont l'influence physiologique ait été jusqu'ici scientifiquement +étudiée, quoique d'une manière finalement peu satisfaisante; quant aux +autres, et principalement quant à l'azote, des physiologistes également +compétens continuent à s'en former les idées les plus contradictoires. À +l'égard de l'eau, l'obscurité et l'incertitude sont nécessairement +encore plus grandes, vu l'extrême difficulté qu'on éprouve à concevoir +qu'un appareil chimique aussi peu énergique que l'est tout corps vivant +puisse réellement décomposer une substance aussi complétement neutre, +comme le supposent cependant aujourd'hui tant de physiologistes. +Toutefois l'importante théorie des hydrates, si heureusement introduite +par les progrès récens de la chimie, doit sans doute fournir, à ce +sujet, de lumineuses indications, en agrandissant nos idées +fondamentales sur les divers genres d'action chimique dont l'eau est +susceptible; mais jusqu'à présent cette théorie n'a pas été prise en +sérieuse considération dans les spéculations biologiques, quoique on +commence à y avoir égard sous le point de vue purement anatomique. +Ainsi, la notion positive de l'influence physiologique du milieu général +demeure encore profondément indéterminée. On ne saurait donc être +surpris, à plus forte raison, qu'il n'existe jusqu'à présent aucune loi +scientifique sur l'appréciation comparative, nécessairement bien plus +délicate, des divers modes et degrés de cette influence dans les +principales divisions de la hiérarchie biologique, où nous ne voyons pas +même nettement si une telle condition d'existence devient plus ou moins +inévitable à mesure que l'organisme s'élève. + +Quoique la théorie fondamentale des milieux organiques ne doive sans +doute strictement comprendre que les agens extérieurs dont l'action +physiologique est rigoureusement générale, et par suite seule +indispensable, cependant, pour compléter cette théorie, et même pour +l'éclaircir, on sera naturellement conduit, ce me semble, à y +incorporer bientôt, du moins à titre d'appendice essentiel, l'analyse +rationnelle des modifications spéciales les plus prononcées qu'impriment +à certains organismes certaines substances correspondantes; car un tel +sujet rentre nécessairement aussi dans la grande étude de l'harmonie +primordiale entre le monde organique et le monde inorganique. Une +meilleure philosophie médicale tend fort heureusement de nos jours à +diminuer de plus en plus le nombre des _spécifiques_ proprement dits, si +abusivement multipliés par l'empirisme métaphysique des temps +antérieurs. Mais ce serait tomber dans une exagération non moins +irrationnelle et non moins nuisible, que de méconnaître, au contraire, +en principe, l'incontestable influence exercée par plusieurs substances +spéciales sur divers organismes déterminés, et même sur divers tissus +élémentaires. Il serait évidemment absurde de concevoir qu'une +spécialité aussi caractérisée dans l'état normal, comme on le voit à +l'égard des alimens et des poisons, cessât brusquement dans l'état +pathologique à l'égard des médicamens, puisque ces deux ordres de +substances extérieures ne diffèrent pas plus radicalement l'un de +l'autre que ces deux états de l'organisme. Aussi le dogmatiste le plus +préoccupé ne niera-t-il jamais sérieusement l'action spécifique de +l'alcool, de l'opium, etc., soit au degré physiologique, soit au degré +pathologique. Or, la réalité d'un tel genre d'effets étant une fois mise +hors de toute discussion, il importe beaucoup, non-seulement pour les +progrès de la saine thérapeutique, mais aussi pour le perfectionnement +de la simple biologie abstraite, qui doit seule ici nous intéresser, de +les soumettre systématiquement à de véritables études scientifiques, à +cause de la lumière générale qui doit nécessairement en rejaillir sur +l'analyse des conditions plus fondamentales de l'existence des corps +vivans. Par cela même que de semblables actions sont spéciales et +discontinues, et par suite non indispensables, la méthode expérimentale +peut s'appliquer, d'une manière bien plus certaine et mieux +circonscrite, en même temps que plus variée, à leur exacte exploration. +Leur étude doit donc rationnellement compléter la doctrine biologique +préliminaire que j'ai qualifiée de théorie des milieux organiques, à +laquelle elle fournit, par sa nature, des ressources essentielles qui +lui sont propres et qui ne sauraient résulter d'aucune autre voie. +Malheureusement ce complément nécessaire est aujourd'hui encore moins +avancé que le sujet principal, malgré la multitude d'observations, +incohérentes ou même inachevées, déjà recueillies à cet égard. + +L'imperfection fondamentale que nous venons de constater, sous tous les +rapports importans, dans cette partie préliminaire de la physiologie +positive, à peine ébauchée jusqu'ici, et qui constitue cependant une +introduction aussi évidemment indispensable à l'étude rationnelle des +lois réelles de la vie, suffit pour faire aisément concevoir _à priori_ +combien cette étude, que nous avons désormais à considérer directement, +doit être aujourd'hui dans l'enfance, non-seulement comme peu avancée +encore, mais même comme instituée d'une manière insuffisante. Quiconque, +en effet, appréciera judicieusement l'ensemble des spéculations +actuelles sur ce grand sujet, sans se laisser éblouir par l'imposant +appareil de la multitude de matériaux particuliers dont la science est +maintenant enrichie, et, à beaucoup d'égards, encombrée, reconnaîtra +clairement que la physiologie proprement dite n'a commencé que de nos +jours, et seulement encore chez un petit nombre d'intelligences d'élite, +à atteindre son véritable état positif; et que, chez la plupart de ceux +qui la cultivent, elle n'est point sortie aujourd'hui, sous divers +aspects essentiels, de l'état métaphysique: comme l'expliquera +d'ailleurs très bien l'histoire générale de l'esprit humain dans le +volume suivant. + +Cet état présent de la science ne peut être nettement conçu que d'après +la considération philosophique de ses antécédens les plus immédiats +depuis environ un siècle. Le mouvement fondamental imprimé par notre +grand Descartes à l'ensemble de la raison humaine, et tendant à +positiver directement toutes nos spéculations essentielles, a produit, +en physiologie, l'illustre école de Boerrhaave, qui, entreprenant une +opération philosophique alors prématurée, fut entraîné par un sentiment +exagéré et même vicieux de la subordination nécessaire de la biologie +envers les parties antérieures et plus simples de la philosophie +naturelle, à ne concevoir d'autre moyen de rendre enfin positive l'étude +de la vie que par sa fusion, à titre de simple appendice, dans le +système général de la physique inorganique. Une inévitable réaction, +déterminée par les conséquences absurdes auxquelles devait +nécessairement conduire le développement effectif d'une telle aberration +philosophique, aboutit à la théorie de Stahl, qu'on peut regarder comme +la formule la plus scientifique de l'état métaphysique de la +physiologie. Depuis cette époque, il n'y a eu réellement, et il n'y a +encore chez le vulgaire des biologistes, de lutte directe et ostensible +qu'entre ces deux écoles antagonistes, qui, en France, se trouvent, en +quelque sorte, personnifiées par les deux célèbres Facultés de Paris et +de Montpellier. En considérant avec attention l'histoire générale de +cette grande lutte, on reconnaît aisément que le caractère organique y a +toujours essentiellement appartenu à l'école métaphysique, qui +remplissait au moins la principale condition de concevoir la physiologie +comme science distincte: l'école physico-chimique n'a eu d'efficacité +réelle que par une action purement critique, de plus en plus secondée +par les progrès effectifs de la science, qui dévoilaient, avec une +évidence croissante, la dépendance fondamentale des lois organiques à +l'égard des lois inorganiques. Cette action a produit, dans les +conceptions essentielles de la physiologie métaphysique, des +modifications graduelles, tendant continuellement à les rapprocher +davantage de l'état positif, et dont il suffit ici de signaler les deux +principales, formulées l'une par la théorie de Barthez, et l'autre par +celle de Bichat, comparées toutes deux à la théorie primitive de Stahl. + +La conception de Barthez ne semble d'abord différer de celle de Stahl +que dans l'expression, seulement, en ce qu'il nomme _principe vital_ la +même entité métaphysique que son illustre prédécesseur avait appelée +_âme_, et Van-Helmont _archée_. Mais, pour un ordre d'idées aussi +chimérique, un tel changement d'énoncé indique toujours nécessairement +une modification effective de la pensée principale. Aussi peut-on +affirmer, sans hésitation, que la formule de Barthez représente un état +métaphysique de la physiologie plus éloigné de l'état théologique que ne +le supposait la formule employée par Stahl, de même que celle-ci avait, +à son tour, une supériorité exactement analogue envers la formule de +Van-Helmont. Il suffirait, pour s'en convaincre, de considérer +l'admirable discours préliminaire dans lequel Barthez établit, d'une +manière si nette et si ferme, les caractères essentiels de la saine +méthode philosophique, après avoir si victorieusement démontré l'inanité +nécessaire de toute tentative sur les causes primordiales et la nature +intime des phénomènes d'un ordre quelconque, et réduit hautement toute +science réelle à la découverte de leurs _lois_ effectives. On ne saurait +donc douter que l'intention dominante de Barthez ne fût de dégager enfin +irrévocablement la science biologique de la vaine tutelle métaphysique +dans laquelle il la trouvait si profondément entravée; et telle n'était +point évidemment la tendance de Stahl, qui, ainsi que je l'ai ci-dessus +caractérisée, ne constituait en effet qu'une énergique réaction contre +les exagérations physico-chimiques de Boerrhaave. Mais, comme je l'ai +déjà indiqué au volume précédent, faute d'avoir étudié la méthode +positive à sa véritable source, le système des sciences mathématiques, +Barthez ne la connaissait point d'une manière assez complète ni assez +familière pour que la grande réforme qu'il avait si bien projetée +n'avortât point nécessairement et radicalement dans l'exécution d'une +entreprise que l'état de l'esprit humain rendait certainement +prématurée. C'est ainsi que, entraîné à son insu par la tendance même +qu'il combattait, après avoir d'abord introduit son principe vital à +titre de simple formule scientifique, uniquement consacrée à désigner +abstraitement la cause inconnue des phénomènes vitaux, il fut +inévitablement conduit à investir ensuite ce prétendu principe d'une +existence réelle et très compliquée, quoique profondément +inintelligible, que son école a, de nos jours, si amplement développée. +Mais, quelle qu'ait dû être l'inefficacité d'une entreprise aussi mal +préparée, on ne saurait méconnaître l'intention évidemment progressive +qui en avait dicté la pensée première. + +Cet esprit progressif est beaucoup plus prononcé dans la théorie +physiologique de Bichat, aujourd'hui généralement admise, quoiqu'elle +présente aussi, en réalité, le caractère essentiel des conceptions +métaphysiques, c'est-à-dire l'emploi des entités. La nature de ces +entités s'y trouve, en effet, notablement perfectionnée, et tend bien +davantage à rapprocher la science de l'état pleinement positif, +puisqu'un siége déterminé et visible leur est nécessairement imposé, au +lieu du siége éminemment vague et mystérieux des entités imaginées par +Stahl et même par Barthez. Mais, quelque réel et important que soit un +tel progrès pour accélérer la transition finale de la biologie dynamique +vers son entière positivité, on ne peut véritablement y voir qu'une +dernière transformation de la physiologie métaphysique, telle que Stahl +l'avait formulée. Car, en examinant le rôle que Bichat prescrit à ses +diverses forces vitales, il est clair qu'elles interviennent dans les +phénomènes à la manière des anciennes entités spécifiques introduites en +physique et en chimie, pendant la période métaphysique de ces deux +sciences fondamentales, sous le nom de facultés ou vertus occultes, que +Descartes a si énergiquement poursuivies, et que Molière a si +heureusement ridiculisées. Un tel caractère est surtout irrécusable à +l'égard de cette prétendue _sensibilité organique_, vraiment réduite, +par sa définition inintelligible et contradictoire, à une simple +existence nominale, et dont les affections diverses paraissent +néanmoins suffire à Bichat pour _expliquer_ les phénomènes +physiologiques, tandis qu'on ne fait ainsi que reproduire leur énoncé +sous une forme abusivement abstraite: comme, par exemple, quand Bichat +croit avoir rendu raison du passage successif de divers liquides dans un +même canal excréteur, en se bornant à dire que la sensibilité organique +de ce conduit est successivement en harmonie avec chacun d'eux et +antipathique à tous les autres. + +On peut néanmoins conjecturer, d'une manière très plausible, que si une +mort, à jamais déplorable, n'avait point brusquement tranché le +développement original de la théorie de Bichat, cet admirable génie, qui +naissait en un temps suffisamment opportun, serait parvenu, par ses +efforts spontanés, à rompre entièrement les entraves métaphysiques que +son éducation lui imposait, et dont il venait déjà d'atténuer aussi +utilement la prépondérance. Chacun reconnaîtra aisément, en effet, que, +sous cet aspect fondamental, le grand Traité de l'_Anatomie générale_, +quoique postérieur de bien peu d'années, est en progrès notable sur le +Traité _de la vie et de la mort_. Dans la construction même de sa +théorie métaphysique des forces vitales, Bichat a certainement +introduit, le premier, sous le titre de _propriétés de tissu_, une +considération capitale, évidemment destinée, par son extension +graduelle, à absorber inévitablement toutes les conceptions +ontologiques, et à préparer ainsi l'entière positivité des principales +notions élémentaires de la physiologie. Car, l'opération philosophique +se réduit ici essentiellement à substituer aux anciennes idées de +_forces_ de simples idées de _propriétés_, en consacrant ce terme à la +seule acception positive de désigner les actes les plus généraux dans +lesquels puissent être décomposés les divers phénomènes biologiques. Or, +la création de Bichat sur les propriétés de tissu remplissait cette +condition fondamentale envers une classe d'effets très étendue quoique +partielle. C'est ainsi que la théorie de Bichat, en même temps qu'elle +amendait très heureusement la doctrine métaphysique de Stahl et de +Barthez, préparait d'ailleurs les voies directes de son entière +réformation, en présentant le germe immédiat et même l'exemple +caractéristique de conceptions purement positives. Tel est l'état précis +dans lequel se trouve encore aujourd'hui la philosophie physiologique +chez la plupart des esprits qui s'y livrent. La lutte générale entre la +tendance métaphysique et la tendance physico-chimique, entre l'école de +Stahl et celle de Boerrhave, en est essentiellement demeurée au point où +la grande impulsion de Bichat l'avait amenée. + +Il est cependant sensible que le progrès ultérieur de la science ne +saurait être, sans de graves dangers, indéfiniment abandonné aux +oscillations désordonnées qui résultent du simple antagonisme spontané +de ces deux mouvemens contraires, dont chacun, à sa manière, présente un +caractère radicalement vicieux, puisque, s'ils ne se contenaient point +mutuellement, le premier déterminerait directement une véritable +rétrogradation vers l'état théologique, et le second une sorte de +dissolution anarchique de toute doctrine physiologique proprement dite; +à peu près comme les deux grandes tendances politiques, l'une +rétrograde, l'autre révolutionnaire, qui se disputent si déplorablement +aujourd'hui la suprême direction sociale, et avec lesquelles en effet +nos deux tendances physiologiques ont une affinité incontestable, +quoique méconnue du vulgaire des observateurs. Qu'une telle pondération +ait été, et soit même encore, provisoirement indispensable à la +conservation et au développement de la science, aucun bon esprit ne peut +en douter. Mais les prétendus éclectiques qui conçoivent cet état +transitoire comme un ordre définitif, méconnaissent certainement, d'une +étrange manière, et les vrais besoins fondamentaux de l'esprit humain et +la marche générale de son développement historique, ainsi que le +témoigne clairement la situation actuelle des parties les plus avancées +de la philosophie naturelle, dont chacune jadis a aussi passé par une +phase analogue. La science physiologique n'aura donc atteint sa +véritable maturité, son progrès ne deviendra direct et rationnel, que +lorsque l'universelle prépondérance de conceptions élémentaires purement +positives, appropriées à la nature effective des phénomènes biologiques, +aura enfin irrévocablement relégué, dans le simple domaine de +l'histoire, ce déplorable conflit entre deux impulsions à peu près +également nuisibles, quoiqu'à des titres très différens. Or, tous les +symptômes essentiels d'une issue philosophique aussi désirable me +paraissent réalisés aujourd'hui; les deux écoles se sont mutuellement +assez discréditées pour s'annuller réciproquement: et, en même temps, le +développement naturel de la science a fourni, ce me semble, tous les +moyens indispensables pour commencer directement à procéder à son +institution définitive. Telle est, à mes yeux, la tâche caractéristique +de la génération scientifique actuelle, qui n'a essentiellement besoin +que de s'en rendre plus digne par une éducation mieux dirigée, dont j'ai +suffisamment déterminé, dans les leçons précédentes, et surtout dans la +quarantième, le véritable esprit général[37]. + + [Note 37: Si, par la complication supérieure des + phénomènes, la formation de la physiologie devait être + nécessairement postérieure à celle des autres branches + fondamentales de la philosophie naturelle, selon les + principes établis dans ce Traité, on a droit d'espérer au + moins, que, par une sorte de compensation de ce retard + inévitable, le développement ultérieur de cette science + pourra suivre une marche plus rationnelle et plus rapide, en + profitant de l'expérience philosophique que présentent les + sciences antécédentes, pour ne point s'arrêter à certaines + phases transitoires qui n'étaient pas absolument + indispensables, et qui tenaient seulement à la nouveauté de + la situation de l'esprit humain quand il passait, dans ses + premiers élans scientifiques, de l'état métaphysique à + l'état vraiment positif. C'est ainsi que, relativement à la + physique surtout, nous avons reconnu, entre ces deux états, + une transition intermédiaire, encore pendante de nos jours à + plusieurs égards, et caractérisée par le règne des fluides + et des éthers fantastiques, substitués aux entités comme + celles-ci jadis aux dieux et aux génies. La physiologie peut + certainement éviter aujourd'hui, par une heureuse direction + philosophique, devenue désormais possible, de subir une + semblable préparation, qui, dans ce cas, serait presque sans + excuses. Comme les biologistes sont, par la nature de leurs + études, les plus disposés, parmi les savans actuels, à + prendre convenablement en considération la marche générale + de l'esprit humain, il faut espérer qu'ils sauront épargner + à leur science cette halte inutile et honteuse. Mais leur + éducation ordinaire est encore tellement vicieuse, qu'on + peut, à cet égard, conserver quelques doutes très légitimes, + en les voyant, dans la physique actuelle, porter précisément + leur principale attention sur ces chimères + quasi-métaphysiques.] + +Le vrai caractère philosophique de la physiologie positive consistant, +comme je l'ai établi, à instituer partout une exacte et constante +harmonie entre le point de vue statique et le point de vue dynamique, +entre les idées d'organisation et les idées de vie, entre la notion de +l'agent et celle de l'acte, il en résulte évidemment, dans le sujet +fondamental qui nous occupe, la stricte obligation de réduire toutes les +conceptions abstraites de _propriétés_ physiologiques à la seule +considération de phénomènes élémentaires et généraux, dont chacun +rappelle nécessairement à notre intelligence l'inséparable pensée d'un +siége plus ou moins circonscrit mais toujours déterminé. On peut dire, +en un mot, sous une forme plus précise, que la réduction des diverses +_fonctions_ aux _propriétés_ correspondantes doit toujours être +envisagée comme la simple suite de la décomposition habituelle de la vie +générale elle-même dans les différentes fonctions, en écartant toute +vaine prétention à rechercher les _causes_ des phénomènes, et ne se +proposant que la découverte de leurs _lois_. Sans cette indispensable +condition fondamentale, les idées de propriétés reprendraient +nécessairement, en physiologie, leur ancienne nature d'entités purement +métaphysiques. Conformément aux indications précédentes, la conception +vraiment originale, et trop peu appréciée, de Bichat sur les propriétés +de tissu, contient, en effet, le premier germe direct de cette +rénovation capitale. Mais ce grand travail ne peut réellement servir +qu'à bien caractériser la véritable nature de cette opération +philosophique, et ne contient nullement d'ailleurs la solution, même +ébauchée, du problème. Outre la confusion secondaire entre les +propriétés de tissu et de simples propriétés physiques, comme à l'égard +de la _contractilité par défaut d'extension_ de Bichat, qui, évidemment, +n'est autre chose que l'élasticité, la conception générale se trouve +directement faussée, dans son principe même, par l'irrationnelle +distinction entre les propriétés de tissu et les propriétés vitales. +Car, une propriété quelconque ne saurait être admise en physiologie, +sans que, de toute nécessité, elle soit à la fois vitale et de tissu; +vitale, en tant que particulière à l'état de vie, et de tissu en tant +que toujours manifestée par un tissu déterminé. Telle est l'origine +logique du caractère essentiellement métaphysique que Bichat a conservé, +tout en l'améliorant, à ses diverses propriétés _vitales_. + +En s'efforçant d'accorder, autant que possible, les différens degrés +généraux de l'analyse physiologique avec ceux de l'analyse anatomique, +on peut poser, à ce sujet, comme principe philosophique, que l'idée de +_propriété_, qui indique le dernier terme de l'une, doit nécessairement +correspondre à l'idée de _tissu_, terme extrême de l'autre; tandis que +l'idée de _fonction_ correspond, au contraire, à celle d'_organe_: de +telle sorte que les notions successives de fonction et de propriété +présentent entre elles une gradation intellectuelle parfaitement +semblable à celle qui existe entre les notions d'organe et de tissu, +avec la seule différence fondamentale de l'acte à l'agent. D'après cette +relation générale, qui me semble constituer, en philosophie biologique, +une règle incontestable et importante, on peut, je crois, établir déjà, +d'une manière rigoureuse, une première division principale entre les +diverses propriétés physiologiques. Nous avons reconnu, en effet, dans +la quarante-unième leçon, que les différens élémens anatomiques doivent +être d'abord distingués en un tissu fondamental et générateur (le tissu +cellulaire), et divers tissus secondaires et spéciaux qui résultent de +l'intime combinaison anatomique de certaines substances caractéristiques +avec cette trame primordiale et commune. Les propriétés physiologiques +doivent donc aussi être nécessairement divisées en deux groupes +essentiels, comprenant l'un les propriétés générales qui appartiennent à +tous les tissus et qui constituent la vie propre du tissu cellulaire +fondamental, et l'autre les propriétés spéciales qui caractérisent +physiologiquement ses modifications les plus tranchées, c'est-à-dire, le +tissu musculaire et le tissu nerveux. + +Cette première division, ainsi indiquée par l'anatomie, me semble +d'autant plus rationnelle qu'elle concourt spontanément, d'une manière +vraiment frappante, avec la grande distinction physiologique, si bien +établie par Bichat, entre la vie organique ou plutôt végétative, et la +vie animale proprement dite; puisque le premier ordre de propriétés doit +nécessairement constituer, par sa nature, le fond essentiel de la vie +générale commune à tous les êtres organisés et à laquelle se réduit +l'existence végétale; tandis que le second se rapporte exclusivement, au +contraire, à la vie spéciale des êtres animés. Une telle correspondance +est éminemment propre à faciliter l'application de cette règle +élémentaire, aussi bien qu'à rendre le principe plus irrécusable. + +Si nous considérons maintenant à quel point est déjà parvenue, chez les +esprits les plus avancés, la construction effective de cette théorie +physiologique fondamentale, nous reconnaîtrons que l'opération peut être +envisagée comme suffisamment accomplie à l'égard des propriétés +spéciales, relatives aux deux grands tissus secondaires essentiellement +animaux: en sorte que, suivant la marche naturelle de notre +intelligence, le cas le plus tranché est aussi le mieux apprécié. Tous +les phénomènes généraux de la vie animale sont aujourd'hui assez +unanimement rattachés à l'irritabilité et à la sensibilité, considérées +chacune comme l'attribut caractéristique d'un tissu nettement défini, +au moins dans les degrés supérieurs de l'échelle zoologique. Mais il +règne encore une extrême confusion et une profonde divergence à l'égard +des propriétés vraiment générales, qui correspondent à la vie +universelle ou végétative. Néanmoins, l'exacte analyse fondamentale de +cette première classe de propriétés est évidemment encore plus +indispensable que celle de l'autre à la constitution rationnelle et +définitive de la physiologie positive, non-seulement à cause de leur +généralité supérieure, mais surtout aussi parce que, la vie végétative +étant la base nécessaire de la vie animale, le vague et l'obscurité qui +subsistent encore sur les notions élémentaires de la première doivent +inévitablement empêcher toute conception complète et satisfaisante de la +seconde. La science est donc certainement aujourd'hui, sous ce rapport +capital, dans un état purement provisoire; puisque cette grande +opération philosophique a été jusqu'ici conduite suivant un ordre +entièrement inverse de celui qu'exige sa nature. + +De tous les biologistes actuels, M. de Blainville me paraît être, sans +aucun doute, celui qui a le mieux compris, à cet égard, les vrais +besoins essentiels de la physiologie positive; en même temps qu'il a +plus profondément senti qu'aucun autre le véritable esprit philosophique +d'une telle théorie, comme l'indique le mémorable cours de physiologie +comparée auquel j'ai fait si fréquemment allusion dans ce volume. +Néanmoins, outre que cet illustre biologiste ne me semble pas avoir +lui-même assez nettement établi, tout en s'y conformant, la division +primitive que je viens de signaler, son analyse fondamentale des +propriétés générales, quoique incomparablement supérieure à toutes les +tentatives précédentes, n'est peut-être point suffisante pour servir +désormais de base effective au développement rationnel de la science +vitale. Cette analyse consiste à reconnaître, dans la vie végétative +commune à tous les êtres organisés, trois propriétés essentielles, +l'hygrométricité, la capillarité et la rétractilité[38], attributs +caractéristiques du tissu primordial. Or, en exceptant cette dernière +propriété, qui remplit évidemment toutes les conditions convenables, et +qui ne peut plus être le sujet d'aucun dissentiment capital, il est +peut-être incertain qu'une telle analyse corresponde suffisamment à la +nature de l'opération proposée. Les propriétés purement physiques ou +chimiques des tissus vivans doivent être, sans doute, nettement séparées +des propriétés vraiment organiques, sauf à les étudier préalablement +avec beaucoup de soin, et d'une manière plus satisfaisante qu'on ne l'a +fait encore. Il semble donc que les deux premières propriétés générales +admises par M. de Blainville, n'ont pas assez profondément le véritable +caractère physiologique, quoique leur réalité et leur importance soient +d'ailleurs incontestables. Ces deux propriétés ne sont peut-être point +aussi assez distinctes l'une de l'autre, puisque la faculté +hygrométrique des tissus paraît fréquemment tenir à une simple action +capillaire. Enfin, on peut surtout craindre que l'ensemble de ces trois +propriétés ne suffise pas à représenter exactement tous les phénomènes +organiques dont elles sont regardées comme caractérisant les actes les +plus élémentaires. Une discussion ultérieure, convenablement fondée sur +l'usage effectif d'une telle théorie dans les diverses spéculations +biologiques, pourra seule, à cet égard, dissiper tous les doutes, et +déterminer, s'il y a lieu, l'assentiment universel des physiologistes +rationnels. Il suffisait, suivant l'esprit de ce traité, de constater +clairement ici l'incertitude et l'obscurité qui subsistent encore +habituellement sur les notions rudimentaires de la physiologie positive, +dont la constitution systématique manque ainsi essentiellement d'un +premier principe indispensable. Tel est le motif évident de l'importance +que j'ai dû attacher à caractériser avec soin cette situation provisoire +et précaire de la doctrine physiologique. + + [Note 38: Cette dénomination, qui correspond à la fois à + la _contractilité de tissu_ et à la _contractilité organique + insensible_ de Bichat, a été très heureusement introduite + pour éviter l'équivoque si profondément inhérente + aujourd'hui au mot de _contractilité_, depuis l'emploi + irrationnel et abusif qu'on a fait d'un terme aussi clair + par lui-même. Elle est exclusivement destinée, chez M. de + Blainville, à désigner la tendance directe et constante de + tous les tissus, et surtout du tissu générateur, à se + resserrer spontanément et graduellement sous l'influence + d'un stimulant quelconque, comme l'action d'un alcali, la + chaleur, etc, tandis que le nom d'_irritabilité_, qui + représente en même temps la _contractilité organique + sensible_ et la _contractilité animale_ de Bichat, indique, + depuis Haller, la faculté de contraction rapide, sensible, + et intermittente que peut seule développer, dans le tissu + musculaire, l'action nerveuse, momentanément remplacée + quelquefois par l'électrisation galvanique.] + +Une telle imperfection fondamentale dans les rudimens généraux des +conceptions physiologiques, fait assez présumer combien doit être encore +arriérée l'étude directe, à la fois positive et rationnelle, de la vie +végétative ou organique elle-même, base nécessaire des phénomènes plus +spéciaux et plus élevés qui constituent l'animalité. Non-seulement la +coordination des divers phénomènes essentiels, et par suite leur +explication, restent aujourd'hui à peine ébauchées; mais leur simple +analyse préliminaire demeure même jusqu'ici fort incomplète et très peu +satisfaisante. On ne peut maintenant regarder comme suffisamment +arrêté, et exclusivement chez les biologistes les plus avancés, que le +plan général d'une semblable étude, résultant d'une première +appréciation philosophique de l'ensemble des phénomènes vitaux. Je ne +connais, à ce sujet, rien d'aussi rationnel que le beau travail de M. de +Blainville dans la conception de son cours de physiologie[39], qui me +paraît remplir déjà, sauf divers perfectionnemens secondaires, toutes +les grandes conditions d'un programme convenablement systématique, +destiné à diriger, avec une pleine efficacité, la suite des recherches +ultérieures qu'exige désormais la construction directe de la saine +doctrine bionomique, en considérant tous les divers essais antérieurs +comme n'ayant pu fournir que de simples matériaux, susceptibles, le plus +souvent, d'une indispensable révision. + + [Note 39: Pour suppléer, autant que possible, à + l'entière publication, si désirable à tant de titres, du + système physiologique de M. de Blainville, tous les esprits + philosophiques, pourvu que la considération positive d'un + tel sujet leur soit déjà suffisamment familière, pourront + aujourd'hui fort utilement consulter le tableau synoptique + éminemment remarquable que ce grand biologiste en a composé, + et qui indique, d'une manière très lumineuse, les vrais + caractères d'une coordination pleinement rationnelle de + l'ensemble des phénomènes vitaux.] + +Quoique la discussion formelle de ce plan fût ici déplacée, je dois +néanmoins y signaler un très heureux perfectionnement dans la division +la plus générale des phénomènes physiologiques. Il consiste à distinguer +soigneusement d'avec les _fonctions_ proprement dites, toujours réduites +désormais à l'action d'un organe ou, tout au plus, d'un appareil bien +déterminé, les phénomènes plus composés et très différens, qu'on leur +avait vaguement assimilés jusqu'alors, et qui résultent, d'une manière +plus ou moins nécessaire, de l'ensemble des diverses fonctions +essentielles, comme, par exemple, la production de la chaleur vitale, +dont Chaussier était allé jusqu'à faire, non-seulement une fonction, +mais même une vraie propriété directe, sous le nom métaphysique de +_caloricité_. Sans cette indispensable division, il est évidemment +impossible de se former aucune notion claire et rigoureuse de ce que les +biologistes doivent entendre, en général, par une _fonction_. Mais, +ainsi conçue, l'analyse physiologique présentera toujours, dans la +succession nécessaire de ses divers degrés principaux, une marche +rationnellement conforme à celle qui caractérise l'analyse anatomique, +suivant la loi ci-dessus indiquée. L'idée fondamentale de _propriété_ +correspondra désormais à la notion élémentaire de _tissu_, l'idée de +_fonction_ à celle d'_organe_, et la notion définitive de _résultat_ à +la considération finale de l'ensemble de l'_organisme_: la gradation +étant essentiellement analogue dans les deux ordres de conceptions, et +la comparaison d'un ordre à l'autre rappelant sans cesse à notre esprit +l'indispensable relation de l'acte à l'agent, qui constitue, par sa +nature, le fond général de toute la philosophie biologique. + +Les fonctions proprement dites qui appartiennent à la vie végétative, +envisagée dans l'ensemble total de la hiérarchie biologique, se +réduisent, par leur nature, à deux vraiment fondamentales, dont +l'antagonisme continu correspond à la définition même de la vie: 1º +l'_absorption_ intérieure des matériaux nutritifs puisés dans le système +ambiant, d'où résulte inévitablement, d'après leur assimilation +graduelle, la nutrition finale; 2º l'_exhalation_ à l'extérieur des +molécules, dès-lors étrangères, qui se désassimilent nécessairement à +mesure que cette nutrition s'accomplit. Aucune autre notion primordiale +ne saurait entrer dans la conception générale et abstraite de la vie +organique, quand on en écarte, avec une rigueur vraiment scientifique, +toute idée relative à la vie animale, dont l'influence ne peut +d'ailleurs consister, à cet égard, qu'à perfectionner cette double +opération élémentaire, à mesure que ses différens actes se spécialisent +davantage par la complication croissante de l'organisme. D'un autre +côté, on ne peut supprimer, par la pensée, aucun des trois élémens +essentiels qui viennent d'être indiqués, sans détruire aussitôt la vraie +notion générale de ce grand mouvement vital, chez les êtres même les +plus simples, soit qu'il s'agisse de l'une ou de l'autre des deux +fonctions caractéristiques. Dans aucun organisme en effet, les matières +assimilables ne peuvent être directement incorporées ni au lieu même où +s'est opérée leur absorption, ni sous leur forme primitive: leur +assimilation réelle exige toujours un certain déplacement, et une +préparation quelconque qui s'accomplit pendant ce trajet. Il en est de +même, en sens inverse, pour l'exhalation, qui suppose constamment que +les particules, devenues étrangères à une portion quelconque de +l'organisme, ont été finalement exhalées en un autre point, après avoir +éprouvé, dans ce transport nécessaire, d'indispensables modifications. +Sous ce point de vue fondamental, comme sous tant d'autres, on a, ce me +semble, fort exagéré la véritable distinction entre l'organisme animal +et l'organisme végétal, surtout lorsqu'on a voulu ériger la _digestion_ +en un caractère essentiel de l'animalité. Car, en se formant de la +digestion la notion la plus générale, qui doit s'étendre à toute +préparation des alimens indispensable à leur assimilation effective, il +est clair qu'une telle préparation existe nécessairement dans les +végétaux aussi bien que chez les animaux, quoiqu'elle y soit, sans +doute, moins profonde et moins variée, par suite de la simplification +simultanée des alimens et de l'organisme. Une remarque analogue peut +également s'appliquer au mouvement des fluides, soit récrémentitiels, +soit excrémentitiels. Sans doute, chez les animaux seuls, et même +uniquement à un certain degré d'élévation dans l'échelle zoologique, ce +mouvement fondamental donne lieu à une véritable circulation, qui +suppose toujours un organe central d'impulsion, nécessairement emprunté +à la vie animale proprement dite. Mais il serait néanmoins évidemment +impossible de concevoir le moindre organisme sans le mouvement continuel +d'un fluide général tenant en suspension ou en dissolution les matières +absorbées ou les matières désagrégées pour les transporter, par +endosmose et exosmose au moins, au lieu de leur incorporation ou de leur +exhalation définitive: cette perpétuelle oscillation, qui ne suppose +nullement un ordre spécial de vaisseaux, et qui peut directement +s'opérer à travers la trame celluleuse primordiale, est également +indispensable aux végétaux et aux animaux; tout comme la préparation +correspondante des matériaux ou des résidus, dont elle est +nécessairement toujours accompagnée. Tels demeurent donc les trois +élémens généraux de chacune des deux grandes fonctions végétatives, +réduites même à ce qu'elles ont de strictement commun à l'ensemble de la +hiérarchie organique. + +Une telle analyse montre clairement que les actes essentiels dont se +compose la vie végétative sont, par leur nature, de simples phénomènes +physico-chimiques, comme je l'ai indiqué dans la quarantième leçon: +physiques, quant au mouvement des molécules assimilables ou exhalables; +chimiques, en ce qui concerne les modifications successives de ces +diverses substances. Sous le premier aspect, ils dépendent des +propriétés hygrométrique, capillaire, et rétractile du tissu +fondamental; sous le second, beaucoup plus obscur jusqu'ici, ils se +rapportent à l'action moléculaire que comporte sa composition +caractéristique. C'est dans un tel esprit qu'il faut concevoir +l'explication des phénomènes purement organiques, et que leur analyse +positive doit être instituée; tandis qu'une tout autre manière de voir +doit présider à l'étude des phénomènes essentiellement animaux, comme la +leçon suivante l'indiquera spécialement. + +L'étude fondamentale de la vie générale, ainsi caractérisée, ne peut pas +même être aujourd'hui regardée comme organisée d'une manière +convenablement rationnelle. Car, d'après la leçon précédente, nous avons +reconnu que la biotaxie, bien plus avancée que la physiologie proprement +dite, ne voit désormais, dans l'organisme végétal, que le dernier degré +d'une hiérarchie nécessairement unique, dont les divers rangs principaux +diffèrent ordinairement davantage les uns des autres qu'aucun d'eux de +ce terme extrême. Il est indispensable qu'une semblable conception +dirige habituellement aussi les spéculations physiologiques relatives +aux fonctions organiques ou végétatives, uniformément analysées pour +l'ensemble des êtres vivans, ce qui, on peut l'affirmer, n'a jamais été +tenté jusqu'ici. Tant que cette grande condition philosophique demeure +inaccomplie, les études restent nécessairement incomplètes, avec quelque +sagesse qu'elles soient d'ailleurs entreprises, et ne peuvent nullement +établir aucun point essentiel d'une doctrine physiologique vraiment +définitive. On conçoit, en effet, que l'organisme végétal présentant, +dans toute leur simplicité, les fonctions dont il s'agit de découvrir +les lois fondamentales, dégagées des diverses influences plus ou moins +accessoires qui les compliquent toujours, à un degré quelconque, chez +les animaux, ce cas doit être, par sa nature, le plus directement propre +à nous dévoiler nettement la partie vraiment primordiale de ce sujet +difficile. Mais, d'une autre part, la considération immédiate et isolée +de ce cas extrême et exceptionnel, ne peut guère apporter une véritable +lumière dans la théorie générale d'un tel ordre de phénomènes, qui +n'auraient point été d'abord graduellement analysés suivant la série des +cas intermédiaires tendant de plus en plus vers cette limite finale. Il +serait évidemment encore plus impossible sous le point de vue +physiologique que sous le simple aspect anatomique, de passer ainsi +brusquement de l'organisme humain, qui, de toute nécessité, constitue +toujours le point de départ des diverses spéculations biologiques, à +l'organisme végétal qui en caractérise le dernier terme, ou +réciproquement. Si donc l'étude hiérarchique des divers degrés +intermédiaires est aujourd'hui généralement reconnue comme indispensable +pour établir une liaison réelle entre les deux cas statiques extrêmes, +comment pourrait-on espérer de s'en dispenser à l'égard des études, bien +plus difficiles, relatives aux considérations dynamiques? Tel est, sans +doute, le principal motif de la stérilité vraiment remarquable des +études directes, d'ailleurs utiles et souvent sagement conduites dans +les détails, entreprises jusqu'ici sur la vie des végétaux, et qui n'ont +encore contribué réellement à éclaircir aucun point capital de +physiologie générale; ce qui doit sembler, du reste, d'autant plus +facile à expliquer, que, par une suite naturelle de cet irrationnel +isolement du cas végétal, les chimistes et les physiciens se sont +presque toujours emparés spontanément de recherches qui devaient +nécessairement appartenir aux seuls biologistes. Il est même +incontestable que des études ainsi instituées ne peuvent être que très +médiocrement utiles au sujet trop exclusif qu'on y a voulu considérer, +comme l'expérience l'a, ce me semble, clairement vérifié ici. Car, la +comparaison rationnelle des divers cas biologiques, suivant leur +véritable ordre hiérarchique, est nécessairement aussi instructive et +aussi indispensable en sens inverse qu'en sens direct, en vertu de la +solidarité fondamentale de ces diverses parties d'une doctrine +véritablement unique par sa nature[40]. Ainsi, la méthode comparative, +qui, d'après la quarantième leçon, constitue la principale ressource +caractéristique de toute la philosophie biologique, n'a pas encore été +convenablement introduite dans l'étude générale de la vie organique, +quoiqu'elle y soit à la fois encore plus indispensable et susceptible +d'une application plus complète qu'à l'égard même de la vie animale. Les +plus hautes intelligences ne sont donc pas jusqu'ici habituellement +parvenues, en physiologie, à cet état de pleine maturité, où notre +esprit développe librement, dans toute leur étendue, l'ensemble de ses +divers moyens essentiels. Dans le système physiologique de M. de +Blainville lui-même, malgré sa rationnalité supérieure, la comparaison +biologique n'a pas été poussée jusqu'à son véritable terme scientifique, +par l'introduction régulière de l'économie végétale, envisagée comme +l'extrême simplification de la vie générale. + + [Note 40: À cette critique générale, malheureusement + trop fondée, de l'esprit irrationnel qui dirige encore + essentiellement les études de physiologie végétale, je suis + heureux de pouvoir opposer déjà une notable exception, qui + me paraît hautement caractériser l'ensemble des travaux de + M. Turpin. Ce judicieux biologiste est, en effet, le seul + aujourd'hui, du moins en France, qui ait conçu et étudié + l'organisme végétal comme offrant l'extrême modification de + la vie fondamentale des organismes animaux. Les zoologistes + se refusant jusqu'ici à prolonger leurs théories jusqu'à la + considération de ce cas final, M. Turpin s'est efforcé + d'exécuter, autant que possible, l'opération inverse, et les + succès incontestables qu'il a obtenus suffiraient à vérifier + combien cette marche rationnelle deviendrait désormais + immédiatement utile aux progrès essentiels de la philosophie + botanique, qui, depuis Linné et les Jussieu, semble presque + stationnaire. On doit donc regretter que M. Turpin n'ait + point encore exposé, d'une manière directe et méthodique, + l'ensemble de sa doctrine phytologique, dont la propagation + exercerait sans doute une très heureuse influence sur la + direction habituelle des travaux de ce genre, et pourrait + même efficacement réagir sur le perfectionnement général de + la philosophie biologique.] + +D'après une telle institution de la physiologie organique, ce serait +s'engager ici dans une discussion spéciale contraire à la nature de cet +ouvrage que d'y constater en détail les nombreuses imperfections que +doit nécessairement présenter la simple analyse fondamentale des +phénomènes essentiels, préliminaire indispensable à toute tentative +d'explication réelle. Au point de vue graduellement déterminé par +l'ensemble des considérations précédentes, aucun bon esprit ne saurait +envisager l'état actuel de la science sans être aussitôt choqué des +lacunes capitales qu'il présente, sous ce rapport, presque à chaque pas, +même à l'égard des plus simples phénomènes. C'est ainsi, par exemple, +que nous ignorons encore, malgré les nombreuses explorations +particulières qui ont été déjà entreprises, en quoi consiste exactement +le fait chimique général de la digestion proprement dite; c'est-à-dire, +quels changemens essentiels y éprouvent réellement, dans les principaux +organismes, les divers matériaux alibiles: les uns posent en principe +l'unité fondamentale du chyle, au moins pour chaque espèce, malgré la +diversité quelconque des alimens; tandis que d'autres, se fondant en +apparence sur des motifs également plausibles, établissent la variation +nécessaire du chyle d'après celle des substances assimilables: sans que +jusqu'à présent des recherches vraiment décisives aient irrévocablement +fixé ce point important de doctrine physiologique préliminaire, quelque +simple que doive paraître une telle discussion. La même imperfection +primitive se manifeste, d'une manière encore plus sensible peut-être, à +l'égard de la digestion gazeuse, ou respiration; puisque, par les +contradictions radicales que présentent entre elles de nombreuses +analyses, assez bien exécutées d'ailleurs pour devoir sembler exactement +comparables, on ne sait plus nettement aujourd'hui quelles sont, en +réalité, les différences générales entre l'air inspiré et l'air expiré, +même chez les animaux les plus élevés. Quant à l'azote surtout, toutes +les opinions sont encore soutenues avec une égale apparence de validité; +pour certains physiologistes, l'acte de la respiration en augmente +finalement la quantité, tandis que d'autres la regardent comme +certainement diminuée, et que, aux yeux de plusieurs enfin, elle ne +souffre ainsi aucune altération appréciable. De telles divergences sur +les plus simples phénomènes préliminaires de la vie végétative, font +assez comprendre combien serait aujourd'hui prématurée toute recherche +directe relativement aux phénomènes essentiels de l'assimilation, ou, en +sens inverse, de la désassimilation par les diverses sécrétions. Il +serait évidemment superflu d'insister davantage ici sur un état +d'imperfection aussi prononcé, et dont les causes nécessaires ont +d'ailleurs été ci-dessus suffisamment examinées. + +Si, de la considération générale des _fonctions_ proprement dites +relatives à la vie organique, nous passons maintenant à l'examen des +phénomènes plus composés que nous avons ci-dessus reconnu devoir en être +soigneusement distingués sous le nom de _résultats_ de l'action +simultanée de tous les organes principaux, il est évident que cet ordre +final d'études physiologiques, bien plus difficile par sa nature, et +d'ailleurs fondé sur le précédent, doit nécessairement être aujourd'hui +dans une situation encore moins satisfaisante. Il suffira de l'indiquer +ici à l'égard de chacun des divers aspects essentiels propres à ce +dernier degré de la doctrine physiologique fondamentale. + +Le résultat le plus immédiat et le plus nécessaire de l'ensemble des +fonctions organiques, consiste dans l'état continu de composition et de +décomposition simultanées qui caractérise finalement la vie végétative. +Or, comment ce double mouvement pourrait-il être rationnellement +analysé, lorsque, d'une part, l'assimilation, d'une autre part, les +sécrétions, qui le déterminent directement sous les deux rapports, sont +elles-mêmes aussi imparfaitement étudiées? Aussi les questions les plus +simples et les plus naturelles sont-elles, à cet égard, à peine +ébauchées jusqu'ici, ni même, le plus souvent, convenablement posées. +C'est ainsi, par exemple, qu'on n'a pas seulement imaginé d'instituer, +dans la série des degrés principaux de l'échelle organique, une exacte +comparaison chimique entre la composition totale de chaque organisme et +le système correspondant d'alimentation; ni, sous le point de vue +inverse, entre les produits exhalés et l'ensemble des agens qui les +avaient primitivement fournis ou successivement modifiés, en sorte que +nous ne pouvons pas même spécifier aujourd'hui, avec une précision +vraiment scientifique, en quoi consiste le phénomène général de la +composition et de la décomposition perpétuelle de tout organisme par une +suite nécessaire du concours des diverses fonctions essentielles. La +science ne possède encore, à ce sujet, que des documens particuliers +fort incohérens, et le plus souvent très incomplets, qui n'ont jamais +été ramenés à aucun fait général. + +On peut regarder l'action spontanée des corps vivans pour entretenir, +entre certaines limites, leur température à un degré déterminé, malgré +les variations thermométriques du milieu ambiant, comme un second +résultat fondamental de l'ensemble des fonctions végétatives, qui +coexiste presque toujours avec le précédent. Ce grand caractère, qui +n'avait d'abord frappé les observateurs que dans les cas les plus +prononcés, que présente seulement la partie supérieure de la hiérarchie +biologique, est, en effet, unanimement reconnu aujourd'hui pour +appartenir indistinctement, quoique d'une manière très inégale, à tous +les organismes quelconques, sans en excepter l'organisme végétal. Mais +cette étude capitale est encore évidemment très peu avancée, et même +fort mal conçue. Nous avons déjà remarqué, au commencement de ce +chapitre, la confusion profondément vicieuse qui existe le plus souvent, +à cet égard, entre l'analyse de la chaleur vitale, et celle de +l'influence thermologique extérieure, qui constituent, néanmoins, avec +tant d'évidence, deux sujets parfaitement distincts. Je crois devoir, en +outre, noter ici que, dans le petit nombre de recherches directes +entreprises jusqu'à présent sur la chaleur vitale, le caractère +fondamental du phénomène me paraît avoir toujours été radicalement +méconnu. Quoique l'on ait rectifié désormais la conception trop étroite +qui faisait jadis d'un tel résultat un attribut exclusif de l'animalité, +cette opinion primitive a conservé néanmoins une grande prépondérance +indirecte, en disposant encore les physiologistes à rattacher surtout +ce phénomène aux fonctions de la vie animale, ce qui, dès le principe, +devait imprimer à la suite des recherches une direction nécessairement +irrationnelle, en accordant une vicieuse suprématie à des conditions +qui, malgré leur extrême importance, ne sauraient être que purement +accessoires. Dans cet ordre de résultats, comme envers tout autre +également fondamental, les fonctions animales proprement dites ne +peuvent influer que sur l'intensité et l'activité de phénomènes, qui, +par leur nature, appartiennent essentiellement à la vie organique. +Considérées en effet sous leur aspect le plus général, la production et +la conservation continues de la chaleur vitale, résultent primitivement +de l'ensemble des actes physico-chimiques qui caractérisent la vie +fondamentale et universelle; de telle sorte que tout corps vivant +représente, à cet égard, un véritable foyer chimique plus ou moins +durable, susceptible de maintenir spontanément sa température entre +certaines limites, par une suite nécessaire des phénomènes de +composition et de décomposition qui s'y passent, malgré les influences +extérieures. Tel est le point de vue qui doit, sans doute, devenir +prépondérant dans l'étude positive de la chaleur vitale; et c'est +seulement après que ce grand phénomène aura été ainsi convenablement +analysé à sa véritable origine, que l'on pourra tenter utilement de +déterminer avec exactitude les diverses modifications dont il est +susceptible par l'intervention des fonctions animales. Le renversement +habituel de cet ordre nécessaire ne peut certainement conduire qu'à des +notions purement provisoires, si ce n'est fautives, en plaçant +l'accessoire avant le principal. Il faut reconnaître toutefois que, dans +les travaux les plus récens sur ce sujet capital, on commence à +considérer beaucoup plus soigneusement les fonctions organiques, comme +on le voit surtout par l'intéressante série d'observations de M. Collard +(de Martigny), qui représentent, à cet égard, l'état le moins imparfait +de la science actuelle. Cette étude ne saurait néanmoins être regardée +encore comme convenablement instituée, puisque l'organisme végétal, dont +l'examen devrait cependant y constituer un élément indispensable, n'y a +pas même été jusqu'ici régulièrement introduit. + +De semblables remarques philosophiques s'appliquent, avec plus de force +et d'évidence, à l'étude électrique des corps vivans. Ici, la confusion +générale entre l'action organique et l'influence extérieure devient +certainement beaucoup plus prononcée, ainsi que je l'ai déjà signalé, +indépendamment des aberrations quasi-métaphysiques qui proviennent des +chimériques conceptions de la physique actuelle sur les éthers et les +fluides électriques. L'erreur fondamentale sur l'origine physiologique +du phénomène conserve aussi bien plus d'ascendant que dans le cas +précédent, quoiqu'elle soit d'ailleurs analogue. On y exagère tellement +l'influence des fonctions animales, que les esprits les plus avancés +peuvent à peine concevoir aujourd'hui que cet ordre de résultats doive +être primitivement rapporté à la vie organique. Néanmoins, dans l'état +présent de l'électrologie générale, et surtout de l'électro-chimie, il +est, _à priori_, presque aussi évident pour l'électricité que pour la +chaleur, que la suite des actes de composition et de décomposition qui +constituent la vie végétative doit nécessairement produire et entretenir +une électrisation permanente et plus ou moins fixe dans l'organisme où +ils s'accomplissent, malgré les variations électriques du système +ambiant. Les actes essentiellement animaux ne peuvent exercer, sur cet +ordre de résultats organiques comme sur tout autre, qu'une influence +purement modificatrice, consistant à augmenter et à accélérer plus ou +moins le phénomène fondamental. Mais l'analyse électrique de l'organisme +est évidemment encore bien plus loin aujourd'hui que l'analyse +thermologique d'être conçue et poursuivie sous l'aspect rationnel que je +viens de caractériser, et dont la justesse sera probablement très +contestée[41]. + + [Note 41: Diverses tentatives partielles tendent + cependant aujourd'hui à nous rapprocher évidemment d'une + telle disposition d'esprit; entre autres les recherches + intéressantes ébauchées par M. Donné sur l'état électrique + comparatif des deux parties générales, extérieure et + intérieure, de l'enveloppe animale, qui paraît présenter, + sous ce rapport, entre la peau et la membrane muqueuse, une + remarquable opposition.] + +En considérant enfin les phénomènes organiques généraux qui résultent, +d'une manière à la fois plus indirecte et moins nécessaire, de +l'ensemble des fonctions végétatives, il nous reste à apprécier l'esprit +qui dirige habituellement la grande et difficile étude de la génération +et du développement des corps vivans. + +Malgré les nombreux travaux entrepris sur ce sujet fondamental depuis +les belles séries de recherches originales de Harvey et de Haller à +l'égard des animaux les plus élevés, cette étude peut, encore moins que +toutes les précédentes, à cause de sa complication supérieure, être +regardée aujourd'hui comme rationnellement instituée dans la direction +vraiment positive qui lui est propre. L'influence très prononcée de la +philosophie métaphysique ne s'y fait pas seulement sentir sous la forme +directe et grossière manifestée par les physiologistes arriérés qui en +sont restés aux forces plastiques. Ceux même que domine réellement une +intention beaucoup plus positive, subissent encore, à leur insu, d'une +manière indirecte et spécieuse, ce ténébreux ascendant, lorsque, dans un +ordre de phénomènes aussi profondément compliqué, ils entreprennent +aujourd'hui, par des recherches nécessairement stériles sur les +générations spontanées, cette vaine détermination des causes +essentielles, à laquelle les physiciens ont unanimement renoncé +désormais envers les plus simples effets naturels. Aussi, quoique les +observations convenablement suivies manquent jusqu'ici à l'égard de +presque toutes les parties de ce grand problème, on peut dire que +l'immense obscurité qui enveloppe maintenant un tel sujet tient surtout +à ce qu'on y cherche ce qui, en réalité, n'est nullement susceptible +d'être trouvé. Les physiologistes ont ici besoin de remonter aux notions +les plus élémentaires de la philosophie positive, devenues si +heureusement vulgaires à l'égard des phénomènes inorganiques et même des +plus simples phénomènes biologiques, afin de renoncer franchement à +toute enquête insoluble des _causes_ de la génération et du +développement, pour réduire la science effective à en déterminer les +_lois_, dont l'étude, à peine ébauchée, comporte un si utile succès. Or, +il faut convenir, au contraire, que les plus belles questions positives, +celles qui, par leur nature, présentent même le plus haut intérêt +pratique, comme pouvant conduire à l'amélioration systématique des +diverses races vivantes, y compris la race humaine, n'ont encore attiré +qu'indirectement l'attention des physiologistes, et seulement à raison +des argumens plus ou moins spécieux qu'ils espéraient en induire pour ou +contre l'une des vaines hypothèses quasi-métaphysiques dont ils étaient +surtout préoccupés. Cependant, les travaux des anatomistes sur +l'appareil génital, et les comparaisons exactes établies par les +zoologistes pour déduire d'une telle considération des moyens généraux +de classification, ont évidemment préparé les voies à une étude plus +rationnelle. Il est même digne de remarque aujourd'hui, dans les +diverses parties du monde savant, que ceux qui d'abord n'avaient en vue +que d'absurdes chimères sur les causes premières de la génération, ont +été graduellement entraînés, par la prépondérance croissante et +universelle de l'esprit positif, à faire involontairement dégénérer +leurs efforts en de simples recherches d'ovologie et d'embryologie, qui +prennent chaque jour un caractère plus scientifique. Mais, malgré tous +ces symptômes irrécusables d'une prochaine amélioration radicale, il +demeure néanmoins certain que la principale condition préliminaire pour +la formation d'une doctrine vraiment positive sur ce grand sujet, +c'est-à-dire simplement l'exacte analyse générale du phénomène +fondamental, n'a pas même encore été convenablement remplie; ce qui +rendrait nécessairement prématurée aujourd'hui toute tentative directe +quant aux lois positives de la génération et du développement. Il doit +être toutefois bien entendu que nous ne considérons point ici les +derniers degrés de la hiérarchie organique, où il n'existe pas, à vrai +dire, de génération proprement dite, la multiplication s'y opérant par +un simple prolongement direct de la masse vivante, qui peut s'effectuer +en un point quelconque de cette masse, dès-lors presque homogène; car, +dans ce cas extrême, le phénomène est essentiellement analogue à toute +autre sorte de reproduction du tissu cellulaire primordial. Nous ne +pouvons avoir en vue que les organismes assez élevés pour ne pouvoir se +reproduire sans le concours préalable et déterminé de deux appareils +plus ou moins spéciaux, appartenant d'ailleurs à deux individus +distincts ou à un seul individu, et chez lesquels l'appareil mâle est +toujours conçu comme venant opérer, par une première nourriture +vivifiante, une sorte d'éveil indispensable, dans le germe que contient +l'appareil femelle. Or, l'analyse générale de ce phénomène élémentaire +est, sans doute, aujourd'hui extrêmement imparfaite, puisqu'on ne sait +pas même en quoi consiste la différence exacte et caractéristique entre +les deux états de l'ovule, immédiatement avant et après l'acte de la +fécondation. Notre ignorance est jusqu'ici tellement profonde à cet +égard, que, dans les cas les mieux caractérisés, nous ne pouvons +nullement concevoir la nécessité des plus évidentes conditions du +phénomène, dont l'expérience seule nous dévoile empiriquement +l'indispensable concours. C'est ainsi, par exemple, que, en considérant, +d'une part, quelle minime quantité de fluide séminal peut suffire à la +fécondation, et, d'une autre part, combien la disposition anatomique +rend difficile son introduction jusqu'au germe, on serait presque +nécessairement entraîné à prononcer, _à priori_, que leur conflit ne +constitue point une condition essentielle du phénomène, si l'observation +la plus vulgaire ne venait point aussitôt rectifier, d'une manière +hautement irrécusable, cette fausse indication de notre vaine science. +Une étude où l'on doit aussi peu s'écarter de la stricte observation +immédiate, où les plus simples prévisions sont aussi radicalement +incertaines et même erronées, est certainement encore dans un état de +véritable enfance, malgré l'imposante apparence de la masse des travaux +déjà accumulés à cet égard. + +Il en est essentiellement de même pour la doctrine générale du +développement organique, suite inséparable de la théorie de la +génération. On doit, en outre, reconnaître, sans se laisser éblouir par +de récens et incontestables progrès, que cette étude est encore plus +imparfaitement conçue aujourd'hui que celle de la reproduction, puisque +la méthode comparative y a été appliquée d'une manière bien moins +complète; la question fondamentale n'y a jamais été posée sous une forme +commune à tous les organismes, y compris nécessairement l'organisme +végétal. Une grave aberration philosophique me semble même dominer +aujourd'hui la plupart des recherches qui se poursuivent à ce sujet. +Quoique, de l'aveu unanime des biologistes, la vie végétative soit la +base indispensable de toute vie animale, c'est sur les appareils et les +fonctions relatives à cette dernière que les essais embryologiques sont +maintenant surtout dirigés, au point de représenter le système le plus +éminemment animal, le système nerveux, comme apparaissant le premier +dans le développement des organismes supérieurs. Cette manière de voir, +qui paraît aussi contraire qu'il soit possible de l'imaginer à +l'établissement ultérieur de toute conception vraiment générale sur la +théorie fondamentale du développement, se trouve d'ailleurs en +opposition directe avec une des lois les plus constantes que présente la +philosophie biologique, l'harmonie universelle et nécessaire entre les +principales phases de l'évolution individuelle et les degrés successifs +les mieux caractérisés de la grande hiérarchie organique; puisque, sous +ce dernier aspect, le tissu nerveux ne se manifeste que comme la plus +extrême et la plus spéciale transformation du tissu primordial. +L'analyse préliminaire du développement organique est donc encore bien +loin d'avoir été conçue dans un esprit suffisamment rationnel, toujours +dominé par la haute intention philosophique de tendre à concilier, +autant que possible, les divers aspects essentiels de la science des +corps vivans. + +Pour être vraiment complète, cette analyse doit évidemment être suivie +de l'étude inverse, et néanmoins corélative, à laquelle donne lieu le +décroissement fatal de l'organisme, à partir de sa pleine maturité, dans +sa marche graduelle vers la mort. Cette théorie générale de la mort est +certainement très peu avancée, puisque les recherches physiologiques les +mieux instituées à ce sujet n'ont presque jamais porté que sur les +morts violentes ou accidentelles, considérées même exclusivement dans +les organismes les plus élevés, et affectant surtout les fonctions et +les appareils de nature essentiellement animale, comme l'indiquent les +beaux travaux de Bichat. Quant à la dégradation nécessaire de +l'existence organique fondamentale, nous sommes aujourd'hui bornés à un +premier aperçu philosophique, qui la représente comme une suite +inévitable de la vie elle-même, par la prédominance croissante du +mouvement d'exhalation sur le mouvement d'absorption, d'où résulte +graduellement une consolidation exagérée de l'organisme primitivement +presque fluide, ce qui, à défaut d'influences plus rapides, tend à +produire un état de dessiccation incompatible avec tout phénomène vital. +Mais, quelque précieuse que soit une telle vue sommaire, elle ne peut +servir qu'à bien caractériser la vraie nature de la question, en +indiquant la direction générale des recherches qu'elle exige. Les +considérations importantes relatives à la vie animale ne sauraient être +rationnellement introduites dans un tel sujet, que lorsque cette +doctrine préliminaire aura d'abord été convenablement établie, comme à +l'égard de tous les autres points de vue précédemment examinés. + +Telles sont les principales réflexions philosophiques que doit +naturellement inspirer l'exacte appréciation de l'état actuel de la +physiologie organique ou végétative, envisagé dans son ensemble. Cet +examen, quoique sans doute extrêmement sommaire, peut conduire à +constater, d'une manière irrécusable, que, comme nous l'avions aisément +prévu dès l'origine, c'est à l'éducation radicalement vicieuse de +presque tous les physiologistes, et à l'irrationnelle institution de +leurs travaux habituels, qu'il faut surtout attribuer l'excessive +imperfection d'une étude aussi fondamentale, qui, malgré sa haute +difficulté caractéristique et sa positivité toute récente, est +certainement bien plus arriérée aujourd'hui que ne l'exigent la nature +plus compliquée de ses phénomènes et son développement moins ancien. La +circulation du sang, premier fait général qui ait donné l'éveil à la +physiologie positive, et les lois de la chute des corps, première +acquisition de la saine physique, sont des découvertes presque +absolument contemporaines; et, néanmoins, quelle immense inégalité entre +les progrès des deux sciences à partir de cette commune évolution! Une +telle différence ne saurait uniquement tenir à la complication +supérieure des phénomènes physiologiques, et a dû beaucoup dépendre +aussi de l'esprit scientifique qui a dirigé leur étude générale, au +niveau de laquelle la plupart de ceux qui la cultivent n'ont pas su +convenablement s'élever. + +Par leur nature évidemment physico-chimique, les phénomènes fondamentaux +de la vie végétative exigent directement, soit dans leur analyse, soit +dans leur explication, l'intime combinaison permanente des principales +notions de la philosophie inorganique avec les considérations +physiologiques immédiates préparées par une profonde habitude des lois +préliminaires relatives à la structure et à la classification des corps +vivans. Or, chacune de ces conditions inséparables n'est aujourd'hui +suffisamment remplie que par un ordre particulier de savans positifs. De +là sont résultées, d'un côté, la prétendue chimie organique, étude +radicalement bâtarde, qui n'est qu'une grossière ébauche de la +physiologie végétative, machinalement entreprise par des esprits qui ne +comprenaient, en aucune manière, le vrai sujet de leurs travaux; d'un +autre côté, les doctrines vagues, incohérentes, et quasi-métaphysiques, +dont cette physiologie a été essentiellement composée par des +intelligences mal préparées et presque entièrement dépourvues des +notions préliminaires les plus indispensables. La stérile anarchie qui +est la suite nécessaire d'une aussi vicieuse organisation du travail +scientifique, suffirait seule à témoigner irrécusablement de l'utilité +réelle et directe du point de vue général, et néanmoins positif, qui +caractérise ce Traité. + + + + +QUARANTE-QUATRIÈME LEÇON. + +Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie _animale_ +proprement dite. + +Quoique, par une invincible nécessité générale, la vie organique +constitue évidemment le fondement indispensable et continu de la vie +animale, il est néanmoins très digne de remarque que l'étude de ce +dernier genre de fonctions soit réellement à la fois mieux conçue et +plus avancée que celle qui, suivant l'ordre rationnel, devait +certainement lui servir de préliminaire inévitable. Non-seulement les +notions élémentaires de _propriétés_ physiologiques sont ici, comme nous +l'a fait voir la leçon précédente, beaucoup plus nettes et mieux +circonscrites: mais, en outre, la méthode comparative, principal +caractère logique de toute spéculation vraiment scientifique sur les +corps vivans, y est appliquée d'une manière bien moins incomplète en +même temps que plus judicieuse; ou, pour mieux dire, c'est seulement +dans l'exploration de ces phénomènes qu'elle a été jusqu'ici +régulièrement introduite. Aussi, ce que la physiologie organique +présente aujourd'hui de moins imparfait se réduit essentiellement à +l'étude des phénomènes supplémentaires qui, en réalité, sont empruntés à +la vie animale, comme le mécanisme de la circulation proprement dite, +celui de la respiration, etc., en sorte que les conditions accessoires y +ont été beaucoup mieux examinées que les principales. + +Cette sorte d'anomalie philosophique est cependant très facile à +expliquer en considérant que les cas les plus tranchés devaient +nécessairement comporter plus aisément une exploration vraiment +positive. L'étude des phénomènes purement animaux devait tendre, par sa +nature, à constituer, avec une spontanéité plus prononcée, une science +nettement distincte, en s'affranchissant plutôt des aberrations +physico-chimiques, qui ont tant entravé le progrès réel de la saine +physiologie, et qui toutefois ne pouvaient jamais entièrement voiler des +différences fondamentales aussi saillantes que celles de l'animalité à +la simple existence inorganique. En même temps que la comparaison +biologique devenait ici plus facile par la similitude beaucoup plus +évidente des divers organismes, elle était aussi plus habituellement +applicable par la multiplicité beaucoup moindre des cas essentiellement +comparables. Nous avons précédemment reconnu que, dans l'étude de la +vie organique, la méthode comparative devait nécessairement, sous peine +de stérilité radicale, être étendue jusqu'à son extrême limite, +caractérisée par l'organisme végétal, le seul où les fonctions +fondamentales fussent nettement dégagées de toute influence accessoire. +Or, on conçoit aisément que l'esprit humain n'ait pu s'élever que très +lentement et avec beaucoup d'efforts à cet état permanent d'abstraction +et de généralité physiologiques, où, en parlant de l'homme, seul et +inévitable type primordial de la hiérarchie biologique, il embrasse +graduellement, sous un commun aspect, l'ensemble des divers modes de +vitalité, y compris même l'économie végétale, sans tomber néanmoins, par +une synthèse exagérée, dans ces vagues et abusives considérations qui, +rapprochant indistinctement tous les êtres naturels, détruisent +directement toute base réelle de comparaisons positives. Un point de vue +aussi difficile et aussi nouveau n'a pu être convenablement établi que +de nos jours, et uniquement jusqu'ici, chez les esprits même les plus +avancés, à l'égard des plus simples aspects généraux de la biologie, +c'est-à-dire dans la seule étude statique de l'organisme, ainsi que je +l'ai expliqué. On ne saurait donc être étonné que la comparaison +physiologique se soit d'abord développée surtout à l'égard des +fonctions animales proprement dites, qui devaient naturellement en faire +sentir, d'une manière beaucoup plus spontanée, à la fois l'importance et +la possibilité, quoique l'étude rationnelle de la vie organique exige +réellement et en même temps permette une plus large et plus +indispensable application de la méthode comparative. Ce mode effectif de +formation doit sembler d'autant plus inévitable pour la physiologie, +qu'il a été essentiellement le même pour l'anatomie et pour la +taxonomie, malgré leur moindre complication. + +Toutefois, en considérant, avec plus de précision, cette évidente +supériorité actuelle, qui n'est paradoxale qu'en apparence, de la +physiologie animale sur la physiologie organique, il importe maintenant +de bien distinguer, à cet égard, entre les deux aspects élémentaires de +toute étude positive, la simple _analyse_ préliminaire des phénomènes, +et leur véritable _explication_ définitive. C'est uniquement, en effet, +sous le premier point de vue que la vie animale a été réellement mieux +explorée jusqu'ici que la vie végétative, par suite de la facilité +beaucoup plus grande que devait naturellement offrir l'examen direct de +phénomènes dont l'observateur portait spontanément en lui-même le type +le plus parfait. Mais, au contraire, il n'en a pas été et ne pouvait en +être nullement ainsi sous le second aspect fondamental. Il deviendrait +effectivement impossible de comprendre comment l'explication des +phénomènes les plus spéciaux et les plus compliqués pourrait aujourd'hui +être mieux conçue et plus avancée que celle des phénomènes plus simples +et plus généraux qui leur servent de base indispensable: un tel état de +la science serait en opposition directe avec les lois les moins +contestables de l'esprit humain. Telle n'est point aussi sa vraie +situation présente, comme il n'est que trop aisé de le constater. + +Quelque imparfaite que soit évidemment jusqu'ici, d'après la leçon +précédente, la théorie générale des phénomènes organiques fondamentaux, +on doit néanmoins reconnaître qu'elle est aujourd'hui conçue dans un +esprit beaucoup plus scientifique (ou, si l'on veut, moins arriéré) que +celui qui préside habituellement aux principales explications de la +physiologie animale. Car, les phénomènes végétatifs, considérés d'une +manière rigoureusement isolée et strictement universelle, ne +constituent, en réalité, par leur nature, qu'un ordre spécial et +déterminé d'actes continus de composition et de décomposition: ils sont +dont radicalement assimilables, sous leurs aspects les plus essentiels, +aux simples phénomènes inorganiques. Bien loin qu'il soit irrationnel de +les en rapprocher, comme on s'efforce de le faire aujourd'hui, c'est au +contraire une telle subordination qui caractérise surtout leur +explication réelle, conformément à l'esprit fondamental de toute +philosophie positive, qui prescrit de lier, autant que possible, les +phénomènes les plus particuliers aux plus généraux, ainsi que j'ai eu +tant d'occasions de l'établir dans cet ouvrage. Sous ce rapport, l'école +physico-chimique de Boerrhaave n'a réellement péché que par exagération, +faute de données suffisantes et de réflexions assez approfondies. C'est +par là que doit s'introduire spontanément, ainsi que je l'ai expliqué +dans les leçons précédentes et surtout dans la dernière, le lien +fondamental entre la philosophie inorganique et la philosophie +biologique, qui peut faire désormais concevoir l'ensemble de la +philosophie naturelle comme formant, en réalité, un système homogène et +continu, abstraction faite des vains rapprochemens métaphysiques +enfantés chaque jour par des imaginations anti-scientifiques. + +Mais, par une suite nécessaire des mêmes principes philosophiques, un +tout autre esprit doit essentiellement dominer les théories vraiment +rationnelles relatives à la vie animale proprement dite, c'est-à-dire +aux phénomènes élémentaires d'irritabilité et de sensibilité. Ici, en +effet, il n'y a plus aucune base possible d'analogie pour permettre +d'instituer quelques comparaisons réelles avec les phénomènes +inorganiques, qui ne peuvent jamais nous présenter rien de semblable. On +ne saurait méconnaître un tel axiome à l'égard de la sensibilité. Tout +au plus pourrait-on, quant à l'irritabilité, en ne considérant que le +simple fait de la contraction envisagée en elle-même, espérer de +découvrir quelques phénomènes vraiment analogues dans le monde +inorganique, en examinant sous cet aspect avec plus d'attention certains +mouvemens suscités par la chaleur et surtout par l'électricité. Mais, +quelque intérêt réel que puissent jamais offrir de semblables +rapprochemens, ils deviendraient certainement illusoires, et par cela +même, directement nuisibles à la science, si l'on prétendait en induire +aucune explication quelconque de l'irritabilité. Car, ce n'est point +l'effet contractile, isolément considéré, qui caractérise, en réalité, +la fibre irritable; c'est essentiellement la production d'un tel effet à +la suite d'une indispensable innervation, surtout quand cette +stimulation devient volontaire. En n'écartant ainsi, de la notion +fondamentale du phénomène, aucun de ses élémens nécessaires, on +reconnaît aisément que l'irritabilité est aussi radicalement étrangère +au monde inorganique que la sensibilité elle-même, dont elle est +d'ailleurs rigoureusement inséparable. + +Cette double propriété vitale doit donc être conçue comme strictement +primordiale chez les êtres, ou plutôt dans les tissus, qui en sont +susceptibles, et, par suite, comme absolument inexplicable, au même +degré, et par les mêmes motifs philosophiques, que la pesanteur, la +chaleur, etc., ou toute autre propriété physique fondamentale, +c'est-à-dire, en vertu d'une impossibilité aussi prononcée de la +rattacher rationnellement à aucune autre catégorie quelconque de +phénomènes élémentaires. Elle ne présente, sous ce rapport, de +différence logique vraiment essentielle que sa spécialité nécessaire, +comparée à la généralité plus ou moins évidente de ces propriétés +physiques, ce qui ne saurait influer sur la possibilité d'explication, +puisqu'une telle spécialité se trouve toujours en harmonie exacte avec +celle non moins tranchée de la structure correspondante. C'est à ce +titre fondamental que l'on doit justement regarder l'école +physico-chimique comme ayant directement tendu à engager la science +physiologique dans une voie d'aberration radicale, qui a profondément +entravé ses véritables progrès, quoiqu'elle ait été et soit peut-être +encore provisoirement utile par son antagonisme naturel avec la +direction métaphysique, dont la prépondérance eût été, sans un tel +obstacle, encore plus nuisible. Il est déplorable, en effet, que, faute +d'une direction philosophique assez fortement arrêtée, tant de hautes +intelligences modernes se soient long-temps consumées en efforts +nécessairement illusoires, pour imaginer d'incompréhensibles +explications de l'irritabilité et de la sensibilité, où des fluides +fantastiques analogues à ceux de nos physiciens ont rempli naturellement +un office indispensable. Aucun cas de ce genre ne m'a jamais semblé plus +regrettable, que celui de l'illustre Lamarck, employant, avec +l'admirable naïveté qui le caractérisait toujours, son beau génie +zoologique à forger de vaines hypothèses physiques pour expliquer la +sensibilité, sans jamais s'apercevoir que, à quelque degré de +complication qu'il élevât graduellement ses suppositions gratuites, il +parvenait tout au plus à représenter vaguement la transmission mécanique +des impressions produites sur les extrémités nerveuses, mais nullement à +rendre raison de l'acte de la perception, qui demeurait ainsi +constamment intact, quoiqu'il constitue évidemment l'élément le plus +essentiel de tout phénomène de sensibilité. Et cependant, presque tous +les physiologistes qui n'appartiennent point à l'école métaphysique se +livrent aujourd'hui, d'une manière plus ou moins prononcée, à ces vaines +et stériles spéculations! Sans méconnaître l'évidente inefficacité des +tentatives antérieures, on espère toujours que des efforts plus heureux, +fondés sur quelque découverte imprévue, finiront par dévoiler un jour le +mystère de la sensibilité et de l'irritabilité, quoique les physiciens, +dans un ordre d'études infiniment plus simple, aient depuis long-temps +renoncé à pénétrer jamais le mystère de la pesanteur! Rien ne +caractérise peut-être avec plus d'énergie l'état actuel d'enfance de la +physiologie, que l'obligation incontestable où nous sommes placés de +regarder aujourd'hui des esprits, dominés par une disposition aussi +profondément irrationnelle, comme constituant néanmoins, par +comparaison, les précurseurs les plus immédiats de la véritable école +positive, en ce que leurs aberrations tendent du moins à exciter le +développement des explorations directes, quoiqu'ils les fassent souvent +dévier; tandis que les doctrines métaphysiques, qui, par le jeu commode +et universel de leurs entités, fournissent aussitôt, à tous les +phénomènes possibles, des explications encore bien plus creuses et plus +stériles, tendent ainsi désormais à comprimer inévitablement tout élan +progressif du génie observateur, qui jadis fut, au contraire, +puissamment secondé par elles, lorsqu'il s'efforçait de se dégager des +entraves de la philosophie théologique. + +Malgré l'éminent service général que l'école physico-chimique rend +encore ainsi indirectement au progrès de la science physiologique, en +opposant un obstacle insurmontable à la prépondérance rétrograde de +l'école métaphysique, on doit reconnaître, d'un autre côté, que ses +vaines tentatives anti-scientifiques sur l'explication fondamentale des +phénomènes élémentaires de la vie animale, conservent seules aujourd'hui +quelque importance à cette dernière école, en lui constituant aussi un +office essentiel, qui consiste à maintenir l'intégrité du caractère +original de la physiologie comme science distincte, en empêchant son +absorption destructive par la philosophie inorganique: en sorte que la +principale utilité des deux écoles se réduit aujourd'hui à se contenir, +ou plutôt à s'annuller, réciproquement, ainsi que je l'ai déjà signalé +dans le chapitre précédent. Quoi qu'il en soit, il demeure certain, +d'après les considérations ci-dessus indiquées, que la lutte entre ces +deux tendances n'est plus aujourd'hui radicalement engagée que sur +l'étude de la vie animale; l'école physico-chimique pouvant désormais +être regardée comme étant en pleine et irrévocable possession du +domaine de la physiologie purement organique, qui, par la nature de ses +phénomènes, devait, en effet, lui appartenir nécessairement tôt ou tard, +quand elle aurait rempli les conditions préliminaires indispensables. +Mais, en ce qui concerne la vie animale, les prétentions de cette école +sont certainement inadmissibles, par son étroite et irrationnelle +obstination à y transporter indûment l'esprit général qui convient +exclusivement à la physiologie végétative. Toutefois, une telle école +étant de nature éminemment perfectible, et l'absence même de conceptions +bien arrêtées devant faciliter encore davantage son indispensable +transformation, il y a tout lieu d'espérer aujourd'hui que, du sein de +sa génération actuelle, sortira prochainement une école vraiment +positive, qui, proclamant une judicieuse séparation irrévocable entre la +philosophie biologique et la philosophie inorganique, sans méconnaître +leur véritable subordination fondamentale, et concevant l'étude de la +première avec le système des divers moyens rationnels convenables à son +caractère essentiel, ralliera sans doute spontanément tous les bons +esprits qui, le plus souvent à leur insu, ne tiennent réellement encore +à la physiologie métaphysique qu'afin d'empêcher l'absorption totale du +domaine de la biologie par les physiciens et les chimistes proprement +dits. Quant à présent, quelque fondé que doive sembler un pareil espoir, +il reste néanmoins incontestable que, chez les biologistes les plus +avancés, les théories de physiologie organique commencent déjà à être +essentiellement conçues d'après le véritable esprit général qui doit +finalement les caractériser, tandis qu'il n'en est nullement ainsi pour +la physiologie animale, toujours ballottée entre deux tendances +contradictoires, radicalement nuisibles l'une et l'autre, quoique très +inégalement, à ses progrès réels, sans avoir pu parvenir jusqu'ici à la +vraie situation normale qui lui est propre. C'est pourquoi, malgré +l'irrécusable supériorité qui, d'après les motifs ci-dessus expliqués, +distingue maintenant la physiologie animale relativement à l'analyse +préliminaire de ses principaux phénomènes, elle doit être envisagée +comme réellement moins rapprochée aujourd'hui que la physiologie +organique de sa véritable constitution scientifique. Un tel jugement +paraîtrait encore moins douteux, si, suivant la stricte rigueur logique, +on ne séparait point de la vie animale l'ensemble des phénomènes +intellectuels et moraux, qui en sont effectivement le complément +nécessaire, et dont l'étude générale est bien plus imparfaitement +conçue, ainsi que nous le reconnaîtrons directement dans la leçon +prochaine. + +Ces aperçus préliminaires tendent à caractériser le véritable esprit +philosophique qui doit présider à la formation ultérieure de la théorie +positive de l'animalité, essentiellement fondée sur la co-relation des +deux notions élémentaires de l'irritabilité et de la sensibilité, +profondément distinguées de toute propriété physique. Écartant à jamais +toute vaine recherche sur les causes de ce double principe animal, cette +théorie consistera uniquement à comparer entre eux tous les divers +phénomènes généraux qui s'y rattachent, d'après leur exacte analyse +préalable, afin de découvrir leurs _lois_ effectives; c'est-à-dire, +comme à l'égard des autres phénomènes naturels, leurs vraies relations +constantes soit de succession, soit de similitude. A l'imitation de +toute autre théorie positive, elle sera directement destinée à faire +prévoir rationnellement le mode d'action d'un organisme animal donné, +placé dans des circonstances déterminées, ou réciproquement quelle +disposition animale peut être induite de tel acte accompli d'animalité, +suivant la formule scientifique fondamentale que j'ai établie en +commençant ce traité sommaire de philosophie biologique (voyez la +quarantième leçon). Les fausses tentatives actuelles pour expliquer +l'irritabilité et la sensibilité tendent certainement à nous éloigner +d'un tel but final, bien loin de pouvoir nous en rapprocher, en faisant +inévitablement négliger la recherche directe des lois réelles de +l'animalité, quoique la prévision des phénomènes soit aujourd'hui +unanimement regardée, en principe, comme constituant à la fois le +principal caractère de toute doctrine vraiment scientifique, et la +mesure la moins équivoque de son degré général de perfection. + +Afin de prévenir, autant que possible, toute vicieuse interprétation, il +convient de remarquer ici qu'une semblable constitution de la +physiologie animale, tout en la séparant désormais profondément de la +philosophie inorganique, lui conserve nécessairement avec elle de larges +relations fondamentales, qui suffisent à maintenir la rigoureuse +continuité du système toujours unique de la philosophie positive. Comme +je l'ai déjà indiqué ci-dessus, c'est surtout par la physiologie +végétative que s'établit ce contact général. + +Il ne faut jamais perdre de vue, en effet, la double liaison intime de +la vie animale avec la vie organique, qui lui fournit constamment une +base préliminaire indispensable, et qui, en même temps, lui constitue un +but général non moins nécessaire. On n'a plus besoin aujourd'hui +d'insister sur le premier point, qui a été mis en pleine évidence par de +saines analyses physiologiques: il est bien reconnu maintenant que, pour +se mouvoir et pour sentir, l'animal doit d'abord vivre, dans la plus +simple acception du terme, c'est-à-dire végéter; et qu'aucune suspension +complète de cette vie végétative ne saurait, en aucun cas, être conçue +sans entraîner, de toute nécessité, la cessation simultanée de la vie +animale. Quant au second aspect, jusqu'ici beaucoup moins éclairci, +chacun peut aisément reconnaître, soit pour les phénomènes +d'irritabilité ou pour ceux de sensibilité, qu'ils sont essentiellement +dirigés, à un degré quelconque de l'échelle animale, par les besoins +généraux de la vie organique, dont ils perfectionnent le mode +fondamental, soit en lui procurant de meilleurs matériaux, soit en +prévenant ou écartant les influences défavorables: les fonctions +intellectuelles et morales n'ont point elles-mêmes ordinairement d'autre +office primitif. Sans une telle destination générale, l'irritabilité +dégénérerait nécessairement en une agitation désordonnée, et la +sensibilité en une vague contemplation; dès-lors, ou l'une et l'autre +détruiraient bientôt l'organisme par une exercice immodéré, ou elles +s'atrophieraient spontanément, faute de stimulation convenable. C'est +seulement dans l'espèce humaine, et parvenue même à un haut degré de +civilisation, ainsi que je l'ai déjà indiqué ailleurs, qu'il est +possible de concevoir une sorte d'inversion de cet ordre fondamental, en +se représentant, au contraire, la vie végétative comme essentiellement +subordonnée à la vie animale, dont elle est seulement destinée à +permettre le développement, ce qui constitue, ce me semble, la plus +noble notion scientifique qu'on puisse se former de l'humanité +proprement dite, distincte de l'animalité: encore une telle +transformation ne devient-elle possible, sous peine de tomber dans un +mysticisme très dangereux, qu'autant que, par une heureuse abstraction +fondamentale, on transporte à l'espèce entière, ou du moins à la +société, le but primitif qui, pour les animaux, est borné à l'individu, +ou s'étend tout au plus momentanément à la famille, ainsi que je +l'expliquerai directement dans le volume suivant[42]. Une exception +aussi spéciale et purement artificielle, d'ailleurs si facile à +expliquer, ne saurait aucunement altérer l'universalité d'une +considération que vérifie, d'une manière si prononcée, l'ensemble du +règne animal, où la vie animale se montre toujours destinée à +perfectionner la vie organique. C'est donc uniquement par une +abstraction scientifique, dont la nécessité est, du reste, aujourd'hui +hors de toute contestation, que nous pouvons provisoirement concevoir la +première isolée de la seconde, qui en est, en réalité, strictement +inséparable, sous le double aspect fondamental que je viens de signaler. +Ainsi la théorie positive de l'animalité devant continuellement reposer +sur celle de la vitalité générale, elle se trouve par là combinée, d'une +manière intime et indissoluble, avec l'ensemble de la philosophie +inorganique, qui fournit directement à la physiologie végétative, comme +nous l'avons reconnu, ses bases rationnelles indispensables. + + [Note 42: Un philosophe de l'école + métaphysico-théologique, qui fut d'ailleurs un penseur + énergique, a, de nos jours, prétendu caractériser l'homme + par cette formule retentissante: _une intelligence servie + par des organes_. Si cette phrase a un sens positif, il + rentre sans doute dans celui que je viens d'expliquer. Mais + la définition inverse serait évidemment beaucoup plus vraie, + surtout pour l'homme primitif, non perfectionné par un état + social très développé, comme cet auteur le supposait + principalement. A quelque degré que puisse parvenir la + civilisation, ce ne sera jamais que chez un petit nombre + d'hommes d'élite que l'intelligence pourra acquérir, dans + l'ensemble de l'organisme, une prépondérance assez prononcée + pour devenir réellement le but essentiel de toute existence + humaine, au lieu d'être seulement employée, à titre de + simple instrument, comme moyen fondamental de procurer une + plus parfaite satisfaction des principaux besoins + organiques; ce qui, abstraction faite de toute vaine + déclamation, caractérise certainement le cas le plus + ordinaire.] + +Mais, en outre, indépendamment de cette relation universelle et +nécessaire, il en existe évidemment de plus directes quoique +secondaires, dans le développement même des phénomènes purement animaux, +surtout en ce qui concerne l'irritabilité, dont les actes définitifs +sont certainement subordonnés aux lois les plus générales de la physique +inorganique. Nous avons, en effet, bien reconnu, en traitant de la +philosophie mathématique, que les lois fondamentales de l'équilibre et +du mouvement, par cela même qu'elles ont été établies en faisant +toujours abstraction complète de l'origine effective des mouvements et +des efforts, doivent nécessairement se vérifier à l'égard de tous les +ordres quelconques de phénomènes, sans aucune exception qui puisse être +propre aux phénomènes physiologiques. Ainsi, aussitôt que, par +l'irritabilité primordiale de la fibre musculaire, la contraction réelle +a été produite, tous les nombreux phénomènes de mécanique animale qui +peuvent en résulter, soit pour la station, soit pour la locomotion, sont +inévitablement sous la dépendance des lois générales de la mécanique, +pourvu que, dans la judicieuse application de ces lois, on y ait +toujours, bien entendu, convenablement égard, de même qu'en tout autre +cas, aux conditions caractéristiques de l'appareil, que les +physiologistes peuvent seuls suffisamment connaître. Tel est le mode +spécial d'introduction directe et nécessaire de la philosophie +inorganique dans l'étude précise du premier ordre des fonctions animales +proprement dites. Il en est de même, quoique en sens inverse, envers les +fonctions relatives à la sensibilité, où cette philosophie doit +inévitablement intervenir en ce qui concerne la première des trois +parties essentielles du phénomène fondamental, c'est-à-dire, +l'impression primitive sur les extrémités sentantes, soigneusement +distinguée de sa transmission par le filet nerveux, et de sa perception +par l'organe cérébral. Cette impression s'opère toujours, en effet, par +l'intermédiaire indispensable d'un véritable appareil physique +correspondant, soit lumineux, soit acoustique, etc., sans lequel +l'existence du monde extérieur ne pourrait être que vaguement sentie par +l'organisme, et dont l'étude propre, suivant les lois physiques +convenables, doit nécessairement constituer un élément capital de +l'analyse positive du phénomène. Non-seulement les notions acquises dans +les principales branches actuelles de la physique doivent ainsi être +rationnellement appliquées à la physiologie animale: chacun peut aussi +constater aisément aujourd'hui qu'une telle application exigerait +souvent, dans ces diverses doctrines, des progrès qui ne sont pas encore +accomplis, et même, à certains égards, la création de quelques +doctrines nouvelles, comme la théorie des saveurs, et surtout celle des +odeurs, où il y a, sans doute, plusieurs lois générales et purement +inorganiques à établir sur leur mode fondamental de propagation, dont +l'étude est entièrement négligée par nos physiciens, quoiqu'elle ait été +jadis le sujet de diverses tentatives grossières. Tels sont, en aperçu, +les différens points de vue généraux d'après lesquels il doit ici rester +incontestable que la philosophie positive, tout en consacrant +irrévocablement l'individualité nécessaire de la science biologique, la +subordonne néanmoins, par d'indissolubles relations, à l'ensemble des +études inorganiques. On peut ainsi vérifier clairement, à cet égard, +que, comme je l'ai déjà indiqué dans la quarantième leçon, c'est surtout +la chimie qui s'applique spontanément à la physiologie végétative, et +principalement la physique à la physiologie animale, quoique les deux +ordres de fonctions exigent, sans doute, l'emploi combiné des deux +sections fondamentales de la philosophie inorganique. Il serait +désormais inutile d'insister davantage ici sur ces relations +scientifiques, dont le principe et le caractère sont maintenant assez +nettement établis. + +Abstraction faite dorénavant de toute vaine tentative d'explication de +la double propriété fondamentale qui distingue la vie animale, il reste +néanmoins certain que les notions élémentaires que l'on se forme +habituellement aujourd'hui de l'irritabilité et de la sensibilité n'ont +point encore acquis le véritable caractère scientifique qui doit +finalement convenir à leur nature, surtout en ce que chacun de ces deux +attributs de l'animalité n'est pas rattaché, d'une manière assez +énergiquement arrêtée, à la considération exclusive d'un tissu +correspondant. Cette indispensable condition, dont je dois signaler ici +l'extrême importance philosophique, n'a été jusqu'à présent +rigoureusement remplie, à ma connaissance, que dans le système +physiologique de M. de Blainville. + +La doctrine de Bichat, encore prépondérante aujourd'hui, est, à cet +égard, radicalement vicieuse, puisqu'elle représente l'irritabilité, et +la sensibilité elle-même, comme plus ou moins inhérentes à tous les +tissus quelconques, sans aucune distinction d'organiques et animaux. +Quelques éclectiques ont cru, il est vrai, pouvoir conserver +essentiellement cette doctrine, en se bornant à la purger de sa notion +la plus évidemment erronée, celle qui se rapporte à la prétendue +_sensibilité organique_, c'est-à-dire, à la sensibilité sans conscience, +dont la seule définition est directement contradictoire. Mais, en +procédant ainsi, on n'a pas suffisamment compris que la théorie +métaphysique de Bichat sur les forces vitales constitue, par sa nature, +un tout indivisible, qui ne saurait être admis ou rejeté par fragmens, +et dont un des élémens les plus indispensables consiste précisément dans +cette même sensibilité organique, quelque absurde qu'en soit la notion. +Car, suivant la pensée de Bichat, la sensibilité organique est le germe +nécessaire de la vraie sensibilité animale, qui n'en différerait que par +un plus haut degré d'exaltation. Il en est à peu près ainsi de même, +sous le point de vue qui nous occupe, de la contractilité organique, +surtout de celle que Bichat distingue par la qualification de +_sensible_, comparée à la contractilité animale proprement dite. On ne +saurait nier que Bichat conçoit tous les tissus comme étant +nécessairement sensibles et irritables, avec de simples différences de +degré: une telle théorie ne peut d'ailleurs comporter aucun amendement. + +D'après les principes établis ci-dessus, il est aisé, ce me semble, de +reconnaître que toute conception de ce genre s'oppose, de la manière la +plus directe, à la constitution vraiment rationnelle de la science +physiologique sur les bases positives qui lui sont propres; en sorte +qu'un tel examen concerne l'un des points les plus fondamentaux de la +philosophie biologique. Si, en effet, les deux propriétés +caractéristiques de l'animalité pouvaient appartenir indistinctement à +tous les tissus, et que, par conséquent, il n'existât point, à +proprement parler, de tissus vraiment animaux, toute différence +scientifique fondamentale entre la physiologie animale et la simple +physiologie organique disparaîtrait nécessairement par cela seul. +Dès-lors, attendu qu'il est impossible de méconnaître aujourd'hui que +les phénomènes de la vie végétative sont, par leur nature, sous la +dépendance directe et générale des lois universelles du monde +inorganique, on ne saurait comprendre pourquoi il cesserait d'en être +ainsi à l'égard de la vie animale, qui, dans une semblable hypothèse, +n'offrirait plus, en réalité, qu'un développement supérieur des mêmes +propriétés élémentaires. Les plus vicieuses prétentions de l'école +physico-chimique, se trouveraient ainsi justifiées aussitôt, du moins en +principe, sans qu'on pût contester logiquement avec elle autrement que +sur l'application actuelle; puisque tous les effets physiologiques se +réduiraient alors, par cette identité fondamentale des deux vies, à un +ordre spécial d'actes chimiques et physiques, comme ils le sont +certainement dans la simple vie organique. Il faut s'être bien +familiarisé, par l'étude historique de l'esprit humain, avec le triste +spectacle des inconséquences capitales auxquelles est assujettie notre +faible intelligence, même chez les plus éminens génies, pour ne point +s'étonner que Bichat, qui avait si profondément senti l'indispensable +nécessité de maintenir à la physiologie un caractère scientifique +pleinement original, ait néanmoins établi, avec une prédilection +marquée, une théorie qui tendrait nécessairement à autoriser +l'usurpation totale du domaine de la physiologie par le système des +sciences inorganiques. Les biologistes n'auraient plus alors d'autre +moyen de conserver leur indépendance intellectuelle, que de nier +directement la nature physico-chimique des phénomènes mêmes de la vie +végétative: or, une telle manière de voir, excusable sans doute au temps +de Bichat, ne saurait être soutenue aujourd'hui par aucun esprit +vraiment au niveau du progrès général de la science physiologique dans +le siècle actuel. D'ailleurs, il est évident que si, par cette issue, on +pouvait échapper aux envahissemens de l'école physico-chimique, ce ne +serait que pour retomber, par une nécessité directe, sous la domination +exclusive de l'école métaphysique, puisque l'on aurait ainsi rétabli, +dans la physiologie végétative au moins, le pur régime des entités. Une +telle théorie tend donc à perpétuer la déplorable situation +oscillatoire de la science physiologique entre ces deux impulsions +contrairement vicieuses, et ne saurait, par conséquent, convenir au +véritable état normal: ce qui doit faire nettement ressortir la haute +importance de cette discussion. + +Ces considérations sommaires suffisent pour indiquer ici combien il est +indispensable à la biologie rationnelle de concevoir toujours +l'irritabilité et la sensibilité comme nécessairement inhérentes à deux +tissus déterminés, modifications profondes et nettement tranchées du +tissu cellulaire primordial, afin que la spécialité des notions +anatomiques se trouve exactement en harmonie avec celle que l'on veut, à +si juste titre, maintenir aux idées physiologiques; ou, en un mot, que +les pensées élémentaires de tissu et de propriété ne cessent jamais de +se correspondre parfaitement. Le caractère scientifique de la +physiologie actuelle, qui en est à peu près restée, à cet égard, à la +doctrine de Bichat, est donc encore, sous ce nouvel aspect fondamental, +essentiellement défectueux, chez la plupart des biologistes. + +On doit, toutefois, reconnaître que, pour Bichat, cette erreur capitale +était presque inévitable, vu l'extrême imperfection, à cette époque, de +l'analyse anatomique des tissus, dont Bichat lui-même, il ne faut +jamais l'oublier, fut l'immortel créateur. Des observations mal faites +ou mal discutées pouvaient permettre alors de croire à l'existence +effective de la sensibilité dans des parties réellement dépourvues de +nerfs; ce qui devait, aux yeux de Bichat, constituer autant de preuves +de sa théorie, comme il l'a si fréquemment remarqué, surtout quant à la +sensibilité qui, suivant lui, se développerait avec beaucoup d'énergie +dans les ligamens à la suite de leur torsion, bien qu'elle dût rester +inaperçue par tout autre mode de stimulation. Mais une meilleure +exploration a depuis clairement démontré, envers presque tous les cas de +ce genre, ou que les symptômes de sensibilité avaient été abusivement +attribués à tel organe privé de nerfs au lieu d'être rapportés à la +lésion simultanée de quelques nerfs voisins, ou que le tissu nerveux +existait effectivement, quoique difficile à apercevoir. Si, en quelques +rares occasions, une semblable rectification n'a pu encore être +catégoriquement opérée, à cause de la difficulté supérieure des +circonstances ou de l'insuffisance des observateurs, il serait +certainement absurde, d'après les plus simples principes de la +philosophie positive, de vouloir, par ce seul motif, repousser ou même +ajourner l'usage d'une conception aussi évidemment indispensable à la +physiologie rationnelle, et déjà fondée sur tant de cas irrécusables, +bien plus nombreux et surtout plus décisifs que ceux qui continuent à +paraître exceptionnels. Cette considération doit s'appliquer à la +comparaison des divers organismes, comme à celle des différens tissus de +l'organisme humain. Les prétendus animaux sans nerfs, sur lesquels +l'école métaphysique a tant insisté, disparaissent graduellement à +mesure que les progrès, intellectuels et matériels, de l'anatomie +comparée disposent les observateurs à mieux généraliser la notion du +système nerveux et à le reconnaître avec plus d'exactitude dans les +organismes inférieurs: c'est ainsi, par exemple, qu'on l'a récemment +découvert chez plusieurs animaux rayonnés. Il est donc temps d'ériger en +axiome philosophique l'indispensable nécessité des nerfs pour un degré +quelconque de sensibilité, sauf à traiter les exceptions apparentes +comme autant d'anomalies à résoudre par les perfectionnements ultérieurs +de l'analyse anatomique. + +On doit faire subir une transformation analogue aux notions ordinaires +relatives à l'irritabilité, qui sont encore essentiellement dominées par +la théorie de Bichat. Ce grand physiologiste pouvait concevoir, par +exemple, les contractions du coeur comme directement déterminées, +indépendamment de toute action nerveuse, par la stimulation immédiate +résultante de l'afflux du sang. Mais il est aujourd'hui bien reconnu, +surtout depuis les importantes expériences de Legallois, que +l'innervation est tout aussi indispensable à l'irritabilité de ce muscle +qu'à celle d'aucun autre; et, en général, que la distinction +fondamentale de Bichat, entre la contractilité organique et la +contractilité animale, doit être entièrement abandonnée. Toute +irritabilité est donc nécessairement animale, c'est-à-dire qu'elle exige +une innervation correspondante, de quelque centre immédiat que procède +d'ailleurs l'action nerveuse. Ce sujet attend néanmoins encore plusieurs +éclaircissemens essentiels qui, s'ils ne sont point indispensables à la +certitude logique d'un principe désormais hors de toute atteinte +directe, doivent toutefois influer beaucoup sur son usage scientifique +effectif. Je ne fais pas seulement allusion à la distinction proposée +par divers physiologistes contemporains entre les nerfs sensitifs et les +nerfs moteurs, quoiqu'une telle question soit bien loin d'être sans +importance philosophique. Mais j'ai surtout en vue une considération +plus directe et plus capitale, dont l'incertitude et l'obscurité +actuelles présentent de bien plus graves inconvéniens, qu'on chercherait +vainement à dissimuler. Il s'agit de la vraie distinction scientifique +que la théorie positive de l'irritabilité doit finalement maintenir +entre les mouvemens volontaires et les mouvemens involontaires. + +La doctrine de Bichat avait au moins cet avantage évident qu'elle +représentait, d'une manière directe et, en apparence, très +satisfaisante, cette incontestable différence: on voit même que cette +considération lui a fourni ses principaux argumens. Au contraire, en ne +reconnaissant plus qu'une irritabilité unique, toujours uniformément +liée à l'innervation, comme le prescrit certainement l'état présent de +la science, on constitue une difficulté fondamentale très délicate, et +dont la solution est néanmoins strictement indispensable, pour +comprendre de quelle manière tous les mouvemens ne deviendraient point +dès-lors indistinctement volontaires. La haute insuffisance des +explications actuelles à cet égard ne saurait, sans doute, réagir +logiquement contre le principe lui-même, puisqu'on peut toujours +vaguement attribuer au mode d'innervation la différence musculaire dont +il s'agit ici. Mais cet expédient provisoire ne saurait long-temps +suffire aux besoins réels de la doctrine physiologique, à laquelle il +importe beaucoup de déterminer avec précision les conditions spéciales +d'innervation qui rendent volontaire ou involontaire tel mouvement +effectif. Il faut, sans doute, que, dans cet ordre de considérations +comme dans tout autre, des différences anatomiques vraiment appréciables +soient exactement coordonnées à d'incontestables différences +physiologiques, ce qui certainement est fort loin d'exister aujourd'hui. +On ne saurait confondre un tel ordre de recherches avec la vaine enquête +métaphysique des causes de la volonté, puisqu'il s'agit seulement ici de +découvrir les conditions organiques qui doivent nécessairement exister +pour rendre volontaires, par exemple, les mouvemens des muscles +locomoteurs, tandis que ceux du muscle cardiaque sont si profondément +involontaires. Un phénomène aussi caractérisé comporte sans doute une +exacte analyse générale, quoiqu'elle doive être fort difficile. La +science présente donc aujourd'hui, sous ce rapport, une incontestable +lacune fondamentale, qui obscurcit beaucoup la théorie positive de +l'irritabilité, dont le principe seul peut être maintenant regardé comme +établi; puisque, dans la plupart des cas, le plus habile anatomiste +n'oserait encore décider, autrement que par le fait même, si tel +mouvement bien défini doit être volontaire ou involontaire, ce qui +constate nettement l'absence de toute loi réelle à cet égard. + +Au reste, quelques difficultés que présente, par sa nature, la question +ainsi posée, on a droit d'espérer qu'elle comporte une solution vraiment +satisfaisante, puisqu'on peut, ce me semble, apercevoir déjà la voie qui +doit y conduire. Elle consiste, en effet, dans une judicieuse analyse +des mouvemens en quelque sorte intermédiaires, c'est-à-dire, qui, +primitivement involontaires, finissent par devenir volontaires, ou +réciproquement. Ces cas, que l'organisme présente très fréquemment sous +l'un et l'autre aspect, me paraissent éminemment propres à vérifier que +la distinction incontestable des mouvemens en volontaires et +involontaires ne tient nullement à une différence radicale de +l'irritabilité musculaire, mais seulement au mode et peut-être même au +degré de l'innervation, modifiée surtout par une longue habitude. On ne +saurait, par exemple, concevoir autrement que les mouvemens excréteurs +de l'urine, qui, dans le jeune âge, ou dans un grand nombre de maladies, +sont si évidemment involontaires, puissent prendre, par la seule +influence suffisamment habituelle d'une énergique résolution, le +caractère volontaire qu'ils acquièrent ordinairement chez les animaux +supérieurs. Pour que ce germe d'explication puisse réellement suffire +ultérieurement à résoudre la difficulté proposée, il faudrait concevoir +que les mouvemens les plus involontaires, qui, suivant la juste remarque +de Bichat, sont toujours en effet les plus indispensables à la vie +générale, eussent été susceptibles de suspension volontaire, sans +excepter les mouvemens du coeur, si leur rigoureuse nécessité continue +n'eût point empêché de contracter à leur égard des habitudes +convenables. Quoiqu'il devienne ainsi très probable que la nature +volontaire ou involontaire des divers mouvemens animaux, loin de +provenir d'aucune différence directe dans l'irritabilité fondamentale, +est seulement un résultat indirect et très composé du genre d'action +exercé par l'ensemble du système nerveux sur le système musculaire, on +comprend néanmoins combien ce sujet exige un nouvel examen approfondi, +dont les considérations précédentes ne peuvent qu'indiquer la direction +générale. + +Tels sont les principaux aperçus philosophiques propres à mettre en +pleine évidence l'extrême imperfection générale de l'étude actuelle de +l'animalité, en ce qui concerne l'explication, même la plus élémentaire, +des phénomènes essentiels. En nous bornant désormais à considérer la +physiologie animale sous le seul aspect beaucoup plus simple d'une +exacte analyse préliminaire de ses divers phénomènes généraux, il ne +sera que trop aisé de reconnaître combien cette analyse, qui, au +commencement de ce chapitre, devait nous paraître très satisfaisante, +par comparaison à l'analyse si mal instituée de la vie organique, est +réellement, au contraire, profondément éloignée aujourd'hui de ce +qu'exigent les vrais besoins de la science pour permettre de s'élever +plus tard à quelques lois positives. + +Quant aux fonctions directement relatives à l'irritabilité, on peut +dire, sans la moindre exagération, que le mécanisme d'aucun mouvement +animal n'a été jusqu'ici analysé d'une manière vraiment satisfaisante, +puisque tous les cas principaux sont encore le sujet de controverses +fondamentales entre des physiologistes également recommandables. On +conserve même habituellement entre ces divers mouvemens, une distinction +vicieuse, qui doit s'opposer à toute saine appréciation mécanique, +lorsqu'on les sépare en mouvemens généraux qui produisent le déplacement +total de la masse animale, et mouvemens partiels qui servent surtout à +la vie organique, soit pour l'introduction des divers alimens, ou +l'expulsion des résidus, soit pour la circulation des fluides. Les +premiers mouvemens sont, néanmoins, tout aussi réellement partiels, +quoique leur objet soit différent; car, sous le point de vue mécanique, +l'organisme n'en saurait spontanément comporter d'autres. D'après les +lois fondamentales du mouvement, l'animal ne peut jamais, par aucune +action intérieure, déplacer directement son centre de gravité, sans une +certaine coopération étrangère; pas davantage qu'un chariot à vapeur qui +fonctionnerait, sans aucun frottement, sur un plan tout-à-fait +horizontal, et dont la stérile activité se réduirait dès-lors +nécessairement à la simple rotation de ses roues. J'ai déjà indiqué +cette remarque, dans le premier volume, comme conséquence de la loi +dynamique générale du centre de gravité. Les mouvemens qui produisent la +locomotion proprement dite ne sont donc pas d'une autre nature mécanique +que ceux, par exemple, qui transportent le bol alimentaire le long du +canal digestif; leur résultat n'est différent qu'en vertu de la +diversité des appareils, caractérisés alors par des appendices +extérieurs disposés de manière à déterminer, dans le système ambiant, +une indispensable réaction, qui produit le déplacement de la masse +animée. On pourrait aisément concevoir une constitution mécanique assez +parfaite pour qu'un moteur unique, le coeur ou tout autre muscle, +présidât à la fois, à l'aide d'appareils convenables, à tous les divers +mouvemens organiques et animaux, comme notre industrie le produit si +souvent dans les mécanismes bien organisés. Sans aller jusqu'à cette +idéale simplification du système, on voit, en effet, chez certains +mollusques, la locomotion proprement dite s'opérer au moyen des +contractions du muscle cardiaque ou des muscles intestinaux, ce qui +vérifie clairement la réalité de la considération précédente, et, par +suite, la futilité des distinctions ordinairement admises à cet égard +par les physiologistes actuels. + +Les plus simples notions de la mécanique animale étant ainsi obscurcies +et même viciées dès leur première origine, on ne saurait être surpris +que les physiologistes disputent encore sur le vrai mécanisme de la +circulation, et sur celui de la plupart des modes de locomotion +extérieure, tels que le saut, le vol surtout, la natation, etc. D'après +la manière dont ils procèdent, ils ne sont pas près de s'entendre, et +les opinions les plus opposées trouveraient encore long-temps des moyens +d'argumentation également plausibles. Ce qu'il y a de plus étrange, du +moins en apparence, quoique la saine philosophie l'explique aisément, +c'est la disposition presque universelle des physiologistes, sous ce +rapport, à tirer, de leur ignorance même, autant de motifs d'admirer la +profonde sagesse d'un mécanisme qu'ils déclarent préalablement ne +pouvoir comprendre. Une telle tendance est un reste évident de +l'influence théologique qui préside encore essentiellement à notre +première éducation. Quoique l'étude positive de ce sujet soit, comme on +voit, tout entière à refondre, une première vue mathématique de +l'ensemble de la question montre clairement, ce me semble, que le +caractère le plus prononcé du mécanisme général des mouvemens animaux +consiste, au contraire, dans l'excessive complication des appareils +ordinaires. Les géomètres et les physiciens, en les supposant placés au +point de vue convenable et d'ailleurs suffisamment préparés, +imagineraient sans doute aisément une constitution beaucoup meilleure, +s'ils osaient aujourd'hui prendre pour sujet d'exercice intellectuel la +conception directe d'un nouveau mécanisme animal, ce qui ne serait +peut-être point sans une véritable utilité, ne fût-ce qu'afin de mieux +caractériser l'esprit philosophique qui doit présider aux études +effectives. Dans cet ordre de fonctions animales aussi bien que dans +tout autre, et plus clairement qu'envers aucun autre, l'organisme ne +saurait manquer de nous offrir un mode quelconque de production capable +de déterminer les actes que nous voyons effectivement se produire; mais +le mode réel est presque toujours très inférieur au type idéal que notre +faible intelligence pourrait créer, même d'après nos connaissances +actuelles, avec la liberté convenable. Au fond, cette réflexion revient +à dire ici que le monde inorganique est, par sa nature, beaucoup mieux +réglé que le monde organique; ce qui, je crois, ne saurait être +sérieusement contesté aujourd'hui par aucun esprit judicieux. + +Un examen attentif de l'ensemble des études entreprises jusqu'ici sur la +mécanique animale, fera, ce me semble, reconnaître, sans la moindre +incertitude, que la principale cause de leur extrême imperfection +résulte de l'éducation insuffisante et même vicieuse de la plupart des +physiologistes, qui demeurent ordinairement beaucoup trop étrangers aux +connaissances préalables qu'exigerait naturellement un tel sujet sur les +diverses parties de la philosophie inorganique, sans en excepter le +système, vraiment fondamental, des sciences mathématiques. Le simple bon +sens indique néanmoins, avec une irrésistible évidence, que la mécanique +animale, comme la mécanique céleste, la mécanique industrielle, ou toute +autre quelconque, est d'abord de la mécanique, et doit être, par +conséquent, à ce titre, nécessairement subordonnée aux lois générales +que la mécanique rationnelle impose à tous les mouvemens possibles, +abstraction faite de la nature des moteurs, et en ayant seulement égard +à la structure des appareils. Sans doute, l'extrême complication des +appareils animaux, même indépendamment de l'impossibilité manifeste de +soumettre les moteurs primitifs à aucune théorie mathématique, ne +saurait jamais réellement comporter, à cet égard, la moindre application +numérique, déjà si souvent illusoire envers des appareils beaucoup plus +simples mus par des forces inorganiques. Mais la considération générale +de ces lois n'y est pas moins strictement indispensable, sous peine de +ne pouvoir se former que d'inintelligibles notions fondamentales du +mécanisme de la locomotion, et même de la station, comme on le voit +aujourd'hui où, dans la plupart des cas, la science serait impuissante à +décider quel mouvement va résulter de l'action d'un appareil donné, +d'après la seule analyse anatomique du système, indépendamment de toute +expérience directe, réduite ainsi, contre sa destination fondamentale, à +ne pouvoir prédire que des événemens accomplis. Aussi des physiologistes +moins irrationnels à cet égard ont-ils déjà reconnu imparfaitement cette +nécessité logique, en déclinant toutefois la difficulté, et se bornant à +renvoyer un tel travail aux géomètres et aux physiciens. Ceux-ci, de +leur côté, quand ils ont accepté une tâche qui devait leur rester +étrangère, y ont porté involontairement, outre leur ignorance naturelle +et fort excusable de la constitution anatomique du système, des +habitudes de précision numérique profondément incompatibles avec +l'esprit du sujet, et sont ainsi parvenus le plus souvent à des +résultats dont l'absurdité évidente suffit, aux yeux de juges +irréfléchis, pour discréditer d'avance toute application mieux conçue de +la mécanique générale à la mécanique animale. Rien n'autorisait +cependant une conclusion aussi vicieuse: il fallait seulement +reconnaître que cette indispensable application doit être +essentiellement opérée par les physiologistes eux-mêmes, qui peuvent +seuls en bien comprendre la nature et l'objet. Il en est ici à peu près +comme pour l'usage de l'analyse mathématique dans les principales +branches de la physique, ordinairement si mal conçu aujourd'hui par les +géomètres, parce qu'il doit être dirigé par les physiciens, suivant les +remarques indiquées au second volume de cet ouvrage. L'application de +tout instrument logique devant évidemment appartenir, non à ceux qui +l'ont construit, mais à ceux qui s'occupent du sujet propre auquel il +est destiné, les physiologistes vraiment positifs ne sauraient +aucunement éluder désormais l'obligation rigoureuse de se rendre aptes, +par une plus forte éducation préalable, à introduire convenablement, +dans l'étude rationnelle de la mécanique animale, les indispensables +notions fondamentales empruntées à l'ensemble de la philosophie +inorganique, et d'abord à la philosophie mathématique. Cette obligation +générale se formulera ensuite en prescriptions plus précises, à mesure +que les divers mouvemens spéciaux viendront à l'exiger. Ainsi, par +exemple, l'étude, aujourd'hui si imparfaite, de la phonation, suppose +nécessairement que l'analyse des mouvemens de l'appareil vocal soit +particulièrement dirigée d'après les indications fondamentales qui +résultent des connaissances acquises par les physiciens sur la théorie +du son. Il serait impossible sans cela de parvenir jamais à comprendre +la production générale de la voix, et, à plus forte raison, les +modifications si prononcées et si importantes qu'elle présente chez les +divers animaux susceptibles d'une véritable phonation. Quoique la parole +proprement dite soit principalement, sans doute, un résultat de la +supériorité intellectuelle particulière à notre espèce, comme le montre +l'exemple des idiots et de divers animaux chez lesquels il n'existe +point de vrai langage malgré que la phonation y soit pleinement +suffisante, il faut bien cependant que la structure de notre appareil +vocal offre certains caractères spécifiques en harmonie avec cette +admirable faculté. Or, la judicieuse application des lois générales de +l'acoustique est certainement indispensable pour conduire à découvrir +ultérieurement en quoi consistent ces particularités nécessaires. Il +serait aisé de faire une semblable vérification spéciale envers tous les +autres cas essentiels de la mécanique animale. Sans doute, en plusieurs +occasions, et notamment dans celle que je viens de signaler, il arrivera +que la branche correspondante de la philosophie inorganique ne sera +point elle-même assez avancée pour fournir à la physiologie toutes les +indications préliminaires qui lui seraient indispensables. Mais les +physiologistes auront au moins tenté tous les progrès que comporte, à +chaque époque, l'état général de la philosophie naturelle, et ils auront +d'ailleurs nettement signalé aux divers physiciens spéciaux autant de +sujets déterminés d'importantes recherches, ce qui serait déjà, en +soi-même, d'un haut intérêt direct. On doit espérer que la considération +spéciale et fréquente de telles relations positives entre les sciences +fondamentales les plus indépendantes en apparence, ouvrira enfin les +yeux des savans actuels sur les inconvéniens réels et immédiats que +présente, en général, le système irrationnel de morcellement anarchique +qui préside aujourd'hui à l'étude de la philosophie naturelle. Les +physiologistes doivent nécessairement comprendre à cet égard, avant tous +les autres, les vrais besoins de l'esprit humain, en vertu de la +subordination fondamentale et directe, à la fois générale et spéciale, +qui rattache, d'une manière si prononcée et si variée, leur science à +toutes les précédentes, comme nous venons d'en acquérir une nouvelle +preuve irrécusable. + +L'étude préliminaire du second ordre principal des fonctions animales, +ou l'analyse rationnelle des divers phénomènes essentiels de la +sensibilité, ne présente pas certainement aujourd'hui un caractère +scientifique plus satisfaisant que celui de la mécanique animale, même +abstraction faite de ce qui concerne la sensibilité intérieure +proprement dite, c'est-à-dire les fonctions intellectuelles et morales, +que nous avons déjà reconnues devoir être, dans la leçon suivante, le +sujet d'un examen nécessairement séparé. Cette seconde analyse sera +jugée, en réalité, encore moins avancée que la première, si l'on ne se +laisse point éblouir par l'imposant spectacle des notions anatomiques +très avancées que nous possédons déjà sur les organes correspondants, et +qu'on s'attache exclusivement, comme nous le devons évidemment ici, aux +connaissances purement physiologiques. + +En considérant la partie la moins imparfaite de cette étude, relative +aux simples sensations extérieures, il est clair que le premier des +trois élémens indispensables dont se compose toujours le phénomène de la +sensation, c'est-à-dire, l'impression directe de l'agent externe sur les +extrémités nerveuses à l'aide d'un appareil physique plus ou moins +spécial, donne lieu à des remarques philosophiques essentiellement +analogues à celles qui viennent d'être indiquées à l'égard des +mouvemens. Sous ce rapport, en effet, la théorie des sensations est +nécessairement subordonnée aux lois physiques correspondantes, comme +cela est surtout manifeste pour les théories de la vision et de +l'audition, comparées à l'optique et à l'acoustique, en ce qui concerne +le vrai mode général d'action propre à l'appareil oculaire ou auditif. +Or, l'intime combinaison rationnelle qu'une telle étude exigerait entre +les considérations physiques et les considérations physiologiques +existe, sans doute, encore moins aujourd'hui qu'à l'égard de la +mécanique animale. Ces importantes théories ont été plus formellement +livrées par les physiologistes aux seuls physiciens, évidemment +incompétens pour un tel sujet, comme je l'ai déjà indiqué dans le second +volume: il serait superflu d'insister davantage ici sur une +organisation aussi hautement vicieuse de travail scientifique, ce cas +étant, sous ce point de vue, tout-à-fait analogue au précédent. Il n'y a +entre eux aucune autre différence philosophique essentielle que la +déplorable influence exercée encore, dans cette partie de la physiologie +animale, par les métaphysiciens, auxquels, jusqu'à ces derniers temps +pour ainsi dire, la théorie des sensations avait été essentiellement +abandonnée: c'est seulement depuis la mémorable impulsion donnée par +Gall, que les physiologistes ont commencé à s'emparer définitivement de +cette importante partie de leur domaine. Ainsi, la théorie positive des +sensations est moins bien conçue, et plus récemment instituée, que celle +même des mouvemens; en sorte qu'il serait étrange qu'elle ne fût pas +encore moins avancée, si l'on à d'ailleurs égard à sa difficulté +supérieure, et à la moindre perfection des parties de la philosophie +inorganique dont elle dépend. Les plus simples modifications du +phénomène fondamental de la vision ou de l'audition ne peuvent point +jusqu'ici être rapportées avec certitude à des conditions organiques +déterminées; comme, par exemple, l'ajustement de l'oeil pour voir +distinctement à des distances très variées, faculté que les +physiologistes ont laissé successivement attribuer par les physiciens à +diverses circonstances de structure, toujours illusoires ou +insuffisantes, en se réservant seulement une critique très facile, au +lieu de se saisir d'une recherche qui leur appartient exclusivement. On +peut même dire que les limites directes de la fonction sont presque +toujours très vaguement définies, c'est-à-dire qu'on n'a point nettement +circonscrit le genre de notions, extérieures immédiatement fourni par +chaque sens, abstraction faite de toute réflexion intellectuelle +proprement dite[43]. À plus forte raison n'est-il pas étonnant que la +plupart des lois positives de la vision ou de l'audition, et même de +l'odoration ou de la gustation, soient encore essentiellement ignorées. + + [Note 43: Les attributions immédiates de chaque sens + sont, sans doute, éminemment spéciales. Mais il en est tout + autrement de la plupart des notions extérieures que + l'intelligence déduit, d'une manière plus ou moins + indirecte, des divers ordres de sensations, susceptibles, à + cet égard, de se suppléer mutuellement, comme nous le + montrent clairement le cas des sourds, celui des aveugles, + etc. On oublie trop souvent cette importante considération, + surtout envers les animaux, que l'on suppose très + gratuitement privés de telle classe d'idées, par cela seul + que l'appareil sensitif auquel nous en devons ordinairement + l'origine n'est pas chez eux suffisamment développe, sans + examiner si quelque autre sens n'a pas pu le remplacer. + C'est ainsi, par exemple, que l'odorat a été conçu, en + général, comme un sens fort peu intellectuel, à cause de son + imperfection dans notre espèce, où il est, en effet, la + source de bien peu d'idées, quoique, dans un grand nombre + d'espèces animales, il doive en faire naître beaucoup et de + très importantes. Il est donc évident que ce sujet exige une + entière révision élémentaire, qui doit commencer par fixer, + avec une précision scientifique, les limites générales et + nécessaires de d'action intellectuelle directement propre à + chaque sens, et pour laquelle aucun autre ne saurait le + suppléer, en séparant soigneusement cette action + fondamentale de toutes les notions consécutives que la + réflexion peut en déduire.] + +Le seul point général de doctrine, ou plutôt de méthode, que l'on puisse +aujourd'hui regarder comme arrêté d'une manière vraiment scientifique, +c'est l'ordre fondamental, nullement indifférent, suivant lequel les +diverses espèces de sensations doivent être étudiées, et cette notion a +été réellement fournie par l'anatomie comparée bien plus que par la +physiologie. Elle consiste à classer les sens suivant leur spécialité +croissante, en commençant par le sens universel du contact, et +considérant ensuite graduellement les quatre sens spéciaux, le goût, +l'odorat, la vue et enfin l'ouïe. Cet ordre est rationnellement +déterminé par l'analyse de la série animale, puisque les sens doivent +être réputés plus spéciaux et plus élevés à mesure qu'ils disparaissent +à des degrés moins inférieurs de l'échelle zoologique. Il est +remarquable que cette gradation coïncide exactement avec le rang +d'importance de la sensation, sinon pour l'intelligence, du moins pour +la sociabilité. Malheureusement elle mesure d'une manière encore plus +évidente l'imperfection croissante de la théorie. On doit aussi noter, +quoique plus secondaire, la distinction lumineuse introduite par Gall, +entre l'état passif et l'état actif de chaque sens spécial. Une +considération analogue, mais plus fondamentale, consisterait, ce me +semble, à distinguer les divers sens eux-mêmes en actifs et passifs, +selon que leur action est, par sa nature, essentiellement volontaire ou +involontaire. Cette distinction me paraît très marquée entre la vision +et l'audition, celle-ci s'effectuant toujours, même malgré nous et à +notre insu, tandis que l'autre exige, à un degré quelconque, notre libre +participation. L'influence plus vague, mais plus profonde, qu'exerce sur +nous la musique comparée à la peinture, me semble provenir, en grande +partie, d'une telle diversité. Il existe une différence analogue, mais +moins prononcée, entre le goût et l'odorat. + +Depuis Cabanis, et surtout depuis Gall, tous les physiologistes ont plus +ou moins senti la nécessité de compléter l'analyse des sensations +proprement dites par l'étude d'une seconde classe fondamentale de +sensations, encore plus indispensables que les premières au +perfectionnement de la vie organique, et qui, sans procurer aucun notion +directe sur le monde extérieur, modifient néanmoins profondément, par +leur action intense et presque continue, la marche générale des +opérations intellectuelles, qui, chez la plupart des animaux, doit leur +être essentiellement subordonnée. Ce sont les sensations intérieures qui +se rapportent à la satisfaction des divers besoins essentiels soit de +nutrition, soit de reproduction, et auxquelles il faut joindre, dans +l'état pathologique, les différentes douleurs produites par une +altération quelconque. Un tel ordre constitue la transition naturelle +entre l'étude des sensations et celles des fonctions affectives ou +intellectuelles, exclusivement relatives à la sensibilité intérieure. +Mais cette partie de la grande théorie des sensations est encore moins +avancée et plus obscure que la précédente. La seule notion positive qui +soit aujourd'hui incontestable à cet égard, consiste dans +l'indispensable nécessité du système nerveux, commune aux deux genres de +sensibilité. Je dois cependant signaler ici une heureuse remarque de M. +de Blainville sur le siége de l'impression: outre l'affection directe de +l'organe principal de la satisfaction du besoin considéré, il y a +toujours une affection sympathique à l'orifice du canal qui doit +introduire l'agent destiné à cette satisfaction, soit qu'il s'agisse de +l'incrétion d'alimens solides, liquides, ou gazeux: il en est de même, +en sens inverse, pour les divers besoins d'excrétion, toujours ressentis +sympathiquement à l'extrémité du canal excréteur. Mais on ignore +d'ailleurs si, comme dans le cas des sensations purement externes, les +nerfs par lesquels s'opère la transmission de cette impression primitive +présentent quelques caractères déterminés et spéciaux, et surtout à +quels ganglions cérébraux il faut en rapporter la perception. + +Il est donc incontestable que la théorie positive des sensations, +considérée successivement dans chacune de ses deux parties générales, +est encore moins ébauchée et constituée d'une manière moins scientifique +que celle même des mouvemens. On voit aussi que l'imperfection de la +doctrine tient surtout à celle de la méthode habituelle, par suite de +l'insuffisante préparation des esprits qui ont abordé jusqu'ici cette +étude difficile, depuis qu'elle a été irrévocablement soustraite à la +stérile domination des métaphysiciens. Toutefois, cette heureuse +émancipation n'en a pas moins écarté, de nos jours, l'obstacle +fondamental qui arrêtait le plus les progrès réels de cette belle partie +de la physiologie animale, dont la nature si clairement caractérisée ne +saurait manquer de faire prochainement ressortir, chez tous les bons +esprits, les conditions préliminaires indispensables à sa culture +rationnelle. Quelques travaux déjà ébauchés indiquent, avec évidence, +dans la génération scientifique actuelle, une tendance progressive à +organiser désormais les recherches d'après le véritable esprit d'une +telle étude. Ce caractère philosophique est surtout prononcé, comme on +pouvait aisément le prévoir, à l'égard des sens les plus simples et les +moins spéciaux, et particulièrement pour la gustation. Je dois signaler, +à ce sujet, les judicieuses expériences commencées avec une ingénieuse +sagacité par MM. Pinel-Grandchamp et Foville sur l'exacte détermination +du siége distinct des diverses saveurs principales dans des parties +correspondantes de l'organe du goût; car un tel exemple est très propre +à faire ici nettement comprendre en quoi doit surtout consister le +perfectionnement positif de l'étude préliminaire des sensations, qui se +réduit en effet principalement à développer, avec une précision toujours +croissante, l'harmonie fondamentale entre l'analyse anatomique et +l'analyse physiologique. + +Après l'étude rationnelle de chacun des deux ordres généraux de +fonctions animales, il nous reste maintenant à considérer, sous le même +aspect, comme un indispensable complément de la théorie élémentaire de +l'animalité, les notions essentielles relatives au mode d'action, qui +sont communes aux phénomènes de l'irritabilité et à ceux de la +sensibilité proprement dite. Quoique, par leur nature, ces notions +appartiennent aussi aux phénomènes intellectuels et moraux, nous devons +nécessairement les examiner ici, pour y avoir suffisamment caractérisé +les différens points de vue principaux que comporte l'étude positive de +la vie animale, réduite même à sa moindre intensité, sauf à en +reproduire, s'il y a lieu, dans la leçon suivante, l'indication +formelle, à l'égard de la vie affective et intellectuelle. + +Ces considérations fondamentales sur le mode d'action commun à +l'irritabilité et à la sensibilité, doivent être distinguées en deux +classes, suivant qu'elles se rapportent à chaque fonction de mouvement +ou de sensation envisagée en elle-même, ou à l'association, plus ou +moins étendue et plus ou moins nécessaire, de ces diverses fonctions. +Enfin, les premières peuvent avoir pour objet ou le mode ou le degré du +phénomène animal. Tel est l'ordre d'après lequel nous devons ici +signaler sommairement les parties correspondantes de la science +physiologique, en examinant d'abord la théorie de l'intermittence +d'action, et, par suite, celle de l'habitude, qui en est la conséquence +nécessaire. + +Bichat doit être, ce me semble, regardé comme le principal fondateur de +cette importante partie complémentaire de la physiologie, en ce qu'il a, +le premier, fait convenablement ressortir le caractère d'intermittence +propre à toute faculté animale, opposé à l'indispensable continuité des +phénomènes purement végétatifs, ainsi que le prouve l'admirable chapitre +qu'il a consacré à ce beau sujet dans le _Traité de la Vie et de la +Mort_. Le double mouvement fondamental, de composition après absorption, +et d'exhalation du produit de la décomposition, qui constitue la vie +générale, ne peut, en effet, être un seul instant suspendu, sans +déterminer aussitôt la tendance directe à la désorganisation. Mais, au +contraire, tout acte d'irritabilité ou de sensibilité est, par sa +nature, nécessairement intermittent, puisque aucune contraction ni +aucune sensation ne saurait être conçue comme indéfiniment prolongée; en +sorte que la continuité impliquerait tout aussi bien contradiction dans +la vie animale, que la discontinuité dans la vie organique. Cette +théorie de l'intermittence, dont Bichat est le vrai créateur, est +aujourd'hui essentiellement perfectionnée, surtout dans le système +biologique de M. de Blainville, par suite des progrès généraux de +l'anatomie physiologique dans le siècle actuel. En effet, d'après la +manière vicieuse dont il concevait l'irritabilité et la sensibilité, +suivant les explications ci-dessus indiquées, Bichat faisait de vains +efforts pour écarter l'objection fondamentale tirée de phénomènes qu'il +rapportait à la vie organique, et qui néanmoins sont évidemment tout +aussi intermittens que les phénomènes d'animalité les moins équivoques. +Cela est incontestable à l'égard des muscles intestinaux, par exemple, +et même à l'égard du coeur, dont chaque fibre irritable présente, +certainement, en un temps donné, une somme d'instans de repos au moins +égale à celle des instans d'activité, si l'on a convenablement égard à +la comparaison entre la systole et la diastole; toute la différence +réelle se réduisant alors à la plus grande multiplicité des intervalles. +Une objection analogue et également invincible aurait pu être faite +quant à la sensibilité; puisque, suivant la doctrine de Bichat, la +sensibilité animale proprement dite et la prétendue sensibilité +organique ne différant essentiellement que par le degré normal, il +devenait dès-lors impossible de concilier l'intermittence de la première +avec la continuité de la seconde. La difficulté se trouve spontanément +résolue, dans les deux cas généraux, de la manière la plus +satisfaisante, par la théorie positive de l'irritabilité et de la +sensibilité, dont ce n'est pas sans doute l'un des moindres avantages; +car cette théorie attachant, de toute nécessité, chacune de ces deux +propriétés animales à un tissu correspondant bien caractérisé, +l'intermittence devient un attribut commun et exclusif des organes +principalement composés de ces deux tissus, quelle que soit d'ailleurs +leur destination immédiate pour l'ensemble de l'économie. C'est ainsi +que tous les divers aspects généraux de la saine physiologie nous +offrent toujours une solidarité mutuelle, symptôme philosophique +ordinaire de la vérité scientifique. + +La théorie de l'intermittence, surtout conçue avec cette pleine +rationnalité, s'applique immédiatement à une classe très étendue et très +importante de phénomènes animaux, c'est-à-dire à ceux que présentent les +divers degrés de sommeil, comme Bichat l'a si heureusement expliqué. Car +l'état de sommeil consiste ainsi dans la suspension simultanée, pendant +un certain temps, des principaux actes d'irritabilité et de sensibilité: +il est aussi complet que puisse le permettre l'organisme des animaux +supérieurs, quand il n'offre d'exception que pour les mouvemens et les +sensations directement indispensables à la vie organique, et dont +l'activité, d'ailleurs, est alors notablement diminuée; le phénomène +comporte, du reste, des degrés très variés, depuis la simple somnolence +jusqu'à la torpeur presque complète des animaux hibernans. Mais cette +théorie du sommeil, si bien instituée par Bichat, n'est réellement +encore qu'ébauchée, et présente aujourd'hui plusieurs difficultés +fondamentales, quand on considère les principales modifications d'un tel +état, dont les conditions organiques essentielles sont même très +imparfaitement connues, sauf la stagnation du sang veineux dans +l'encéphale, qui paraît constituer, en général, un indispensable +préliminaire de tout engourdissement étendu et durable. Quoiqu'il soit +aisé de concevoir, en principe, que l'activité prolongée des fonctions +animales pendant l'état de veille doive déterminer, en vertu de la loi +d'intermittence, une suspension proportionnelle, on conçoit néanmoins +difficilement comment cette suspension peut être totale, lorsque cette +activité n'a été que partielle; comme l'expérience le montre si +clairement, par exemple, pour le profond sommeil, à la fois intellectuel +et musculaire, provoqué par la seule fatigue des muscles, chez des +hommes qui ont très peu excité, pendant la veille, le développement des +divers phénomènes de la sensibilité, soit interne, soit même externe. +L'étude du sommeil incomplet est moins avancée encore, surtout quand une +partie seulement des organes intellectuels et affectifs ou de l'appareil +locomoteur est engourdie, ce qui produit les songes et les divers genres +de somnambulisme. Et, cependant, un tel état a nécessairement des lois +générales qui lui sont propres, tout aussi bien que l'état parfait de +veille. Diverses expériences trop négligées autorisent peut-être à +penser que, chez les animaux, où la vie cérébrale est beaucoup moins +variée, la nature des songes devient, jusqu'à un certain point, +susceptible d'être dirigée au gré de l'observateur, à l'aide +d'impressions extérieures convenablement produites, pendant le sommeil, +sur les sens dont l'action est involontaire, et notamment sur l'odorat. +Chez l'homme même, il n'y a pas de médecin sensé qui, en plusieurs cas, +ne prenne en sérieuse considération le caractère habituel des songes, +afin de perfectionner le diagnostic des maladies où le système nerveux +est surtout intéressé: ce qui suppose que cet état est assujéti à des +lois déterminées, quoique inconnues. Mais, quelque imparfaite que soit +réellement aujourd'hui, à ces divers égards essentiels, la théorie +générale du sommeil, elle n'en demeure pas moins constituée déjà, depuis +l'heureuse inspiration de Bichat, sur les bases positives qui lui sont +propres, puisque le phénomène, à ne l'envisager que dans son ensemble, +est ainsi _expliqué_, suivant la juste acception scientifique de ce +terme, par son assimilation fondamentale aux divers phénomènes de repos +partiel que présentent tous les actes élémentaires de la vie animale +proprement dite. Dans le perfectionnement ultérieur de la théorie de +l'intermittence, on devra, ce me semble, ne pas négliger l'important +aperçu général d'après lequel Gall a proposé de la rattacher à la +symétrie qui caractérise tous les organes de la vie animale, en +regardant chacune des deux parties de l'appareil symétrique comme +alternativement active et passive, en sorte que leur fonction ne soit +jamais simultanée, aussi bien pour les sens extérieurs que pour les +organes intellectuels; ce qui, toutefois, mérite un nouvel examen +approfondi. + +On passe naturellement de la théorie de l'intermittence à celle de +l'habitude, qui en est une sorte d'appendice nécessaire, dont +l'institution est aussi due essentiellement à Bichat. Un phénomène +continu serait, en effet, susceptible de persistance, en vertu de la loi +d'inertie; mais des phénomènes intermittens peuvent seuls donner lieu à +des habitudes proprement dites, c'est-à-dire tendre à se reproduire +spontanément par l'influence d'une répétition préalable, suffisamment +prolongée à des intervalles convenables. L'importance de cette propriété +animale n'a plus besoin désormais d'être expressément signalée, +puisqu'il est unanimement reconnu aujourd'hui, chez tous les bons +esprits, qu'on doit y voir une des principales bases de la +perfectibilité graduelle des animaux, et surtout de l'homme. C'est ainsi +que les phénomènes vitaux peuvent, en quelque sorte, participer à +l'admirable régularité de ceux du monde inorganique, en devenant, comme +eux, essentiellement périodiques, malgré leur complication supérieure. +De là résulte, en outre, comme je l'ai précédemment indiqué, la +transformation fondamentale, facultative à un certain degré d'intensité +de l'habitude, et inévitable au-delà, des actes volontaires en tendances +involontaires. Mais cette étude est réellement aussi peu avancée que +celle de l'intermittence, soit relativement même à la simple analyse +fondamentale de l'habitude, envisagée successivement quant à chacune des +conditions indispensables, soit surtout en ce qui concerne ses lois +principales, l'aptitude plus ou moins grande des divers organes animaux +sous ce rapport, etc. En un mot, on a jusqu'ici beaucoup plus examiné +l'influence des habitudes une fois contractées que leur mode primitif +d'établissement, à l'égard duquel il n'existe presque aucune doctrine +vraiment scientifique; ce devrait être cependant le principal sujet +d'étude en biologie abstraite, le reste se rapportant bien plutôt à +l'histoire naturelle proprement dite. Peut-être même y aurait-il lieu à +revenir, jusqu'à un certain point, sur la notion philosophique +fondamentale, qui me semble faire, d'une telle propriété, un attribut +trop exclusif de l'organisme animal, lequel, dans toute hypothèse, en +demeurerait néanmoins plus éminemment susceptible, en vertu de sa +beaucoup plus grande souplesse. En effet, il n'y a pas jusqu'aux +appareils purement inorganiques, comme j'ai déjà eu occasion de +l'indiquer au volume précédent, à l'égard des phénomènes du son, qui ne +comportent spontanément une plus facile reproduction des mêmes actes, +d'après une réitération convenablement prolongée et suffisamment +régulière; ce qui est bien le caractère essentiel de l'habitude animale, +surtout quand on se borne à l'envisager dans les fonctions qui dépendent +de l'irritabilité. D'après cet aperçu, que je livre à la méditation des +biologistes, et qui, s'il est admis, constituerait le point de vue le +plus général à ce sujet, la loi de l'habitude pourrait être, en +principe, scientifiquement rattachée à la loi universelle de l'inertie, +telle que l'entendent les géomètres dans la théorie positive du +mouvement et de l'équilibre. + +En considérant maintenant les phénomènes communs à l'irritabilité et à +la sensibilité sous le second aspect fondamental ci-dessus indiqué, +c'est-à-dire, quant à leur degré d'activité, les physiologistes ont à +examiner les deux termes extrêmes d'une action exagérée et d'une action +insuffisante, après lesquels vient se placer l'état normal +intermédiaire, d'une action convenablement modérée. Un tel ordre est +déterminé par cette évidente prescription de la logique positive, qui, +dans un sujet quelconque, interdit tout espoir d'entreprendre avec +succès l'étude rationnelle des cas intermédiaires, tant que les cas +extrêmes qui les comprennent n'ont pas été d'abord bien examinés. + +Le besoin d'exercer les facultés est certainement le plus général et le +plus important de tous ceux qui appartiennent à la vie animale +proprement dite. On peut même dire strictement qu'il les comprend tous, +si l'on écarte rigoureusement ce qui n'est relatif qu'à la vie +organique, soit pour la nutrition ou pour la reproduction: la seule +existence d'un organe animal suffit à faire naître aussitôt une telle +sollicitation. Nous verrons, dans le volume suivant, que cette +considération constitue directement l'une des bases principales que la +physique sociale doive emprunter à la physiologie individuelle. +Malheureusement, cette étude positive est jusqu'ici très imparfaite, +envers la plupart des fonctions animales et relativement à chacun des +trois degrés généraux d'activité qu'il faut y distinguer. C'est à elle +que se rapporte surtout l'analyse exacte des phénomènes si variés du +plaisir et de la douleur, soit au physique ou au moral. Le cas du défaut +a été encore moins bien étudié que celui de l'excès; et, cependant, son +examen scientifique n'a pas, sans doute, une moindre importance, à cause +de la théorie de l'ennui, dont la considération est si capitale, en +physique sociale, non-seulement pour un état de civilisation très +perfectionné, mais même aux époques les plus grossières, où l'ennui +constitue certainement, suivant la remarque très judicieuse, quoiqu'en +apparence paradoxale, de l'ingénieux Georges Leroy, l'un des premiers +mobiles de l'évolution sociale, comme je l'expliquerai plus tard. Quant +au degré intermédiaire, qui caractérise la santé, le bien-être, et +finalement le bonheur, il ne saurait être convenablement traité, tant +que l'analyse des deux précédens demeurera aussi imparfaite. La +physiologie actuelle ne présente, à cet égard, d'autre point de doctrine +nettement établi que le principe général, déjà très lumineux en +lui-même, qui prescrit de ne point envisager ce degré normal d'une +manière absolue, mais en le subordonnant toujours à l'énergie +intrinsèque des facultés correspondantes; comme la raison vulgaire +l'avait d'avance suffisamment reconnu, quelque difficulté que les hommes +éprouvent d'ailleurs à se conformer, dans la pratique sociale, à ce +précepte évident, par la tendance irréfléchie de chacun à ériger sa +propre individualité en type nécessaire de l'espèce entière. + +Il ne nous reste plus qu'à signaler sommairement le troisième ordre de +considérations fondamentales communes aux divers phénomènes élémentaires +d'irritabilité et de sensibilité, c'est-à-dire, l'étude générale de +l'association des fonctions animales. + +Ce sujet capital doit d'abord être décomposé en deux parties +essentielles, d'après une distinction très importante, primitivement +introduite par Barthez, quoique avec un caractère trop vague, entre les +_sympathies_ proprement dites, sur lesquelles Bichat a suffisamment +attiré l'attention des physiologistes, et ce que Barthez a très bien +caractérisé sous le nom de _synergies_, dont la considération est +aujourd'hui beaucoup trop négligée. La différence fondamentale entre ces +deux sortes d'association vitale correspond essentiellement à celle de +l'état normal à l'état pathologique; car, il y a synergie toutes les +fois que deux organes concourent simultanément à l'accomplissement +régulier d'une fonction quelconque, tandis que toute sympathie suppose, +au contraire, une certaine perturbation, momentanée ou persistante, +partielle ou plus ou moins générale, qu'il s'agit de faire cesser par +l'intervention d'un organe non affecté primitivement. Ces deux modes +d'association physiologique sont, aussi évidemment l'un que l'autre, +exclusivement propres, par leur nature, à la vie animale, c'est-à-dire, +aux phénomènes d'irritabilité et à ceux de sensibilité. S'ils +paraissent, en certains cas, pouvoir également appartenir à la vie +organique, une analyse plus approfondie montrera toujours que c'est +uniquement à cause de l'influence fondamentale des actes animaux sur les +actes organiques: l'économie végétale ne comporte certainement ni +synergies, ni sympathies, puisqu'elle présente, à vrai dire, les phases +consécutives d'une fonction nécessairement unique, au lieu du concours +simultané, accidentel ou régulier, de fonctions vraiment distinctes. +Malgré l'éminent service rendu par Bichat en introduisant +irrévocablement, dans le système habituel des spéculations biologiques, +l'étude générale des sympathies, jusqu'alors attribuée aux seuls +médecins, il faut reconnaître, sous ce rapport, que sa vicieuse théorie +des forces vitales a exercé une très fâcheuse influence sur les notions +fondamentales de ces importans phénomènes. Néanmoins, on peut regarder +cette étude comme étant déjà essentiellement instituée sur ses +véritables bases rationnelles, puisque les physiologistes paraissent +aujourd'hui s'accorder unanimement, en principe, à voir, dans le système +nerveux, l'agent nécessaire de toute sympathie; ce qui doit constituer +le premier fondement d'une théorie positive sur ce sujet, qui commence à +sortir ainsi du vague effrayant où il était jusqu'alors enveloppé. Quant +à la formation effective de cette théorie difficile, elle est évidemment +à peine ébauchée, malgré les faits nombreux, mais incohérens, que la +science possède à cet égard. L'étude des synergies, qui, par sa nature, +est beaucoup plus simple et surtout bien mieux circonscrite, ne présente +pas réellement encore un caractère scientifique plus satisfaisant, soit +qu'il s'agisse de l'association mutuelle des divers mouvemens, ou de +celle des différens modes de sensibilité, ou enfin de l'association plus +générale et plus complexe entre les phénomènes de sensibilité et les +phénomènes d'irritabilité. Et cependant, ce beau sujet, en lui +attribuant toute son extension philosophique, conduit sans doute +directement à la théorie la plus capitale que puisse finalement +présenter la physiologie positive, celle de l'unité fondamentale de +l'organisme animal, résultat nécessaire d'une exacte harmonie entre les +diverses fonctions principales, du moins si l'on combine, d'une manière +convenable, avec cette notion d'équilibre mutuel, celle, ci-dessus +indiquée, du degré normal de chaque faculté élémentaire. C'est là qu'il +faut exclusivement chercher la saine théorie du moi, si absurdement +dénaturée aujourd'hui par les vaines rêveries des métaphysiciens; +puisque le sentiment général du moi est certainement déterminé par un +tel équilibre, dont les perturbations, au-delà des limites normales, +l'altèrent si profondément dans un grand nombre de maladies. + +Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais +ici présenter sommairement, pour caractériser, d'une manière conforme à +l'esprit de ce traité, l'état général de la physiologie animale +proprement dite, réduite à ses élémens les plus essentiels. Afin de +compléter maintenant cet examen fondamental de la philosophie +biologique, il nous reste enfin à envisager, dans la leçon suivante, la +partie de la science physiologique, beaucoup plus imparfaite encore, +mais offrant néanmoins déjà un incontestable commencement de positivité, +qui concerne l'étude directe des fonctions affectives et +intellectuelles; d'où résulte la transition nécessaire et immédiate de +la physiologie individuelle à la physique sociale, comme la physiologie +purement végétative constitue, d'après la leçon précédente, le lien +général entre la philosophie inorganique et la philosophie organique: +conformément au double principe d'unité de méthode et d'homogène +continuité de doctrine, que je m'efforce d'établir dans cet ouvrage, et +qui permettra désormais d'envisager, sous un point de vue vraiment +systématique et à la fois pleinement positif, l'ensemble de la +philosophie naturelle tout entière, depuis les plus simples notions +mathématiques jusqu'aux plus hautes spéculations sociales. + + + + +QUARANTE-CINQUIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur l'étude positive des fonctions +intellectuelles et morales, ou cérébrales. + +Sans remonter, dans l'histoire générale de l'esprit humain, au-delà de +la grande époque de Descartes, si hautement caractérisée par la première +tentative directe pour la formation d'un système complet de philosophie +positive, on doit remarquer que ce puissant rénovateur, quelle que fût +son audacieuse énergie, n'avait pu lui-même s'élever assez au-dessus de +son siècle pour concevoir sa méthode fondamentale dans son entière +extension logique, en osant y assujétir aussi, du moins en principe, la +partie de la physiologie qui se rapporte aux phénomènes intellectuels et +moraux. En analysant le développement graduel de ses principales +conceptions philosophiques, d'après la hiérarchie rationnelle que j'ai +établie entre les diverses classes essentielles des phénomènes naturels, +il est aisé de reconnaître, en effet, que telle fut, en général, la +véritable barrière devant laquelle vint s'éteindre l'essor incomplet de +sa réformation projetée. Après avoir, comme il le devait, institué +d'abord une vaste hypothèse mécanique sur la théorie fondamentale des +phénomènes les plus simples et les plus universels, il étendit +successivement le même esprit philosophique aux différentes notions +élémentaires relatives au monde inorganique, et y subordonna finalement +aussi l'étude des principales fonctions physiques de l'organisme animal. +Mais son impulsion réformatrice s'arrêta brusquement en arrivant aux +fonctions affectives et intellectuelles, dont il constitua formellement +l'étude spéciale en apanage exclusif de la philosophie +métaphysico-théologique, à laquelle il s'efforça vainement de donner, +sous ce rapport, une sorte de vie nouvelle, quoique, par une action plus +efficace, parce qu'elle était progressive, il en eût déjà sapé, d'une +manière irrévocable, les premiers fondemens scientifiques[44]. Le grand +ouvrage de Mallebranche, qui fut, sous ce rapport, le principal +interprète de Descartes, peut nous donner aujourd'hui une exacte +représentation de cette première constitution radicalement +contradictoire de la philosophie moderne, continuant d'appliquer, aux +parties les plus compliquées du système intellectuel, des méthodes dont +elle proclame l'inanité nécessaire à l'égard des sujets les plus +simples. + + [Note 44: Rien ne caractérise mieux peut-être la pénible + situation fondamentale de l'esprit de Descartes, + c'est-à-dire la lutte continue entre la tendance positive + qui lui était si éminemment propre et les entraves + théologico-métaphysiques imposées par son époque, que la + conception paradoxale à laquelle il fut, selon moi, très + naturellement conduit, sur l'intelligence et l'instinct des + animaux. Voulant restreindre, autant qu'il le croyait + possible, l'empire de l'ancienne philosophie, et ne pouvant + concevoir cependant l'extension de sa méthode fondamentale à + un tel ordre de phénomènes, il prit l'audacieux parti d'en + nier systématiquement l'existence, par sa célèbre hypothèse + de l'_automatisme_ animal. Une fois arrivé à l'homme, + l'évidente impossibilité d'y appliquer le même expédient + philosophique, le força de capituler, en quelque sorte, avec + la métaphysique et la théologie, en leur abandonnant, ou + plutôt en leur maintenant, par une espèce de traité formel, + cette dernière partie de leurs attributions primitives. On + concevrait difficilement comment, à une telle époque, il eût + été possible de procéder autrement. Quels qu'aient été les + graves inconvéniens réels de cette singulière théorie + automatique, il importe de noter que c'est précisément pour + la réfuter que les physiologistes, et surtout les + naturalistes du siècle dernier, furent graduellement + conduits à détruire directement la vaine séparation + fondamentale que Descartes avait ainsi tenté d'établir entre + l'étude de l'homme et celle des animaux, ce qui a finalement + amené, de nos jours, l'entière et irrévocable élimination de + toute philosophie théologique on métaphysique chez les + intelligences les plus avancées. Ainsi, cette étrange + conception n'a été, comme on voit, nullement inutile, en + réalité, au progrès général de l'esprit humain dans les + derniers temps.] + +Il était indispensable ici de caractériser sommairement cette situation +primitive, parce qu'elle est essentiellement restée la même pendant le +cours des deux derniers siècles, malgré les immenses progrès des +diverses études positives, qui ne faisaient qu'en préparer graduellement +l'inévitable transformation générale. L'école de Boërrhaave, à laquelle, +comme je l'ai expliqué, devait échoir, en physiologie, le développement +spécial de la pensée de Descartes, respecta toujours, dans son entière +plénitude, cette vaine séparation fondamentale, telle que Descartes +l'avait établie. On peut ainsi concevoir sans peine comment l'étude des +phénomènes intellectuels et moraux, systématiquement abandonnée, dès +l'origine immédiate de la philosophie moderne, à la méthode +métaphysique, a dû rester, jusqu'à notre siècle, tout-à-fait en dehors +du grand mouvement scientifique, qui a toujours été essentiellement +dominé, sous le point de vue philosophique, par la puissante impulsion +primitive que Descartes avait imprimée à l'ensemble de l'esprit humain. +Pendant tout cet intervalle, l'action croissante de l'esprit positif, +d'après le développement graduel de la saine biologie, n'a été, sous ce +rapport, que simplement critique; soit par des attaques directes sur +l'évidente inefficacité des études métaphysiques, soit surtout par le +contraste décisif que devait spontanément offrir l'unanime conciliation +des naturalistes sur des points de doctrine réelle, chaque jour plus +étendus et plus essentiels, opposée aux vaines contentions perpétuelles +des divers métaphysiciens, argumentant encore, depuis Platon, sur les +premiers élémens de leur prétendue science. Quelque indispensable qu'ait +été cette réaction préliminaire, il importe de ne point méconnaître son +vrai caractère, et de ne pas oublier que la critique s'exerça toujours +sur les résultats seulement, sans jamais cesser d'admettre, en principe, +la légitime suprématie de la philosophie métaphysique dans l'étude de +l'homme intellectuel et moral, conformément au partage institué par +Descartes: on peut le vérifier jusque chez Cabanis, malgré son +émancipation plus avancée. C'est uniquement de nos jours que la science +moderne, par l'organe de l'illustre Gall, osant enfin, pour la première +fois, contester directement à cette philosophie sa compétence réelle +dans ce dernier reste de son ancien domaine, s'est sentie assez préparée +pour passer, à cet égard, comme elle l'avait déjà fait à tous les autres +plus simples, de l'état critique à l'état organique, en s'efforçant, à +son tour, de traiter à sa manière la théorie générale des plus hautes +fonctions vitales. + +Quelque imparfaite qu'ait dû être cette première tentative fondamentale +du génie positif, dans un sujet aussi profondément difficile, il est +aujourd'hui incontestable qu'elle a mis définitivement la physiologie en +pleine possession de cet indispensable complément de ses attributions +nécessaires. Soumise déjà, depuis un tiers de siècle, aux épreuves les +plus décisives, cette doctrine nouvelle a manifesté, de la manière la +moins équivoque, tous les symptômes réels qui peuvent garantir +l'indestructible vitalité des conceptions scientifiques. Ni les vains +efforts d'un despotisme énergique, secondés par la honteuse +condescendance de quelques savans fort accrédités[45], ni les sarcasmes +éphémères de l'esprit littéraire et métaphysique, ni même la frivole +irrationnalité de la plupart des essais tentés par les imitateurs de +Gall, n'ont pu empêcher, pendant les trente dernières années, +l'accroissement rapide et continu, dans toutes les parties du monde +savant, du nouveau système d'études de l'homme intellectuel et moral. À +quels autres signes voudrait-on reconnaître le succès progressif d'une +heureuse révolution philosophique? + + [Note 45: En sa qualité de législateur rétrograde, + Bonaparte devait naturellement s'opposer, comme il le fit, + au développement naissant d'une doctrine aussi profondément + constituée en hostilité directe avec la philosophie + théologique, dont il entreprenait la vaine restauration + politique. Son caractère éminemment théâtral pouvait + d'ailleurs lui inspirer spontanément une répugnance + personnelle contre tout ce qui tend à perfectionner, au + profit du public, l'art difficile de juger les hommes + d'après des signes irrécusables.] + +La théorie positive des fonctions affectives et intellectuelles est donc +irrévocablement conçue comme devant désormais consister dans l'étude, à +la fois expérimentale et rationnelle, des divers phénomènes de +sensibilité intérieure propres aux ganglions cérébraux dépourvus de tout +appareil extérieur immédiat, ce qui ne constitue qu'un simple +prolongement général de la physiologie animale proprement dite, ainsi +étendue jusqu'à ses dernières attributions fondamentales. Suivant nos +principes de hiérarchie scientifique, nous pouvons aisément concevoir +pourquoi cette dernière partie essentielle de la science physiologique +n'a dû nécessairement qu'après toutes les autres commencer à passer à +l'état positif, puisqu'elle se rapporte évidemment aux phénomènes les +plus compliqués et les plus spéciaux de l'économie animale, outre leur +relation plus directe avec les considérations sociales, qui devait aussi +entraver particulièrement leur étude. Elle ne pouvait être abordée, avec +quelque espoir d'un succès vraiment capital, que lorsque les principales +conceptions scientifiques relatives à la vie organique, et ensuite les +notions les plus élémentaires de la vie animale, auraient d'abord été au +moins ébauchées: en sorte que Gall ne pouvait venir qu'après Bichat; et +l'on devrait bien plutôt s'étonner qu'il l'ait suivi d'aussi près, si la +maturité d'une telle opération philosophique ne l'expliquait +suffisamment. Les différences capitales d'un tel ordre de phénomènes +physiologiques avec les précédens, leur importance plus directe et plus +frappante, et surtout l'imperfection beaucoup plus grande de leur étude +actuelle, me paraissent constituer un ensemble de motifs assez prononcé +pour autoriser, du moins provisoirement, à ériger ce nouveau corps de +doctrine en une troisième partie générale de la physiologie, jusqu'à ce +qu'une étude mieux caractérisée de la physiologie organique, et une +conception plus philosophique du système de la physiologie animale, +permettent de placer enfin ce genre de recherches dans sa véritable +position encyclopédique, c'est-à-dire, comme une simple subdivision de +la physiologie animale. Mais, tout en le concevant ainsi distinctement, +afin d'en faciliter aujourd'hui le développement[46], il ne faut jamais +perdre de vue l'intime subordination fondamentale de cette troisième +sorte de physiologie à la physiologie animale proprement dite, dont, par +sa nature, elle diffère nécessairement beaucoup moins que celle-ci ne +diffère de la simple physiologie organique ou végétative. + + [Note 46: Je ne crois pas devoir me refuser à employer + ici le nom, déjà usité, de _phrénologie_, introduit dans la + science par Spurzheim, quoique Gall s'en soit sagement + abstenu, même après l'avoir vu admettre. Mais je ne m'en + servirai jamais qu'à ces deux indispensables conditions, + trop méconnues aujourd'hui du vulgaire des phrénologistes: + 1º qu'on n'entendra point désigner ainsi une science faite, + mais une science entièrement à faire, dont les principes + philosophiques ont été jusqu'ici seuls convenablement + établis par Gall; 2º qu'on ne prétendra point cultiver cette + étude isolément du reste de la physiologie animale. Sans de + telles précautions, scrupuleusement maintenues, l'étude + positive de l'homme intellectuel et moral s'écarterait + bientôt de l'esprit éminemment philosophique qui a présidé à + sa première institution dans le génie de son illustre + fondateur. C'est pourquoi je préférerai souvent la + dénomination, moins rapide sans doute, mais, à mon gré, + beaucoup plus rationnelle, de _physiologie phrénologique_, à + laquelle je me suis ainsi trouvé spontanément conduit.] + +Dans l'état présent de l'esprit humain, il devient heureusement superflu +de discuter ici, d'une manière spéciale, l'impuissance nécessaire de la +méthode métaphysique pour l'étude réelle des phénomènes intellectuels et +moraux, et l'indispensable obligation d'y transporter convenablement la +méthode positive. Outre que cette critique préliminaire a été faite par +Gall avec une force et une netteté vraiment admirables, il ne peut +jamais s'établir, à proprement parler, de controverse directe entre deux +méthodes radicalement opposées, puisque toute véritable discussion +suppose indispensablement des principes communs. Une méthode ne fait en +réalité que se substituer graduellement à une autre, sans aucune +discussion formelle, par suite de leur libre concurrence effective, +assez prononcée pour avoir permis à l'esprit humain de manifester une +irrévocable préférence en faveur de celle qui aura finalement le mieux +dirigé les recherches correspondantes. Cette transformation est +aujourd'hui essentiellement opérée dans le sujet que nous considérons, +chez tous les penseurs vraiment au niveau de leur siècle. Nous sommes +donc dispensés de nous arrêter ici à aucun parallèle spécial entre la +phrénologie et la psychologie. Ce grand procès philosophique est +désormais irrévocablement jugé, et les métaphysiciens ont passé de +l'état de domination au simple état de protestation, du moins dans le +monde savant, qui n'aurait point à s'inquiéter de cette impuissante +opposition, signe infaillible de leur décrépitude, si elle n'entravait +beaucoup le développement actuel de la raison publique. L'analyse +historique indiquée au commencement de ce chapitre suffirait seule +d'ailleurs, auprès des bons esprits, à dissiper toute incertitude, s'il +pouvait en exister encore, sur le caractère définitif du triomphe de +l'école positive. Car, la répartition primitive du système intellectuel +entre la méthode positive et la méthode métaphysique, telle que +Descartes l'avait instituée, et qui sert aujourd'hui de base principale +aux prétentions de nos psychologues, n'est certainement qu'une +indispensable concession que ce grand rénovateur ne put, à son insu, +s'abstenir de faire à l'esprit général de son siècle, et à +l'irrésistible influence de sa propre éducation. Un tel antagonisme +radical ne saurait, évidemment, constituer l'état normal de la raison +humaine; comme l'a très bien senti, à sa manière, le plus profond, +penseur de l'école métaphysico-théologique, l'illustre de Maistre, le +seul philosophe rétrograde qui, de nos jours, ait osé placer l'ensemble +de la question fondamentale sur son véritable terrain, en ne craignant +point de nier directement toute suprématie réelle de la méthode positive +dans les sujets même où elle domine le plus librement depuis long-temps, +et qu'il voulait remettre sous l'antique prépondérance de la philosophie +théologique, sans s'arrêter seulement à la métaphysique, dont il avait +bien compris le caractère purement transitoire. C'est jusque là, en +effet, que devraient reculer les psychologues, si leur nature équivoque +ne leur ôtait point la faculté d'être pleinement conséquents dans le +développement de leurs vaines prétentions. L'évidente absurdité d'une +telle issue, montre clairement que le fameux partage opéré par Descartes +n'a pu avoir d'autre efficacité essentielle que de procurer à la méthode +positive la liberté nécessaire à sa formation graduelle, jusqu'à ce que +sa constitution fût devenue assez complète pour lui permettre de +s'emparer enfin du seul sujet qui lui eût d'abord été interdit, ce qui +n'est devenu possible que dans notre siècle, comme je viens de +l'expliquer. Mais depuis que la philosophie moderne a ainsi commencé à +conquérir les études morales et intellectuelles, rien ne saurait +certainement l'y faire renoncer, pas même l'abdication volontaire de +ceux qui la cultivent; car, il serait sans doute hors de leur pouvoir de +recommencer, en sens inverse, la série des principales transformations +successivement accomplies dans l'esprit humain pendant le cours des deux +derniers siècles. Ainsi, le triomphe, désormais irrévocable, de la +méthode positive, doit aujourd'hui dispenser essentiellement de toute +démonstration directe, si ce n'est à titre d'enseignement, de sa +supériorité nécessaire sur la méthode métaphysique à l'égard d'un tel +sujet. Toutefois, afin de mieux caractériser, par un lumineux contraste, +le véritable esprit général de la physiologie phrénologique, il ne sera +pas inutile ici d'analyser très sommairement les vices fondamentaux de +la prétendue méthode psychologique, mais envisagée seulement en ce +qu'elle a de commun aux principales écoles actuelles, c'est-à-dire à ce +qu'on nomme l'école française, l'école allemande, et enfin, la moins +consistante et aussi la moins absurde de toutes, l'école écossaise; en +tant du moins qu'on peut concevoir aucune véritable école dans une +philosophie qui, par sa nature, doit engendrer autant d'opinions +inconciliables qu'elle rencontre d'adeptes doués de quelque imagination. +On peut d'ailleurs s'en rapporter pleinement à ces diverses sectes pour +la mutuelle réfutation de leurs différences les plus profondes. + +Quant à leur vain principe fondamental de l'_observation intérieure_, +considéré en lui-même, il serait certainement superflu de rien ajouter +ici à ce que j'ai déjà suffisamment indiqué, au commencement de ce +traité, pour faire directement ressortir la profonde absurdité que +présente la seule supposition, si évidemment contradictoire, de l'homme +se regardant penser. Dans un ouvrage qui exerça, il y a quelques années, +une heureuse réaction contre la déplorable manie psychologique qu'un +fameux sophiste avait momentanément réussi à inspirer à la jeunesse +française, M. Broussais a d'ailleurs très judicieusement remarqué, à ce +sujet, qu'une telle méthode, en la supposant possible, devait tendre à +rétrécir extrêmement l'étude de l'intelligence, en la limitant, de toute +nécessité, au seul cas de l'homme adulte et sain, sans aucun espoir +d'éclairer jamais une doctrine aussi difficile par la comparaison des +différens âges, ni par la considération des divers états pathologiques, +unanimement reconnues néanmoins l'une et l'autre comme d'indispensables +auxiliaires des plus simples recherches sur l'homme. Mais, en +prolongeant la même réflexion, on doit être surtout frappé de +l'interdiction absolue qui se trouve ainsi inévitablement jetée sur +toute étude intellectuelle ou morale relative aux animaux, de la part +desquels les psychologues n'attendent sans doute aucune _observation +intérieure_. Ne semble-t-il pas étrange que des philosophes qui ont +laborieusement amoindri, d'une manière aussi prononcée, cet immense +sujet, se montrent si disposés à reprocher sans cesse à l'esprit de +leurs adversaires le défaut d'étendue et d'élévation? Le cas des animaux +a toujours constitué le principal écueil devant lequel toutes les +théories psychologiques sont venues successivement témoigner, d'une +manière irrécusable, leur impuissance radicale, depuis que les +naturalistes ont forcé les métaphysiciens à renoncer enfin au singulier +expédient imaginé par Descartes, et à reconnaître, plus ou moins +explicitement, que les animaux, du moins dans la partie supérieure de +l'échelle zoologique, manifestent, en réalité, la plupart de nos +facultés affectives et même intellectuelles, avec de simples différences +de degré; ce que personne aujourd'hui n'oserait plus nier, et ce qui +suffirait, abstraction faite de toute autre considération, à démontrer +pleinement l'absurdité nécessaire de ces vaines conceptions. + +En revenant aux premières notions du bon sens philosophique, il est +d'abord évident qu'aucune fonction ne saurait être étudiée que +relativement à l'organe qui l'accomplit, ou quant aux phénomènes de son +accomplissement; et, en second lieu, que les fonctions affectives, et +surtout les fonctions intellectuelles, présentent, par leur nature, sous +ce dernier rapport, ce caractère particulier, de ne pouvoir pas être +directement observées pendant leur accomplissement même, mais seulement +dans ses résultats plus ou moins prochains et plus ou moins durables. Il +n'y a donc que deux manières distinctes de considérer réellement un tel +ordre de fonctions: ou en déterminant, avec toute la précision possible, +les diverses conditions organiques dont elles dépendent, ce qui +constitue le principal objet de la physiologie phrénologique; ou en +observant directement la suite effective des actes intellectuels et +moraux, ce qui appartient plutôt à l'histoire naturelle proprement dite, +telle que je l'ai caractérisée dans la quarantième leçon: ces deux faces +inséparables d'un sujet unique étant d'ailleurs toujours conçues de +façon à s'éclairer mutuellement. Ainsi envisagée, cette grande étude se +trouve indissolublement liée, d'une part, à l'ensemble des parties +antérieures de la philosophie naturelle, et plus spécialement aux +doctrines biologiques fondamentales, d'une autre part, à l'ensemble de +l'histoire réelle, tant des animaux que de l'homme et même de +l'humanité. Mais, lorsque, au contraire, on écarte radicalement du +sujet, par la prétendue méthode psychologique, et la considération de +l'agent, et celle de l'acte, quel aliment pourrait-il rester à l'esprit, +sinon une inintelligible logomachie, où des entités purement nominales +se substituent sans cesse aux phénomènes réels, suivant le caractère +fondamental de toute conception métaphysique? L'étude la plus difficile +se trouve être ainsi directement constituée en état d'isolement profond, +sans aucun point d'appui possible dans les sciences plus simples et plus +parfaites, sur lesquelles on prétend, au contraire, la faire +majestueusement régner. Malgré leurs extrêmes divergences, tous les +psychologues s'accordent sous ce double rapport. Rien ne saurait, à mon +gré, mieux caractériser, à cet égard, la spontanéité de leur tendance +inévitable, que l'analyse judicieuse des travaux de Tracy, qui, de tous +les métaphysiciens, fut néanmoins incontestablement le plus rapproché +jusqu'ici de l'état positif, et qui d'ailleurs manifesta toujours une +disposition éminemment progressive et une admirable candeur +philosophique, trop rares l'une et l'autre aujourd'hui chez de tels +esprits. Après avoir proclamé, en commençant son ouvrage, et +probablement sous l'influence indirecte du milieu intellectuel où il +vivait, que l'_idéologie est une partie de la zoologie_, sa nature +métaphysique reprend bientôt le dessus, et le conduit à annuller +immédiatement ce lumineux principe, qu'il n'aurait pu suivre, en se +hâtant d'établir aussitôt, comme maxime fondamentale, que cette +idéologie constitue une science primitive, indépendante de toutes les +autres, et destinée même à les diriger, ce qui la fait nécessairement +rentrer dans les voies ordinaires de l'aberration métaphysique; au point +de recommander hautement l'enseignement de l'idéologie, dès la première +adolescence, comme la base indispensable de toute éducation rationnelle: +en sorte que, contre son intention, il rétrogradait ainsi réellement +en-deçà de l'ancienne discipline scolastique, qui, dans la construction +générale du cours officiel de _philosophie_, avait au moins placé, +depuis long-temps, quelques études mathématiques et physiques avant les +études métaphysiques proprement dites. Cependant la bonne foi et la +clarté parfaites qui distinguent le traité de Tracy, rendront toujours +son ouvrage très précieux sous le point de vue historique, et lui +assurent même, par comparaison, une véritable utilité actuelle, en ce +qu'il présente, plus à nu qu'aucun autre, soit pour la science ou pour +l'art logique, l'évidente inanité nécessaire de la prétendue méthode +psychologique ou idéologique. La métaphysique s'y trouve radicalement +discréditée par un métaphysicien, qui a cru en être sorti, parce qu'il +avait eu cette ferme intention, dont toute l'efficacité réelle a été +essentiellement bornée à un simple changement de dénomination. + +La psychologie ou idéologie, considérée maintenant, non plus quant à la +méthode, désormais assez examinée, mais directement quant à la seule +doctrine, nous présente d'abord une aberration fondamentale, +essentiellement commune à toutes les sectes, par une fausse appréciation +des rapports généraux entre les facultés affectives et les facultés +intellectuelles. Quoique la prépondérance de ces dernières ait été +conçue, sans doute, d'après des théories fort divergentes, tous les +différens métaphysiciens se sont néanmoins accordés à la proclamer comme +leur point de départ principal. L'_esprit_ est devenu le sujet à peu +près exclusif de leurs spéculations, et les diverses facultés affectives +y ont été presque entièrement négligées, et toujours subordonnées +d'ailleurs à l'intelligence. Or, une telle conception représente +précisément l'inverse de la réalité, non-seulement pour les animaux, +mais aussi pour l'homme. Car l'expérience journalière montre, au +contraire, de la manière la moins équivoque, que les affections, les +penchans, les passions[47], constituent les principaux mobiles de la vie +humaine; et que, loin de résulter de l'intelligence, leur impulsion +spontanée et indépendante est indispensable au premier éveil et au +développement continu des diverses facultés intellectuelles, en leur +assignant un but permanent, sans lequel, outre le vague nécessaire de +leur direction générale, elles resteraient essentiellement engourdies +chez la plupart des hommes. Il n'est même que trop certain que les +penchans les moins nobles, les plus animaux, sont habituellement les +plus énergiques, et, par suite, les plus influens. L'ensemble de la +nature humaine est donc très infidèlement retracé par ces vains +systèmes, qui, lorsqu'ils ont eu quelque égard aux facultés affectives, +les ont vaguement rattachées à un principe unique, la sympathie, et +surtout l'égoïsme, toujours supposé dirigé par l'intelligence. C'est +ainsi que l'homme a été représenté, contre l'évidence, comme un être +essentiellement raisonneur, exécutant continuellement, à son insu, une +multitude de calculs imperceptibles, sans presque aucune spontanéité +d'action, même dès la plus tendre enfance. Un motif très respectable a +beaucoup contribué, sans doute, au maintien de cette fausse notion, +d'après la considération incontestable que c'est surtout par +l'intelligence que l'homme peut être modifié et perfectionné. Mais la +science exige, avant tout, la réalité des conceptions, abstraction faite +de leur convenance: et c'est toujours même cette réalité, qui devient la +base nécessaire de leur utilité effective. Toutefois, sans méconnaître +l'influence secondaire d'une telle intention, on peut aisément constater +que deux causes purement philosophiques, indépendantes d'aucune vue +d'application, et directement inhérentes à la nature de la méthode, ont +essentiellement conduit les divers métaphysiciens à cette hypothétique +suprématie de l'intelligence. La première consiste dans la vaine +démarcation fondamentale que les métaphysiciens ont été, comme nous +l'avons vu, forcés d'établir entre les animaux et l'homme, et qui n'eût +pu certainement subsister en reconnaissant la prépondérance réelle des +facultés affectives sur les facultés intellectuelles, ce qui eût +aussitôt éliminé la différence idéale que l'on supposait exister entre +la nature animale et la nature humaine. En second lieu, une cause plus +directe, plus intime, et plus générale de cette grande aberration est +résultée de la stricte obligation où devaient être les métaphysiciens de +conserver, par un principe unique ou du moins souverain, ce qu'ils ont +appelé l'unité du _moi_, afin de correspondre à la rigoureuse unité de +l'_âme_, qui leur était nécessairement imposée par la philosophie +théologique, dont il ne faut jamais oublier que la métaphysique n'est +qu'une simple transformation finale, si l'on veut réellement comprendre +la marche historique de l'esprit humain. Mais, les savans positifs, qui +ne s'assujétissent d'avance à aucune autre obligation intellectuelle que +de voir, sans aucune entrave, le véritable état des choses, et de le +reproduire, avec une scrupuleuse exactitude, dans leurs théories, ont +reconnu, au contraire, d'après l'expérience universelle, que, loin +d'être unique, la nature humaine est, en réalité, éminemment multiple, +c'est-à-dire sollicitée presque toujours en divers sens par plusieurs +puissances très distinctes et pleinement indépendantes, entre lesquelles +l'équilibre s'établit fort péniblement lorsque, comme chez la plupart +des hommes civilisés, aucune d'elles n'est, en elle-même, assez +prononcée pour acquérir spontanément une haute prépondérance sur toutes +les autres. Ainsi, la fameuse théorie du _moi_ est essentiellement sans +objet scientifique, puisqu'elle n'est destinée qu'à représenter un état +purement fictif. Il n'y a, sous ce rapport, comme je l'ai déjà indiqué à +la fin de la leçon précédente, d'autre véritable sujet de recherches +positives que l'étude finale de cet équilibre général des diverses +fonctions animales, tant d'irritabilité que de sensibilité, qui +caractérise l'état pleinement normal, où chacune d'elles, convenablement +tempérée, est en association régulière et permanente avec l'ensemble des +autres, suivant les lois fondamentales des sympathies et surtout des +synergies proprement dites. C'est du sentiment continu d'une telle +harmonie, fréquemment troublée dans les maladies, que résulte +nécessairement la notion, très abstraite et très indirecte, du _moi_, +c'est-à-dire du consensus universel de l'ensemble de l'organisme. Les +psychologues ont vainement voulu faire de cette idée, ou plutôt de ce +sentiment, un attribut exclusif de l'humanité: il est évidemment la +suite nécessaire de toute vie animale proprement dite; et, par +conséquent, il appartient tout aussi bien aux animaux, quoiqu'ils n'en +puissent disserter: sans doute, un chat ou tout autre vertébré, sans +savoir dire _je_, ne se prend pas habituellement pour un autre que +lui-même. Peut-être, d'ailleurs, chez les animaux supérieurs, le +sentiment de la personnalité est-il encore plus prononcé que chez +l'homme, à cause de leur vie plus isolée: si cependant on descendait +trop loin dans la série zoologique, on finirait par atteindre les +organismes où la dégradation continue du système nerveux atténue +nécessairement ce sentiment composé, comme les divers sentimens simples +dont il dépend. + + [Note 47: Le nom de _passion_, si judicieusement + synonyme de _souffrance_, ne désigne, par lui-même, que le + plus haut degré normal de toute tendance morale, l'état le + plus rapproché de la manie proprement dite, où la faculté + acquerrait assez de prépondérance pour déterminer cette + irrésistibilité qui caractérise l'état anormal. Cette + qualification générale pourrait donc convenir aussi bien aux + facultés intellectuelles qu'aux facultés affectives. Mais le + peu d'activité intrinsèque des premières, chez la plupart + des hommes, ne permettant presque jamais l'existence de + véritables passions intellectuelles, l'usage a dû + s'introduire de n'appliquer ce terme qu'aux facultés + affectives, seules susceptibles le plus souvent d'une telle + exaltation. Néanmoins il importe peut-être à la précision du + langage scientifique d'éviter désormais, autant que + possible, cette dégénération naturelle d'une expression + quelquefois indispensable à employer dans son entière + acception fondamentale.] + +Quoique, par les motifs précédemment indiqués, les diverses écoles +psychologiques ou idéologiques aient dû s'accorder à négliger +essentiellement l'étude intellectuelle et morale des animaux, +heureusement abandonnée, dès l'origine immédiate de la philosophie +moderne, aux seuls naturalistes, il importe de signaler ici l'influence +funeste que les conceptions métaphysiques ont néanmoins exercée aussi, +sous ce rapport, d'une manière indirecte, par leur vague et obscure +distinction entre l'intelligence et l'instinct, établissant, de la +nature humaine à la nature animale, une idéale séparation, dont les +zoologistes ne se sont point encore, même aujourd'hui, suffisamment +affranchis. Le mot _instinct_ n'a, en lui-même, d'autre acception +fondamentale que de désigner toute impulsion spontanée vers une +direction déterminée, indépendamment d'aucune influence étrangère: dans +ce sens primitif, ce terme s'applique évidemment à l'activité propre et +directe d'une faculté quelconque, aussi bien des facultés +intellectuelles que des facultés affectives; il ne contraste alors +nullement avec le nom d'_intelligence_, ainsi qu'on le voit si souvent +lorsqu'on parle de ceux qui, sans aucune éducation, manifestent un +talent prononcé pour la musique, pour la peinture, pour les +mathématiques, etc. Sous ce point de vue, il y a certainement de +l'instinct, ou plutôt des instincts, tout autant et même davantage chez +l'homme que chez les animaux. En caractérisant, d'une autre part, +l'_intelligence_ d'après l'aptitude à modifier sa conduite conformément +aux circonstances de chaque cas, ce qui constitue, en effet, le +principal attribut pratique de la _raison_ proprement dite, il est +encore évident que, sous ce rapport, pas plus que sous le précédent, il +n'y a lieu d'établir réellement, entre l'humanité et l'animalité, aucune +autre différence essentielle que celle du degré plus ou moins prononcé +que peut comporter le développement d'une faculté, nécessairement +commune, par sa nature, à toute vie animale, et sans laquelle on ne +saurait même en concevoir l'existence: en sorte que la fameuse +définition scolastique de l'homme comme _animal raisonnable_ présente un +véritable non-sens, puisque aucun animal, surtout dans la partie +supérieure de l'échelle zoologique, ne pourrait vivre sans être, jusqu'à +un certain point, raisonnable, proportionnellement à la complication +effective de son organisme. Quoique la nature morale des animaux ait été +jusqu'ici bien peu et bien mal explorée, on peut néanmoins reconnaître, +sans la moindre incertitude, principalement chez ceux qui vivent avec +nous en état de familiarité plus ou moins complète, et par les mêmes +moyens généraux d'observation qu'on emploierait à l'égard d'hommes dont +la langue et les moeurs nous seraient préalablement inconnues, que +non-seulement ils appliquent, essentiellement de la même manière que +l'homme, leur intelligence à la satisfaction de leurs divers besoins +organiques, en s'aidant aussi, lorsque le cas l'exige, d'un certain +degré de langage correspondant à la nature et à l'étendue de leurs +relations; mais, en outre, qu'ils sont pareillement susceptibles d'un +ordre de besoins plus désintéressé, consistant dans l'exercice direct +des facultés animales, par cela seul qu'elles existent, et pour l'unique +plaisir de les exercer; ce qui les conduit souvent, comme les enfans ou +les sauvages, à inventer de nouveaux jeux; et ce qui, en même temps, les +rend, mais à un degré beaucoup moindre, sujets à l'_ennui_ proprement +dit; cet état, érigé mal à propos en privilége spécial de la nature +humaine, est quelquefois même assez prononcé, chez certains animaux, +pour les pousser au suicide, par suite d'une captivité devenue +intolérable. Je ne saurais trop recommander, à cet égard, la lecture +approfondie de l'intéressant ouvrage de Georges Leroy, celui de tous les +vrais observateurs de l'animalité qui me paraît avoir le mieux compris +la nature morale et intellectuelle des animaux, considérés en général, +sans préjudice de quelques bonnes monographies, malheureusement trop +rares, limitées à l'étude spéciale de certains genres. On a donc +introduit une vaine distinction métaphysique, désavouée par l'examen +attentif du monde réel, lorsque, dénaturant le sens primordial du mot +_instinct_, on a désigné ainsi la prétendue tendance fatale des animaux +à l'exécution machinale d'_actes_ uniformément déterminés, sans aucune +modification possible d'après les circonstances correspondantes, et +n'exigeant ni même ne comportant aucune éducation proprement dite. Cette +supposition gratuite est un reste évident de la fameuse hypothèse +automatique de Descartes, dont j'ai expliqué ci-dessus la véritable +filiation philosophique. G. Leroy a très judicieusement démontré que, +chez les mammifères et les oiseaux, cette idéale fixité dans la +construction des habitations, dans le système de chasse, dans le mode de +migration, etc., n'existait que pour les naturalistes de cabinet, ou +pour les observateurs inattentifs. On doit néanmoins concevoir, mais +alors sous un point de vue nécessairement commun à l'homme et aux +animaux, que lorsque, par une suffisante uniformité de circonstances, +une pratique quelconque, ayant acquis tout le développement que comporte +l'organisme correspondant, a pu devenir assez profondément habituelle à +l'individu, et même à la race, elle tend, par cela même, à se reproduire +spontanément, sans aucune stimulation extérieure; sauf à se modifier +ultérieurement, avec plus ou moins de facilité, si la situation vient à +éprouver un changement inaccoutumé. C'est dans ce sens, mais dans ce +sens seulement, que l'on peut admettre, à mon gré, la formule +remarquable de M. de Blainville, qui me paraît offrir une plus exacte +représentation de la réalité qu'aucune de celles successivement +proposées jusqu'ici à ce sujet: l'_instinct est la raison fixée; la +raison est l'instinct mobile_. Entendu d'aucune autre manière, cet +aphorisme ne me semblerait pouvoir conduire, contre l'intention évidente +de son illustre auteur, qu'à une fausse appréciation de la seule +différence qui puisse réellement exister entre la nature phrénologique +des animaux et celle de l'homme, et qui, sous cet aspect physiologique +comme sous tout autre, se réduit nécessairement à la simple plénitude du +développement des facultés, du moins tant qu'on ne sort point de l'ordre +général des ostéozoaires. + +Après avoir ainsi suffisamment caractérisé le vice le plus fondamental +commun à toutes les diverses doctrines des psychologues ou des +idéologues, je croirais m'engager dans des détails contraires à l'esprit +de cet ouvrage, si j'entreprenais ici d'expliquer, même d'une manière +générale, comment les métaphysiciens, toujours dominés par leur vaine +tendance à l'unité, dans leur étude presque exclusive de l'intelligence, +ont, en outre, manqué radicalement la vraie notion essentielle des +facultés intellectuelles elles-mêmes, auxquelles ils avaient si +vicieusement subordonné les facultés affectives. C'est seulement en +examinant la marche historique du développement de l'esprit humain, +qu'il conviendra d'expliquer, dans le volume suivant, comment l'école +française, qui, malgré les apparences, fut certainement la mieux +systématique de toutes, éprouvant surtout, suivant le génie national, le +besoin de la clarté, s'attacha au seul principe évident qu'elle pût +apercevoir en un tel sujet, c'est-à-dire, à l'axiome d'Aristote, mais +sans admettre l'indispensable restriction si bien formulée par Leïbnitz: +d'où toutes les rêveries puériles de Condillac et de ses successeurs sur +la _sensation transformée_, pour représenter les différens actes +intellectuels comme finalement identiques; conceptions fantastiques, qui +écartaient complétement toutes les dispositions primordiales par +lesquelles, non-seulement les divers organismes animaux, mais les divers +individus de notre espèce se distinguent si énergiquement les uns des +autres, et qui d'ailleurs donnaient même les plus fausses idées de la +simple théorie préliminaire des sensations externes. Sous le point de +vue dogmatique propre à la leçon actuelle, je dois me borner, à cet +égard, à renvoyer le lecteur à la lumineuse réfutation par laquelle Gall +et Spurzheim préparèrent si bien leurs travaux, et qui n'exigerait ici +aucune nouvelle considération principale: on y devra surtout remarquer +cette belle démonstration philosophique, si pleinement satisfaisante, +d'où ils ont conclu que la sensation, la mémoire, l'imagination, et même +le jugement, enfin toutes les facultés scolastiques, ne sont pas, en +réalité, des facultés fondamentales et abstraites, mais constituent +seulement, d'une manière directe, les divers degrés ou modes consécutifs +d'un même phénomène, propre à chacune des véritables fonctions +phrénologiques élémentaires, et nécessairement variable de l'une à +l'autre, avec une activité proportionnelle. Cette admirable analyse, en +renversant simultanément toutes les diverses théories métaphysiques, +leur a même ôté ce qui seul leur conservait encore quelque crédit, +c'est-à-dire, leur critique mutuelle, faite ainsi désormais avec +beaucoup plus de justesse et d'énergie à la fois qu'elle n'avait pu +l'être jusqu'alors par aucune des écoles antagonistes. L'école allemande +surtout, qui, par le vague absolu de ses inintelligibles doctrines, +n'avait dû son ascendant momentané qu'à son imparfaite réfutation des +aberrations fondamentales de l'école française, a été dès-lors +radicalement privée de toute destination réelle, et s'est effectivement +consumée depuis en vains efforts pour arrêter sa désorganisation +croissante, même chez la nation la plus favorablement disposée à sa +conservation. + +Quoique ce soit assurément un procédé très peu philosophique que +d'entreprendre de juger une doctrine quelconque d'après la seule +considération, quelque réelle qu'elle puisse être, des résultats +auxquels doit conduire son application, au lieu de l'apprécier +directement en elle-même; néanmoins, quand une fois cet examen +fondamental, dont rien ne saurait dispenser, a été convenablement +effectué, il est évidemment très légitime, et ordinairement fort utile, +afin d'en mieux faire ressortir les conclusions principales, de signaler +les conséquences générales de la doctrine proposée, pourvu qu'on en ait +d'abord soigneusement écarté tout ce qui ne présenterait réellement +qu'un caractère fortuit. Or, une telle épreuve indirecte serait, sans +doute, bien désavantageuse aux diverses théories psychologiques ou +idéologiques, dont la profonde inanité spéculative se transformerait +malheureusement, dans la pratique, en la plus déplorable efficacité, +d'après leur universelle prétention à la souveraine direction morale de +l'humanité. Rien n'est plus facile à vérifier, par exemple, pour ce +qu'on appelle l'école française, celle de toutes qui, comme je viens de +l'indiquer, présente réellement les doctrines les plus liées. Car, le +célèbre traité d'Helvétius contient certainement l'application la plus +complète et la plus rigoureuse de l'ensemble d'une telle philosophie, +quelques vains efforts qu'on ait souvent tentés pour déguiser cette +évidente filiation, en présentant cet ouvrage comme une sorte de +production anomale et fortuite. Le double paradoxe de cet ingénieux +philosophe, sur l'égalité fondamentale de toutes les intelligences +humaines, en tant que pourvues des mêmes sens extérieurs, et sur +l'égoïsme érigé en principe nécessairement unique de toute nature morale +proprement dite, dont il serait superflu de signaler ici l'immense +danger, présente deux conséquences générales, logiquement +incontestables, et d'ailleurs co-relatives, de la manière profondément +vicieuse dont cette métaphysique concevait, d'une part, les facultés +intellectuelles, d'une autre part, les facultés affectives. Bien loin +que ces absurdes hypothèses constituent des aberrations isolées et +momentanées d'un esprit excentrique, nous aurons occasion de +reconnaître, dans le volume suivant, la pernicieuse influence qu'elles +ont exercée, et qu'elles continuent encore d'exercer à certains égards, +sous le rapport politique et même sous le rapport social, sur les deux +générations qui ont suivi l'époque de leur développement: de tels +ravages ne sauraient appartenir à des erreurs purement accidentelles. +Mais, l'école allemande, qui a tant insisté, et l'on peut même dire, à +très juste titre, tant déclamé à ce sujet, ne comporte pas, à son tour, +sous un semblable point de vue, une appréciation plus favorable. +L'ensemble de ses doctrines psychologiques, qui, au fond, n'est certes +pas moins erroné, n'est pas surtout moins nuisible, quoique d'une autre +manière, au perfectionnement réel de l'humanité. Dans l'ordre purement +intellectuel, l'idéologie française conduit aux plus absurdes +exagérations sur la puissance illimitée de l'éducation, ce qui a +d'ailleurs contribué à diriger davantage l'attention générale vers ce +principal moyen de perfectionnement; la psychologie allemande représente +son _moi_ comme essentiellement ingouvernable, en vertu de la liberté +vagabonde qui en constitue le caractère fondamental, et qui ne permet de +le concevoir assujéti à aucune véritable loi. Sous le point de vue moral +principalement, tandis que les uns tendent involontairement à réduire +toutes les relations sociales à d'ignobles coalitions d'intérêts privés, +les autres sont entraînés, à leur insu, à organiser une sorte de +mystification universelle, où la prétendue disposition permanente de +chacun à diriger exclusivement sa conduite d'après l'idée abstraite du +devoir, aboutirait finalement à l'exploitation de l'espèce par un petit +nombre d'habiles charlatans. À cet égard, l'école écossaise, qui +admettait la sympathie en même temps que l'égoïsme, était sans doute +beaucoup plus rapprochée de la réalité, quoique le vague de ce qu'elle a +ambitieusement nommé ses doctrines, et surtout leur défaut plus prononcé +de liaison, ne lui aient jamais permis d'exercer une aussi grande +influence[48]. + + [Note 48: Les travail philosophiques de Hume, d'Adam + Smith, et de Fergusson, manifestent spécialement une + tendance beaucoup plus prononcée vers le véritable état + positif, et leur ensemble présente les élémens d'une théorie + de l'homme bien moins erronée que celles de toutes les + autres écoles métaphysiques. On y remarquera toujours avec + intérêt la meilleure réfutation qu'il fût possible + d'effectuer, avant la fondation de la physiologie cérébrale, + des principales aberrations de l'école française sur la + nature morale de l'homme.] + +L'ancien système d'études des phénomènes intellectuels et moraux étant +ainsi suffisamment apprécié désormais, tant dans sa méthode +caractéristique, que dans ses principales théories, de manière à faire +mieux ressortir le véritable état général de la question, nous devons +maintenant diriger notre attention exclusive sur l'examen philosophique +de la grande tentative de Gall, directement envisagée, afin de bien +saisir ce qui manque essentiellement aujourd'hui à la physiologie +phrénologique pour avoir atteint la vraie constitution scientifique qui +lui est propre, et dont elle est nécessairement encore plus éloignée que +la physiologie organique et même la physiologie animale proprement +dite. + +Deux principes philosophiques, qui n'ont plus besoin d'aucune +discussion, servent de base inébranlable à l'ensemble de la doctrine de +Gall, savoir: l'innéité des diverses dispositions fondamentales, soit +affectives, soit intellectuelles; la pluralité des facultés +essentiellement distinctes et radicalement indépendantes les unes des +autres, quoique les actes effectifs exigent ordinairement leur concours +plus ou moins complexe. Sans sortir de l'espèce humaine, tous les cas de +talens ou de caractères prononcés, en bien ou en mal, prouvent, avec une +irrésistible évidence, la réalité du premier principe; la diversité même +de ces cas bien tranchés, la plupart des états pathologiques, surtout de +ceux où le système nerveux est directement affecté, démontrent, d'une +manière non moins irrécusable, la profonde justesse du second. +L'observation comparative des principales natures animales, ne +laisserait d'ailleurs, sous l'un et l'autre aspect, aucun doute à cet +égard, s'il pouvait en exister encore. Enfin, ces deux principes, faces +évidemment co-relatives et mutuellement solidaires d'une même conception +fondamentale, ne constituent, en réalité, que la formulation +scientifique des résultats généraux de l'expérience universelle sur la +véritable constitution intellectuelle et morale de l'homme, dans tous +les temps et dans tous les lieux; symptôme indispensable de la vérité, à +l'égard de toutes les idées-mères, qui doivent toujours être +primitivement rattachées aux indications spontanées de la raison +publique, comme je l'ai souvent montré envers les principales notions de +la philosophie naturelle. Ainsi, outre la puissante analogie tirée de +l'examen préalable des facultés élémentaires de la vie animale +proprement dite, on voit que tous les divers moyens généraux +d'exploration qui conviennent aux recherches physiologiques, +l'observation directe, l'expérimentation, l'analyse pathologique, la +méthode comparative, viennent exactement converger vers ce double +principe, confirmé d'ailleurs par la sanction implicite du bon sens +vulgaire, dont la compétence est irrécusable à l'égard de phénomènes +continuellement soumis, par leur nature, à son attentive investigation. +Un tel ensemble de preuves assure nécessairement, à cette grande notion +primordiale, une indestructible consistance, pleinement à l'abri de +toutes les transformations plus ou moins profondes que devra subir +ultérieurement la doctrine phrénologique[49]. Dans l'ordre anatomique, +cette conception physiologique correspond à la division nécessaire du +cerveau en un certain nombre d'organes partiels, symétriques comme tous +ceux de la vie animale, et qui, quoique plus contigus et plus semblables +qu'en aucun autre système, par conséquent plus sympathiques et même plus +synergiques, sont néanmoins essentiellement distincts et indépendans les +uns des autres, ainsi qu'on le savait déjà pour les ganglions +respectivement affectés aux divers sens extérieurs. En un mot, le +cerveau n'est plus, à proprement parler, un _organe_: il devient un +véritable _appareil_, plus ou moins complexe suivant le degré +d'animalité. L'objet propre et élémentaire de la physiologie +phrénologique consiste dès-lors, suivant la formule fondamentale que +j'ai établie pour la position générale de toutes les questions +essentielles de physiologie positive, à déterminer, avec toute +l'exactitude possible, l'organe cérébral particulier à chaque +disposition, affective ou intellectuelle, nettement prononcée, et bien +reconnue préalablement comme étant à la fois simple et nouvelle; ou, +réciproquement, ce qui est encore plus difficile, à quelle fonction +préside telle partie de la masse encéphalique qui présente les vraies +conditions anatomiques d'un organe distinct: afin de développer toujours +cette harmonie nécessaire entre l'analyse physiologique et l'analyse +anatomique, qui constitue essentiellement, à tous égards, la véritable +science des corps vivans. Ainsi conçue, cette dernière partie de la +physiologie générale se propose le même but rationnel que la physiologie +organique et la physiologie animale ordinaires: elle étudie, dans une +vue analogue, des phénomènes plus élevés. Malheureusement, l'institution +des moyens est fort loin de correspondre jusqu'ici, d'une manière +convenable, à la difficulté supérieure du sujet. + + [Note 49: Ceux de mes lecteurs qui ne considéreraient + cette théorie qu'à sa source la plus pure, c'est-à-dire dans + le grand ouvrage de Gall, ne doivent pas négliger un + indispensable perfectionnement général que Spurzheim y a + introduit, bien que, si l'on pénètre au fond de la pensée de + Gall, on doive trouver peut-être qu'un tel progrès porte + plutôt sur les simples dénominations que sur les idées + elles-mêmes. Quoi qu'il en soit, cette amélioration consiste + à reconnaître que les diverses facultés fondamentales ne + conduisent pas à des actes, et surtout à des modes et degrés + d'action, nécessairement déterminés, comme Gall semblait + d'abord l'établir; mais que les actes effectifs dépendent, + en général, de l'association de certaines facultés, et de + l'ensemble des circonstances correspondantes. C'est ainsi + qu'il ne saurait exister, à proprement parler, aucun organe + du vol, puisqu'un tel acte n'est qu'une aberration du + sentiment de la propriété, quand son exagération n'est pas + suffisamment contenue par la morale et par la réflexion: il + en est de même pour le prétendu organe du meurtre, comparé à + l'instinct général de la destruction. La même considération + s'applique, à plus forte raison, aux facultés + intellectuelles, qui, par elles-mêmes, ne déterminent jamais + que des tendances, et nullement des résultats accomplis.] + +Le vrai principe scientifique de cette double décomposition nécessaire +de la nature phrénologique en diverses facultés fondamentales et de +l'appareil cérébral en différens organes correspondans, consiste +essentiellement à regarder, en général, les fonctions, soit affectives, +soit intellectuelles, comme plus élevées, ou, si l'on veut, plus +humaines, et en même temps aussi moins énergiques, à mesure qu'elles +deviennent plus spécialement exclusives à la partie supérieure de la +série zoologique, et à concevoir simultanément leurs siéges comme situés +dans des portions de la masse encéphalique de moins en moins étendues et +de plus en plus éloignées de son origine immédiate, en considérant le +crâne, suivant la saine théorie anatomique, comme un simple prolongement +de la colonne vertébrale, centre primitif de l'ensemble du système +nerveux: en sorte que la partie la moins développée et la plus +antérieure du cerveau se trouve toujours affectée aux facultés les plus +caractéristiques de l'humanité, et la plus volumineuse et la plus +postérieure à celles qui constituent surtout la base commune de toute +animalité. Il importe de remarquer ici, à cet égard, qu'une telle +classification est pleinement conforme à la théorie philosophique que +j'ai établie, le premier, dans ce traité, et qui, après nous avoir +d'abord conduits à découvrir la véritable série hiérarchique des +diverses branches fondamentales de la philosophie naturelle, nous a +essentiellement dirigés jusqu'ici pour la distribution rationnelle des +différentes parties de chaque science, et nous fournira enfin, dans le +volume suivant, la meilleure coordination possible des principales +notions sociales: on voit, en effet, qu'il faut constamment procéder +d'après la considération uniforme de la généralité graduellement +décroissante des sujets successifs à examiner, ce qui constitue, à mon +avis, la première loi relative à la marche dogmatique de l'esprit +positif. Tant de vérifications capitales, spontanément issues d'une +exacte analyse philosophique de toutes les diverses sciences +fondamentales, feront sentir, j'espère, à tous les penseurs, +l'importance et la réalité d'une semblable théorie, et empêcheront +peut-être de la confondre avec les vagues et éphémères rapprochemens +systématiques qui résultent des vaines tentatives journellement +entreprises par des esprits incomplets ou mal préparés. + +Si, maintenant, nous considérons, mais seulement dans son ensemble, la +doctrine générale que Gall a déduite de la méthode ainsi caractérisée, +il sera facile de constater qu'elle représente, avec une admirable +fidélité, la vraie nature morale et intellectuelle de l'homme et des +animaux. La première division fondamentale des facultés phrénologiques +en affectives et intellectuelles, dont les unes correspondent à toute la +partie postérieure et moyenne de l'appareil cérébral, tandis que sa +partie antérieure est seule affectée aux autres, qui, dans les cas les +plus extrêmes, occupent à peine ainsi le quart ou le sixième de la masse +encéphalique, rétablit, tout d'un coup, sur une base scientifique +inébranlable, la prééminence nécessaire des facultés affectives, si +vicieusement méconnue par toutes les sectes psychologiques ou +idéologiques, et néanmoins si hautement manifestée par l'observation +directe de tous les phénomènes moraux, soit animaux, soit même humains. +Gall et Spurzheim n'ont eu réellement, sous ce rapport, à écarter aucune +autre objection importante que l'ancienne opinion physiologique, +renouvelée par Cabanis et surtout par Bichat, qui, reconnaissant +néanmoins et même exagérant la séparation indispensable entre les +facultés affectives et les facultés intellectuelles, et s'obstinant +d'ailleurs à ne concevoir anatomiquement le cerveau que comme un organe +unique, affectait exclusivement cet organe aux phénomènes intellectuels, +et répartissait les diverses passions proprement dites dans les +principaux organes essentiellement relatifs à la vie végétative, tels +que le coeur, le foie, etc. Il est heureusement inutile désormais de +revenir sur la réfutation spéciale d'une doctrine aussi évidemment +vicieuse, si judicieusement appréciée par Gall et Spurzheim, qui ont +montré que ni l'observation directe, ni l'analyse pathologique, ni +surtout la méthode comparative ne permettaient de maintenir un seul +instant cette irrationnelle conception, appartenant à la première +enfance de la physiologie. On peut seulement ajouter à cet examen +décisif que l'argument symptomatique, tant invoqué par Bichat, outre +qu'il serait, par sa nature, certainement insuffisant pour constituer +seul une notion scientifique d'une telle importance, n'a pas même, en +réalité, la fixité rigoureuse qui pourrait lui donner quelque véritable +valeur logique. Si, en effet, comme le dit Bichat, toute émotion, toute +passion, est surtout ressentie dans les organes de la vie végétative, +chacun peut aisément reconnaître, non-seulement sur les divers animaux, +mais directement sur les différens états d'une même économie humaine, +que le siége de cette impression, purement sympathique et consécutive, +se trouve tantôt dans l'estomac, tantôt dans le foie, puis dans le coeur +ou dans le poumon, suivant celui d'entre eux que sa susceptibilité +native ou sa perturbation accidentelle disposent à éprouver +principalement une telle réaction, qui ne saurait ainsi fournir, par +elle même, aucune indication certaine sur le lieu de l'action primitive. +Il résulte seulement, d'un tel ordre de considérations, l'obligation +incontestable d'avoir beaucoup égard, dans la conception définitive de +l'ensemble de l'économie, à la grande influence que l'état du cerveau +doit exercer sur les nerfs qui se distribuent à tous les appareils de la +vie organique. + +En passant enfin aux notions d'un degré de généralité immédiatement +inférieur, on ne peut, ce me semble, contester davantage la profonde +justesse de la principale subdivision établie par Gall et Spurzheim dans +chacun des deux ordres essentiels de facultés et d'organes +phrénologiques: c'est-à-dire la distinction des facultés affectives en +penchans et sentimens ou affections, dont les premiers résident dans la +partie postérieure et fondamentale de l'appareil cérébral, tandis que sa +partie moyenne est essentiellement affectée aux autres; et pareillement, +la distinction des facultés intellectuelles en diverses facultés +perceptives proprement dites, dont l'ensemble constitue l'esprit +d'observation, et un petit nombre de facultés éminemment réflectives, +les plus élevées de toutes, composant l'esprit de combinaison, soit +qu'il compare ou qu'il coordonne; la partie antéro-supérieure de la +région frontale étant le siége exclusif de ces dernières, principal +attribut caractéristique de la nature humaine. Si nous considérons +surtout la première subdivision, qui est la plus importante et la mieux +établie, nous reconnaîtrons aisément qu'elle complète, d'une manière +très satisfaisante, l'esquisse générale de la vraie nature morale, déjà +ébauchée par la division fondamentale. C'est ainsi que se trouve +confirmée et expliquée la distinction incontestable, vaguement établie +de tout temps par le bon sens vulgaire, entre ce qu'on nomme le coeur, +le caractère, et l'esprit, distinction que les théories scientifiques +représenteront désormais avec exactitude, d'après les groupes de +facultés qui correspondent respectivement aux parties postérieure, +moyenne, et antérieure, de l'appareil cérébral. À la vérité, la +définition comparative des penchans et des sentimens semble d'abord +manquer de netteté et de précision; mais, au fond, cet inconvénient, +qu'il ne faut pas dissimuler, et que la science doit s'attacher à +dissiper, tient beaucoup moins à la pensée elle-même, dont la justesse +est irrécusable, qu'à l'extrême imperfection du langage philosophique +actuel, formé à une époque où toutes les notions morales et même +intellectuelles étaient enveloppées dans une vague et mystérieuse unité +métaphysique, et qui n'a pu encore être convenablement rectifié par +l'usage rationnel d'expressions mieux choisies, dont l'introduction +graduelle doit se faire avec une grande réserve systématique. Car, à +prendre les diverses dénominations usitées dans la stricte rigueur de +leur sens littéral, on irait ainsi jusqu'à méconnaître la distinction +fondamentale entre les facultés affectives, soit penchans, soit +sentimens, et les facultés intellectuelles proprement dites. Quand +celles-ci, en effet, sont très prononcées, elles produisent, sans aucun +doute, de véritables inclinations ou penchans, que leur moindre énergie +distingue seule ordinairement des passions inférieures. On ne peut nier +davantage que leur action ne donne lieu aussi à de véritables émotions +ou sentimens, les plus rares, les plus purs, et les plus sublimes de +tous, et qui, quoique les moins vifs, peuvent cependant aller +quelquefois jusqu'aux larmes; comme le témoignent tant d'admirables +ravissemens excités par la simple satisfaction directe qu'inspire la +seule découverte de la vérité, dans les éminens génies qui ont le plus +honoré l'espèce humaine, les Archimède, les Descartes, les Képler, les +Newton, etc. Aucun bon esprit penserait-il à s'autoriser de semblables +rapprochemens pour nier toute distinction réelle entre les facultés +intellectuelles et les facultés affectives? Il n'y a évidemment d'autre +conclusion à en déduire que l'incontestable nécessité de réformer +convenablement le langage philosophique, pour l'élever enfin, par une +précision rigoureuse, à la dignité sévère du langage scientifique. Or, +on en peut dire autant de la subdivision des facultés affectives +elles-mêmes en ce qu'on nomme, faute d'expressions mieux +caractéristiques, les _penchans_ et les _sentimens_, dont la distinction +n'est pas, au fond, moins réelle, quoiqu'elle doive être beaucoup moins +tranchée, et, par cela même, plus difficile à bien apprécier. En +écartant désormais, à cet égard, toute vaine discussion de nomenclature, +on peut dire néanmoins que la vraie différence générale entre ces deux +sortes de facultés affectives n'a pas encore été assez nettement saisie. +Pour lui donner un véritable aspect scientifique, il suffirait, ce me +semble, de reconnaître que le premier genre, le plus fondamental, se +rapporte simplement à l'individu isolé, ou, tout au plus, à la seule +famille, successivement envisagée dans ses principaux besoins de +conservation, tels que la reproduction, l'éducation des petits, le mode +d'alimentation, de séjour, d'habitation, etc.; tandis que le second +genre, plus spécial, suppose plus ou moins l'existence de quelques +rapports sociaux, soit entre des individus d'espèce différente, soit +surtout entre des individus de la même espèce, abstraction faite du +sexe, et détermine le caractère que les tendances de l'animal doivent +imprimer à chacune de ces relations, passagères ou permanentes +d'ailleurs. Le sentiment de la propriété, c'est-à-dire la disposition de +l'animal à s'approprier, d'une manière exclusive, tous les objets +convenables, constitue la vraie transition naturelle entre les deux +genres, étant à la fois social en lui-même et individuel par sa +destination directe. Pourvu que la comparaison de ces deux ordres de +facultés affectives soit toujours exactement subordonnée à cette +considération fondamentale, il importera peu d'ailleurs de quels termes +on se servira pour les désigner, une fois du moins que ces expressions +quelconques auront acquis, par un usage rationnel, toute la fixité +nécessaire. + +Tels sont les grands résultats philosophiques que consacre à jamais la +doctrine générale de Gall, quand on l'envisage, comme je viens de le +faire, en écartant soigneusement toute vaine tentative, mal conçue ou +anticipée, de localisation spéciale des diverses fonctions cérébrales ou +phrénologiques. Quels que soient les graves et nombreux inconvéniens que +présente évidemment aujourd'hui une telle localisation, d'ailleurs +inévitablement imposée à Gall, ainsi que je vais l'expliquer, par la +nécessité même de sa glorieuse mission, tout esprit juste et impartial +reconnaîtra néanmoins, après un examen approfondi de l'ensemble de cette +doctrine, que, malgré ce vice fondamental, elle formule, dès à présent, +une connaissance réelle de la nature humaine, et des autres natures +animales, extrêmement supérieure à tout ce qui avait jamais été tenté +jusqu'alors[50]. + + [Note 50: L'équitable postérité n'oubliera point de + noter que l'homme du génie, auteur d'une aussi importante + révolution philosophique, qui ouvre à l'esprit scientifique + une nouvelle et immense carrière, fut toujours obstinément + repoussé de cette même Académie des Sciences, qui avait déjà + laissé échapper l'occasion, hélas! trop fugitive, d'honorer + son histoire du glorieux nom de Bichat.] + +Parmi les innombrables objections qui ont été successivement élevées +contre cette belle doctrine, considérée toujours uniquement dans ses +dispositions fondamentales, et en continuant à éliminer toute +spécialisation, la seule qui mérite ici d'être signalée, tant par sa +haute importance, que par le nouveau jour que son entière résolution a +fait rejaillir sur l'esprit de la théorie, consiste dans la prétendue +irrésistibilité que des juges irréfléchis ont cru devoir ainsi être +attribuée aux actions humaines, et qu'il est nécessaire d'examiner +sommairement du point de vue général propre à la philosophie positive. + +Une profonde ignorance du véritable esprit de la philosophie naturelle, +pourrait seule faire confondre, en principe, la subordination +d'événemens quelconques à des lois invariables, avec leur irrésistible +accomplissement nécessaire. Dans l'ensemble du monde réel, organique ou +inorganique, il est évident, comme je l'ai déjà établi, que les +phénomènes des divers ordres sont d'autant moins modifiables, et +déterminent des tendances d'autant plus irrésistibles, qu'il sont à la +fois plus simples et plus généraux. Sous cet aspect, les actes de +pesanteur, en tant que relatifs à la plus générale et à la plus simple +de toutes les lois naturelles, sont les seuls que nous puissions +concevoir comme pleinement et nécessairement irrésistibles, puisqu'ils +ne sauraient jamais être entièrement suspendus; ils se font toujours +sentir, d'une manière quelconque, soit par un mouvement, soit par une +pression. Mais à mesure que les phénomènes se compliquent, leur +production exigeant le concours indispensable d'un nombre toujours +croissant d'influences distinctes et indépendantes, ils deviennent, par +cela seul, de plus en plus modifiables, ou, en d'autres termes, leur +accomplissement devient de moins en moins irrésistible, par les +combinaisons de plus en plus variées que comportent les diverses +conditions nécessaires, dont chacune continue néanmoins à être isolément +assujettie à ses lois fondamentales, sans lesquelles la conception +générale de la nature resterait dans cet état arbitraire et désordonné +que la philosophie théologique est directement destinée à représenter. +C'est ainsi que les phénomènes physiques, et surtout les phénomènes +chimiques, comportent des modifications continuellement plus profondes, +et présentent, par conséquent, une irrésistibilité toujours moindre, +ainsi que j'ai eu soin de l'expliquer. Nous avons également remarqué +que, en vertu de leur complication et de leur spécialité supérieures, +les phénomènes physiologiques sont les plus modifiables et les moins +irrésistibles de tous, quoique toujours soumis, dans leur +accomplissement, à des lois naturelles invariables. Par une suite +évidente de la même notion philosophique, il est clair que les +phénomènes de la vie animale, à raison de leur moindre indispensabilité +et de leur inévitable intermittence, doivent réellement être envisagés +comme plus modifiables et moins irrésistibles encore que ceux de la vie +organique proprement dite. Enfin, les phénomènes intellectuels et +moraux, qui, par leur nature, sont à la fois plus compliqués et plus +spéciaux que tous les autres phénomènes précédens, doivent évidemment +comporter de plus importantes modifications, et manifester, par suite, +une irrésistibilité beaucoup moindre, sans que chacune des nombreuses +influences élémentaires qui y concourent cesse pour cela d'obéir, dans +son exercice spontané, à des lois rigoureusement invariables, quoique le +plus souvent inconnues jusqu'à présent. C'est ce que Gall et Spurzheim +ont ici directement vérifié, de la manière la moins indubitable, par une +lumineuse argumentation. Il leur a suffi, après avoir rappelé que les +actes réels dépendent presque toujours de l'action combinée de plusieurs +facultés fondamentales, de remarquer, en premier lieu, que l'exercice +peut développer beaucoup chaque faculté quelconque, comme l'inactivité +tend à l'atrophier; et, en second lieu, que les facultés +intellectuelles, directement destinées, par leur nature, à modifier la +conduite générale de l'animal d'après les exigences variables de sa +situation, peuvent altérer beaucoup l'influence pratique de toutes les +autres facultés. D'après ce double principe, il ne saurait y avoir de +véritable irrésistibilité, et par suite d'irresponsabilité nécessaire, +conformément aux indications générales de la raison publique, que dans +les cas de manie proprement dite, où la prépondérance exagérée d'une +faculté déterminée, tenant à l'inflammation ou à l'hypertrophie de +l'organe correspondant, réduit en quelque sorte l'organisme à l'état de +simplicité et de fatalité de la nature inerte. C'est donc bien +vainement, et avec une légèreté bien superficielle, qu'on a accusé la +physiologie cérébrale de méconnaître la haute influence de l'éducation, +et de la législation qui en constitue le prolongement nécessaire, parce +qu'elle en a judicieusement fixé les véritables limites générales. Pour +avoir nié, contre l'idéologie française, la possibilité de convertir, à +volonté, par des institutions convenables, tous les hommes en autant de +Socrates, d'Homères, ou d'Archimèdes, et, contre la psychologie +germanique, l'empire absolu, bien plus absurde encore, que l'énergie du +_moi_ exercerait pour transformer, à son gré, sa nature morale, la +doctrine phrénologique a été représentée comme radicalement destructive +de toute liberté raisonnable, et de tout perfectionnement de l'homme à +l'aide d'une éducation bien conçue et sagement dirigée! Il est néanmoins +évident, par la seule définition générale de l'_éducation_, que cette +incontestable perfectibilité suppose nécessairement l'existence +fondamentale de prédispositions convenables, et, en outre, que chacune +d'elles est soumise à des lois déterminées, sans lesquelles on ne +saurait concevoir qu'il devînt possible d'exercer sur leur ensemble +aucune influence vraiment systématique: en sorte que c'est précisément, +au contraire, à la physiologie cérébrale qu'appartient exclusivement la +position rationnelle du problème philosophique de l'éducation. Enfin, +suivant une dernière considération plus spéciale, cette physiologie +érige en principe incontestable que les hommes sont, pour l'ordinaire, +essentiellement médiocres, en bien et en mal, dans leur double nature +affective et intellectuelle; c'est-à-dire que, en écartant un très petit +nombre d'organisations exceptionnelles, chacun d'eux possède, à un degré +peu prononcé, tous les penchans, tous les sentimens, et toutes les +aptitudes élémentaires, sans que le plus souvent aucune faculté soit, en +elle-même, hautement prépondérante. Il est donc clair que le champ le +plus vaste se trouve ainsi directement ouvert à l'éducation pour +modifier, presque en tous sens, des organismes aussi flexibles; quoique, +quant au degré, leur développement doive toujours rester dans cet état +peu tranché qui suffit pleinement à la bonne harmonie sociale, comme je +l'expliquerai plus tard. + +Les esprits judicieux ont adressé, à l'ensemble de la doctrine de Gall, +un reproche beaucoup plus difficile à écarter, lorsqu'ils ont blâmé la +localisation effective, évidemment hasardée, et même notoirement erronée +à beaucoup d'égards essentiels, que Gall a cru devoir proposer. +Toutefois, en examinant, d'une manière plus approfondie, la situation +nécessaire de ce grand philosophe, on reconnaîtra, j'espère, que, quels +que soient, en réalité, les vices fondamentaux d'une telle tentative, +qu'il serait certes bien superflu de soumettre ici au moindre examen +spécial, il a fait ainsi un usage, non-seulement très légitime, mais +même essentiellement indispensable, du droit général des naturalistes à +l'institution des hypothèses scientifiques, en se conformant d'ailleurs +à la théorie préliminaire que j'ai établie, à ce sujet, dans le second +volume de ce traité. D'abord, les conditions principales imposées par +cette théorie logique ont été, en ce cas, parfaitement remplies; +puisqu'il ne s'agit point là de fluides ni d'éthers fantastiques, qui +échappent à toute discussion réelle, mais bien d'organes très +saisissables, dont les attributions hypothétiques comportent, par leur +nature, des vérifications pleinement positives. En second lieu, aucun de +ceux qui ont fait, de la manière la plus convenable, la facile critique +de la localisation supposée par Gall, n'aurait pu, très probablement, en +imaginer, à sa place, aucune autre moins imparfaite, ni même aussi +heureusement ébauchée. S'abstenir, est, à la vérité, un conseil que la +médiocrité prudente peut toujours aisément prescrire au génie: mais on +peut, je crois, constater, sans la moindre incertitude, que, dans toute +semblable opération philosophique, une telle inaction serait +nécessairement impossible et même radicalement vicieuse. Car, l'esprit +humain est ordinairement beaucoup trop faible, et surtout trop peu +disposé à supporter, d'une manière continue, la pénible contention +qu'exige la combinaison d'idées très abstraites, et, par suite, très +indéterminées, pour que la création de la doctrine phrénologique, et +ensuite sa propagation et son développement, eussent été possibles, sans +l'institution préalable d'une hypothèse quelconque sur le siége effectif +de chaque faculté fondamentale, sauf la rectification ultérieure de cet +indispensable programme, nécessairement hasardé. La même obligation +logique s'est reproduite, de nos jours, pour l'illustre rénovateur de la +philosophie médicale, et je n'hésite point à affirmer qu'on la vérifiera +constamment dans tous les cas analogues. Elle a, sans doute, de très +graves inconvéniens, par l'extrême embarras que présentent ensuite +l'élimination ou le redressement d'hypothèses auxquelles une science +doit son existence, et que les esprits ordinaires ont presque toujours +épousées avec une foi bien plus profonde que la confiance hardie de +leurs propres inventeurs: mais il n'y a point à délibérer sur ce qui +est si évidemment nécessité par l'infirmité radicale de notre +intelligence. Que désormais des esprits vigoureux, bien préparés, par +une saine éducation scientifique, à raisonner avec aisance sur des +notions très générales et peu arrêtées, sans excéder essentiellement les +étroites limites de leur positivité actuelle, s'en tiennent +habituellement, à l'égard de la doctrine phrénologique, aux seuls +principes fondamentaux que j'en ai ci-dessus séparés, et qui en +constituent aujourd'hui toute la partie vraiment sérieuse et +substantielle, cela est non-seulement devenu possible, mais même +éminemment désirable: puisque c'est uniquement d'un tel point de vue +qu'on peut nettement apercevoir l'ensemble des vrais besoins principaux +de la physiologie cérébrale, et le caractère des moyens philosophiques +qui peuvent graduellement conduire à la perfectionner. Il ne faut pas +croire d'ailleurs que cette scrupuleuse séparation doive, dans la +pratique, priver une telle doctrine de l'efficacité positive inhérente à +sa lumineuse représentation générale de la nature intellectuelle et +affective de l'homme et des animaux. Rien n'empêche, en raisonnant ici, +à la manière des géomètres, sur des siéges indéterminés, ou regardés +comme tels, de parvenir à des conclusions effectives, susceptibles +d'une utilité très réelle, ainsi que j'espère pouvoir le témoigner, dans +le volume suivant, par ma propre expérience; quoique d'ailleurs il doive +être évident que ces conclusions deviendraient certainement plus +précises, et, par suite, plus efficaces, si les vrais organes des +diverses facultés cérébrales comportaient un jour des déterminations +pleinement positives. Mais, outre qu'une telle marche était +primitivement impossible, puisque le développement préliminaire de la +phrénologie, à l'aide de la localisation hypothétique, a pu seul +conduire à en concevoir nettement le caractère et la nécessité, il est +incontestable que, si Gall s'en fût scrupuleusement tenu à ces hautes +généralités philosophiques, quelque irrécusables qu'elles soient, il +n'aurait jamais constitué une science, ni formé une école, et ces +vérités si précieuses eussent été inévitablement étouffées dans leur +germe par la coalition spontanée des diverses influences antagonistes. +Ainsi, l'heureux ébranlement que les immortels travaux de Gall ont +irrévocablement imprimé à l'esprit humain, dépendait essentiellement de +la marche, en apparence si téméraire, qu'il a dû nécessairement suivre; +sans que ce soit néanmoins un motif de prolonger ce mode originaire +au-delà des limites naturelles que lui imposent les lois positives du +développement de notre intelligence. Ce cas est fort analogue à celui +que nous a déjà présenté la grande hypothèse mécanique de Descartes, qui +a rendu, à d'autres égards, les mêmes éminens services philosophiques, +et qui a dû subir ensuite une semblable élimination: mais, toutefois, +avec cette différence essentielle, tout à l'avantage de l'hypothèse +actuelle, que les organes effectifs des diverses facultés cérébrales, +quoique n'étant point encore déterminés, sont cependant susceptibles de +l'être ultérieurement[51]; tandis que le mécanisme primitif des +mouvemens célestes ne comportait réellement aucune détermination +positive, et constituait une recherche nécessairement inaccessible, à +laquelle l'esprit humain a dû finir par renoncer pour jamais, quand son +éducation fondamentale a été enfin suffisamment avancée. + + [Note 51: Cette détermination positive peut même être + déjà regardée comme accomplie à l'égard de quelques organes + très prononcés. Il serait, ce me semble, difficile de + résister à l'ensemble de preuves d'après lequel Gall a placé + le siége de l'amour maternel dans les lobes postérieurs du + cerveau, et surtout celui du penchant à la propagation dans + le cervelet; quoique, sous ce dernier rapport, la grave + objection présentée par plusieurs zoologistes ne soit pas + encore convenablement résolue.] + +Après avoir convenablement apprécié le véritable caractère philosophique +de la physiologie cérébrale, il me reste enfin, pour compléter ici un +tel examen, à signaler rapidement les divers perfectionnemens +indispensables que sa constitution naissante exige aujourd'hui avec tant +d'urgence. + +Il faut placer, en première ligne, comme la principale condition +scientifique, base nécessaire de tout développement ultérieur, une +judicieuse rectification fondamentale des organes et des facultés de +tous genres. Sous le point de vue anatomique, qui doit d'abord +prédominer désormais, on voit aisément que, après avoir établi, en +général, le principe incontestable qui érige le cerveau en un véritable +appareil, la répartition effective de cet appareil en ses divers organes +constituans n'a plus été essentiellement dirigée que par des analyses +purement physiologiques, le plus souvent fort imparfaites et même très +superficielles, au lieu d'être directement subordonnée à de vraies +déterminations anatomiques. Aussi tous les anatomistes ont-ils, à juste +titre, traité une telle distribution comme arbitraire et désordonnée, +puisque, n'étant assujétie à aucune notion rigoureuse de philosophie +anatomique sur la différence réelle entre un organe et une partie +d'organe, elle comporte des subdivisions en quelque sorte indéfinies, +que chaque phrénologue semble pouvoir multiplier à son gré. Quoique, en +thèse générale, l'analyse des fonctions doive, sans doute, éclairer +beaucoup celle des organes, la décomposition fondamentale de l'organisme +en appareils, et de ceux-ci en organes, n'en est pas moins, par sa +nature, essentiellement indépendante de l'analyse physiologique, à +laquelle, au contraire, elle est surtout destinée à fournir une base +préliminaire indispensable, comme tous les physiologistes le +reconnaissent pleinement aujourd'hui envers tous les autres ordres +d'études biologiques: à quel titre les études cérébrales seraient-elles +exceptées d'une telle obligation philosophique? Il n'est point +nécessaire, par exemple, de voir fonctionner les divers organes qui +composent l'appareil digestif, l'appareil respiratoire, l'appareil +locomoteur, etc., pour que l'anatomie puisse nettement les distinguer +les uns des autres: pourquoi n'en serait-il pas de même dans l'appareil +cérébral? L'analyse anatomique doit, sans doute, y présenter des +difficultés très supérieures, en vertu de la dissemblance beaucoup +moindre et de la plus grande proximité des organes correspondans. Mais +serait-ce un motif suffisant de renoncer directement à cette +indispensable analyse? S'il en était ainsi, il faudrait certainement +cesser de prétendre à donner jamais à la doctrine phrénologique un +caractère scientifique vraiment spécial, et l'on devrait s'en tenir +toujours aux seules généralités fondamentales que j'en ai ci-dessus +détachées. Car, le but philosophique de toute théorie biologique devant +être, comme je l'ai établi, de constituer une exacte harmonie entre +l'analyse anatomique et l'analyse physiologique, cela suppose évidemment +qu'elles n'ont pas d'abord été calquées l'une sur l'autre, et que +chacune d'elles a été préalablement opérée d'une manière distincte. Rien +ne saurait donc dispenser aujourd'hui les véritables phrénologistes, +pour assurer à leur doctrine une consistance durable et un développement +rationnel, qui lui garantissent enfin droit de cité dans le monde +savant, de la stricte obligation de reprendre, par une série directe de +travaux anatomiques, l'analyse fondamentale de l'appareil cérébral, en +faisant provisoirement abstraction de toute idée de fonctions, ou, du +moins, en ne l'employant qu'à titre de simple auxiliaire de +l'exploration anatomique. Ceux d'entre eux qui ont déjà reconnu, quoique +d'une manière beaucoup trop vague, l'évidente nécessité, dans la +détermination de la prépondérance relative de chaque organe cérébral +chez les divers sujets, de ne plus s'en tenir uniquement à la +considération grossière du volume ou du poids de l'organe, mais d'avoir +égard aussi au degré d'activité, estimé anatomiquement, par exemple, +d'après l'énergie de sa circulation partielle, seront probablement +disposés à bien comprendre la haute importance d'une telle +considération. + +À cette analyse anatomique de l'appareil cérébral, il faudra joindre, +dans un ordre d'idées entièrement distinct quoique parallèle, l'analyse +purement physiologique des diverses facultés élémentaires, qui devra +finalement être constituée, autant que possible, en harmonie +scientifique avec la première: toute idée anatomique devra, à son tour, +être provisoirement écartée dans ce second travail, au lieu de la fusion +anticipée qu'on veut habituellement opérer entre les deux points de vue. +Sous ce nouvel aspect, et abstraction faite de toute localisation, la +situation actuelle de la phrénologie n'est guère plus satisfaisante. +Car, la distinction spéciale des diverses facultés fondamentales, soit +intellectuelles, soit même affectives, ainsi que leur énumération, y +sont encore conçues le plus souvent d'une manière très superficielle, +quoiqu'il n'y ait d'ailleurs aucune comparaison à faire, quant à la +positivité, avec les vaines analyses métaphysiques. Si les +métaphysiciens avaient confondu toutes leurs notions psychologiques et +idéologiques dans une vague et absurde unité, il est fort probable que +les phrénologistes, au contraire, ont trop multiplié aujourd'hui les +fonctions vraiment élémentaires. Gall en avait établi vingt-sept, ce +qui, sans doute, était déjà exagéré; Spurzheim en a porté le nombre à +trente-cinq, et chaque jour il tend à s'augmenter, faute de principes +rationnels d'une circonscription rigoureuse, qui puisse régler la verve +facile des explorateurs vulgaires. À moins que la saine philosophie n'y +mette ordre, tout phrénologue créera bientôt une faculté, en même temps +qu'un organe, pour peu que le cas lui semble opportun, avec +presqu'autant d'aisance que les idéologues ou psychologues +construisaient jadis des entités. Quelle que soit l'extrême variété des +diverses natures animales, ou même celle des différens types humains, il +est néanmoins sensible, puisque les actes réels supposent presque +toujours le concours de plusieurs facultés fondamentales, que cette +multiplicité effective, fût-elle beaucoup plus grande encore, se +trouverait suffisamment représentée d'après un très petit nombre de +fonctions élémentaires relatives aux deux genres dans lesquels se +subdivisent l'ordre moral et l'ordre intellectuel. Si, par exemple, le +nombre total des facultés était réduit à douze ou à quinze très +tranchées, leurs combinaisons binaires, ternaires, quaternaires, etc., +correspondraient, sans doute, à des types bien plus multipliés qu'il +n'en peut réellement exister, en se bornant même à distinguer, d'après +le degré normal d'activité de chaque fonction, deux autres degrés +nettement caractérisés, l'un supérieur, et l'autre inférieur. Mais +l'exhorbitante multiplication des facultés fondamentales n'est pas, en +elle-même, aussi choquante que la frivole irrationnalité de la plupart +des prétendues analyses qui ont jusqu'ici présidé à leur distinction. +Dans l'ordre intellectuel surtout, les aptitudes ont été presque +toujours fort mal caractérisées, même abstraction faite des organes. +C'est ainsi, pour me borner ici à un seul exemple très prononcé, qu'on a +introduit une prétendue aptitude mathématique fondamentale, d'après des +motifs qui auraient dû également conduire à créer autant d'autres +aptitudes spéciales à l'égard de la chimie, de l'anatomie, etc., si +toute la boîte osseuse n'eût pas été préalablement distribuée en +irrévocables compartimens. La caractéristique a même été établie avec +une telle légèreté, qu'on a choisi comme principal symptôme d'un +semblable talent, l'insignifiante facilité que tant d'esprits médiocres +apportent dans la rapide exécution des calculs numériques les plus +automatiquement formulés, et qui, d'après le futile emploi qu'elle +suppose d'un temps précieux, est, sans doute, beaucoup plus décisive +ordinairement contre la capacité réelle de celui qui la présente +qu'elle ne peut prouver en sa faveur. Un tel mode d'appréciation +témoigne une profonde ignorance de la vraie nature des spéculations +mathématiques, qui sont bien loin d'avoir un caractère intellectuel +aussi spécial que l'imaginent les esprits disposés à confesser naïvement +leur inaptitude à cet égard, sans soupçonner la portée des indications +directes qu'ils fournissent ainsi contre eux à tout observateur +philosophe. Quoique l'analyse des facultés affectives, nécessairement +beaucoup plus tranchées, soit certainement bien moins imparfaite, elle +présente néanmoins, dès le premier examen, plusieurs doubles emplois +très sensibles. C'est ainsi, par exemple, que, après avoir justement +admis la bienveillance et la sympathie comme dispositions élémentaires, +Spurzheim a cru devoir ériger la justice en un nouveau sentiment +fondamental, quoique ce ne soit évidemment que le résultat de l'usage de +ces facultés, éclairé, en chaque cas, par une convenable appréciation +intellectuelle des rapports sociaux[52]. + + [Note 52: Cette erreur est d'autant moins excusable que + Gall l'avait déjà soigneusement évitée et même signalée. On + pourrait, en sens inverse, reprocher à Gall le prétendu + organe de la théosophie, superfétation évidemment absurde, + justement écartée par Spurzheim, si une telle notion eût + été, dès l'origine, autre chose qu'une simple concession + dictée par la prudence, et dont la nécessité réelle était + seule très contestable.] + +Pour perfectionner ou rectifier cette analyse élémentaire des diverses +facultés cérébrales, il serait, je crois, fort utile d'ajouter, à +l'observation générale et directe de l'homme et de la société, une +judicieuse appréciation physiologique des cas individuels les plus +prononcés, en considérant surtout le passé. L'ordre intellectuel, qui a +le plus besoin de révision, comporterait principalement l'application la +plus étendue et la moins équivoque de ce procédé complémentaire. Si, par +exemple, de telles monographies avaient été préalablement entreprises à +l'égard des principaux géomètres, anciens ou modernes, elles auraient +vraisemblablement prévenu l'aberration grossière que je viens de +signaler, en montrant, avec la dernière évidence, que ce qu'on nomme +l'esprit mathématique, loin de constituer aucune aptitude isolée et +spéciale, présente toutes les variétés que peut offrir, en général, +l'esprit humain dans tous ses autres exercices quelconques, par les +différentes combinaisons des vraies facultés élémentaires. C'est ainsi +que tel grand géomètre a surtout brillé par la sagacité de ses +inventions, tel autre par la force et l'étendue de ses combinaisons, un +troisième par le génie du langage, manifesté dans l'heureux choix de ses +notations, et dans la perfection de son style algébrique, etc. On +pourrait certainement découvrir, ou du moins vérifier, toutes les +principales facultés vraiment fondamentales de notre intelligence, par +cette seule classe du monographies scientifiques, qui comporterait plus +de précision qu'aucune autre, si elle était convenablement conçue et +judicieusement exécutée par un esprit assez compétent. Il en serait de +même, quoiqu'à un bien moindre degré, pour les monographies analogues +des plus éminens artistes. Cette considération, généralisée autant que +possible, se rattache à l'utilité fondamentale de l'étude philosophique +des sciences, tant sous le point de vue historique que sous le rapport +dogmatique, pour la découverte des véritables lois logiques, que j'ai +établie, au début de ce traité, comme l'une de ses principales +applications directes: seulement il s'agit ici de la détermination +préalable des diverses facultés élémentaires, et non des lois de leur +action effective; mais les motifs doivent être essentiellement +analogues. + +L'analyse phrénologique fondamentale est donc entièrement à refaire, +suivant l'esprit philosophique que je viens de caractériser, d'abord +dans l'ordre anatomique, et ensuite dans l'ordre purement physiologique. +Après avoir convenablement opéré ces deux analyses préliminaires, en les +distinguant avec beaucoup de soin, et en dirigeant chacune d'elles +conformément à sa nature, il faudra finalement établir entre elles une +exacte harmonie générale, qui peut seule constituer dignement la +physiologie phrénologique sur ses véritables bases rationnelles. Mais ce +grand travail, qu'on peut déjà, d'après les deux leçons précédentes, +regarder comme essentiellement institué à l'égard de la physiologie +végétative et même de la physiologie animale proprement dite, n'est pas +seulement conçu jusqu'ici, dans son ensemble, pour la physiologie +cérébrale, en vertu de sa complication supérieure et de sa positivité +plus récente. + +Dans l'exécution difficile de cette grande opération scientifique, les +phrénologistes devront certainement s'aider, d'une manière plus complète +et mieux entendue qu'ils ne l'ont fait jusqu'ici, des moyens généraux +que fournit la philosophie biologique pour perfectionner toutes les +études relatives aux corps vivans, c'est-à-dire, de l'analyse +pathologique, et surtout de l'analyse comparative proprement dite. +L'introduction rationnelle de ces deux puissans auxiliaires n'est +aujourd'hui qu'à peine ébauchée en phrénologie: aussi n'en a-t-on tiré +encore aucun parti essentiel, si ce n'est pour les généralités +préliminaires. Sous le premier point de vue, on n'a point jusqu'ici +convenablement appliqué aux phénomènes intellectuels et moraux le +lumineux aphorisme fondamental de philosophie médicale, dont l'esprit +humain est redevable à M. Broussais, et qui consiste, ainsi que je l'ai +indiqué dans la quarantième leçon, à concevoir tous les phénomènes +quelconques de l'état pathologique comme ne pouvant constituer jamais +qu'un simple prolongement des phénomènes de l'état normal, exagérés ou +atténués au-delà de leurs limites ordinaires de variation. Il est +néanmoins impossible de rien comprendre aux différens genres de folie, +si leur examen scientifique n'est continuellement dirigé par ce grand +principe. Or, d'après cette même assimilation nécessaire entre les cas +pathologiques et les cas purement physiologiques, rien ne serait plus +propre que l'étude judicieuse de l'état de folie à dévoiler ou à +confirmer les véritables facultés fondamentales de la nature humaine, +que cette triste situation tend à faire si énergiquement ressortir, en +manifestant successivement chacune d'elles dans une exaltation +prépondérante, qui la sépare nettement de toutes les autres[53]. Les +médecins, spécialement occupés d'un tel ordre de maladies, et qui, +presque toujours, sont, encore moins que la plupart des autres, sous le +rapport intellectuel, ou même sous le rapport moral, au niveau de leur +importante mission, tendent néanmoins, depuis Pinel, dans l'étude de ce +qu'ils ont nommé les _monomanies_, à donner cette direction aux +explorations qu'ils se sont trop exclusivement réservées. Mais une +appréciation préalable beaucoup trop imparfaite du véritable état +normal, et un sentiment trop vague et trop incomplet de son +indispensable similitude avec l'état pathologique, ont rendu jusqu'à +présent ces travaux à peu près stériles pour l'amélioration de la +physiologie cérébrale. Quoique les maladies mentales ne soient plus, +sans doute, _sacrées_, comme elles l'étaient pour Hippocrate, leurs +monographies n'en consistent pas moins encore, le plus souvent, dans +l'inintelligible accumulation de prétendues merveilles, qui éloignent +toute idée de rapprochement positif avec l'état normal: ce sont +habituellement des travaux plutôt littéraires que vraiment +scientifiques. L'extrême difficulté d'un tel genre d'explorations +excuse, jusqu'à un certain point, cette imperfection plus prononcée, qui +tient néanmoins surtout à l'insuffisance plus profonde des observateurs, +plus occupés, d'ordinaire, à régenter grossièrement leurs malades qu'à +en analyser judicieusement les phénomènes. Aussi les divers successeurs +de Pinel n'ont-ils réellement ajouté jusqu'ici rien d'essentiel aux +améliorations introduites, il y a quarante ans, par cet illustre +médecin, soit dans la théorie ou dans le traitement de l'aliénation +mentale. + + [Note 53: Il faut signaler, à cet égard, une remarque + générale, éminemment judicieuse, faite récemment par M. + Broussais, et qui peut éclairer beaucoup le diagnostic de la + folie, aussi bien que les vraies indications physiologiques + que l'on doit induire d'un tel genre d'observations + pathologiques. Elle consiste en ce que, quand l'altération + principale porte directement sur les organes intellectuels, + ordinairement destinés, dans l'état normal, à régler + l'équilibre des diverses facultés affectives, la suppression + de cette influence régulatrice peut laisser un trop libre + développement au penchant ou au sentiment le plus prononcé, + ce qui déguise souvent à l'observateur vulgaire le véritable + siége de l'aliénation, et pourrait ainsi donner à l'ensemble + du traitement une fausse direction.] + +Quoique l'étude des animaux ait été certainement moins stérile au +perfectionnement réel de la physiologie intellectuelle et morale, il +reste cependant incontestable que ce puissant moyen d'exploration a été +jusqu'ici essentiellement vicié par le déplorable ascendant que +conservent encore, chez la plupart des naturalistes, les vaines +subtilités métaphysiques sur la comparaison entre l'instinct et +l'intelligence, comme je l'ai précédemment expliqué. Si la nature +animale ne saurait être rationnellement comprise que d'après son +assimilation fondamentale à la nature humaine, proportionnellement au +degré d'organisation, il est tout aussi indubitable, en sens inverse, +pour cet ordre de fonctions comme pour tous les autres, que l'examen +judicieux et graduel des organismes plus ou moins inférieurs doit +éclairer beaucoup la vraie connaissance de l'homme: l'humanité et +l'animalité se servent ainsi l'une à l'autre d'explication mutuelle, +suivant l'esprit général de toute saine explication scientifique. +L'ensemble des facultés cérébrales, intellectuelles ou affectives, +constituant le complément nécessaire de la vie animale proprement dite, +on concevrait difficilement que toutes celles qui sont vraiment +fondamentales ne fussent point, par cela même, rigoureusement communes, +dans un degré quelconque, à tous les animaux supérieurs, et peut-être au +groupe entier des ostéozoaires; car, les différences d'intensité +suffiraient vraisemblablement à rendre raison des diversités effectives, +en ayant égard à l'association des facultés, et faisant d'ailleurs +provisoirement abstraction, autant que possible, de tout +perfectionnement de l'homme par le développement de l'état social: +l'analogie puissante que fournissent toutes les autres fonctions tend à +confirmer une telle conception. Si quelques facultés appartiennent, +d'une manière vraiment exclusive, à la seule nature humaine, ce ne peut +être qu'à l'égard des aptitudes intellectuelles les plus éminentes, qui +doivent correspondre à la partie la plus antérieure de la région +frontale: et encore cela paraîtra-t-il fort douteux, si l'on compare, +sans prévention, les actes des mammifères les plus élevés à ceux des +sauvages les moins développés. Il est, ce me semble, beaucoup plus +rationnel de penser que l'esprit d'observation, et même l'esprit de +combinaison, existent aussi, mais à un degré radicalement très +inférieur, chez les animaux, quoique le défaut d'exercice, résultant +surtout de l'état d'isolement, doive tendre à les engourdir, et même à +en atrophier les organes. On a vainement argué, contre les animaux, du +fait même de notre exclusive perfectibilité sociale, sans réfléchir que +notre espèce n'a pu se développer ainsi qu'en comprimant, de toute +nécessité, l'essor graduel qu'auraient pu prendre tant d'autres espèces +animales susceptibles de sociabilité. Les animaux domestiques, quoique +n'étant pas toujours, à beaucoup près, les plus intelligens, pourraient +fournir à ce sujet d'importantes lumières, en vertu d'une plus facile +exploration, surtout si l'on savait judicieusement comparer leur nature +morale actuelle à celle, plus ou moins différente, qui devait +correspondre aux époques plus rapprochées de leur domestication +primitive; car il serait étrange que les transformations si évidentes +qu'ils ont éprouvées sous tant de rapports physiques ne fussent +accompagnées d'aucune variation réelle à l'égard des fonctions les plus +modifiables de toutes. Mais l'extrême imperfection de l'étude +phrénologique des animaux est surtout manifeste dans la dédaigneuse +égalité où notre superbe intelligence enveloppe la considération +intellectuelle et affective des diverses natures animales, sans avoir +même ordinairement égard aux principaux degrés d'organisation. Du haut +de sa suprématie, l'homme a jugé les animaux à peu près comme un despote +envisage ses sujets, c'est-à-dire, en masse, sans apercevoir entre eux +aucune inégalité digne d'être sérieusement notée. Il est néanmoins +certain, en considérant l'ensemble de la hiérarchie animale, que, sous +le rapport intellectuel et moral, aussi bien que sous tous les autres +aspects physiologiques, les principaux ordres de cette hiérarchie +diffèrent souvent davantage les uns des autres que les plus élevés +d'entre eux ne diffèrent réellement du type humain. L'étude rationnelle +des moeurs et de l'esprit des animaux est donc encore essentiellement à +faire, la plupart des essais déjà tentés n'ayant pu avoir que la seule +efficacité préliminaire de préparer graduellement sa véritable +institution scientifique. Elle promet aux naturalistes une ample moisson +d'importantes découvertes, directement applicables au progrès général de +la vraie connaissance de l'homme, pourvu que, en dirigeant mieux leurs +recherches, ils sachent aussi mépriser désormais, avec une fermeté plus +énergique, les vaines et inconvenantes déclamations des théologiens et +des métaphysiciens sur la prétendue tendance d'une telle doctrine à +dégrader la nature humaine, dont elle doit, au contraire, rectifier la +notion fondamentale, en fixant, avec une précision rigoureuse, et à +l'abri de toute argumentation sophistique, les profondes différences qui +nous séparent positivement des animaux les plus voisins. + +Dans cette construction philosophique de la physiologie cérébrale, il +faudra considérer, plus soigneusement qu'on ne l'a fait jusqu'ici, les +deux ordres de notions générales relatives au mode d'action, qui, +d'après la leçon précédente, conviennent nécessairement à tous les +phénomènes quelconques de la vie animale, et que nous avons déjà +examinés à l'égard des phénomènes élémentaires d'irritabilité et de +sensibilité. La loi d'intermittence est, en effet, éminemment applicable +aux diverses fonctions affectives et intellectuelles, en ayant égard, +bien entendu, à la symétrie constante des organes, suivant la judicieuse +remarque de Gall, qui devient ici plus spécialement indispensable. Mais +ce grand sujet exige toutefois un nouvel examen, surtout envers les +facultés mentales, vu la stricte nécessité imposée à la science de +concilier leur intermittence évidente avec la parfaite continuité que +semble supposer la liaison fondamentale qui unit entre elles toutes nos +opérations intellectuelles, depuis la première enfance jusqu'à l'extrême +caducité, et que ne peuvent même interrompre les plus profondes +perturbations cérébrales, pourvu qu'elles soient passagères. Cette +question, dont les théories métaphysiques ne comportaient pas seulement +la position, présente certainement de grandes difficultés; mais sa +solution positive doit jeter un grand jour sur la marche générale des +actes intellectuels. Quant à l'association, soit synergique, soit +sympathique, des diverses facultés phrénologiques, les physiologistes +commencent à en bien comprendre la haute importance habituelle, quoique +jusqu'ici aucune étude vraiment scientifique n'ait été directement +instituée pour la recherche des lois générales de ces combinaisons +indispensables. Sans une telle considération fondamentale, le nombre des +penchans, des sentimens, ou des aptitudes, semblerait presque +susceptible d'être indéfiniment augmenté. C'est ainsi, pour n'en citer +qu'un seul exemple, tant d'explorateurs de la nature humaine ont cru +devoir distinguer plusieurs sortes de courages, sous les noms de +militaire, de civil, etc., quoique la disposition primitive à braver un +danger quelconque doive néanmoins être toujours uniforme, et qu'elle +soit seulement plus ou moins dirigée par l'intelligence. Sans doute, le +martyr qui supporte, avec une fermeté inébranlable, les plus horribles +supplices pour éviter seulement le désaveu solennel de ses convictions, +le savant qui entreprend une expérience périlleuse dont il a bien +calculé les chances, etc., pourraient fuir sur un champ de bataille +s'ils étaient forcés à combattre pour une cause qui ne leur inspirerait +aucun intérêt: mais leur genre de courage n'en est pas moins +essentiellement identique au courage spontané et animal qui constitue la +bravoure militaire proprement dite; il n'y a, entre tous ces cas, +d'autre différence principale que l'influence supérieure des facultés +intellectuelles, sauf toutefois les inégalités ordinaires de degré. En +général, sans les diverses synergies cérébrales, ou entre les deux +ordres de facultés fondamentales, ou entre les différentes fonctions de +chaque ordre, il serait impossible d'analyser judicieusement la plupart +des actes réels: et c'est surtout dans l'interprétation positive de +chacun d'eux par une telle association, que consistera l'application +habituelle de la doctrine phrénologique, quand une fois elle aura été +scientifiquement constituée. Mais l'étude directe des lois de cette +harmonie, et de l'équilibre moral qui en résulte, serait certainement +prématurée, tant que l'analyse phrénologique élémentaire ne sera pas +mieux conçue et plus arrêtée, dans son double caractère anatomique et +physiologique. Quand l'époque sera venue d'examiner cet ordre important +de phénomènes composés, et les déterminations volontaires qui en sont la +conséquence finale, il faudra décider alors, par une exploration plus +délicate, si, dans chaque véritable organe cérébral, une partie +distincte n'est point spécialement affectée à l'établissement de ces +diverses synergies et sympathies; comme l'ont déjà soupçonné MM. +Pinel-Grandchamp et Foville, d'après quelques observations +pathologiques, à l'égard de la substance blanche comparée à la substance +grise, celle-ci leur ayant paru plus particulièrement enflammée dans les +perturbations cérébrales qui affectaient surtout les phénomènes de la +volonté, tandis que l'autre l'était davantage dans celles qui portaient +principalement sur les opérations intellectuelles proprement dites. + +Si l'on peut ainsi justement reprocher à la phrénologie actuelle de +concevoir d'une manière trop isolée chacune des fonctions cérébrales +qu'elle considère, on doit, à plus forte raison, la blâmer d'avoir trop +séparé le cerveau de l'ensemble du système nerveux, quoique les +premières exigeances de cette étude naissante excusent, jusqu'à un +certain point, une conception aussi imparfaite. Il est néanmoins +évident, comme Bichat l'a si fréquemment rappelé, que l'ensemble des +phénomènes intellectuels et affectifs, malgré leur extrême importance, +ne constitue, dans le système total de l'économie animale, qu'un +indispensable intermédiaire entre l'action du monde extérieur sur +l'animal à l'aide des impressions sensoriales, et la réaction finale de +l'animal par les contractions musculaires. Or, dans l'état présent de la +physiologie phrénologique, il n'existe aucune conception positive sur la +co-relation générale de la suite des actes intérieurs du cerveau à cette +dernière réaction nécessaire, dont on soupçonne seulement que la moelle +épinière constitue vaguement l'organe immédiat[54]. + + [Note 54: C'est à l'étude de cette réaction que se + rattache l'importante considération de la traduction + extérieure de l'ensemble de la constitution intellectuelle, + et surtout morale, par l'état habituel du système + musculaire, principalement facial, qui détermine la + physionomie proprement dite. Quoique Lavater ait analysé, + avec une grande sagacité, ces indications symptomatiques, + dont le principe est incontestable, une telle série de + recherches ne pourra prendre un caractère rationnel, et + comporter une véritable utilité, à l'abri de toute induction + erronée ou frivole, que lorsqu'elle pourra être subordonnée, + d'après une détermination positive des vraies facultés + fondamentales, aux lois générales de l'action normale de + l'appareil cérébral sur l'appareil musculaire. De tels + travaux seraient jusque-là évidemment prématurés: aussi + Lavater n'a-t-il pu réellement former une école, faute d'une + véritable doctrine, propre à rallier ses esquisses + incohérentes. + + Gall a très judicieusement remarqué, à ce sujet, que le + système habituel des gestes offre un indice plus rationnel + et moins équivoque que l'état passif de la physionomie + proprement dite. La loi ingénieuse et très plausible qu'il a + proposée sur la direction générale de la mimique, + conformément à la prépondérance de tel ou tel organe + cérébral, me paraît constituer une inspiration fort + heureuse, ultérieurement susceptible d'une véritable utilité + scientifique, pourvu qu'elle soit convenablement + appliquée.] + +En généralisant autant que possible cet ordre de jugemens +philosophiques, on doit enfin reconnaître que la physiologie cérébrale, +lors même qu'elle envisagerait, d'une manière plus rationnelle, +l'ensemble du système nerveux, présenterait aujourd'hui le grave +inconvénient de trop isoler ce système du reste de l'économie. Sans +doute, elle a dû d'abord écarter soigneusement les erreurs anciennes sur +le prétendu siége des passions dans les organes de la vie végétative, +qui eussent empêché toute conception scientifique de la nature morale de +l'homme et des animaux, comme je l'ai déjà expliqué. Mais elle a depuis +beaucoup trop négligé la grande influence qu'exercent sur les +principales fonctions intellectuelles et affectives les divers genres +des autres phénomènes physiologiques, influence si hautement signalée +dans le célèbre ouvrage de Cabanis, qui, malgré le vague et l'obscurité +de ses vues générales, fut néanmoins si utile à la science, en servant +de précurseur immédiat à l'heureuse révolution philosophique que nous +devons au génie de Gall. + +L'ensemble des différentes considérations indiquées dans cette leçon, +concourt donc à démontrer que la physiologie intellectuelle et morale +est aujourd'hui conçue et cultivée d'une manière à la fois trop +irrationnelle et trop étroite, dont l'influence, tant qu'elle +subsistera, opposera nécessairement un obstacle insurmontable à tout +véritable progrès d'une doctrine qui n'a fait réellement encore aucun +pas important depuis sa première fondation. Cette étude, qui, par sa +nature, exige, plus qu'aucune autre branche de la physiologie, +l'indispensable habitude préliminaire des principales parties de la +philosophie naturelle, et qui ne peut fructifier que dans les +intelligences les plus vigoureuses et les mieux élevées, tend +aujourd'hui, en vertu de son isolement vicieux, à descendre au niveau +des esprits les plus superficiels et les moins préparés, qui la feraient +bientôt servir de base à un charlatanisme grossier et funeste, dont tous +les vrais savans doivent se hâter de prévenir le développement déjà +imminent. Mais, quels que soient ces immenses inconvéniens, ils ne +doivent point faire méconnaître l'éminent mérite d'une conception +destinée, malgré son imperfection actuelle, à constituer directement +l'un des principaux élémens par lesquels la philosophie du dix-neuvième +siècle se distinguera définitivement de celle du siècle précédent, ce +qui a été jusqu'ici si vainement tenté. + +Cette dernière leçon, rattachée à l'ensemble des cinq précédentes, +complète donc l'appréciation générale que je devais faire, dans la +seconde partie de ce volume, du vrai génie philosophique propre à +l'étude positive des corps vivans, successivement envisagés sous tous +leurs divers aspects principaux. Quoique les différentes parties +essentielles de cette grande science soient, sans doute, très +inégalement avancées aujourd'hui, et que nous ayons reconnu l'état peu +satisfaisant de toutes celles qui se rapportent directement aux idées de +vie, même les plus simples, comparées à celles qui se bornent aux seules +idées d'organisation, cependant un tel examen nous a montré que les +branches les plus imparfaites commencent aussi à prendre un véritable +caractère scientifique, à la fois positif et rationnel, plus ou moins +ébauché déjà, suivant la complication correspondante des phénomènes. + +L'analyse fondamentale du système de la philosophie naturelle se trouve +ainsi enfin suffisamment opérée dans ce volume et dans les deux +précédens, depuis la philosophie mathématique, qui en constitue la +première base générale, jusqu'à la philosophie biologique, qui le +termine nécessairement. Malgré l'immense intervalle qui semble séparer +ces deux extrémités, nous avons pu passer de l'une à l'autre par des +degrés presque insensibles, en disposant convenablement les diverses +études naturelles suivant la hiérarchie scientifique établie au début de +ce traité. Entre la philosophie mathématique et la physique proprement +dite, s'interpose spontanément la philosophie astronomique, participant +à la fois de leur double nature. De même, entre l'ensemble de la +philosophie inorganique et celui de la philosophie organique, tout en +maintenant à chacune son vrai génie scientifique, nous avons reconnu que +la philosophie chimique constitue, par le caractère de ses phénomènes, +une véritable transition fondamentale, qui n'a rien d'hypothétique, et +qui établit à jamais la rigoureuse continuité du système des sciences +naturelles. + +Mais ce système, quoiqu'il comprenne toutes les sciences existantes, est +encore évidemment incomplet, et laisse aujourd'hui une large issue à +l'influence rétrograde de la philosophie théologico-métaphysique, à +laquelle il réserve ainsi un ordre tout entier d'idées, les plus +immédiatement applicables de toutes. Il lui manque absolument +l'indispensable complément final qui peut seul assurer, en réalité, sa +pleine efficacité, et organiser enfin l'irrévocable prépondérance +universelle de la philosophie positive, en assujétissant aussi au même +esprit scientifique, tant pour la méthode que pour la doctrine, la +théorie fondamentale des phénomènes les plus compliqués et les plus +spéciaux, comme je vais oser le tenter, le premier, dans le volume +suivant, directement consacré à la science nouvelle que je me suis +efforcé de créer sous le nom de _physique sociale_. Cette science +vraiment définitive, qui prend nécessairement dans la science biologique +proprement dite ses racines immédiates, constituera dès-lors l'ensemble +de la philosophie naturelle en un corps de doctrine complet et +indivisible, qui permettra désormais à l'esprit humain de procéder +toujours d'après des conceptions uniformément positives dans tous les +modes quelconques de son activité, en faisant cesser la profonde +anarchie intellectuelle qui caractérise notre état présent. Quoique la +plupart des sciences antérieures soient encore, comme nous l'avons +reconnu, fort imparfaites à beaucoup d'égards essentiels, leur +incontestable positivité, plus ou moins développée, suffit pleinement à +rendre possible aujourd'hui cette dernière transformation philosophique, +de laquelle dépendent surtout désormais leurs plus grands progrès +futurs, par une meilleure organisation systématique de l'ensemble des +divers travaux scientifiques, abandonnés maintenant au plus irrationnel +isolement. + +FIN DU TOME TROISIÈME. + + + + +TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME TROISIÈME. + + +35e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la chimie. + +36e Leçon. Considérations générales sur la chimie proprement dite ou +_inorganique_. + +37e Leçon. Examen philosophique de la doctrine chimique des proportions +définies. + +38e Leçon. Examen philosophique de la théorie électro-chimique. + +39e Leçon. Considérations générales sur la chimie dite _organique_. + +40e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science +biologique. + +41e Leçon. Considérations générales sur la philosophie anatomique. + +42e Leçon. Considérations générales sur la philosophie biotaxique. + +43e Leçon. Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie +végétative ou _organique_. + +44e Leçon. Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie +_animale_ proprement dite. + +45e Leçon. Considérations générales sur l'étude positive des fonctions +intellectuelles et morales, ou cérébrales. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive. (3/6), by +Auguste Comte + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** + +***** This file should be named 31883-8.txt or 31883-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/8/8/31883/ + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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(3/6), by Auguste Comte + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Cours de philosophie positive. (3/6) + +Author: Auguste Comte + +Release Date: April 4, 2010 [EBook #31883] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** + + + + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France + + + + + + +</pre> + + + + +<br><br> + +<h1>COURS</h1> +<h5>DE</h5> +<h2>PHILOSOPHIE POSITIVE,</h2> + +<h4>PAR M. AUGUSTE COMTE,</h4> + +<h5>ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE +TRANSCENDANTE<br> +ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À LADITE ÉCOLE.</h5> + +<hr class="short"> + +<h3>TOME TROISIÈME,</h3> + +<h5>CONTENANT</h5> +<h4>LA PHILOSOPHIE CHIMIQUE ET LA PHILOSOPHIE<br> +BIOLOGIQUE.</h4> + +<hr> + +<p class="mid">PARIS,<br> +BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE,<br> +POUR LES SCIENCES,<br> +QUAI DES AUGUSTINS, Nº 55.</p> + +<h5>1838.</h5> + +<br><br><hr class="full"><br> + +<h3>AVIS DE L'AUTEUR.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Divers obstacles ont successivement retardé la composition et la +publication de ce troisième volume, dont la première partie, consacrée à +la philosophie chimique, a été écrite et imprimée dans les derniers mois +de l'année 1835. En conséquence, le quatrième et dernier volume de cet +ouvrage, contenant la philosophie sociale et les conclusions générales +de l'ensemble du traité de philosophie positive, ne pourra être publié +que vers le milieu de l'année 1839.</p> + +<p>Paris, le 24 Février 1838.</p> + +<br><br><br> + +<h3>COURS</h3> +<h5>DE</h5> +<h2>PHILOSOPHIE POSITIVE.</h2> + +<a name="l35" id="l35"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TRENTE-CINQUIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations philosophiques sur l'ensemble de la chimie.</p> + +<p>Le dernier aspect fondamental sous lequel la philosophie naturelle doive +étudier l'existence d'un corps quelconque, se rapporte aux +modifications, plus ou moins profondes et plus ou moins variées, que +toutes les substances peuvent éprouver dans leur composition, en vertu +de leurs diverses réactions moléculaires. Ce nouvel ordre de phénomènes +généraux, sans lequel les plus grandes et les plus importantes, +opérations de la nature terrestre nous seraient radicalement +incompréhensibles, est le plus intime et le plus complexe de tous ceux +que peut manifester le monde inorganique. Dans aucun acte de leur +existence, les corps inertes ne sauraient paraître aussi rapprochés de +l'état vital proprement dit, que lorsqu'ils exercent avec énergie les +uns sur les autres cette rapide et profonde perturbation qui caractérise +les effets chimiques. Le véritable esprit fondamental de toute +philosophie théologique ou métaphysique consistant essentiellement, +ainsi que je l'établirai dans le volume suivant, à concevoir tous les +phénomènes quelconques comme analogues à celui de la vie, le seul connu +par un sentiment immédiat, on s'explique aisément pourquoi cette manière +primitive de philosopher a dû exercer, sur l'étude des phénomènes +chimiques, une plus intense et plus opiniâtre domination qu'envers +aucune autre classe de phénomènes inorganiques.</p> + +<p>Outre cette cause principale, il convient de remarquer subsidiairement +que, pour un tel ordre d'effets naturels, l'observation directe et +spontanée ne peut d'abord s'appliquer qu'à des phénomènes extrêmement +compliqués, comme les combustions végétales, les fermentations, etc., +dont l'analyse exacte constitue presque le dernier terme de la science; +car les phénomènes chimiques les plus importans, ou ceux du moins +auxquels s'adapte le mieux l'ensemble de nos moyens d'exploration, ne se +produisent que dans des circonstances éminemment artificielles, dont la +pensée a dû être fort tardive et la première institution très difficile. +Il est aisé de nos jours, même aux esprits les plus médiocres, de +provoquer, en ce genre, de nouveaux phénomènes susceptibles de quelque +intérêt scientifique, en établissant, pour ainsi dire au hasard, entre +les nombreuses substances déjà connues, des relations auparavant +négligées: mais, dans l'enfance de la chimie, la création de sujets +d'observation vraiment convenables a dû, au contraire, long-temps +présenter des difficultés capitales, que nos habitudes actuelles ne nous +permettent guère de mesurer judicieusement. On ne saurait même +comprendre (comme je l'ai rappelé, d'après l'illustre Berthollet, dans +les prolégomènes de cet ouvrage) comment l'énergique et persévérante +activité des anciens scrutateurs de la nature eût pu conduire à la +découverte des principaux phénomènes chimiques, sans la stimulation +toute-puissante qu'entretenaient habituellement en eux les espérances +illimitées dues à leurs notions chimériques sur la composition de la +matière.</p> + +<p>Ainsi, la nature complexe et équivoque de ces phénomènes, et en second +lieu les difficultés fondamentales qui caractérisent leur première +exploration, doivent suffire pour expliquer la tardive et incomplète +positivité des conceptions chimiques, comparativement à toutes les +autres conceptions inorganiques. Après avoir si pleinement constaté, +dans la seconde moitié du volume précédent, combien l'étude des simples +phénomènes physiques est encore imparfaite, combien même son caractère +scientifique doit, en général, nous sembler jusqu'ici, à plusieurs +égards, radicalement défectueux, nous devons naturellement prévoir un +état d'infériorité bien plus prononcé pour la science, beaucoup plus +difficile, et en même temps plus récente, qui recherche les lois des +phénomènes de composition et de décomposition. Sous quelque aspect qu'on +l'envisage, en effet, soit spéculativement, quant à la nature de ses +explications, soit activement, quant aux prévisions qu'elles comportent, +cette science constitue évidemment aujourd'hui la branche fondamentale +la moins avancée de la philosophie inorganique. Par la seconde +considération surtout, que j'ai tant recommandée comme offrant le +critérium à la fois le plus rationnel, le moins équivoque, et le plus +exact du degré de perfection propre à chaque classe de connaissances +spéculatives, il est clair que, dans la plupart de ses recherches, la +chimie actuelle mérite à peine le nom d'une véritable science, +puisqu'elle ne conduit presque jamais à une prévoyance réelle et +certaine. En introduisant, dans des actes chimiques déjà bien explorés, +quelques modifications déterminées, même légères et peu nombreuses, il +est très rarement possible de prédire avec justesse les changemens +qu'elles doivent produire: et néanmoins, sans cette indispensable +condition, comme je l'ai si fréquemment établi dans ce traité, il +n'existe point, à proprement parler, de <i>science</i>; il y a seulement +<i>érudition</i>, quelles que puissent être l'importance et la multiplicité +des faits recueillis. Penser autrement, c'est prendre une carrière pour +un édifice.</p> + +<p>Cette extrême imperfection de notre chimie tient sans doute +essentiellement à la nature plus compliquée d'une telle science et à son +plus récent développement; il serait même entièrement chimérique +d'espérer qu'elle puisse jamais atteindre à un état de rationalité +aussi satisfaisant que celui des sciences relatives à des phénomènes +plus simples, et spécialement de l'astronomie, vrai type éternel de la +philosophie naturelle. Mais il me semble néanmoins incontestable que son +infériorité actuelle doit, en outre, être subsidiairement attribuée au +vicieux esprit philosophique suivant lequel les recherches habituelles y +sont jusqu'ici conçues et dirigées, et à l'éducation si défectueuse de +la plupart des savans qui s'y livrent. Sous ce rapport, il y a tout lieu +de croire qu'une judicieuse analyse philosophique pourrait directement +contribuer à un prochain perfectionnement général d'une science aussi +capitale. Telle est la conviction que je désire provoquer en esquissant +rapidement, dans la première partie de ce volume, l'examen sommaire de +la philosophie chimique, envisagée sous tous ses divers aspects +essentiels. Quoique la nature et les limites de cet ouvrage ne me +permettent point de consacrer à cette importante opération tous les +développemens convenables pour assurer son efficacité, peut-être +parviendrai-je à faire sentir, à quelqu'un des esprits éminens qui +cultivent aujourd'hui cette belle science, la nécessité de soumettre à +une nouvelle et plus rationnelle élaboration l'ensemble des conceptions +fondamentales qui la constituent.</p> + +<p>Nous devons, avant tout, caractériser avec exactitude l'objet général +propre à cette dernière partie de la philosophie inorganique.</p> + +<p>Quelque vaste et compliqué que soit, en réalité, le sujet de la chimie, +l'indication nette du but de cette science, et la circonscription +rigoureuse du champ de ses recherches, en un mot, sa définition, +présentent beaucoup moins de difficulté que nous n'en avons éprouvé dans +le volume précédent relativement à la physique. Nous avons dû surtout +définir celle-ci par contraste avec la chimie, en sorte que, par cela +même, notre opération actuelle est déjà essentiellement préparée. Il est +aisé d'ailleurs de caractériser directement, d'une manière très +tranchée, ce qui constitue les phénomènes vraiment chimiques; car tous +présentent constamment une altération plus ou moins complète, mais +toujours appréciable, dans la constitution intime des corps considérés; +c'est-à-dire une composition ou une décomposition, et le plus souvent +l'une et l'autre, en ayant égard à l'ensemble des substances qui +participent à l'action. Aussi, à toutes les époques du développement +scientifique, du moins depuis que la chimie, se séparant de l'art des +préparations, est devenue l'objet d'études réellement spéculatives, les +recherches chimiques ont-elles manifesté sans cesse un degré remarquable +d'originalité, qui n'a jamais permis de les confondre avec les autres +parties de la philosophie naturelle: il n'en a pas été de même, à +beaucoup près, pour la physique proprement dite, si généralement mêlée, +par exemple, jusqu'à des temps très modernes, avec la physiologie, comme +le témoigne encore si clairement le langage scientifique lui-même<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a> En Angleterre surtout, la même expression + s'applique encore vulgairement à ces deux ordres d'idées; et + c'est essentiellement pour éviter une telle confusion que + les Boyle, les Newton, etc., ont d'abord introduit l'usage + du nom de <i>philosophie naturelle</i>, dont la signification + s'est ensuite tant élargie. La chimie, au contraire, y est + invariablement désignée, depuis le moyen âge, par une + dénomination spéciale, qui n'a jamais eu d'autre + destination. +</blockquote> + +<p>Par ce caractère général de ses phénomènes, la chimie se distingue très +nettement de la physique, qui la précède, et de la physiologie, qui la +suit, dans la hiérarchie encyclopédique que j'ai établie: et cette +comparaison tend à faire mieux ressortir la nature propre d'une telle +science. L'ensemble de ces trois sciences peut être conçu comme ayant +pour objet d'étudier l'activité moléculaire de la matière, dans tous les +divers modes dont elle est susceptible. Or, sous ce point de vue, +chacune d'elles correspond à l'un des trois principaux degrés successifs +d'activité, qui se distinguent entre eux par les différences les plus +profondes et les plus naturelles. L'action chimique présente évidemment, +en elle-même, quelque chose de plus que la simple action physique, et +quelque chose de moins que l'action vitale, malgré les vagues +rapprochemens que des considérations purement hypothétiques peuvent +conduire à établir entre ces trois ordres de phénomènes. Les seules +perturbations moléculaires que puisse produire dans les corps l'activité +physique proprement dite, se réduisent toujours à modifier +l'arrangement des particules; et ces modifications, ordinairement peu +étendues, sont même le plus souvent passagères: en aucun cas la +substance ne saurait être altérée. Au contraire, l'activité chimique, +outre ces altérations dans la structure et dans l'état d'agrégation, +détermine toujours un changement profond et durable dans la composition +même des particules; les corps qui ont concouru au phénomène sont +habituellement devenus méconnaissables, tant l'ensemble de leurs +propriétés a été troublé. Enfin, les phénomènes physiologiques nous +montrent l'activité matérielle dans un degré d'énergie encore très +supérieur: car, aussitôt que la combinaison chimique est effectuée, les +corps redeviennent complétement inertes; tandis que l'état vital est +caractérisé, outre les effets physiques et les opérations chimiques +qu'il détermine constamment, par un double mouvement plus ou moins +rapide, mais toujours nécessairement continu, de composition et de +décomposition, propre à maintenir, entre certaines limites de variation, +pendant un temps plus ou moins considérable, l'organisation du corps, +tout en renouvelant sans cesse sa substance. On conçoit ainsi, d'une +manière irrécusable, la gradation fondamentale de ces trois modes +essentiels d'activité moléculaire, qu'aucune saine philosophie ne +saurait jamais confondre<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>.</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> Il doit être bien entendu, sans doute, que, + dans la comparaison des actes chimiques avec les actes + vitaux, on envisage seulement les phénomènes physiologiques + les plus généraux, ceux relatifs au plus simple degré de la + <i>vie</i> proprement dite, et abstraction faite de tout ce qui + constitue spécialement l'<i>animalité</i>: hors de ces limites + naturelles, le parallèle deviendrait radicalement + impossible, par le défaut complet d'analogie. +</blockquote> + +<p>Pour compléter cette notion fondamentale des phénomènes chimiques, il +peut être utile d'y ajouter deux considérations secondaires, qui ont +déjà été indirectement indiquées, dans le volume précédent, en +définissant la physique: la plus importante est relative à la nature du +phénomène, et l'autre à ses conditions générales.</p> + +<p>Toute substance quelconque est sans doute susceptible d'une activité +chimique plus ou moins variée et plus ou moins énergique; c'est pourquoi +les phénomènes chimiques ont été justement classés parmi les phénomènes +généraux, dont ils constituent, dans l'ordre de complication croissante, +la dernière catégorie: ils se distinguent profondément ainsi des +phénomènes physiologiques, qui, par leur nature, sont exclusivement +propres à certaines substances, organisées sous certains modes. +Néanmoins, il doit être incontestable que les phénomènes chimiques, +surtout par contraste aux simples phénomènes physiques, présentent, en +chaque cas, quelque chose de spécifique, ou, suivant l'énergique +expression de Bergmann, d'<i>électif</i>. Non-seulement chacun des différens +élémens matériels produit des effets chimiques qui lui sont entièrement +particuliers; mais il en est encore ainsi de leurs innombrables +combinaisons de divers ordres, dont les plus analogues manifestent +toujours, sous le rapport chimique, certaines différences fondamentales, +qui fournissent souvent le seul moyen de les caractériser nettement. Par +conséquent, tandis que les propriétés physiques ne présentent +essentiellement, d'un corps à un autre, que de simples distinctions de +degré, les propriétés chimiques sont, au contraire, radicalement +spécifiques<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a> +<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>. Les unes constituent le fondement commun de toute +existence matérielle; c'est surtout par les autres que les +individualités se prononcent.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" +name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3"> +(retour) </a> Cette spécialité fondamentale des diverses + actions chimiques ne saurait nullement disparaître, quand + même on parviendrait, par une extension exagérée de la + théorie électro-chimique, à se représenter vaguement tous + les phénomènes de composition et de décomposition comme de + simples effets électriques. Dans cette supposition, la + difficulté ne serait évidemment que reculée: il demeurerait + encore incontestable que chaque substance, simple ou + composée, manifeste une nature de polarité électrique qui + lui est propre. Le langage seul serait donc changé, comme + cela doit arriver pour toutes les notions scientifiques + réellement fondées sur l'immuable considération des + phénomènes. +</blockquote> + +<p>En second lieu, parmi les conditions extrêmement variées propres au +développement des divers phénomènes chimiques, on a pu remarquer, pour +ainsi dire de tout temps, cette condition fondamentale et commune, qui +est ordinairement bien loin de suffire, mais qui se présente toujours +comme strictement indispensable: la nécessité du contact immédiat des +particules antagonistes, et, par suite, celle de l'état fluide, soit +gazeux, soit liquide, de l'une au moins des substances considérées. +Quand cette disposition n'existe pas spontanément, il faut d'abord la +remplir artificiellement en liquéfiant la substance, soit par la fusion +ignée, soit à l'aide d'un dissolvant quelconque. Sans cette modification +préalable, la combinaison ne saurait avoir lieu, conformément à un +célèbre et judicieux aphorisme, qui remonte à l'enfance de la chimie. Il +n'existe pas jusqu'ici un seul exemple bien constaté d'action chimique +entre deux corps réellement solides, du moins en ne s'élevant pas à des +températures qui rendent difficilement appréciable le véritable état +d'agrégation des corps. C'est lorsque l'une et l'autre substances sont +liquides, que l'action chimique se manifeste avec le plus d'énergie, si +la légère différence des densités permet aisément un mélange intime. +Rien n'est plus propre que de telles remarques à constater clairement +combien les effets chimiques sont, par leur nature, éminemment +moléculaires, surtout par opposition aux effets physiques. Ils +présentent même, à cet égard, une distinction essentielle, quoique moins +tranchée, avec les effets physiologiques; puisque la production de +ceux-ci suppose, de toute nécessité, un concours indispensable des +solides avec les fluides, comme nous le reconnaîtrons dans la seconde +partie de ce volume.</p> + +<p>L'ensemble des considérations précédentes peut être exactement résumé, +en définissant la chimie comme ayant pour but général d'<i>étudier les +lois des phénomènes de composition et de décomposition, qui résultent de +l'action moléculaire et spécifique des diverses substances, naturelles +ou artificielles, les unes sur les autres</i>.</p> + +<p>Il y a tout lieu de craindre que, vu son extrême imperfection, cette +science ne doive pas, de long-temps, comporter une définition plus +rigoureuse et plus précise, propre à caractériser, avec une pleine +évidence, quelles sont, en général, les données indispensables et les +inconnues finales de tout problème chimique. Néanmoins, afin de mieux +signaler le véritable esprit de la chimie, il importe, sans doute, de +considérer directement la définition la plus rationnelle, et, pour ainsi +dire, la plus mathématique, dont une telle science soit susceptible, +quoique, dans son état présent, elle ne puisse correspondre que très +incomplétement à une semblable position générale de la question.</p> + +<p>À cet effet, en rattachant toujours, pour cet ordre de phénomènes comme +pour tous les autres, la considération de <i>science</i> à celle de +<i>prévoyance</i>, il me semble évident que, dans toute recherche chimique, +envisagée du point de vue le plus philosophique, on doit finalement se +proposer; étant données les propriétés caractéristiques des substances, +simples ou composées, placées en relation chimique dans des +circonstances bien définies, de déterminer exactement en quoi consistera +leur action, et quelles seront les principales propriétés des nouveaux +produits. Logiquement examiné, le problème, quelques difficultés qu'il +présente, est certainement déterminé; et, d'ailleurs, on n'y pourrait +rien supprimer sans qu'il cessât aussitôt de l'être, en sorte que cette +formule ne renferme aucune énonciation superflue. D'un autre côté, on +conçoit aisément que, si de telles solutions étaient effectivement +obtenues, les trois grandes applications fondamentales de la science +chimique, soit à l'étude des phénomènes vitaux, soit à l'histoire +naturelle du globe terrestre, soit enfin aux opérations industrielles, +au lieu d'être, comme aujourd'hui, le résultat presque accidentel et +irrégulier du développement spontané de la science, se trouveraient, par +cela même, rationnellement organisées, puisque, dans l'un quelconque de +ces trois cas généraux, la question rentre immédiatement dans notre +formule abstraite, dont les circonstances propres à chaque application +fournissent aussitôt les données. Cette manière de concevoir le problème +chimique remplit donc toutes les conditions essentielles. Quelque +supérieure qu'elle paraisse aujourd'hui à l'état réel de la science, ce +qui prouve seulement qu'il est encore très imparfait, on n'en doit pas +moins reconnaître que tel est le but effectif vers lequel tendent +finalement tous les efforts des chimistes, puisque, de leur aveu +unanime, les questions simples et peu nombreuses à l'égard desquelles ce +résultat a pu être atteint jusqu'ici, d'une manière plus ou moins +complète, sont regardées comme les parties les plus avancées de la +chimie, d'où résulte la vérification formelle d'une semblable +destination générale.</p> + +<p>En examinant plus profondément cette définition rationnelle de la +science chimique, on la jugera susceptible d'une importante +transformation, puisque, par l'application redoublée d'une telle méthode +convenablement dirigée, toutes les données fondamentales de la chimie +devraient, en dernier lieu, pouvoir se réduire à la connaissance des +propriétés essentielles des seuls corps simples, qui conduirait à celle +des divers principes immédiats, et par suite, aux combinaisons les plus +complexes et les plus éloignées. Quant à l'étude même des élémens, elle +ne saurait, évidemment, par sa nature, être ramenée à aucune autre; elle +doit nécessairement constituer une élaboration expérimentale et directe, +divisée en autant de parties, entièrement distinctes et radicalement +indépendantes les unes des autres, qu'il existe, à chaque époque, de +substances indécomposées. Tout ce qu'on pourrait, à cet égard, concevoir +de vraiment rationnel, abstraction faite des inductions analogiques plus +ou moins plausibles auxquelles peuvent conduire certains rapprochemens +déjà constatés, consisterait à découvrir des relations générales entre +les propriétés chimiques de chaque élément et l'ensemble de ses +propriétés physiques. Mais, quoique quelques faits paraissent confirmer +déjà le principe, d'ailleurs éminemment philosophique, d'une certaine +harmonie générale et nécessaire entre ces deux ordres de propriétés, on +peut, ce me semble, affirmer que, à aucune époque, cette harmonie ne +saurait être assez explicitement dévoilée pour suppléer à l'exploration +immédiate des caractères chimiques de chaque élément. Ainsi, sans +prétendre à une perfection chimérique, on devra toujours regarder comme +obtenues, par autant de suites d'observations directes, les études +chimiques des divers corps simples. Mais, cette grande base générale une +fois empruntée à l'expérience, tous les autres problèmes chimiques, +malgré leur immense variété, devraient être susceptibles de solutions +purement rationnelles, d'après un petit nombre de lois invariables, +établies par le vrai génie chimique pour les diverses classes de +combinaisons.</p> + +<p>Sous ce rapport, les combinaisons présentent naturellement deux modes +généraux de classification, qui doivent nécessairement être pris l'un et +l'autre en considération fondamentale; 1º. la simplicité ou le degré de +composition plus ou moins grand des principes immédiats; 2º. le nombre +des élémens combinés. Or, d'après l'ensemble des observations, l'action +chimique devient d'autant plus difficile, entre des substances +quelconques, que leur ordre de composition s'élève davantage; la plupart +des atomes composés appartiennent aux deux premiers ordres, et, au-delà +du troisième ordre, leur combinaison semble presque impossible: de même, +sous le second point de vue, les combinaisons perdent très rapidement +de leur stabilité à mesure que les élémens s'y multiplient; le plus +souvent il n'y a qu'un simple dualisme, et presque aucun corps qui soit +plus que quaternaire. Ainsi, le nombre des classes chimiques générales +auxquelles peut donner lieu cette double distinction nécessaire, ne +saurait être bien étendu: à chacune d'elles, devrait correspondre une +loi fondamentale de combinaison, dont l'application aux divers cas +déterminés ferait rationnellement connaître, par les données +élémentaires, le résultat de chaque conflit. Tel serait, sans doute, +l'état vraiment scientifique de la chimie. C'est à la faiblesse radicale +et, accessoirement, à la direction vicieuse de notre intelligence, que +nous devons surtout attribuer, bien plus qu'à la nature propre du sujet, +l'immense éloignement où nous sommes aujourd'hui d'une telle manière de +philosopher. Quelque difficile qu'elle paraisse encore, il ne faut point +oublier qu'elle commence maintenant à se réaliser en partie relativement +à une catégorie fort importante, quoique secondaire, des recherches +chimiques, l'étude des proportions, comme je le ferai soigneusement +ressortir dans la trente-septième, leçon. À cet égard, en effet, à +l'aide d'un coefficient chimique, empiriquement évalué pour chaque +corps simple, on parvient à déterminer rationnellement, en beaucoup de +cas, avec une suffisante exactitude, d'après un petit nombre de lois +générales, la proportion suivant laquelle s'unissent les principes, +préalablement connus, de chaque nouveau produit. Pourquoi toutes les +autres études chimiques ne comporteraient-elles point, dans la suite, +une perfection analogue? Nous pouvons donc, en résumé, définir la +chimie, le plus rationnellement possible, comme ayant pour objet final: +<i>étant données les propriétés de tous les corps simples, trouver celles +de tous les composés qu'ils peuvent former</i><a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a> +<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>.</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" +name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4"> +(retour) </a> Le problème chimique est, sans doute, comme + tout autre, logiquement susceptible de renversement; + c'est-à-dire qu'on peut demander, réciproquement, de + remonter des propriétés des composés à celles de leurs + élémens: ce genre de recherches se présente même + naturellement en plus d'une occasion importante, surtout + quand on veut appliquer la chimie à l'étude des phénomènes + vitaux. Mais, en thèse logique générale, plus les questions + se compliquent, plus leur inversion devient difficile, au + point d'être bientôt presque insurmontable lorsqu'on dépasse + les premiers degrés de simplicité: on peut le vérifier + éminemment pour les recherches mathématiques elles-mêmes, + malgré leur facilité comparative. Une science aussi + compliquée que la chimie ne saurait donc, très probablement, + acquérir jamais une assez grande perfection pour donner lieu + réellement, d'une manière un peu suivie, à ces problèmes + inverses; c'est pourquoi j'ai dû m'abstenir d'en faire une + mention formelle. +</blockquote> + +<p>Quoiqu'un tel but soit bien rarement atteint dans l'état présent de la +science, sa considération familière n'en serait pas moins, ce me semble, +très utile, dès aujourd'hui, pour donner aux recherches habituelles une +direction plus progressive et une marche plus philosophique. Il n'y a +pas de science qui ne soit, en réalité, plus ou moins inférieure à sa +définition: mais l'usage d'une définition précise et systématique est, +néanmoins, pour une doctrine quelconque, le premier symptôme d'une +consistance vraiment scientifique, en même temps que le meilleur moyen +de mesurer, à chaque époque, avec exactitude ses divers progrès +généraux. Tels sont les motifs qui m'ont déterminé à insister ici sur +cette importante opération, dont les chimistes philosophes me sauront +peut-être quelque gré.</p> + +<p>La loi fondamentale que j'ai établie, dès le commencement du volume +précédent, sur l'harmonie nécessaire entre l'accroissement de +complication des divers ordres de phénomènes et l'extension +correspondante de nos moyens généraux d'exploration, se vérifie +éminemment pour la science chimique, comparée à celles qui la précèdent, +et spécialement à la physique, comme il est aisé de le constater +sommairement.</p> + +<p>C'est ici que le premier et le plus général des trois modes essentiels +d'investigation que nous avons alors distingués dans la philosophie +naturelle, <i>l'observation</i> proprement dite, commence à recevoir son +développement intégral. Jusque là, en effet, l'observation est toujours +plus ou moins partielle. En astronomie, elle est nécessairement bornée à +l'emploi exclusif d'un seul de nos sens: en physique, le secours de +l'ouïe, et surtout celui du toucher, viennent s'ajouter à l'usage de la +vue; mais le goût et l'odorat restent encore essentiellement inactifs. +La chimie, au contraire, fait concourir simultanément tous nos sens à +l'analyse de ses phénomènes. On ne peut se former une juste idée de +l'accroissement de moyens qui résulte d'une telle convergence, qu'en +cherchant à se représenter, autant que possible, ce que deviendrait la +chimie s'il fallait y renoncer, soit à l'olfaction, ou à la gustation, +qui nous fournissent très souvent les seuls caractères par lesquels nous +puissions reconnaître et distinguer les divers effets produits. Mais ce +qu'un esprit philosophique doit surtout remarquer à ce sujet, c'est +qu'une telle correspondance n'a rien d'accidentel, ni même d'empirique. +Car, la saine théorie physiologique des sensations, ainsi que j'aurai +soin de le constater dans la seconde partie de ce volume, montre +clairement que les appareils du goût et de l'odorat, par opposition à +ceux des autres organes sensitifs, agissent d'une manière éminemment +chimique, et que, par conséquent, la nature de ces deux sens les adapte +spécialement à la perception des phénomènes de composition et de +décomposition.</p> + +<p>Quant à l'<i>expérience</i> proprement dite, il serait, sans doute, superflu +d'insister pour apprécier l'importance de la fonction prépondérante +qu'elle remplit en chimie; puisque la plupart des phénomènes chimiques +actuels, et surtout les plus instructifs, sont, évidemment, de création +artificielle. Toutefois, malgré cette imposante considération, je +persiste à croire, comme je l'ai indiqué dans le volume précédent, qu'on +s'exagère communément la véritable part de l'expérimentation, dans les +découvertes chimiques. En effet, que les phénomènes étudiés soient +naturels ou factices, ce n'est point là, il importe de le rappeler, ce +qui constitue essentiellement l'expérimentation, envisagée comme un mode +d'observation plus parfait: son caractère fondamental consiste surtout +dans l'institution, ou, ce qui revient au même, dans le choix, des +circonstances du phénomène, pour une exploration plus évidente et plus +décisive. Or, sous ce point de vue, on trouvera, ce me semble, malgré +les apparences, que la méthode expérimentale est moins spécialement +appropriée à la nature des recherches chimiques qu'à celle des questions +physiques. Car, les effets chimiques dépendent ordinairement d'un trop +grand concours d'influences diverses pour qu'il soit facile d'en +éclairer la production par de véritables expériences, en instituant deux +cas parallèles, qui soient exactement identiques dans toutes leurs +circonstances caractéristiques, sauf celle qu'on veut apprécier; ce qui +est pourtant la condition fondamentale de toute expérimentation +irrécusable. Notre esprit commence réellement à rencontrer ici, par la +complication des phénomènes, mais à un degré infiniment moindre, +l'obstacle essentiel que la nature des recherches physiologiques oppose +si complétement à la méthode purement expérimentale, dont l'usage est +presque toujours illusoire. On ne saurait douter, néanmoins, que +l'expérimentation n'ait puissamment contribué jusqu'ici au +perfectionnement de la science chimique, abstraction faite des nouveaux +sujets d'observation qu'elle a fait naître. Il me semble même +incontestable que l'éminente supériorité, sous ce rapport, de la +physique sur la chimie, ne tient pas seulement aujourd'hui à la nature +respective des deux sciences (qui en est cependant la principale cause), +mais aussi à ce que la première se trouve maintenant parvenue à une +époque plus avancée de son développement que la seconde. Quand la chimie +sera cultivée habituellement d'une manière plus rationnelle, l'art des +expériences y sera, sans doute, mieux entendu et plus efficacement +employé. Dès les premiers temps de cette science difficile, les +immortelles séries de travaux de Priestley, et surtout du grand +Lavoisier, ont offert, à cet égard, d'admirables modèles, presque +comparables à ce que la physique nous présente de plus parfait, et qui +suffiraient seuls pour constater que la nature des phénomènes chimiques +n'oppose point d'insurmontables obstacles à un emploi lumineux et étendu +de la méthode expérimentale.</p> + +<p>Enfin, relativement au troisième mode fondamental de l'exploration +rationnelle, la <i>comparaison</i> proprement dite, le moins général de tous, +il importe de considérer ici que si, par sa nature, ce procédé est +essentiellement destiné aux études physiologiques, son usage pourrait +cependant commencer à acquérir, dans les recherches chimiques, une +véritable efficacité. La condition essentielle de cette précieuse +méthode, consiste dans l'existence d'une suite suffisamment étendue de +cas analogues mais distincts, où un phénomène commun se modifie de plus +en plus, soit par des simplifications, soit par des dégradations +successives et presque continues. Or, d'après ce seul énoncé, il est +évident qu'un tel artifice ne convient, dans toute sa plénitude, qu'à +l'analyse des phénomènes vitaux. Aussi, est-ce uniquement là que ce mode +d'observation a été jusqu'ici fécond en résultats importans: on ne +saurait l'étudier ailleurs pour s'en former une idée nette. Néanmoins, +après avoir abstraitement formulé, comme je viens de le faire, l'esprit +général de ce procédé, il me semble évident que, si un tel art est +radicalement inapplicable à l'astronomie, et ne peut même offrir à la +physique aucune ressource vraiment importante, la chimie, par sa nature, +est, à cet égard, dans de tout autres conditions, qui se rapprochent, à +un certain degré, de celles que la physiologie seule peut manifester +complétement. Je n'ai pas besoin d'en signaler ici d'autre indice +général que l'existence des familles naturelles, unanimement admise +aujourd'hui, en chimie, par toutes les têtes philosophiques, quoique la +classification correspondante à ce principe soit encore loin, sans +doute, d'être convenablement établie. La possibilité reconnue d'une +semblable classification doit nécessairement conduire à celle de la +méthode comparative, l'une et l'autre étant fondées sur la considération +commune de l'uniformité, dans une longue série de corps différens, de +certains phénomènes prépondérans. Il existe même entre ces deux ordres +d'idées une telle liaison réciproque, que la construction d'un système +naturel de classification chimique, si justement désiré aujourd'hui, est +impossible sans une large application de l'art comparatif proprement +dit, entendu à la manière des physiologistes; et, pareillement, en sens +inverse, la chimie comparée ne saurait être régulièrement cultivée, tant +que l'esprit ne pourra point s'y diriger d'après une ébauche de +classification naturelle. Quoi qu'il en soit, ces considérations de +haute philosophie chimique me paraissent rendre incontestable la +convenance fondamentale, et même l'application peu éloignée, du procédé +comparatif au perfectionnement général des connaissances chimiques. +Peut-être en indiquant cette importante relation, mon esprit se tient-il +trop au-delà de l'état présent de la science, qui ne semble, en effet, +offrir jusqu'ici d'exemple réel d'une telle marche que dans un très +petit nombre de recherches, où son influence est même difficilement +appréciable. Mais il ne faut point oublier que la chimie est encore, +pour ainsi dire, une science naissante; et en conséquence, on ne doit +pas trouver étrange que l'ensemble des procédés généraux qui lui sont +propres ait été jusqu'à présent incomplétement caractérisé par son +développement spontané. C'est surtout en devançant, à un degré modéré, +les phases naturelles de ce développement, que l'étude spéciale de la +philosophie des sciences, telle que je me suis efforcé de la concevoir +et de l'organiser, peut contribuer, avec une efficacité notable, à hâter +et à étendre leurs progrès effectifs.</p> + +<p>Quels que soient les moyens, directs ou indirects, employés pour +l'exploration chimique, il convient de remarquer, en dernier lieu, que +leur emploi est ordinairement susceptible d'une vérification générale, +éminemment appropriée à la nature de cette science, bien qu'elle ne lui +soit pas rigoureusement particulière. Cette ressource capitale résulte +de la confrontation exacte du double procédé de l'<i>analyse</i> et de la +<i>synthèse</i><a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a> +<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" +name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5"> +(retour) </a> Les diverses sectes de philosophes + métaphysiciens ont tellement abusé, depuis un siècle, de ces + deux expressions, par une multitude d'acceptions logiques + profondément différentes, que tout esprit judicieux doit + répugner aujourd'hui à les introduire dans le discours, + quand les circonstances de leur emploi n'en spécifient pas + naturellement le sens positif. Mais, en chimie, elles ont dû + heureusement conserver, d'une manière tout-à-fait pure, leur + netteté originelle; en sorte qu'elles y sont usitées sans + aucun danger; encore serait-il préférable, pour plus de + sécurité, d'adopter habituellement les mots équivalens de + <i>composition</i> et <i>décomposition</i>, qui n'ont pas été viciés, + et qui ne sont guère plus longs, quoique d'ailleurs ils + n'offrent pas autant de facilité pour la formation des mots + secondaires. +</blockquote> + +<p>Tout corps qui a été décomposé doit, évidemment, être conçu, par cela +même, comme susceptible d'une recomposition, d'ailleurs plus ou moins +difficile et quelquefois presque impossible à réaliser. Or, si cette +opération inverse reproduit exactement la substance primitive, la +démonstration chimique acquiert aussitôt la plus incontestable +certitude. Malheureusement l'admirable extension de la puissance +chimique dans le siècle actuel a beaucoup plus porté jusqu'ici sur les +facultés analytiques que sur les moyens synthétiques; en sorte que ces +deux voies sont encore très loin de conserver entre elles une exacte et +constante harmonie.</p> + +<p>Afin de caractériser plus profondément les cas où une telle harmonie est +néanmoins indispensable à l'établissement d'une conviction vraiment +inébranlable, il faut distinguer, en général, avec plus de soin qu'on ne +l'a fait, deux genres très différens d'analyse chimique: une analyse +préliminaire, consistant dans la simple séparation des principes +immédiats, et une analyse finale, conduisant à la détermination des +<i>élémens</i> proprement dits<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a> +<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>. Quoique celle-ci soit toujours le +complément nécessaire de toute étude chimique, l'usage de la première +est, cependant, dans un très grand nombre de cas, et surtout +relativement aux applications, plus important et plus étendu. Or, il est +aisé de concevoir que l'analyse élémentaire peut être, par sa nature, +rigoureusement dispensée d'une vérification synthétique. Car, en +instituant l'opération avec exactitude et la poursuivant avec soin, on +déduira toujours, sans incertitude, de la composition des réactifs +employés, comparée à celle des produits obtenus, la composition inconnue +de la substance proposée, dont les divers élémens auront ainsi été +séparés d'une manière quelconque. L'impossibilité où l'on serait de les +combiner de nouveau pour reproduire le corps primitif, ne saurait, +évidemment, en un tel cas, jeter aucun doute légitime sur la réalité de +la solution; à moins toutefois, ce qui doit être infiniment rare, qu'on +n'eût des motifs valides de contester la simplicité effective de +quelqu'un des élémens considérés. La synthèse ne fait donc alors +qu'ajouter, à la démonstration analytique, une confirmation utile et +lumineuse, mais nullement indispensable. Il en est tout autrement, au +contraire, quand il s'agit de déterminer seulement les vrais principes +immédiats. Comme les divers élémens dont ils sont formés seraient +nécessairement toujours plus ou moins susceptibles de produire entre eux +d'autres combinaisons de différens ordres, on ne peut jamais avoir +absolument, dans un tel genre d'analyse, la certitude directe qu'un ou +plusieurs des prétendus principes immédiats qu'elle a fournis ne doivent +pas leur origine aux réactions provoquées par l'opération analytique +elle-même. La synthèse, en général, peut seule alors, en reconstruisant, +avec les matériaux trouvés, la substance proposée, décider finalement la +question d'une manière irrécusable; à moins que la faible énergie des +réactifs employés ou la puissance des inductions analogiques ne +suffisent, ce qui a souvent lieu, pour que les résultats directs des +opérations analytiques ne doivent comporter aucun doute raisonnable. +Dans les analyses immédiates très compliquées, lors même que la +concordance de plusieurs moyens analytiques distincts vient fortement +corroborer la solidité des conclusions obtenues, on ne saurait presque +jamais, sans la confirmation synthétique, compter sur de véritables +démonstrations chimiques. L'analyse des eaux minérales, et surtout +celles des matières organiques, abondent en exemples importans, propres +à mettre dans tout son jour la justesse de cette maxime essentielle de +philosophie chimique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" +name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6"> +(retour) </a> Ces deux expressions, <i>préliminaire</i> et + <i>finale</i>, sont ici seulement destinées à caractériser, aussi + nettement que possible, le but propre à chacune des deux + analyses, sans aucune allusion à l'ordre qui s'établit entre + elles. Du point de vue abstrait, il paraîtrait, sans doute, + que la première doit toujours, rationnellement, précéder la + seconde. Mais comme, en réalité, celle-ci est souvent + beaucoup plus facile et plus sûre que l'autre, dont elle + peut être rendue indépendante, on conçoit sans peine que cet + ordre naturel doive se trouver fréquemment interverti. +</blockquote> + +<p>Pour compléter l'aperçu d'un tel principe, on doit remarquer enfin, à +ce sujet, l'existence nécessaire d'une certaine harmonie générale entre +la possibilité d'appliquer la méthode synthétique et l'obligation d'y +recourir; sans prétendre d'ailleurs, bien entendu, que, sous ce rapport, +la correspondance des moyens au but ne laisse jamais rien à désirer. +Cela résulte de la loi, mentionnée ci-dessus à autre intention, que les +combinaisons deviennent moins tenaces à mesure que l'ordre de +composition des particules constituantes s'élève davantage. Or le degré +de facilité de la recomposition doit, sans doute, correspondre à celui +avec lequel la séparation s'est opérée. Ainsi, l'analyse élémentaire, la +seule qui, d'après les considérations précédentes, puisse être +rigoureusement dispensée de la contre-épreuve synthétique, est +précisément celle qui obligerait aux recompositions les plus difficiles, +souvent même impossibles pour peu que les élémens soient nombreux, à +cause des réactions très énergiques qu'il a fallu d'ordinaire employer, +comme l'expérience chimique le vérifie chaque jour: tandis que les cas +d'analyse immédiate, au contraire, n'exigeant, en général, que de +faibles antagonismes, n'opposent pas de grands obstacles aux opérations +synthétiques, qui sont alors devenues presque indispensables.</p> + +<p>Après avoir suffisamment considéré, du point de vue philosophique, le +véritable but général de la science chimique, et les moyens fondamentaux +d'exploration qui lui sont propres, l'ordre naturel des idées +principales relatives à cette leçon nous conduit à examiner rapidement +la position encyclopédique de la chimie, c'est-à-dire à justifier, d'une +manière directe et spéciale, quoique sommaire, le rang que j'ai dû lui +assigner dans la hiérarchie scientifique établie au début de ce traité.</p> + +<p>Ce cas me paraît être l'un des plus propres à constater qu'une telle +classification fondamentale ne repose point sur de vaines et arbitraires +considérations, mais qu'elle est le fidèle résumé des harmonies +nécessaires, naturellement manifestées, entre les différentes sciences, +par leur développement commun. Aucune position encyclopédique ne me +semble, en effet, se présenter avec plus de spontanéité que celle de la +chimie, d'après ma formule, entre la physique et la physiologie. Qui +pourrait méconnaître aujourd'hui que, par plusieurs parties +essentielles, et surtout par l'importante série des phénomènes +électro-chimiques, le système des connaissances chimiques touche +immédiatement à l'ensemble de la physique, dont il constitue, en +apparence, un simple prolongement; et que de même, à son autre +extrémité, par l'étude, non moins fondamentale, des combinaisons +organiques, il adhère, en quelque sorte, à la physiologie générale, dont +il établit, pour ainsi dire, les premiers fondemens? Ces relations sont +tellement intimes, que, dans plus d'un cas particulier, les chimistes +qui n'ont point approfondi la vraie philosophie des sciences n'osent +décider si tel sujet tombe effectivement sous leur compétence, ou s'ils +doivent le renvoyer, soit à la physique, soit à la physiologie.</p> + +<p>Considérons, en premier lieu, la chimie relativement aux sciences qui la +précèdent dans notre échelle encyclopédique, et d'abord, à la physique, +qui lui est immédiatement antérieure.</p> + +<p>Les phénomènes de la première sont, évidemment, d'une nature plus +compliquée, que ceux de la seconde; et l'étude en est nécessairement +subordonnée à la leur. Quoique les uns et les autres soient +rigoureusement généraux, cependant l'ordre de généralité des faits +chimiques doit être classé comme réellement inférieur à celui des faits +physiques. En comparant ceux-ci aux faits astronomiques, j'ai démontré, +dans le volume précédent, que leur généralité est moindre, parce que, +propres à tous les corps, ils ne s'y manifestent point cependant dans +toutes les circonstances, leur développement étant toujours soumis à +certaines conditions. Or, le même principe est applicable ici, et à bien +plus forte raison, car les effets chimiques exigent un concours de +conditions variées beaucoup plus étendu. Avec de simples modifications, +les propriétés physiques appartiennent, non-seulement à toutes les +substances, mais aussi à tous les états d'agrégation, et même de +combinaison, de chacune d'elles: chaque corps ne manifeste, au +contraire, ses propriétés chimiques que dans un état plus ou moins +déterminé, et souvent tellement restreint qu'il a fallu de longues +séries d'essais laborieux pour parvenir à le réaliser. En un mot, la +nature nous offre très fréquemment des effets physiques qui ne sont +accompagnés d'aucun effet chimique, tandis que nul phénomène chimique ne +saurait avoir lieu sans la coexistence de certains phénomènes physiques. +Ainsi, les uns formant les divers modes spécifiques de l'activité propre +à chaque substance, et les autres, au contraire, constituant +l'existence fondamentale de toute matière, le sujet de la chimie se +complique nécessairement toujours de celui de la physique, et ne saurait +être rationnellement étudié sans la connaissance préalable de celui-ci. +D'ailleurs, les agens chimiques les plus puissans sont, désormais, +empruntés à la physique, qui, en outre, fournit constamment, par ses +différens ordres de phénomènes, les premiers caractères distinctifs des +diverses substances. Il serait inutile d'insister davantage aujourd'hui +pour faire sentir qu'on ne saurait concevoir de chimie vraiment +scientifique sans lui donner, préalablement, l'ensemble de la physique +pour base générale. Sous ce premier rapport, qui est décisif, la +position encyclopédique de la chimie se trouve donc déterminée, à l'abri +de toute incertitude.</p> + +<p>De cette relation immédiate, résulte, évidemment, une subordination +indirecte, mais nécessaire, de la chimie envers l'ensemble de +l'astronomie, et même de la science mathématique, comme fondemens +indispensables de toute physique sérieuse. Quant à des liaisons +directes, il faut convenir que, sous le rapport de la doctrine, elles +sont peu étendues et d'une médiocre importance.</p> + +<p>Toute tentative de faire rentrer les questions chimiques dans le domaine +des doctrines mathématiques, doit être réputée jusqu'ici, et sans doute +à jamais, profondément irrationnelle, comme étant antipathique à la +nature des phénomènes: elle ne pourrait découler que d'hypothèses vagues +et radicalement arbitraires sur la constitution intime des corps, ainsi +que j'ai eu occasion de l'indiquer dans les prolégomènes de cet ouvrage. +J'ai fait ressortir, dans le volume précédent, le tort général fait +jusqu'ici à la physique par l'abus de l'analyse mathématique. Mais là, +il ne s'agissait que de l'usage irréfléchi d'un instrument, qui, +judicieusement dirigé, est susceptible, pour un tel ordre de recherches, +d'une admirable efficacité. Ici, au contraire, on ne doit pas craindre +de garantir que si, par une aberration heureusement presque impossible, +l'emploi de l'analyse mathématique acquérait jamais, en chimie, une +semblable prépondérance, il déterminerait inévitablement, et sans aucune +compensation, dans l'économie entière de cette science, une immense et +rapide rétrogradation, en substituant l'empire des conceptions vagues à +celui des notions positives, et un facile verbiage algébrique à une +laborieuse exploration des faits.</p> + +<p>La subordination directe de la chimie envers l'astronomie, est, +pareillement, très faible, mais, néanmoins, plus prononcée. Elle est +presque insensible pour la chimie <i>abstraite</i>, seule cultivée +aujourd'hui. Mais, quand l'ensemble des progrès de la philosophie +naturelle viendra permettre le développement de la chimie <i>concrète</i>, +c'est-à-dire l'application méthodique du système des connaissances +chimiques à l'histoire naturelle du globe, on éprouvera, sans doute, en +plus d'une recherche, le besoin de combiner, pour la saine explication +des phénomènes, les considérations chimiques et les considérations +astronomiques, qui semblent maintenant ne comporter aucun point de +contact réel. La géologie actuelle, si informe qu'elle soit, doit nous +faire clairement pressentir la manifestation future, et peut-être +prochaine, d'une semblable nécessité, qu'un vague instinct avait +probablement révélée aux philosophes de l'âge théologique, au milieu de +leurs chimériques et pourtant opiniâtres rapprochemens entre +l'astrologie et l'alchimie. Il est, sans doute, impossible, en principe, +de concevoir l'ensemble des grandes opérations intestines de la nature +terrestre comme radicalement indépendant des mouvemens de notre globe, +de l'équilibre général de sa masse, en un mot, du système de ses +conditions planétaires.</p> + +<p>Si les relations immédiates de la chimie avec la science mathématique, +et même avec l'astronomie, sont nécessairement peu considérables sous +le point de vue de la doctrine, il n'en saurait être ainsi, à beaucoup +près, relativement à la méthode. En ce nouveau sens, il est aisé de +reconnaître, au contraire, qu'une suffisante habitude préalable, chez +les chimistes, de l'esprit mathématique et de la philosophie +astronomique exercerait inévitablement la plus grande et la plus +salutaire influence sur la manière de concevoir et de cultiver la +chimie, et, par suite, accélérerait beaucoup ses perfectionnemens +ultérieurs.</p> + +<p>Pour la mathématique (dont il serait, d'ailleurs, superflu d'expliquer +ici que les premières notions élémentaires sont désormais directement +indispensables aux travaux journaliers des chimistes), je n'ai pas +besoin de reproduire les considérations générales, tant exposées dans +les diverses parties antérieures de ce traité, qui établissent +invinciblement l'ensemble d'une telle étude comme le premier fondement +nécessaire du système entier de la méthode positive. Il n'y a, dans +cette subordination commune à toute la hiérarchie scientifique, rien qui +soit précisément particulier à la chimie, si ce n'est cette sage +réflexion que, plus les phénomènes se compliquent, plus nous devons nous +préparer soigneusement, par ce salutaire régime intellectuel, à les +analyser avec une judicieuse sévérité. On ne doit pas craindre +d'attribuer aujourd'hui, en partie, au défaut habituel d'accomplissement +de cette indispensable condition, le peu de rationnalité, de rigueur, et +de liaison que les bons esprits remarquent si péniblement dans la +plupart des travaux chimiques. Il est évident, néanmoins, afin de +prévenir ici toute exagération, que l'éducation mathématique des +chimistes n'a pas besoin d'être aussi étendue, dans ses détails, que +celle convenable aux physiciens, puisqu'elle n'est point destinée à leur +fournir, comme à ceux-ci, un secours direct et d'un usage journalier, +mais seulement à les pénétrer assez de l'esprit géométrique pour que +leur intelligence soit convenablement préparée à l'étude rationnelle de +la nature.</p> + +<p>Quant à l'astronomie, la subordination directe de la chimie envers elle, +sous le rapport de la méthode, est d'une importance tout aussi grande, +et encore plus sensible, d'après la propriété fondamentale que nous +avons reconnue à la science céleste de constituer nécessairement le type +le plus parfait de l'étude de la nature. La salutaire influence d'un tel +modèle doit devenir, en général, d'autant plus indispensable, que la +complication croissante des phénomènes tend davantage à faire perdre de +vue le véritable esprit de la philosophie naturelle. C'est seulement par +une semblable étude préliminaire, que les chimistes, sentant vivement +l'inanité radicale des explications métaphysiques dont leur doctrine est +encore habituellement viciée, pourront acquérir enfin un sentiment +profond et efficace du vrai caractère propre à la science chimique, et +du genre de perfection que comporte la nature de ses phénomènes. Sous ce +rapport philosophique, la physique elle-même, en vertu de sa moindre +perfection nécessaire, ne saurait jamais avoir, pour les chimistes, +autant d'utilité que l'astronomie, malgré ses relations bien plus +intimes et plus étendues. Aujourd'hui surtout, où la méthode, en +physique, est encore, à plusieurs égards, comme nous l'avons reconnu, +radicalement défectueuse, l'imitation exclusive d'un modèle aussi +incomplet tend à développer, sans doute, d'une manière beaucoup moins +satisfaisante, la saine philosophie chimique.</p> + +<p>Telles sont, en aperçu, soit pour la doctrine, soit pour la méthode, les +relations générales de la chimie avec les sciences fondamentales qui la +précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique.</p> + +<p>Il serait superflu de considérer formellement ici sa liaison nécessaire +avec les sciences qui la suivent, et surtout avec la physiologie, qui +vient immédiatement après elle. Cet examen aura naturellement sa place +spéciale dans la seconde partie de ce volume. Nous devons nous borner, +en ce moment, à concevoir, d'une manière nette mais générale, que toute +saine physiologie s'appuie nécessairement sur la chimie, soit comme +point de départ, soit comme principal moyen d'investigation. En +séparant, autant que possible, les phénomènes de la vie proprement dite, +de ceux de l'animalité, il est clair que les premiers, dans le double +mouvement intestin qui les constitue, sont, par leur nature, +essentiellement chimiques. Les combinaisons et les décompositions qu'on +y observe présentent, sans doute, en vertu de l'organisation, des +caractères qui leur sont exclusivement propres: mais, malgré ces +importantes modifications, elles n'en doivent pas moins être +nécessairement subordonnées aux lois générales des effets chimiques. +Même en considérant l'étude des corps vivans sous le simple point de vue +statique, la chimie y est aussi d'un usage évidemment indispensable, en +ce qu'elle fournit les moyens les plus certains de distinguer exactement +entre eux les divers élémens anatomiques d'un organisme quelconque.</p> + +<p>Nous reconnaîtrons, en dernier lieu, dans le volume suivant, que la +nouvelle science fondamentale, que je présente aux vrais philosophes, +sous le nom de physique sociale, comme devant constituer l'indispensable +complément du système rationnel de la philosophie naturelle, est, +pareillement, subordonnée par son objet à la science chimique. Elle en +dépend, d'abord, évidemment, d'une manière nécessaire, quoique +indirecte, par sa relation immédiate et manifeste avec la physiologie. +Mais, en outre, les phénomènes sociaux étant les plus compliqués et les +plus particuliers de tous, leurs lois sont inévitablement subordonnées, +par cela même, à celles de tous les ordres précédens, dont chacun y +manifeste, plus ou moins explicitement, son influence propre. Quant aux +lois chimiques surtout, il est évident que, dans l'ensemble des +conditions d'existence de la société humaine, sont comprises plusieurs +harmonies chimiques essentielles, entre l'homme et les circonstances +extérieures fondamentales dont il subit l'empire absolu. La rupture de +ces diverses harmonies, ou seulement leur perturbation un peu profonde, +soit quant à la composition du milieu atmosphérique, ou des eaux, ou des +terrains, etc., ne permettrait plus de concevoir rationnellement le +développement social, même en supposant un désordre assez restreint pour +que l'existence individuelle fût maintenue.</p> + +<p>La position encyclopédique de la chimie, ainsi exactement vérifiée sous +tous les rapports essentiels, conduit naturellement à fixer aussitôt le +degré proportionnel de perfection générale que comporte cette science +fondamentale, comparée aux autres, d'après le principe philosophique +établi à ce sujet dans ma théorie préliminaire de la classification des +sciences (<i>voyez</i> la deuxième leçon). Chacun peut, en effet, constater +aisément, par un examen direct, que, conformément à ce principe, et sous +le double aspect de la méthode ou de la doctrine, le degré de perfection +de la chimie est inférieur à celui de la physique et supérieur à celui +de la physiologie. Nous devons surtout, par le motif ci-dessus indiqué, +nous attacher ici à la première comparaison.</p> + +<p>Quant à la méthode, malgré les imperfections radicales que j'ai dû +sévèrement signaler dans la manière de procéder de la physique actuelle, +la philosophie physique est, néanmoins, sans aucun doute, beaucoup plus +rapprochée aujourd'hui que la philosophie chimique de l'état pleinement +positif. Si, relativement à la théorie des hypothèses, la première +présente réellement encore un caractère quasi-métaphysique, il n'y a +aucune exagération à dire que l'esprit de la seconde est jusqu'ici, à +quelques égards, essentiellement métaphysique, par suite de son +développement plus difficile et plus tardif. La doctrine des +<i>affinités</i>, jusqu'à présent prépondérante et classique, quoique son +empire s'affaiblisse rapidement, est, ce me semble, d'une nature encore +plus ontologique que celle des fluides et des éthers imaginaires. Si le +fluide électrique et l'éther lumineux, comme je l'ai établi, ne sont +réellement autre chose que des entités matérialisées, les affinités +vulgaires ne sont-elles pas, au fond, des entités complétement pures, +aussi vagues et indéterminées que celles de la philosophie scolastique +du moyen âge? Les prétendues solutions qu'on a coutume d'en déduire +présentent évidemment le caractère essentiel des explications +métaphysiques, la simple et naïve reproduction, en termes abstraits, de +l'énoncé même du phénomène. Le développement accéléré des observations +chimiques, depuis un demi-siècle, qui, sans doute, doit bientôt +irrévocablement discréditer une aussi vaine philosophie, n'a fait +jusqu'ici que la modifier, de manière à dévoiler, avec une plus +éclatante évidence, sa nullité radicale. Quand les affinités étaient +regardées comme absolues et invariables, leur emploi, pour l'explication +des phénomènes, quoique toujours nécessairement illusoire, présentait, +du moins, une apparence plus imposante. Mais, depuis que les faits ont +forcé de concevoir, au contraire, les affinités comme éminemment +variables d'après une foule de circonstances diverses, leur usage n'a pu +se prolonger sans devenir aussitôt, par ce seul changement, d'une +inanité plus manifeste et presque puérile. Ainsi, par exemple, pour +fixer les idées, on sait, dès long-temps, que, à une certaine +température, le fer décompose l'eau, ou protoxide d'hydrogène; et, +néanmoins, on a reconnu ensuite que, sous la seule influence d'une plus +haute température, l'hydrogène, à son tour, décompose l'oxide de fer: +que peut signifier, dès lors, l'ordre quelconque d'affinité qu'on croira +devoir établir entre le fer et l'hydrogène envers l'oxigène? Si, comme +on y est conduit, on fait varier cet ordre avec la température, la +nature purement verbale de cette explication prétendue pourrait-elle +être désormais contestée? Or, la chimie actuelle offre un grand nombre +de ces rapprochemens, contradictoires en apparence, indépendamment de la +longue série de considérations aussi décisives qui ont fait rejeter les +affinités absolues, les seules pourtant qui devaient sembler présenter +quelque consistance scientifique.</p> + +<p>L'empire de l'éducation, et, surtout, l'état correspondant du +développement général de l'humanité, dominent tellement la marche +individuelle des esprits même les plus éminens, que le génie le plus +profondément philosophique dont la chimie puisse s'honorer jusque ici, +le grand Berthollet, dans l'immortel ouvrage<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a> +<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a> où il a si +victorieusement renversé l'ancienne doctrine des affinités invariables +ou <i>électives</i>, ne peut lui-même achever de se soustraire complétement +aux habitudes (alors il est vrai, si prépondérantes) d'ontologie +chimique, et maintient, pour l'explication journalière des phénomènes, +l'usage presque arbitraire des vaines conceptions d'affinité, rendues +encore plus vagues par les modifications mêmes qu'il a dû leur faire +subir. Pour constater, d'une manière irrécusable, combien, même +aujourd'hui, ces habitudes sont encore, à certains égards, profondément +enracinées, il suffit de signaler ici l'étrange et absurde doctrine de +l'<i>affinité prédisposante</i>, dont l'usage est, jusque ici, resté +classique, comme l'indiquent les traités les plus récens et les plus +plus justement estimés, entre autres le grand et important ouvrage du +plus rationnel des chimistes actuels, l'illustre M. Berzélius. Lorsque, +par exemple, l'action de l'acide sulfurique détermine, à la température +ordinaire, la subite décomposition, alors impossible sans un tel +secours, de l'eau par le fer, de façon à dégager l'hydrogène, on +attribue communément ce remarquable phénomène à l'affinité de l'acide +sulfurique pour l'oxide de fer qui <i>tend</i> à se former: et il en est de +même dans une foule de cas analogues. Or, peut-on imaginer rien de plus +métaphysique, et même de plus radicalement incompréhensible, que +l'action sympathique d'une substance sur une autre qui n'existe pas +encore, et la formation de celle-ci en vertu de cette mystérieuse +affection?<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a> +<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a> Il faut convenir que, comparativement à de telles +conceptions, les étranges fluides des physiciens sont quelque chose de +rationnel et de satisfaisant.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" +name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7"> +(retour) </a> + Le point de départ de Berthollet se trouva, + malheureusement, être pris dans la physiologie, c'est-à-dire + dans une science dont la philosophie devait être + naturellement, et surtout à cette époque, beaucoup plus + arriérée encore que celle dont il a si noblement consacré sa + vie à poursuivre le progrès général. Préparé, au contraire, + par une éducation mathématique et astronomique, un esprit de + cette trempe eût produit, sans doute, même alors, des + résultats philosophiques bien plus complets et plus + durables. Néanmoins, la <i>Statique chimique</i>, beaucoup trop + négligée aujourd'hui, restera, par son admirable + rationnalité, malgré ses imperfections capitales, un + monument éternel, et jusqu'ici incomparable, de la puissance + de l'esprit humain pour la systématisation des idées + chimiques. +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" +name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8"> +(retour) </a> + Dans l'exemple que je viens de citer, on + pourrait, ce me semble, concevoir que le phénomène est dû à + la solubilité du sulfate de fer, opposée à l'insolubilité de + l'oxide correspondant. Le fer agit certainement sur l'eau à + toute température; et l'on peut attribuer la faible action + qu'il exerce alors à ce que l'oxide insoluble, à mesure + qu'il se forme à la surface du métal, préserve les couches + intérieures: dès lors, l'acide opérerait, presque + mécaniquement, une plus vive décomposition, en supprimant + continuellement cet obstacle. Les expérimentateurs + décideraient si une telle explication est réellement + admissible, en faisant varier, dans une double suite de cas + analogues, soit le métal, soit l'acide (pourvu que leur + énergie relative restât à peu près la même), pour examiner + ensuite si, en effet, la solubilité de certains sels permet + la décomposition, tandis qu'elle serait, au contraire, + empêchée par l'insolubilité des autres. +</blockquote> + +<p>Des considérations aussi décisives me semblent éminemment propres à +faire sentir l'importance capitale et pratique du plan général que j'ai +indiqué ci-dessus, d'après la position de la chimie dans ma hiérarchie +scientifique, pour l'éducation rationnelle des chimistes, fondée sur une +étude préliminaire, suffisamment approfondie, de la philosophie +mathématique, ensuite de la philosophie astronomique, et enfin de la +physique. On ne saurait méconnaître, en scrutant philosophiquement ce +sujet, que toute cette doctrine des affinités n'est réellement, dans son +esprit originaire, qu'une tentative, nécessairement vaine, pour +concevoir la nature intime des phénomènes chimiques, aussi radicalement +inaccessible que les essences analogues qu'on cherchait autrefois, par +des procédés semblables, envers les phénomènes plus simples. Le +développement plus rapide de l'esprit humain en astronomie et en +physique, y a déjà fait exclure à jamais ces recherches chimériques, qui +doivent donc aussi, à plus forte raison, être finalement rejetées des +parties plus compliquées de la philosophie naturelle. Or, comment les +chimistes réaliseraient-ils, dans leur science, cette épuration +fondamentale, si, d'abord, ils n'ont étudié son accomplissement à +l'égard des sciences antérieures et plus simples, qui peuvent seules +leur en donner une juste idée? L'intelligence pourrait-elle devenir +complétement positive en chimie, tout en demeurant à demi métaphysique +en astronomie ou en physique? L'individu ne doit-il pas, à cet égard, +suivre nécessairement la même marche générale qu'a suivie l'espèce dans +son passage graduel à l'état positif? La vraie science consiste, en tout +genre, dans les relations exactes établies entre les faits observés, +afin de déduire, du moindre nombre possible de phénomènes fondamentaux, +la suite la plus étendue de phénomènes secondaires, en renonçant +absolument à la vaine enquête des <i>causes</i> et des <i>essences</i>. Tel est +l'esprit qu'il s'agit aujourd'hui de rendre enfin complétement +prépondérant dans la chimie, et devant lequel se dissipera pour toujours +la doctrine métaphysique des affinités. Or, les chimistes pourraient-ils +se pénétrer convenablement d'un telle manière de philosopher, si ce +n'est par l'étude des seules sciences où elle soit encore pleinement +développée?<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a> +<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" +name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9"> +(retour) </a> Sous ce rapport essentiel, l'éducation + ordinaire des chimistes anciens avait certainement, pour + leur époque; un caractère plus rationnel que celle des + chimistes actuels, en ce que, du moins, elle développait en + eux, quoique sur des bases chimériques, le sentiment + habituel des relations fondamentales de la chimie avec + l'ensemble des autres sciences, et, spécialement, avec + l'astronomie, d'une part, et, en sens inverse, avec l'étude + des corps vivans. Le rapide et immense développement des + différentes sciences, depuis leur passage à l'état positif, + a rendu, sans doute, une telle condition préalable beaucoup + plus difficile à remplir pour les diverses classes des + savans; mais elle n'est nullement impraticable, pourvu que + le degré précis de spécialité de chaque étude préliminaire + soit toujours judicieusement proportionné à la destination + d'une semblable éducation. Car, il est aisé de remarquer, + d'après les principes de hiérarchie scientifique établis + dans ce traité, que, plus ces préparations successives se + multiplient, par la complication croissante des phénomènes, + moins chacune d'elles a besoin d'être développée, vu la + moindre étendue des relations à mesure que les catégories + des phénomènes sont plus distantes. L'esprit et la marche de + nos enseignemens scientifiques actuels ne peuvent donner + aucune idée juste de ce système philosophique d'éducation + rationnelle pour les savans. +</blockquote> + +<p>L'infériorité si bien constatée de la chimie envers la physique, sous le +point de vue de la méthode et de l'esprit philosophique, explique +immédiatement son imperfection relative, encore plus évidente, quant à +la science effective, sans qu'il soit nécessaire d'entreprendre, à ce +sujet, aucune comparaison spéciale. J'ai suffisamment établi, en +commençant ce discours, quel doit être, en général, le véritable but +scientifique de la chimie, précisé par une formule exacte: chacun peut +lui confronter aisément l'état actuel de la science, et reconnaître +aussitôt qu'il en est à une immense distance, beaucoup plus prononcée +que celle (déjà si grande néanmoins, à plusieurs égards) qui correspond +à la physique. Les faits chimiques sont, aujourd'hui, essentiellement +incohérens, ou, du moins, faiblement coordonnés par un petit nombre de +relations, partielles et insuffisantes, au lieu de ces lois aussi +certaines qu'étendues et uniformes dont la physique se glorifie si +justement. Quant à la prévision, véritable mesure de la perfection de +chaque science naturelle, il est trop évident que si déjà elle est bien +plus bornée, plus incertaine, et moins précise en physique qu'en +astronomie, les théories chimiques actuelles y atteignent beaucoup plus +imparfaitement encore: le plus souvent même, l'issue de chaque événement +chimique ne peut être connue qu'en consultant, d'une manière spéciale, +l'expérience immédiate, et, pour ainsi dire quand l'événement est +accompli.</p> + +<p>Quelque imparfaite que soit la chimie, comme méthode et comme doctrine, +il faut reconnaître, afin de conserver les proportions, que, sous l'un +et l'autre point de vue, elle est, néanmoins, par sa nature, même +aujourd'hui, très supérieure à la physiologie, et (je n'ai pas besoin +d'en avertir) bien davantage à la science sociale. Outre que, par la +simplicité relative de ses phénomènes, les faits y sont beaucoup mieux +discutés et les investigations plus décisives, il y existe, quoiqu'en +très petit nombre, quelques véritables théories, exactement +circonscrites, et susceptibles de fournir, en certains cas, des +prévisions réelles et complètes, qui sont jusque ici presque toujours +impossibles, si ce n'est d'une manière générale, dans l'étude des corps +vivans. Je ferai surtout ressortir, dans une des leçons suivantes, les +lois qui concernent les proportions, et dont la physiologie générale ne +saurait, sans doute, offrir, en aucune façon, l'équivalent.</p> + +<p>Du reste, il ne faut jamais perdre de vue, en de telles comparaisons, +que, si le degré de perfection des diverses sciences fondamentales est +toujours nécessairement inégal par la complication graduelle de leurs +phénomènes, son importance à notre égard diminue suivant la même règle +par une autre conséquence du même principe, en sorte qu'il peut toujours +exister une suffisante harmonie générale entre les besoins raisonnables +et les moyens effectifs. J'espère, d'ailleurs, que de cette sévère et +consciencieuse appréciation du véritable état de chaque science, il +résultera, pour les bons esprits, une stimulation à la cultiver beaucoup +plus qu'une répugnance à l'étudier: car, l'activité humaine doit être, +sans doute, bien autrement satisfaite en concevant les sciences comme +naissantes et par suite, susceptibles, d'une manière presque indéfinie, +de progrès larges et variés (ainsi que toutes le sont réellement plus ou +moins), au lieu de les supposer parfaites, et, en conséquence, +essentiellement immobiles, si ce n'est dans leurs développemens +secondaires.</p> + +<p>En traitant ainsi de la position encyclopédique de la chimie, j'ai fait +suffisamment ressortir l'importance capitale d'une telle science dans le +système général de la philosophie naturelle, et son indispensable +nécessité pour l'étude rationnelle des sciences plus compliquées. Il me +reste maintenant à signaler, d'une manière sommaire, ses propriétés +philosophiques les plus élevées, relatives à son action directe sur +l'éducation fondamentale de la raison humaine.</p> + +<p>À cet égard, et d'abord quant à la méthode, on pourrait dire, en premier +lieu, que la chimie présente à l'esprit humain de grandes ressources +pour étudier, en général, l'art universel de l'expérimentation. +Toutefois, quelle que soit, sous ce rapport, la haute utilité +philosophique de la chimie, il faut reconnaître que cette propriété ne +lui est point strictement particulière, et même, comme nous l'avons vu, +que la physique, par sa nature, est, en ce genre, nécessairement +supérieure. C'est bien plus l'art d'observer proprement dit, que celui +d'expérimenter, dont la chimie peut offrir à tous les philosophes des +leçons éminemment précieuses. Mais il existe, dans le système de la +méthode positive, une partie fort importante, quoique jusque ici trop +peu appréciée, et que la chimie était, ce me semble, spécialement +destinée à porter au plus haut degré de perfection. Il s'agit, non de la +théorie des classifications, assez mal entendue par les chimistes, mais +de l'art général des nomenclatures rationnelles, qui en est tout-à-fait +indépendant, et dont la chimie, par la nature même de son objet, doit +présenter de plus parfaits modèles qu'aucune autre science fondamentale.</p> + +<p>On a souvent tenté, surtout depuis la réforme du langage chimique, et +l'on entreprend encore chaque jour des essais plus ou moins judicieux de +nomenclature systématique en anatomie, en pathologie même, et surtout en +zoologie. Mais, quelle que soit l'utilité réelle de ces estimables +efforts, ils n'ont pas eu encore et ne sauraient jamais avoir un succès +comparable à celui des illustres nomenclateurs de la chimie, même quand +ils seraient mieux conçus et plus rationnellement dirigés qu'ils n'ont +pu l'être jusqu'à présent; car la nature des phénomènes s'y oppose +invinciblement. Ce n'est point, sans doute, accidentellement que la +nomenclature chimique est si parfaite entre toutes les autres.</p> + +<p>À mesure que les phénomènes se compliquent davantage; les objets étant +caractérisés par des comparaisons à la fois plus variées et moins +circonscrites, il devient de plus en plus difficile de les assujettir, +d'une manière suffisamment expressive, à un système uniforme de +dénominations rationnelles, et pourtant abrégées, propre à faciliter +réellement la combinaison habituelle des idées. Si les organes et les +tissus des corps vivans, ne différaient entre eux que sous un seul point +de vue principal, si les maladies étaient suffisamment définies par leur +siége, si les genres ou au moins les familles zoologiques pouvaient être +constamment établies d'après une considération exactement homogène, on +conçoit que les sciences correspondantes comporteraient aussitôt des +nomenclatures systématiques aussi rationnelles et aussi efficaces que +celle de la chimie. Mais, en réalité, la profonde diversité des aspects +multiples, presque jamais susceptibles d'être coordonnés sous un chef +unique, rend évidemment un tel perfectionnement à la fois très difficile +et peu avantageux.</p> + +<p>Parmi les sciences où l'immense multitude des sujets considérés excite +spontanément à la formation des nomenclatures spéciales, la chimie est +la seule où, par sa nature, les phénomènes soient assez simples, assez +uniformes, et en même temps, assez déterminés, pour que la nomenclature +rationnelle puisse être à la fois claire, rapide et complète, de façon à +contribuer profondément au progrès général de la science. Toutes les +considérations chimiques sont nécessairement dominées, d'une manière +directe et incontestable, par une seule notion prépondérante, celle de +la composition: le but propre de la science, comme je l'ai établi, est +précisément de tout rallier à ce caractère suprême. Ainsi, le nom +systématique de chaque corps, en faisant directement connaître sa +composition, peut aisément indiquer, d'abord, un juste aperçu général, +et ensuite, un résumé fidèle quoique concis, de l'ensemble de son +histoire chimique; et, par la nature même de la science, plus elle fera +de progrès vers sa destination fondamentale, plus cette double propriété +de sa nomenclature devra inévitablement se développer. D'un autre côté, +le dualisme étant en chimie la constitution la plus commune, et surtout +la plus essentielle, celle à laquelle il est naturel que la science +tende de plus en plus à ramener, autant que possible, tous les autres +modes de composition, on conçoit que l'ensemble des conditions du +problème ne saurait être plus favorable à la formation d'une +nomenclature rapide et néanmoins suffisamment expressive. Aussi la +chimie a-t-elle présenté, pour ainsi dire de tout temps, un système de +nomenclature plus ou moins grossier, quoique d'ailleurs nullement +comparable à celui si heureusement fondé par l'illustre Guyton-Morveau. +Les propriétés fondamentales de la nomenclature chimique ne doivent, +sans doute, comme je l'ai indiqué, se manifester dans toute leur +plénitude que lorsque la science sera plus avancée, puisque la +destination principale de cette nomenclature est de faciliter la +combinaison générale des idées chimiques, jusqu'ici peu active et peu +profonde. Mais cet heureux artifice est tellement en harmonie avec la +nature de la science chimique, que, dans son extrême imperfection +actuelle, il la soutient en quelque sorte, en suppléant provisoirement, +pour ainsi dire, à son défaut presque absolu de rationnalité véritable.</p> + +<p>Ainsi, sous cet important point de vue, la chimie doit être envisagée +comme éminemment propre à développer, de la manière la plus spéciale, +l'un de ces moyens fondamentaux, en si petit nombre, dont l'ensemble +constitue le pouvoir général de l'esprit humain. Quoique j'aie dû +m'attacher à faire hautement ressortir les causes principales de +l'évidente supériorité qui résulte à cet égard de la nature même de la +science chimique, il est incontestable que si, dans les sciences plus +compliquées, les systèmes de nomenclature rationnelle doivent être +nécessairement plus difficiles à établir et moins efficaces à employer, +leur formation y présente cependant un véritable et puissant intérêt. +J'ai seulement voulu mettre hors de doute, à ce sujet, l'indispensable +nécessité, pour une classe quelconque de philosophes positifs, de venir +puiser, exclusivement dans la chimie, les vrais principes et l'esprit +général de l'art des nomenclatures scientifiques, conformément à cette +règle fondamentale, déjà pratiquée, à tant d'autres égards, dans cet +ouvrage, que chaque grand artifice logique doit être directement étudié +dans la partie de la philosophie naturelle qui en offre le développement +le plus spontané et le plus complet, afin de pouvoir être ensuite +appliqué, avec les modifications convenables, au perfectionnement des +sciences qui en sont moins susceptibles.</p> + +<p>Les hautes propriétés philosophiques de la science chimique sont encore +plus éclatantes et même plus essentielles, sous le point de vue de la +doctrine, que relativement à la méthode.</p> + +<p>Quelque imparfait que soit jusque ici le système des connaissances +chimiques, son développement n'en a pas moins déjà puissamment contribué +à l'émancipation générale et définitive de la raison humaine. Le +caractère fondamental d'opposition à toute philosophie théologique +quelconque, qui est nécessairement plus ou moins inhérent à toute +science réelle, même dès sa première enfance, se manifeste, pour les +intelligences populaires, par ces deux propriétés générales co-relatives +de toute philosophie positive: 1º prévision des phénomènes; 2º +modification volontaire exercée sur eux. Ces deux facultés ne sauraient +se développer, sans qu'elles tendent inévitablement, chacune d'une +manière distincte, mais pareillement décisive, à détruire radicalement, +dans l'esprit du vulgaire, toute idée de direction de l'ensemble des +événemens naturels par aucune volonté surhumaine. J'ai déjà signalé, +surtout dans la vingt-huitième leçon, cette double incompatibilité +nécessaire. J'ai aussi indiqué, dès lors, à ce sujet, un nouveau +théorème philosophique très important, qui est éminemment applicable à +la science chimique. Il consiste, sommairement, en ce que, plus la +faculté de prévoir diminue, par la complication croissante des +phénomènes, plus la faculté de modifier augmente, par la variété des +moyens d'action qui résulte de cette complication même; de telle sorte +que cette influence anti-théologique propre à chaque branche +fondamentale de la philosophie naturelle est toujours à peu près +également infaillible, soit par une voie, soit par l'autre.</p> + +<p>J'ai déjà, ce me semble, presque surabondamment prouvé, dans tout le +cours de cet ouvrage, que notre prévision devient plus bornée, moins +précise, et même plus incertaine, à mesure que les phénomènes se +compliquent davantage. Quant au second aspect de la proposition, il +n'est pas moins incontestable. Car, en principe, la plus grande +complication des phénomènes ne tient qu'à ce que leur acomplissement +exige le concours d'un ensemble plus étendu de conditions hétérogènes, +dont chacune étant, à son tour, ou suspendue, ou altérée, ou seulement +même transposée, doit fournir d'autant plus de ressources, pour +modifier, entre certaines limites, le résultat final du conflit, qu'il +dépend d'un plus grand nombre d'élémens divers. La considération +successive de nos cinq catégories essentielles des phénomènes naturels +vérifie clairement cette loi inévitable. Ainsi, les événemens +astronomiques, que nous prévoyons de si loin avec une si admirable +exactitude, ne sauraient être, évidemment, le sujet d'aucune espèce de +modification volontaire, précisément parce qu'ils ne dépendent que d'un +seul principe fondamental: tout ce que nous pouvons à leur égard, +c'est, au contraire, de nous modifier, jusqu'à un certain point, +nous-mêmes relativement à eux, d'après cette prévoyance suffisamment +anticipée; du reste, ils nous dominent absolument. Mais, à partir des +événemens physiques, la suspension, l'altération du phénomène, sa +suppression même en plus d'une circonstance, en un mot, les différentes +sortes de modifications deviennent possibles, et de plus en plus +étendues, en suivant notre hiérarchie fondamentale, jusqu'aux phénomènes +physiologiques, et même jusqu'aux événemens sociaux, qui, de tous, sont, +en effet, les plus éminemment modifiables, comme l'expérience +universelle le confirme. En nous bornant ici aux événemens chimiques, on +voit que le pouvoir de l'homme à leur égard est, par leur nature, +beaucoup plus prononcé encore qu'envers les effets physiques. Cela est +tellement évident, que, dans l'innombrable multitude des phénomènes +chimiques considérés aujourd'hui, la plupart doivent certainement leur +existence à l'intervention humaine, qui a pu seule constituer l'ensemble +si complexe des circonstances indispensables à leur production. On doit +même remarquer, à ce sujet, que, si les phénomènes des deux catégories +suivantes sont encore plus modifiables, sans doute, que les phénomènes +chimiques, ceux-ci occupent néanmoins, sous ce rapport, le premier +rang, lorsque, au lieu d'envisager abstraitement toutes les +modifications exécutables, on se borne à considérer celles qui sont +susceptibles d'une haute utilité réelle pour l'amélioration de la +condition humaine. C'est par ce motif que, dans le système général de +l'action de l'homme sur la nature, la chimie doit être conçue comme la +principale source du pouvoir, quoique toutes les sciences fondamentales +y participent plus ou moins.</p> + +<p>Ainsi, le libre et plein développement de la puissance humaine dans +l'ordre des effets chimiques, doit compenser nécessairement +l'infériorité relative de la chimie en prévoyance rationnelle, pour +constater irrésistiblement, envers les esprits les plus vulgaires, que +cette classe de phénomènes, comme toute autre, ne saurait être régie par +aucune volonté providentielle quelconque. Mais, en outre, je crois +convenable d'indiquer ici une autre voie, encore plus spéciale, et non +moins efficace peut-être, par laquelle la chimie est destinée à +contribuer à l'affranchissement irrévocable du génie humain de toute +tutelle théologique ou métaphysique, en rectifiant, d'une manière +irrécusable, sous plusieurs rapports fondamentaux, le système des +notions primitives sur l'économie générale de la nature terrestre.</p> + +<p>Quoique, depuis l'école d'Aristote, les philosophes aient dû toujours +penser que les mêmes substances élémentaires se reproduisaient +essentiellement dans l'ensemble de toutes les grandes opérations +naturelles, malgré leur indépendance apparente, cependant l'entière +impossibilité de réaliser ce vague aperçu métaphysique devait +nécessairement maintenir l'empire universel du dogme théologique des +destructions et créations absolues, jusqu'à la grande époque de cet +admirable développement du génie chimique, qui forme le principal +caractère scientifique du dernier quart du siècle précédent. En effet, +tant qu'on ne pouvait avoir aucun égard ni aux matériaux ni aux produits +gazeux, un grand nombre de phénomènes remarquables devaient +inévitablement inspirer l'idée d'anéantissement ou de production réelle +de matière dans le système général de la nature. Il a fallu, avant tout, +la décomposition de l'air et de l'eau, et ensuite l'analyse élémentaire +des substances végétales et animales, et, peut-être même, le complément, +un peu plus tardif, d'un tel ensemble, par l'analyse des alcalis +proprement dits et des terres, pour établir, d'une manière entièrement +irrécusable, le principe fondamental de la perpétuité nécessairement +indéfinie de toute matière, et pour tendre à remplacer irrévocablement, +dans l'universalité des esprits, les idées théologiques de destruction +et de création, par les notions positives de décomposition et +recomposition. À l'égard des phénomènes vitaux surtout, non-seulement la +connaissance des élémens dont la substance des corps vivans est formée, +mais, en outre, l'ensemble de l'examen chimique de leurs principales +fonctions, quelque grossier qu'il soit encore, ont dû jeter, à tous les +yeux, le plus grand jour sur la conception générale de l'économie de la +nature vivante, en démontrant qu'il ne peut exister de matière organique +radicalement hétérogène à la matière inorganique, et que les +transformations vitales sont subordonnées, comme toutes les autres, aux +lois universelles des phénomènes chimiques. L'analyse chimique me paraît +avoir rempli, sous ce rapport, sa fonction la plus essentielle; +désormais, c'est par la voie, plus difficile, mais plus lumineuse, de la +synthèse que la chimie doit surtout compléter, comme l'indiquent déjà +quelques heureux essais<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a> +<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>, ce vaste et bel ensemble de démonstrations +par lequel elle a si puissamment concouru à la grande révolution +philosophique de l'humanité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" +name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10"> +(retour) </a> On doit principalement remarquer à ce sujet la + belle expérience de M. Whoeler sur la recomposition de + l'urée. +</blockquote> + +<p>Après avoir suffisamment caractérisé, par les diverses parties de ce +discours, toutes les considérations fondamentales relatives à l'ensemble +de la philosophie chimique, il me reste, enfin, à l'envisager très +sommairement sous son dernier aspect essentiel, quant au principe de +division rationnelle propre à la science chimique.</p> + +<p>Cette science est sans doute, jusque ici, trop rapprochée de son +berceau, pour que sa division définitive et la vraie coordination de ses +parties principales aient pu encore se manifester spontanément, d'une +manière non équivoque. On s'y est, jusqu'à présent, beaucoup plus occupé +(et, à certains égards, avec juste raison) de multiplier les +observations exactes et complètes, plutôt que de les classer suivant +leurs relations systématiques. Mais, outre ce développement trop récent, +la nature de la science a dû aussi contribuer à retarder la marche de ce +dernier élément propre à la constitution philosophique d'une science +quelconque, en vertu de cette grande homogénéité générale qui +caractérise les phénomènes chimiques, dont les vraies différences +essentielles sont bien moins profondes, et, par suite, moins tranchées, +que dans aucune autre science fondamentale. En astronomie, la division +principale de ses phénomènes en géométriques et mécaniques, et la +subordination nécessaire de ceux-ci aux premiers, sont trop naturelles +et trop évidentes pour être jamais le sujet d'aucune controverse +importante. Quant à la physique, qui constitue, pour ainsi dire, un +ensemble de diverses sciences presque isolées, bien plus qu'une science +vraiment unique, la division ne saurait évidemment être plus +spontanément indiquée: il ne peut y avoir quelque hésitation réelle, et +toutefois peu importante, que sur la classification. Dans la seconde +partie de ce volume, nous constaterons clairement que la science vitale +présente à peu près le même résultat, quoique par une cause très +différente, en vertu de la diversité si marquée de ses principaux +aspects généraux, malgré l'intime connexité naturelle de toutes ses +branches. Mais, la chimie doit offrir, à cet égard, des conditions moins +favorables, les distinctions n'y étant, par sa nature, guère plus +prononcées qu'elles ne le sont dans l'étendue d'une même branche bien +caractérisée de la physique, en thermologie, par exemple, et surtout en +électrologie. L'imperfection et le peu d'importance de sa division +actuelle sont donc aisément explicables. Toutefois, les symptômes +précurseurs de l'établissement prochain d'une discussion capitale sur ce +sujet fondamental commencent déjà, ce me semble, à se manifester sans +équivoque. Car la plupart des chimistes distingués paraissent +aujourd'hui plus ou moins mécontens de la division provisoire qui a dû +servir jusqu'à présent de guide à leurs travaux.</p> + +<p>Il est clair, en effet, que la division générale de la chimie, en +<i>inorganique</i> et <i>organique</i>, ne peut nullement être conservée, à cause +de son irrationnalité évidente. On ne saurait, sans doute, admettre, en +principe, que, dans la chimie abstraite, les combinaisons puissent être +classées d'après leur origine: cela serait, tout au plus, convenable en +histoire naturelle. Le développement des recherches chimiques tend à +montrer clairement la nullité radicale d'une telle division, puisque la +première partie empiète continuellement sur la seconde, qui serait déjà +presque tout-à-fait absorbée, si elle n'eût, en partie, réparé ses +pertes, en s'alimentant, à son tour, aux dépens de la physiologie. En un +mot, ce qu'on nomme aujourd'hui la chimie organique présente un +caractère scientifique essentiellement bâtard, moitié chimique, moitié +physiologique, et qui n'est franchement ni l'un ni l'autre, comme je +l'établirai, d'une manière directe, dans la trente-neuvième leçon. Cette +division ne peut pas même être maintenue en grande partie sous une autre +forme, comme effectivement équivalente à la distinction générale entre +les cas chimiques caractérisés par le dualisme et ceux où il n'existe +pas. Car si les combinaisons inorganiques sont presque toujours +binaires, on en connaît néanmoins de ternaires, et même de quaternaires; +tandis que, en sens inverse, il est encore plus fréquent de rencontrer, +dans les combinaisons dites organiques, un véritable dualisme, que le +progrès naturel de la chimie me semble d'ailleurs devoir tendre de plus +en plus à généraliser autant que possible.</p> + +<p>D'après le but final propre à la science chimique, tel qu'il a été +expressément formulé, de la manière la plus rigoureuse, au commencement +de ce discours, le principe fondamental de la division rationnelle, qui +peut seule être en harmonie réelle et durable avec la nature des études +chimiques, ne saurait, évidemment, être cherché ailleurs que dans +l'ordre des idées générales directement relatives à la composition et à +la décomposition. Or, en appliquant ici la règle encyclopédique +invariablement établie dans ce traité, de suivre toujours la +complication graduelle des phénomènes, on voit que cet ordre d'idées ne +peut logiquement donner lieu qu'à ces deux motifs essentiels de +distinctions chimiques principales: 1º la pluralité croissante des +principes constituans (d'ailleurs médiats ou immédiats), selon que les +combinaisons sont ou binaires, ou ternaires, etc.; 2º le degré de +composition plus ou moins élevé des principes immédiats, dont chacun, +dans le cas, par exemple, d'un dualisme continuel, peut être +décomposable, un plus ou moins grand nombre de fois consécutives, en +deux autres. Quoique ces deux points de vue soient chacun d'une +importance majeure, la division rationnelle de la chimie ne peut être +organisée tant qu'on n'aura point irrévocablement décidé lequel doit +être réellement choisi comme prépondérant, et lequel comme secondaire. +Sans que ce soit ici le lieu de traiter, d'une manière convenable, cette +nouvelle et importante question spéciale de haute philosophie chimique, +que je dois, dans cette leçon, me contenter d'avoir nettement posée, +peut-être sera-t-il utile d'indiquer, dès ce moment, que je la regarde +comme résolue, et que, à mes yeux, la considération du degré de +composition est évidemment supérieure à celle de la multiplicité des +principes, en ce qu'elle affecte plus profondément le but et l'esprit de +la science chimique, tels que je les ai soigneusement caractérisés dans +ce discours. Au reste, de quelque manière que les chimistes prononcent +définitivement sur cette opinion, il faut remarquer, en dernier lieu, +que les deux classifications générales, déterminées par la +prépondérance de l'un ou de l'autre motif, quoique devant être, sans +doute, parfaitement distinctes, diffèrent cependant beaucoup moins qu'on +ne serait d'abord tenté de le supposer: car, elles concourent +nécessairement, soit dans le cas préliminaire, soit dans le cas final, +et divergent seulement dans les parties intermédiaires.</p> + +<p>Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais +indiquer dans ce discours sur la nature et l'esprit de la science +chimique, sur les moyens fondamentaux d'investigation qui lui sont +propres, sur sa vraie position encyclopédique, sur le genre et le degré +de perfection dont elle est, en général, susceptible, sur les hautes +propriétés philosophiques qui la caractérisent sous le double point de +vue de la méthode et de la doctrine, et, enfin, sur le mode de division +rationnelle qui lui convient. Pour compléter un tel examen, je dois +maintenant passer, dans les quatre leçons suivantes, à l'appréciation +plus spéciale et plus directe du petit nombre de doctrines essentielles +qu'ait présentées jusqu'ici le développement spontané de la philosophie +chimique.</p> + +<p>Chacun sait que, par la nature de cet ouvrage, on ne peut, évidemment, +chercher ici aucun traité de chimie, quelque sommaire qu'on voulût le +concevoir: il faut, nécessairement, au contraire, que je suppose au +lecteur une connaissance approfondie des principaux phénomènes +chimiques, sans laquelle il ne pourrait, non-seulement juger mes idées, +mais les comprendre.</p> + +<p>On doit en outre considérer qu'il ne s'agit pas même d'un traité spécial +de philosophie chimique, mais seulement d'un système de considérations +fondamentales à ce sujet, formant une simple partie d'un traité général +de philosophie positive, et dont l'extension doit, par conséquent, +conserver une certaine harmonie avec celle des autres parties +constituantes. Or, d'après cette obligation, le degré de développement +accordé, dans cet ouvrage, à l'examen philosophique de chaque science +fondamentale, ne saurait être exclusivement déterminé par son importance +propre, ni par la multitude de faits intéressans qu'elle embrasse; il +dépend nécessairement aussi, en grande partie, de sa perfection +relative. Aucun lecteur judicieux ne peut espérer que la philosophie +chimique, surtout dans son état actuel, soit ici l'objet d'un examen +aussi développé, ni même aussi satisfaisant, qu'a pu l'être celui de la +philosophie astronomique, par exemple, dont l'admirable perfection m'a +permis une analyse méthodique, à la fois claire et complète, quoique +sommaire, comme l'exigeait ce type immuable de la philosophie +naturelle.</p> + + +<a name="l36" id="l36"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TRENTE-SIXIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur la chimie proprement dite ou <i>inorganique</i>.</p> + +<p>Quels que soient les principes de division et de classification que l'on +croie devoir préférer dans le système général des études chimiques, on +commencera toujours, inévitablement, par considérer d'abord l'histoire +successive et continue de tous les différens corps simples. Cette +nécessité est particulièrement évidente, d'après la conception exposée +dans la leçon précédente sur le but et l'esprit de la science chimique. +Au reste, presque tous les chimistes sont, aujourd'hui, essentiellement +d'accord à ce sujet, et présentent une telle étude comme la partie +préliminaire et fondamentale de leurs divers systèmes de chimie.</p> + +<p>On doit, néanmoins, remarquer, à cet égard, une exception très +intéressante, dans le plan adopté par M. Chevreul. Cet habile chimiste +fait suivre immédiatement l'étude de chaque élément de celle de toutes +les combinaisons, soit binaires, soit ternaires, etc., qu'il peut +former avec ceux jusque alors examinés, en se bornant, toutefois, aux +composés du premier ordre. Un tel plan doit procurer, sans doute, le +grand avantage que les corps simples sont alors, en général, bien plus +complétement connus, dès l'origine, qu'ils ne peuvent l'être d'après la +marche ordinaire, qui disperse, pour ainsi dire, dans toutes les +diverses parties de la science, les plus importantes propriétés +chimiques de chacun d'eux. Mais, outre que, malgré ce changement, +l'histoire d'un élément quelconque resterait encore nécessairement plus +ou moins incomplète, excepté celle du dernier, on établirait ainsi une +inégalité très prononcée, et surtout essentiellement factice, entre les +études chimiques des différentes substances élémentaires<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a> +<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" +name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11"> +(retour) </a> La tentative de M. Chevreul se distingue, + d'ailleurs, dans son exécution rigoureuse, par une + innovation très rationnelle, et qui indique un sentiment + profond de la vraie philosophie chimique: c'est d'avoir + écarté, pour la première fois, dans l'étude systématique des + divers composés, toute considération de leur origine, + organique ou inorganique. L'heureuse proposition de cette + importante réforme se trouve ainsi être d'autant plus + décisive qu'elle vient de celui de tous les chimistes + actuels qui a le plus et le mieux cultivé ce qu'on nomme la + chimie organique. +</blockquote> + +<p>Quelque plan qu'on puisse adopter, comme, en réalité, chaque corps, +simple ou composé, agit ordinairement, à un degré quelconque, sur +presque tous les autres, l'inconvénient didactique qu'a voulu surtout +prévenir M. Chevreul me paraît rigoureusement inévitable, d'après la +nature même de la science chimique. Il faut, ce me semble, reconnaître +qu'aucune histoire chimique ne saurait être vraiment complète dans une +première étude de l'ensemble de la chimie, dirigée suivant un plan +quelconque: elle ne peut le devenir que quand, à cet enseignement +provisoire, on fait régulièrement succéder une révision définitive, qui +permet de prendre alors en pleine considération la série entière des +phénomènes relatifs à chaque substance. Du reste, il n'y a pas de +science pour l'étude rationnelle de laquelle, par des motifs +essentiellement analogues, ce système d'un double enseignement ne fût, +en général, très avantageux, s'il était judicieusement appliqué. Son +adoption habituelle pour la chimie offre peut-être le seul moyen +efficace de terminer, d'une manière irrévocable, toute controverse sur +le sujet que nous considérons, en dissipant la seule objection +essentielle que puisse inspirer la marche ordinaire, qui, sans doute, +deviendrait aussitôt rigoureusement unanime. Il serait alors convenable, +afin d'éviter les doubles emplois, de réduire strictement, dans le +premier enseignement, l'étude de chaque corps simple à la seule +exposition des propriétés caractéristiques qui le distinguent +suffisamment de tout autre.</p> + +<p>Une telle discussion n'a, d'ailleurs, d'intérêt, ni même de réalité, que +sous le simple point de vue didactique, qui, malgré son importance, ne +saurait affecter que d'une manière indirecte et secondaire l'esprit +général de cet ouvrage. Car, dans aucune hypothèse, personne ne conteste +que l'étude préalable des diverses substances élémentaires ne soit, par +la nature même de la science, le fondement nécessaire du système +rationnel des connaissances chimiques.</p> + +<p>En vertu du nombre, déjà très considérable, et d'ailleurs toujours +croissant, des corps que les chimistes regardent comme simples, +plusieurs philosophes modernes, qui, malgré leur éminent mérite et leurs +connaissances réelles, sont dominés par une doctrine et même par une +méthode essentiellement métaphysiques, ont pensé <i>à priori</i> que la +plupart de ces substances devaient être nécessairement les divers +composés d'un beaucoup plus petit nombre d'autres. Telle est, +aujourd'hui, en Allemagne, l'opinion de presque toute l'école des +<i>naturistes</i>, et surtout de son illustre chef, M. Oken. Mais cette vaine +hypothèse ne peut être appuyée que sur le prétendu principe de +l'économie et de la simplicité nécessaire de la nature, qui, outre son +caractère extrêmement vague, ne saurait résister à aucune véritable +discussion directe, et dont l'origine, évidemment théologique, devrait +même suffire aujourd'hui pour le rendre suspect à tous les bons esprits. +Dans ces spéculations illusoires, notre entendement érige, spontanément, +à son insu, ses désirs irréfléchis en lois nécessaires du monde +extérieur, qui, en tous genres, se montre réellement beaucoup plus +compliqué qu'il ne conviendrait à notre faible intelligence. Le seul +point de vue raisonnable que puisse offrir un tel principe, c'est que, +dans la construction de nos systèmes philosophiques, nous devons +toujours tendre à concevoir la nature sous le plus simple aspect +possible, mais à la condition fondamentale de subordonner toutes nos +conceptions à la réalité des phénomènes, sous peine de consumer nos +forces en de frivoles et fantastiques méditations. Or, ici, aucune +considération vraiment rationnelle ne peut, sans doute, nous conduire à +présumer d'avance que le nombre des substances élémentaires doive être +effectivement ou très petit ou très grand; l'ensemble de nos +explorations chimiques doit seul prononcer à ce sujet: tout ce qu'on +peut dire, c'est que notre intelligence est naturellement disposée à +préférer la première supposition, et et même, encore davantage, celle +qui n'admettrait, s'il était possible, que deux élémens. Mais ceux qui +se livrent à la recherche positive des lois réellement propres aux +phénomènes de composition et de décomposition, n'en sont pas moins +forcés de concevoir comme simples tous les corps qui n'ont pu jusque +alors être décomposés par aucune voie, et dont nulle analogie effective +ne tend à indiquer la composition, sans prononcer d'ailleurs, en aucune +manière, que, par cela même, ces substances doivent être nécessairement +réputées à jamais indécomposables. Telle est, à cet égard, la règle +incontestable admise maintenant par tous les chimistes, comme le premier +axiome de la saine philosophie chimique.</p> + +<p>L'aperçu primitif de cette règle, constatée par une première application +capitale, doit être attribuée ce me semble, au grand Aristote, quoiqu'il +n'ait pu, sans doute, en concevoir distinctement les vrais motifs +rationnels. Sa doctrine des quatre élémens, vulgairement décriée +aujourd'hui avec si peu d'intelligence, doit être réellement jugée comme +la première tentative du véritable esprit philosophique pour concevoir, +d'une manière générale, la composition intime des corps naturels, autant +que pouvait alors le permettre le défaut presque absolu de tous modes +convenables d'exploration. On ne peut l'apprécier sainement qu'en la +comparant aux conceptions antérieures. Or, jusqu'à cette mémorable +époque, toutes les écoles, malgré leurs innombrables divergences, +s'accordaient à ne reconnaître qu'une seule substance élémentaire, et ne +disputaient entre elles, à cet égard, que sur le choix du principe. +Aristote, le premier, inspiré, non par un vain éclectisme, incompatible +avec son énergique supériorité, mais par un sentiment profond de l'étude +rationnelle de la nature, termina, d'une manière irrévocable, toutes ces +stériles controverses, en établissant la pluralité des élémens. Cet +immense progrès doit être regardé comme la véritable origine de la +science chimique, qui en effet serait radicalement impossible s'il +n'existait qu'un seul élément, toute idée réelle de composition et de +décomposition étant par là aussitôt annulée. Quelles que soient les +apparences, il devait être, sans doute, beaucoup plus difficile à +l'esprit humain de passer de l'idée absolue de l'unité de principe à la +conception, nécessairement relative, de la pluralité, que de s'élever +ensuite, par une exploration graduellement perfectionnée, des quatre +élémens d'Aristote aux cinquante-six corps simples de la chimie +actuelle.</p> + +<p>C'est donc une étrange méprise, chez nos <i>naturistes</i> d'aujourd'hui, +que de vouloir se fortifier de l'autorité d'Aristote; car ce premier +père de la saine philosophie a fait, pour son temps, précisément +l'inverse de ce qu'ils tentent pour le leur. L'esprit qui les anime est +directement opposé à celui qui dirigeait ses sages spéculations; ils +veulent simplifier immodérément leur conception de la nature, sans trop +s'inquiéter de sa réalité; Aristote, au contraire, n'hésita point à +compliquer l'idée abstraite qu'on se formait auparavant de la matière, +uniquement pour la rendre plus réelle. Pourquoi M. Oken, dans sa +tendance absolue à la simplification, a-t-il cru devoir s'arrêter aux +quatre élémens? N'est-ce point là une sorte de moyen terme, qui +maintient, tout en l'appliquant mal, notre notion fondamentale de la +pluralité des principes? An lieu de rétrograder seulement jusqu'au temps +d'Aristote, que ne remontait-il encore un peu plus loin, jusqu'à +Empédocle ou à Héraclite, etc., afin d'obtenir tout d'un coup la plus +haute simplification possible en recommençant à n'admettre qu'un seul +principe? Car, on ne saurait trop le remarquer, les motifs +philosophiques qui ont conduit Aristote à la conception de quatre +élémens sont essentiellement analogues à ceux qui en ont successivement +fait reconnaître un nombre beaucoup plus étendu, du moins en négligeant +les considérations purement métaphysiques, propres au génie de l'époque, +et qui ont pu exercer, sur l'esprit d'Aristote, une influence spéciale, +mais secondaire, en faveur du nombre qu'il a choisi<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a> +<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" +name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12"> +(retour) </a> Une telle discussion serait, sans doute, peu + nécessaire pour les esprits français, puissamment garantis, + par les défauts comme par les qualités caractéristiques de + notre génie national, contre toute invasion sérieuse du + <i>naturisme</i> germanique. Mais je devais, sans doute, prendre + en haute considération le grand nombre d'intelligences + fortement organisées qui, en Allemagne, se laissent + entraîner aujourd'hui à de semblables aberrations + philosophiques. La double faculté de généraliser et de + systématiser, élément si précieux du véritable esprit + philosophique, appartient, sans doute, d'une manière plus + spéciale, au génie allemand, dont nous sommes trop disposés, + en France, a méconnaître, à cet égard, l'éminente valeur, + sensible néanmoins jusque dans ses écarts. Pour moi, + j'attacherai toujours une extrême importance à tout ce qui + peut tendre à provoquer l'intime combinaison de cette + qualité fondamentale avec cette aptitude, non moins + essentielle, à la clarté et à la positivité, qui + caractérise, tout aussi hautement, notre génie français; + convaincu, comme je le suis profondément, que, de cette + harmonie capitale, dont la possibilité m'est démontrée, peut + seule résulter le libre et plein développement du génie + philosophique moderne, destiné à terminer, par son + universelle prépondérance, l'immense crise sociale, commune, + depuis trois siècles, à toutes les nations qui, dans leur + ensemble, forment la tête de l'espèce humaine. +</blockquote> + +<p>D'autres philosophes contemporains dont la direction était beaucoup plus +positive, et parmi lesquels il faut surtout distinguer l'illustre +Cuvier, ont puisé, dans l'histoire naturelle, une objection fort +spécieuse, et néanmoins très insuffisante, contre la simplicité réelle +de la plupart des élémens admis aujourd'hui par les chimistes. Elle +consiste à opposer l'extrême abondance de quelques-uns d'entre eux dans +la nature, à la dissémination, rare et presque parcellaire, du plus +grand nombre des autres. Dès lors, en partant du principe que les +différens élémens réels doivent être à peu près également répandus dans +la constitution intime de notre planète, on arrive à présumer que le +perfectionnement de l'analyse chimique conduira plus tard à ranger les +derniers parmi les substances composées, dont la formation aurait exigé +un concours spécial et rarement réalisé de circonstances favorables.</p> + +<p>Quelque opinion qu'on adopte sur l'origine de notre constitution +terrestre, on peut, ce me semble, admettre, en effet, comme assez +plausible, quoique nullement susceptible de démonstration véritable, +sinon la répartition nécessairement presque uniforme des divers élémens, +du moins que leur abondance doit être beaucoup moins inégale, dans +l'ensemble du globe, que ne paraît l'indiquer jusque ici l'exploration +de sa surface. Mais, il ne résulte point inévitablement de cette +considération la conséquence irréfléchie qu'on a tenté d'en déduire. +Car, notre examen minéralogique ne porte encore, et ne saurait, +évidemment, jamais porter, même en le supposant complet, que sur les +couches superficielles du globe, sans que nous puissions rien préjuger +sur la vraie composition de la presque totalité de sa masse. Or, si au +principe de l'uniforme dissémination des élémens, on voulait ajouter que +cette égalité doit exister, non-seulement dans l'ensemble de la terre, +mais spécialement aussi à la surface, il deviendrait aussitôt très +précaire, et même fort invraisemblable; car on peut aisément, ce me +semble, entrevoir beaucoup de motifs rationnels pour la prépondérance +nécessaire de certaines substances élémentaires à la surface de notre +planète, tandis que d'autres, domineraient, au contraire, dans son +intérieur. Considérons, d'une part, que les élémens les plus rares à la +surface du globe sont aussi, en général, les plus pesans; et, d'une +autre part, que les plus communs sont, surtout, ceux qui concourent à la +composition des corps vivans. Cette double relation incontestable, +inaperçue jusque ici, tend évidemment, au contraire, à faire concevoir +comme éminemment naturelle une très inégale distribution des diverses +substances élémentaires entre l'intérieur de la terre et sa surface; les +unes ayant dû prédominer intérieurement afin de rendre la moyenne +densité du globe aussi supérieure qu'elle l'est certainement à celle des +couches superficielles; et l'indispensable prépondérance des autres +n'étant pas moins évidente pour l'extrême superficie, solide, liquide et +gazeuse, où la vie devait exclusivement se développer. Ainsi, cette +considération d'histoire naturelle, quand elle est suffisamment +approfondie, au lieu de jeter aucun doute sur les résultats élémentaires +de l'analyse chimique actuelle, se présente bien plutôt comme propre à +les confirmer, du moins dans leur ensemble.</p> + +<p>Ces résultats doivent donc, quant à présent, passer pour incontestables, +sauf les perfectionnemens ultérieurs. Depuis l'époque, très récente il +est vrai, de la décomposition effective des élémens d'Aristote, +l'histoire de la chimie ne présente pas un seul exemple d'une substance +qui aurait vraiment passé du rang des corps simples à celui des +composés, tandis que le cas inverse a été fréquent. Néanmoins, aucun +chimiste ne conteste la possibilité que, par une analyse plus +approfondie, le nombre des vrais élémens ne devienne, dans la suite, +susceptible d'une plus ou moins forte réduction: car la simplicité +chimique, telle qu'on la conçoit aujourd'hui, n'est, en réalité, qu'une +qualité purement négative, qui ne saurait comporter ces démonstrations +irrévocables, propres aux décompositions ou aux recompositions positives +que les chimistes sont parvenus à opérer.</p> + +<p>Le grand exemple général des substances dites organiques, dont la +théorie chimique est si compliquée malgré le petit nombre de leurs +élémens, peut, sans doute, conduire à penser qu'une telle réduction +n'offrirait point, pour le perfectionnement de l'ensemble des +connaissances chimiques, d'aussi grands avantages qu'on le suppose +communément. Mais, dans ce cas, la difficulté me paraît tenir +principalement jusqu'ici au défaut de dualisme. Nonobstant cet exemple, +il y a lieu de penser, sans doute, que la chimie deviendrait plus +rationnelle et plus systématique, si les élémens étaient moins nombreux, +par la liaison plus intime et plus générale qui devrait naturellement en +résulter entre les diverses classes de phénomènes. Mais un tel +perfectionnement ne saurait être qu'illusoire et stérile, si, tranchant +la difficulté au lieu de la résoudre, on tentait d'y atteindre en +anticipant, par des hypothèses hasardées, sur les vrais progrès +ultérieurs de l'analyse chimique.</p> + +<p>Cette grande multiplicité des élémens actuels a dû naturellement +conduire à s'occuper davantage de leur classification. Toutefois, ce qui +surtout a fait comprendre la haute importance d'une telle question, +c'est le sentiment, devenu plus profond et plus commun par le +développement spontané de la philosophie chimique, de l'influence +prépondérante que la classification rationnelle des corps simples doit +exercer, de toute nécessité, sur celle des corps composés, et, par +suite, sur l'ensemble du système chimique. On peut, à ce sujet, poser en +principe que la <i>hiérarchie</i><a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a> +<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a> des substances élémentaires ne doit pas +être uniquement déterminée par la seule considération de leurs propres +caractères essentiels, mais aussi par celle, non moins indispensable, +quoique indirecte, des principaux phénomènes relatifs aux composés +qu'elles forment. Ainsi conçue, cette question est une des plus +capitales que puisse présenter la philosophie chimique: bornée, au +contraire, à l'examen direct des corps simples, elle offrirait aussi peu +d'intérêt que de rationnalité; car, en soi-même, il importe assez peu, +sans doute, suivant quel ordre conventionnel on procéderait à l'étude +successive de ces cinquante-six corps, dont les histoires propres sont +nécessairement indépendantes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" +name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13"> +(retour) </a> J'emploie à dessein cette expression pour + mieux marquer que je ne saurais concevoir de classification + vraiment philosophique là où l'on ne serait point parvenu à + saisir préalablement une considération prépondérante, + commune à tous les cas, et graduellement décroissante de + l'un à l'autre. Telle est, ce me semble, la condition + fondamentale imposée par la théorie générale des + classifications, et que ne contesteront point ceux qui + auront directement puisé cette théorie à sa véritable + source, c'est-à-dire dans l'application la plus prononcée et + la plus parfaite, relative aux corps vivans. L'origine, + évidemment politique, de tous nos termes relatifs aux idées + de classement, devrait suffire pour rappeler sans cesse, + dans une question quelconque d'ordre réel, la loi + indispensable de la subordination, mal appréciée jusqu'ici + par la plupart des philosophes inorganiques. +</blockquote> + +<p>La division, encore classique, des divers élémens en comburens et +combustibles, et surtout la subdivision de ceux-ci en métalliques et non +métalliques, sont, évidemment, trop artificielles pour que les chimistes +puissent les maintenir, si ce n'est provisoirement, jusqu'à la formation +d'un véritable système naturel. Cette classification repose sur des +caractères mal définis, d'une généralité insuffisante, et dont on +exagère arbitrairement l'importance réelle. Aussi, depuis vingt ans, +s'est-on beaucoup occupé de la remplacer, sans que, jusqu'ici, on ait +encore obtenu une classification vraiment rationnelle et irrévocable.</p> + +<p>M. Ampère paraît être le premier qui ait dignement signalé l'importance +d'une semblable recherche: et tel est le principal mérite du travail +remarquable qu'il publia sur ce sujet en 1816. Cet essai indique, +d'ailleurs, une connaissance insuffisante et peu approfondie de la +théorie générale des classifications, qui alors, il est vrai, était bien +moins nettement caractérisée qu'aujourd'hui. On ne peut pas même +regarder cette tentative comme ayant suffi pour mettre en pleine +évidence l'ensemble des vraies conditions principales du problème. Dans +la conception générale de ce projet de classification, la considération +exclusive des seuls corps simples exerce une beaucoup trop grande +prépondérance. Quant à son exécution, elle pèche, de la manière la plus +sensible, contre les premières injonctions du goût et de la convenance +dans l'art de classer, qui prescrivent, évidemment, de maintenir une +certaine harmonie entre le nombre des coupes à établir et celui des +objets à ranger. Les cinquante corps que M. Ampère voulait classer +présentent un plus grand nombre de divisions principales que n'en offre +quelquefois la hiérarchie animale tout entière. Aussi cette ébauche +n'a-t-elle pas même déterminé les chimistes à renoncer à l'usage de leur +ancienne classification, dont la structure binaire rend, du moins, +l'application très facile, à défaut de propriétés plus essentielles.</p> + +<p>Très peu d'années après ce travail de M. Ampère, un chimiste du premier +ordre, M. Berzélius, a proposé, sous les formes les plus simples, et +d'une manière, pour ainsi dire, incidente, un système de classification +infiniment supérieur, qui indique le sentiment le plus profond de +l'ensemble des conditions fondamentales propres à une telle recherche. +Il a compris, le premier, à ce sujet, la nécessité de parvenir +finalement à une série unique, constituant, d'après un caractère +uniforme et prépondérant, une véritable hiérarchie; tandis que M. +Ampère avait seulement apprécié l'importance des groupes naturels, dont +la coordination restait essentiellement arbitraire. Quoique les deux +conditions soient également imposées par la théorie générale des +classifications, celle que M. Berzélius a eu surtout en vue est +certainement, en principe, supérieure à l'autre, et spécialement dans le +cas actuel, où le très petit nombre des objets à classer ne laisse +qu'une importance très secondaire à la formation des groupes, pourvu que +la série totale soit pleinement naturelle.</p> + +<p>La belle conception de M. Berzélius sur la hiérarchie fondamentale des +corps simples, résulte de la considération approfondie des phénomènes +électro-chimiques. Son principe, éminemment simple et lucide, consiste à +disposer les élémens dans un ordre tel que chacun soit électro-négatif +relativement à tous ceux qui le précèdent et électro-positif envers tous +ceux qui le suivent. La série qui en dérive paraît jusqu'ici devoir être +essentiellement conforme à l'ensemble des propriétés connues, soit des +élémens eux-mêmes, soit de leurs principaux composés. Toutefois, une +telle vérification générale est encore trop peu avancée pour que les +chimistes aient pu réellement porter à ce sujet un jugement complet et +définitif. D'un autre côté, la prépondérance chimique des caractères +électriques ne paraît pas être encore, à beaucoup près, assez +rationnellement établie, pour qu'on doive imposer, en principe, la +nécessité de chercher, dans un tel ordre de phénomènes, les bases de +toute classification naturelle. Enfin, il faudrait, ce me semble, +constater directement, avant tout, la réalité du point de départ, +c'est-à-dire examiner s'il existe, en effet, entre les divers élémens, +un ordre constant d'électrisation, qui se maintienne invariablement dans +toutes les circonstances extérieures, et dans tous les états +d'agrégation, et surtout dans tous les modes de décomposition: or, cet +indispensable examen n'a pas encore été convenablement entrepris, et +peut-être même a-t-on lieu de craindre que son résultat général ne fût +contraire au principe proposé.</p> + +<p>Il reste donc, sous ces divers rapports essentiels, beaucoup à faire +encore relativement à cette importante question de philosophie chimique. +Mais, quels que puissent être, à cet égard, les résultats définitifs des +travaux ultérieurs, M. Berzélius s'est assuré, dès à présent, l'honneur +éternel d'avoir, le premier, dévoilé la vraie nature du problème, et mis +en pleine évidence l'ensemble de ses conditions principales, si ce n'est +même d'avoir indiqué dans quel ordre d'idées il faut chercher sa +solution. Quand cette solution aura été enfin obtenue d'une manière +vraiment conforme à une telle position de la question, ou peut assurer +que la chimie aura fait un pas immense vers l'état pleinement rationnel +qui convient à sa nature scientifique. Car, d'après une hiérarchie +fondamentale des élémens, la nomenclature systématique des diverses +substances composées suffira presque pour donner, en quelque sorte +spontanément, une première indication réelle de l'issue générale propre +à chaque événement chimique, ou, du moins, pour restreindre +l'incertitude à cet égard entre d'étroites limites.</p> + +<p>Toutefois, à raison même de cette intime connexité d'une semblable +recherche avec l'ensemble des études chimiques, je ne pense pas qu'elle +puisse être très efficacement poursuivie tant qu'on l'isolera, comme on +l'a fait jusqu'ici, de la question générale relative à l'établissement +d'un système complet de classification chimique, pour tous les corps, +simples ou composés. Or, cette grande question me paraît aujourd'hui +prématurée. Car, d'après les considérations sommairement indiquées dans +la leçon précédente, les conditions préliminaires, soit de méthode, soit +de doctrine, indispensables à son élaboration rationnelle, sont encore +loin, ce me semble, d'être suffisamment remplies. Un tel système général +de classification naturelle, devant, par lui-même, constituer +directement, sous un double aspect, le résumé essentiel et l'aperçu +fondamental de toute la philosophie chimique, je crois convenable de +développer davantage en ce moment ma pensée principale à ce sujet.</p> + +<p>Quant à la méthode, elle a besoin d'un double perfectionnement capital, +que les chimistes philosophes doivent emprunter à la science des corps +vivans, seule source où il puisse être judicieusement cherché. Il faut, +d'abord, en effet, une connaissance approfondie de la théorie +fondamentale des classifications naturelles, qui ne peut être réellement +obtenue d'aucune autre manière: car, ainsi que je l'ai établi dès le +début de cet ouvrage, la méthode ne saurait être, sous aucun rapport +essentiel, étudiée avec une véritable et féconde efficacité, ailleurs +que dans ses applications les plus étendues et les plus parfaites. Il +faut, ensuite, par le même motif, étudier aussi, à la même école, +l'esprit général de la méthode comparative proprement dite, dont les +chimistes ne se forment ordinairement, jusqu'ici, aucune idée juste, et +sans laquelle, néanmoins, on ne peut procéder convenablement à la +recherche d'une classification chimique vraiment rationnelle, comme je +l'ai expliqué dans la leçon précédente. Telles sont les deux +améliorations fondamentales que la philosophie chimique doit aller +puiser aujourd'hui dans la philosophie biologique. L'une est +indispensable pour bien poser, dans son ensemble, le grand problème de +la classification chimique, l'autre pour en entreprendre avec succès la +solution générale.</p> + +<p>À l'aspect de ces importantes harmonies spontanées, et par le sentiment +de ces larges applications mutuelles, entre des sciences vulgairement +traitées comme isolées et indépendantes, les diverses classes de savans +finiront, sans doute, par comprendre la réalité et l'utilité de la +conception fondamentale de cet ouvrage: la culture rationnelle, et +néanmoins spéciale, des différentes branches de la philosophie +naturelle, sous l'impulsion préalable et la direction prépondérante d'un +système général de philosophie positive, base commune et lien uniforme +de tous les travaux vraiment scientifiques. On ne peut guère se former +aujourd'hui une juste idée des perfectionnemens, aussi directs +qu'essentiels, dont nos diverses sciences se trouvent être jusqu'ici +radicalement privées par l'esprit étroit et irrationnel suivant lequel +elles sont encore habituellement cultivées, surtout relativement à la +méthode. Quand la constitution intégrale et définitive du système +philosophique des modernes aura, plus tard, régulièrement organisé les +grandes relations scientifiques, on pourra s'expliquer à peine, si ce +n'est sous le point de vue historique, que l'étude de la nature ait +jamais été autrement conçue et dirigée.</p> + +<p>En second lieu, relativement à la doctrine, il est d'abord évident, +comme je l'ai indiqué à la fin de la leçon précédente, que la formation +de la vraie classification chimique ne saurait être directement +entreprise dans son ensemble, tant que l'on n'aura point, avant tout, +irrévocablement décidé la question préliminaire de la prépondérance +entre les deux considérations générales, de l'ordre de composition des +principes immédiats, et de leur degré de pluralité: or, un tel problème +n'a pas même été encore rationnellement posé. Nous pouvons, néanmoins, +le supposer ici résolu, en concevant établie la règle que j'ai proposée, +de traiter le premier point de vue comme nécessairement supérieur au +second, ce qui me semble en effet, presque impossible à contester dans +une discussion formelle. Mais, après cet indispensable préliminaire +général, deux conditions plus spéciales me paraissent encore nécessaires +pour permettre de procéder immédiatement à la construction rationnelle +du système définitif des substances chimiques, par la méthode ci-dessus +caractérisée.</p> + +<p>La première, dont l'accomplissement peut, aujourd'hui, être jugé +prochain, consiste à concevoir l'ensemble de la chimie comme un tout +unique et homogène, en faisant radicalement disparaître la distinction +irrationnelle des diverses substances en organiques et inorganiques. Par +l'examen direct des caractères généraux de la chimie organique, j'espère +prouver, dans la trente-neuvième leçon, que cette spécialité mal +constituée doit peu à peu se décomposer entièrement, une partie des +études qu'elle embrasse appartenant à la chimie proprement dite, et +l'autre à la physiologie. Quand une combinaison quelconque est assez +stable pour comporter une véritable étude chimique, il faut, sans doute, +l'assujettir à un ordre fixe de considérations homogènes, quels que +puissent être son origine et son mode effectif d'existence concrète, +dont la vraie chimie abstraite et générale ne doit nullement s'enquérir, +si ce n'est, du moins, comme d'un simple renseignement accessoire. Tant +que la classification systématique devra d'abord se conformer à cette +étrange conception d'une sorte de double chimie, établie sur cette +fausse division des substances, elle ne saurait être qu'essentiellement +précaire et artificielle dans ses détails, étant, dès lors, profondément +viciée dans son principe. Une telle séparation empêche, de toute +nécessité, de fonder définitivement, en chimie, aucune doctrine +rationnelle et complète, toutes les analogies essentielles se trouvant, +par là, ou rompues ou déguisées. Cette première condition est donc +évidemment indispensable. On commence déjà certainement à la bien +sentir, car tous les travaux actuels de quelque importance sur la chimie +organique manifestent une tendance très prononcée à ramener les +combinaisons organiques aux lois générales des combinaisons +inorganiques. Il ne suffirait pas, néanmoins, comme on pourrait d'abord +le penser, qu'un chimiste distingué prît enfin, à cet égard, une +initiative large et directe, pour déterminer aussitôt l'entier et +unanime accomplissement de cette importante réforme. Car, une telle +opération philosophique, quelque préparée qu'elle soit en effet, surtout +depuis les belles recherches de M. Chevreul, ne peut être exécutée, +d'une manière vraiment irrévocable, sans un travail spécial et +difficile, qui exige une combinaison très délicate du point de vue +chimique et du point de vue physiologique, afin d'établir, dans la +décomposition générale de la chimie organique, une judicieuse +répartition entre ce qui doit rester à la chimie et ce qui revient à la +physiologie.</p> + +<p>La seconde condition, intimement liée à la précédente, se rapporte à un +autre perfectionnement général fort important que doit subir la doctrine +chimique, afin de pouvoir conduire à l'établissement d'un système +complet de classification rationnelle, susceptible d'offrir, par sa +seule composition, une expression abrégée de la vraie philosophie de la +science, comme le prescrit la théorie fondamentale des classifications +naturelles. Ce nouveau perfectionnement consisterait à soumettre, s'il +est possible, toutes les combinaisons quelconques à la loi du dualisme, +érigée en un principe constant et nécessaire de philosophie chimique. +Toutefois, quelque éminente que dût être, en elle-même, une semblable +amélioration, qui tendrait directement à simplifier, à un haut degré, +l'ensemble des conceptions chimiques, il faut reconnaître, pour ne rien +exagérer, qu'elle n'est point aussi strictement indispensable que la +précédente au grand travail de la classification, quoique, par sa +nature, elle soit propre à le faciliter beaucoup. Sans la première +condition, en effet, la classification rationnelle serait rigoureusement +impossible: sans la seconde, au contraire, on pourrait encore la +concevoir, mais seulement moins parfaite et plus pénible. Au reste, la +tendance générale des études chimiques, même dans leur état actuel, +est, sans doute, tout aussi réelle et non moins prononcée sous le +dernier point de vue que sous le précédent, comme chacun peut l'observer +aisément.</p> + +<p>Il importe d'autant plus de faire prédominer dans le système chimique, +ainsi que je le propose, la considération de l'ordre de composition des +principes immédiats sur celle de leur degré de pluralité, que la +première est, par sa nature, claire et incontestable, tandis que l'autre +est toujours, de toute nécessité, plus ou moins obscure et douteuse. +L'une se réduit constamment à la simple appréciation d'un fait +analytique ou synthétique; la seconde présente sans cesse un certain +caractère hypothétique, puisqu'on prononce alors sur le mode +d'agglomération des particules élémentaires, qui nous est radicalement +inaccessible. Ainsi, par exemple, un chimiste peut établir, avec une +pleine certitude, que tel sel est un composé du second ordre, et que +tels acides, ou tels alcalis, sont, au contraire, du premier ordre<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a> +<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>; +car, l'analyse et la synthèse peuvent démontrer, sans équivoque, que +chacun de ces derniers corps est composé de deux substances +élémentaires, et que, au contraire, les principes immédiats du premier +sont, à leur tour, décomposables en deux élémens. Mais, sous l'autre +point de vue, quand l'analyse définitive d'une substance quelconque y a +constaté l'existence de trois ou de quatre élémens, comme, par exemple, +à l'égard des matières végétales ou animales, on ne peut, évidemment, +sans se permettre une hypothèse plus ou moins hasardée, prononcer que +cette combinaison est réellement ternaire ou quaternaire, au lieu d'être +simplement binaire. Car il doit sembler toujours impossible de garantir +que, par une analyse préliminaire, moins violente que cette analyse +finale, on ne pourrait point, en effet, résoudre la substance proposée +en deux principes immédiats du premier ordre, dont chacun serait +ultérieurement susceptible d'une nouvelle décomposition binaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" +name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14"> +(retour) </a> Un seul cas paraît présenter quelque + difficulté pour cette appréciation exacte du l'<i>ordre</i> de + composition propre à chaque substance: c'est celui, devenu + maintenant assez fréquent, où les principes immédiats ne + sont pas tous deux du même ordre, comme, par exemple, à + l'égard des chlorures ou des sulfures alcalins, qui nous + offrent la combinaison d'un corps simple avec un composé de + deux élémens. Mais, alors, toute la difficulté réside + évidemment dans l'imperfection des dénominations usitées; + car, une telle combinaison est, par sa nature, clairement + intermédiaire entre celle de deux corps simples et celle de + deux principes immédiats composés chacun de deux élémens. + Quand la notion de l'ordre de composition sera généralement + reconnue comme prépondérante dans la philosophie chimique, + le langage qui s'y rapporte deviendra spontanément plus + complet et plus précis. +</blockquote> + +<p>Si, pour fixer les idées, un chimiste grossier s'avisait aujourd'hui +d'appliquer, à l'analyse du salpêtre, des moyens trop énergiques, les +résultats de cette opération destructive pourraient, sans doute, +l'autoriser, d'après nos erremens actuels, à concevoir légitimement +cette substance comme une combinaison ternaire d'oxigène, d'azote, et de +potassium: et, cependant, on sait qu'une telle conclusion serait ici +certainement fausse, puisque la substance peut être aisément +reconstruite par une combinaison directe entre l'acide nitrique et la +potasse, dont une analyse moins perturbatrice eût, d'ailleurs, opéré la +séparation, sans entraîner leur décomposition. Abstraction faite de tout +préjugé, pourquoi ne penserions-nous pas qu'il peut en être ainsi à +l'égard de chaque combinaison habituellement classée comme ternaire ou +quaternaire? L'analyse immédiate étant jusqu'à présent si imparfaite, +comparativement à l'analyse élémentaire, surtout quant à ces substances, +serait-il rationnel de proclamer, dès aujourd'hui, son impuissance +éternelle et nécessaire envers elles? De tels jugemens ne sont-ils pas +même fréquemment fondés sur une confusion vicieuse entre ces deux sortes +d'analyse, si réellement différentes, néanmoins, en elles-mêmes, et si +bien caractérisées, d'ailleurs, dans leurs opérations, l'une par la +délicatesse des procédés, l'autre par leur énergie?</p> + +<p>Une considération très importante, relative au point de vue synthétique, +peut conduire, en effet, à montrer que, dans l'étude des combinaisons +envisagées aujourd'hui comme plus que binaires, on ne distingue point +assez l'analyse immédiate de l'analyse élémentaire: c'est l'extrême +difficulté, et même, jusqu'ici, l'entière impossibilité pour la plupart +des cas, de vérifier, par la synthèse, les résultats analytiques propres +à ces substances. J'ai établi en principe, dans la leçon précédente, que +la synthèse immédiate est, en général, caractérisée par sa facilité, +tandis que la synthèse élémentaire l'est, au contraire, par les grands +obstacles qu'elle doit présenter presque toujours. Ainsi, +réciproquement, l'impossibilité d'opérer la recomposition constitue, ce +me semble, un motif très rationnel de présumer que l'analyse n'a pas été +immédiate, lorsque cette conclusion ne saurait d'ailleurs être attaquée +par aucune autre considération, ce qui a certainement lieu ici. Ainsi, +par exemple, on fait, d'ordinaire, hautement ressortir l'impossibilité +de reproduire, par la synthèse, les substances végétales ou animales: on +l'a même érigée en une sorte de principe empirique. Mais, cette +prétendue impossibilité ne tiendrait-elle point uniquement à ce qu'on +s'obstine à opérer une synthèse élémentaire, là où il faudrait procéder +par une synthèse immédiate, dont les matériaux devraient être, en +beaucoup de cas, préalablement découverts? Cette remarque se vérifie +pour une foule de combinaisons, dont le dualisme n'est, toutefois, +nullement douteux, et avec la seule différence que les principes +immédiats sont mieux connus. Si, pour suivre l'exemple du nitre +précédemment choisi, on entreprenait de le recomposer par la combinaison +directe de l'oxigène, de l'azote, et du potassium, il est incontestable +qu'on n'y parviendrait pas davantage que lorsqu'il s'agit de reproduire +les substances organiques en unissant tout d'un coup leurs trois ou +quatre élémens: les obstacles qu'on fait justement valoir dans ce +dernier cas, seraient, en effet, essentiellement analogues et tout aussi +puissans à l'égard du premier. Afin de prendre un exemple encore plus +frappant, j'indiquerai, à ce sujet, l'expérience vraiment capitale où M. +Woehler est parvenu à reproduire l'urée. Eût-il pu, en effet, obtenir un +tel succès, si, d'après le préjugé ordinaire, il avait tenté de combiner +directement l'oxigène, l'hydrogène, le carbone, et l'azote, qui +concourent à former la constitution élémentaire de cette substance, au +lieu d'unir seulement ses deux principes immédiats, jusque alors +inconnus en cette qualité? Avons-nous réellement aucun motif rationnel +de penser qu'il n'en est point ainsi dans tous les autres cas?</p> + +<p>Les chimistes peuvent donc, désormais, ce me semble, sans contredire +réellement aucune observation positive, et en se conformant, au +contraire, aux plus puissantes analogies, attribuer une entière +généralité au principe fondamental du dualisme de toute combinaison, +sous cette seule condition, facile à remplir sans doute, de regarder +comme étant encore très imparfaite l'analyse actuelle des substances +plus que binaires, et surtout les substances dites organiques, dont les +vrais principes immédiats resteraient ainsi à découvrir. À la vérité, +ces principes inconnus ne sauraient être conçus qu'en imaginant entre +l'oxigène, l'hydrogène, le carbone, et l'azote, un nombre assez +considérable de nouvelles combinaisons binaires, du premier et du second +ordre, dont la réalisation doit sembler aujourd'hui presque impossible. +Mais, cette indispensable supposition, quoique peu compatible avec les +habitudes actuelles, n'entraîne réellement aucune grande difficulté +scientifique; car, il suffit d'admettre cette réflexion très naturelle, +que nos procédés analytiques sont, à cet égard, jusqu'ici trop violens +et trop grossiers pour séparer les principes immédiats sans les +décomposer. Quant à l'objection du nombre, elle ne saurait être +prépondérante. Nous connaissons maintenant, en effet, au moins cinq +combinaisons bien distinctes entre l'azote et l'oxigène; la notion d'un +seul oxide d'hydrogène, qui, pendant quarante ans, avait semblé si +inébranlable, a fait place à celle de deux composés très caractérisés; +le carbone et l'azote, qui ne paraissaient point susceptibles d'être +combinés, forment aujourd'hui le cyanogène; et, de même, dans presque +tous les autres cas analogues. Rien n'empêche donc de concevoir, par +extension, qu'il puisse exister, entre les élémens des substances +ternaires ou quaternaires, plus de combinaisons directes et toujours +binaires que la chimie n'en a encore constatées, indépendamment des +composés des ordres suivans, dont la variété doit naturellement être +bien supérieure. Il est extrêmement vraisemblable que, sans aller même +au-delà du second ordre, on pourrait former, avec ces élémens, assez de +principes immédiats parfaitement distincts pour correspondre exactement, +par un dualisme perpétuel, à la composition réelle de toutes les +substances organiques vraiment différentes, qui, d'un autre côté, +suivant la critique, très rationnelle, au fond, quoique fort exagérée de +M. Raspail, doivent être réputées beaucoup moins nombreuses que ne le +fait supposer ordinairement un examen superficiel et peu judicieux, +comme je l'indiquerai spécialement dans la trente-neuvième leçon.</p> + +<p>On doit, toutefois, remarquer, à ce sujet, que si les chimistes ne +devaient point se décider enfin à circonscrire, d'une manière +véritablement scientifique, le sens propre et général du mot +<i>substance</i>, ce qui se réduirait à subordonner toujours son acception à +l'idée d'une <i>combinaison</i> réelle, le dualisme universel et indéfini ne +pourrait être soutenu: car on citerait aisément, surtout dans la chimie +physiologique, plusieurs cas très prononcés, où le défaut de dualisme +est irrécusable. Mais, à moins de confondre entièrement la notion de +<i>dissolution</i>, et même celle de <i>mélange</i>, avec celle de <i>combinaison</i>, +on ne saurait envisager comme une véritable substance chimique <i>sui +generis</i>, un assemblage fortuit de substances hétérogènes, dont +l'agglomération est, presque toujours, évidemment mécanique, tels que la +sève, le sang, l'urine, un calcul biliaire ou urinaire, etc., où le +nombre des prétendus principes immédiats peut, en quelque sorte, être +tout-à-fait illimité. En étendant, d'une manière aussi vague et +indéfinie, la signification, dès lors presque arbitraire, du mot +<i>substance</i>, si précieux, néanmoins, pour la science chimique, il ne +serait pas, sans doute, plus irrationnel de traiter comme autant de +nouvelles substances chimiques, les eaux des différentes mers, les +diverses eaux minérales, les terrains naturels les plus hétérogènes, +etc., et même, mieux encore, les mélanges purement artificiels d'un +nombre quelconque de sels jetés au hasard dans une même dissolution +aqueuse ou alcoolique. Du reste, les considérations réservées pour la +trente-neuvième leçon indiqueront, j'espère, les moyens de faire +disparaître, à l'égard des matières animales et végétales, les seules +difficultés sérieuses qu'un tel sujet puisse présenter, en montrant que +l'incertitude et la confusion à cet égard proviennent essentiellement de +ce que, jusqu'ici, on n'a point assez séparé, par une opposition nette, +rigoureuse, et convenablement approfondie, le point de vue chimique du +point de vue physiologique. Sous ce rapport, comme sous tant d'autres +précédemment signalés, on doit assurer que les notions les plus +élémentaires de la philosophie chimique ne sauraient être établies d'une +manière pleinement rationnelle, et de façon à réunir les trois +propriétés essentielles de la clarté, de la généralité, et de la +stabilité, sans être préalablement fondées sur une comparaison +d'ensemble suffisamment élaborée, entre la chimie et la biologie, +comparaison qu'un système complet de philosophie positive peut seul +régulièrement organiser.</p> + +<p>En considérant, sous le point de vue fondamental qui nous occupe ici, le +mouvement actuel des idées chimiques, la tendance universelle à un +dualisme complet commence à s'y manifester aujourd'hui d'une manière non +équivoque. Je ne fais pas seulement allusion à l'assimilation de plus en +plus prononcée qu'on tente d'établir entre les combinaisons organiques +et les combinaisons inorganiques, quoiqu'il en résulte nécessairement un +progrès indirect, mais évident, vers le dualisme systématique. J'ai +surtout en vue les expériences analogues à celle de M. Whoeler, +malheureusement encore trop rares, où l'on ramène directement au +dualisme, soit par l'analyse, ou par la synthèse, les composés qui +semblaient le plus s'y refuser. On doit même remarquer, enfin, sous ce +rapport, la disposition, devenue très commune, à représenter, en quelque +sorte spontanément, par une formule binaire, la proportion des élémens +propres aux substances les plus compliquées. Sans doute, il n'y a point +un véritable dualisme, lorsque, par exemple, on exprime le résultat +numérique de l'analyse élémentaire de l'alcool, en énonçant, pour plus +de facilité, la composition de ce corps comme identique à celle d'un +volume de gaz hydrogène percarboné et d'un volume de vapeur d'eau, +condensés en un seul: car, on ne voit là qu'un simple artifice +didactique destine à caractériser le résultat analytique par une formule +abrégée, à laquelle on pourrait substituer, plus ou moins commodément, +beaucoup d'autres fictions synthétiques assujetties au dualisme, et qui +seraient toutes finalement équivalentes entre elles, quoique pas une +seule peut-être ne fît réellement connaître les vrais principes +immédiats de cette substance, envisagée comme binaire. Ce n'est, +évidemment, que par un véritable travail chimique, et non par un tel jeu +numérique, que l'alcool et tous les corps analogues pourront être +effectivement dualisés: car, cette grande transformation exigera +nécessairement, sinon une analyse ou une synthèse formelles, qu'on devra +souvent ajourner, du moins la construction d'une hypothèse propre à +représenter, autrement que sous le seul rapport des proportions, +l'ensemble des caractères chimiques de la substance proposée. Quoique +les habitudes auxquelles je fais allusion offrent peut-être quelque +danger, en paraissant indiquer comme accompli ce qui n'est pas même +commencé, il serait, néanmoins, impossible de méconnaître combien elles +tendent à préparer les esprits à l'établissement réel d'un dualisme +général.</p> + +<p>Afin de résumer, du point de vue le plus philosophique, l'ensemble de +cette importante discussion sur le dualisme chimique, je remarquerai +qu'on peut la réduire à établir que la chimie actuelle devrait profiter, +avec plus d'habileté, pour la simplification de ses notions +fondamentales, du degré d'indétermination que la nature de ses +recherches laisse nécessairement quant à la constitution intime des +corps. Le mode réel d'agglomération de leurs particules élémentaires +nous étant radicalement inaccessible, et ne pouvant constituer nullement +le vrai sujet de nos études chimiques, nous avons toujours, par suite, +la faculté rationnelle, dans la sphère bien circonscrite de nos +recherches positives, de concevoir la composition <i>immédiate</i> d'une +substance quelconque comme seulement binaire, de manière à représenter, +néanmoins, avec une pleine exactitude, tous les phénomènes appréciables +que la chimie peut nous offrir, à quelque état de perfectionnement qu'on +la suppose jamais parvenue. Le maintien indéfini des hypothèses mal +construites qui se rapportent à une composition plus que binaire, +compliquerait inutilement, à un haut degré, le système général de nos +travaux chimiques, sans nous rapprocher davantage de la véritable +disposition moléculaire propre à chaque combinaison. Ainsi, je ne +propose point le dualisme universel et invariable comme une loi réelle +de la nature, que nous ne pourrions jamais avoir aucun moyen de +constater; mais je le proclame un artifice fondamental de la vraie +philosophie chimique, destiné à simplifier toutes nos conceptions +élémentaires, en usant judicieusement du genre spécial de liberté resté +facultatif pour notre intelligence, d'après le véritable but et l'objet +général de la chimie positive. Ma pensée à ce sujet me paraît maintenant +assez clairement formulée, pour devenir exactement jugeable pour tous +les chimistes philosophes, à la haute méditation desquels je dois +désormais l'abandonner.</p> + +<p>Telles sont les diverses conditions capitales, tant de méthode que de +doctrine, dont la science chimique me semble avoir rigoureusement besoin +d'obtenir, sinon l'entier accomplissement général, du moins une +approximation pleinement caractérisée, avant qu'on puisse y procéder +rationnellement à la construction directe et définitive d'un système +complet de classification naturelle, susceptible de remplir, envers la +chimie, mais à un degré beaucoup plus parfait, l'office fondamental +auquel serait destinée, en biologie<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a> +<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>, la vraie hiérarchie universelle +des corps vivans, si l'extrême complication des phénomènes pouvait y +permettre le libre développement de ses propriétés essentielles. +Peut-être trouvera-t-on que, jusqu'à présent, personne ne s'était formé +une assez grande idée de la nature et de l'esprit d'une telle opération +philosophique. À mes yeux, la classification chimique, ainsi conçue, +c'est la science elle-même, condensée dans son résumé le plus +substantiel. Je ne puis, à cet égard, m'attribuer d'autre mérite +essentiel que d'avoir, le premier, convenablement transporté, dans la +science chimique, le genre spécial d'esprit philosophique que développe +spontanément, par sa nature, la science biologique, telle que l'ont +conçue, depuis Aristote, tous ses grands maîtres, et en dernier lieu, le +philosophe qui me paraît, dans le siècle actuel, en avoir le mieux saisi +le vaste ensemble, mon illustre ami M. de Blainville. Si cette +combinaison est jugée efficace, elle contribuera, j'espère, à mettre en +pleine évidence la haute nécessité générale de régulariser ces grands +rapports scientifiques, par l'usage habituel du système complet de +philosophie positive, dont je m'efforce, dans cet ouvrage, d'organiser +la construction.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" +name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15"> +(retour) </a> Je ne pense pas qu'aucun philosophe puisse + aujourd'hui suivre un peu loin une série quelconque d'idées + générales sur l'ensemble rationnel des considérations + positives propres aux corps vivans, sans être, en quelque + sorte, naturellement obligé d'employer cette heureuse + expression de <i>biologie</i>, si judicieusement construite par + M. de Blainville, et dont le nom de <i>physiologie</i>, même + purifié, n'offrirait qu'un faible et équivoque équivalent. +</blockquote> + +<p>L'extrême importance que j'ai attachée à la discussion précédente, +tient surtout à la haute idée que je me forme du beau caractère que doit +prendre, un jour, la science chimique, maintenant si faible et si +incohérente, malgré sa riche collection de faits. Quoique le sujet de la +chimie soit nécessairement fort étendu et très compliqué, il n'y a pas +de science fondamentale, sauf l'astronomie, dont les phénomènes +présentent, par leur nature, une aussi parfaite homogénéité réelle, et +qui, par conséquent, eu égard aux difficultés qui lui sont propres, +comporte, à un aussi haut degré, une véritable systématisation, en +harmonie avec l'esprit général de ses recherches positives. Or, cette +constitution unitaire de la science chimique me semble devoir +essentiellement consister dans la formation rationnelle d'un système +complet de classification naturelle, qui ne saurait être obtenue, au +degré suffisant, tant que toutes les combinaisons ne seront point, d'une +part, assujetties, sans distinction d'origine, à un ordre fixe de +considérations homogènes, et, d'une autre part, constamment ramenées à +un dualisme fondamental.</p> + +<p>L'état présent de la chimie ne permet guère de se former directement une +idée nette et juste, ni du genre, ni du degré de consistance +scientifique que cette partie capitale de la philosophie naturelle est +ainsi destinée à acquérir plus tard. Toutefois, j'examinerai +soigneusement, sous ce rapport, dans les deux leçons suivantes, les deux +doctrines chimiques qui se rapprochent le plus aujourd'hui de cette +rationnalité positive, la doctrine des proportions définies, et la +théorie électro-chimique, quoique l'une et l'autre ne soient +véritablement relatives qu'à un ordre partiel, et même secondaire, de +considérations chimiques. Mais je dois, en outre, terminer cette leçon +en signalant très sommairement, dans la chimie actuelle, les deux points +généraux de doctrine qui me paraissent les plus propres, par leur +nature, à indiquer avec précision le vrai dogmatisme vers lequel doit +tendre l'ensemble de la science, d'après la marche précédemment +caractérisée.</p> + +<p>Je citerai d'abord, et au premier rang, la loi capitale des doubles +décompositions salines, découverte par Berthollet, et complétée ensuite +par le grand et beau travail de M. Dulong sur l'action réciproque des +sels solubles et des sels insolubles. En la bornant ici, pour plus de +simplicité, au cas de la double solubilité, seul considéré par +Berthollet, elle consiste dans ce fait général: deux sels solubles, +d'ailleurs quelconques, se décomposent mutuellement toutes les fois que +leur réaction peut produire un sel insoluble, ou, seulement même, moins +soluble que chacun des premiers. Parmi les propositions chimiques d'une +importance réelle et d'une certaine généralité, tout esprit +philosophique doit éminemment distinguer aujourd'hui ce grand théorème, +qui peut seul donner jusqu'ici une idée exacte de ce qui constitue, en +chimie, une véritable <i>loi</i>; car, il en a seul tous les caractères +essentiels. Il est directement relatif au sujet propre de la science +chimique, c'est-à-dire à l'étude des phénomènes de composition et de +décomposition: il établit une relation positive et fondamentale entre +deux classes de phénomènes, jusque alors entièrement indépendantes: +enfin, comme critérium décisif, il permet, envers une certaine catégorie +d'effets chimiques, malheureusement trop restreinte, d'atteindre à la +destination finale de toute science réelle, la prévision des phénomènes +d'après leurs liaisons positives. Car, les divers degrés de solubilité +des différens sels, dont la connaissance est déjà, en elle-même, +indispensable aux chimistes, conduisent ainsi à prévoir avec certitude +les résultats de plusieurs conflits. On peut faire à peu près les mêmes +remarques sur une proposition analogue, relative aux réactions des sels +par la voie sèche, où la considération de volatilité remplace celle de +solubilité.</p> + +<p>En établissant cette loi importante, Berthollet a fait judicieusement +ressortir la nullité de l'explication, essentiellement métaphysique, +admise jusque alors, d'après l'illustre Bergmann, pour les phénomènes de +décomposition réciproque, par l'antagonisme imaginaire des doubles +affinités. Mais il a évidemment méconnu, lui-même, l'esprit fondamental +de toute philosophie positive, quand, à son tour, il a tenté d'expliquer +la loi qu'il venait de découvrir, abstraction faite même du rôle +prépondérant qu'il attribue, dans cette explication, à une certaine +prédisposition à la cohésion, qui est radicalement inintelligible. +Aucune loi ne saurait être vraiment expliquée qu'en parvenant à la faire +rentrer dans une autre plus générale: or, celle que nous considérons ici +est, jusqu'à présent, seule en son genre: elle ne comporte donc aucune +explication réelle. Si, plus tard, on pouvait la rattacher à une théorie +fondamentale sur l'action réciproque de tous les composés du second +ordre, une telle relation lui constituerait, sans doute, une véritable +explication positive: mais, jusque là, on n'y peut voir qu'un simple +fait général, nullement explicable, et qui, au contraire, sert à +expliquer chacun des faits particuliers qu'il embrasse. L'importance de +cette loi, et l'occasion qu'elle m'offrait de rendre plus sensible le +véritable esprit, aujourd'hui si imparfaitement caractérisé, de la +chimie positive, ont pu seules me déterminer à indiquer expressément une +semblable remarque, dont la reproduction eût été presque puérile à +l'égard d'une science plus avancée.</p> + +<p>Je crois devoir, enfin, mentionner ici, comme une des doctrines +générales les plus parfaites de la chimie actuelle, l'ensemble très +satisfaisant des notions maintenant acquises sur l'influence +fondamentale de l'air et de l'eau dans la production des principaux +phénomènes chimiques, naturels ou artificiels.</p> + +<p>Quand on envisage, d'un point de vue suffisamment élevé, l'action +immense et capitale exercée par l'air et par l'eau dans l'économie +générale de la nature terrestre, soit morte, soit vivante, on comprend +l'enthousiasme scientifique qui a inspiré à plusieurs philosophes +allemands, la conception, d'ailleurs évidemment irrationnelle, d'ériger +le système de ces deux fluides en une sorte de troisième règne, +intermédiaire entre le règne inorganique et le règne organique. Mais, ce +n'est pas sous cet aspect que la chimie abstraite, qui doit rester +essentiellement étrangère au point de vue concret de l'histoire +naturelle proprement dite, considère principalement l'étude de l'air et +de l'eau, qu'elle conçoit justement, néanmoins, comme l'un de ses +fondemens les plus indispensables.</p> + +<p>Tous nos phénomènes chimiques, même artificiels, s'accomplissent +habituellement dans l'air: tous exigent, presque toujours, +l'intervention plus ou moins directe de l'eau, dont la plupart des +liquides ne sauraient jamais être entièrement privés. Il est, dès lors, +évident qu'aucune réaction chimique ne peut être rationnellement +étudiée, si l'on n'est préalablement en état d'analyser avec exactitude +la participation générale de ces deux fluides. Ainsi, la théorie +chimique fondamentale de l'air et de l'eau, doit être conçue comme une +sorte d'introduction nécessaire au système de la chimie proprement dite, +comme appartenant bien davantage, par sa nature, à la méthode qu'à la +doctrine, et enfin, comme devant être placée immédiatement à la suite de +l'étude des corps simples. Quoique le mode habituel d'exposition des +connaissances chimiques soit rarement conforme à cette conception, de +tels caractères n'en sont pas moins irrécusables, même quand une +distribution peu judicieuse tend à les faire méconnaître. Cela est +surtout sensible à l'égard de l'air: car, autrement, à quels titres la +chimie abstraite, qui ne considère point les mélanges, +s'occuperait-elle, avec tant de soin, de l'air, qui n'est qu'un mélange, +si ce n'était pour le motif général que je viens d'indiquer? Aussi, sous +le point de vue historique, la double analyse de l'air et de l'eau +a-t-elle caractérisé, de la manière la plus prononcée, le premier pas +capital de la chimie moderne.</p> + +<p>L'influence de l'air dans l'ensemble des phénomènes chimiques, était, +par sa nature, non pas moins importante, mais moins difficile à +caractériser que celle de l'eau. Car, l'air, comme simple mélange, +n'exerce point une action chimique qui lui soit propre, mais seulement +celle qui résulte de ses deux gaz élémentaires, dont chacun agit +essentiellement comme s'il était isolé, sauf la diminution d'intensité +due à la diffusion, et en exceptant, toutefois, les cas peu fréquens où +l'accomplissement du phénomène proposé détermine accessoirement leur +combinaison. Il s'ensuit que l'étude vraiment chimique de l'air doit se +réduire à reconnaître la nature et la proportion de ses principes +constituans, en un mot, à son analyse: toute autre considération +sortirait du domaine rationnel de la chimie abstraite, et appartiendrait +à l'histoire naturelle. Or, cette analyse fondamentale a été +convenablement exécutée, dès l'origine de la chimie moderne, sauf +l'incertitude qui reste encore sur la proportion presque insensible de +gaz acide carbonique, et peut-être de quelques autres principes encore +plus disséminés, tels que l'hydrogène entre autres, dont on commence +aujourd'hui à y soupçonner généralement l'existence.</p> + +<p>Quoique, pendant le cours d'un demi-siècle, l'analyse chimique n'ait +constaté aucun changement appréciable dans la composition essentielle de +l'air atmosphérique, il est, néanmoins, évidemment impossible de +concevoir que cette composition ne doive pas s'altérer, à la longue, en +un sens quelconque, par l'influence si prononcée des nombreuses forces +perturbatrices qui agissent incessamment sur ce mélange. Leur +antagonisme, il est vrai, et surtout celui des actions végétales et +animales, les neutralise nécessairement en partie; mais un tel équilibre +ne saurait être ni rigoureux ni constant. Déjà les considérations +géologiques, et surtout celles de botanique fossile, ont conduit à +présumer, avec beaucoup de vraisemblance, que, à des époques très +reculées, la composition de l'air devait être sensiblement différente: +les chimistes eux-mêmes, et principalement M. Th. de Saussure, ont +positivement constaté quelques légères variations périodiques, quant à +la proportion d'acide carbonique aux diverses saisons. Nous avons, +d'ailleurs, de justes motifs de penser que nos moyens analytiques sont +encore fort imparfaits, relativement aux divers principes accessoires de +l'air: car, les chimistes ne savent encore saisir aucune distinction +positive entre les airs propres aux localités les mieux caractérisées, +dont l'influence si différente et si prononcée sur les êtres vivans +prouve, néanmoins, d'une manière irrécusable quoique indirecte, le +défaut certain d'identité réelle. L'étude générale, jusqu'ici +extrêmement imparfaite, de l'ensemble des variations relatives à la +composition du milieu atmosphérique, constitue l'un des problèmes à la +fois les plus importans et les plus difficiles que l'histoire naturelle +puisse se proposer, à cause de l'étendue et de l'utilité de ses +applications principales: elle peut même conduire aux indications les +plus intéressantes quant aux limites de durée des espèces vivantes, et +surtout de la race humaine, dans un avenir indéfini, en assignant les +lois des modifications propres aux conditions atmosphériques de leur +existence. Mais, cet ordre de recherches, à peine ébauché et mal conçu +encore, est, par sa nature, essentiellement étranger à la chimie +proprement dite, car ces faibles variations ne sauraient exercer aucune +influence notable sur les phénomènes chimiques habituellement explorés: +et voilà pourquoi, sans doute, les chimistes s'en inquiètent si peu. Le +véritable objet de leur science est exactement défini, sa sphère est +nettement circonscrite, son importance fondamentale est évidente. Ils ne +doivent donc point en sortir, pour faire intempestivement l'office des +naturalistes proprement dits; leur intervention, à cet égard, serait +radicalement contraire à la vraie distribution rationnelle de l'ensemble +du travail scientifique, telle que je l'ai caractérisée dans la deuxième +leçon: le blâme du public ne devrait tomber ici que sur les naturalistes +eux-mêmes, qui manquent à leur destination. N'oublions pas, toutefois, +que, d'après les principes établis au commencement de cet ouvrage, +aucune étude concrète ne saurait être suivie d'une manière vraiment +scientifique, sans avoir été préalablement organisée d'après une +combinaison spéciale de toutes les sciences fondamentales ou abstraites. +Cette règle est éminemment sensible envers la question actuelle, dont +l'étude rationnelle exige, avec une pleine évidence, un ensemble très +complexe de considérations, non-seulement chimiques et physiques, mais +aussi physiologiques, et même, à un certain degré, astronomiques. Telle +est, en réalité, la cause inévitable de la profonde imperfection de +cette doctrine jusqu'à présent, imperfection commune, d'ailleurs, à +toutes les autres parties importantes de la véritable histoire +naturelle, qui n'a pu encore amasser, sous aucun rapport, que de simples +matériaux, plus ou moins informes.</p> + +<p>L'étude chimique de l'eau exige, nécessairement, un ensemble de +recherches beaucoup plus étendu et plus compliqué que celle de l'air; et +pourtant elle n'est pas moins indispensable au système général de la +science chimique. Car, l'eau constituant une véritable combinaison, et +peut-être même la plus parfaite de toutes celles que nous connaissons, +elle peut exercer des effets chimiques qui lui soient propres, +indépendamment de ceux qui appartiennent à ses élémens, et outre son +importance comme dissolvant, en écartant même toute idée de simple +mélange. De là résultent trois aspects bien distincts, et presque +également essentiels à divers titres, sous lesquels l'eau doit être +soigneusement considérée par les chimistes, et dont l'exacte +appréciation a été, inévitablement, lente et difficile, si tant est même +que cet examen fondamental puisse aujourd'hui être regardé comme +rigoureusement terminé.</p> + +<p>L'analyse de l'eau, représentée par une quantité d'hydrogène double en +volume de celle de l'oxigène, et confirmée à l'aide d'une synthèse +irrécusable, constitue la plus admirable de ces belles découvertes qui +ont caractérisé les premiers pas de la chimie moderne, non-seulement en +vertu de l'éclatante lumière que cette analyse a répandue sur l'ensemble +des phénomènes chimiques et sur l'économie générale de la nature, mais +aussi à raison des hautes difficultés qu'elle devait nécessairement +présenter. Sous ce premier point de vue, la science chimique ne laisse +aujourd'hui rien d'essentiel à désirer. Toutefois, la notion, acquise +dans ces derniers temps, de l'existence d'une nouvelle combinaison plus +oxigénée entre les deux élémens de l'eau, tend à soulever des questions +intéressantes et encore indécises, non sur l'irrévocable composition de +ce fluide, mais sur le genre d'influence chimique qu'on suppose +ordinairement à sa décomposition et à sa recomposition dans une foule de +phénomènes; et plus spécialement, sur le véritable mode d'union de +l'oxigène et l'hydrogène dans toutes les substances, surtout liquides, +qui ne peuvent être obtenues sans eau, et à l'égard desquelles un habile +chimiste vient, tout récemment, d'élever des doutes ingénieux, qui +mériteraient, ce me semble, d'être mûrement examinés.</p> + +<p>L'action dissolvante de l'eau a été le sujet d'une longue suite de +laborieuses recherches, d'une difficulté très inférieure, et qui, +naturellement, ne sauraient présenter aujourd'hui d'importantes lacunes. +Néanmoins, il faut remarquer, à ce sujet, avec plus de soin qu'on n'a +coutume de le faire, la belle expérience de Vauquelin, dans laquelle cet +illustre et scrupuleux chimiste a montré que l'eau, saturée d'un sel, +restait susceptible de se charger d'un autre, et acquerrait même ainsi +la singulière propriété de dissoudre une nouvelle quantité du premier. +Cette expérience, qui a été, pour ainsi dire, dédaignée, me semble +capitale en ce genre, et me paraît devoir devenir la base d'une suite de +recherches fort intéressantes sur les lois, si capricieuses en +apparence, de la solubilité, dont l'étude est encore essentiellement +empirique.</p> + +<p>Les chimistes ont été long-temps à concevoir, en principe, que l'eau, +outre son influence dissolvante, pût agir, d'une manière vraiment +chimique, autrement que par ses élémens. Cette combinaison, si +éminemment neutre, semblait devoir être, en elle-même, pleinement +inoffensive, et ne paraissait pouvoir altérer les autres substances que +par sa décomposition. Le judicieux Proust a pensé que cette parfaite +neutralité devait, par sa nature, faire présumer, au contraire, +l'existence, pour l'eau, de certaines affections chimiques, +indépendantes de sa composition. Telle est la considération très +rationnelle qui a conduit ce chimiste à créer l'étude, désormais si +importante, des <i>hydrates</i> proprement dits, envisagés comme une sorte de +sels nouveaux, où l'eau joue, pour ainsi dire, à l'égard des alcalis, le +rôle d'une espèce d'acide hydrique. L'examen de ces combinaisons, +souvent très énergiques, et de toutes les autres, plus ou moins +prononcées, que l'eau peut former, avec des substances quelconques, sans +se décomposer, constitue la troisième et dernière partie essentielle de +l'étude fondamentale de l'eau, envisagée rationnellement ici comme un +préliminaire indispensable au système général des études chimiques.</p> + +<p>Après m'être efforcé, dans cette leçon, de caractériser suffisamment, +quoique par une discussion sommaire, le but et l'esprit des conceptions +fondamentales qui me paraissent indispensables pour investir enfin +irrévocablement la science chimique de la rationnalité positive qui +convient à sa nature, je dois maintenant passer à l'examen philosophique +plus spécial des deux doctrines générales qui, dans la chimie actuelle, +présentent l'aspect le plus systématique, et, en premier lieu, +apprécier philosophiquement, dans la leçon suivante, l'importante +doctrine des proportions définies.</p> + + +<a name="l37" id="l37"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TRENTE-SEPTIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Examen philosophique de la doctrine chimique des proportions définies.</p> + +<p>Malgré la grande importance réelle de cette doctrine, on ne doit pas +méconnaître que, par sa nature, et même en la supposant complète, elle +ne saurait exercer qu'une influence secondaire sur la solution générale +du vrai problème fondamental de la science chimique, tel que je l'ai +caractérisé dans la trente-cinquième leçon, c'est-à-dire sur l'étude des +lois directement relatives aux phénomènes de composition et de +décomposition. Lorsque des substances quelconques sont placées en +relation chimique dans des circonstances déterminées, la théorie des +proportions définies ne tend nullement, en elle-même, à nous faire mieux +prévoir, parmi tous les cas que comporterait la composition des corps +proposés, à quelles séparations et à quelles combinaisons nouvelles la +réaction générale donnera effectivement lieu, ce qui constitue, +néanmoins, la question essentielle. Cette doctrine suppose, au +contraire, qu'une telle question est préalablement résolue; et, d'après +un tel point de départ, elle a pour objet d'évaluer immédiatement, dans +les cas où elle est applicable, la quantité précise de chacun des +nouveaux produits, et l'exacte proportion de leurs élémens, ce qui +constitue simplement un perfectionnement accessoire, quoique très utile, +de la recherche principale. Ainsi, la théorie des proportions chimiques +présente nécessairement aujourd'hui ce singulier caractère scientifique, +de rendre rationnelle, dans ses détails numériques, une solution qui, +sous son aspect le plus important, reste presque toujours +essentiellement empirique.</p> + +<p>On conçoit aisément par là pourquoi les illustres fondateurs de la +chimie moderne se sont, en général, si peu occupés d'une telle étude, +qu'ils devaient naturellement regarder comme subalterne. Leur principale +attention était justement fixée sur la recherche directe des lois +essentielles de la composition et de la décomposition. Mais, le rapide +développement de la science chimique ayant mis graduellement en évidence +les hautes difficultés de ce grand problème, les chimistes, sans +renoncer à la découverte ultérieure de ces lois, durent se rejeter +spontanément de plus en plus sur l'étude secondaire des proportions, +jusque alors négligée, qui, par sa nature, leur promettait un succès +plus facile et plus prochain. À la vérité, tant que cette théorie +subordonnée est conçue isolément de la théorie principale, elle ne +saurait, par cela même, remplir que très imparfaitement sa plus +importante destination, celle de suppléer, autant que possible, à +l'expérience immédiate, dont elle ne dispense dès lors que sous le point +de vue fort accessoire de la mesure des poids on des volumes. Aussi, la +doctrine des proportions définies n'acquerra-t-elle toute sa valeur +scientifique que lorsqu'elle pourra être enfin rattachée à un ensemble +satisfaisant de lois vraiment chimiques, dont elle constituera +naturellement l'indispensable complément numérique.</p> + +<p>Jusque là, néanmoins, l'usage habituel de cette doctrine peut évidemment +offrir aux chimistes un secours réel, quoique secondaire, en rendant +leurs analyses plus faciles et plus précises. Il est même incontestable +que le principe fondamental de cette théorie, en restreignant à un très +petit nombre de proportions distinctes les diverses combinaisons des +mêmes substances, tend indirectement à diminuer, en général, +l'incertitude primitive sur le résultat effectif de chaque conflit +chimique, puisqu'elle rend beaucoup moindre le nombre des cas +logiquement possibles, qui, sans cela, serait presque illimité. Sous +cet aspect, la doctrine des proportions définies doit être regardée +comme un préliminaire naturel à l'établissement des lois chimiques, dont +elle serait, à d'autres égards, un appendice essentiel.</p> + +<p>Si les corps pouvaient se combiner, entre certaines limites, suivant +toutes les proportions imaginables, il deviendrait, en effet, beaucoup +plus difficile de concevoir l'existence de lois invariables et +rigoureuses relatives à la composition ou à la décomposition, vu +l'infinie variété des produits auxquels une réaction quelconque pourrait +alors donner lieu. Ainsi, les illustres chimistes contemporains qui ont +principalement consacré leurs travaux à fonder la théorie générale des +proportions chimiques, tout en paraissant s'écarter du véritable but +caractéristique de la science qu'ils cultivent, auront fait néanmoins, +en réalité, un pas essentiel dans la voie directe du perfectionnement +rationnel, en simplifiant d'avance, à un haut degré, l'ensemble du +problème chimique, dont la solution effective est réservée à leurs +successeurs. Outre cette importante considération, j'ai déjà remarqué, +dans l'avant-dernière leçon, que la doctrine actuelle des proportions +définies nous offre aujourd'hui, par sa nature, le type le plus parfait +du genre précis de rationnalité que doit acquérir un jour la science +chimique, directement envisagée sous ses aspects les plus essentiels. +Tels sont les deux motifs prépondérans, l'un relatif à la doctrine, +l'autre à la méthode, qui m'ont déterminé à consacrer, dans cet ouvrage, +une leçon spéciale à l'examen philosophique de cette intéressante +théorie, sans exagérer néanmoins sa vraie valeur scientifique.</p> + +<p>Après avoir ainsi caractérisé sommairement le véritable objet de la +doctrine des proportions définies, et sa relation générale avec le +système total de la science chimique, il est indispensable, pour +faciliter son appréciation philosophique, de jeter d'abord un coup +d'oeil rapide mais rationnel sur l'ensemble de son développement +effectif, accompli tout entier dans le premier quart du siècle actuel.</p> + +<p>Dans cette belle série de recherches, l'impulsion primitive est +essentiellement résultée de la double influence nécessaire, d'un +phénomène fondamental découvert par Richter, et d'une indispensable +discussion spéculative établie par Berthollet. Arrêtons un moment notre +attention sur ce double point de départ.</p> + +<p>Pendant la seconde moitié du siècle dernier, plusieurs chimistes avaient +remarqué que, dans la décomposition mutuelle de deux sels neutres, les +deux nouveaux sels formés sont toujours également neutres. L'illustre +Bergmann, entre autres, avait spécialement insisté sur cette importante +observation. Toutefois, ce phénomène dut rester négligé, ou mal +apprécié, jusqu'à ce que, dans les dernières années de ce siècle, le +génie éminemment systématique de Richter, après l'avoir entièrement +généralisé, l'envisageant enfin sous son aspect le plus essentiel, en +eut rationnellement tiré la loi fondamentale qui porte si justement le +nom de ce grand chimiste. Cette loi consiste proprement en ce que, les +quantités pondérales des divers alcalis susceptibles de neutraliser un +poids donné d'un acide quelconque, sont constamment proportionnelles à +celles qu'exige la neutralisation du même poids de tout autre acide. +Telle est, évidemment, en effet, la conséquence immédiate du maintien de +la neutralité après la double décomposition. Dans l'ordre des idées +chimiques, la grande complication du sujet, et le peu de rationnalité de +nos habitudes intellectuelles jusqu'à présent, rendent très difficiles +les déductions les moins prolongées, quand elles ont un certain degré de +généralité et, par suite, un certain caractère d'abstraction; c'est +pourquoi une semblable transformation, qui paraîtrait presque spontanée, +si elle concernait une science plus simple et mieux cultivée, est +réellement ici, outre sa haute utilité, d'un mérite capital. Cette loi +de Richter, avec les divers complémens qu'elle a reçus depuis, constitue +la première base essentielle de la doctrine générale des proportions +chimiques. Elle a conduit, dès l'origine, à réaliser, pour un grand +nombre de composés, la destination principale de cette doctrine, +c'est-à-dire l'affectation à chaque substance d'un certain coefficient +chimique, invariable et spécifique, indiquant suivant quelles +proportions elle peut se combiner avec chacune de celles qui ont été +pareillement caractérisées. Il suffit, en effet, de déterminer, par une +double série d'essais préalables, la composition numérique de tous les +sels que peut former un seul acide quelconque avec les divers alcalis et +un seul alcali avec les différens acides, pour que la loi de Richter +permette d'en déduire aussitôt les proportions relatives à tous les +composés qui peuvent résulter de la combinaison binaire de ces deux +ordres de substances. Richter conduisit lui-même sa découverte jusqu'à +cette conséquence caractéristique, et dressa, pour les acides et les +alcalis, mais d'après une expérimentation trop restreinte et trop +imparfaite, une première table de ce qu'on a nommé plus tard les +<i>équivalens</i> chimiques.</p> + +<p>Quoique Berthollet ait énergiquement combattu le principe exclusif des +proportions définies; on oublie trop aujourd'hui, ce me semble, que, le +premier entre tous les chimistes, il fixa directement l'attention sur la +considération générale et rationnelle des proportions dans l'ensemble +des phénomènes chimiques. Quelques années après la découverte de +Richter, Berthollet établit en principe fondamental, dans la <i>Statique +chimique</i>, l'existence nécessaire des proportions définies pour certains +composés de tous les ordres, et il assigna les conditions essentielles +de cette propriété caractéristique, qu'il attribuait ou à une notable +condensation des élémens combinés, ou à la précipitation graduelle d'un +composé insoluble, etc.; en un mot, à toutes les causes susceptibles de +soustraire le produit de la réaction chimique, à mesure qu'il se forme, +à l'influence ultérieure des agens primitifs. Il importe de reconnaître +cette belle théorie de Berthollet comme ayant été indispensable pour +fonder l'étude générale des proportions chimiques. On n'a point, en +effet, assez remarqué que la découverte de Richter, malgré son extrême +importance, ne pouvait suffire pour imprimer, par elle-même, une telle +impulsion scientifique; car, Richter ayant exclusivement considéré les +sels neutres, un tel cas, quoique très étendu, était, par sa nature, si +évidemment particulier sous le point de vue numérique, qu'il n'aurait +pu entraîner les esprits vers une théorie générale des proportions +déterminées. En tout temps, l'idée de neutralisation parfaite a dû, sans +doute, rappeler inévitablement aux chimistes celle d'une proportion +unique, en-deçà et au-delà de laquelle la neutralité était rompue. +Ainsi, autant il est naturel que la doctrine des proportions chimiques +ait commencé par l'étude des sels neutres, autant leur considération +isolée eût été nécessairement insuffisante pour provoquer à la formation +de cette doctrine générale. Il y a donc tout lieu de penser que la +grande découverte de Richter n'aurait pu amener les conséquences +étendues qu'on lui attribue communément d'une manière trop exclusive, +si, à l'examen d'un cas qui, par sa nature, ne pouvait faire loi pour +tous les autres, Berthollet n'avait point immédiatement ajouté la notion +rationnelle d'une grande variété de cas assujettis au même principe, et +dès lors susceptibles de conduire bientôt à son entière généralisation. +On voit ainsi que ce serait apprécier très imparfaitement la +participation capitale de Berthollet à la fondation de l'étude des +proportions chimiques, que de la réduire, comme on le fait d'ordinaire, +à la seule influence de la célèbre discussion que son ouvrage fit naître +sur ce sujet entre lui et Proust, malgré la haute importance des +heureux efforts de ce dernier chimiste, dans cette lutte mémorable, pour +établir directement le principe général des proportions déterminées et +invariables.</p> + +<p>Telle est donc la double influence fondamentale, expérimentale et +spéculative, d'où devait graduellement résulter le développement naturel +de la chimie numérique. À partir de cette origine, la principale phase +de ce développement doit être attribuée à une autre double action +capitale, produite par l'harmonie remarquable de la conception +systématique de M. Dalton avec l'ensemble des belles séries de +recherches expérimentales de MM. Berzélius, Gay-Lussac, et Wollaston. Il +me reste maintenant à caractériser sommairement ces diverses parties +essentielles de la grande opération scientifique qui a déterminé +l'entière formation de la doctrine des proportions définies, telle qu'on +la conçoit aujourd'hui.</p> + +<p>Aussitôt que l'illustre M. Dalton eut dirigé ses méditations vers cette +face de la science chimique, son génie éminemment philosophique le +poussa à embrasser, dans une seule conception générale, l'ensemble de +cet important sujet, quoique l'étude en fût, pour ainsi dire, naissante. +Ses heureux efforts produisirent la célèbre théorie atomistique, qui a +présidé jusqu'ici à tous les développemens ultérieurs de la doctrine des +proportions chimiques, et qui sert encore de base essentielle à son +application journalière. Le principe général de cette théorie consiste à +concevoir tous les corps élémentaires formés d'atomes absolument +indivisibles, dont les différentes espèces en se réunissant, le plus +souvent une à une, par groupes peu nombreux, constituent les atomes +composés du premier ordre, toujours mécaniquement insécables, mais alors +chimiquement divisibles, et qui, à leur tour, par une suite +d'assemblages analogues, font naître tous les autres ordres de +composition. Ce principe est tellement en harmonie avec l'ensemble des +notions scientifiques de tous genres, qu'il se réduit presque à une +heureuse généralisation directe des idées spontanément familières à tous +les esprits qui cultivent les diverses parties de la philosophie +naturelle: aussi son admission universelle a-t-elle eu lieu sans +obstacles. Quoiqu'un tel principe conduise évidemment, d'une manière +immédiate, à l'existence nécessaire des proportions déterminées, il +importe néanmoins de considérer, d'après la remarque très judicieuse de +M. Berzélius, que cette déduction serait essentiellement illusoire si +les combinaisons n'étaient point nécessairement restreintes à un très +petit nombre d'atomes; car, en supposant que ce nombre, même limité, +pût être fort grand, les divers assemblages binaires deviendraient +tellement multipliés, que l'on aurait presque alors l'équivalent réel +des combinaisons en proportions quelconques: en sorte que, sans cette +restriction capitale, la conception atomistique représenterait à peu +près également bien, par sa nature, les deux doctrines chimiques +opposées des proportions indéfinies ou définies. Mais, dès l'origine, M. +Dalton avait formellement établi que, dans toute combinaison, l'un des +principes immédiats entre constamment pour un seul atome, et l'autre +pour un seul aussi le plus souvent, et toujours pour un nombre fort +médiocre, qui excède rarement six. M. Dalton avait tellement senti +l'importance de cette restriction, que les limites ainsi posées par lui +ont semblé trop étroites à ses successeurs, qui n'ont pu, sans les +reculer, y faire rentrer toutes les combinaisons effectives<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a> +<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>. Avec +cet indispensable complément, la conception atomistique représente +évidemment l'ensemble de la doctrine des proportions définies. +Toutefois, la nouvelle partie essentielle de cette doctrine qui en +dérive le plus naturellement, c'est surtout la théorie des multiples +successifs, dont la découverte caractérise plus spécialement l'influence +capitale de M. Dalton sur l'étude de la chimie numérique. De son point +de vue atomistique, il aperçut aisément, en effet, que si deux +substances peuvent se combiner en plusieurs proportions distinctes, les +quantités pondérales de l'une d'elles qui correspondront, dans les +divers composés, à un même poids de l'autre, devront suivre +naturellement la série des nombres entiers, puisque ces composés +résulteront ainsi de l'union d'un atome de la seconde substance avec un, +deux, ou trois, etc., atomes de la première: ce qui constitue un élément +principal, jusque alors entièrement ignoré, de la théorie des +proportions chimiques.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" +name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16"> +(retour) </a> Un chimiste distingué vient, en sens inverse, + de proposer récemment de restreindre toujours à trois les + diverses combinaisons binaire de tous les atomes, en + admettant un composé principal formé d'un atome de chaque + espèce, et deux composés plus complexes, obtenus en doublant + la quantité de l'un ou de l'autre principe immédiat. Il + serait, sans doute, très désirable que cette vue + systématique pût un jour se réaliser, puisqu'elle + simplifierait évidemment, à un haut degré, la doctrine + générale des proportions chimiques; mais il semble peu + probable qu'un tel résultat puisse jamais être obtenu, + malgré les efforts remarquables de l'auteur de cette + proposition pour y ramener les principales combinaisons + connues, surtout par une ingénieuse intervention de l'eau et + de deutoxide d'hydrogène. Toutefois ce projet mériterait, de + la part des chimistes, un examen sérieux: car les tentatives + de ce genre, même directement infructueuses, peuvent hâter + beaucoup le perfectionnement de la chimie numérique + actuelle. +</blockquote> + +<p>Inspiré d'abord par les travaux de Richter et de Berthollet, mais +surtout guidé et soutenu ensuite, comme il l'a toujours si noblement +proclamé, par la conception générale de M. Dalton, M. Berzélius +entreprit, le premier, avec le plus heureux succès, une vaste étude +expérimentale de l'ensemble des points importans relatifs à la chimie +numérique, dont il a, plus qu'aucun autre chimiste, contribué à +développer et à coordonner les diverses parties. Il perfectionna +préalablement la loi de Richter, de façon à la lier intimement à la +théorie atomistique, en montrant que, dans les différens sels neutres +formés par un acide quelconque avec les divers alcalis, la quantité +d'oxigène de l'acide est non-seulement toujours proportionnelle à la +quantité d'oxigène de l'alcali, mais que le rapport de Richter, conçu +sous cette forme, est constamment exprimé par un nombre entier très +simple, que M. Berzélius reconnut plus tard être égal à celui des atomes +d'oxigène propres à la composition de l'acide. Ainsi présentée, cette +loi a été finalement étendue, par M. Berzélius lui-même, à tous les +composés du second ordre. Mais, c'est surtout dans l'étude numérique des +composés du premier ordre, seulement ébauchée par les travaux de Proust, +que les belles recherches de M. Berzélius ont introduit de nouvelles et +importantes lumières. En instituant une exacte comparaison générale +entre la composition des sulfures métalliques et celle des oxides +correspondans, il découvrit une loi essentielle, analogue à celle de +Richter pour les sels, et consistant en ce que la quantité de soufre des +premiers est constamment proportionnelle à la quantité d'oxigène +combinée, dans les seconds, avec un même poids du radical. Cette loi est +maintenant regardée, par induction, comme applicable à tous les composés +du premier ordre auxquels l'ensemble de leurs phénomènes permet +d'attribuer le même degré de neutralité chimique. Enfin, sous un dernier +aspect essentiel, les lumineuses séries analytiques de M. Berzélius ont +exactement vérifié, pour les divers degrés soit d'oxidation, soit de +sulfuration, etc., d'un radical quelconque, la loi des multiples +successifs, découverte par M. Dalton d'après sa théorie atomistique.</p> + +<p>Peu de temps après la fondation de cette même théorie, un autre chimiste +du premier ordre, M. Gay-Lussac, l'avait aussi confirmée dans son +ensemble, en suivant une marche très remarquable et entièrement neuve. +En analysant de préférence, comme le faisait principalement M. +Berzélius, des composés solides ou liquides, on avait l'avantage +essentiel d'obtenir plus aisément des résultats dont l'exactitude fût +incontestable: mais, d'un autre côté, la simplicité des rapports +numériques indiqués par la théorie corpusculaire y était nécessairement +plus difficile à constater avec une pleine évidence. Guidé par une +inspiration aussi heureuse que rationnelle, l'illustre élève du grand +Berthollet pensa très judicieusement que, si cette simplicité était +réelle, elle devait surtout se manifester hautement dans les +combinaisons gazeuses, considérées, non quant au poids, mais quant au +volume. De là, l'importante série des analyses numériques de M. +Gay-Lussac pour les composés gazeux, qui, en vérifiant, d'une manière +spéciale et irrécusable, le principe général de la doctrine des +proportions définies, l'a présenté en même temps sous ce nouvel aspect +fondamental, étendu, par une sage induction graduelle, à tous les cas +possibles: tous les corps, à l'état gazeux, se combinent dans des +rapports numériques de volume invariables et extrêmement simples. On +doit même, à ce sujet, remarquer accessoirement que M. Gay-Lussac, et +d'après lui plusieurs autres chimistes ou physiciens, ont appliqué très +heureusement cette belle découverte à la détermination rationnelle de la +pesanteur spécifique des gaz, avec une exactitude souvent comparable à +celle de l'évaluation expérimentale. Toutefois, on ne saurait +méconnaître que l'extension hypothétique de cette théorie des volumes à +un grand nombre de substances qu'on n'a pu jusqu'ici vaporiser, est +susceptible d'égarer les esprits qui n'ont pas d'abord saisi directement +l'équivalence générale et nécessaire du point de vue propre à M. +Gay-Lussac au point de vue originel de M. Dalton, strictement adopté par +M. Berzélius. Quoique ce dernier point de vue ait aujourd'hui +universellement prévalu, comme plus immédiatement conforme à la réalité +dans la plupart des cas, la considération des volumes n'en reste pas +moins très utile pour exprimer souvent avec plus de facilité, surtout à +l'égard des substances organiques, les résultats numériques de l'analyse +chimique.</p> + +<p>Il faut ranger enfin, parmi les recherches fondamentales qui ont +constitué la doctrine des proportions chimiques, les travaux +remarquables de l'illustre Wollaston, philosophe aussi recommandable par +la finesse et la pénétration de son esprit que par la rectitude et la +lucidité de son jugement. Nous ne devons pas ici considérer +principalement sa transformation, d'ailleurs très heureuse, de la +théorie atomistique proprement dite en celle des <i>équivalens</i> chimiques, +qui offre un énoncé bien plus positif, et tend à préserver des enquêtes +radicalement inaccessibles auxquelles la première peut donner lieu, +quand elle n'est point judicieusement dirigée: cette substitution +constituerait, sans doute, une amélioration capitale, si elle ne se +réduisait point à un simple artifice du langage, la pensée réelle étant +restée essentiellement identique. Il convient encore moins de s'arrêter +aux expédiens ingénieux par lesquels Wollaston a si utilement popularisé +la chimie numérique en rendant son usage plus clair et plus commode. Ce +que nous devons surtout remarquer ici, ce sont les belles recherches de +ce chimiste sur la composition numérique des sels acides, dont la +conclusion générale a pu être étendue, par analogie, aux sels alcalins, +et former ainsi le complément indispensable de la grande découverte de +Richter sur les sels neutres. J'ai déjà indiqué précédemment que, quant +à ceux-ci, la fixité de leur composition numérique n'avait jamais pu, +par leur nature, être mise sérieusement en question. Mais, il en était +tout autrement à l'égard des sels avec excès d'acide; car aucune +considération ne semblait d'avance pouvoir, en général, limiter +réellement cet excès. Ce cas était peut-être, en lui-même, le plus +défavorable de tous au principe des proportions invariables. Il +importait donc éminemment de l'y assujettir aussi. C'est ce que +Wollaston exécuta de la manière la plus satisfaisante, en montrant, sur +quelques exemples bien choisis, qu'un sel neutre ne devient point +indéfiniment acide à mesure qu'on augmente sans cesse la quantité +d'acide contenue dans sa dissolution, mais contracte seulement un petit +nombre de degrés successifs d'acidité, caractérisés par certaines +proportions fixes, où la quantité totale d'oxigène propre à l'acide est +tour à tour double, triple, quadruple, etc., de celle qui lui correspond +pour le sel neutre. Le principe des proportions définies exigeait +nécessairement cette spéciale confirmation, qui est peut-être, par sa +nature, la plus décisive de toutes.</p> + +<p>Tels sont, à la fois, l'enchaînement rationnel et la filiation +historique des diverses séries de recherches principales dont +l'influence combinée a finalement produit la constitution actuelle de la +chimie numérique, en permettant de représenter, par un nombre invariable +affecté à chacun des différens corps élémentaires, leurs rapports +fondamentaux d'équivalence chimique, d'où, par des formules très +simples, expressions immédiates des lois ci-dessus indiquées, on passe +aisément à la composition numérique propre à chaque combinaison. Envers +une doctrine aussi récente, cette étude générale de son développement +effectif était, sans doute, la marche la plus convenable pour permettre +d'en porter, avec sécurité et avec clarté, un vrai jugement +philosophique. Aucun témoignage ne saurait, en effet, avoir, aux yeux +de tout philosophe, une puissance plus irrésistible en faveur de la +réalité nécessaire d'une telle doctrine, que cet admirable concours de +tant d'esprits éminens, qui, malgré la haute indépendance de leurs vues +originales, viennent tous exactement converger, par les diverses voies +générales qu'ils se sont ouvertes, vers le même principe fondamental de +la combinaison en proportions définies, et s'accordent ensuite +complétement sur son application positive à tous les cas de quelque +importance, sauf les variétés essentiellement relatives au mode +d'expression des résultats, tenant à ce que la théorie atomistique doit +laisser indéterminé, et, par suite, facultatif. Une coïncidence aussi +décisive dispense évidemment ici de toute démonstration directe, qui +serait déplacée dans cet ouvrage; mais, il importe beaucoup, au +contraire, pour bien apprécier la nature du perfectionnement capital +dont cette doctrine a encore indispensablement besoin, de jeter un coup +d'oeil sommaire sur les principales difficultés que peut lui opposer une +considération impartiale de l'ensemble des phénomènes chimiques.</p> + +<p>Commençons par indiquer brièvement, à ce sujet, les différens points +fondamentaux qui sont définitivement en dehors de toute contestation, +afin de mieux caractériser le véritable état de la question générale.</p> + +<p>Il est d'abord évident, et jamais aucun chimiste n'en a douté, que les +substances diffèrent aussi bien par la proportion que par la nature de +leurs principes constituans. Ceux mêmes qui admettent les combinaisons +en toute proportion, s'accordent tous à reconnaître, comme un axiome +essentiel de la philosophie chimique, qu'un changement quelconque dans +la seule composition numérique fait varier nécessairement l'ensemble des +propriétés spécifiques, à un degré d'autant plus prononcé que cette +altération est elle-même plus grande. Les phénomènes chimiques propres +aux corps vivans, quoique produisant les proportions à la fois les plus +variées et les plus graduelles, fournissent eux-mêmes, pour cette maxime +universelle, une éclatante confirmation. Aussi, dans l'état même le plus +grossier de l'analyse chimique, les chimistes se sont-ils toujours +efforcés d'assigner, autant qu'il leur était possible, comme une +propriété caractéristique, l'exacte proportion des élémens de chaque +substance. Quand on s'en dispensait, c'était précisément par la +conviction tacite que la combinaison proposée ne pouvait exister qu'en +une seule proportion, entre autres dans le cas des sels neutres.</p> + +<p>En second lieu, on a, depuis long-temps, universellement reconnu que, +entre deux substances quelconques, il existe toujours nécessairement un +certain minimum et un certain maximum de saturation réciproque, en-deçà +et au-delà desquels toute combinaison devient impossible. Personne n'a +jamais pensé, par exemple, qu'aucun radical pût réellement s'oxider ou +se sulfurer autant et aussi peu qu'on veuille l'imaginer. Les limites +effectives de la combinaison ont pu être seulement, dans les différens +cas, plus on moins distantes, et, tout au plus, conçues comme +susceptibles, par divers procédés, de certaines variations, qui ne +pouvaient elles-mêmes être indéfinies. Berthollet, plus que tout autre +chimiste, a surtout rationnellement établi l'existence générale et +nécessaire de ces limites de la combinaison, l'un des principaux +caractères qui la distinguent du simple mélange. Ainsi, même en ayant +égard aux variations possibles des limites connues, il est évident que +les deux degrés extrêmes de toute combinaison sont inévitablement +assujettis à des proportions spéciales et invariables. D'après ce point +de départ unanime, toute la discussion, entre les deux doctrines +opposées des proportions indéfinies et définies, se réduit réellement à +décider si le passage du minimum au maximum de saturation peut +s'effectuer graduellement, et par nuances presque insensibles, ou si, au +contraire, il s'opère toujours brusquement, par un petit nombre de +degrés bien déterminés.</p> + +<p>Enfin, la possibilité et l'existence effective des proportions définies +intermédiaires sont encore nécessairement admises par tous les +chimistes, dont les divergences à cet égard ne peuvent porter que sur la +généralité plus ou moins grande d'une semblable propriété. J'ai déjà +signalé ci-dessus l'idée de la neutralité comme ayant dû, à une époque +quelconque de la chimie, entraîner naturellement celle d'une proportion +déterminée et immuable. Le développement graduel des connaissances +chimiques a successivement fait attribuer le même caractère à des cas +toujours plus variés et plus étendus. Berthollet, qui a si profondément +traité ce sujet, a dévoilé plusieurs autres causes essentielles de +proportions définies, entièrement méconnues avant lui, et qui peuvent se +rencontrer dans presque toutes les combinaisons, en modifiant certaines +circonstances du phénomène. La question précise consiste donc finalement +à savoir si, outre ces composés déterminés, assujettis à des proportions +fixes, entre les deux limites de toute combinaison, il existe ou non, en +général, une série continue d'autres composés intermédiaires, à +caractères moins prononcés; en un mot, si, comme on le pense +aujourd'hui, la proportion définie constitue la règle, ou seulement, +comme Berthollet avait tenté de l'établir, l'exception, d'ailleurs très +importante à considérer: tel est, à ce sujet, le seul dissentiment qui +puisse aujourd'hui être examiné.</p> + +<p>Par les considérations indiquées au début de cette leçon, il est +évident, ce me semble, que la décision définitive d'une telle question, +dans un sens ou dans l'autre, ne saurait avoir, à beaucoup près, pour le +système général de la science chimique, toute l'importance qu'on y +attache communément. Sans doute, en restreignant à un très petit nombre +les diverses combinaisons possibles des mêmes substances, la doctrine +des proportions définies a très heureusement tendu, comme je l'ai +établi, à simplifier le problème général de la chimie, tel que je l'ai +posé dans cet ouvrage. Mais il ne faudrait pas croire que, sans cette +préalable simplification, sa solution fût radicalement impossible: car +elle serait seulement plus difficile, et surtout moins précise. Si, au +premier abord, l'existence d'un nombre indéterminé de combinaisons +distinctes entre des élémens identiques, paraîtrait devoir interdire +l'établissement d'aucune loi constante sur les compositions et les +décompositions, il faut reconnaître, par une considération plus +approfondie, que, dans une semblable hypothèse, ces divers composés +successifs auraient nécessairement des propriétés très peu différentes, +en sorte qu'il n'importerait guère de pouvoir les distinguer avec une +scrupuleuse précision. Les termes d'une telle série qui seraient +vraiment caractérisés par des propriétés très tranchées, se +trouveraient, par cela même, comme l'établit la théorie de Berthollet, +assujettis, en général, à des proportions définies, et, par conséquent, +la difficulté scientifique n'en recevrait aucun accroissement nouveau. +Ainsi, la précision chimique resterait encore également possible, là où +elle acquiert une véritable importance, et ne cesserait d'être permise +qu'à l'égard des cas où elle n'aurait aucune valeur essentielle. Ces +réflexions philosophiques ne sont nullement destinées à diminuer le haut +intérêt si justement attaché à la belle doctrine des proportions +définies, mais seulement à empêcher, autant que possible, que son +exclusive considération ne fasse perdre de vue le vrai but scientifique +de la chimie. On conçoit que les importantes séries de travaux +nécessaires à la formation de cette doctrine aient dû absorber +essentiellement les éminens chimistes qui y ont si bien concouru. Mais +leurs successeurs, pour lesquels, depuis dix ans au moins, la chimie +numérique est tout aussi pleinement constituée qu'aujourd'hui, ne +devraient point se borner, sans doute, à contempler ce vestibule, +presque superflu, de la science chimique, pendant qu'ils négligent la +construction directe, à peine ébauchée, de l'édifice lui-même, vers +laquelle il est temps que l'attention se reporte enfin.</p> + +<p>Il est, néanmoins, indispensable de considérer exactement ici jusqu'à +quel point le principe général des proportions définies peut être +regardé désormais comme irrévocablement établi. À la manière dont une +telle question a été posée ci-dessus, on reconnaît évidemment qu'elle ne +saurait comporter de solution catégorique que par un examen effectif de +tous les composés connus. Or, cet examen a été précisément effectué, de +la manière la plus étendue et la plus décisive, pour tous les cas +importans, par les illustres fondateurs de la chimie numérique, comme je +l'ai précédemment expliqué. Il reste donc seulement à discuter si cette +doctrine est suffisamment compatible avec certains phénomènes chimiques, +négligés pendant sa formation, et qu'on s'est efforcé d'y rattacher +ensuite.</p> + +<p>La première objection générale a été tirée du phénomène si important de +la dissolution, évidemment possible en une infinité de proportions +différentes. Il faut franchement reconnaître qu'on n'a répondu jusqu'ici +à cette grande difficulté que par des distinctions peu satisfaisantes, +et quelquefois même plus subtiles que réelles, entre l'état de +dissolution et celui de combinaison. Sans doute, on peut signaler, entre +ces deux états, cette différence essentielle que le premier maintient +intactes toutes les propriétés chimiques de chaque substance, tandis que +le second les altère toujours plus ou moins. Mais, sous tout autre +rapport, il doit paraître impossible de ne point regarder, ainsi qu'on +le propose, le phénomène de la dissolution comme un phénomène vraiment +chimique. La dissolution présente évidemment, d'une manière tout aussi +prononcée au moins que la combinaison elle-même, ce caractère spécifique +et électif propre aux affections chimiques. Elle est toujours +susceptible, ainsi que la combinaison, d'une limite supérieure de +saturation, quoiqu'elle ne comporte point, à la vérité, de limite +inférieure. Par ces deux propriétés essentielles, l'état de dissolution +diffère radicalement de celui de simple mélange, qui ne peut +naturellement exclure aucune proportion. Quant au seul caractère du +maintien ou de l'altération des propriétés chimiques de la substance +dissoute ou combinée, il est peut-être moins décisif, en général, qu'on +ne le pense communément. Ceux qui regardent la dissolution comme le plus +faible degré de la combinaison peuvent répondre que, dans toute +combinaison peu énergique et où la saturation est très imparfaite, les +propriétés du principal agent doivent être naturellement à peine +dissimulées. Quand, par exemple, un alcali très puissant forme un +sous-sel avec un acide très faible, les propriétés essentielles du +premier ne sont pas beaucoup plus altérées par une telle combinaison que +par une simple dissolution, comme on le voit surtout dans les +sous-carbonates alcalins proprement dits. D'un autre côté, comment juger +positivement si la dissolution a rigoureusement maintenu, sans aucune +altération, les propriétés d'une substance, dans les cas nombreux où +cette substance ne peut manifester son activité chimique qu'après avoir +été préalablement dissoute? On manque évidemment alors du second terme +de la comparaison. Ainsi, malgré les distinctions proposées, je +considère l'extension effective du principe des proportions définies aux +phénomènes de la dissolution, comme la seule réponse pleinement +irrécusable qui puisse être faite à l'importante objection fondée sur la +considération de ces phénomènes. Or, cette extension, quoique très +difficile, ne me semble point nécessairement impossible à réaliser. +Car, en l'admettant, il suffirait, pour la concilier avec les phénomènes +ordinaires, d'envisager tous les degrés successifs de concentration du +liquide comme de simples mélanges du petit nombre de dissolutions +définies qu'on aurait établies, soit entre elles, soit avec le +dissolvant, à la manière des mélanges habituels de l'eau avec l'alcool, +ou l'acide sulfurique, etc. Cette hypothèse a déjà été proposée pour +d'autres cas, où elle devait sembler moins admissible. Sa vérification +positive doit, d'ailleurs, être extrêmement délicate, en quelque cas que +ce soit. Du reste, en reprenant, sous ce point de vue, l'étude générale +des dissolutions, il deviendrait indispensable, pour la rendre +pleinement rationnelle, de la combiner avec celle des autres phénomènes +chimiques analogues, relatifs à l'absorption des gaz par les liquides ou +par les solides poreux. Tous ces divers modes d'union moléculaire sont +souvent assez énergiques pour résister à des influences susceptibles de +détruire certaines combinaisons proprement dites: pourquoi ne +seraient-ils point, comme elles, soumis à la règle des proportions +définies, si cette règle constitue vraiment une loi fondamentale de la +nature?</p> + +<p>Les considérations précédentes peuvent être appliquées, d'une manière +bien plus frappante, à un autre cas très étendu, quoique plus +particulier, celui des divers alliages métalliques. Ici, on ne peut +certainement contester, en aucune façon, l'existence d'un véritable état +de combinaison, comparable à celui d'un grand nombre des composés +assujettis aux lois de la chimie numérique: et, néanmoins, presque +toutes les proportions s'y trouvent évidemment réalisées entre certaines +limites. La supposition d'un mélange, qu'on n'a pas même tenté +d'appliquer en ce cas, serait cependant le seul moyen de maintenir, +envers de tels composés, la généralité du principe de la chimie +numérique. Mais il paraît bien difficile de concevoir, entre des +solides, un véritable mélange, qui puisse subir, sans aucune altération +évidente, de grands changemens de température, l'influence de la +cristallisation, et plusieurs autres causes perturbatrices qui +sembleraient devoir le détruire nécessairement. Cette question délicate +ne peut être réellement décidée que par une suite spéciale, +rationnellement instituée, d'expériences directes sur les limites +générales de la permanence des mélanges dont la nature n'est nullement +équivoque. Ce nouvel ordre de recherches serait également indispensable +pour juger positivement de la validité des explications proposées, avec +une confiance trop hasardée, dans plusieurs autres questions de chimie +numérique, par exemple à l'égard de certains oxides. En général, +l'hypothèse habituelle d'un mélange a dû nécessairement prévaloir comme +le seul moyen de ramener à la loi des proportions définies les diverses +combinaisons qui semblent d'abord susceptibles d'une proportion +indéterminée. Un tel dénouement est, sans doute, très rationnel, mais à +la stricte condition de ne point rester indéfiniment hypothétique. Or, +quoique l'état de mélange ait été, en quelques rares occasions, +réellement constaté, on se contente ordinairement aujourd'hui, à ce +sujet, d'éluder ainsi la difficulté par cet expédient facile, sans +s'occuper aucunement d'établir, sur une expérimentation convenable, une +véritable théorie chimique du mélange, qui puisse, en réalisant de +semblables projets d'explication, détruire enfin une importante +objection contre le principe fondamental de notre chimie numérique. Il y +a lieu d'espérer, toutefois, que le travail essentiel, dont je viens +d'indiquer l'esprit général, permettra plus tard aux chimistes de mettre +ce principe à l'abri de toute difficulté sérieuse sous ce rapport.</p> + +<p>Mais, indépendamment de tous ces divers motifs secondaires, l'obstacle +le plus profond et le plus capital à la généralisation rationnelle de la +loi des proportions définies, celui qu'il est indispensable de +surmonter sous peine de réduire cette loi importante à une simple règle +empirique, uniquement destinée à faciliter un certain ordre d'analyses +chimiques, consiste dans l'étrange anomalie générale que présente jusque +ici, à cet égard, l'ensemble des substances dites organiques.</p> + +<p>Il a été précédemment remarqué, d'après M. Berzélius, que les +proportions ne seraient point réellement <i>définies</i>, dans l'acception +actuelle des chimistes, si, pour représenter la composition numérique de +certaines substances, on était forcé d'y supposer un nombre très élevé +d'atomes élémentaires, qui n'exclurait point, en d'autres cas, +l'existence de tous les nombres inférieurs envers les mêmes élémens. Or, +c'est ce qui a éminemment lieu, de la manière la plus étendue, dans ce +qu'on nomme la chimie organique, où l'on voit souvent un élément entrer, +tantôt pour cent cinquante à deux cents atomes, tantôt pour deux ou +trois, et offrir ensuite la plupart des degrés intermédiaires, de telle +sorte que, les divers composés de ce genre présentant d'ailleurs les +mêmes élémens essentiels, l'ensemble de leur composition numérique +réalise, à l'égard de ces élémens, presque toutes les proportions +imaginables. Aussi les chimistes n'hésitent-ils point aujourd'hui à +proclamer, plus ou moins franchement, que les substances organiques +échappent au principe des proportions définies. Mais un tel aveu, s'il +devait être définitif, équivaudrait réellement, ce me semble, à +reconnaître que ce principe ne constitue point une véritable loi de la +nature, ou, ce qui serait presque identique, que cette loi convient à +tous les élémens, excepté à l'oxigène, à l'hydrogène, au carbone, et à +l'azote. Car autrement, la séparation, évidemment arbitraire, que l'on +établit entre la chimie inorganique et la chimie organique, +pourrait-elle avoir une aussi profonde influence? Une loi réelle doit, +sans doute, être radicalement indépendante de cette vicieuse division +scolastique. Au fond, toute chimie n'est-elle point, par sa nature, +nécessairement inorganique, c'est-à-dire homogène? Ainsi, l'immense +exception que paraît offrir la composition numérique des substances +dites organiques, doit, si elle est irrévocable, ruiner scientifiquement +la doctrine des proportions définies, envisagée comme une théorie +vraiment rationnelle, et la rabaisser à l'assemblage purement empirique +de certaines remarques analytiques plus ou moins particulières et d'un +usage plus ou moins commode. Cette doctrine aurait alors, en réalité, +une consistance scientifique beaucoup moins satisfaisante que dans la +théorie de Berthollet: car celle-ci, en restreignant à certains cas les +proportions définies, leur assignait au moins des causes rigoureuses et +intelligibles, tandis que, dans l'état provisoire de l'ensemble actuel +de la chimie numérique, les cas de proportions définies resteraient +encore limités, quoique à un moindre degré, sans que la restriction fût +susceptible d'aucune justification véritable. Comme le principe des +proportions définies ne peut, évidemment, par sa nature, être +directement fondé sur aucune considération <i>à priori</i>, il ne saurait +devenir vraiment rationnel que par une entière et stricte généralité, +qui peut seule le dispenser d'une explication positive.</p> + +<p>Les considérations présentées dans les deux leçons précédentes, et qui +se trouveront encore spécialement fortifiées par la trente-neuvième +leçon, sur l'impérieuse nécessité de concevoir désormais la science +chimique comme un tout homogène, sans aucune vaine distinction d'origine +organique ou inorganique, montrent cette difficulté capitale sous son +jour le plus éclatant. Je crois avoir, à ce sujet, radicalement détruit +d'avance la principale ressource actuelle, qui consiste, en regardant +les composés organiques comme ternaires ou quaternaires, à limiter aux +seuls composés binaires la loi des proportions définies. Outre ce qu'une +telle restriction aurait évidemment d'arbitraire et d'irrationnel, j'ai +établi la nécessité et la possibilité, pour le perfectionnement +essentiel de la science chimique, de ramener désormais toute combinaison +quelconque à la conception universelle du dualisme.</p> + +<p>Si l'on ne pouvait réaliser cette double amélioration fondamentale qu'en +renonçant à la doctrine des proportions définies, envisagée comme +théorie générale, on ne devrait point, ce me semble, hésiter à faire un +tel sacrifice; car les progrès que la chimie doit nécessairement +éprouver par l'homogénéité des conceptions et par le dualisme +systématique ont, sans doute, une bien plus haute importance que le +perfectionnement général des études chimiques sous le simple point de +vue numérique. Mais, malgré les apparences, il n'y a point, au fond, la +moindre incompatibilité réelle entre ces deux sortes de progrès. +J'espère prouver, au contraire, par les considérations suivantes, que la +dissolution de la chimie organique comme corps de doctrine séparé, et +surtout l'extension rationnelle du dualisme à tous les composés +organiques, offrent les seuls moyens réels de faire naturellement +acquérir enfin à la loi des proportions définies la généralité complète +qui lui est indispensable. Quoique la nature de cet ouvrage m'interdise +de donner ici à cette conception nouvelle les développemens essentiels +qui pourraient la faire goûter, une simple indication générale suffira +peut-être néanmoins pour la caractériser auprès des lecteurs qui auront +convenablement saisi l'esprit des deux leçons précédentes.</p> + +<p>En incorporant désormais au système uniforme de la chimie proprement +dite, tous les composés organiques susceptibles de la stabilité +nécessaire, on sera simultanément conduit, par la même opération +philosophique, comme je l'ai déjà indiqué dans la dernière leçon, à +réunir au domaine de la physiologie, soit végétale, soit animale, +l'étude des nombreuses substances secondaires qui ne doivent leur +existence passagère et variable qu'au développement des phénomènes +vitaux, et qui surtout ne présentent un véritable intérêt scientifique +que sous le point de vue biologique. Cette importante séparation +deviendra plus nette par un examen direct, réservé pour la +trente-neuvième leçon; je dois me borner en ce moment à l'énoncer comme +dérivant essentiellement, en principe, de la distinction fondamentale +entre l'état de mort et l'état de vie. La seconde classe des matières +organiques, qui est de beaucoup la plus étendue, se compose, en majeure +partie, de véritables mélanges, qui, en tant que tels, comportent +naturellement toutes les proportions imaginables, seulement limitées +alors par les conditions vitales. Quant à celles de ces substances où +l'on doit admettre des combinaisons réelles, il faudra, sans doute, les +concevoir, en principe, assujetties à la loi des proportions définies, +qui, sans cette rigoureuse extension, ne saurait avoir entièrement son +vrai caractère scientifique. Mais la complication de tels composés, et +surtout leur instabilité, ne permettront peut-être jamais de les étudier +avec succès sous le point de vue numérique, qui, d'ailleurs, n'offre, en +biologie, qu'un intérêt très subalterne. Cette épuration essentielle de +la science chimique, outre sa haute importance directe, fournit donc +accessoirement une puissante ressource préliminaire pour diminuer +beaucoup la difficulté fondamentale qu'on éprouve aujourd'hui à étendre +aux composés organiques la loi des proportions définies. Néanmoins, +après une semblable préparation, le domaine rationnel de la chimie +comprendrait encore un tel nombre de ces composés, que cette extension +indispensable ne saurait être enfin réalisée, sans que le point de vue +chimique ordinaire, à l'égard de ces substances ternaires ou +quaternaires, n'ait été d'abord radicalement changé. Or, l'établissement +général du dualisme rigoureux, dont j'ai déjà établi, sous des rapports +d'une plus haute importance, la nécessité fondamentale, remplit, ce me +semble, de la manière la plus naturelle, ce dernier office essentiel +envers la doctrine générale des proportions chimiques. C'est ce qui me +reste maintenant à expliquer sommairement.</p> + +<p>L'irrationnelle obstination des chimistes à considérer les combinaisons +dites organiques comme ternaires ou quaternaires, en confondant leur +analyse élémentaire avec une analyse immédiate, est si loin d'être +propre, comme ils le croient, à justifier la doctrine numérique de ne +point s'étendre à ces combinaisons, qu'elle constitue, au contraire, par +la nature même du sujet, le principal obstacle à cette extension +générale. En effet, tant que l'oxigène, l'hydrogène, le carbone et +l'azote y seront envisagés comme directement unis, en combinaison +ternaire ou quaternaire, les nombreux composés qui devront être reconnus +distincts, même après une judicieuse et sévère épuration, continueront à +former dès lors une invincible objection contre le principe fondamental +de la chimie numérique. Mais si, au contraire, ces substances organiques +devenaient de simples composés binaires du second ordre, ou, tout au +plus, du troisième, dont les principes immédiats seraient seuls formés +par la combinaison directe et toujours binaire de ces trois ou quatre +élémens, on parviendrait à représenter exactement toutes les variétés +numériques effectives que constate l'analyse élémentaire, en se bornant +à concevoir, pour chaque degré de combinaison, un très petit nombre de +proportions distinctes et bien définies.</p> + +<p>Considérons d'abord le cas ternaire, essentiellement propre aux composés +d'origine végétale.</p> + +<p>Les trois élémens dont ils sont formés peuvent être unis en trois sortes +de combinaisons binaires. En combinant de nouveau deux à deux ces +premiers composés, ce qui conduit à employer toujours simultanément les +trois élémens, oxigène, hydrogène et carbone, on obtient trois classes +principales de composés du second ordre, qui, pour plus de clarté, dans +l'écriture chimique actuelle, peuvent être représentés, en supprimant +toute indication numérique, par les trois formules générales:</p> + +<p class="mid">oh+oc, oc+ch, oh+ch.</p> + +<p>Or, dans l'état présent de la chimie, chacun des termes de ces diverses +formules correspond réellement à deux corps bien distincts, tels que +l'eau et le deutoxide d'hydrogène, le gaz oxide de carbone et le gaz +acide carbonique, l'hydrogène carboné et le gaz oléfiant. Ainsi, en +n'admettant qu'une seule proportion pour la combinaison binaire de ces +corps, on pourvoirait déjà à la composition numérique de douze +substances aujourd'hui ternaires. Mais, d'un autre côté, il doit +paraître impossible de ne pas concevoir, en général, au moins trois +proportions différentes pour toute combinaison binaire; l'une +constituant la neutralisation parfaite, et les autres les deux limites +extrêmes de la saturation réciproque: l'ensemble des analogies chimiques +indique même évidemment, dans la plupart des cas bien explorés, un plus +grand nombre de composés divers. Néanmoins, en se bornant au principe +rationnel des trois rapports, il est clair que, même avec les seules +combinaisons aujourd'hui connues de ces trois élémens, on peut parvenir, +par un dualisme invariable, à représenter trente-six compositions +distinctes, sans dépasser le second ordre. Enfin, il n'y aurait, sans +doute, rien d'étrange maintenant à concevoir aussi une troisième +combinaison possible entre l'oxigène et le carbone, où entre celui-ci et +l'hydrogène, etc., qui, de nos jours, en fournissent deux, après avoir +été long-temps regardés comme n'en admettant qu'une seule. Dès lors, par +l'ensemble de ces considérations, chacun peut aisément s'assurer que le +dualisme permettrait d'assujettir, de la manière la plus naturelle et la +plus complète, à la loi générale des proportions définies, +quatre-vingt-un composés du second ordre formés d'oxigène, d'hydrogène +et de carbone; ce qui serait, sans doute, plus que suffisant pour +représenter l'analyse élémentaire de toutes les substances vraiment +distinctes propres à la chimie végétale.</p> + +<p>Passons maintenant au cas quaternaire, qui caractérise surtout ce qu'on +nomme la chimie animale.</p> + +<p>Les classes principales de composés du second ordre semblent d'abord +devoir être ici plus nombreuses; mais, la condition indispensable de +faire concourir les quatre élémens à la fois permet encore seulement +trois classes, représentées, comme ci-dessus, par les formules générales</p> + +<p class="mid">oh+ac, oc+ah, oa+hc.</p> + +<p>Si l'on se borne strictement aux combinaisons connues aujourd'hui, les +termes oh, oc, hc, déjà précédemment considérés, correspondent chacun à +deux corps distincts; le terme ah ne représente encore qu'un seul corps, +ainsi que le terme ac; mais le terme oa indique cinq composés différens. +Dès lors, ces trois formules fourniraient seulement quatorze +compositions diverses, avec une seule proportion, et quarante-deux, en +admettant les trois rapports. Mais, en appliquant à tous les degrés la +règle très rationnelle de la triple combinaison binaire, sans s'arrêter +aux inévitables lacunes de la chimie actuelle, les formules précédentes +comprendraient quatre-vingt-dix-neuf composés du second ordre, +maintenant envisagés comme quaternaires. L'analyse rationnelle des +substances animales est probablement fort loin d'en exiger réellement un +aussi grand nombre. Du reste, les matières animales ayant subi, en +général, un degré d'élaboration vitale de plus que les matières +simplement végétales, il serait, ce me semble, très philosophique de +reconnaître, à leur égard, la possibilité d'un ordre de composition +supérieur, que les combinaisons physiologiques doivent surtout tendre à +réaliser.</p> + +<p>Dans une semblable hypothèse, sans dépasser le troisième ordre, comme +toutes les combinaisons binaires seraient alors logiquement admissibles, +il est facile de constater, par la même méthode, que cette conception +suffirait à représenter, entre l'oxigène, l'hydrogène, le carbone et +l'azote, plus de dix mille composés prétendus quaternaires, tous formés +d'après un dualisme invariable, et tous évidemment assujettis, sous la +forme à la fois la plus simple et la plus stricte, à la loi des +proportions définies, quoique étant, néanmoins, parfaitement distincts +les uns des autres. Sans doute, la nature ne saurait permettre la +réalisation effective d'une grande partie de ces combinaisons +spéculatives. Mais j'ai cru devoir poursuivre les conséquences de ma +conception jusqu'à cette extrême limite idéale, qui n'offre rien +d'irrationnel, afin de caractériser, avec une plus énergique évidence, +toute la fécondité des ressources simples et directes que fournirait +cette théorie nouvelle pour satisfaire enfin aux justes exigences des +philosophes impartiaux quant à la généralisation si indispensable, et +aujourd'hui si incomplète, des lois fondamentales de la chimie +numérique. Je serais, à cet égard, pleinement satisfait si quelques-uns +des esprits distingués qui cultivent aujourd'hui la science chimique +croyaient, d'après cette indication sommaire, pouvoir contribuer à son +perfectionnement général, en suivant la voie que je viens de leur +ouvrir, et dans laquelle ma destination spécialement philosophique doit +m'interdire l'espoir de jamais marcher moi-même.</p> + +<p>Si l'on n'adoptait point cette conception, ou si, par toute autre +méthode équivalente, dont je ne saurais comprendre quel pourrait être le +principe, on ne parvenait point à étendre réellement aux composés +organiques la doctrine des proportions définies, il faudrait +nécessairement renoncer à ériger cette doctrine en une loi essentielle +de la philosophie naturelle, et rentrer enfin dans la grande théorie de +Berthollet, en se bornant à élargir beaucoup les cas généraux de +proportions fixes qu'il avait admis. Dans l'état présent de l'ensemble +de la question, il ne saurait exister aucune autre alternative. Mais, la +théorie que je propose n'ayant pas été directement instituée pour une +telle destination, et dérivant, au contraire, de la manière la plus +naturelle, de principes établis, par un tout autre ordre de +considérations supérieures, pour les besoins fondamentaux de la +philosophie chimique, cette remarquable coïncidence constitue, ce me +semble, une puissante présomption en faveur de sa réalisation future et +peut-être prochaine.</p> + +<p>Tels sont les importans résultats généraux de l'examen philosophique +auquel j'ai dû soumettre, dans cette leçon, la doctrine actuelle des +proportions chimiques, envisagée sous ses divers aspects essentiels. +Chacun peut désormais juger avec exactitude du véritable progrès +fondamental de cette intéressante partie des études chimiques depuis son +origine jusqu'à ce jour, des conditions essentielles qui doivent encore +y être remplies avant de convertir le principe de cette doctrine en une +grande loi de la nature, et enfin de la marche rationnelle qui peut +seule conduire à cette constitution finale de la chimie numérique.</p> + +<p>Je dois maintenant considérer, sous un dernier point de vue général, +l'ensemble actuel de la chimie inorganique, en consacrant la leçon +suivante à l'examen philosophique de la théorie électro-chimique.</p> + + +<a name="l38" id="l38"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TRENTE-HUITIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Examen philosophique de la théorie électro-chimique.</p> + +<p>Dès l'origine de la chimie moderne, l'influence chimique de +l'électricité a commencé à se manifester, d'une manière non équivoque, +dans plusieurs phénomènes importans, et surtout dans l'expérience +capitale de la recomposition de l'eau par la combinaison directe de +l'oxigène avec l'hydrogène, déterminée à l'aide de l'étincelle +électrique. Mais, la puissance d'un tel agent, quoique de plus en plus +employée, ne pouvait attirer fortement l'attention spéciale des +chimistes, jusqu'à ce que l'immortelle découverte de Volta vînt +permettre de dévoiler sa principale énergie, en rendant l'action +électrique à la fois plus complète, plus profonde, et plus continue. +Depuis cette mémorable époque, de nombreuses séries de phénomènes +généraux ont graduellement constaté que l'électricité constitue un agent +chimique encore plus universel et plus irrésistible que la chaleur +elle-même, soit pour la décomposition, soit même pour la combinaison. +Toutefois, quelle que soit désormais l'importance fondamentale de +l'électro-chimie actuelle, il y a lieu de craindre qu'on ne s'exagère +beaucoup aujourd'hui la véritable influence rationnelle d'un tel ordre +de considérations sur le système général de la science chimique. Quoique +la chimie soit ainsi liée plus intimement à la physique que par aucune +autre classe de phénomènes, il n'en serait pas moins radicalement +contraire à la saine philosophie de cesser, d'après ces relations, de +l'envisager comme une science parfaitement distincte, en confondant, +ainsi qu'on le propose, les propriétés chimiques parmi les propriétés +électriques. L'objet essentiel de cette leçon, sous le point de vue +philosophique, est de faire sentir combien il est indispensable de +maintenir avec fermeté l'originalité fondamentale de la science +chimique, sans atténuer, néanmoins, l'étendue et l'importance de ses +vrais rapports généraux avec l'électrologie. Il faut, à cet effet, +considérer d'abord sommairement la filiation réelle des principales +notions qui ont graduellement conduit à former la théorie +électro-chimique actuelle, telle que M. Berzélius l'a surtout +systématisée.</p> + +<p>Le premier effet chimique important obtenu par l'influence voltaïque, +consiste dans la décomposition de l'eau, que Nicholson parvint à +constater en 1801. Cette découverte devait nécessairement résulter d'un +examen attentif de l'action naturelle de la pile, sans aucune intention +chimique. Quoiqu'elle n'ait immédiatement abouti, pour la chimie, qu'à +confirmer d'une nouvelle manière une vérité mise depuis long-temps hors +de doute, elle n'en constitue pas moins le vrai point de départ de +l'ensemble des études électro-chimiques, comme ayant spontanément +révélé, par un exemple irrécusable, la haute énergie chimique de +l'admirable instrument que Volta venait de créer. On doit même rattacher +à cette origine les premières tentatives pour fonder une théorie +générale des phénomènes électro-chimiques: car la conception proposée +alors par Grothuss afin d'expliquer l'observation de Nicholson, d'après +la polarité électrique des molécules, contient réellement le germe +primitif de toutes les idées essentielles qui, graduellement étendues et +développées, à mesure que les phénomènes l'ont exigé, constituent +maintenant la théorie électro-chimique.</p> + +<p>Une fois avertis, par cette observation fondamentale, de la puissance +analytique propre à la pile de Volta, il était naturel que les chimistes +s'efforçassent d'appliquer ce nouvel agent à la décomposition des +substances qui avaient résisté jusque alors à l'ensemble des moyens +connus. Cette première suite d'essais produisit, au bout de quelques +années, la brillante découverte de l'illustre Davy sur l'importante +analyse des alcalis proprement dits et des terres, que n'avaient pu +encore opérer les influences purement chimiques. La grande et belle +théorie de l'immortel Lavoisier avait conduit, dès sa naissance, à +prévoir un tel résultat général, en établissant que toute base +salifiable devait nécessairement provenir de la combinaison de l'oxigène +avec un métal quelconque. À la vérité, la découverte essentielle de +Berthollet sur la vraie composition de l'ammoniaque avait dû +naturellement altérer déjà la confiance, jusque alors complète, +qu'inspirait à tous les chimistes cette prévision rationnelle. Mais +cette exception encore isolée, quoique capitale, ne pouvait alors +prévaloir à cet égard sur l'ensemble des principales analogies +chimiques. Il était donc vraiment inévitable que les chimistes, mis en +possession d'un nouveau moyen analytique, dont l'énergie ne pouvait être +contestée, entreprissent de constater la présence de l'oxigène dans les +alcalis et dans les terres. L'importance majeure du beau résultat obtenu +par Davy ne doit pas, sans doute, faire illusion sur la difficulté +réelle d'une découverte aussi complétement préparée. L'institution du +procédé purement chimique, d'après lequel M. Gay-Lussac parvint, un peu +plus tard, à confirmer l'analyse électrique de la potasse, constituait +peut-être un problème plus difficile, quoique le succès dût en être +beaucoup moins éclatant.</p> + +<p>L'importante observation de Nicholson avait commencé l'électro-chimie; +la belle découverte de Davy, outre sa haute valeur directe, détermina, +dans cette nouvelle direction, une impulsion générale et décisive, qui +fut la véritable source de tous les progrès ultérieurs. Néanmoins, il +restait encore à étudier en elle-même l'influence chimique de +l'électricité, envisagée sous un point de vue purement scientifique, et +non plus seulement comme un moyen prépondérant d'opérer des +décompositions nouvelles. Or le grand travail de Davy ne pouvait manquer +encore de déterminer bientôt, d'une manière indirecte, mais nécessaire, +cette indispensable conséquence philosophique. Car la chimie se trouvait +ainsi avoir, évidemment, réalisé tout d'un coup les plus importantes et +les plus difficiles des analyses inaccessibles jusque alors aux voies +ordinaires; et, en effet, la science n'a fait depuis, sous ce rapport, +aucune autre acquisition essentielle. Le sentiment de plus en plus +profond de cette vérité frappante devait inévitablement rendre de plus +en plus scientifique l'attention déjà irrévocablement fixée sur les +actions électro-chimiques, bientôt assujetties à une étude directe et +régulière. Cette dernière conséquence, qui a achevé de constituer +l'électro-chimie, comme une partie fondamentale de la science chimique, +a été surtout réalisée par l'importante série de recherches de M. +Berzélius sur la décomposition voltaïque de tous les sels, et ensuite +des principaux oxides et acides. De telles analyses, dont les résultats +étaient faciles à prévoir d'après les expériences de Davy, ne pouvaient +proprement avoir pour objet de dévoiler directement aucune nouvelle +vérité chimique; mais elles étaient essentiellement destinées à +présenter sous un aspect entièrement général l'influence chimique de +l'électricité, jusque alors bornée à certains phénomènes isolés, quoique +très importans. À cet égard, ce bel ensemble de recherches constituait +une phase indispensable du développement naturel de l'électro-chimie, +dès lors irrévocablement liée au système entier de la science chimique. +C'est par l'influence graduelle de ces grands travaux de M. Berzélius, +que la considération habituelle des propriétés électriques a pris une +importance croissante dans l'étude chimique de toutes les substances, +dont la division universelle en électro-négatives et électro-positives +est bientôt devenue fondamentale pour leurs définitions scientifiques, +comme on le voit surtout quant à la distinction générale entre les +acides et les alcalis, qu'il serait difficile d'établir solidement +aujourd'hui sur aucune autre base. Aussi est-ce à M. Berzélius qu'il +devait naturellement appartenir de concevoir l'ensemble de la théorie +électro-chimique sous une forme entièrement systématique, résultat +presque spontané de l'esprit général de ses recherches.</p> + +<p>Quelle que fût la haute importance philosophique des travaux de M. +Berzélius sur l'électro-chimie, une dernière condition était néanmoins +encore indispensable à remplir pour donner à cette nouvelle branche +essentielle de la chimie tout son vrai caractère scientifique. Jusque +alors, en effet, l'action voltaïque avait été essentiellement envisagée +sous le point de vue analytique; il restait à la considérer aussi, afin +d'en avoir une notion complète, sous le point de vue synthétique. Cette +grande lacune a été enfin comblée, de la manière la plus satisfaisante, +par le bel ensemble des travaux de M. Becquerel. Sans doute, les +décompositions opérées par la pile étant fréquemment accompagnées de +certaines combinaisons, on ne pouvait depuis long-temps méconnaître, +sous ce rapport, l'influence chimique de l'électricité galvanique. Mais +ces observations accessoires ne dispensaient aucunement, pour un sujet +aussi important, de l'étude directe et féconde organisée par M. +Becquerel, qui a rendu pleinement irrécusable l'action synthétique de +l'électricité convenablement administrée, et qui surtout l'a employée à +réaliser de nouvelles et précieuses combinaisons, jusque ici impossibles +d'après les voies ordinaires.</p> + +<p>Cette seconde face générale de l'électro-chimie a même nécessairement +exigé d'abord une profonde et indispensable modification dans le mode +primitif d'expérimentation. La première disposition de la pile, telle +que Volta l'avait imaginée, devait être essentiellement maintenue pour +opérer des décompositions, sauf les perfectionnemens successifs que +l'expérience a dû naturellement provoquer, et qui étaient surtout +destinés à augmenter l'énergie de l'appareil. Mais, à l'égard des +combinaisons, cette extrême énergie voltaïque eût constitué, au +contraire, un obstacle radical, en déterminant le plus souvent la +décomposition des principes immédiats que l'on voulait unir. Il a donc +fallu recourir inévitablement ici à l'action très prolongée de +puissances électriques extrêmement faibles, dont l'efficacité fût +augmentée par la disposition avantageuse suivant laquelle les diverses +substances seraient habituellement soumises à leur influence. M. +Becquerel a très heureusement satisfait à l'ensemble de ces conditions +indispensables, en opérant presque toujours à l'aide d'un seul élément +voltaïque, et en saisissant chaque corps dans l'état que les chimistes +ont toujours reconnu comme le plus favorable à la combinaison, +c'est-à-dire l'état <i>naissant</i>. Ce changement essentiel dans +l'institution ordinaire des expériences, constitue le principal +caractère scientifique de la marche propre à cet illustre savant, et qui +ne pouvait être, sans doute, mieux adaptée à la nature des phénomènes +qu'il voulait étudier. Non-seulement il a déterminé ainsi la combinaison +directe de plusieurs corps, qu'on ne peut unir encore par aucun procédé +purement chimique; mais, à l'égard même des composés susceptibles d'être +autrement obtenus, ce nouveau mode présente la propriété remarquable de +faire toujours éminemment ressortir leur structure géométrique, par une +suite nécessaire de la lenteur et de la régularité de leur formation +graduelle; ce caractère est surtout frappant envers certains sulfures +métalliques, quelques oxides, et plusieurs sels.</p> + +<p>Il ne convient nullement d'insister ici sur l'importance évidente que +doivent avoir un jour les principaux résultats de M. Becquerel +relativement à l'histoire naturelle du globe, pour expliquer, d'une +manière satisfaisante, un grand nombre d'origines minérales, quand le +temps sera vraiment venu d'aborder avec succès un tel ordre de questions +concrètes. Du point de vue abstrait, seul conforme à la nature de cet +ouvrage, nous devons surtout remarquer cette importante série de travaux +comme ayant directement perfectionné le système général de la méthode +chimique, en créant de nouveaux et puissans moyens de recomposition, +dont la valeur essentielle est d'autant plus grande que les progrès +fondamentaux de la synthèse chimique sont loin jusque ici d'être +suffisamment en harmonie avec ceux de l'analyse; la faculté de détruire +étant naturellement susceptible d'un développement beaucoup plus rapide +que celui de la puissance régénératrice. Enfin, quant à la suite de +considérations qui nous occupe spécialement ici, les recherches de M. +Becquerel ont évidemment complété la constitution générale de +l'électro-chimie, qui, étant désormais à la fois synthétique et +analytique, ne peut plus, quels que puissent être ses perfectionnemens +futurs, que s'étendre et se développer, à des degrés quelconques, +suivant quelqu'une des diverses directions principales, déjà pleinement +caractérisées par l'ensemble des travaux exécutés depuis le commencement +de notre siècle.</p> + +<p>Telle est la filiation générale des découvertes essentielles faites +jusque ici dans l'étude des phénomènes électro-chimiques. Afin de mieux +saisir comment cette étude a graduellement conduit à une nouvelle +conception fondamentale pour l'ensemble des effets chimiques, il est +indispensable de considérer maintenant le grand phénomène qui a été le +sujet primitif de la théorie électro-chimique, après quoi l'appréciation +philosophique de cette théorie s'effectuera en quelque sorte +spontanément.</p> + +<p>On a souvent remarqué, et avec beaucoup de raison, que par sa nature, +l'étude de la combustion constitue, pour ainsi dire, le point central du +système des considérations chimiques. Cette remarque n'est pas seulement +applicable aux époques les plus reculées de la chimie, envisagée dans un +état encore théologique: elle convient surtout à la constitution la plus +récente et la plus parfaite de son état métaphysique, principalement +caractérisée par la transformation de la combustibilité, sous le nom de +phlogistique, en une entité matérialisée, quoique insaisissable. Quand, +après une longue préparation, la science chimique a commencé enfin à +passer à l'état vraiment positif, sous l'influence prépondérante de +l'admirable génie du grand Lavoisier, cette glorieuse révolution a +essentiellement consisté dans l'établissement d'une nouvelle théorie +fondamentale de la combustion. Aujourd'hui, enfin, c'est la nécessité +reconnue de modifier profondément cette théorie, qui a surtout conduit à +la conception électrique des phénomènes chimiques. Une telle conception +ne saurait donc être nettement jugée, sans avoir préalablement apprécié +cette destination principale.</p> + +<p>La théorie pneumatique de Lavoisier sur la combustion avait en vue deux +objets essentiels, fort hétérogènes, qui n'ont pas été jusque ici +nettement distingués: 1º l'analyse fondamentale du phénomène général de +la combustion; 2º l'explication des effets de chaleur et de lumière qui +en constituent, pour le vulgaire, le plus important caractère. L'une et +l'autre condition furent remplies de la manière la plus admirable, +d'après l'état des connaissances acquises: jamais, depuis cette grande +époque, aucune théorie chimique n'a été aussi nettement et aussi +profondément empreinte de ce double esprit de rationnalité et de +positivité, dont l'irrésistible influence devait entraîner +irrévocablement les intelligences vers un mode radicalement nouveau de +philosopher sur les faits chimiques. Toute combustion, brusque ou +graduelle, fut regardée comme consistant nécessairement dans la +combinaison du corps combustible avec l'oxigène, d'où, quand le corps +était simple, résulterait un oxide, le plus souvent susceptible de +devenir la base d'un sel, et, si l'oxigène était prépondérant, un +véritable acide, principe d'un certain genre de sels. Quant au +dégagement de chaleur et de lumière, il fut attribué, en général, à la +condensation de l'oxigène, et accessoirement à celle du combustible, +dans cette combinaison. Il importe de juger séparément ces deux parties +essentielles de la théorie anti-phlogistique.</p> + +<p>Sous le premier point de vue, en effet, cette théorie présente +naturellement un caractère beaucoup plus philosophique que sous le +second. Il était éminemment rationnel d'analyser avec exactitude, d'une +manière générale, le phénomène de la combustion, afin de saisir ce qu'un +tel phénomène, dont la nature chimique ne pouvait être contestée, +offrait réellement de commun à tous les cas divers. Comme cet examen ne +pouvait être d'abord rigoureusement complet, les conclusions fournies +par une telle étude pouvaient pécher, sans doute, par une trop grande +généralité, ainsi qu'on la constaté depuis: mais, restreintes dans leurs +limites naturelles, elles constituaient nécessairement un précieux +ensemble de vérités ineffaçables, qui, en effet, formera toujours une +partie essentielle de la science chimique, quelles que puissent jamais +être ses révolutions futures.</p> + +<p>Il en était tout autrement pour l'explication de la chaleur et de la +lumière dégagées. D'abord, cette seconde question générale n'appartient +point réellement, par sa nature, à la chimie, mais à la physique; en +sorte que, quelle que doive être sa solution finale, on ne saurait +comprendre comment elle entraînerait rationnellement un changement +radical dans la manière de concevoir les phénomènes vraiment chimiques. +Toutefois, ce qu'il faut surtout remarquer, à cet égard, c'est qu'une +semblable explication, pour ne pas dégénérer en une tentative de +pénétrer la nature intime du feu et son mode essentiel de production, +devait nécessairement consister en une simple assimilation d'une telle +source de chaleur avec une autre plus étendue, déjà reconnue. Car, +chaque cas de manifestation du feu ne saurait être expliqué, d'une +manière vraiment positive, qu'en établissant son analogie réelle avec un +autre plus général, sans que nous puissions d'ailleurs, en aucun cas, +découvrir jamais quelle est la véritable cause du phénomène. Or, en +considérant la recherche proposée sous ce point de vue, le seul +strictement scientifique, on ne pouvait nullement garantir d'avance que +la similitude sur laquelle devait reposer l'explication désirée, ne +serait point nécessairement gratuite et précaire, et, par suite, +susceptible d'être renversée, comme en effet il arriva bientôt, par une +étude ultérieure de la question. Aucun philosophe n'aurait voulu, à +cette époque, et nul ne voudrait, sans doute, même aujourd'hui, ne +reconnaître, en principe, qu'une seule source fondamentale de chaleur, à +laquelle il faudrait inévitablement ramener toutes les autres: une telle +obligation ne pourrait être remplie que par des rapprochemens très +vagues et purement hypothétiques, qui ne sauraient avoir un vrai +caractère scientifique. Dès lors, si l'on s'accorde à reconnaître, en +général, plusieurs sources principales, parfaitement distinctes et +indépendantes les unes des autres, pourquoi la combustion, ou, sous un +point de vue plus étendu, toute action chimique très prononcée, ne +constituerait-elle pas un de ces cas primordiaux, nécessairement +irréductibles à aucun autre? Pourquoi une source de chaleur aussi +puissante et aussi universelle serait-elle regardée comme secondaire, +tandis que le frottement, par exemple, continuerait à être unanimement +envisagé comme une source principale? Sans doute, on ne saurait se +refuser à admettre, sous ce rapport, les analogies que l'observation +aurait réellement constatées: mais il faut, néanmoins, reconnaître +qu'il n'existait vraiment, à cet égard, aucun grand besoin scientifique +d'anticiper hypothétiquement sur les résultats de l'étude expérimentale, +ni même aucun espoir rationnel de le tenter avec succès. Nous aurons +lieu, dans la seconde partie de ce volume, d'appliquer de nouveau les +mêmes remarques philosophiques à une autre question capitale, d'un genre +analogue, celle de la chaleur vitale, et spécialement animale, dont +l'étude positive est jusqu'ici radicalement entravée par de vains +efforts hypothétiques pour réduire cette grande source de chaleur aux +sources purement physiques et surtout chimiques, sans qu'on veuille +s'accorder à reconnaître enfin que l'action nerveuse peut constituer, en +effet, une source distincte et primordiale, indépendante de toutes les +autres, et susceptible d'altérer, plus ou moins profondément, les +résultats naturels de leur influence directe. La philosophie +métaphysique, pour laquelle les rapprochemens étaient nécessairement +très faciles, parce qu'ils n'avaient aucune réalité, nous a laissé +encore, à beaucoup d'égards, une tendance exagérée à la généralisation; +et, quoique le principe de cette tendance soit aujourd'hui éminemment +respectable, en vertu de son indispensable participation aux plus +grandes découvertes scientifiques, sa prépondérance immodérée n'en est +pas moins très préjudiciable au progrès naturel de nos connaissances +positives.</p> + +<p>Cette suite de considérations nous amène à conclure que, tout en +prononçant, comme il a dû le faire, sur l'analyse fondamentale du grand +phénomène de la combustion, Lavoisier eût plus sagement procédé s'il se +fût abstenu de tenter aucune explication générale pour les effets de +chaleur et de lumière qui l'accompagnent ordinairement, ce qui l'eût +dispensé de supposer, en principe, une condensation inévitable, qui +n'est point la conséquence nécessaire d'un tel phénomène, et qui, en +effet, a été, plus tard, trouvée fréquemment en défaut. Sans doute, la +science serait plus parfaite si ce remarquable effet thermologique +pouvait être constamment rattaché à la loi plus étendue, découverte +antérieurement par Black, sur le dégagement de chaleur propre à tout +passage d'un corps quelconque d'un état à un autre plus dense; et c'est +certainement une telle espérance qui a surtout excité Lavoisier. Mais, +cette perfection, qui n'est nullement indispensable, deviendrait +totalement illusoire, si elle ne pouvait être obtenue qu'en altérant la +réalité des phénomènes, ou même si la condensation supposée, sans être +expressément contraire à l'observation, n'était pas effectivement +indiquée par elle, dans la plupart des cas. Toutefois, il serait +évidemment très déraisonnable d'exiger une réserve scientifique aussi +difficile chez ceux qui, les premiers, tentent de ramener à des théories +positives une science jusque alors essentiellement dominée par les +conceptions métaphysiques; ces restrictions sévères, ces distinctions +délicates, eussent probablement, imposées dès l'origine, arrêté le +premier essor du génie positif. Mais, une semblable justification ne +saurait être appliquée, dans le développement ultérieur de la science, à +ceux qui, après avoir reconnu formellement l'insuffisance réelle des +explications primitives, s'efforcent d'en construire d'analogues sur le +même sujet, sans avoir préalablement examiné avec attention, d'après les +règles essentielles de la saine philosophie, si ce sujet est +effectivement susceptible d'une explication quelconque. Or, telle me +paraît être aujourd'hui la grande erreur philosophique des chimistes qui +ont voulu substituer la théorie électro-chimique à la théorie +anti-phlogistique proprement dite. Afin de motiver convenablement ce +jugement général, il faut maintenant poursuivre l'examen direct des +principales considérations chimiques qui ont mis graduellement en +évidence l'imperfection essentielle de la théorie de Lavoisier, que nous +devons continuer à envisager sous les deux aspects ci-dessus +distingués.</p> + +<p>Le plus illustre émule de Lavoisier reconnut bientôt la nécessité de +modifier, sous un rapport très important, quoique indirect, la manière +générale dont ce grand philosophe avait analysé le phénomène fondamental +de la combustion. Une des principales conséquences de cette analyse +consistait en ce que tout acide et toute base salifiable devaient +inévitablement résulter d'une véritable combustion, c'est-à-dire de la +combinaison d'un élément quelconque avec l'oxigène. Or Berthollet +découvrit d'abord que l'un des alcalis les mieux caractérisés, +l'ammoniaque, est uniquement formé d'hydrogène et d'azote, sans aucune +participation de l'oxigène; et, peu de temps après, il établit aussi que +le gaz hydrogène sulfuré, où l'oxigène n'existe pas davantage, présente +néanmoins toutes les propriétés essentielles d'un acide réel. Ces deux +points remarquables de doctrine ont été confirmés depuis par toutes les +voies dont la science chimique peut jusqu'ici disposer, et spécialement +par la méthode électrique. Une fois que les chimistes ont été ainsi +avertis, par un double exemple aussi décisif, que, la théorie de +Lavoisier exagérait beaucoup la prépondérance chimique de l'oxigène, ils +ont successivement multiplié et diversifié, à un haut degré, soit à +l'égard des alcalis, soit surtout envers les acides, ces exceptions +capitales, dont la comparaison approfondie a graduellement investi les +notions fondamentales de l'acidité et de l'alcalinité de cette haute +généralité qui les distingue aujourd'hui. En outre, la théorie primitive +de la combustion a été peu à peu modifiée, sous un point de vue plus +direct, quoique moins important, en ce qu'on a positivement constaté +qu'un rapide dégagement de chaleur et de lumière n'est pas toujours +l'indice certain d'une combinaison quelconque avec l'oxigène. Le chlore, +le soufre, et plusieurs autres corps, même non-élémentaires, ont été +successivement reconnus susceptibles d'opérer de vraies combustions, si, +comme il convient, on donne à l'usage scientifique de cette expression +le sens général indiqué par son acception vulgaire. Enfin, le phénomène +du feu n'est plus désormais exclusivement attribué à aucune combinaison +spéciale, mais, en général, à toute action chimique à la fois très +intense et très vive.</p> + +<p>Il importe, néanmoins, de remarquer ici, comme je l'ai précédemment +indiqué, que, sous chacun de ces divers rapports essentiels, les +éminentes vérités chimiques découvertes par le génie de Lavoisier ont +nécessairement conservé toute leur valeur directe, et que ces études +ultérieures ont seulement altéré leur généralité rigoureuse. Cette +inévitable altération a même bien moins porté sur les phénomènes +vraiment naturels que sur les cas principalement artificiels, à la +considération desquels, il est vrai, la chimie générale, du point de vue +abstrait qui la caractérise, doit rationnellement attacher une aussi +grande importance. Ainsi, quoiqu'il existe des acides et des alcalis +sans oxigène, il n'en reste pas moins incontestable que la plupart +d'entre eux, et surtout les plus puissans, sont ordinairement oxigénés: +de même, quoique l'oxigène ne soit pas réellement indispensable à la +combustion, il en demeure néanmoins le principal agent, surtout à +l'égard des combustions naturelles. Aussi, pour l'histoire naturelle +proprement dite, la théorie de Lavoisier pourrait-elle, sans aucun +inconvénient majeur, être encore appliquée dans son intégrité primitive, +quoique le progrès fondamental de la science chimique exige +impérieusement que son imperfection générale soit prise en haute +considération abstraite. En un mot, si la souveraineté universelle de +l'oxigène a été désormais irrévocablement abolie, il sera toujours +cependant le principal élément de tout le système chimique.</p> + +<p>Sous le second aspect général, c'est-à-dire quant à l'explication du +feu, la théorie primitive de la combustion a éprouvé, au contraire, un +sort très différent; car, elle a été tout d'un coup radicalement +détruite, pour ainsi dire aussitôt qu'on a tenté de la soumettre à un +examen direct. Quoique des préoccupations plus importantes n'aient +permis que très tard aux chimistes d'entreprendre cet examen, la théorie +anti-phlogistique, était à cet égard, si peu positive et si peu +rationnelle au fond, surtout comparativement à l'analyse de la +combustion, que son renversement n'a pas exigé, comme sous ce premier +rapport, la considération ultérieure de phénomènes nouveaux et +difficiles à découvrir, mais seulement une appréciation plus +scientifique des phénomènes universellement envisagés. Loin de pouvoir, +ainsi que sous l'autre point de vue, être encore essentiellement +maintenue par les naturalistes, comme suffisant à peu près aux besoins +principaux des études concrètes, on peut dire qu'elle n'a jamais +réellement expliqué les effets même les plus vulgaires, incessamment +reproduits par la plupart des combustions naturelles.</p> + +<p>L'explication proposée obligeait nécessairement à constater, dans toute +combustion, simple ou composée, une condensation quelconque, assez +intense pour correspondre, d'une manière approchée, au dégagement +effectif de chaleur, et qui ne fut point simultanément compensée par une +dilatation presque équivalente. Or, dès l'origine, cette indispensable +condition générale n'a été remplie qu'envers un petit nombre de cas, +qui, sous ce rapport, n'étaient pas, à beaucoup près, les plus +importans; et, surtout, elle a été manifestement en défaut à l'égard de +plusieurs autres phénomènes, dont la considération était, au contraire, +prépondérante. Aussi, sans la confusion vicieuse, mais radicale, d'une +telle explication avec l'analyse de la combustion, qui devait être si +justement admirée, on ne saurait comprendre comment elle a pu se +maintenir jusqu'à une époque très récente, malgré que l'attention des +chimistes dût être alors principalement absorbée par d'autres +spéculations théoriques.</p> + +<p>Dans la combustion du phosphore, du fer, et de la plupart des métaux, en +général quand la combinaison produit un composé solide, la condition +précédente peut être regardée comme suffisamment remplie; quoique +d'ailleurs on n'ait jamais examiné si le dégagement effectif de chaleur +est réellement en harmonie avec celui qui correspondrait à une semblable +condensation directe de l'oxigène, ce qui doit néanmoins sembler +nécessaire pour justifier complétement l'explication; cette +vérification supplémentaire serait, même aujourd'hui, presque impossible +à instituer positivement. Mais, à l'égard des combustions nombreuses +dont les produits sont, au contraire, essentiellement gazeux, et qui, +cependant, présentent d'ordinaire, au degré le plus prononcé, le +phénomène du feu, toute explication de ce genre est évidemment +chimérique. Car, non-seulement on n'y remarque point le plus souvent une +condensation suffisante; mais, en sens inverse, on observe clairement, +dans les cas les plus énergiques, une dilatation totale très +considérable, qui, suivant une telle théorie, devrait donner lieu à un +immense refroidissement. Quelques exemples, choisis parmi les plus +essentiels, feront aisément sentir l'irrésistible puissance de cette +critique générale, qui est désormais à l'abri de toute réclamation, et +dont il importe néanmoins à notre sujet actuel de préciser exactement la +nature, afin de mieux apprécier le caractère fondamental de la théorie +électro-chimique, sur la formation primitive de laquelle un tel ordre de +considérations a exercé une influence principale et directe.</p> + +<p>La chaleur dégagée dans la combustion du carbone, a pu être d'abord +attribuée, avec une certaine vraisemblance, malgré la grande dilatation +de cet élément, à la condensation de l'oxigène, d'après la pesanteur +spécifique très supérieure du gaz acide carbonique formé, quoique un tel +accroissement de densité fût loin d'ailleurs de correspondre à +l'intensité de l'effet thermologique. Mais, lorsqu'il a été reconnu, par +des mesures exactes, qu'un volume quelconque d'oxigène fournit un volume +parfaitement égal d'acide carbonique, ce qui constitue un fait essentiel +pour la doctrine des proportions définies, il est aussitôt devenu +évident que ce phénomène ne donnait lieu à aucune condensation, et que +l'excès de pesanteur spécifique était seulement produit par +l'interposition moléculaire du carbone, dont la vaporisation +non-compensée eût dû alors déterminer, au contraire, un refroidissement +très notable. À la vérité, tant qu'on n'a pas su évaluer avec quelque +précision la chaleur spécifique des gaz, l'annulation d'une telle +explication a pu être provisoirement retardée, en regardant <i>à priori</i> +la chaleur spécifique de l'acide carbonique comme très inférieure à +celle de l'oxigène, quoique cette inégalité supposée n'eût pû réellement +satisfaire à l'ensemble des conditions du phénomène, sans excéder +beaucoup toutes les limites probables. Toutefois, cette dernière et +insuffisante ressource a été radicalement détruite, lorsqu'on est +parvenu à constater d'une manière irrécusable, que si, à poids égal, la +chaleur spécifique de l'oxigène est légèrement supérieure à celle de +l'acide carbonique, celle-ci, au contraire, à volume égal, surpasse, de +plus d'un tiers, la première: or, ici, il n'était nullement douteux, +surtout d'après la composition numérique du gaz acide carbonique, que la +comparaison devait porter sur les volumes et non sur les poids; en sorte +que l'analyse exacte et complète du phénomène ne laissait plus aucune +issue à la théorie primitive. La combustion du soufre donne lieu à des +remarques essentiellement analogues. Quant à celle de l'hydrogène, la +condensation des deux élémens paraissait d'abord devoir expliquer, d'une +manière vraiment satisfaisante, l'énorme dégagement de chaleur dont elle +est si évidemment accompagnée, parce que la densité de ces élémens était +seulement mise en opposition avec celle de l'eau à l'état liquide. Mais, +en réfléchissant que le produit immédiat d'une telle combinaison est, en +réalité, de la vapeur d'eau, même très raréfiée, on a facilement reconnu +que, au lieu d'une véritable condensation, ce phénomène détermine une +dilatation très sensible, dont les expériences eudiométriques constatent +d'ailleurs directement l'existence. La comparaison des chaleurs +spécifiques est encore ici en sens inverse de l'explication primitive, +qui, par l'ensemble judicieusement apprécié des circonstances +caractéristiques de ce phénomène, devrait faire présumer, au contraire, +un refroidissement très prononcé. J'indiquerai enfin, comme un dernier +exemple frappant, pris dans les combustions indirectes et composées, le +phénomène si vulgaire de l'inflammation de la poudre ordinaire. Tous les +matériaux de cette réaction chimique sont solides, à l'exception de +l'oxigène atmosphérique, dont la participation n'y est point +numériquement considérable; tous les produits essentiels sont, au +contraire, des gaz extrêmement dilatés, sauf un résidu solide, presque +négligeable: et, néanmoins, malgré une réunion de conditions aussi +défavorables d'après la théorie anti-phlogistique, le phénomène +s'accomplit avec un intense échauffement. Les composés fulminans donnent +lieu à une contradiction encore plus prononcée, quoique moins +universellement connue, surtout dans le cas où une substance liquide, et +même solide, se décompose presque spontanément, à la température +ordinaire, en deux principes gazeux; en produisant néanmoins un +échauffement très notable, et quelquefois une véritable inflammation.</p> + +<p>L'ensemble des considérations précédentes peut être suffisamment résumé, +d'une manière aussi frappante que philosophique, par cette réflexion +naturelle que, si le feu ordinaire de nos foyers n'était point pour nous +le sujet d'une expérience intime et continue, son existence serait +rendue très douteuse, et même formellement rejetée, par les prétendues +explications scientifiques qu'on a jusqu'ici tenté si vainement +d'établir pour ce grand phénomène. Rien n'est plus propre, ce me semble, +qu'une telle pensée à faire sentir que la production chimique du feu ne +saurait comporter, en général, aucune explication rationnelle. Car, s'il +en était autrement, il devrait paraître incompréhensible, que, à une +époque aussi rapprochée de nous, des hommes de génie, dont l'instruction +essentielle, à cet égard, était presque équivalente à la nôtre, se +fussent, sous ce rapport, aussi grossièrement trompés. Le feu +électrique, tant recommandé maintenant pour une telle explication, +était, sans doute, assez connu de Lavoisier, de Cavendish, de +Berthollet, etc., pour que ces illustres philosophes eussent pu en faire +la base principale de leur théorie, si une semblable hypothèse avait +réellement, sur celle qu'ils ont adoptée, une prépondérance aussi +parfaite qu'on le pense communément aujourd'hui. Mais, cette +considération préjudicielle, quelle que soit son importance effective, +ne saurait nullement nous dispenser d'un examen direct de la conception +électro-chimique, qui se trouve ainsi convenablement préparé, et qui, +par suite, peut être entrepris ici d'une manière satisfaisante, quoique +très rapide, sous le point de vue philosophique.</p> + +<p>Suivant cette nouvelle théorie, le feu produit dans la plupart des +fortes réactions chimiques devrait être attribué à une véritable +décharge électrique qui s'opérerait au moment de la combinaison, par la +neutralisation mutuelle, plus ou moins complète, des deux états +électriques opposés propres aux deux substances considérées, dont l'une +serait toujours électro-positive et l'autre électro-négative. Mais, il y +a tout lieu de craindre que, lorsque cette nouvelle explication aura pu +être soumise à une discussion aussi approfondie que l'ancienne, elle ne +soit pas trouvée, au fond, plus rationnelle. Quoique la plupart des +chimistes et des physiciens paraissent s'accorder aujourd'hui à +reconnaître des effets électriques dans tous les phénomènes chimiques, +cette électricité n'est pourtant jusqu'ici admise le plus souvent que +d'après une simple induction analogique, en sorte que, si réellement +elle existe toujours, elle doit être ordinairement assez peu intense +pour avoir directement échappé à l'exploration très délicate de +l'électrologie actuelle. Il est particulièrement digne de remarque que +les phénomènes chimiques sur lesquels on a le plus justement insisté +pour renverser l'ancienne explication, et dont je viens d'indiquer les +principaux, fassent précisément partie de ceux où l'on n'a pu parvenir +encore, par aucune voie, à constater réellement aucun symptôme +électrique. Dans les cas où l'électrisation n'est point douteuse, son +influence chimique est jusqu'ici tellement équivoque que les uns la +regardent comme la cause, et les autres, au contraire, comme l'effet de +la combinaison: cette dernière opinion est même devenue très +vraisemblable, depuis que l'explication chimique des effets généraux de +la pile de Volta a été définitivement établie par Wollaston. Quand M. +Berzélius, pour mieux caractériser sa théorie électrique du feu +chimique, a rapproché ce phénomène de la production de l'éclair et du +tonnerre, il a involontairement donné lieu à une comparaison très +défavorable pour sa conception, par le contraste si prononcé de +l'admirable enchaînement de preuves positives d'après lequel l'immortel +Franklin a si complétement démontré la nature électrique de ce grand +phénomène atmosphérique, avec l'ensemble des considérations hasardées et +insuffisantes sur lesquelles on veut fonder une opinion analogue à +l'égard d'une multitude de phénomènes beaucoup plus variés et plus +complexes. L'explication anti-phlogistique proprement dite, quoique +radicalement vicieuse, avait néanmoins le mérite d'être, sinon +rigoureusement démontrée, du moins extrêmement plausible, dans quelques +cas particuliers, par exemple quant à la combustion du fer ou du zinc +dans l'oxigène pur, où elle ne laisse rien à désirer qu'une exacte +confrontation numérique des effets thermologiques. Au contraire, +l'explication électrique n'est réellement établie jusqu'ici, d'une +manière positive, pour aucun phénomène convenablement analysé. +Toutefois, on peut craindre que sa nature vague ne permette point de la +détruire aussi radicalement, et surtout aussi promptement, que +l'ancienne. Car, celle-ci, en se rattachant à une condensation nettement +spécifiée et exactement appréciable, comportait aisément une critique +directe et irrécusable, qui a pu ne laisser aucune issue: tandis que la +nouvelle conception réserve presque toujours la ressource spécieuse de +regarder l'état électrique comme trop peu prononcé où trop fugitif pour +être perceptible à nos moyens actuels d'exploration positive. Mais une +semblable propriété devrait être loin, sans doute, de constituer aucun +motif de recommandation, en faveur d'une théorie quelconque, auprès +d'aucun esprit philosophique, surtout en considérant qu'il s'agit alors +d'attribuer mystérieusement à des causes aussi faibles ou aussi +équivoques des effets très intenses et fortement caractérisés. Ce n'est +pas, néanmoins, que je veuille regarder le dégagement de chaleur et de +lumière dans les grandes réactions chimiques comme ne pouvant jamais +avoir une origine vraiment électrique, pas plus que je ne voudrais +universellement exclure l'explication fondée sur la condensation. Mais, +en considérant l'ensemble des phénomènes sans aucune préoccupation +spéculative, je pense que, dans la plupart des combustions, +artificielles ou naturelles, il n'y a ni condensation, ni électrisation. +Enfin, du point de vue philosophique, ces vaines tentatives pour +expliquer, de diverses manières, la production chimique du feu, me +paraissent principalement résulter encore d'un reste de disposition +métaphysique à pénétrer la nature intime des phénomènes et leur mode +essentiel de génération. En un mot, l'action chimique constitue, à mes +yeux, une des diverses sources primordiales de la chaleur et de la +lumière, et ne saurait, par conséquent, comporter, le plus souvent, en +cette qualité, aucune explication positive, c'est-à-dire être +effectivement rattachée, sous ce rapport, à aucune autre influence +fondamentale.</p> + +<p>Si la philosophie chimique n'était point aujourd'hui aussi +imparfaitement constituée, même dans ses notions les plus simples et les +plus élémentaires, il serait, sans doute, inutile de prouver +expressément que la considération du feu, qui, malgré son importance +réelle, constitue seulement un simple accessoire physique des vrais +phénomènes chimiques, ne saurait être rationnellement susceptible de +motiver un changement radical dans la conception fondamentale de toute +action chimique, lors même qu'on croirait pouvoir adopter, à cet égard, +l'explication vague et hasardée que je viens de caractériser. Quand nos +prédécesseurs devaient regarder la chaleur comme le principal agent +physique des phénomènes de composition et de décomposition, ils savaient +s'abstenir de dénaturer une telle considération au point d'assimiler les +effets chimiques à de simples effets thermologiques. On n'est pas, en +général, aussi réservé de nos jours, depuis que le développement et +l'extension des études expérimentales ont fait reconnaître la grande +influence chimique de l'électricité, quoique cette influence soit +d'ailleurs essentiellement analogue à celle de la chaleur, et seulement +plus complète et plus prononcée dans l'ensemble des cas explorés. L'idée +vague d'<i>attraction</i>, qui s'attache naturellement à toute considération +électrique, a suffi ici pour entraîner à confondre l'auxiliaire du +phénomène, ou, si l'on veut, son agent physique général, avec le +phénomène lui-même, et pour faire tendre à dénaturer profondément la +chimie en la confondant avec l'électrologie, par l'irrationnelle +assimilation des propriétés chimiques à de simples propriétés +électriques, comme on le voit surtout dans la théorie de M. Berzélius.</p> + +<p>Mais y a-t-il réellement aucune comparaison scientifique à établir entre +la tendance de deux corps à rester mécaniquement adhérens l'un à l'autre +après un certain mode d'électrisation, et la disposition à unir +intimement toutes leurs molécules, intérieures ou extérieures, par suite +d'une véritable action chimique? M. Berzélius a franchement déclaré que +la cohésion proprement dite, c'est-à-dire la force qui réunit si +énergiquement entre elles les particules d'un même corps, ne comporte +réellement aucune explication électrique. Il serait difficile, en effet, +que la faible adhérence de deux corps électrisés, même par le mode +magnétique, si aisément surmontée, envers des masses considérables, par +de médiocres efforts mécaniques, pût véritablement faire comprendre +cette puissante liaison moléculaire, qui, sur le moindre fragment, +résiste à toutes les forces mécaniques. On a beau envisager les +particules d'un corps quelconque comme autant d'élémens voltaïques, +ayant chacun son pôle positif et son pôle négatif, et attachés les uns +aux autres par l'antagonisme électrique des pôles opposés; cette fiction +inintelligible, et qui ne saurait admettre aucune vérification, ne peut +pas donner la moindre idée de la véritable cohésion moléculaire. Mais +l'affinité elle-même, c'est-à-dire la tendance à la combinaison, n'est +pas, au fond, mieux expliquée par la théorie électro-chimique. Les +phénomènes électriques, en tant que physiques, sont, de leur nature, +éminemment généraux; ils ne présentent, d'un corps à un autre, que de +simples différences d'intensité: tandis que les phénomènes chimiques +sont, au contraire, essentiellement spéciaux ou électifs. On doit donc +regarder comme anti-scientifique toute tentative de faire rentrer, dans +une branche quelconque de la physique, l'ensemble de la chimie, qui +constitue nécessairement une science fondamentale, d'un caractère propre +et indépendant. Je sais que M. Berzélius croit avoir suffisamment égard +aux différences spécifiques des diverses substances chimiques, en +concevant, pour les corps élémentaires, un certain ordre électrique, +primordial et invariable, que j'ai déjà eu occasion d'indiquer dans +l'avant-dernière leçon, et suivant lequel ces élémens seraient toujours, +les uns envers les autres, ou électro-positifs ou électro-négatifs. +Mais l'existence d'un tel ordre, et surtout sa permanence rigoureuse, +semblent d'abord radicalement contraires aux notions les plus certaines +de l'électrologie, où l'on voit le plus léger changement, soit dans le +mode, soit dans les circonstances de l'électrisation, déterminer +souvent, entre les mêmes corps, le renversement de l'antagonisme +électrique. Quoi qu'il en soit, en admettant même cette disposition +fondamentale, on est loin de pouvoir aucunement en déduire les nouvelles +propriétés électriques que la théorie électro-chimique oblige à supposer +ensuite dans les composés des différens ordres. En se bornant à ceux du +premier ordre, suivant quelles lois leurs caractères négatifs ou +positifs dérivent-t-il de l'état électrique de chacun des deux élémens? +Faut-il seulement avoir égard, dans une telle appréciation, à la simple +composition numérique, ou bien doit-on considérer aussi l'énergie +électrique propre à chaque élément, et qui ne semble guère susceptible +d'estimation exacte? C'est ce que la théorie électro-chimique laisse +jusqu'ici profondément indéterminé. Dès lors, même en la supposant +réelle, comment pourrait-elle efficacement contribuer à nous rapprocher +du véritable but général de la science chimique, tel que je l'ai +caractérisé au commencement de ce volume, c'est-à-dire nous aider à +prévoir les affections des composés par celles des composans? Mais il y +a plus, quelque solution qu'on imagine à la question fondamentale qui +vient d'être posée, l'ensemble des phénomènes chimiques lui opposera des +difficultés inextricables. Ainsi, par exemple, dans la théorie +électro-chimique, on doit regarder, avec M. Berzélius, l'oxigène comme +l'élément le plus négatif, puisqu'il paraît l'être envers tous les +autres: et, néanmoins, certains oxides, où la quantité pondérale +d'oxigène est très considérable, doivent être ensuite envisagés comme +positifs envers certains acides, où il est beaucoup moins abondant, +quoique les radicaux des premiers soient souvent tout aussi négatifs que +ceux des derniers. En un mot, loin de tendre à perfectionner le système +de la science chimique, une telle théorie y introduit mal à propos de +nouvelles difficultés fondamentales, en faisant naître une longue suite +de questions vagues, obscures, insolubles même, et qui, en aucun cas, ne +sauraient faciliter la découverte rationnelle des lois chimiques.</p> + +<p>Les composés organiques, suivant la franche déclaration de M. Berzélius +lui-même, opposent, en général, à cette théorie des obstacles +insurmontables, par la profonde et irrégulière perturbation que ces +nombreuses substances, toujours formées de trois ou quatre élémens +identiques, doivent naturellement jeter dans l'ordre primordial des +relations électriques, qui se trouve alors continuellement interverti. À +la vérité, M. Berzélius croit pouvoir suffisamment expliquer cette +immense anomalie, en alléguant le défaut de permanence d'une telle +classe de combinaisons. Mais, en principe, tout composé réel me semble +devoir être regardé comme nécessairement stable par lui-même, +c'est-à-dire comme n'étant susceptible d'aucune altération spontanée, +s'il est exactement soustrait à toute cause extérieure de décomposition; +et, en sens inverse, aucun composé ne saurait persister, d'une manière +absolue, contre des influences convenables. Les substances dites +organiques ne constituent point, par leur nature, la moindre exception +réelle à cette règle fondamentale, sans laquelle la science chimique me +paraîtrait radicalement impossible: soigneusement préservées du contact +de l'air et de l'eau, ainsi que de toute autre action perturbatrice, +elles persévèrent indéfiniment, tout aussi bien que les substances +spécialement qualifiées d'inorganiques. Si leur conservation est +habituellement plus difficile, c'est uniquement parce que, +essentiellement formées, des élémens les plus répandus autour de nous, +elles sont naturellement plus accessibles aux causes d'altération les +plus fréquentes. Une semblable justification serait donc entièrement +illusoire. On ne saurait non plus recourir ici au dualisme, dont la +considération a été si importante, dans la leçon précédente, pour faire +concevoir le moyen d'expliquer un jour, d'une manière pleinement +satisfaisante, les principales anomalies actuelles de la doctrine des +proportions définies. Quant à la théorie qui nous occupe maintenant, le +dualisme en diminuerait, sans doute, la difficulté essentielle; il y +serait même strictement indispensable, comme je l'indiquerai ci-dessous. +Mais il ne pourrait, évidemment, suffire à lever les objections +principales; car l'ordre invariable des relations électriques n'est pas, +en réalité, beaucoup mieux observé jusqu'ici envers les composés +notoirement assujettis au dualisme, qu'à l'égard de ceux qui ne sont pas +encore ainsi considérés. D'ailleurs l'obstacle fondamental consistant +ici dans l'identité des élémens opposée à la variété électrique, le +dualisme ne saurait, évidemment, permettre de le surmonter.</p> + +<p>En faisant même abstraction de ces difficultés capitales, et en +concédant l'existence d'un système fixe et uniforme de propriétés +électro-chimiques, applicable à tous les degrés de composition, on +n'aurait encore nullement éclairci la notion élémentaire des phénomènes +chimiques, par leur vaine assimilation aux actions électriques +proprement dites; car on n'aurait établi ainsi aucune harmonie +intelligible entre les prétendues causes et les effets réels. En +considérant surtout la belle série des expériences électro-chimiques de +M. Becquerel, qui, par cela même qu'elles sont synthétiques et non +analytiques, doivent être, à ce sujet, plus spécialement envisagées, il +serait, sans doute, impossible de comprendre comment les faibles +puissances électriques qu'on y emploie le plus souvent, pourraient être +les véritables causes des combinaisons énergiques qui s'effectuent +alors, si l'on croyait devoir faire abstraction de tout effet spécifique +et spontané, inhérent aux substances combinées. De tels phénomènes sont, +ce me semble, éminemment propres à faire ressortir l'influence purement +auxiliaire, quoique très importante, de l'électricité dans les effets +chimiques, où elle agit essentiellement à la manière de la chaleur, sauf +l'énergie comparative. Cette conclusion est d'autant plus rationnelle, +qu'il n'y a presque point de combinaisons électro-chimiques qui ne +puissent aussi être opérées par les procédés chimiques ordinaires sans +aucun symptôme électrique: du moins l'ensemble des analogies doit faire +présumer, dès aujourd'hui, à cet égard, la régularisation future de +tous les cas encore exceptionnels. Si, par une vaine obstination, trop +ordinaire à l'esprit humain, on voulait sauver la théorie +électro-chimique en investissant arbitrairement l'influence électrique +de tous les attributs spécifiques et moléculaires qui caractérisent +essentiellement l'action chimique, une opération philosophique aussi +vicieuse n'aboutirait, en réalité, qu'à restaurer, sous une forme +nouvelle, l'entité primitive de l'<i>affinité</i>, décorée seulement alors de +quelques qualités matérielles purement hypothétiques, qui ne sauraient +la rendre plus positive. Ce rapprochement fictif et irrationnel ne +nuirait pas seulement à la chimie, mais aussi à la physique, par le +vague presque indéfini qu'il répandrait nécessairement désormais sur les +notions électriques, qui sont déjà fort loin d'être trop circonscrites. +Au fond, une telle direction scientifique me paraît essentiellement due +à la prépondérance prolongée de l'ancien esprit philosophique, qui, dans +l'étude totale de la nature, prétendait établir une vaine unité +systématique, non-seulement de méthode, mais de doctrine, radicalement +incompatible, soit avec les différences profondes des diverses +catégories générales de phénomènes, soit avec la faiblesse effective de +notre intelligence. Il est aisé d'apercevoir, en effet, que M. Berzélius +ne serait nullement éloigné, en thèse philosophique, de fondre +systématiquement, dans l'électrologie, non-seulement la chimie tout +entière, mais aussi la théorie de la chaleur, celle de la pesanteur, et +probablement, par suite, la mécanique céleste. En ajoutant à cet +assemblage hétérogène la confusion, très facile à établir d'une manière +spécieuse, du prétendu fluide nerveux avec le prétendu fluide +électrique, on arriverait aisément à une apparence de système universel, +qui ne saurait avoir aucune efficacité scientifique, et qui, aussitôt +qu'on essaierait de l'employer à des études réelles, se décomposerait +spontanément en plusieurs catégories de doctrines indépendantes, à peu +près analogues à nos sciences actuelles, sans que cet illusoire +échafaudage eût pu exercer d'autre influence essentielle que +d'embarrasser la philosophie naturelle de questions vagues, +mystérieuses, et insolubles, qu'il faudrait préalablement écarter de +nouveau.</p> + +<p>Ainsi, en résumé, la grande influence chimique de l'électricité, comme +celle de la pesanteur, et surtout comme celle de la chaleur, ne saurait +aujourd'hui être méconnue: et je me suis efforcé, dans cette leçon, de +faire d'abord convenablement ressortir la haute importance de +l'électro-chimie pour le perfectionnement général de la science +chimique, dont elle constitue désormais un des élémens essentiels. +Mais, je crois devoir, néanmoins, rejetter sans retour, comme +profondément irrationnelle et radicalement nuisible, la conception +générale par laquelle on a tenté de transformer tous les phénomènes +chimiques en de simples phénomènes électriques. Du point de vue +philosophique, la théorie de Lavoisier, surtout en la réduisant à +l'analyse fondamentale du phénomène de la combustion, me paraît, malgré +ses imperfections capitales, très supérieure, comme composition +scientifique, à celle qu'on s'est efforcé de lui substituer, et qui est +loin d'avoir été aussi fortement ni aussi heureusement conçue. La +première se rapportait directement au but essentiel de la science +chimique, l'établissement des lois générales de la composition et de la +décomposition, dont la nouvelle théorie tend, au contraire, à écarter la +considération immédiate, pour détourner l'attention sur une vaine +enquête de la nature intime des phénomènes chimiques. Aussi, la +conception anti-phlogistique a-t-elle réellement suggéré de nombreuses +et importantes découvertes chimiques, tandis qu'il est fort douteux que +cette propriété décisive puisse jamais appartenir à la conception +électrique, qui, depuis quinze ans, n'en a présenté aucun exemple +effectif<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a> +<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" +name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17"> +(retour) </a> Conformément à l'esprit de cet ouvrage, j'ai + dû me borner, à l'égard d'une conception qui, par sa nature, + est, à mes yeux, radicalement vicieuse, à considérer + seulement sa systématisation primitive, telle que M. + Berzélius l'a effectuée. Il eût été inutile, et même + intempestif, de discuter ici les diverses modifications + qu'elle a reçues postérieurement, sans que son caractère + essentiel ait été changé, d'après les hypothèses de M. + Faraday, de M. Becquerel, etc., et surtout de M. Ampère, + qui, en remplaçant la polarité électrique des molécules par + les notions des atmosphères électriques et de + l'électrisation permanente des atomes, a peut-être rendu + cette théorie encore plus vague et plus irrationnelle + qu'elle ne l'était d'abord, en s'écartant davantage de la + vraie considération fondamentale des phénomènes chimiques. +</blockquote> + +<p>Cette conception pourra, néanmoins, sous un point de vue indirect, +exercer aujourd'hui une heureuse influence accessoire, en ce que, par sa +nature, elle tend à pousser les esprits à l'établissement général du +dualisme chimique, dont j'ai fait ressortir, dans les leçons +précédentes, la haute nécessité pour le progrès philosophique de la +science. On voit aisément, en effet, que, l'antagonisme électrique étant +nécessairement toujours binaire, les efforts pour étendre la théorie +électro-chimique doivent conduire à dualiser tous les composés qui sont +encore supposés plus que binaires. M. Berzélius paraît avoir senti cette +liaison générale, et l'on pourrait s'étonner que sa prédilection pour la +théorie électro-chimique ne l'ait point amené à ériger le dualisme en un +principe fondamental, si une telle inconséquence apparente ne +s'expliquait chez lui par sa répugnance naturelle à s'affranchir de la +division primitive de la chimie en organique et inorganique. Mais, un +tel obstacle ne saurait arrêter les chimistes déjà disposés d'ailleurs à +détruire cette vicieuse distribution; et la théorie électro-chimique +contribuera, sans doute, à les préparer au dualisme général, quoique, en +principe, on ne doive pas compter sur la puissance des mauvais moyens +pour amener indirectement de bons résultats.</p> + +<p>Sous un dernier point de vue collatéral, la théorie électro-chimique, et +surtout l'ensemble des phénomènes qui y ont donné lieu, tend à fixer +l'attention des chimistes sur un nouvel aspect très important de leur +science, jusqu'ici beaucoup trop négligé. Il s'agit de l'influence +propre exercée par le temps dans la production générale des effets +chimiques, influence que plusieurs phénomènes ont déjà hautement +manifestée, et qui, néanmoins, n'a pas encore été directement analysée. +Non-seulement, en effet, le temps augmente naturellement la masse des +produits de la réaction chimique, par la combinaison successive des +diverses parties des deux principes, qui, le plus souvent, ne peuvent +toutes agir à la fois. Mais, en outre, il est incontestable que la durée +suffisamment prolongée des mêmes influences chimiques détermine des +formations qui n'auraient pas eu lieu sans cela. C'est sous ce rapport +que la théorie chimique du temps constitue encore, dans la science, une +lacune essentielle. Or, les phénomènes électro-chimiques, et surtout +ceux que M. Becquerel a si bien examinés, me paraissent éminemment +propres à éclaircir nos idées à cet égard, comme rendant une telle +influence plus spécialement sensible. Je n'ai pas besoin d'insister +davantage ici sur cette importante indication, dont le sujet se rattache +directement aux plus hautes questions de la géologie chimique, tout en +constituant un élément indispensable des conceptions générales de la +chimie abstraite.</p> + +<p>Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais +présenter, dans cette leçon, sur l'électro-chimie actuelle; et tel est, +enfin, le jugement, suffisamment motivé, auquel j'ai dû soumettre la +théorie électro-chimique, qui en a été abusivement déduite. En créant un +nouvel ordre essentiel d'études chimiques, cette grande série de travaux +doit, néanmoins, maintenir inaltérable le caractère original et +indépendant, si évidemment propre à la science chimique, et qui est +strictement indispensable à ses progrès généraux. Si l'on voulait +s'abandonner à suivre de vaines fictions scientifiques sur la forme des +molécules élémentaires, et sur la petitesse de leurs dimensions +comparativement à leurs intervalles, ainsi que Laplace l'avait proposé +comme un simple jeu philosophique, on aboutirait à faire vaguement +rentrer les effets de l'action chimique dans ceux de la gravitation +générale, sans aucune utilité réelle pour le système des connaissances +chimiques. Il en est essentiellement ainsi quant à la fusion, non moins +hypothétique, et peut-être encore plus irrationnelle, de la chimie dans +l'électrologie, malgré l'indication spécieuse de phénomènes +mal-interprétés. La science chimique doit rester aujourd'hui, par son +immense développement, aussi distinctement caractérisée, sans doute, +qu'à l'époque où l'illustre Boërhaave avait si vainement entrepris, par +une autre voie, de la confondre avec la physique, sous l'influence +prépondérante de l'hypothèse des tourbillons.</p> + +<p>Je dois, en dernier lieu, consacrer maintenant la leçon suivante à +l'examen direct des considérations philosophiques, déjà accessoirement +signalées par les leçons précédentes, qui appartiennent spécialement à +ce qu'on appelle la chimie organique, afin d'avoir envisagé le système +actuel de la science chimique sous ses divers aspects fondamentaux, +conformément à l'esprit général de cet ouvrage.</p> + +<a name="l39" id="l39"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TRENTE-NEUVIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur la chimie dite <i>organique</i>.</p> + +<p>J'ai déjà suffisamment établi, dans les leçons précédentes, et surtout +dans la trente-sixième, la haute nécessité, pour le perfectionnement +général de la science chimique, de la concevoir désormais comme un tout +homogène, en faisant disparaître la division scolastique, radicalement +vicieuse, de la chimie en inorganique et organique. L'objet propre et +essentiel de la leçon actuelle doit donc être de faire maintenant +apprécier l'importance directe d'une telle réforme dans l'intérêt +spécial des différentes études dont l'irrationnel assemblage constitue +le système hétérogène désigné sous le nom de chimie organique; et de +caractériser nettement le principe philosophique d'après lequel il +faudrait procéder à la décomposition totale de cet ensemble factice, +afin de répartir convenablement ses divers élémens scientifiques entre +la chimie proprement dite et la science physiologique.</p> + +<p>Aucun esprit judicieux ne saurait méconnaître aujourd'hui que la chimie +organique actuelle ne comprenne à la fois deux sortes de recherches, +d'une nature parfaitement distincte, les unes évidemment chimiques, les +autres, au contraire, évidemment physiologiques. Ainsi, par exemple, +l'étude des acides organiques, et surtout végétaux, celle de l'alcool, +des éthers, etc, ont aussi bien le caractère purement chimique qu'aucune +des études inorganiques proprement dites. D'un autre côté, le caractère +biologique n'est nullement douteux dans l'examen de la composition de la +sève ou du sang, dans l'analyse des divers produits de la respiration, +végétale ou animale, et dans une foule d'autres sujets qu'embrasse +maintenant la chimie organique. Or, une telle confusion générale est +extrêmement préjudiciable aux deux ordres de questions, et surtout à +celles de l'ordre physiologique.</p> + +<p>Quant aux études vraiment chimiques, il est évident que, si la vaine +séparation établie entre les composés organiques et les composés +inorganiques tend à rompre et même à déguiser envers ceux-ci la plupart +des analogies essentielles, elle ne doit pas moins produire, à l'égard +des premiers, un effet identique. Rien ne ressemble plus, sans doute, en +général, aux acides, aux alcalis, et aux sels végétaux ou animaux, que +les acides, les alcalis, et les sels inorganiques; et cependant, +d'après la marche habituelle, les lois des uns semblent différer +radicalement de celles des autres. Le dualisme, qui est aujourd'hui +presque universellement établi pour les composés inorganiques, paraît, +au contraire, extrêmement rare dans les composés organiques. Or, j'ai +démontré, par les considérations précédemment exposées, que cette +différence fondamentale n'est nullement réelle, et qu'on ne doit y voir +qu'un simple résultat de la méthode vicieuse qui dérive naturellement de +cette division irrationnelle, le vrai dualisme chimique étant +nécessairement, en lui-même, toujours facultatif. Cette division +constitue aussi le principal obstacle à l'entière et irrévocable +généralisation de la doctrine des proportions définies, comme je l'ai +établi dans l'avant-dernière leçon. Nous avons reconnu, en effet, que la +dualisation de tous les composés organiques offre aujourd'hui le seul +moyen général de les assujettir enfin au principe de cette doctrine. Il +en serait de même, ainsi que je l'ai indiqué, pour la théorie +électro-chimique, si celle-ci, d'après la leçon précédente, n'était +point nécessairement privée de toute véritable consistance scientifique. +Mais, il est, néanmoins, très vraisemblable que les composés organiques +sont aussi susceptibles d'analyse et même de synthèse électriques, dont +une telle division, et le défaut de dualisme, qui lui correspond, ont +seuls empêché, sans doute, de s'occuper jusqu'à présent. Quoi qu'il en +soit, on peut, ce me semble, affirmer que, lorsque une véritable théorie +chimique viendra enfin remplacer convenablement la théorie +anti-phlogistique proprement dite, elle devra comprendre, de toute +nécessité, les composés organiques aussi bien que les composés +inorganiques, sous peine d'être illusoire et éphémère. Il serait +superflu d'insister davantage ici sur le tort général qu'éprouve l'étude +chimique des composés organiques par suite de cette fausse division, +dont les inconvéniens commencent à être, sous ce rapport, suffisamment +sentis, puisque ceux de nos chimistes qui cultivent aujourd'hui cette +étude de la manière la plus philosophique tendent de plus en plus à +l'identifier avec celle des composés inorganiques. On ne saurait douter +maintenant que l'établissement définitif d'une telle identité ne doive +être le premier résultat nécessaire de toute tentative scientifique +destinée à constituer, en un système général et rationnel, l'ensemble +des connaissances chimiques, par une classification vraiment naturelle.</p> + +<p>Sous le second point de vue, c'est-à-dire quant aux études biologiques +indûment comprises dans la chimie organique actuelle, les inconvéniens +de cette confusion fondamentale sont à la fois beaucoup plus graves et +jusqu'ici beaucoup moins sentis, surtout par les chimistes. C'est +pourquoi il importe davantage de les signaler avec soin, quoique +sommairement.</p> + +<p>L'origine historique d'une telle confusion tient, en général, à ce que +un grand nombre de questions physiologiques exigent, par leur nature, de +véritables recherches chimiques, dont l'influence y est souvent +prépondérante, et qui, d'une autre part, sont, d'ordinaire, très +étendues et très difficiles. Dès lors, les physiologistes, auxquels ces +recherches devaient naturellement appartenir, étant habituellement trop +étrangers encore à la science chimique pour les suivre avec succès, les +chimistes ont été ainsi conduits à s'en emparer, et les ont ensuite +réunies mal-à-propos à leur vrai domaine scientifique. Les uns et les +autres concourent donc presque également, quoique d'une manière +différente, à cette mauvaise organisation du travail scientifique, +ceux-ci en méconnaissant les limites rationnelles de leurs études, +ceux-là en négligeant de satisfaire aux vraies conditions préliminaires +de leur ordre de recherches. Par conséquent, chacune de ces deux classes +de savans doit réformer, à un certain degré, ses habitudes actuelles, +afin que la répartition générale des travaux effectifs devienne enfin +conforme aux analogies naturelles. Mais, sous ce rapport, la tâche des +physiologistes est plus difficile et plus importante que celle des +chimistes; car, ces derniers, à cet égard, ont seulement à s'abstenir, +tandis que les premiers doivent désormais se rendre aptes à ressaisir +convenablement une attribution qu'ils ont laissé échapper jusqu'ici.</p> + +<p>La partie physiologique de la chimie organique, ayant été ainsi formée +par des empiétemens successifs, n'est guère susceptible d'être nettement +caractérisée, et surtout exactement circonscrite. Non-seulement elle +embrasse aujourd'hui l'analyse chimique de tous les élémens anatomiques, +solides ou fluides, et celle de tous les <i>produits</i> de l'organisme; mais +on peut aisément reconnaître aussi que, si ses usurpations continuaient +à suivre librement leur progression naturelle, elle tendrait à +comprendre bientôt l'étude des plus importans phénomènes relatifs à ce +que Bichat a nommé la <i>vie organique</i>, c'est-à-dire, aux fonctions de +nutrition et de sécrétion, seules communes à l'ensemble des corps +vivans, et dans lesquelles le point de vue chimique doit sembler en +effet naturellement prépondérant. La physiologie proprement dite se +trouverait dès lors réduite à l'étude des fonctions de la vie animale, +et à celle des lois du développement de l'être vivant. Or, il est facile +de concevoir combien un dépècement aussi irrationnel de la science +biologique deviendrait funeste à ses progrès; quand même il ne serait +point poussé jusqu'à ces extrêmes conséquences logiques.</p> + +<p>Tout bon esprit peut aisément sentir, en effet, que les chimistes, par +la nature de leurs études, sont essentiellement impropres à l'examen +rationnel des importantes questions, soit d'anatomie, soit de +physiologie, végétale ou animale, dont leur science est maintenant +surchargée. Car, quelque haute importance que puissent avoir les +recherches chimiques pour les études biologiques, leur considération +exclusive et isolée doit nécessairement conduire à des vues fort +incomplètes et même erronées, sur un sujet qui n'est susceptible d'être +utilement divisé qu'après avoir été d'abord judicieusement conçu dans +son ensemble total. Sous le rapport anatomique même, on ne saurait +s'étonner que les chimistes méconnaissent continuellement la division +fondamentale, si bien établie par M. de Blainville, entre les vrais +<i>élémens</i> de l'organisme et ses simples <i>produits</i>; à plus forte raison, +n'ont-ils, d'ordinaire, aucun égard aux distinctions essentielles entre +les tissus, les parenchymes, et les organes, qu'ils prennent presque +indifféremment les uns pour les autres. Dans l'exécution de chacune de +leurs opérations analytiques, ils ne peuvent ni choisir convenablement +le vrai sujet de leurs recherches, ni diriger son analyse de la manière +la plus propre à la solution des questions biologiques, dont l'esprit +leur est inconnu. Ces inconvéniens généraux, déjà si considérables pour +les études simplement anatomiques, doivent être nécessairement bien plus +prononcés envers les problèmes physiologiques proprement dits, dont les +chimistes, en tant que tels, ne sauraient apprécier les conditions +essentielles, ce qui est la principale cause du peu d'efficacité réelle +de leurs nombreux travaux à cet égard. Quoique les analyses +physiologiques présentent, par leur nature, des difficultés supérieures, +leur imperfection actuelle est certainement fort au-dessous de ce que +permettrait aujourd'hui le développement de la chimie, si l'application +de cette science y était mieux dirigée. Or, cette direction rationnelle +ne peut vraiment résulter ici que de la subordination générale et +nécessaire du point de vue chimique au point de vue physiologique, et, +par conséquent, de l'emploi de la chimie par les physiologistes +eux-mêmes, pour lesquels l'analyse chimique, quoique indispensable, ne +saurait être qu'un simple moyen d'exploration. Nous avons déjà reconnu, +dans le volume précédent, des inconvéniens essentiellement analogues, +mais beaucoup moins prononcés, pour un autre cas d'organisation vicieuse +du travail scientifique, quand il s'est agi de l'application générale de +l'analyse mathématique aux questions de physique. Les remarques +philosophiques présentées alors sur l'indispensable nécessité de +subordonner la considération de l'instrument à celle de l'usage, et de +confier désormais la direction du premier à ceux qui connaissent seuls +suffisamment l'ensemble des conditions du second, peuvent être +maintenant reproduites, avec un immense surcroît de force et +d'importance, attendu la diversité bien plus profonde des deux points de +vue dans le cas actuel. On ne saurait se former aujourd'hui aucune idée +juste de la vraie nature des secours généraux que la biologie doit +emprunter à la chimie, d'après les études irrationnelles et incohérentes +que contient notre chimie organique, et qui ont si faiblement contribué +jusqu'ici aux progrès de la science physiologique, dont elles ont même +concouru plus d'une fois à égarer les recherches en les dénaturant.</p> + +<p>Quoique les considérations précédentes suffisent, sans doute, pour +établir, en principe, le vice fondamental inhérent à la confusion +générale instituée par la chimie organique entre les études chimiques et +un certain ordre d'études biologiques, il est indispensable d'indiquer +encore à ce sujet quelques exemples effectifs, soit anatomiques, soit +physiologiques, afin de faire ressortir, d'une manière plus explicite et +plus incontestable, la haute importance directe d'une meilleure +organisation des travaux.</p> + +<p>Dans l'ordre anatomique, il est aisé de juger que la plupart des +nombreuses recherches entreprises jusqu'ici à ce sujet par les +chimistes, ont besoin d'être soumises, par les physiologistes, à une +entière révision générale, avant qu'on puisse les appliquer +définitivement à l'étude rationnelle des divers élémens ou produits de +l'organisme, soit solides, soit même fluides. On doit en excepter +toutefois la belle série des travaux de M. Chevreul sur les corps gras, +où cet illustre chimiste, appréciant mieux qu'aucun de ses prédécesseurs +la vraie relation générale entre le point de vue chimique et le point de +vue biologique, a laissé si peu à faire aux physiologistes pour parvenir +à une connaissance vraiment satisfaisante de la graisse, envisagée comme +l'un des principaux élémens de l'organisation animale. Mais, en écartant +cette mémorable exception, on citerait difficilement aujourd'hui une +seule étude importante de chimie organique, susceptible d'être +immédiatement appliquée à la biologie, soit animale, soit même +végétale<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a> +<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>. Dans l'analyse chimique du sang ou de la sève, et de +presque tous les autres élémens anatomiques, solides ou fluides, un seul +cas, pris au hasard, est ordinairement présenté par les chimistes comme +un type suffisant, sans qu'ils aient compris l'importance de soumettre +leur opération à un indispensable examen comparatif, non-seulement +suivant chaque espèce d'organisme envisagée à l'état normal, mais aussi +selon le degré de développement de l'être vivant, son sexe, son +tempérament, son mode d'alimentation, le système de ses conditions +extérieures d'existences, etc., et beaucoup d'autres modifications que +les physiologistes peuvent seuls judicieusement apprécier<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a> +<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>. Aussi de +semblables analyses ne correspondent-elles réellement à rien en +anatomie, si ce n'est au seul cas précis qui a été considéré, et que le +chimiste a d'ailleurs négligé presque toujours de caractériser +suffisamment. En même temps, une telle manière de procéder détermine +naturellement, entre les différens chimistes, des divergences +inévitables, par la diversité des types qu'ils ont choisis, sans que les +discussions qui en résultent soient, le plus souvent, d'aucune utilité +scientifique, vu la tendance trop ordinaire des chimistes à attribuer +ces discordances apparentes aux divers moyens analytiques employés, au +lieu d'y voir l'irrécusable confirmation des variations générales que la +physiologie eût annoncées d'avance. Il en est essentiellement de même à +l'égard des produits, d'abord sécrétés, ensuite excrétés, tels que +l'urine, la bile, etc., où les parties de l'organisme dans lesquelles le +produit a été recueilli, et les modifications qu'il a pu y éprouver par +un séjour plus ou moins prolongé après sa production, viennent encore +compliquer toutes les considérations précédentes, sans que les chimistes +s'enquièrent ordinairement davantage des uns que des autres. Aussi +toutes ces analyses, quoique fréquemment renouvelées, sont-elles, +jusqu'ici, incohérentes entre elles, et radicalement insuffisantes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" +name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18"> +(retour) </a> On doit, toutefois, signaler encore a ce + sujet, dans les études plus spéciales, la belle observation + du même M. Chevreul sur la transformation du tissu fibreux + proprement dit en tissu jaune élastique, par sa combinaison + avec l'eau en certaines proportions déterminées, en-deçà et + au-delà desquelles l'élasticité cesse également, pour + reparaître aussitôt que cette condition est de nouveau + remplie. Cette expérience capitale comporte, évidemment, un + usage direct et très important dans la science + physiologique, ou plutôt elle appartient réellement à la + biologie et non à la chimie. +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" +name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19"> +(retour) </a> Cette considération est encore plus frappante + pour les cas pathologiques, où la comparaison doit, en + outre, être directement faite entre l'état normal et les + divers états anormaux. On a pu voir, par exemple, il y a une + quinzaine d'années, dans les recueils chimiques, un mémoire, + d'ailleurs chimiquement assez remarquable, vaguement + intitulé: <i>Analyse du sang d'un malade</i>, où l'on se + proposait d'étudier l'altération survenue dans la + composition du sang, sans avoir aucunement défini la nature + de la maladie, et, à plus forte raison, l'organisation du + malade. Ni l'auteur du mémoire, ni le rapporteur, n'avait + seulement remarqué une aussi étrange omission. Je ne cite un + tel exemple que comme offrant, d'une manière plus prononcée, + un caractère commun à presque tous les travaux ordinaires de + chimie vitale. +</blockquote> + +<p>En considérant spécialement les cas d'anatomie végétale, M. Raspail, +dans ces derniers temps, s'est élevé, à ce sujet, avec une juste +énergie, contre la facilité, en quelque sorte scandaleuse, de la plupart +de ceux qui cultivent aujourd'hui la chimie organique, à multiplier +presque indéfiniment les principes organiques, et surtout les alcalis +végétaux, depuis la découverte remarquable de M. Sertuerner, d'après les +caractères les plus frivoles, fondés sur les études les moins +rationnelles. M. Raspail a judicieusement démontré que cette prétention +d'envisager comme radicalement distinctes un grand nombre de ces +substances, tenait, le plus souvent, à ce que les chimistes n'avaient +point eu convenablement égard aux divers degrés successifs d'élaboration +d'un même principe immédiat dans le développement général de la +végétation, ou, plus grossièrement encore, à la confusion des matières +proposées avec leurs enveloppes anatomiques. Il ne m'appartient pas +d'examiner maintenant jusqu'à quel point cet habile naturaliste a pu +exagérer sa manière de voir dans les différens cas particuliers, surtout +en ce qui concerne l'importance des analyses microscopiques, dont +l'introduction constitue, d'ailleurs, une utile innovation générale. +Mais, la trop faible attention ordinairement accordée jusqu'ici à ses +vues systématiques, me fait un devoir de signaler l'heureuse influence +qu'elles doivent exercer sur le perfectionnement fondamental de la +chimie organique. Personne n'a encore aussi profondément senti que M. +Raspail la nécessité d'y subordonner le point de vue chimique au point +de vue physiologique, et personne n'a aussi bien satisfait, ce me +semble, aux conditions générales qu'exige la stricte observance +habituelle d'une telle relation. Toutefois, en considérant son ouvrage +sous l'aspect le plus philosophique, je suis convaincu que lui-même a +trop cédé, à son insu, à l'influence ordinaire de notre éducation +chimique, en concevant l'entreprise, radicalement vaine à mes yeux, de +systématiser la chimie organique, qui doit, au contraire, +irrévocablement disparaître comme corps de doctrine distinct; tandis que +M. Raspail eût été si apte à fondre convenablement, dans l'ensemble de +la biologie, sa portion vraiment physiologique de la chimie organique, +dont il a continué à maintenir essentiellement l'irrationnelle +constitution.</p> + +<p>Les recherches entreprises jusqu'ici pour analyser, sous le rapport +chimique, les principaux phénomènes de la vie organique, sont encore +plus propres que les questions d'un ordre purement anatomique à +manifester clairement le vice fondamental d'une telle institution des +travaux scientifiques, en faisant mieux ressortir l'inaptitude +nécessaire des chimistes à des études naturellement réservées aux seuls +physiologistes. Aucune des nombreuses tentatives déjà essayées à ce +sujet n'a pu finalement aboutir à fixer solidement, en biologie, aucun +point de doctrine général, et n'a réellement fourni que de simples +matériaux, dont les physiologistes ne sauraient tirer une véritable +utilité sans les avoir préalablement soumis à une nouvelle élaboration, +sous l'influence prépondérante des considérations vitales. Je dois me +borner ici à en indiquer les exemples les plus remarquables.</p> + +<p>Les belles expériences de Priestley, de Sennebier, de Saussure, etc., +relativement à l'action chimique mutuelle des végétaux et de l'air +atmosphérique, ont eu, sans doute, une importance capitale, par la +lumière positive qu'elles ont commencé à répandre sur l'ensemble de +l'économie végétale, jusqu'alors presque inintelligible. Mais les +études postérieures n'en ont pas moins constaté clairement que cette +grande recherche ne saurait être réductible à l'état de simplicité +naturellement supposé par les chimistes, qui avaient isolément analysé +une seule partie du phénomène général de la végétation. L'absorption de +l'acide carbonique et l'exhalation de l'oxigène, quoique très +importantes à considérer dans l'action des feuilles, ne constituent +qu'un seul aspect du double mouvement vital, et ne peuvent être +convenablement appréciées qu'après avoir d'abord conçu l'ensemble de ce +mouvement, du point de vue physiologique proprement dit. Cette action +générale étant partiellement compensée, à d'autres égards, par l'action +exactement inverse que produisent la germination des semences, la +maturation des fruits, etc., et même le simple passage de la lumière à +l'obscurité quant aux feuilles, elle ne peut nullement suffire, soit à +expliquer la composition élémentaire des substances végétales, soit +surtout à déterminer le genre d'altération que l'air atmosphérique +éprouve réellement par l'influence de la végétation. De tels travaux ne +sauraient être envisagés que comme ayant mis en évidence la véritable +nature du problème, en offrant quelques matériaux indispensables à sa +solution future, dans la recherche de laquelle les physiologistes +peuvent seuls employer convenablement les notions et les moyens +chimiques. Mais, quoiqu'il en soit, c'est surtout dans l'analyse des +phénomènes plus compliqués de la physiologie animale, que l'insuffisance +radicale des études instituées par les chimistes doit incontestablement +ressortir.</p> + +<p>On peut citer éminemment, à cet égard, l'examen général des phénomènes +chimiques de la respiration, envisagés surtout dans les animaux +supérieurs, où, malgré de nombreuses observations, aucun point fixe +n'est encore réellement établi. Dès l'origine de la chimie moderne, il +semblait que l'absorption pulmonaire de l'oxigène atmosphérique et sa +transformation en acide carbonique devaient suffire à l'explication +générale du grand phénomène de la conversion du sang veineux en sang +artériel. Mais, si une telle action constitue certainement une partie +indispensable du phénomène, on a fini par reconnaître que la fonction +est beaucoup plus compliquée que les chimistes ne pouvaient le présumer +d'abord. L'ensemble de leurs travaux à ce sujet présente jusqu'ici les +conclusions les plus contradictoires sur presque toutes les questions +qui s'y rapportent. On ignore, par exemple, si la quantité d'acide +carbonique formée correspond réellement à la quantité d'oxigène +absorbée, ou si elle est, au contraire, supérieure ou inférieure. La +simple différence générale entre l'air inspiré et l'air expiré, qui +constitue évidemment le premier point à éclaircir, n'est point encore, à +beaucoup près, positivement établie. C'est ainsi, entre autres lacunes, +que les diverses analyses laissent une incertitude totale sur la +participation de l'azote atmosphérique, dont la quantité paraît à +ceux-ci augmentée, à ceux-là diminuée, et à d'autres identique, après +l'accomplissement du phénomène. On conçoit que les divergences doivent +être encore plus prononcées relativement à l'appréciation beaucoup plus +difficile des changemens qu'éprouve la composition du sang, et qui ne +sauraient se réduire à une simple décarbonisation. Cette question +fondamentale est extrêmement propre à caractériser la confiance naïve +avec laquelle les chimistes sont naturellement disposés à aborder les +sujets physiologiques, sans avoir aucunement mesuré ni même soupçonné +les difficultés variées qui leur sont inhérentes. Il est ici pleinement +évident que les analyses chimiques les plus soignées doivent être +essentiellement infructueuses, tant qu'elles ne sont point dirigées +d'abord d'après un juste aperçu physiologique de l'ensemble du +phénomène, et modifiées ensuite par une exacte connaissance des limites +générales de variations normales dont il est nécessairement +susceptible, à divers titres déterminés, et sous chacun de ses aspects +principaux. Or, les physiologistes sont évidemment seuls compétens, en +général, pour procéder ainsi.</p> + +<p>L'étude de la chaleur animale donne lieu à des remarques aussi +clairement décisives, si même l'inaptitude des chimistes et des +physiciens n'y est encore mieux manifestée. D'après les premières +découvertes de la chimie moderne, ce grand phénomène a d'abord paru +devoir être suffisamment expliqué par le dégagement de chaleur +correspondant à la décarbonisation du sang dans l'appareil pulmonaire, +que les chimistes envisageaient comme le foyer d'une véritable +combustion. Mais une considération plus complète et plus approfondie du +sujet a bientôt prouvé aux physiologistes l'extrême insuffisance d'un +tel aperçu partiel, pour satisfaire aux conditions essentielles du +problème, même en se bornant au cas normal, et, à plus forte raison, +dans les divers cas pathologiques. Quoiqu'il existe encore, à cet égard, +une grande incertitude sur la vraie coopération de l'influence +pulmonaire, il est du moins bien constaté désormais que cette action ne +doit pas seule être envisagée dans l'analyse fondamentale d'un phénomène +auquel, par sa nature, toutes les fonctions vitales doivent +nécessairement concourir plus ou moins. Il y a même lieu de penser +aujourd'hui, en opposition directe à l'opinion des chimistes, que la +respiration, loin de participer à la production normale de la chaleur +animale, constitue, en général, au contraire, une source constante et +nécessaire de ce refroidissement. Sans doute les phénomènes chimiques +incessamment déterminés par le mouvement vital doivent être pris en +considération dans l'étude de la chaleur animale. Mais leur influence, +qui se combine avec beaucoup d'autres, surtout dans les organismes +supérieurs, ne peut être bien appréciée que par les physiologistes, +seuls aptes à saisir l'ensemble d'un tel sujet.</p> + +<p>On peut faire des remarques essentiellement analogues sur la digestion, +les sécrétions, et toutes les autres fonctions chimiques relatives à la +vie organique. Il sera toujours facile de vérifier que les études +entreprises jusqu'ici par les chimistes sur ces divers sujets ont été +constamment mal conçues et mal dirigées, et que cette vicieuse +institution provient principalement de n'avoir pas subordonné le point +de vue chimique au point de vue physiologique. Quand cette relation, que +les physiologistes peuvent seuls bien comprendre, aura été enfin +convenablement établie, il deviendra indispensable de soumettre tous les +travaux antérieurs à une entière révision préalable, sans laquelle ils +ne pourraient être définitivement employés dans la formation d'aucune +doctrine positive. À l'égard des sujets de ce genre qui n'ont pas été +abordés jusqu'à présent, la combinaison rationnelle du point de vue +chimique avec le point de vue physiologique pourra y être instituée sans +obstacles préliminaires, quoique elle n'y soit pas moins nécessaire. Il +me suffit d'indiquer ici, comme dernier exemple, un seul de ces nouveaux +cas, relatif à l'importante question, encore essentiellement intacte, de +l'harmonie générale entre la composition chimique des corps vivans et +celle de l'ensemble de leurs alimens, ce qui constitue un des principaux +aspects de l'état vital.</p> + +<p>Il est évident, en principe, que tout corps vivant, quelle qu'ait pu +être son origine, doit se trouver, à la longue, nécessairement composé +des divers élémens chimiques propres aux différentes substances, +solides, liquides, ou gazeuses, dont il se nourrit habituellement, +puisque, d'une part, le mouvement vital assujettit ses parties à une +rénovation continue, et que, d'une autre, on ne pourrait, sans +absurdité, le supposer, comme l'ont pensé certains physiologistes +métaphysiciens, capable de produire spontanément aucun véritable +élément. Quand on se borne à établir cette comparaison d'une manière +très générale, elle ne présente aucune difficulté essentielle. On doit +même remarquer, avec quelque intérêt, que cette considération aurait pu +conduire à deviner, pour ainsi dire, la nature générale des élémens +principaux des corps vivans. Car, les animaux se nourrissent, en premier +lieu, de végétaux, ou d'autres animaux, soumis eux-mêmes à une +alimentation végétale; et, en second lieu, d'air et d'eau, qui +constituent d'ailleurs la base essentielle de la nutrition des plantes: +le monde organique ne pourrait donc évidemment comporter, en général, +d'autres élémens chimiques que ceux fournis par la décomposition de +l'air et par celle de l'eau. Ainsi, aussitôt que ces deux fluides ont +été exactement analysés, les physiologistes auraient pu prévoir, en +quelque sorte, que les substances animales et végétales doivent être +essentiellement composées d'oxigène, d'hydrogène, d'azote et de carbone, +comme la chimie l'enseigna bientôt. Une telle prévision eût été, il est +vrai, extrêmement imparfaite, puisque cette vue générale ne pouvait +nullement indiquer la différence fondamentale entre la composition des +matières animales et celle des matières végétales, ni surtout pourquoi +ces dernières contiennent, le plus souvent, tant de carbone et si peu +d'azote. Mais ce premier aperçu, quoiqu'il commence à manifester la +difficulté du problème, constate néanmoins la possibilité d'établir, +avec plus ou moins de précision, cette harmonie générale.</p> + +<p>Il n'en est plus ainsi dès qu'on veut poursuivre, d'une manière un peu +détaillée, une telle comparaison, qui engendre aussitôt une multitude +d'objections importantes, jusqu'à présent insolubles. La plus capitale +consiste en ce que l'azote paraît être tout aussi abondant dans les +tissus des animaux herbivores que dans ceux des carnassiers, quoique les +alimens solides des premiers en soient presque entièrement privés. M. +Berzélius a indiqué, comme propre à résoudre cette grande difficulté, +son opinion particulière sur la nature de l'azote, qui, à ses yeux, ne +constitue point un véritable élément, mais une sorte d'oxide métallique. +Cette hypothèse ne saurait évidemment suffire à l'explication du +phénomène, à moins d'admettre, ce qui répugnerait justement à tous les +chimistes et à M. Berzélius lui-même, que le prétendu radical de cet +oxide se retrouve aussi dans l'hydrogène ou dans le carbone. L'opinion +proposée par M. Raspail, suivant laquelle l'azote serait, en quelque +sorte, adventice dans toutes les matières animales, qui ne +contiendraient jamais cet élément qu'à l'état ammoniacal, ne remplirait +pas mieux cette condition essentielle, puisqu'elle n'éclaircirait pas +davantage l'origine de l'azote. Cette opinion semble d'ailleurs +jusqu'ici tout-à-fait hasardée, et reposer uniquement sur une vague +hypothèse générale, relative à la prétendue unité de composition +chimique du monde organique. La difficulté subsiste donc encore, dans +toute sa force primitive. Quoique l'ensemble du mouvement vital ait été +jusqu'à présent très peu considéré sous cet aspect, il offre néanmoins +une foule de cas analogues, plus ou moins prononcés, où l'on ne sait +nullement expliquer la composition chimique des élémens anatomiques par +celle des substances extérieures qui en constituent cependant l'origine +incontestable. Telle est, par exemple, la question essentielle relative +à la présence constante du carbonate et surtout du phosphate de chaux +dans le tissu osseux, quoique la nature de l'ensemble des alimens ne +paraisse presque jamais pouvoir donner lieu à la formation de ces deux +sels.</p> + +<p>Ce système de recherches, envisagé dans toute son immensité, constitue +certainement une des questions générales les plus importantes que puisse +faire naître l'étude chimique de la vie. Or, ici, l'incompétence +nécessaire des chimistes devient tellement évidente, que l'impossibilité +de réunir un tel sujet à ce qu'on nomme la chimie organique ne saurait +être, un seul instant, contestée, et aussi personne ne l'a-t-il jamais +mise en doute. Quel succès réel pourrait-on espérer, à cet égard, de +tout travail qui ne serait pas fondé sur une intime combinaison +rationnelle du point de vue chimique avec le point de vue physiologique? +Non-seulement les questions chimiques sont alors toujours posées +nécessairement, et sans cesse modifiées, d'après des considérations +biologiques; mais l'usage prépondérant de celles-ci est, en outre, +évidemment indispensable pour diriger à chaque instant l'emploi +judicieux des moyens chimiques et la saine interprétation des résultats +qu'ils fournissent. Aussi doit-on penser que, si cette vaste étude est +jusqu'ici à peine ébauchée, cela ne tient point uniquement à sa haute +difficulté fondamentale, mais encore à cette vicieuse organisation des +travaux scientifiques, relativement à toutes les questions de +physiologie chimique, qui abandonne aux chimistes un ordre de recherches +expressément destiné, par sa nature, aux seuls biologistes, et que +ceux-ci ne sauraient trop promptement s'approprier désormais, après +avoir convenablement rempli les conditions nécessaires. Du reste, cette +conclusion générale doit se reproduire spontanément, sous un nouvel +aspect, dans la seconde partie de ce volume.</p> + +<p>L'ensemble de la discussion précédente suffit pour démontrer, d'une +manière irrécusable, soit d'après des motifs généraux, soit par des +vérifications spéciales, combien l'irrationnelle constitution de la +chimie organique actuelle est profondément nuisible aux diverses études +qui s'y trouvent rassemblées, d'abord sous le point de vue chimique, et +surtout sous le point de vue physiologique. On doit donc tendre +désormais à détruire irrévocablement cet assemblage hétérogène et +purement factice, pour en réunir les différentes parties, suivant leur +nature respective, les unes à la chimie proprement dite, les autres à la +biologie.</p> + +<p>Ceux qui ne verraient, dans une telle opération philosophique, qu'une +simple transposition de sujets, en quelque sorte indifférente, +témoigneraient ainsi un sentiment très imparfait de l'importance des +méthodes rationnelles, et de l'harmonie nécessaire entre la nature des +questions scientifiques et l'ensemble des conditions indispensables à +leur étude. C'est surtout pour prévenir une semblable erreur, trop +commune aujourd'hui, que j'ai cru devoir insister sur ce point +essentiel, de manière à caractériser les graves inconvéniens qui +résultent si clairement de l'organisation scientifique actuelle. Quand +les sciences sont vaguement classées, comme il arrive le plus souvent, +d'après des principes arbitraires, les transpositions de l'une à l'autre +peuvent être conçues sans entraîner aucun dérangement important dans +l'économie réelle de la philosophie naturelle. Mais, il n'en saurait +être ainsi lorsque la hiérarchie des sciences a été directement fondée +sur la comparaison rationnelle des différens ordres de phénomènes, de +façon à correspondre à l'ensemble du développement positif de notre +intelligence, comme je me suis toujours efforcé de le faire dans cet +ouvrage. Alors, les questions d'attribution scientifique deviennent, au +contraire, pour chaque étude, les plus capitales qu'on puisse concevoir, +puisque leur solution détermine aussitôt l'esprit général des recherches +et la nature des moyens employés, et exerce par là, sur tous les progrès +effectifs, une influence principale et nécessaire.</p> + +<p>Il nous reste maintenant à examiner directement le principe général qui +devra présider à la démolition rationnelle de la chimie organique, +c'est-à-dire, à la répartition judicieuse de ses différentes portions +entre la chimie et la physiologie. Les diverses considérations déjà +indiqués dans cette leçon permettent d'établir aisément cette +distinction fondamentale.</p> + +<p>Tout se réduit, en effet, pour cela, comme je l'ai annoncé dans +l'avant-dernière leçon, à la séparation essentielle entre l'état de mort +et l'état de vie, ou, ce qui revient à peu près au même sous le point +de vue actuel, entre la stabilité et l'instabilité des combinaisons +proposées, soumises à l'influence des agens ordinaires. Parmi les divers +composés indistinctement réunis aujourd'hui sous la vague dénomination +d'organiques, les uns ne doivent leur existence qu'au mouvement vital, +ils sont assujettis à des variations continuelles, et constituent +presque toujours de simples mélanges: ceux-là ne sauraient appartenir à +la chimie, et ils rentrent dans le domaine de la biologie, soit +statique, soit dynamique, suivant qu'on étudie ou leur état fixe, ou la +succession vitale de leurs changemens réguliers; tels sont, par exemple, +le sang, la lymphe, la graisse, etc. Les autres, au contraire, qui +forment les principes les plus immédiats des premiers, sont des +substances essentiellement mortes, susceptibles d'une permanence +remarquable, et présentant tous les caractères de véritables +combinaisons, indépendantes de la vie: ceux-ci ont évidemment leur place +naturelle dans le système général de la science chimique, entre les +substances d'origine inorganique, dont ils ne diffèrent réellement sous +aucun rapport important; les acides organiques, l'alcool, l'albumine, +l'urée, etc., en offrent des exemples incontestables.</p> + +<p>Ce second ordre de substances devrait seul composer le vrai domaine de +la chimie organique, s'il pouvait exister aucun motif rationnel de +séparer leur étude de celle de leurs divers analogues inorganiques, et +si une semblable disposition n'avait point, en réalité, pour les uns et +pour les autres, les plus graves inconvéniens scientifiques, comme je +l'ai précédemment établi. Que la connaissance approfondie de telles +combinaisons doive constituer un préliminaire spécialement indispensable +à l'examen chimique des phénomènes vitaux, cela ne saurait être douteux; +mais une telle propriété ne peut donner à cette partie de la chimie +aucun droit particulier à la qualification exclusive d'<i>organique</i>: +autrement, on serait conduit à reconnaître le même caractère dans la +théorie de l'oxigène, de l'hydrogène, du carbone et de l'azote (qui +sont, au moins, tout aussi directement nécessaires à cet égard), et même +dans l'étude de beaucoup d'autres substances acides, alcalines ou +salines, sans lesquelles l'anatomie et la physiologie chimiques seraient +essentiellement inintelligibles. Quant aux phénomènes chimiques vraiment +communs à tous les divers composés de cette classe, par suite de +l'identité nécessaire de leurs élémens principaux, il importe +certainement de les faire ressortir avec soin. Les plus généraux et les +plus essentiels d'entre ces phénomènes constituent aujourd'hui la +théorie, si intéressante et si imparfaite encore, des différentes +espèces de fermentation. Mais la considération de ces propriétés +communes n'est point, en elle-même, d'un autre ordre que celle qui +résulte du même motif fondamental envers beaucoup d'autres composés, +purement inorganiques. On ne saurait en déduire, sans exagération, la +nécessité rationnelle de réunir, par cela seul, l'ensemble de ces +substances en une même catégorie générale, isolée de tout le reste du +système chimique. Cette analogie devra seulement être judicieusement +pesée plus tard, en concurrence avec toute autre analogie réelle, qui +pourra se trouver, ou supérieure, ou inférieure, lorsqu'il s'agira +d'établir directement la classification naturelle des études chimiques, +sans qu'on puisse aujourd'hui nullement prescrire d'avance, à cet égard, +le résultat final d'une telle discussion. La propriété de fermenter, +quelque grande que soit son importance effective, n'a pas, sans doute, +une plus haute valeur scientifique que la propriété de brûler, et ne +saurait constituer davantage un attribut caractéristique, ni un titre +prépondérant et exclusif de classification. Néanmoins, il est bien +reconnu aujourd'hui qu'on avait d'abord accordé une influence exagérée à +la considération du phénomène de la combustion, dans l'ensemble des +substances inorganiques. Pourquoi n'en serait-il point de même +aujourd'hui, envers les substances dites organiques, pour le phénomène +de la fermentation, ou pour toute autre propriété commune? Il y aurait +donc une vaine présomption à vouloir assigner, dès à présent, la vraie +position définitive de ces derniers composés dans le système rationnel +de la science chimique: une telle question serait évidemment prématurée. +Mais, nous pouvons affirmer, avec une pleine sécurité, que, dans ce +système, ces diverses combinaisons seront nécessairement plus ou moins +séparées les unes des autres, et intercalées parmi les combinaisons +dites inorganiques. Or, il n'en faut pas davantage pour décider +irrévocablement la question qui constitue le principal objet de la leçon +actuelle, quant au maintien ou à la suppression de la chimie organique +comme un corps de doctrine distinct.</p> + +<p>Le principe que je viens de poser ne peut laisser aucune difficulté +essentielle pour distinguer exactement ce qui, dans cet ensemble +artificiel, doit être incorporé à la chimie proprement dite, en +réservant l'examen ultérieur du mode d'incorporation; et ce qui, au +contraire, doit être enfin ressaisi par les physiologistes comme +vraiment relatif à l'étude de la vie. Au reste, ce principe n'étant +nullement arbitraire, les conséquences naturelles de son application à +chaque cas particulier dissiperaient nécessairement toute incertitude, +s'il pouvait en exister encore. Car, il suffirait de se demander si +l'examen scientifique de la question proposée peut être effectué, d'une +manière satisfaisante, par le seul emploi des connaissances chimiques, +ou bien s'il exige aussi le concours indispensable des considérations +biologiques. D'après une telle alternative, aucun bon esprit ne pourrait +plus hésiter sur le vrai classement de chaque sujet de recherches. On a +droit de s'étonner, par exemple, que la nécessité, bien reconnue +aujourd'hui par tous les chimistes, d'introduire, dans leurs traités de +chimie organique, diverses notions de physiologie végétale et animale +(ordinairement, il est vrai, très vagues ou très superficielles), ne les +ait point éclairés sur la confusion fondamentale de deux ordres d'idées +hétérogènes, qui caractérise cette partie du système actuel de leurs +études.</p> + +<p>Il serait contraire à la nature de cet ouvrage d'examiner ici aucun +usage spécial de ce principe d'attribution scientifique, que j'ai dû me +borner à formuler nettement après l'avoir sommairement motivé. +Toutefois, en considérant l'ensemble de ses applications, il convient +de remarquer que, dans ce dépècement total de la chimie organique +actuelle au profit de la chimie proprement dite et de la biologie, ses +deux parties essentielles, relatives, l'une à l'étude des substances +végétales, l'autre à celle des substances animales, devront, par leur +nature, se répartir très inégalement entre ces deux sciences +fondamentales. La première, en effet, fournira nécessairement davantage +à la chimie, et la seconde à la biologie.</p> + +<p>Un premier aperçu pourrait faire penser que la différence doit plutôt +exister en sens inverse, car l'importance proportionnelle des +considérations chimiques est réellement plus grande à l'égard des +végétaux vivans qu'envers les animaux, pour lesquels, après qu'on a +dépassé les rangs très inférieurs de la hiérarchie zoologique, les +fonctions chimiques, quoique constituant toujours la base indispensable +de leur vie, deviennent subordonnées à un ordre supérieur de nouvelles +actions vitales. Mais, néanmoins, en vertu du degré plus élevé +d'élaboration vitale que reçoit la matière dans l'organisme animal, +comparé à l'organisme végétal, il demeure incontestable que la partie +chimique de la physiologie animale présente beaucoup plus d'étendue et +de complication que celle qui correspond à la physiologie végétale, où +manque, par exemple, toute l'importante série des phénomènes de la +digestion, où aussi l'assimilation et les sécrétions sont, +comparativement, très simplifiées. La seule inspection générale d'un +traité quelconque de chimie organique, permet de vérifier aisément que +les questions de nature évidemment physiologique, se trouvent, en effet, +bien plus multipliées dans la chimie animale que dans la chimie +végétale. C'est l'inverse, au contraire, quant aux questions dont la +nature est vraiment chimique. À raison même de cette élaboration vitale +plus profonde, et du nombre supérieur de leurs élémens, les substances +animales proprement dites doivent être, en général, beaucoup moins +stables que la plupart des substances végétales; rarement peuvent-elles +persister en dehors de l'organisme; et, en même temps, les nouveaux +principes immédiats qui leur appartiennent exclusivement sont si peu +nombreux que leur existence a pu être mise directement en question. La +végétation constitue évidemment la principale source des vrais composés +organiques, que l'organisme animal ne fait le plus souvent qu'emprunter +à l'organisme végétal, en les modifiant, plus ou moins, soit par leurs +combinaisons mutuelles, soit par de nouvelles influences extérieures. +Ainsi, le domaine rationnel de la science chimique doit être +nécessairement bien plus augmenté par l'étude des substances végétales +que par celle des substances animales. Telles sont les principales +remarques philosophiques auxquelles puisse donner lieu ici l'application +générale de la règle fondamentale de répartition que j'ai proposée, et +dont une semblable comparaison m'a paru propre à rendre plus sensible le +caractère essentiel.</p> + +<p>La nécessité d'assujettir à la loi du dualisme les composés organiques +dont l'étude doit être définitivement incorporée au système général de +la science chimique, a été assez hautement constatée, sous les rapports +les plus importans, dans la suite des leçons précédentes, pour que je +sois entièrement dispensé de revenir ici, d'une manière spéciale, sur +cette grande question de philosophie chimique. Je crois, néanmoins, +convenable d'indiquer, en dernier lieu, un nouvel aspect, plus +particulier, sous lequel une telle conception peut contribuer au +perfectionnement des théories chimiques, en établissant une harmonie +plus satisfaisante entre la composition des diverses substances +organiques et l'ensemble de leurs propriétés caractéristiques.</p> + +<p>En considérant ces substances comme ternaires ou quaternaires, +l'identité de leurs trois ou quatre élémens essentiels ne permet +d'expliquer leur multiplicité très variée que par la seule diversité +des proportions de leurs principes constituans. J'ai examiné ailleurs la +difficulté fondamentale qui en résulte pour l'entière généralisation de +la doctrine des proportions définies, et j'ai fait connaître le moyen +principal d'y remédier. Mais, ici, en poursuivant, sous un autre point +de vue, les conséquences d'une telle conception, je dois faire remarquer +que, dans un grand nombre de cas, elle conduit à expliquer des +différences très prononcées entre deux substances organiques par une +très faible inégalité de leurs compositions numériques, de manière à +choquer souvent l'ensemble des analogies chimiques. Il y a plus même. +Outre cette insuffisante harmonie, la chimie organique offre déjà +quelques exemples irrécusables, qui paraissent tendre aujourd'hui à se +multiplier beaucoup, où l'on ne peut saisir aucune différence réelle de +composition entre deux substances, qu'une exacte comparaison de leurs +principales propriétés ne permet d'ailleurs nullement de regarder comme +identiques: tels sont, entre autres, le sucre et la gomme. La manière +actuelle de philosopher entraîne nécessairement les chimistes à supposer +une très légère inégalité de composition numérique, dont leurs moyens +analytiques ne sauraient être assez précis pour constater l'existence +réelle. Un tel expédient, quoique très naturel, ne fait, tout au plus, +que reculer la difficulté sans la résoudre; et il est, en lui-même, +directement contraire à l'esprit général de la vraie philosophie +chimique, qui prescrit évidemment de proportionner toujours la +différence de composition au degré de diversité des principaux +phénomènes. Or, on peut aisément concevoir que la dualisation des +composés organiques tend à dissiper entièrement cet ordre important +d'anomalies. Car, en distinguant convenablement l'analyse immédiate de +l'analyse élémentaire, le dualisme chimique permet de résoudre +directement, de la manière la plus naturelle, le paradoxe général de la +diversité réelle de deux substances composées des mêmes élémens, unis +suivant les mêmes proportions. En effet, ces substances isomères +différeraient alors par leurs analyses immédiates, quoique, dans +l'analyse élémentaire, elles eussent fourni des résultats parfaitement +identiques, ce qu'il est très facile de concilier, en procédant à peu +près comme je l'ai fait dans l'avant-dernière leçon pour la loi des +proportions définies. Les chimistes ont déjà remarqué, par exemple, dans +une tout autre intention, la possibilité de représenter exactement la +composition numérique de l'alcool, ou de l'éther, etc., d'après +plusieurs formules binaires, radicalement distinctes les unes des +autres, et néanmoins finalement équivalentes quant à l'analyse +élémentaire, en combinant, tantôt le gaz oléfiant avec l'eau, tantôt +l'hydrogène carboné avec l'acide carbonique ou avec le deutoxide +d'hydrogène, etc. Or, si ces combinaisons fictives devenaient jamais +susceptibles de réalisation, elles donneraient évidemment lieu à des +substances très distinctes, qui pourraient même différer beaucoup par +l'ensemble de leurs propriétés chimiques, et qui cependant +coïncideraient par leur composition élémentaire. Parmi les composés +purement inorganiques, et bien dualisés aujourd'hui, on conçoit, par +exemple, que le sulfite formé par un métal au plus haut degré +d'oxidation, pourrait produire, à l'analyse finale, des résultats +absolument identiques à ceux que fournirait le sulfate du même métal +moins oxidé, sans que personne eût néanmoins la pensée de confondre ces +deux composés. Il suffirait donc de transporter le même esprit dans +l'étude des combinaisons organiques, par l'établissement d'un dualisme +universel, pour dissiper aussitôt toutes ces anomalies paradoxales. Les +considérations indiquées dans la trente-septième leçon sont très propres +à faire ressortir toute la fécondité nécessaire de cette nouvelle +ressource générale, qui se trouve ainsi pouvoir être heureusement +préparée avant que les cas d'isomérie soient encore devenus très +fréquens.</p> + +<p>Tel est l'ensemble des considérations générales que je devais signaler, +dans cette leçon, pour compléter l'appréciation philosophique du corps +de doctrine radicalement hétérogène que forme aujourd'hui la chimie +organique. On ne peut plus tarder à reconnaître ainsi que le maintien +irréfléchi de cette conception vicieuse constitue directement un +obstacle insurmontable à toute systématisation vraiment rationnelle de +la science chimique. Les physiologistes surtout seront, sans doute, +bientôt disposés à sentir convenablement combien l'abandon inexcusable +d'une partie fondamentale de leurs attributions entre les mains des +chimistes, nécessairement plus ou moins incompétens, est profondément +nuisible au progrès général de la science biologique. D'après le +principe que j'ai établi, la répartition judicieuse de la chimie +organique entre la chimie et la biologie ne peut donner lieu à aucune +grande difficulté scientifique. Enfin, le dualisme systématique permet +d'établir une uniformité fondamentale dans l'étude chimique de tous les +composés, sans acception d'origine organique ou inorganique, en même +temps qu'il fournit le moyen général de les ramener tous aux mêmes lois +essentielles de composition numérique, et qu'il conduit aussi à +instituer partout une exacte harmonie naturelle entre la composition des +substances et l'ensemble de leurs caractères.</p> + +<p>Par la suite des leçons déjà contenues dans ce volume, je me suis +efforcé de caractériser avec exactitude le véritable esprit général de +la science chimique, successivement envisagée sous tous les points de +vue philosophiques que comporte son état actuel, en dirigeant cet examen +de manière à faire bien ressortir les principales conditions +indispensables à son perfectionnement essentiel, qui doit bien moins +consister désormais en une vaine surabondance de nouveaux matériaux que +dans la systématisation rationnelle des connaissances déjà acquises, la +chimie étant aujourd'hui aussi riche en détails qu'elle est +imparfaitement constituée comme science fondamentale. Deux pensées +prépondérantes, distinctes, mais intimement liées, ont dominé l'ensemble +de ce travail sur la philosophie chimique: la fusion de toutes les +études chimiques, préalablement bien circonscrites d'après la nature de +la science, en un seul corps de doctrine homogène; la réduction +universelle de toutes les combinaisons quelconques à la conception +indispensable d'un dualisme toujours facultatif. Je me suis surtout +attaché à présenter ces deux conditions corrélatives comme strictement +nécessaires pour la constitution définitive de la science chimique, avec +le caractère qui lui est propre et le genre de consistance que comporte +sa nature. L'application directe d'une telle conception philosophique à +la seule partie des études chimiques qui manifeste réellement +aujourd'hui une rationnalité positive, a dû mettre hors de doute son +opportunité générale, en montrant son aptitude spontanée à résoudre +complétement les anomalies fondamentales de la chimie numérique. Ainsi, +cet examen de la philosophie chimique, outre qu'il constitue un élément +indispensable de mon système général de philosophie positive, pourra +contribuer immédiatement au progrès futur de la science chimique, s'il +parvient à fixer convenablement l'attention des esprits spéciaux.</p> + +<p>Cette nouvelle partie fondamentale de la grande opération philosophique +que j'ai osé entreprendre complète l'appréciation de l'ensemble de la +philosophie naturelle, en ce qui concerne les phénomènes universels, ou +inorganiques. Je dois maintenant procéder à l'examen d'un ordre de +phénomènes beaucoup plus compliqué, dont l'étude rationnelle, +nécessairement encore plus imparfaite, est jusqu'ici à peine organisée, +et qui, néanmoins, malgré leur spécialité, donnent lieu à la partie la +plus indispensable de la philosophie naturelle, celle dont l'homme, et +ensuite la société, constituent directement l'objet principal, et sans +laquelle, par cela même, aucune conception positive, d'une nature +quelconque, ne saurait être rigoureusement complète; ce qui la lie +intimement au développement fondamental de notre intelligence dans +toutes les directions possibles.</p> + + +<a name="l40" id="l40"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>QUARANTIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science +biologique<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a> +<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" +name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20"> +(retour) </a> Afin de préciser davantage mes considérations + philosophiques sur l'état présent de la science des corps + vivans, j'ai dû, en général, les rapporter intuitivement à + une exposition complète et bien déterminée de l'ensemble de + cette science. Or, je dois ici spécifier directement que + j'ai, à cet effet, principalement choisi le cours de + physiologie générale et comparée, commencé en 1829 et + terminé en 1832, à la faculté des sciences de Paris, par mon + illustre ami M. de Blainville. Quoique fort éloigné de m'y + restreindre d'une manière exclusive, j'ai considéré ce cours + mémorable, que je me féliciterai toujours d'avoir + intégralement suivi, comme le type le plus parfait de l'état + le plus avancé de la biologie actuelle. + +<p> Tous ceux qui s'intéressent au progrès de la saine + philosophie physiologique doivent regretter profondément + qu'un travail aussi capital, où, pour la première fois, du + moins en France, le système entier de la science vitale a + été rationnellement exposé par un esprit à la hauteur d'une + telle entreprise, n'ait pu encore être livré à la méditation + habituelle des intelligences capables de l'apprécier + dignement. La première année, comprenant les prolégomènes et + l'anatomie générale, a seule été publiée en 1830.</p> +</blockquote> + +<p>L'étude de l'homme et celle du monde extérieur constituent +nécessairement le double et éternel sujet de toutes nos conceptions +philosophiques. Chacun de ces deux ordres généraux de spéculations peut +être appliqué à l'autre, et lui servir même de point de départ. De là +résultent deux manières de philosopher entièrement différentes, et même +radicalement opposées, selon qu'on procède de la considération de +l'homme à celle du monde, ou, au contraire, de la connaissance du monde +à celle de l'homme. Quoique, parvenue à sa pleine maturité, la vraie +philosophie doive inévitablement tendre à concilier, dans leur ensemble, +ces deux méthodes antagonistes, leur contraste fondamental constitue +néanmoins le germe réel de la différence élémentaire entre les deux +grandes voies philosophiques, l'une théologique, l'autre positive, que +notre intelligence a dû suivre successivement, comme je l'établirai, +d'une manière spéciale et directe, dans le volume suivant. Je ferai voir +alors que le véritable esprit général de toute philosophie théologique +ou métaphysique consiste à prendre pour principe, dans l'explication des +phénomènes du monde extérieur, notre sentiment immédiat des phénomènes +humains; tandis que, au contraire, la philosophie positive est toujours +caractérisée, non moins profondément, par la subordination nécessaire et +rationnelle de la conception de l'homme à celle du monde. Quelle que +soit l'incompatibilité fondamentale manifestée, à tant de titres, entre +ces deux philosophies, par l'ensemble de leur développement successif, +elle n'a point, en effet, d'autre origine essentielle, ni d'autre base +permanente, que cette simple différence d'ordre entre ces deux notions +également indispensables. En faisant prédominer, comme l'esprit humain a +dû, de toute nécessité, le faire primitivement, la considération de +l'homme sur celle du monde, on est inévitablement conduit à attribuer +tous les phénomènes à des <i>volontés</i> correspondantes, d'abord +naturelles, et ensuite extra-naturelles, ce qui constitue le système +théologique. L'étude directe du monde extérieur a pu seule, au +contraire, produire et développer la grande notion des <i>lois</i> de la +nature, fondement indispensable de toute philosophie positive, et qui, +par suite de son extension graduelle et continue à des phénomènes de +moins en moins réguliers, a dû être enfin appliquée à l'étude même de +l'homme et de la société, dernier terme de son entière généralisation. +Aussi peut-on remarquer avec intérêt que les diverses écoles +théologiques et métaphysiques, malgré les profondes et innombrables +divergences qui les annulent réciproquement aujourd'hui, s'accordent +néanmoins toujours en ce seul point fondamental de concevoir comme +primordiale la considération de l'homme, en reléguant, comme secondaire, +celle du monde extérieur, le plus souvent presque entièrement négligée. +De même, l'école positive n'a pas de caractère plus tranché que sa +tendance spontanée et invariable à baser l'étude réelle de l'homme sur +la connaissance préalable du monde extérieur.</p> + +<p>Bien que ce ne soit point ici le lieu de traiter convenablement cette +haute question philosophique, j'ai dû néanmoins, dès ce moment, +indiquer, par anticipation, cette vue générale, comme éminemment propre +à faire directement ressortir, d'un seul aspect, le véritable esprit +fondamental de la philosophie positive, et à signaler en même temps +l'imperfection principale de sa constitution scientifique actuelle. À +l'égard de toute autre science, une telle considération concernerait +seulement sa vraie position encyclopédique, sans affecter directement +son caractère essentiel. Mais, pour la physiologie, cette subordination +générale à la science du monde extérieur constitue réellement, au +contraire, le premier fondement nécessaire de sa positivité rationnelle. +Vainement a-t-on accumulé, depuis long-temps, dans l'étude de l'homme, +une multitude de faits plus ou moins bien analysés: la manière primitive +de philosopher a dû s'y trouver essentiellement maintenue, par cela seul +qu'une telle étude était toujours conçue comme directe et isolée de +celle de la nature inerte. La physiologie n'a commencé à prendre un vrai +caractère scientifique, en tendant à se dégager irrévocablement de +toute suprématie théologique ou métaphysique, que depuis l'époque, +presque contemporaine, où les phénomènes vitaux ont enfin été regardés +comme assujettis aux lois générales, dont ils ne présentent que de +simples modifications. Cette révolution décisive est maintenant +irrécusable, quoique jusqu'ici très incomplète, quelque récentes et +quelque imparfaites que soient encore les tentatives philosophiques pour +rendre positive l'étude des phénomènes physiologiques les plus +compliqués et les plus particuliers, surtout celle des fonctions +nerveuses et cérébrales. La prétendue indépendance des corps vivans +envers les lois générales, si hautement proclamée encore, au +commencement de ce siècle, par le grand Bichat lui-même, n'est plus +désormais directement soutenue, en principe, que par les seuls +métaphysiciens. Néanmoins, le sentiment naissant du vrai point de vue +spéculatif sous lequel la vie doit être étudiée est jusqu'ici assez peu +énergique pour n'avoir pu déterminer réellement aucun changement radical +dans l'ancien système de culture de la science biologique, surtout en ce +qui concerne sa préparation rationnelle, qui continue à être +habituellement indépendante de la philosophie mathématique et de la +philosophie inorganique, véritables sources de l'esprit scientifique, +et seuls fondemens solides de l'entière positivité des études vitales.</p> + +<p>Il n'y a donc pas de science fondamentale à l'égard de laquelle +l'opération philosophique qui constitue le principal objet de ce traité +puisse avoir autant d'importance qu'envers la biologie, pour fixer +définitivement son vrai caractère général, jusqu'ici essentiellement +indécis, et qui n'a jamais été, d'une manière directe et complète, +rationnellement discuté.</p> + +<p>Une telle opération n'est pas seulement destinée à soustraire enfin sans +retour l'étude des corps vivans aux diverses influences métaphysiques +qui y altèrent encore, à un si haut degré, la plupart des conceptions +essentielles. Elle doit remplir en outre un autre office non moins +capital, en préservant désormais de toute atteinte sérieuse +l'originalité scientifique de cette étude, continuellement exposée +jusqu'ici aux empiétemens exagérés de la philosophie inorganique, qui +tend à la transformer en un simple appendice de son domaine +scientifique. Depuis environ un siècle que la biologie fait effort pour +se constituer dans la hiérarchie rationnelle des sciences fondamentales, +elle a été en quelque sorte incessamment ballotée entre la métaphysique +qui s'efforçait de la retenir et la physique qui tendait à l'absorber, +entre l'esprit de Stahl et l'esprit de Boërhaave. Ce déplorable +tiraillement, qui est encore très sensible, quoique heureusement fort +atténué, ne saurait être entièrement dissipé que par un examen direct du +vrai caractère propre à la science biologique, considérée du point de +vue le plus élevé de la philosophie positive, dont la prépondérance peut +seule permettre à l'étude des corps vivans de marcher sans hésitation +dans la voie systématique qui convient à sa véritable nature.</p> + +<p>L'extrême complication des phénomènes physiologiques, comparés à tous +ceux du monde inorganique, explique aisément, de la manière la plus +satisfaisante, la grande imperfection relative de leur étude, en y +ajoutant d'ailleurs, comme suite naturelle de cette complication, la +culture beaucoup plus récente d'une telle classe de recherches. Cette +différence fondamentale nous interdit même, conformément à la règle +encyclopédique établie dans les prolégomènes de ce traité, d'espérer que +la science biologique puisse comporter, à aucune époque, des progrès +équivalens à ceux qui peuvent être plus ou moins complètement réalisés à +l'égard des parties plus simples et plus générales de la philosophie +naturelle. Toutefois, une judicieuse appréciation philosophique doit +mettre en évidence que, malgré sa profonde imperfection actuelle, +l'étude des corps vivans est, en réalité, bien plus avancée déjà que ne +peut le faire présumer l'irrationnelle disposition d'esprit d'après +laquelle on a coutume de la juger aujourd'hui. L'influence plus +prononcée que la philosophie métaphysique, ou même théologique, continue +à exercer vulgairement jusqu'ici sur cet ordre de conceptions, conduit +trop souvent à y rechercher encore ces notions absolues et radicalement +inaccessibles auxquelles, depuis long-temps, l'esprit humain a eu la +sagesse de renoncer envers les phénomènes moins compliqués. Par une +inconséquence singulière, et néanmoins spontanée, les mêmes +intelligences qui, relativement aux plus simples effets naturels, +reconnaissent l'inanité nécessaire de toute spéculation sur les causes +premières et sur le mode essentiel de production des phénomènes, +n'hésitent pas cependant à aborder directement ces vaines questions dans +l'étude si complexe des corps vivans. Depuis près d'un siècle, tous les +bons esprits s'accordent à dispenser désormais la physique de pénétrer +le mystère de la pesanteur, dont elle doit seulement dévoiler les lois +effectives; mais cela n'empêche point qu'on ne reproche journellement à +la saine physiologie de ne rien nous apprendre sur l'essence intime de +la vie, du sentiment, et de la pensée. Il est aisé de juger combien +cette tendance métaphysique doit inspirer une opinion exagérée de +l'imperfection réelle de la biologie actuelle. En apportant, dans +l'examen de cette grande science, la même disposition philosophique qu'à +l'égard des parties antérieures de l'étude de la nature, on reconnaîtra, +je pense, que si, par une impérieuse et évidente nécessité, la biologie +est plus arriérée qu'aucune autre science fondamentale, elle possède +néanmoins déjà, sur les vrais sujets de ses recherches positives, des +notions rationnelles infiniment précieuses, et que, en un mot, son +caractère scientifique est beaucoup moins inférieur qu'on n'a coutume de +le supposer à celui des sciences précédentes. Du reste, l'appréciation +philosophique de ces diverses sciences, préalablement effectuée avec +soin dans les sections correspondantes de cet ouvrage, nous permettra de +fixer avec exactitude le vrai degré de perfection relative de la science +biologique, lorsque la suite naturelle de ce discours nous aura conduits +à l'examen direct d'une telle comparaison.</p> + +<p>Après ce préambule général, nous devons considérer ici l'ensemble de la +biologie sous les mêmes aspects philosophiques que toutes les sciences +fondamentales envisagées jusqu'à présent. Il faut donc nous attacher +d'abord à caractériser, d'une manière précise, son objet essentiel, et à +circonscrire, le plus rigoureusement possible, le véritable champ de +ses recherches propres.</p> + +<p>Le développement spontané de notre intelligence tend, sans doute, à +déterminer graduellement par lui-même, sans aucun autre mobile, le +passage de chaque branche de nos connaissances de l'état théologique et +ensuite métaphysique à l'état positif, comme je l'établirai directement +dans le volume suivant. Mais nos facultés spéculatives ont +naturellement, même chez les esprits les plus éminens, trop peu +d'activité propre pour qu'une telle progression ne fût pas +nécessairement d'une extrême lenteur, si elle n'eût point été +heureusement accélérée par une stimulation étrangère et permanente, +d'ailleurs inévitable. L'histoire entière de l'esprit humain ne présente +jusqu'ici aucun exemple de quelque importance où cette révolution +décisive se soit réellement accomplie par la seule voie rationnelle du +simple enchaînement logique de nos conceptions abstraites. Parmi ces +influences auxiliaires, si indispensables pour hâter le progrès naturel +de la raison humaine, il faut distinguer avec soin, comme la plus +générale, la plus directe, et la plus efficace, l'impulsion énergique +qui résulte des besoins de l'application. C'est ce qui a fait dire à la +plupart des philosophes que toute science naissait d'un art +correspondant, maxime fort exagérée sans doute, mais qui renferme +néanmoins un grand fonds de vérité, si, comme il convient, on la +restreint à la séparation effective de chaque science d'avec le système +universel et primitif de la philosophie théologique ou métaphysique, +produit immédiat du premier essor spontané de notre intelligence. En ce +sens, il est très vrai que, dans tous les genres, la formation des +véritables sciences a été, sinon déterminée, du moins extrêmement hâtée +par la double réaction nécessaire exercée sur elles par les arts, soit à +raison des données positives qu'ils leur fournissent involontairement, +soit surtout en vertu de leur inévitable et heureuse tendance à +entraîner les recherches spéculatives vers le domaine des questions +réelles et accessibles, et à faire plus hautement ressortir l'inanité +radicale des conceptions théologiques ou métaphysiques.</p> + +<p>Mais, quoique la liaison des sciences aux arts ait été long-temps d'une +importance capitale pour le développement des premières, et qu'elle +continue à réagir encore très utilement sur leur progrès journalier, il +est néanmoins incontestable que, d'après le mode irrationnel suivant +lequel cette relation est presque toujours organisée jusqu'ici, elle +tend, d'un autre côté, à ralentir la marche des connaissances +spéculatives, une fois parvenues à un certain degré d'extension, en +assujettissant la théorie à une trop intime connexion avec la pratique. +Quelque limitée que soit, en réalité, notre force de spéculation, elle a +cependant, par sa nature, beaucoup plus de portée que notre capacité +d'action, en sorte qu'il serait radicalement absurde de vouloir +astreindre la première, d'une manière continue, à régler son essor sur +celui de la seconde, qui doit au contraire, s'efforcer de la suivre +autant que possible. Les domaines rationnels de la science et de l'art +sont, en général, parfaitement distincts, quoique philosophiquement +liés: à l'une il appartient de connaître, et par suite de prévoir; à +l'autre, de pouvoir, et par suite d'agir. Si, dans sa positivité +naissante, chaque science dérive d'un art, il est tout aussi certain +qu'elle ne peut prendre la constitution spéculative qui convient à sa +nature, et qu'elle ne saurait comporter un développement ferme et +rapide, que lorsque elle est enfin directement conçue et librement +cultivée, abstraction faite de toute idée d'art. Cette irrécusable +nécessité se vérifie aisément à l'égard de chacune des sciences +fondamentales dont le caractère propre est déjà nettement prononcé. Le +grand Archimède en avait, sans doute, un bien profond sentiment, +lorsque, dans sa naïve sublimité, il s'excusait envers la postérité +d'avoir momentanément appliqué son génie à des inventions pratiques. +Toutefois, à l'égard des sciences mathématiques, et même de +l'astronomie, cette vérification, quoique très réelle, est peu sensible +aujourd'hui, vu l'époque trop reculée de leur formation. Mais, quant à +la physique, et surtout à la chimie, à la naissance scientifique +desquelles nous avons, pour ainsi dire, assisté, chacun sent à la fois +et combien leur relation aux arts a été essentielle à leurs premiers +pas, et combien ensuite leur entière séparation d'avec eux a contribué à +la rapidité de leurs progrès. C'est aux travaux d'art que sont dus +évidemment, par exemple, les séries primitives de faits chimiques: mais +l'immense développement de la chimie depuis un demi-siècle doit être +certainement attribué, en grande partie, au caractère purement +spéculatif qu'a pris enfin cette étude, devenue dès lors pleinement +indépendante de la culture d'un art quelconque.</p> + +<p>Ces réflexions générales sont éminemment applicables à la science +physiologique, dont elles tendent à épurer la constitution philosophique +actuelle. Il n'y a pas de science dont la marche ait dû être aussi +étroitement liée au développement de l'art correspondant que l'histoire +ne le montre pour la biologie, comparée à l'art médical; la +complication supérieure d'une telle science et l'importance +prépondérante d'un tel art, expliquent aisément cette connexion plus +intime. C'est, à la fois, en vertu des besoins croissants de la médecine +pratique, et des indications qu'elle a nécessairement procurées sur les +principaux phénomènes vitaux, que la physiologie a commencé à se +détacher du tronc commun de la philosophie primitive, pour se composer +de plus en plus de notions vraiment positives. Sans cette heureuse et +puissante influence, la physiologie en serait encore restée très +probablement à ces dissertations académiques, moitié littéraires et +moitié métaphysiques, parsemées çà et là de quelques observations +purement épisodiques, dont elle était, il n'y a guère plus d'un siècle, +presque uniquement formée. On ne saurait donc mettre en doute la haute +importance d'une telle relation pour le développement effectif de la +vraie physiologie jusqu'à présent. Toutefois, il y a lieu de penser que +la science biologique est parvenue aujourd'hui, comme l'ont fait avant +elle les autres sciences fondamentales, à cette époque de pleine +maturité où, dans l'intérêt de ses progrès ultérieurs, elle doit prendre +un essor franchement spéculatif, entièrement libre de toute adhérence +directe, soit à l'art médical, soit à aucune autre application +quelconque. La coordination rationnelle du vrai système des +connaissances humaines impose strictement une telle condition, sans +laquelle nos conceptions fondamentales auraient nécessairement un +caractère équivoque et bâtard, susceptible d'entraver beaucoup leur +développement naturel. Seulement, quand toutes les sciences spéculatives +auront ainsi pris définitivement la constitution abstraite propre à +chacune d'elles, il doit être bien entendu, comme je l'ai établi dans la +deuxième leçon, que la philosophie devra soigneusement s'occuper de +rattacher, d'une manière directe et générale, le système des arts à +celui des sciences, d'après un ordre intermédiaire de conceptions +rationnelles, spécialement adaptées à cette importante destination, et +dont la nature est jusqu'ici peu prononcée, ainsi que je l'ai indiqué +alors. Mais une semblable opération serait maintenant prématurée, +puisque le système des sciences fondamentales n'est point encore, en +réalité, complétement formé. Pour la physiologie surtout, c'est +principalement à l'isoler de la médecine qu'il faut tendre aujourd'hui, +afin d'assurer l'originalité de son vrai caractère scientifique, en +constituant la philosophie organique à la suite de la philosophie +inorganique. Depuis Haller, cette importante séparation s'accomplit +visiblement de plus en plus, surtout en Allemagne et en France; mais +elle est loin encore d'être assez parfaite pour permettre à la biologie +de prendre un libre et rapide essor abstrait. Non-seulement cette +adhérence trop prolongée à l'art médical imprime aujourd'hui aux +recherches physiologiques un caractère d'application immédiate et +spéciale qui tend à les rétrécir extrêmement, et même à les empêcher +d'acquérir l'entière généralité dont elles ont besoin pour prendre leur +véritable rang dans le système de la philosophie naturelle; mais elle +s'oppose directement, en outre, à ce que la science biologique soit +cultivée par les intelligences les plus capables de diriger +convenablement ses progrès spéculatifs. Il résulte, en effet, d'une +telle confusion d'idées, que, sauf un très petit nombre de précieuses +exceptions, cette étude capitale est jusqu'ici entièrement livrée aux +seuls médecins, que la haute importance de leurs occupations +principales, et, ordinairement aussi, la profonde imperfection de leur +éducation actuelle, doivent rendre essentiellement impropres à une telle +destination. Quoique l'organisation du monde savant soit, en général, +très éloignée aujourd'hui de la constitution rationnelle qu'elle +pourrait aisément acquérir, cependant sa première condition essentielle +est, du moins, remplie, à un degré suffisant, envers toutes les autres +sciences fondamentales, dont chacune est spécialement affectée à des +esprits qui s'y consacrent d'une manière exclusive. La physiologie seule +fait encore exception à cette règle évidente: elle n'a pas même une +place régulièrement déterminée dans les corporations scientifiques les +mieux instituées. Son importance capitale et sa difficulté supérieure ne +sauraient permettre, sans doute, de concevoir une telle inconséquence +comme un état normal et permanent. Ceux qui rejetteraient comme absurde +la pensée de confier aux navigateurs la culture de l'astronomie, +finiront probablement par trouver étrange l'usage d'abandonner, d'une +manière analogue, les études biologiques aux loisirs des médecins; car, +l'un n'est pas, en soi, plus rationnel que l'autre. Une aussi vicieuse +organisation des travaux nous offre un témoignage irrécusable du peu de +netteté des idées actuelles sur le vrai caractère philosophique propre à +la science physiologique; et, en même temps, par une réaction +nécessaire, elle doit contribuer fortement à prolonger cette incertitude +fondamentale, d'où elle est d'abord provenue.</p> + +<p>Le seul motif spécieux qui puisse être allégué en faveur d'une telle +confusion, consiste dans la crainte vulgaire que la théorie, livrée +désormais à son libre élan, ne perde trop de vue les besoins de la +pratique, dont une semblable séparation tendrait à ralentir ainsi le +perfectionnement essentiel. Mais le bon sens indique clairement que la +science pourrait encore moins concourir au progrès de l'art, si +celui-ci, en s'efforçant de la retenir adhérente, s'opposait éminemment, +par cela même, à son vrai développement. D'ailleurs, l'expérience +éclatante et unanime des autres sciences fondamentales doit achever de +dissiper à ce sujet toute inquiétude sérieuse. Car, c'est précisément +depuis que, uniquement consacrée à découvrir le plus complétement +possible les lois de la nature, sans aucune vue d'application immédiate +à nos besoins, chacune d'elles a pu faire d'importans et rapides +progrès, qu'elles ont pu déterminer, dans les arts correspondans, +d'immenses perfectionnemens, dont la recherche directe eût étouffé leur +essor spéculatif. Cette considération, dès long-temps si frappante à +l'égard de l'astronomie, est devenue, de nos jours, extrêmement sensible +pour la physique, et surtout pour la chimie, qui, après son entière +séparation d'avec les arts, leur a fait éprouver, en un demi-siècle, de +plus grandes améliorations que pendant l'époque si prolongée où elle +n'en était point distincte. Pourquoi en serait-il autrement dans +l'ordre des phénomènes vitaux? Toutefois, il n'en importe pas moins, en +ce genre, comme en tout autre, d'organiser ultérieurement, entre la +théorie et la pratique, des relations systématiques, plus certaines et +plus efficaces que ces réactions spontanées, qui semblent toujours +présenter quelque chose de fortuit. Mais il ne saurait exister de +relations nettes et rationnelles qu'entre des conceptions préalablement +distinctes et indépendantes.</p> + +<p>À l'égard des sciences plus avancées, la discussion précédente eût été, +dans cet ouvrage, certainement superflue. Mais, envers la physiologie, +un tel préliminaire m'a paru indispensable afin de mieux motiver, dès +l'origine, l'aspect purement spéculatif sous lequel elle doit être ici +exclusivement considérée, et qui est encore trop peu prononcé pour +n'avoir pas besoin d'être caractérisé d'une manière spéciale. Examinons +dès lors directement le véritable objet général de la science +biologique, ainsi désormais abstraitement conçue. Or, l'étude des lois +vitales constituant le sujet essentiel de la biologie, il est nécessaire +pour se former une idée précise d'une telle destination, d'analyser +d'abord en elle-même la notion fondamentale de la <i>vie</i>, envisagée sous +le point de vue philosophique auquel l'état présent de l'esprit humain +permet enfin de s'élever à cet égard.</p> + +<p>Bichat est le premier qui ait tenté d'établir directement sur une base +positive cette grande notion, jusque alors constamment enveloppée sous +le vain et ténébreux assemblage des abstractions métaphysiques. Mais ce +grand physiologiste, après avoir judicieusement senti qu'une telle +définition ne pouvait être fondée que sur un heureux aperçu général de +l'ensemble des phénomènes propres aux corps vivans, ne sut point +réaliser une sage application du principe rationnel qu'il avait si +nettement posé. Subissant, à son insu, l'influence de cette ancienne +philosophie dont il s'efforçait de sortir, il continua à se préoccuper +de la fausse idée d'un antagonisme absolu entre la nature morte et la +nature vivante, et il choisit, en conséquence, cette lutte chimérique +pour le caractère essentiel de la vie. Comme l'examen sommaire de cette +erreur capitale peut contribuer beaucoup à l'éclaircissement général de +la question, il convient ici de nous y arrêter un moment.</p> + +<p>La profonde irrationnalité d'une telle conception, consiste surtout en +ce qu'elle supprime entièrement l'un des deux élémens inséparables dont +l'harmonie constitue nécessairement l'idée générale de <i>vie</i>. Cette +idée suppose, en effet, non-seulement celle d'un être organisé de +manière à comporter l'état vital, mais aussi celle, non moins +indispensable, d'un certain ensemble d'influences extérieures propres à +son accomplissement. Une telle harmonie entre l'être vivant et le +<i>milieu</i> correspondant, caractérise évidemment la condition fondamentale +de la vie. Si, comme le supposait Bichat, tout ce qui entoure les corps +vivans tendait réellement à les détruire, leur existence serait, par +cela même, radicalement inintelligible: car, où pourraient-ils puiser la +force nécessaire pour surmonter, même temporairement, un tel obstacle? À +la vérité, la vie de chaque être dans chaque milieu cesse d'être +possible aussitôt que la constitution de ce milieu vient à subir, sous +un aspect quelconque, de trop grandes perturbations: et, en ce cas, +l'action extérieure devient, en effet, destructive. Mais cela +empêche-t-il que, renfermée entre des limites de variation convenables, +cette action ne soit habituellement conservatrice? Dans tous les degrés +de l'échelle biologique, l'altération et la cessation de la vie sont, +sans doute, au moins aussi fréquemment déterminées par les modifications +nécessaires et spontanées de l'organisme que par l'influence des +circonstances ambiantes. Si, par exemple, un certain degré de froid ou +de sécheresse ralentit et quelquefois suspend la vie de tel animal +atmosphérique, un retour convenable de la chaleur et de l'humidité +ranime ou rétablit son existence. Or, dans l'un comme dans l'autre cas, +c'est également du milieu que provient l'influence: pourquoi ne pas +avoir égard au concours aussi bien qu'à l'antagonisme? L'état de vie +serait donc très vicieusement caractérisé par cette indépendance +imaginaire envers les lois générales de la nature ambiante, par cette +opposition fantastique avec l'ensemble des actions extérieures.</p> + +<p>Une semblable conception serait même tellement erronée qu'elle +présenterait en un sens entièrement inverse de la réalité l'une des +différences les plus capitales entre les corps vivans et les corps +inertes, comme plusieurs physiologistes l'ont déjà judicieusement +remarqué. En effet, les phénomènes inorganiques, en vertu de leur +généralité supérieure, continuent à se produire, avec de simples +différences de degré, dans presque toutes les circonstances extérieures +où les corps peuvent être placés; ou du moins ils admettent à cet égard, +des limites de variation extrêmement écartées. Ces limites deviennent +d'autant plus distantes qu'on s'éloigne davantage des phénomènes +physiologiques, en remontant la hiérarchie scientifique fondamentale que +j'ai établie: enfin, parvenu jusqu'aux phénomènes de pesanteur et de +gravitation, on trouve dès lors une rigoureuse universalité, +non-seulement quant aux corps, mais aussi quant aux circonstances. C'est +donc là que se manifeste réellement la plus haute indépendance envers le +système ambiant. Le mode d'existence des corps vivans est, au contraire, +nettement caractérisé par une dépendance extrêmement étroite des +influences extérieures, soit pour la multiplicité des diverses actions +dont il exige le concours déterminé, soit quant au degré spécial +d'intensité de chacune d'elles. Il importe même de remarquer, afin de +compléter cette observation philosophique, que, plus on s'élève dans la +hiérarchie organique, plus, en général, cette dépendance augmente +nécessairement, par la plus grande complication qu'éprouve le système +des conditions d'existence à mesure que les fonctions se développent en +se diversifiant davantage. Toutefois, pour qu'un tel aperçu soit exact, +il faut considérer soigneusement, d'une autre part, que, si des +fonctions plus variées multiplient inévitablement les relations +extérieures, l'organisme, en s'élevant ainsi, réagit en même temps de +plus en plus sur le système ambiant, de manière à le modifier en sa +faveur. On doit donc distinguer, à ce sujet, afin d'éviter toute +exagération, entre la multiplicité des actions extérieures, et les +limites normales de leur intensité. Si, sous le premier point de vue, +l'organisme vivant, à mesure qu'il s'élève, devient incontestablement de +plus en plus dépendant du milieu correspondant, il en dépend d'ailleurs +de moins en moins sous le second aspect: c'est-à-dire, que son existence +exige un ensemble plus complexe de circonstances extérieures, mais +qu'elle est compatible avec des limites de variation plus étendues de +chaque influence prise à part. Un coup d'oeil général sur la hiérarchie +biologique suffit pour vérifier clairement cette double relation +nécessaire. Ainsi, au dernier rang, se trouvent les végétaux, et les +animaux fixés, qui, ne pouvant presque aucunement modifier la +constitution du milieu correspondant, subissent nécessairement la fatale +influence de ses plus légères altérations, mais dont l'existence serait, +par cela même, impossible, si, d'un autre côté, elle n'était point +inévitablement liée au concours d'un très petit nombre d'actions +extérieures distinctes. De même, à l'autre extrémité, on voit les +animaux supérieurs, et surtout l'homme, qui ne sauraient vivre qu'à +l'aide de l'ensemble le plus complexe de conditions extérieures +favorables, soit atmosphériques, soit terrestres, sous les divers +aspects physiques et chimiques, mais qui, par une compensation non moins +indispensable, sont susceptibles de supporter, à ces différens égards, +des limites de variation beaucoup plus étendues que celles relatives aux +organismes inférieurs, en vertu de leur plus grande aptitude à réagir +sur le système ambiant. Néanmoins, quelle que soit l'importance de cette +corrélation générale, on n'en pourrait, évidemment, induire aucun +argument favorable à l'idée d'une prétendue indépendance fondamentale +des corps vivans envers le monde extérieur, puisque, quand la dépendance +est moindre en un sens, elle est nécessairement plus complète en un +autre. Une telle opinion est donc, en réalité, directement +contradictoire avec la notion même de la vie, envisagée dans l'ensemble +des êtres connus. On comprend toutefois qu'elle ait pu séduire le génie +de Bichat, à une époque où la considération fondamentale de la +hiérarchie biologique ne pouvait encore servir de guide habituel aux +méditations physiologiques, bornées à l'examen de l'homme, dont la +véritable analyse est trop difficile pour être heureusement effectuée +d'une manière directe. Mais il est aisé de prévoir combien le vice +radical d'un tel point de départ a dû nécessairement altérer tout le +système des conceptions physiologiques de Bichat, qui s'en est, en +effet, profondément ressenti, comme nous aurons bientôt l'occasion de le +constater avec précision.</p> + +<p>Depuis que le développement de l'anatomie comparée, en rendant familière +la considération de l'ensemble rationnel des êtres organisés, a permis +enfin de fonder, d'une manière systématique, sur des bases vraiment +positives, la notion abstraite de la vie, plusieurs philosophes +contemporains, surtout en Allemagne, quoique dirigés par ce lumineux +principe, se sont laissé égarer à ce sujet par une vicieuse tendance à +généraliser outre mesure cette notion fondamentale. Une extension +abusive du langage usité les a conduits à rendre l'idée de vie +exactement équivalente à celle d'activité spontanée. Dès lors, comme +tous les corps naturels sont évidemment actifs, à des degrés plus ou +moins intenses et sous des rapports plus ou moins variés, il devenait +par cela même nécessairement impossible d'attacher au nom de vie aucune +signification scientifique nettement déterminée. Il est clair qu'une +telle aberration logique tendrait même directement à rétablir cette +confusion fondamentale qui constituait le caractère essentiel de +l'ancienne philosophie, en représentant un corps quelconque comme plus +ou moins vivant. L'inconvenance évidente d'affecter deux termes +philosophiques distincts à la désignation d'une même idée générale, doit +faire sentir que, afin d'éviter la dégénération déplorable des plus +hautes questions scientifiques en de puériles discussions de mots, il +n'est pas moins indispensable de restreindre soigneusement le nom de +<i>vie</i> aux seuls êtres réellement vivans, c'est-à-dire organisés, que de +lui attribuer une acception assez étendue pour s'appliquer +rigoureusement à tous les organismes possibles et à tous leurs modes de +vitalité. Sous ce rapport, comme relativement à toutes les notions +vraiment primordiales, les philosophes auraient beaucoup gagné sans +doute à traiter avec moins de dédain les grossières mais judicieuses +indications du bon sens vulgaire, véritable point de départ éternel de +toute sage spéculation scientifique.</p> + +<p>Je ne connais jusqu'ici d'autre tentative pleinement efficace pour +satisfaire à l'ensemble des conditions essentielles d'une définition +philosophique de la vie que celle de M. de Blainville, lorsqu'il a +proposé, il y a quinze ans, dans la belle introduction à son traité +d'anatomie comparée, de caractériser ce grand phénomène par le double +mouvement intestin, à la fois général et continu, de composition et de +décomposition, qui constitue en effet sa vraie nature universelle. Cette +lumineuse définition ne me paraît laisser rien d'important à désirer, si +ce n'est une indication plus directe et plus explicite de ces deux +conditions fondamentales co-relatives, nécessairement inséparables de +l'état vivant, un <i>organisme</i> déterminé et un <i>milieu</i> convenable. Mais +une telle critique n'est réellement que secondaire, car elle se rapporte +bien plus à la seule formule qu'à la conception propre. En effet, le +simple énoncé de M. de Blainville doit spontanément suggérer la double +pensée d'une organisation disposée de manière à permettre cette +continuelle rénovation intime, et d'un milieu susceptible à la fois de +fournir à l'absorption et de provoquer à l'exhalation, quoiqu'il eût été +plus convenable sans doute d'introduire dans la formule même une mention +expresse de cette harmonie fondamentale. Sauf cette unique modification, +il est évident qu'une semblable définition remplit directement, dans la +plus juste mesure, toutes les prescriptions principales inhérentes à la +nature d'un tel sujet, et qui ont été ci-dessus suffisamment +caractérisées. Car, elle présente ainsi l'exacte énonciation du seul +phénomène rigoureusement commun à l'ensemble des êtres vivans, +considérés dans toutes leurs parties constituantes et dans tous leurs +divers modes de vitalité, en excluant d'ailleurs, par sa composition +même, tous les corps réellement inertes. Telle est, à mes yeux, la +première base élémentaire de la vraie philosophie biologique.</p> + +<p>Au premier abord, les philosophes qui se seraient arrêtés d'une manière +trop exclusive à la seule considération de l'homme pourraient envisager +la conception précédente comme directement contraire à la théorie +générale des définitions, qui prescrit évidemment de chercher la +caractéristique d'un phénomène quelconque dans les cas où il est le plus +développé, et non dans ceux où il l'est le moins. Il semble en effet que +la définition de M. de Blainville n'a point convenablement égard à la +grande pensée d'Aristote et de Buffon, si fortement établie par Bichat, +malgré ses exagérations évidentes, sur la distinction capitale entre la +vie <i>organique</i> et la vie <i>animale</i>, et qu'elle se rapporte entièrement +à la seule vie végétative. Mais cette importante objection n'aboutirait +qu'à faire ressortir avec une plus haute évidence toute la judicieuse +profondeur de la définition proposée, en montrant combien elle repose +sur une exacte appréciation de l'ensemble de la hiérarchie biologique. +Car, il est incontestable que, dans l'immense majorité des êtres qui en +jouissent, la vie <i>animale</i> ne constitue qu'un simple perfectionnement +complémentaire, sur-ajouté, pour ainsi dire, à la vie <i>organique</i> ou +fondamentale, et propre, soit à lui procurer des matériaux par une +intelligente réaction sur le monde extérieur, suit même à préparer ou à +faciliter ses actes par les sensations, les diverses locomotions, ou +l'innervation, soit enfin à la mieux préserver des influences +défavorables. Les animaux les plus élevés, et surtout l'homme, sont les +seuls où cette relation générale puisse en quelque sorte paraître +totalement intervertie, et chez lesquels la vie végétale doive sembler, +au contraire, essentiellement destinée à entretenir la vie animale, +devenue en apparence le but principal et le caractère prépondérant de +l'existence organique. Mais, dans l'homme lui-même, cette admirable +inversion de l'ordre général du monde vivant ne commence à devenir +compréhensible qu'à l'aide d'un développement très notable de +l'intelligence et de la sociabilité, qui tend de plus en plus à +transformer artificiellement l'espèce en un seul individu, immense et +éternel, doué d'une action constamment progressive sur la nature +extérieure. C'est uniquement sous ce point de vue qu'on peut considérer +avec justesse cette subordination volontaire et systématique de la vie +végétale à la vie animale comme le type idéal vers lequel tend sans +cesse l'humanité civilisée, quoiqu'il ne doive jamais être entièrement +réalisé. Il suit de là que, pour la nouvelle science fondamentale dont +je m'efforcerai, dans le volume suivant, de constituer enfin, sous le +nom de physique sociale, le système philosophique, une telle notion +devient convenable comme tendant à présenter sous une forme plus +énergique l'ensemble des caractères distinctifs de la vie humaine +proprement dite, et à indiquer d'un seul aspect le but général de notre +espèce. Mais, en biologie pure, une semblable manière de voir ne serait +certainement qu'une poétique exagération, dont la nature +anti-scientifique conduirait nécessairement aux plus vicieuses +conséquences philosophiques. Quoique le grand objet de la biologie soit +sans doute, en dernière analyse, une exacte connaissance de l'homme, il +ne faut pas oublier que, en réalité, c'est seulement dans l'état social, +et même après une civilisation déjà très prolongée, que se manifestent, +avec une éclatante évidence, les propriétés essentielles de l'humanité. +La base et le germe de ces propriétés doivent incontestablement être +empruntés à la science biologique par la science sociale, qui ne saurait +trouver ailleurs son point de départ rationnel; mais l'étude directe et +spéciale des lois de leur développement effectif ne pourrait, sans la +plus déplorable confusion de doctrines et même de méthodes, être +abandonnée à la biologie pure, comme je l'établirai soigneusement dans +le volume suivant. Ainsi, même à l'égard de l'homme, la biologie, +nécessairement limitée, par sa vraie nature philosophique, à l'étude +exclusive de l'individu, doit maintenir rigoureusement la notion +primordiale de la vie animale subordonnée à la vie végétale, comme loi +générale du règne organique, et dont la seule exception apparente forme +l'objet spécial d'une toute autre science fondamentale. Il faut enfin +ajouter, à ce sujet, que, même dans les organismes supérieurs, où la vie +animale est le plus développée, la vie organique, outre qu'elle en +constitue à la fois la base et le but, reste encore la seule entièrement +commune à tous les divers tissus dont ils sont composés, en même temps +que, suivant la belle observation philosophique de Bichat, elle est +aussi la seule qui s'exerce d'une manière nécessairement continue, la +vie animale étant, au contraire, essentiellement intermittente. Tels +sont les principaux motifs rationnels qui doivent finalement confirmer +la définition éminemment philosophique de la vie introduite par M. de +Blainville, tout en concevant néanmoins la considération de l'animalité, +et même de l'humanité, comme l'objet le plus important de la biologie.</p> + +<p>Cette exacte analyse préliminaire du phénomène général qui constitue le +sujet invariable des spéculations biologiques, nous rendra maintenant +beaucoup plus facile une définition nette et précise de la science +elle-même, directement envisagée dans sa destination positive la plus +complète et la plus étendue. Nous avons reconnu, en effet, que l'idée de +vie suppose constamment la co-relation nécessaire de deux élémens +indispensables, un organisme approprié et un milieu<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a> +<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a> convenable. +C'est de l'action réciproque de ces deux élémens que résultent +inévitablement tous les divers phénomènes vitaux, non-seulement animaux, +comme on le pense d'ordinaire, mais aussi organiques. Il s'ensuit +aussitôt que le grand problème permanent de la biologie positive doit +consister à établir, pour tous les cas, d'après le moindre nombre +possible de lois invariables, une exacte harmonie scientifique entre ces +deux inséparables puissances du conflit vital et l'acte même qui le +constitue, préalablement analysé; en un mot, à lier constamment, d'une +manière non-seulement générale, mais aussi spéciale, la double idée +d'<i>organe</i> et de <i>milieu</i> avec l'idée de <i>fonction</i>. Au fond, cette +seconde idée n'est pas moins double que la première: car, d'après la loi +universelle de l'équivalence nécessaire entre la réaction et l'action, +le système ambiant ne saurait modifier l'organisme sans que celui-ci +n'exerce à son tour sur lui une influence correspondante. La notion de +<i>fonction</i> ou d'<i>acte</i> doit comprendre, en réalité, les deux résultats +du conflit, mais avec cette distinction essentielle que, la modification +organique étant, par sa nature, la seule vraiment importante en +biologie, on néglige le plus souvent la réaction sur le milieu, d'où est +résultée habituellement l'acception moins étendue du mot <i>fonction</i>, +affecté seulement aux actes organiques, indépendamment de leurs +conséquences externes. Toutefois, quand le milieu n'est point +susceptible d'un renouvellement immédiat et facultatif, comme à l'égard +du végétal ou de l'animal en repos, il devient évidemment indispensable +au biologiste lui-même de prendre en sérieuse considération cette +modification nécessaire du système ambiant, vu l'influence ultérieure +qu'elle peut exercer sur l'organisme. Dans l'espèce humaine, surtout à +l'état de société où elle est seulement susceptible de se développer, +son action, dès lors collective, sur le monde extérieur, ne +constitue-t-elle point un élément de son étude aussi essentiel que la +propre modification de l'homme? Néanmoins, on doit reconnaître qu'une +telle considération, envers chaque organisme, appartient bien plus à son +histoire naturelle proprement dite qu'à sa physiologie, sauf la +restriction que je viens d'indiquer. Il y aura donc peu d'inconvéniens à +conserver ici au mot <i>fonction</i> sa signification la plus usitée, +quoiqu'il fût plus rationnel de lui attribuer toute son extension +philosophique, en l'employant à désigner l'ensemble des résultats de +l'action réciproque continuellement exercée entre l'organisme et le +milieu.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" +name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21"> +(retour) </a> Il serait superflu, j'espère, de motiver + expressément l'usage fréquent que je ferai désormais, en + biologie, du mot <i>milieu</i>, pour désigner spécialement, d'une + manière nette et rapide, non-seulement le fluide où + l'organisme est plongé, mais, en général, l'ensemble total + des circonstances extérieures, d'un genre quelconque, + nécessaires à l'existence de chaque organisme déterminé. + Ceux qui auront suffisamment médité sur le rôle capital que + doit remplir, dans toute biologie positive, l'idée + correspondante, ne me reprocheront pas, sans doute, + l'introduction de cette expression nouvelle. Quant à moi, la + spontanéité avec laquelle elle s'est si souvent présentée + sous ma plume, malgré ma constante aversion pour le + néologisme systématique, ne me permet guère de douter que ce + terme abstrait ne manquât réellement jusqu'ici à la science + des corps vivans. +</blockquote> + +<p>D'après les notions précédentes, la biologie positive doit donc être +envisagée comme ayant pour destination générale de rattacher constamment +l'un à l'autre, dans chaque cas déterminé, le point de vue anatomique et +le point de vue physiologique, ou, en d'autres termes, l'état statique +et l'état dynamique. Cette relation perpétuelle constitue son vrai +caractère philosophique. Placé dans un système donné de circonstances +extérieures, un organisme défini doit toujours agir d'une manière +nécessairement déterminée; et, en sens inverse, la même action ne +saurait être identiquement produite par des organismes vraiment +distincts. Il y a donc lieu à conclure alternativement, ou l'acte +d'après le sujet, ou l'agent d'après l'acte. Le système ambiant étant +toujours censé préalablement bien connu, d'après l'ensemble des autres +sciences fondamentales, on voit ainsi que le double problème biologique +peut être posé, suivant l'énoncé le plus mathématique possible, en ces +termes généraux: <i>étant donné l'organe ou la modification organique, +trouver la fonction ou l'acte, et réciproquement</i>. Une telle définition +me paraît satisfaire évidemment aux principales conditions +philosophiques de la science biologique. Elle me semble propre surtout à +faire hautement ressortir ce but nécessaire de prévision rationnelle, +que j'ai tant représenté, dans les diverses parties de cet ouvrage, +comme la destination caractéristique de toute <i>science</i> réelle, opposée +à la simple <i>érudition</i>. Car, elle indique clairement que la vraie +biologie doit tendre à nous permettre de toujours prévoir comment agira, +dans des circonstances données, tel organisme déterminé, ou par quel +état organique a pu être produit tel acte accompli.</p> + +<p>Sans doute, vu l'extrême imperfection de la science, due nécessairement +à son immense complication, cette divination rationnelle peut rarement, +surtout aujourd'hui, être exercée d'une manière à la fois sûre et +étendue. Mais tel n'en est pas moins le but évident de la biologie, +quoique cette science, comme toute autre, et même plus qu'aucune autre, +doive éternellement rester plus ou moins inférieure à sa destination +philosophique, terme idéal qui, à l'égard d'une science quelconque, est +strictement indispensable pour diriger sans hésitation, dans la voie +d'une positivité systématique, les travaux partiels de tous ceux qui la +cultivent. Cet office fondamental doit avoir, par sa nature, encore plus +d'importance envers une science que l'immensité de ses inextricables +détails expose nécessairement plus qu'aucune autre à la stérile et +déplorable dispersion des efforts intellectuels sur d'oiseuses et +incohérentes recherches secondaires. Pour vérifier la rationnalité d'une +telle destination générale de la biologie, il n'est nullement +indispensable que ce but soit toujours atteint, ni même qu'il le soit le +plus souvent: il suffit que, de l'aveu de tous, les points de doctrine à +l'égard desquels il a pu être jusqu'ici plus ou moins complétement +réalisé constituent les parties de la science les plus parfaites; or, +c'est ce que personne, sans doute, ne contestera.</p> + +<p>Ma définition de la science biologique s'écarte beaucoup, il est vrai, +des habitudes actuelles, en ce qu'elle a peu d'égards à la distinction +vulgaire entre l'anatomie et la physiologie, qui s'y trouvent intimement +combinées. Je dois à ce sujet directement avouer avec franchise que, ni +sous le point de vue dogmatique, ni sous l'aspect historique, je ne +reconnais de motifs suffisans pour maintenir la séparation ordinaire +entre ces deux faces, rationnellement inséparables à mes yeux, d'un +problème unique. D'une part, en effet, s'il ne peut évidemment exister +de saine physiologie isolée de l'anatomie, n'est-il pas réciproquement +tout aussi certain que, sans la physiologie, l'anatomie n'aurait aucun +vrai caractère scientifique, et serait même le plus souvent +inintelligible? Les considérations d'usages éclairent autant celles de +structure qu'elles en sont éclairées. En second lieu, l'origine +historique de cette vicieuse séparation me semble démontrer clairement +qu'elle n'est qu'un résultat passager de l'enfance de la science +biologique; car, elle est uniquement provenue de ce que la physiologie +proprement dite faisait autrefois partie du système universel de la +philosophie métaphysique, quelque disposés que nous soyons aujourd'hui à +oublier un état encore si rapproché. C'est d'abord par les seules +considérations anatomiques, comme plus simples et plus faciles, que +cette vaine philosophie a été à cet égard discréditée, et que la +positivité a commencé à s'introduire en biologie; en sorte qu'une telle +distinction n'avait réellement d'autre office primitif que de séparer +nettement entre elles la partie positive et la partie métaphysique de +l'étude des corps vivans, comme on le voit encore dans les écoles +arriérées. Depuis que l'accomplissement graduel de cette grande +révolution intellectuelle a commencé aussi à convertir la physiologie +elle-même en une véritable science, il n'existe plus aucun motif +légitime d'une séparation qui ne se prolonge encore que par un usage +irréfléchi, ou par une fausse interprétation philosophique d'une +situation transitoire. Il est d'ailleurs assez évident désormais que +cette division momentanée tend, de jour en jour, à s'effacer +complétement. Au reste, je dois naturellement revenir, à la fin de ce +discours, sur la véritable appréciation définitive d'une telle division.</p> + +<p>D'après les explications antérieures, on doit remarquer, en outre, que +non-seulement ma définition de la biologie ne sépare point, d'avec la +physiologie proprement dite, la simple anatomie, mais qu'elle y joint +même nécessairement une autre partie essentielle, dont la nature est +jusqu'ici peu connue. En effet, si l'idée de vie est réellement +inséparable de celle d'organisation, l'une et l'autre ne sauraient +s'isoler davantage, comme je l'ai établi, de celle d'un milieu spécial +en relation déterminée avec elles. Il en résulte donc un troisième +aspect élémentaire, non moins indispensable, du sujet fondamental de la +biologie, savoir la théorie générale des milieux organiques, et de leur +action sur l'organisme, envisagée d'une manière abstraite. Les +philosophes naturistes de l'Allemagne contemporaine ont eu, ce me +semble, un sentiment confus, mais irrécusable, de cette nouvelle partie +essentielle, lorsqu'ils ont ébauché leur célèbre conception d'une sorte +de règne intermédiaire, composé de l'air et de l'eau, servant de lien +général entre le monde inorganique et le monde organique. Toutefois, +personne ne me paraît en avoir nettement conçu une juste idée avant M. +de Blainville, qui, le premier, a directement tenté de l'introduire, +dans son grand cours de physiologie ci-dessus mentionné, sous le nom +très expressif d'étude des modificateurs externes, soit généraux, soit +spéciaux. Malheureusement, cette partie, qui, après l'anatomie +proprement dite, constitue le préliminaire général le plus indispensable +de la biologie définitive, est encore tellement imparfaite et même si +peu caractérisée que la plupart des physiologistes actuels n'en +soupçonnent pas l'existence distincte et nécessaire.</p> + +<p>Pour apprécier convenablement la destination philosophique de la +biologie, telle que je l'ai définie, il faut ajouter enfin que cette +relation permanente entre les idées d'organisation et les idées de vie +doit être, autant que possible, établie d'après les lois fondamentales +du monde inorganique, convenablement modifiées par les propriétés +spéciales des tissus vivans. Il est clair, en effet, que, toutes les +fois qu'il se produit, dans l'organisme, un acte vraiment mécanique, +physique, ou chimique, ce qui a fréquemment lieu, l'explication d'un tel +phénomène serait radicalement imparfaite si l'on ne la rattachait point +aux lois générales des phénomènes analogues, qui doivent nécessairement +s'y vérifier, quelle que soit d'ailleurs la difficulté d'y réaliser leur +exacte application. On doit, du reste, soigneusement éviter de pousser +jusqu'à une irrationnelle exagération cette tendance philosophique; car, +un grand nombre de phénomènes vitaux ne pouvant, par leur nature, avoir +réellement aucun analogue parmi les phénomènes inorganiques, il serait +manifestement absurde de chercher dans ces derniers les bases positives +de la théorie des premiers. La saine biologie ne peut alors que saisir, +dans les phénomènes vitaux eux-mêmes, le plus fondamental de tous, afin +d'y rattacher les autres, conformément à l'esprit général de toute +véritable explication scientifique. À cet égard, la grande distinction +de la vie en organique et animale doit avoir nécessairement une extrême +importance, comme j'aurai lieu de le développer dans les leçons +suivantes. Car, en principe, tous les actes de la vie organique sont +essentiellement physiques et chimiques, ce qui ne saurait être pour les +actes de la vie animale, du moins à l'égard des phénomènes primordiaux, +et surtout en ce qui concerne les fonctions nerveuses et cérébrales. Les +uns sont donc susceptibles, par leur nature, d'un ordre plus parfait +d'explications, que les autres ne comportent pas, ainsi que je +l'établirai ultérieurement d'une manière spéciale.</p> + +<p>La définition que j'ai proposée pour la science biologique, conduit +d'elle-même à caractériser avec précision, non-seulement l'objet de la +science, ou la nature propre de ses recherches, mais aussi son sujet, +c'est-à-dire, le champ qu'elle doit embrasser. Car, d'après cette +formule générale, ce n'est pas simplement dans un organisme unique, mais +essentiellement dans tous les organismes connus, et même possibles, que +la biologie philosophique doit s'efforcer d'établir cette harmonie +constante et nécessaire entre le point de vue anatomique et le point de +vue physiologique. J'examinerai directement plus bas l'importance +vraiment fondamentale de cette extension totale de la biologie à +l'ensemble de son vaste domaine, en montrant qu'il ne peut exister, dans +une telle science, de notions pleinement satisfaisantes que celles qui +sont réellement communes à la hiérarchie entière des êtres vivans, y +compris non-seulement tous les animaux, mais encore, et même plus +spécialement à plusieurs titres, les végétaux. Du reste, afin de +maintenir avec soin, sous la forme la plus explicite, cette parfaite +unité du sujet, qui constitue une des principales beautés philosophiques +de la biologie, il convient d'ajouter ici que, malgré cette apparence +d'une diversité presque indéfinie, l'étude de l'homme doit toujours +hautement dominer le système complet de la science biologique, soit +comme point de départ, soit comme but. En effet, un esprit philosophique +ne saurait, à vrai dire, étudier spécialement aucun autre organisme que +dans l'espoir rationnel des lumières indispensables qui doivent +nécessairement en résulter pour une plus exacte connaissance de l'homme +lui-même. D'un autre côté, la notion générale de l'homme étant, par sa +nature, la seule immédiate, elle constitue inévitablement la seule unité +fondamentale d'après laquelle nous puissions apprécier, à un degré plus +ou moins exact, tous les autres systèmes organiques; c'est uniquement là +que le point de vue essentiel de la philosophie primitive doit être +convenablement maintenu par une philosophie plus profonde. Telle est +donc la solidarité nécessaire de toutes les parties de la science +biologique, malgré l'imposante immensité de son domaine rationnel.</p> + +<p>Après avoir ainsi nettement caractérisé le but et l'objet de la +biologie, et circonscrit exactement le champ général de ses recherches, +nous pourrons procéder, d'une manière plus sommaire, et néanmoins +satisfaisante, à l'examen philosophique de ses divers autres aspects +essentiels. Nous devons, à cet effet, considérer maintenant, en premier +lieu, la vraie nature des moyens fondamentaux d'investigation qui lui +sont propres.</p> + +<p>La loi philosophique que j'ai établie, dans le volume précédent, sur +l'inévitable accroissement général de nos ressources scientifiques à +mesure que la nature des phénomènes étudiés se complique davantage, se +vérifie ici de la manière la moins équivoque. Si, d'un côté, les +phénomènes biologiques sont incomparablement plus compliqués que tous +les précédens, d'une autre part, et comme suite naturelle de cette +complication supérieure, ainsi que nous allons le constater, leur étude +comporte nécessairement l'ensemble le plus étendu de moyens +intellectuels, dont plusieurs essentiellement nouveaux, et développe +dans l'esprit humain des facultés pour ainsi dire inactives jusqu'alors, +ou que du moins les autres sciences fondamentales ne pouvaient offrir +qu'à l'état rudimentaire, malgré l'invariable unité de la méthode +positive. Je ne dois point envisager ici, quelle que soit, en réalité, +leur extrême importance, les moyens rationnels qui résultent +immédiatement, pour la science biologique, de sa relation philosophique +avec le système des sciences antérieures, soit quant à la méthode, ou à +la doctrine; ils seront naturellement ci-après le sujet d'un examen +spécial, en traitant de la vraie position de la biologie dans ma +hiérarchie encyclopédique. En ce moment, je ne dois m'occuper que des +moyens essentiels d'exploration directe et d'analyse des phénomènes, qui +appartiennent à cette nouvelle branche fondamentale de la philosophie +naturelle.</p> + +<p>Parmi les trois modes principaux que j'ai distingués, en général, dans +l'art d'observer, le premier et le plus fondamental de tous, +l'observation proprement dite, acquiert évidemment en biologie une +extension supérieure. Nous avons déjà reconnu, dans la première partie +de ce volume, que, à partir des phénomènes chimiques, le sujet de la +philosophie naturelle devient nécessairement susceptible d'exploration +immédiate par l'ensemble de tous nos sens, jusqu'alors plus ou moins +incomplètement applicable. Tant que les recherches scientifiques se +bornent à des phénomènes très généraux, et par cela même fort simples, +comme en physique, en astronomie surtout, et éminemment en mathématique, +on ne doit éprouver aucun inconvénient réel à être nécessairement réduit +à l'emploi de deux ou trois sens, ou même d'un seul; et ces sciences, +malgré cette apparente infériorité de moyens matériels, n'en constituent +pas moins, comme nous l'avons pleinement établi jusqu'ici, vu l'extrême +simplicité de leur sujet, les parties incomparablement les plus +parfaites de la philosophie naturelle. Mais il n'en serait plus ainsi à +l'égard des phénomènes chimiques, et, à plus forte raison, envers les +phénomènes biologiques. Aussi ces deux nouvelles catégories +comportent-elles directement, par leur nature, l'emploi combiné des cinq +sens. La biologie présente, sous cet aspect, comparativement à la chimie +elle-même, un accroissement très important et non moins nécessaire.</p> + +<p>Il consiste d'abord dans l'usage des appareils artificiels destinés à +perfectionner les sensations naturelles, surtout en ce qui concerne la +vision. Malgré les remontrances, justes quoique exagérées, de M. +Raspail à ce sujet, il est certain que de tels appareils seront toujours +peu employés par les chimistes, parce que la nature des phénomènes +chimiques ne permet guère d'en concevoir aucune application générale +fort importante. Ils sont, au contraire, éminemment propres à améliorer +l'exploration biologique, quelque sages précautions qu'y exige +d'ailleurs leur emploi, si aisément illusoire, et nonobstant l'abus qui +en a souvent été fait, ou l'importance démesurée qu'on leur a trop +fréquemment accordée. Sous le point de vue statique surtout, ils +permettent de mieux apprécier une structure, dont les détails les moins +perceptibles peuvent acquérir, à tant d'égards, une importance capitale. +Même sous le point de vue dynamique, quoiqu'ils y soient bien moins +efficaces, ils conduisent quelquefois à observer directement le jeu +élémentaire des moindres parties organiques, base ordinaire des +principaux phénomènes vitaux. Jusqu'à présent, ces perfectionnemens +artificiels sont essentiellement bornés à la vision, qui continue à être +ici, comme pour tous les autres phénomènes, le fondement essentiel de +l'observation scientifique. On doit néanmoins remarquer avec intérêt les +appareils imaginés de nos jours pour le perfectionnement de l'audition, +et qui, primitivement destinés aux explorations pathologiques, +conviennent également à l'étude de l'organisme dans l'état normal. +Quoique grossiers encore, et nullement comparables aux appareils +microscopiques, ces instrumens peuvent néanmoins donner une idée des +améliorations que comportera sans doute ultérieurement l'audition +artificielle. Il faut même concevoir, par analogie, que tous les autres +sens, sans en excepter le toucher, seraient très probablement +susceptibles de donner lieu à de semblables artifices, qui pourront être +un jour suggérés à l'inquiète sagacité des explorateurs par une théorie +plus rationnelle et plus complète des sensations correspondantes, ce qui +achèverait le système, à peine ébauché, de nos moyens factices +d'observation directe.</p> + +<p>En second lieu, les ressources fondamentales de l'observation biologique +sont supérieures à celles de l'observation chimique sous un autre aspect +encore plus capital, et plus nécessairement inhérent à la nature propre +des phénomènes. Car, d'après la vraie position relative des deux +sciences, le biologiste peut, évidemment, disposer de l'ensemble des +procédés chimiques, comme d'une sorte de faculté nouvelle, pour +perfectionner l'exploration préliminaire du sujet de ses recherches. Un +tel moyen serait, par sa nature, radicalement interdit au chimiste, pour +lequel son usage constituerait directement un cercle vicieux +fondamental, puisqu'on supposerait ainsi réellement accomplie l'étude +même qu'on entreprend. Les caractères purement physiques sont les seuls +admissibles dans la définition préalable des corps dont le chimiste +s'occupe, en vertu de l'antériorité scientifique de la physique comparée +à la chimie: il ne connaîtra leurs propriétés chimiques qu'après +l'entière solution de ses problèmes, et, en conséquence, il ne saurait +les ranger parmi ses données, quoique une exposition peu rationnelle +tende ordinairement à déguiser une telle nécessité, que les recherches +effectives mettent toujours en pleine évidence. Pour le biologiste, au +contraire, la chimie devant être tout aussi connue que la physique, il +peut employer l'une et l'autre science à l'éclaircissement préliminaire +de son sujet propre, conformément à cette règle philosophique évidente +que toute doctrine peut être convertie en une méthode à l'égard de +celles qui la suivent dans la vraie hiérarchie scientifique, et jamais +envers celles qui l'y précèdent<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a> +<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>. La biologie commence aujourd'hui à +utiliser, quoique très imparfaitement encore, cette importante propriété +fondamentale, compensation nécessaire, bien qu'insuffisante, de la +complication supérieure de ses phénomènes. C'est surtout dans les +observations anatomiques, ainsi qu'il eût été facile de le prévoir, que +l'on a fait déjà, à un certain degré, un heureux usage des procédés +chimiques pour mieux caractériser les divers tissus élémentaires et les +principaux produits de l'organisme, en suivant, à cet égard comme à tant +d'autres, les lumineuses indications de Bichat. Quoique les observations +physiologiques proprement dites comportent beaucoup moins, par leur +nature, l'emploi d'un tel moyen, il peut cependant y être aussi d'une +efficacité réelle et notable. Il est, du reste, sous-entendu que, dans +l'un ou l'autre cas, ce genre d'exploration doit être, comme tout autre, +toujours soigneusement subordonné aux maximes générales de la saine +philosophie biologique; en sorte que, par exemple, il faut savoir éviter +ces minutieux détails numériques qui surchargent trop souvent les +analyses chimiques des tissus organiques, et qui sont radicalement +incompatibles avec le véritable esprit de la science des corps vivans. +Enfin, pour achever de caractériser sommairement l'accroissement des +moyens élémentaires d'observation proprement dite en biologie, il ne +faut pas négliger de noter que les substances qui composent +immédiatement les corps organisés sont, presque toujours, par leur +nature, plus ou moins alibiles; d'où il résulte que l'examen des effets +alimentaires peut souvent devenir, mais sous le seul point de vue +anatomique, un utile complément des autres procédés d'exploration, +surtout de l'exploration chimique et de la gustation, dont il constitue, +pour ainsi dire, un appendice naturel. Bichat, qui, le premier, en a +introduit l'usage, l'a plusieurs fois très heureusement employé, pour +suppléer à l'absence ou à l'imperfection des épreuves chimiques.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" +name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22"> +(retour) </a> Il peut être utile de remarquer, à ce sujet, + que cette règle est souvent méconnue, sous un rapport grave, + dans l'exposition dogmatique de la biologie actuelle. + Bichat, dans son immortel Traité d'<i>Anatomie générale</i>, a + consacré l'usage peu rationnel de comprendre les propriétés + physiologiques elles-mêmes parmi les caractères essentiels + destinés à définir chaque tissu, au même titre que les + caractères physiques, chimiques, et purement anatomiques, ce + qui constitue, ce me semble, un véritable cercle vicieux. On + ne saurait concevoir, sans doute, que deux tissus, + identiques sous tous les divers aspects statiques, pussent + différer physiologiquement, en sorte qu'une telle addition + serait au moins superflue. Mais, en outre, elle me paraît + tendre directement à faire méconnaître le véritable esprit + de la science biologique, qui consiste précisément, comme je + l'ai établi, à conclure l'état dynamique de l'état statique, + ou réciproquement, tandis qu'un tel usage mêle confusément + les inconnues du problème avec les données. On peut vérifier + aisément cette critique, en considérant que si ces notions + dynamiques, mal à propos introduites, pour chaque tissu, + parmi les notions purement statiques, n'étaient pas toujours + nécessairement incomplètes, la physiologie se trouverait + ainsi graduellement absorbée, en ce qu'elle a de plus + capital, par la simple anatomie, qui, par sa nature, n'en + saurait être qu'un préliminaire indispensable. En un mot, + cette disposition est, en elle-même, aussi irrationnelle que + celle des chimistes qui emploieraient les propriétés + chimiques à caractériser les corps dont ils s'occupent. +</blockquote> + +<p>Considérons maintenant le second mode fondamental d'investigation +biologique, c'est-à-dire, l'expérimentation proprement dite, qui +s'applique nécessairement, d'une manière plus spéciale, aux phénomènes +purement physiologiques, et dont l'exacte appréciation philosophique est +d'une importance capitale, en même temps que d'une plus grande +difficulté, surtout à cause des notions vicieuses qu'on s'en forme +encore habituellement.</p> + +<p>En examinant, sous un point de vue général, les conditions essentielles +d'une expérimentation rationnelle, j'ai déjà établi, à ce sujet, dans la +vingt-huitième leçon et dans la trente-cinquième, que, parmi tous les +ordres de phénomènes, les phénomènes physiques sont ceux qui, par leur +nature, doivent le mieux comporter un tel genre d'exploration. Ils sont +assez complexes, et par suite assez variés, pour permettre, et même pour +exiger, l'application la plus étendue de l'art expérimental; et, +néanmoins, en vertu de leur grande généralité, de leur simplicité +relative, et de l'extrême diversité des circonstances compatibles avec +leur production, les expériences peuvent y être instituées de la manière +la plus satisfaisante. Aussitôt qu'on s'écarte de cet heureux ensemble +de caractères, en passant à des phénomènes plus particuliers et plus +compliqués, l'usage de l'expérimentation devient nécessairement de moins +en moins décisif. Même à l'égard des phénomènes chimiques, nous avons +reconnu qu'ils présentent, sous ce rapport, de grandes difficultés +fondamentales, et que l'emploi des expériences ne semble y être si +étendu que par suite d'une disposition peu philosophique, trop commune +aujourd'hui, à confondre l'observation d'un phénomène artificiel avec +une véritable expérimentation. Toutefois, l'art expérimental proprement +dit offre encore à la chimie une ressource capitale. Mais, dans l'étude +des corps vivans, la nature des phénomènes me paraît opposer directement +des obstacles presque insurmontables à toute large et féconde +application d'un tel procédé; ou, du moins, c'est par des moyens d'un +autre ordre que doit être surtout poursuivi le perfectionnement +essentiel de la science biologique.</p> + +<p>Une expérimentation quelconque est toujours destinée à découvrir suivant +quelles lois chacune des influences déterminantes ou modificatrices d'un +phénomène participe à son accomplissement; et elle consiste, en général, +à introduire, dans chaque condition proposée, un changement bien défini, +afin d'apprécier directement la variation correspondante du phénomène +lui-même. L'entière rationnalité d'un tel artifice et son succès +irrécusable reposent évidemment sur ces deux suppositions fondamentales: +1º. que le changement introduit soit pleinement compatible avec +l'existence du phénomène étudié, sans quoi la réponse serait purement +négative; 2º. que les deux cas comparés ne diffèrent exactement que sous +un seul point de vue, car autrement l'interprétation, quoique directe, +serait essentiellement équivoque. Or, la nature des phénomènes +biologiques doit rendre presque impossible une suffisante réalisation de +ces deux conditions préliminaires, et surtout de la seconde. Nous avons +établi, en effet, que ces phénomènes exigent nécessairement le concours +indispensable d'un grand nombre d'influences distinctes, tant +extérieures qu'intérieures, qui, malgré leur diversité, sont étroitement +liées entre elles, et dont l'harmonie ne saurait persister, au degré +convenable qu'entre certaines limites de variation plus ou moins +étendues. Rien n'est donc plus facile, sans doute, que de troubler, de +suspendre, ou même de faire entièrement cesser, l'accomplissement de +tels phénomènes; mais, au contraire, nous devons éprouver les plus +grandes difficultés à y introduire une perturbation exactement +déterminée, soit quant au genre, soit, à plus forte raison, quant au +degré. Trop prononcée, elle empêcherait le phénomène; trop faible, elle +ne caractériserait point assez le cas artificiel. D'un autre côté, lors +même qu'elle a pu être primitivement restreinte à la modification +directe d'une seule des conditions du phénomène, elle affecte +nécessairement presqu'aussitôt la plupart des autres, en vertu de leur +consensus universel. À la vérité, cette inévitable perturbation +indirecte peut quelquefois n'exercer, sur certains phénomènes, qu'une +influence réellement négligeable; et c'est ce qui a permis, en plusieurs +occasions, très importantes quoique fort rares, une judicieuse +application de l'art expérimental aux recherches biologiques. Mais, à +l'égard même des questions qui comportent effectivement, à un degré +suffisant, un tel mode d'examen, l'institution rationnelle des +expériences présente des difficultés capitales, qui ne sauraient être +surmontées que par un esprit très philosophique, procédant, avec une +extrême circonspection, d'après une étude préalable, convenablement +approfondie, de l'ensemble du sujet à explorer. Aussi, sauf un petit +nombre d'heureuses exceptions, les expériences physiologiques ont-elles +jusqu'ici suscité ordinairement des embarras scientifiques supérieurs à +ceux qu'elles se proposaient de lever, sans parler, d'ailleurs, de +celles, plus multipliées encore, qui n'avaient réellement aucun but +bien défini, et qui n'ont abouti qu'à encombrer la science de détails +oiseux et incohérens.</p> + +<p>Pour compléter, sous le point de vue philosophique de ce Traité, cette +sommaire appréciation de l'expérimentation biologique proprement dite, +je crois devoir y introduire une nouvelle considération générale, qui +pourrait contribuer à mieux diriger désormais l'emploi d'un tel moyen. +En effet, les phénomènes vitaux dépendent, par leur nature, de deux +ordres bien distincts de conditions fondamentales, les unes relatives à +l'organisme lui-même, les autres au système ambiant. De là, ce me +semble, résultent nécessairement deux modes nettement différens +d'appliquer à ces phénomènes la méthode expérimentale, en introduisant, +tantôt dans l'organisme, et tantôt dans le milieu, des perturbations +déterminées. L'altération du milieu tend constamment, il est vrai, à +troubler l'organisme, en sorte qu'une telle division peut paraître +impraticable; mais il faut considérer que l'étude de cette réaction +constituerait elle-même une partie essentielle de l'analyse proposée, +indépendamment de l'exploration directe des effets purement +physiologiques, ce qui permet évidemment de maintenir une semblable +distinction.</p> + +<p>Jusqu'ici les principales séries d'expériences tentées en biologie, +appartiennent presque exclusivement à la première de ces deux catégories +générales, c'est-à-dire qu'elles sont essentiellement relatives à une +perturbation artificielle de l'organisme et non du milieu, sans qu'on se +soit, d'ailleurs, expressément occupé le plus souvent de maintenir le +milieu dans un état invariable. Or, il importe de remarquer, en +principe, que ce mode d'expérimentation doit précisément être, +d'ordinaire, le moins rationnel, parce qu'il est beaucoup plus difficile +d'y satisfaire convenablement aux conditions fondamentales ci-dessus +rappelées. En effet, la vie est bien moins compatible avec l'altération +des organes qu'avec celle du système ambiant; et, de plus, le consensus +des différens organes entre eux est tout autrement intime que leur +harmonie avec le milieu. Sous l'un et l'autre aspect, on ne saurait +ordinairement imaginer, en ce genre d'expériences moins susceptibles +d'un vrai succès scientifique que celles de vivisection, qui ont été +néanmoins les plus fréquentes. La mort, plus ou moins prochaine et +souvent rapide, qu'elles déterminent presque toujours dans un système +éminemment indivisible, et le trouble universel que l'ensemble de +l'économie organique en éprouve immédiatement, les rendent, en général, +plus spécialement impropres à procurer aucune solution positive. Je +fais, d'ailleurs, ici complétement abstraction de l'évidente +considération sociale qui, non-seulement à l'égard de l'homme, mais +aussi envers les animaux (sur lesquels nous ne saurions, sans doute, +nous reconnaître des droits absolument illimités), doit faire hautement +réprouver cette légèreté déplorable qui laisse contracter à la jeunesse +des habitudes de cruauté, aussi radicalement funestes à son +développement moral que profondément inutiles, pour ne pas dire +davantage, à son développement intellectuel.</p> + +<p>La seconde classe essentielle d'expériences physiologiques, où, sans +affecter directement les organes, on modifie seulement, sous un point de +vue déterminé, le système des circonstances extérieures, me paraît +constituer, en général, le mode d'expérimentation le mieux approprié à +la nature des phénomènes vitaux, quoiqu'il ait été jusqu'à présent à +peine employé, si ce n'est, par exemple, dans quelques recherches fort +incomplètes sur l'action des atmosphères artificielles, sur l'influence +comparative de différentes sortes d'alimentation, etc. Alors, en effet, +on est évidemment beaucoup plus maître de circonscrire, avec une +exactitude scientifique, la perturbation factice dont il s'agit +d'apprécier l'influence physiologique, et qui porte sur un système +susceptible d'une bien plus complète connaissance. En même temps, son +action sur l'organisme, quoique assez prononcée pour rester aisément +appréciable, peut être ménagée de telle manière que le trouble général +de l'économie vienne beaucoup moins altérer l'observation spéciale de +l'effet principal. Il faut ajouter enfin que toute expérimentation de ce +genre comporte bien davantage une suspension volontaire, qui permet de +rétablir l'état normal, à la seule condition, bien plus facile à +remplir, de n'avoir produit dans l'organisme aucune modification +profonde et durable. Or, cette dernière propriété, qui ne saurait guère +appartenir au premier mode d'expérimentation, est éminemment favorable à +la rationnalité des inductions, en rendant le parallèle plus direct et +plus parfait. Car, lorsque l'organisme a été directement modifié, et +surtout dans les expériences de vivisection, la comparaison entre le cas +artificiel et le cas naturel, outre les causes essentielles +d'incertitude propres à une telle méthode, est ordinairement exposée, +par suite même de la violence du procédé, à cette nouvelle chance +d'erreur que l'état normal se juge sur un individu et sa perturbation +sur un autre, souvent pris au hasard. Le parallèle peut, sans doute, +être beaucoup plus juste dans le second mode d'expérimentation, qui +permet d'apprécier les deux états sur le même individu. Il est +satisfaisant de reconnaître, par un tel ensemble de motifs, que le genre +d'expériences le moins violent doive nécessairement être aussi le plus +instructif.</p> + +<p>En considérant l'application générale de la méthode expérimentale +proprement dite aux divers organismes de la série biologique, la nature +des difficultés essentielles change beaucoup plus que leur intensité +réelle, qui néanmoins n'est pas toujours la même. Plus l'organisme est +élevé, plus il devient artificiellement modifiable, soit par +l'altération directe d'un ensemble de conditions organiques plus +compliqué, soit d'après les changemens plus variés d'un système plus +étendu d'influences extérieures. Sous ce point de vue, le champ de +l'expérimentation physiologique, dans l'un ou l'autre de ces deux modes +fondamentaux, acquiert une extension croissante, à mesure qu'on remonte +la hiérarchie biologique. Mais, d'un autre côté, la difficulté d'une +rationnelle institution des expériences augmente proportionnellement, +par une suite non moins nécessaire des mêmes caractères; en sorte que, à +mon avis, la facilité d'expérimenter est dès lors plus que compensée, +pour le vrai perfectionnement de la science, par l'extrême embarras +qu'on éprouve à le faire avec succès. Quand il s'agit, au contraire, +d'organismes inférieurs, des organes plus simples et moins variés, liés +entre eux par un consensus moins intime, et en même temps un milieu +moins complexe et mieux défini, présentent à la saine expérimentation +biologique un ensemble de conditions évidemment plus favorable, quoique, +sous un autre aspect, son domaine y doive être, par cela même, plus +restreint, surtout à l'égard des circonstances extérieures, dont les +variations admissibles sont plus limitées; il faut d'ailleurs considérer +qu'on s'éloigne alors extrêmement de l'unité fondamentale de la +biologie, c'est-à-dire du type humain, ce qui doit rendre le jugement +plus incertain, principalement en ce qui concerne les phénomènes de la +vie animale. Néanmoins, quelque équivalens que paraissent, pour les +divers organismes, les différens obstacles fondamentaux à une large et +satisfaisante application de la méthode expérimentale, il me semble +incontestable, en dernière analyse, que cette méthode devient d'autant +plus convenable que l'on descend davantage dans la hiérarchie +biologique, parce qu'on est dès lors moins éloigné de la constitution +scientifique propre à la physique inorganique, à laquelle l'art des +expériences est, à mes yeux, par sa nature, essentiellement destiné.</p> + +<p>Malgré cette sévère appréciation philosophique de l'art expérimental +appliqué aux recherches physiologiques, personne ne conclura, j'espère, +que je veuille, d'une manière absolue, condamner son usage en biologie, +lorsqu'on a pu parvenir à réaliser, à un degré suffisant, le difficile +accomplissement de l'ensemble si complexe des conditions variées qu'il +exige. Il faudrait, sans doute, être égaré par de bien puissantes +préoccupations pour ne pas sentir vivement le profond mérite et la haute +importance scientifique des expériences si simples de Harvey sur la +circulation, de la lumineuse série d'essais de Haller sur +l'irritabilité, d'une partie des expériences remarquables de Spallanzani +sur la digestion et sur la génération, du bel ensemble de recherches +expérimentales de Bichat sur la triple harmonie entre le coeur, le +cerveau, et le poumon dans les animaux supérieurs, des belles +expériences de Legallois sur la chaleur animale, etc., et de plusieurs +autres tentatives analogues, qui, vu l'immense difficulté du sujet, +peuvent rivaliser, pour ainsi dire, avec ce que la physique proprement +dite nous présente de plus parfait. Le soin que j'ai pris ici d'indiquer +sommairement quelques nouvelles vues philosophiques relatives au +perfectionnement général de l'expérimentation biologique, doit, ce me +semble, suffisamment constater que je regarde l'art expérimental comme +pouvant, en effet, concourir efficacement aux vrais progrès ultérieurs +de l'étude des corps vivans. Mais, je devais néanmoins, contribuer, +autant qu'il est en moi, à rectifier les notions fausses ou exagérées +qu'on se forme communément aujourd'hui d'une telle méthode, vers +laquelle son apparente facilité tend à entraîner presque exclusivement +les esprits, et qui est si loin toutefois de constituer le mode général +d'exploration le mieux approprié à la nature des phénomènes biologiques. +Il faut maintenant, afin que cette importante question soit +convenablement envisagée dans son ensemble, ajouter ici encore une +nouvelle considération capitale, sur la haute destination scientifique +de l'exploration pathologique, envisagée comme offrant, pour la +biologie, d'une manière bien plus satisfaisante, le véritable équivalent +général de l'expérimentation proprement dite.</p> + +<p>Suivant une remarque déjà indiquée dès le volume précédent, le vrai +caractère de la saine expérimentation scientifique ne saurait consister +dans l'institution artificielle des circonstances d'un phénomène +quelconque; mais il résulte surtout du choix rationnel des cas, +d'ailleurs naturels ou factices, les plus propres à mettre en évidence +la marche essentielle du phénomène proposé. Les dispositions établies +par notre intervention volontaire n'ont jamais de valeur scientifique +que comme devant mieux satisfaire à cette seule condition essentielle, +envers les phénomènes d'après lesquels s'est formée, à ce sujet, notre +éducation philosophique, c'est-à-dire, les phénomènes inorganiques. +Mais, si, au contraire, il pouvait arriver, dans un sujet quelconque de +recherches positives, que l'exploration des cas artificiels fût +nécessairement plus inextricable, et que, en sens inverse, certains cas +naturels heureusement choisis s'adaptassent spécialement à une plus +lucide analyse, ce serait, évidemment, prendre le moyen pour le but, et +sacrifier puérilement le fond à la forme, que de persister alors, avec +une obstination routinière, à préférer l'expérience proprement dite à +une observation ainsi caractérisée: une semblable prédilection +deviendrait aussitôt directement contraire au vrai principe +philosophique de la méthode expérimentale elle-même. Or, une telle +hypothèse se réalise complétement à l'égard des phénomènes +physiologiques. Autant leur nature se refuse, en général, comme nous +venons de le reconnaître, à l'expérimentation purement artificielle, +autant elle comporte éminemment l'usage le plus étendu et le plus +heureux de cette sorte d'expérimentation spontanée, qui résulte +inévitablement d'une judicieuse comparaison entre les divers états +anormaux de l'organisme et son état normal. C'est ce qu'on peut aisément +établir.</p> + +<p>Quelle est, en réalité, la propriété essentielle de toute expérience +directe? C'est, sans doute, d'altérer l'état naturel de l'organisme, de +façon à présenter sous un aspect plus évident l'influence propre à +chacune des conditions de ses différens phénomènes. Or, le même but +n'est-il pas nécessairement atteint, d'une manière beaucoup plus +satisfaisante et d'ailleurs non moins étendue, par l'observation des +maladies, considérées sous un simple point de vue scientifique? Suivant +le principe éminemment philosophique qui sert désormais de base générale +et directe à la pathologie positive, et dont nous devons l'établissement +définitif au génie hardi et persévérant de notre illustre concitoyen M. +Broussais<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a> +<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>, l'état pathologique ne diffère point radicalement de +l'état physiologique, à l'égard duquel il ne saurait constituer, sous un +aspect quelconque, qu'un simple prolongement plus ou moins étendu des +limites de variation, soit supérieures, soit inférieures, propres à +chaque phénomène de l'organisme normal, sans pouvoir jamais produire de +phénomènes vraiment nouveaux, qui n'auraient point, à un certain degré, +leurs analogues purement physiologiques. Par une suite nécessaire de ce +principe, la notion exacte et rationnelle de l'état physiologique doit +donc fournir, sans doute, l'indispensable point de départ de toute saine +théorie pathologique; mais il en résulte, d'une manière non moins +évidente, que, réciproquement, l'examen scientifique des phénomènes +pathologiques est éminemment propre à perfectionner les études +uniquement relatives à l'état normal. Un tel mode d'expérimentation, +quoique indirect, est, en général, mieux adapté qu'aucun autre à la +vraie nature des phénomènes biologiques. Au fond, une expérience +proprement dite sur un corps vivant, est-elle réellement autre chose +qu'une maladie plus ou moins violente, brusquement produite par une +intervention artificielle? Or, ces circonstances, qui seules distinguent +ces altérations factices des dérangemens naturels qu'éprouve +spontanément l'organisme par une suite inévitable du système si complexe +et de l'harmonie si étroite de ses diverses conditions d'existence +normale, ne sauraient, sans doute, être regardées comme favorables, en +elles-mêmes, à une saine exploration scientifique, qui doit en éprouver, +au contraire, un immense surcroît de difficulté. L'invasion successive +d'une maladie, le passage lent et graduel d'un état presque entièrement +normal à un état pathologique pleinement caractérisé, loin de +constituer, pour la science, d'inutiles préliminaires, peuvent déjà +offrir, évidemment, par eux-mêmes, d'inappréciables documens au +biologiste capable de les utiliser. Il en est encore ainsi, d'une +manière non moins sensible, pour l'autre extrémité du phénomène, surtout +dans les cas d'heureuse terminaison, spontanée ou provoquée, qui +présente la même exploration en sens inverse et comme une sorte de +vérification générale de l'analyse primitive. Si l'on considère enfin +qu'un tel préambule et une telle conclusion n'empêchent point d'ailleurs +l'examen direct du phénomène principal, et tendent, au contraire, à +l'éclairer vivement, on sentira quelle doit être, en général, dans +l'étude des corps vivans, la haute supériorité nécessaire de l'analyse +pathologique sur l'expérimentation proprement dite. Je n'ai pas besoin +d'ailleurs de faire expressément ressortir cette propriété, aussi +essentielle qu'évidente, du premier mode d'exploration biologique, de +pouvoir être immédiatement appliqué, de la manière la plus étendue, à +l'homme lui-même, sans préjudice de la pathologie des animaux, et même +des végétaux, qui, long-temps négligées, commencent aujourd'hui à être +enfin judicieusement introduites parmi les moyens fondamentaux de la +biologie. On doit, sans doute, regarder comme fort honorable pour notre +espèce d'être ainsi parvenue à faire tourner au profit de son +instruction positive l'étude des nombreux dérangemens qu'entraîne +malheureusement la perfection même de sa propre organisation et de celle +des autres races plus ou moins vivantes. Il est vraiment déplorable que +la constitution de nos grands établissemens médicaux soit, en général, +assez peu rationnelle jusqu'ici, du moins si j'en juge par la France, +pour qu'une telle source d'instruction reste encore presque entièrement +stérile, faute d'observations suffisamment complètes et d'observateurs +convenablement préparés.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" +name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23"> +(retour) </a> On ne saurait méconnaître les droits réels de + M. Broussais à cette fondation capitale, quoique d'ailleurs + il fût également injuste de négliger la part essentielle de + ses plus illustres prédécesseurs, depuis environ un + demi-siècle, dans la préparation indispensable à + l'établissement direct d'un tel principe, qui, comme toute + autre idée-mère, a dû être long-temps et diversement élaboré + avant de pouvoir être saisi dans son ensemble et par suite + rationnellement proclamé. Je ne peux m'empêcher, à ce sujet, + de réclamer ici hautement contre la profonde injustice + nationale qui a succédé, en général, envers M. Broussais, à + quelques années d'un enthousiasme irréfléchi. La postérité + n'oubliera point, sans doute, que M. Broussais a bien voulu, + après avoir fourni sa principale carrière scientifique, se + porter candidat à l'Académie des Sciences de Paris, et qu'il + en a été aveuglément repoussé; la plupart des membres de + cette illustre compagnie étaient, à la vérité, des juges + incompétens d'une telle capacité philosophique. Toutefois, + ce qui mérite davantage encore d'être signalé à l'opinion + vraiment impartiale et éclairée, c'est l'indifférence + systématique, pour ne pas dire plus, de la majeure partie + des médecins actuels, surtout en France, à l'égard de M. + Broussais, quoique ses travaux aient certainement concouru, + d'une manière plus ou moins directe mais fondamentale, au + développement intellectuel de la plupart d'entre eux, et + malgré d'ailleurs l'intérêt social évident de la corporation + médicale à se rallier sous un chef éminent, intérêt que + n'eussent point, sans doute, aussi légèrement négligé des + corporations rétrogrades mais plus habituées à la + hiérarchique coordination des efforts, comme celle des + prêtres, et même celle des avocats. +</blockquote> + +<p>Cette exploration pathologique doit être assujettie, comme tout autre +mode d'expérimentation, à la distinction générale que j'ai ci-dessus +établie. En effet, les perturbations naturelles, aussi bien que les +altérations artificielles, peuvent provenir d'une double origine, ou des +dérangemens spontanés qu'éprouve l'organisme par l'action mutuelle de +ses diverses parties, ou des troubles primitifs dans le système +extérieur de ses conditions d'existence. Or, ici, comme précédemment, il +faut reconnaître, en général, et d'après les mêmes motifs essentiels, +que les maladies produites par l'altération du milieu conviennent +nécessairement davantage à l'analyse biologique que celles directement +relatives à la perturbation de l'organisme. Les causes en doivent être, +d'ordinaire, mieux circonscrites et plus connues, la marche plus +claire, et l'heureuse terminaison plus facile. Il serait superflu +d'insister davantage ici sur une extension aussi évidente de notre +remarque fondamentale.</p> + +<p>Le moyen général d'exploration biologique qui résulte d'une judicieuse +analyse des phénomènes pathologiques, est évidemment applicable, encore +plus que l'expérimentation directe, à l'ensemble de la série organique. +Il est, comme celui-ci, d'autant plus fécond et plus varié qu'il s'agit +d'un organisme plus élevé; mais il est aussi, en même temps, plus +incertain et plus difficile, quoiqu'il le soit toujours beaucoup moins +que le précédent. C'est pourquoi il y a encore plus de véritable utilité +scientifique à l'étendre à tous les degrés de la hiérarchie biologique, +lors même qu'on ne se proposerait d'autre but qu'une plus exacte +connaissance de l'homme, dont les maladies propres peuvent être +éclairées, d'une manière souvent très heureuse, par une saine analyse +des dérangemens relatifs à tous les autres organismes, jusques et y +compris l'organisme végétal, ainsi que nous l'établirons d'ailleurs tout +à l'heure en traitant du procédé comparatif.</p> + +<p>Non-seulement l'analyse pathologique est applicable, par sa nature, à +tous les organismes quelconques, mais elle peut embrasser aussi tous +les divers phénomènes du même organisme, ce qui constitue un dernier +motif général de la supériorité évidente de ce mode indirect +d'expérimentation biologique, opposé au mode direct. Celui-ci, en effet, +est trop perturbateur et trop brusque pour qu'on puisse réellement +l'appliquer jamais avec succès à l'étude de certains phénomènes, qui +exigent la plus délicate harmonie d'un système de conditions très varié; +tandis que ces mêmes caractères sont loin, malheureusement, de mettre de +tels phénomènes à l'abri des altérations pathologiques. On conçoit que +j'ai principalement en vue ici les phénomènes intellectuels et moraux, +relatifs aux animaux supérieurs, et surtout à l'homme, dont l'étude est +à la fois si importante et si difficile, et qui, par leur nature, ne +sauraient être le sujet d'aucune expérimentation un peu énergique, +susceptible seulement de les faire immédiatement cesser. L'observation +des nombreuses maladies, primitives ou consécutives, du système nerveux, +nous offre, évidemment, un moyen spécial et inappréciable de +perfectionner l'exacte connaissance de leurs véritables lois, quoique +les obstacles particuliers à une telle exploration, et, en même temps, +l'inaptitude plus prononcée de la plupart des explorateurs jusqu'à +présent, n'aient pas permis encore d'utiliser beaucoup une ressource +aussi capitale.</p> + +<p>On doit, enfin, pour avoir un aperçu complet de l'ensemble des moyens +généraux que la biologie peut emprunter à l'analyse pathologique, y +ajouter, comme un appendice naturel, l'examen des organisations +exceptionnelles, ou des cas de monstruosité. Ces anomalies organiques, +plus long-temps encore que les autres phénomènes, ainsi qu'on devait s'y +attendre, n'ont été le sujet, presque jusqu'à nos jours, que d'une +aveugle et stérile curiosité. Mais, depuis que la science, d'après +d'heureuses analyses particulières, tend de plus en plus à les ramener +directement, en général, aux lois fondamentales de l'organisme régulier, +leur étude a commencé à devenir un important complément de l'ensemble +des procédés relatifs à l'exploration biologique, et spécialement du +procédé pathologique, dont elle constitue une sorte de prolongement +universel, en considérant de telles exceptions comme de vraies maladies, +dont l'origine est seulement plus ancienne et moins connue, et la nature +ordinairement plus incurable, double caractère qui doit, toutefois, leur +faire attribuer, en principe, une moindre valeur scientifique. À cela +près, le moyen tératologique est d'ailleurs applicable, comme le moyen +pathologique, soit à l'ensemble de la hiérarchie biologique, soit à +tous les divers aspects essentiels de chaque organisme, animal ou +végétal; et ce n'est qu'en l'employant ainsi dans toute son extension +philosophique, qu'on en pourra réaliser, de même qu'envers tout autre +procédé, des applications d'une véritable importance spéculative.</p> + +<p>Quel que soit le mode d'expérimentation, direct ou indirect, artificiel +ou naturel, que l'on se propose de suivre dans une étude biologique +quelconque, on devra, évidemment, remplir, en général, ces deux +conditions constamment indispensables, à défaut desquelles tant de +recherches compliquées ont laborieusement avorté jusqu'ici: 1º avoir en +vue un but nettement déterminé, c'est-à-dire, tendre à éclaircir tel +phénomène organique, sous tel aspect spécial; 2º connaître, le plus +complétement possible, d'après l'observation proprement dite, le +véritable état normal de l'organisme correspondant et les vraies limites +de variation dont il est susceptible. Sans la première condition, le +caractère du travail serait, de toute nécessité, vague et incertain; +sans la seconde, l'institution des expériences ne serait dirigée par +aucune considération rationnelle, et leur interprétation finale n'aurait +aucune base solide. À l'égard de sciences plus simples et plus +anciennes, dont la constitution positive est plus avancée, et la vraie +philosophie mieux connue, de telles recommandations générales +sembleraient, en quelque sorte, puériles. Malheureusement, envers une +science fondamentale aussi compliquée et aussi récente que l'est la +biologie, il s'en faut encore de beaucoup que la philosophie positive +puisse désormais se dispenser de reproduire, d'une manière spéciale et +pressante, ces maximes élémentaires. C'est surtout dans les problèmes +relatifs à la vie animale, que leur inobservance habituelle est très +frappante, quoique les recherches sur la vie organique ne soient point, +assurément, toujours irréprochables sous ce rapport. Si, par exemple, +les nombreuses observations recueillies jusqu'ici quant aux divers +dérangemens des phénomènes intellectuels et moraux n'ont réellement +répandu encore presque aucune lumière importante sur les lois naturelles +de leur accomplissement, on doit principalement l'attribuer, soit à +l'absence d'un sujet de recherches nettement conçu et distinctement +spécifié, soit, plus fortement peut-être, à la trop imparfaite notion +préalable de l'état normal correspondant. Ainsi, en dernière analyse, +quelle que puisse être, en biologie, la valeur fondamentale du mode le +plus convenable d'expérimentation, il ne faut jamais oublier que, ici +comme partout ailleurs, et même beaucoup plus qu'ailleurs, l'observation +pure doit nécessairement être toujours placée en première ligne, comme +éclairant d'abord, d'une indispensable lumière, l'ensemble du sujet dont +il s'agit de perfectionner ensuite, sous tel point de vue déterminé, +l'étude spéciale, par voie d'expérimentation.</p> + +<p>Il me reste, enfin, à considérer, en troisième lieu, la dernière méthode +fondamentale propre à l'exploration biologique, celle qui, par sa +nature, est le plus spécialement adaptée à l'étude des corps vivans, +d'où elle tire, en effet, sa véritable source logique, et dont elle +doit, par son application toujours plus complète et plus rationnelle, +déterminer désormais, plus qu'aucune autre, le progrès incessamment +croissant. On voit qu'il s'agit, en un mot, de la méthode comparative +proprement dite, que nous devons caractériser ici sous son aspect le +plus philosophique.</p> + +<p>En établissant, au commencement du volume précédent, ma division +rationnelle des trois modes fondamentaux de l'art d'observer, j'ai déjà +fait sentir, en général, que le dernier de ces modes, le plus indirect +et le plus difficile de tous, la comparaison, était essentiellement +destiné, par sa nature, à l'étude des phénomènes les plus particuliers, +les plus compliqués, et les plus variés, dont il devait constituer la +principale ressource. Nous avons d'abord reconnu que les vrais +phénomènes astronomiques, nécessairement limités au seul monde dont nous +faisons partie, ne pouvaient aucunement comporter, si ce n'est d'une +manière tout-à-fait secondaire, l'application d'un tel procédé +d'exploration. Passant ensuite aux divers phénomènes de la physique +proprement dite, nous avons également constaté que, quoique leur nature +y interdise beaucoup moins une utile introduction de la méthode +comparative, c'est néanmoins d'après un tout autre mode fondamental que +l'art d'observer doit y être spécialement employé. Enfin, à partir des +phénomènes chimiques, nous avons établi que, malgré qu'une telle méthode +n'ait jusqu'ici aucun rang déterminé dans le système logique de la +philosophie chimique, le caractère des phénomènes commence dès lors à +devenir susceptible d'une heureuse et importante combinaison de ce mode +avec les deux autres, qui doivent néanmoins y rester prépondérans. Mais +c'est seulement dans l'étude, soit statique, soit dynamique, des corps +vivans, que l'art comparatif proprement dit peut prendre tout le +développement philosophique qui le caractérise, de manière à ne pouvoir +être convenablement transporté à aucun sujet qu'après avoir été +exclusivement emprunté à cette source primitive, suivant le principe +logique si fréquemment proclamé et pratiqué dans ce Traité.</p> + +<p>Quelles sont, en effet, les conditions fondamentales sur lesquelles +doive nécessairement reposer, en général, l'application rationnelle d'un +tel mode d'exploration? Elles consistent, évidemment, par la nature même +du procédé, dans cet indispensable concours de l'unité essentielle du +sujet principal avec la grande diversité de ses modifications +effectives. Sans la première condition, la comparaison n'aurait aucune +base solide; sans la seconde, elle manquerait d'étendue et de fécondité: +par leur réunion, elle devient à la fois possible et convenable. Or, +d'après la définition même de la vie, ces deux caractères sont, de toute +nécessité, éminemment réalisés dans l'étude des phénomènes biologiques, +sous quelque point de vue qu'on les envisage. L'exacte harmonie entre le +moyen et le but est ici tellement spontanée et si nettement prononcée, +que son entière appréciation philosophique peut être aisément effectuée +sans donner lieu à ces discussions spéciales qui ont été indispensables +ci-dessus pour caractériser avec justesse la vraie fonction rationnelle, +bien plus équivoque et plus litigieuse, de la méthode expérimentale en +biologie.</p> + +<p>Tout le système de la science biologique dérive, comme nous l'avons +établi, d'une seule grande conception philosophique: la correspondance +générale et nécessaire, diversement reproduite et incessamment +développée, entre les idées d'organisation et les idées de vie. L'unité +fondamentale du sujet ne saurait donc être, en aucun cas, plus parfaite; +et la variété presque indéfinie de ses modifications, soit statiques, +soit dynamiques, n'a pas besoin, sans doute, d'être formellement +constatée. Sous le point de vue purement anatomique, tous les organismes +possibles, toutes les parties quelconques de chaque organisme, et tous +les divers états de chacun, présentent nécessairement un fond commun de +structure et de composition, d'où procèdent successivement les diverses +organisations plus ou moins secondaires qui constituent des tissus, des +organes, et des appareils de plus en plus compliqués. De même, sous +l'aspect physiologique proprement dit, tous les êtres vivans, depuis le +végétal jusqu'à l'homme, considérés dans tous les actes et à toutes les +époques de leur existence, sont essentiellement doués d'une certaine +vitalité commune, premier fondement indispensable des innombrables +phénomènes qui les caractérisent graduellement. L'une et l'autre de ces +deux grandes faces corrélatives du sujet universel de la biologie, +montrent toujours ce que les différens cas offrent de semblable comme +étant nécessairement, et en réalité, plus important, plus fondamental, +que les particularités qui les distinguent; conformément à cette loi +essentielle de la philosophie positive, dont j'ai fait, dès le début et +dans tout le cours de cet ouvrage, une des principales bases de ma +conception philosophique, que, en tout genre, les phénomènes plus +généraux dominent constamment ceux qui le sont moins. C'est sur une +telle notion que repose directement l'admirable rationnalité de la +méthode comparative appliquée à la biologie.</p> + +<p>Au premier aspect, l'obligation strictement prescrite à cette grande +science d'embrasser ainsi, dans son entière immensité, l'imposant +ensemble de tous les cas organiques et vitaux, paraît devoir accabler +notre intelligence sous une insurmontable accumulation de difficultés +capitales: et, sans doute, ce sentiment naturel a dû long-temps +contribuer, en effet, d'une manière spéciale, à retarder le +développement de la saine philosophie biologique. Il est néanmoins +exactement vrai qu'une telle extension du sujet jusqu'à ses extrêmes +limites philosophiques, loin de constituer, pour la science, un +véritable obstacle, devient, au contraire, son plus puissant moyen de +perfectionnement, par la lumineuse comparaison fondamentale qui en +résulte nécessairement, une fois que l'esprit humain, familiarisé enfin +avec les conditions essentielles de cette difficile étude, parvient à +disposer tous ces cas divers dans un ordre qui leur permette de +s'éclairer mutuellement. Bornée à la seule considération de l'homme, +comme elle l'a été si long-temps, la science biologique ne pouvait, en +réalité, par sa nature, faire aucun progrès essentiel, même purement +anatomique, si ce n'est quant à cette anatomie descriptive et +superficielle, uniquement applicable à l'art chirurgical; car, en +procédant ainsi, elle abordait directement la solution du problème le +plus difficile par l'examen isolé du cas le plus compliqué, ce qui +devait ôter nécessairement tout espoir d'un véritable succès. Sans +doute, il était non-seulement évidemment inévitable, mais encore +rigoureusement indispensable, que la biologie commençât par un tel point +de départ, afin de se constituer une unité fondamentale, qui pût servir +ensuite à la coordination systématique de la série entière des cas +biologiques. Un tel type ne pouvait, en effet, sous peine de nullité +radicale, être arbitrairement choisi; et ce n'est point uniquement, ni +même principalement, comme le mieux connu et le plus intéressant, que le +type humain a dû être nécessairement préféré; c'est surtout par la +raison profonde qu'il offre, en lui-même, le résumé le plus complet de +l'ensemble de tous les autres cas, dont il permet dès lors de concevoir +une coordination exactement rationnelle. Ainsi, une première analyse +(obtenue d'après l'observation proprement dite, convenablement aidée de +l'expérimentation) de l'homme, envisagé à l'état adulte et au degré +normal, sert à former la grande unité scientifique, suivant laquelle +s'ordonnent les termes successifs de l'immense série biologique, à +mesure qu'ils s'éloignent davantage de ce type fondamental, en +descendant jusqu'aux organisations les plus simples et aux modes +d'existence les plus imparfaits. Mais, cela posé, la science, quant à +l'homme lui-même, resterait éternellement à l'état de grossière ébauche, +si, après une telle opération préliminaire, uniquement destinée à +permettre son développement rationnel, on ne reprenait intégralement +l'ensemble de cette étude pour obtenir des connaissances plus +approfondies, par la comparaison perpétuelle, sous tous les aspects +possibles, du terme primordial à tous les autres termes de moins en +moins complexes de cette série générale, ou, réciproquement, par +l'analyse comparative des complications graduelles qu'on observe en +remontant du type le plus inférieur au type humain. Soit qu'il s'agisse +d'une disposition anatomique, ou d'un phénomène physiologique, une +semblable comparaison méthodique de la suite régulière des différences +croissantes qui s'y rapportent, offrira toujours nécessairement, par la +nature de la science, le moyen le plus général, le plus certain, et le +plus efficace d'éclaircir, jusque dans ses derniers élémens, la question +proposée. Non-seulement on connaîtra ainsi un beaucoup plus grand nombre +de cas, mais, ce qui importe bien davantage, on connaîtra mieux chacun +d'eux par une conséquence inévitable et immédiate de leur rapprochement +rationnel. Sans doute, un tel effet ne serait point réellement produit, +et le problème aurait été rendu ainsi plus complexe au lieu de se +simplifier, si, par leur nature, tous ces cas divers ne présentaient pas +nécessairement une similitude fondamentale, accompagnée de modifications +graduelles, toujours assujetties à une marche régulière: et c'est +pourquoi cette méthode comparative ne convient essentiellement qu'à la +seule biologie, sauf l'usage capital que je montrerai, dans le volume +suivant, qu'on en peut faire aussi, d'après les mêmes motifs +philosophiques, quoique à un degré beaucoup moindre, pour la physique +sociale. Mais, à l'égard de toutes les études biologiques, l'ensemble +des considérations précédentes ne peut laisser, ce me semble, en +principe, aucune incertitude sur l'évidente convenance directe et +générale d'une telle méthode, tout en indiquant d'ailleurs les +difficultés essentielles que doit présenter le plus souvent l'heureuse +application d'un instrument aussi délicat, dont bien peu d'esprits +encore ont su faire un usage convenable.</p> + +<p>Quelque complète et spontanée que soit, en réalité, cette harmonie +fondamentale, tout vrai philosophe doit, néanmoins, sans doute, +contempler avec une profonde admiration l'art éminent à l'aide duquel +l'esprit humain a pu convertir en un immense moyen ce qui devait d'abord +paraître constituer une difficulté capitale. Une telle transformation +offre, à mes yeux, un des plus grands et des plus irrécusables +témoignages de force réelle que notre intelligence ait jamais fournis en +aucun genre. Et, c'est bien ici, comme à l'égard de toutes les autres +facultés scientifiques vraiment primordiales, l'oeuvre de l'espèce +entière, graduellement développée dans la longue suite des siècles, et +non le produit original d'aucun esprit isolé, malgré la frivole et +inqualifiable prétention de quelques modernes à se proclamer, ou à se +laisser proclamer les vrais créateurs privilégiés de la biologie +comparative! Depuis le simple usage primitif que le grand Aristote fit, +en quelque sorte spontanément, d'une telle méthode dans les cas les +plus faciles (ne fût-ce qu'en comparant, par exemple, la structure des +membres inférieurs de l'homme à celle des membres supérieurs), jusqu'aux +rapprochemens les plus profonds et les plus abstraits de la biologie +actuelle, on trouve réellement une série très étendue d'états +intermédiaires constamment progressifs, entre lesquels l'histoire ne +saurait individuellement signaler que les travaux susceptibles +d'indiquer, pour l'époque correspondante, une plus parfaite intelligence +du vrai génie de l'art comparatif, manifestée par son application plus +heureuse et plus large. Il est évident, en un mot, que la méthode +comparative des biologistes, pas plus que la méthode expérimentale des +physiciens, n'a été ni pu être proprement inventée par personne.</p> + +<p>Distinguons maintenant les divers aspects généraux sous lesquels doit +être poursuivie la comparaison biologique, que nous continuerons +toujours à envisager à la fois comme statique et comme dynamique. On +peut les rapporter à cinq chefs principaux, que je classe ici, autant +que possible, dans l'ordre de leur enchaînement naturel et de leur +valeur scientifique croissante: 1º comparaison entre les diverses +parties de chaque organisme déterminé; 2º comparaison entre les sexes; +3º comparaison entre les diverses phases que présente l'ensemble du +développement; 4º comparaison entre les différentes races ou variétés de +chaque espèce; 5º enfin, et au plus haut degré, comparaison entre tous +les organismes de la hiérarchie biologique. Il est d'ailleurs +sous-entendu que, dans l'un quelconque de ces parallèles, l'organisme +sera constamment considéré à l'état normal, ainsi qu'on l'a toujours +fait jusqu'ici, comme il était indispensable de le faire d'abord. Quand +les lois essentielles relatives à cet état auront été convenablement +établies, l'esprit humain pourra passer rationnellement à la pathologie +comparée, soit statique, soit dynamique, dont l'étude, encore plus +détaillée par sa nature, devra conduire à perfectionner ces lois en +étendant leur portée primitive. Mais toute semblable tentative serait +actuellement prématurée, l'organisme normal n'étant point encore assez +bien connu. Jusqu'alors, l'exploration pathologique ne saurait être +employée régulièrement en biologie qu'à titre d'équivalent de +l'expérimentation proprement dite, comme je l'ai précédemment expliqué. +D'ailleurs, il faut reconnaître, ce me semble, que ce système distinct +et complet de pathologie comparative, quelque précieux qu'il fût, +n'appartiendrait point réellement, en aucun cas, à la vraie biologie, +quoiqu'il en devînt l'application nécessaire, mais essentiellement à +l'art médical, envisagé dans son entière extension, dont il +constituerait rationnellement la base indispensable et directe.</p> + +<p>Si l'on ne devait point attacher une véritable importance à ne pas trop +multiplier les motifs généraux de comparaison, on aurait pu comprendre, +parmi ceux que je viens d'énumérer, l'examen des différences que +présente chaque partie ou chaque acte organique suivant les diverses +circonstances extérieures normales sous l'influence desquelles +l'organisme est placé, ce qui embrasse à la fois les considérations +essentielles de climat, de régime, etc. Mais, il est évident que +l'entier développement de ces considérations appartient rationnellement, +d'une manière spéciale, à l'histoire naturelle proprement dite, et non à +la pure biologie. Quant à leur ébauche fondamentale, qui convient +réellement aux études biologiques, elle est tout naturellement comprise +dans le domaine effectif de la simple observation directe, dont elle +constitue le complément indispensable, et non proprement dans celui de +la méthode comparative, qui, ce me semble, doit toujours reposer sur une +modification quelconque de l'organisme lui-même et non du milieu. On +pourrait aussi distinguer, sans doute, comme titre séparé, la +comparaison entre les divers tempéramens, c'est-à-dire, entre les +différentes modifications natives, à la fois normales et fixes, d'un +même organisme à un âge quelconque. Mais cette considération a trop peu +d'importance propre, si ce n'est dans l'espèce humaine, pour exiger, en +général, une mention distincte. Du reste, parvenue à son maximum +d'influence, elle se trouve implicitement comprise dans la considération +des variétés ou races proprement dites, qui ne paraissent être, suivant +la judicieuse théorie de M. de Blainville, que des tempéramens poussés +jusqu'à l'extrême limite des variations normales dont l'organisme +correspondant était susceptible, et rendus en même temps plus +persistans, par l'influence continue d'un milieu fixe et plus prononcé, +agissant, pendant une longue suite de générations, sur une espèce +primitivement homogène.</p> + +<p>Quel que soit le mode général suivant lequel on se propose d'appliquer +la méthode comparative à une recherche biologique quelconque, son esprit +essentiel consiste toujours à concevoir tous les cas envisagés comme +devant être radicalement analogues sous le point de vue que l'on +considère, et à représenter, en conséquence, leurs différences +effectives comme de simples modifications, déterminées, dans un type +fondamental et abstrait, par l'ensemble des caractères propres à +l'organisme ou à l'être correspondant; en sorte que les différences +secondaires soient sans cesse rattachées aux principales d'après des +lois constamment uniformes, dont le système doit constituer la vraie +philosophie biologique, soit statique, soit dynamique, destinée à +fournir ainsi l'explication rationnelle et homogène de chaque cas +déterminé. Si la question est simplement anatomique, on regarde, à +partir de l'homme adulte et normal pris pour unité fondamentale, toutes +les autres organisations comme des simplifications successives, par voie +de dégradation continue, de ce type primordial, dont les dispositions +essentielles doivent se retrouver toujours dans les cas même les plus +éloignés, qui les montrent dégagées de toute complication plus ou moins +accessoire. De même, en traitant un problème physiologique proprement +dit, on cherche surtout à saisir l'identité fondamentale du phénomène +principal qui caractérise la fonction proposée, à travers les +modifications graduelles que présente la série entière des cas comparés, +jusqu'à ce que les plus simples d'entre eux aient enfin réalisé, autant +que possible, l'isolement, d'abord abstrait, d'un tel phénomène, dont +la notion essentielle, ainsi fixée, peut être ensuite revêtue +successivement, en sens inverse, des diverses attributions secondaires +qui la compliquaient primitivement. Il est donc évident, sous l'un ou +l'autre aspect, que la conception qualifiée par quelques naturalistes +contemporains du nom de <i>théorie des analogues</i>, et qu'on s'est efforcé +de présenter comme une innovation récente, ne constitue réellement, sous +une autre dénomination, que le principe nécessaire et invariable de la +méthode comparative elle-même, directement envisagée dans son ensemble +philosophique. On conçoit aisément quelle profonde et éclatante lumière +une telle méthode, convenablement appliquée, est éminemment destinée à +répandre sur toutes les études biologiques, dont les immenses détails +doivent, par leur nature, trouver, dans cet intime rapprochement mutuel +de tous les cas possibles, les principaux moyens d'explication +scientifique qui leur sont propres. Il serait, d'ailleurs, impossible de +méconnaître combien des esprits irrationnels ou mal préparés peuvent +facilement abuser d'une méthode, aussi délicate en elle-même, et encore +aussi imparfaitement appréciée d'ordinaire, de manière à entraver le +vrai développement de la science par de vicieuses spéculations sur des +analogies qui ne sauraient exister, faute d'avoir d'abord exactement +circonscrit le champ général des analogies réelles, correspondant à +l'ensemble des organes ou des actes véritablement communs.</p> + +<p>Parmi les motifs essentiels de comparaison biologique précédemment +énumérés, les seuls qui présentent un caractère assez nettement tranché +pour devoir être ici spécialement examinés sont, la comparaison entre +les diverses parties d'un même organisme, celle des différentes phases +de chaque développement, et surtout celle de tous les termes distincts +de la grande hiérarchie des corps vivans. Afin de compléter cet aperçu +général de la méthode comparative, il convient maintenant d'apprécier +séparément la valeur philosophique de chacun de ces trois modes +principaux.</p> + +<p>C'est, de toute nécessité, par le premier que cette méthode a dû +commencer à s'introduire spontanément dans les recherches quelconques, +soit statiques, soit dynamiques, relatives aux corps vivans. En se +bornant même à la seule considération de l'homme, aucun esprit +philosophique ne saurait éviter d'être plus ou moins frappé +immédiatement de la similitude remarquable que présentent, à tant +d'égards, ses diverses parties principales, soit dans leur structure, +soit dans leurs fonctions, malgré leurs grandes et incontestables +différences. D'abord, tous les tissus, tous les appareils, en tant +qu'organisés et vivans, offrent, d'une manière homogène, ces caractères +fondamentaux inhérens aux idées mêmes d'organisation et de vie, et +auxquels sont réduits les derniers organismes. Mais, en outre, sous un +point de vue plus spécial, l'analogie des organes devient nécessairement +de plus en plus prononcée à mesure que celle des fonctions l'est +davantage, et, réciproquement, ce qui peut conduire, et a souvent +conduit, en effet, aux plus lumineux rapprochemens, anatomiques ou +physiologiques, en passant ainsi alternativement de l'une à l'autre +similitude. Quelque admirable extension qu'ait pris, de nos jours, à +d'autres titres, la méthode comparative, les biologistes sont loin de +renoncer à employer désormais, comme moyen d'importantes découvertes, ce +mode originaire et simple de l'art comparatif. C'est ainsi, par exemple, +que le grand Bichat, quoique essentiellement réduit à la seule +considération de l'homme, envisagé même à l'état adulte, a découvert +cette analogie fondamentale entre le système muqueux et le système +cutané, qui a déjà répandu tant de précieuses lumières sur la biologie +et sur la pathologie. De même, malgré cette profonde et familière +intelligence de la méthode comparative, envisagée dans sa plus grande +extension philosophique et sous tous ses divers aspects essentiels, qui +caractérise éminemment les travaux de M. de Blainville, on ne saurait +douter, par exemple, que l'assimilation capitale établie par cet +illustre biologiste entre le crâne et les autres élémens de la colonne +vertébrale, ne pût être suffisamment indiquée par la simple analyse +rationnelle de l'organisme humain.</p> + +<p>Le second mode général de l'art comparatif, qui consiste dans le +rapprochement des divers états par lesquels passe successivement chaque +corps vivant depuis sa première origine jusqu'à son entière destruction, +présente à la science biologique un nouvel ordre de ressources +fondamentales. Sa principale valeur philosophique résulte de ce que, par +sa nature, il permet d'envisager, sur un courte échelle, et pour ainsi +dire d'un seul aspect, l'ensemble sommaire et rapide de la série +successive des organismes les plus tranchés que puisse offrir la +hiérarchie biologique. Car, on conçoit que l'état primitif de +l'organisme même le plus élevé doit nécessairement représenter, sous le +point de vue anatomique ou physiologique, les caractères essentiels de +l'état complet propre à l'organisme le plus inférieur, et ainsi +successivement; quoique on doive, d'ailleurs soigneusement éviter toute +prétention, à la fois puérile et absurde, à retrouver minutieusement +l'analogue exact de chaque terme principal relatif à la partie +inférieure de la série organique dans la seule analyse, bien plus et +tout autrement circonscrite, des diverses phases du développement de +chaque organisme supérieur. Il reste, néanmoins, incontestable qu'une +telle analyse des âges offre, à l'anatomie et à la physiologie, la +propriété essentielle de réaliser, dans un même individu, cette +complication successive d'organes et de fonctions qui caractérise +l'ensemble sommaire de la hiérarchie biologique, et dont le +rapprochement, devenu ainsi plus homogène et plus complet en même temps +que moins étendu, constitue un ordre spécial de comparaisons lumineuses, +qui ne pourrait être entièrement suppléé par aucun autre. Quoique utile +à tous les degrés de l'échelle organique, c'est, évidemment, dans +l'espèce humaine, et dans le sexe mâle, que cette analyse doit +nécessairement acquérir la plus grande valeur, puisque l'intervalle +entre l'origine et le maximum du développement est alors aussi prononcé +qu'on puisse jamais le concevoir, tous les organismes ayant, à peu près, +le même point de départ. Malheureusement, l'extrême difficulté +d'explorer ici l'organisation et la vie intra-utérines, qui sont, +néanmoins, sous ce point de vue, les plus importantes à analyser, +entrave beaucoup encore la principale application de ce précieux moyen +d'instruction. Enfin, c'est essentiellement pour la période ascendante +de la vie que cette analyse offre une ressource capitale: la période +opposée, qui n'est, en réalité, qu'une mort graduellement accomplie, +présente, à cet égard, peu d'intérêt scientifique. Car, s'il doit +exister une foule de manières de vivre, il ne peut guère y avoir, au +fond, qu'une seule manière naturelle de mourir; quoique, d'ailleurs, +l'analyse rationnelle de cette mort naturelle soit loin, sans doute, +d'être dépourvue, en elle-même, d'une véritable importance pour la +science biologique, dont elle constitue une sorte de corollaire général, +propre à vérifier utilement l'ensemble de ses lois principales.</p> + +<p>Malgré l'éminente valeur des deux modes précédens de comparaison +biologique, c'est surtout de l'immense parallèle rationnel institué +entre tous les termes de la série organique que la méthode comparative +proprement dite doit tirer, non-seulement son plus admirable +développement, mais encore son principal caractère philosophique comme +méthode distincte. Aussi conçoit-on sans peine l'exagération vulgaire +qui porte si fréquemment à ne reconnaître formellement l'existence +effective d'une telle méthode que dans les seuls cas où elle est +immédiatement appliquée sous ce dernier point de vue, le plus étendu et +le plus efficace de tous, quoique cette appréciation démesurée entraîne +d'ailleurs l'inconvénient capital de masquer la véritable origine de +l'art comparatif. En effet, l'idée de comparaison entre plus ou moins, +de toute nécessité, dans la notion de toute observation, quel que soit +son mode, et même à quelque sujet qu'elle se rapporte: car, il faut +bien, au moins, comparer toujours les conditions sous lesquelles le +phénomène s'accomplit avec les circonstances qui caractérisent son +accomplissement; cela est encore plus spécialement indispensable dans +toute expérimentation proprement dite. Ce n'est donc point par cet +unique attribut que la méthode exclusivement qualifiée de comparative +mérite sa dénomination propre; et une telle remarque peut expliquer +pourquoi les métaphysiciens, qui ont seuls tenté jusqu'ici d'analyser la +marche de notre entendement, sont parvenus à confondre, avec quelque +apparence de raison, les méthodes les plus réellement distinctes, faute +de les avoir étudiées dans leurs applications caractéristiques. La vraie +différence essentielle entre ce nouveau mode fondamental de l'art +d'observer et les deux autres plus simples et plus généraux, que j'en +ai séparés sous les noms spéciaux d'observation et d'expérimentation, +consiste en ce qu'il est fondé sur une comparaison très prolongée d'une +suite fort étendue de cas analogues, où le sujet se modifie par une +succession continue de dégradations presque insensibles. Telle est la +qualité générale qui justifie évidemment le titre formel de cette +troisième méthode d'exploration, et qui, en même temps, la destine, +d'une manière si manifeste et pour ainsi dire exclusive, à l'étude des +corps vivans. Or, c'est surtout dans la comparaison entre les organismes +de la hiérarchie biologique que cet attribut caractéristique est +éminemment prononcé. Le parallèle entre les parties analogues d'un seul +organisme, et même l'analyse comparative des âges successifs, ne +sauraient offrir directement une assez longue suite de cas variés pour +suffire isolément à rendre hautement incontestable la nature propre +d'une telle méthode, quoiqu'on ait dû ensuite les y comprendre +rationnellement, quand une fois son véritable esprit général a été enfin +nettement révélé par son application la moins équivoque.</p> + +<p>Il est heureusement inutile aujourd'hui d'insister beaucoup, en +principe, sur l'admirable clarté que doit nécessairement porter, dans +le système entier des études biologiques, cette comparaison rationnelle +entre tous les organismes connus, dont l'usage commence maintenant à +devenir familier à tous les bons esprits occupés, à un titre quelconque, +de la théorie des corps vivans. Chacun doit aisément sentir, d'après +l'ensemble des considérations précédentes, qu'il n'y a pas de structure +ni de fonction dont l'analyse fondamentale ne puisse être directement et +éminemment perfectionnée par l'examen judicieux de ce que tous les +divers organismes offrent, à cet égard, de commun, et de la +simplification continue qui fait graduellement disparaître les +caractères accessoires à mesure qu'on descend davantage dans la +hiérarchie biologique, jusqu'à ce qu'on soit enfin parvenu à ce terme, +plus ou moins éloigné, où subsiste seul l'attribut essentiel du sujet +proposé, et d'où la pensée peut procéder, en sens inverse, à la +reconstruction successive de l'organe ou de l'acte dans toute sa +première complication, d'abord inextricable. On peut même avancer, sans +exagération, qu'aucune disposition anatomique, et, à plus forte raison, +aucun phénomène physiologique, ne sauraient être vraiment connus tant +qu'on ne s'est point élevé, par cette décomposition spontanée, à la +notion abstraite de leur principal élément, en y rattachant +successivement toutes les autres notions plus ou moins importantes +suivant l'ordre rationnel rigoureusement indiqué par leur persistance +plus ou moins prolongée dans la série organique. Nul autre procédé +comparatif ne saurait, évidemment, être assez étendu, assez fécond, et +assez gradué, pour permettre, avec autant de précision, l'analyse +rationnelle du sujet considéré, et pour mesurer, d'une manière aussi +approchée, les vrais rapports de subordination entre ses divers élémens. +Une telle méthode me paraît offrir, en quelque sorte, quant aux +recherches biologiques, un caractère philosophique semblable à celui de +l'analyse mathématique appliquée aux questions de son véritable ressort, +où elle présente surtout, comme nous l'avons reconnu dans le premier +volume de cet ouvrage, la propriété essentielle de mettre en évidence, +dans chaque suite indéfinie de cas analogues, la partie fondamentale +réellement commune à tous, et qui, avant cette généralisation abstraite, +était profondément enveloppée sous les spécialités secondaires de chaque +cas isolé. On ne saurait douter que l'art comparatif des biologistes ne +produise, jusqu'à un certain point, un résultat équivalent, surtout par +la considération rationnelle de la hiérarchie organique.</p> + +<p>Cette grande considération, qui devait d'abord s'établir dans les études +purement anatomiques, a été peu adaptée jusqu'ici aux problèmes +physiologiques proprement dits. Elle y est, néanmoins, encore plus +nécessaire, et, en même temps, tout aussi applicable, sauf la difficulté +supérieure d'un tel genre d'observations. Il faut remarquer, enfin, que +pour réaliser entièrement les propriétés caractéristiques d'une telle +méthode, principalement à l'égard des questions physiologiques, il +importe beaucoup de lui attribuer habituellement, avec plus de force +qu'on ne le fait encore, toute l'extension rationnelle dont elle est +susceptible, en assujettissant à nos comparaisons scientifiques, +non-seulement tous les cas de l'organisme animal, mais en outre +l'organisme végétal lui-même. On conçoit, en effet, que plusieurs +phénomènes fondamentaux ne sauraient être, par leur nature, +convenablement analysés, si la comparaison biologique n'est pas poussée +jusqu'à ce terme extrême. Tels sont, évidemment, même dans l'homme, les +principaux phénomènes de la vie organique proprement dite. L'organisme +végétal est éminemment propre à leur étude rationnelle, non-seulement en +ce qu'on peut les y observer seuls et réduits à leur partie strictement +élémentaire, mais encore, par une raison moins sentie, en ce qu'ils y +sont nécessairement plus prononcés. Car, c'est dans le grand acte de +l'assimilation végétale que la matière brute passe réellement à l'état +organisé; toutes les transformations ultérieures qu'elle peut éprouver +de la part de l'organisme animal sont nécessairement bien moins +tranchées. Ainsi, l'organisme végétal est réellement le plus propre à +nous dévoiler les véritables lois élémentaires et générales de la +nutrition, qui doivent y exercer une influence à la fois plus simple et +plus intense.</p> + +<p>La méthode comparative est, évidemment, par sa nature, applicable à tous +les organes et à tous les actes, sans aucune exception. Mais, elle est +loin, néanmoins, d'offrir à tous les divers sujets de recherches des +ressources également étendues, puisque sa valeur scientifique doit +inévitablement diminuer, envers les organismes supérieurs, à mesure +qu'il s'agit d'appareils et de fonctions d'un ordre plus élevé, dont la +persistance est moins prolongée en descendant l'échelle biologique. Tel +est surtout le cas des fonctions intellectuelles et morales les plus +éminentes, qui, après l'homme, disparaissent presque entièrement, ou, du +moins, deviennent à peine reconnaissables, dès qu'on a dépassé les +premières classes de mammifères. On doit regarder, sans doute, comme +une imperfection radicale de la méthode comparative, de devenir ainsi +moins complétement applicable, au moment même où la complication et +l'importance supérieures des phénomènes exigeraient un concours plus +énergique de ressources fondamentales. Toutefois, même en ce cas, il +serait peu philosophique de méconnaître les vives lumières que peut +répandre, sur l'analyse de l'homme moral, l'étude intellectuelle et +affective des animaux supérieurs, et plus ou moins de tous les autres, +quoique cette comparaison, qui présente d'ailleurs des difficultés +spéciales, n'ait pas été encore instituée et poursuivie de manière à +conduire à des indications positives d'une valeur capitale. On doit +remarquer, en outre, que, sous ce point de vue, la méthode comparative +retrouve, jusqu'à un certain point, dans l'analyse rationnelle des âges, +naturellement devenue alors plus nette, plus étendue, et plus complète, +l'équivalent partiel des diminutions qu'elle éprouve relativement à la +hiérarchie biologique.</p> + +<p>Tels sont les principaux caractères philosophiques de la méthode +comparative proprement dite, envisagée comme le mode fondamental +d'exploration le mieux adapté à l'étude positive des corps vivans. +Suivant la définition universelle que j'ai posée, dès le début de ce +traité, des véritables lois naturelles, qui consistent toujours à +saisir, dans les phénomènes, leurs relations constantes, soit de +succession, soit de similitude, on devait sentir, en effet, qu'aucune +méthode ne saurait plus sûrement et plus directement conduire à établir, +en biologie, de pareilles lois que celle dont l'esprit général tend +immédiatement à nous faire concevoir tous les cas organiques comme +radicalement analogues et comme pouvant être déduits les uns des autres.</p> + +<p>Cette exacte appréciation sommaire de l'ensemble des moyens essentiels +d'investigation inhérens à la nature des études biologiques, nous a fait +vérifier, sans doute, de la manière la plus étendue et la moins +équivoque, combien nous étions fondés à prévoir, d'après les principes +philosophiques précédemment établis que la complication supérieure d'un +tel ordre de recherches devait nécessairement entraîner, comme une +conséquence inévitable, un accroissement correspondant dans le système +général de nos ressources fondamentales. Nous avons effectivement +reconnu que les deux modes élémentaires d'exploration propres aux +parties antérieures de la philosophie naturelle acquièrent ici une +extension capitale; et que, surtout, un troisième mode, jusqu'alors +imperceptible, prend aussitôt un développement presque indéfini, par une +suite spontanée de la nature même des phénomènes. Il faut passer +maintenant à un nouvel aspect principal de la philosophie biologique, +l'examen rationnel de la vraie position encyclopédique de la biologie +dans la hiérarchie des sciences fondamentales, c'est-à-dire de +l'ensemble de ses relations essentielles, soit de méthode, soit de +doctrine, avec les sciences qui la précèdent, et même avec celle qui +doit la suivre, d'où résultera naturellement l'exacte détermination du +genre et du degré de perfection spéculative qu'elle comporte, ainsi que +celle du plan général de l'éducation préliminaire la mieux adaptée à sa +culture systématique. C'est ici le lieu, en un mot, d'expliquer et de +justifier, d'une manière spéciale, le rang philosophique assigné à la +biologie, par la formule encyclopédique établie dans la deuxième leçon, +entre la science chimique et la science sociale.</p> + +<p>Je dois me borner, en ce moment, à indiquer en général, sans aucune +discussion, sa relation nécessaire avec cette dernière science, relation +qui sera naturellement, dans le volume suivant, le sujet direct d'un +examen approfondi. La nécessité de fonder sur l'ensemble de la +philosophie biologique le point de départ immédiat de la physique +sociale est, en elle-même, trop évidente, pour que j'aie besoin de m'y +arrêter actuellement. Quand l'instant sera venu d'analyser +convenablement cette subordination générale, j'aurai bien plus à +insister sur l'indispensable séparation rationnelle de ces deux grandes +études que sur leur intime filiation positive, dont le développement +spontané de la philosophie naturelle tend plutôt aujourd'hui à faire +concevoir une notion exagérée. Il n'y a plus désormais que les +philosophes purement métaphysiciens qui puissent persister à classer la +théorie de l'esprit humain et de la société comme antérieure à l'étude +anatomique et physiologique de l'homme individuel. Nous pouvons donc ici +regarder ce premier point comme suffisamment établi, et réserver toute +notre attention actuelle pour l'analyse philosophique, bien plus +délicate et jusqu'à présent beaucoup plus incertaine, des vraies +relations générales de la science biologique avec les diverses branches +fondamentales de la philosophie inorganique.</p> + +<p>Les considérations présentées au commencement de ce discours, ont dû +mettre en évidence l'importance capitale que prend, d'une manière toute +spéciale, envers la biologie, cette question de position encyclopédique, +envisagée dans son ensemble. Nous avons reconnu, en effet, que cette +subordination rationnelle et nécessaire de la philosophie organique à la +philosophie inorganique constitue le premier caractère fondamental de +l'étude positive des corps vivans, par opposition aux vagues conceptions +primitives, métaphysiques ou théologiques, qui ont si long-temps dominé +toutes les théories biologiques. Il ne nous reste donc plus, à cet +égard, qu'à examiner ici successivement la dépendance plus spéciale de +la science biologique envers chacune des sciences antérieures, dont la +priorité collective demeure incontestable.</p> + +<p>C'est, évidemment, à la chimie que la biologie doit, par sa nature, se +subordonner de la manière à la fois la plus directe et la plus complète. +D'après l'analyse élémentaire du phénomène général de la vie proprement +dite, il est devenu irrécusable ci-dessus que les actes fondamentaux +dont la succession perpétuelle caractérise un tel état, sont +nécessairement chimiques, puisqu'ils consistent en une suite continue de +compositions et de décompositions plus ou moins profondes. M. de +Blainville a très judicieusement remarqué que, au moment précis où +s'opère une combinaison chimique quelconque, il se passe réellement +quelque chose d'analogue à la vie, sans aucune autre différence radicale +que l'instantanéité d'un semblable phénomène, qui, au contraire, dans +tout organisme en rapport avec un milieu convenable, se renouvelle +continuellement par cette lutte régulière et permanente entre le +mouvement de décomposition et celui de composition, d'où résulte le +maintien et le développement de l'état organique, en même temps que +l'impossibilité d'un entier accomplissement de l'acte chimique. Quoique +des attributs aussi caractéristiques doivent, sans doute, profondément +séparer, même dans les plus imparfaits organismes, les réactions vitales +d'avec les effets chimiques ordinaires, il n'en est pas moins +incontestable que, par leur nature, toutes les fonctions de la vie +organique proprement dite sont nécessairement dominées par ces lois +fondamentales relatives aux phénomènes quelconques de composition et de +décomposition, qui constituent le sujet philosophique de la science +chimique. Si l'on conçoit, à tous les degrés de l'échelle biologique, ce +parfait isolement de la vie organique envers la vie animale, dont les +végétaux seuls peuvent nous offrir l'entière réalisation, le mouvement +vital ne saurait plus présenter à notre intelligence que des idées +purement chimiques, sauf les circonstances essentielles qui +différencient un tel genre de réactions moléculaires. Or, la source +générale de ces importantes différences consiste, ce me semble, en ce +que le résultat effectif de chaque conflit chimique, au lieu de dépendre +toujours uniquement de la simple composition, médiate ou immédiate, des +corps entre lesquels il a lieu, est alors plus ou moins modifié par leur +organisation proprement dite, c'est-à-dire par leur structure +anatomique<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a> +<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>. Ces modifications peuvent sans doute être telles, que, +lors même que les lois générales de l'action chimique seraient enfin +connues avec un degré de perfection qu'il est à peine possible de +concevoir aujourd'hui, leur application ne saurait réellement suffire +pour déterminer <i>à priori</i>, sans une étude directe de l'organisme +vivant, l'issue précise de chaque réaction vitale. Mais, malgré cette +insuffisance nécessaire, il serait néanmoins absurde de regarder les +actes de la vie organique comme soustraits à l'empire général des lois +chimiques, en confondant abusivement une simple modification avec une +infraction véritable, ainsi que n'ont pas craint de le faire quelques +physiologistes modernes, égarés par une vaine métaphysique. C'est donc +évidemment à la chimie seule qu'il appartient de fournir le vrai point +de départ de toute théorie rationnelle relative à la nutrition, aux +sécrétions, et, en un mot, à toutes les grandes fonctions de la vie +végétative considérée isolément, dont chacune est toujours +essentiellement dominée, dans son ensemble, par l'influence des lois +chimiques, sauf les modifications spéciales tenant aux conditions +organiques. Si, maintenant, nous rétablissons la considération, un +instant écartée, de la vie animale, nous voyons qu'elle ne saurait +aucunement altérer cette subordination fondamentale, quoique elle doive +en compliquer beaucoup l'application effective. Car, nous avons +précédemment établi que la vie animale, malgré son extrême importance, +ne doit jamais être regardée, en biologie, même pour l'homme, que comme +destinée à étendre et à perfectionner la vie organique, dont elle ne +peut changer la nature générale. Une telle influence modifie de nouveau, +et souvent à un très haut degré, les lois essentiellement chimiques +propres aux fonctions purement organiques, de manière à rendre l'effet +réel encore plus difficile à prévoir; mais ces lois n'en continuent pas +moins, de toute nécessité, à dominer l'ensemble du phénomène. Lorsque, +par exemple, le simple changement du mode ou du degré d'innervation +suffit, dans un organisme supérieur, pour troubler, quant à son énergie +et même quant à sa nature, une sécrétion donnée, on ne saurait concevoir +toutefois qu'une telle altération puisse jamais devenir absolument +quelconque; or, ses limites générales résultent précisément de ce que de +semblables modifications, quelque irrégulières qu'elles paraissent, +restent constamment soumises aux lois chimiques du phénomène organique +fondamental, qui, tout en permettant certaines variations, en +interdisent un beaucoup plus grand nombre. Ainsi, la complication, +souvent inextricable, produite par la vie animale, ne saurait, en +principe, empêcher la subordination nécessaire de l'ensemble des +fonctions organiques proprement dites au système des lois qui régissent +tous les phénomènes quelconques de composition et de décomposition: +l'usage réel de ces lois devient seulement beaucoup plus difficile et +bien moins propre à fournir d'exactes indications, par la nécessité de +considérer, outre le simple organisme, la nouvelle source continue de +modifications qui résulte de l'action nerveuse. Cette relation générale +est d'une telle importance philosophique, que, sans elle on ne pourrait +vraiment concevoir, en biologie, aucune théorie scientifique digne de ce +nom, puisque les phénomènes les plus fondamentaux y seraient dès lors +regardés comme susceptibles de variations entièrement arbitraires, qui +ne comporteraient aucune loi réelle. Quand on a vu, de nos jours, +proclamer, au sujet de l'azote, cette inintelligible hérésie que +l'organisme a la faculté de créer spontanément certaines substances +élémentaires, on doit comprendre combien il est encore indispensable +d'insister directement sur de tels principes, qui peuvent seuls réfréner +ici l'esprit d'aberration.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" +name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24"> +(retour) </a> Les effets chimiques ne sont pas, sans doute, + toujours entièrement indépendans des conditions de + structure, comme on le voit surtout depuis la découverte des + phénomènes remarquables produits par les éponges + métalliques, où certaines circonstances de structure + déterminent des réactions énergiques, que la seule nature + des substances eût été insuffisante à réaliser. Mais, en + chimie, de tels cas sont éminemment exceptionnels. S'ils + étaient beaucoup plus communs, il est incontestable que la + nature scientifique des phénomènes chimiques différerait dès + lors bien moins de celle des réactions vitales, quoique la + diversité des conditions organiques continuât à distinguer + profondément les deux cas. +</blockquote> + +<p>Indépendamment de cette subordination directe et fondamentale de la +science biologique à la science chimique, celle-ci peut fournir à +l'autre, sous le simple point de vue de la méthode, des ressources très +précieuses à divers égards. La nature beaucoup moins complexe des +phénomènes chimiques y rendant l'observation et surtout +l'expérimentation bien plus parfaites, leur étude philosophique est +susceptible de contribuer fort utilement à la saine éducation +préliminaire des biologistes, en ce qui concerne l'art général +d'observer et l'art d'expérimenter. À la vérité, les phénomènes encore +plus simples de la physique et de l'astronomie conviennent mieux, sans +doute, comme nous allons le voir, à une telle destination. Mais, quelle +que soit, sous ce rapport, leur extrême importance, on conçoit que les +phénomènes chimiques, en vertu de leur moindre dissemblance avec les +phénomènes biologiques, doivent offrir des modèles, sinon aussi +parfaits, du moins plus frappans et plus immédiatement applicables. +Quant aux facultés purement rationnelles, il est évident que ce n'est +point par la chimie, dont l'état logique est encore si peu satisfaisant, +que les biologistes doivent s'attacher à les cultiver préalablement. +Néanmoins, nous avons reconnu, dans la première partie de ce volume, que +la chimie possède, par sa nature, la propriété spéciale de développer, +plus éminemment qu'aucune autre science fondamentale, l'art général des +nomenclatures scientifiques. C'est donc là surtout que les biologistes +doivent étudier cette partie importante de la méthode positive, dont +leur science peut comporter, à un degré assez étendu, une heureuse +application, quoique la complication supérieure de son sujet propre et +l'extrême diversité de ses aspects principaux ne permettent point, comme +je l'ai indiqué, d'attribuer ici à l'usage rationnel d'un tel art la +haute valeur scientifique qui le caractérise si bien en chimie. Une +judicieuse imitation de la nomenclature chimique a effectivement dirigé +jusqu'ici les utiles tentatives de Chaussier et de plusieurs autres +biologistes pour assujettir à des dénominations systématiques les +dispositions anatomiques les plus simples, certains états pathologiques +bien définis, et les degrés les plus généraux de la hiérarchie animale. +C'est aussi par une étude plus profonde de cet élément important de la +philosophie chimique que l'on pourra désormais développer convenablement +un tel ordre de perfectionnemens, et reconnaître en même temps les +vraies limites rationnelles entre lesquelles il doit être soigneusement +contenu en biologie.</p> + +<p>D'après cet ensemble de considérations diverses, la position +encyclopédique de la science biologique immédiatement après la chimie ne +me paraît devoir laisser maintenant aucune incertitude. On peut vraiment +regarder, sans la moindre exagération, l'ensemble des études chimiques +comme constituant, par leur nature, une transition spontanée de la +philosophie inorganique à la philosophie organique, malgré les profondes +différences qui doivent les séparer radicalement l'une de l'autre.</p> + +<p>Cette relation fondamentale avec la science chimique doit, en elle-même, +constituer aussi la biologie en subordination, nécessaire quoique +indirecte, envers la physique proprement dite, base préliminaire +indispensable de toute chimie rationnelle. Mais il existe, en outre, +quant à la doctrine et quant à la méthode, à divers titres essentiels, +une dépendance plus directe et plus spéciale du système des études +biologiques à l'égard de l'ensemble des théories purement physiques, +bien que cette liaison soit cependant moins profonde et moins complète +que par rapport à la chimie.</p> + +<p>Relativement à la doctrine, il est évident, en principe, qu'aucun +phénomène physiologique ne saurait être convenablement analysé sans +exiger, par sa nature, l'application exacte des lois générales propres à +une ou plusieurs branches principales de la physique, dont toutes les +diverses notions fondamentales doivent être ainsi successivement +employées d'une manière plus ou moins étendue par les biologistes qui +remplissent les vraies conditions préliminaires de leurs travaux +scientifiques. Cette application est d'abord indispensable pour +apprécier judicieusement la vraie constitution du milieu sous +l'influence duquel l'organisme accomplit ses phénomènes vitaux, et dont +l'analyse doit être ici ordinairement plus complète qu'en aucun autre +cas, puisque les variations de ce milieu les moins importantes en +apparence, et à tous autres égards presque négligeables, exercent +souvent une réaction très puissante sur des phénomènes aussi éminemment +modifiables. Mais, de plus, les études biologiques dépendent encore des +théories physiques par la considération directe de l'organisme lui-même, +qui, sous quelque aspect qu'on l'envisage, ne saurait cesser, malgré ses +propriétés caractéristiques, d'être constamment soumis à l'ensemble des +diverses lois fondamentales relatives aux phénomènes généraux soit de la +pesanteur, soit de la chaleur, ou de l'électricité, etc. On peut +remarquer à ce sujet que si l'étude de la vie organique fournit, comme +nous venons de le reconnaître, le principal motif de la subordination +fondamentale de la biologie envers la chimie, c'est surtout, au +contraire, par l'étude de la vie animale proprement dite, que la +biologie se trouve directement constituée en relation nécessaire avec la +physique. Cette règle est particulièrement évidente pour la saine +théorie physiologique des sensations les plus spéciales et les plus +élevées, la vision et l'audition, dont une application approfondie de +l'optique et de l'acoustique doit nécessairement établir le point de +départ rationnel. Une telle remarque se vérifie aussi, d'une manière non +moins irrécusable, dans la théorie de la phonation, dans l'étude des +lois de la chaleur animale, et dans l'analyse positive des propriétés +électriques de l'organisme, qui ne sauvaient avoir aucun vrai caractère +scientifique sans l'introduction préalable des branches correspondantes +de la physique, convenablement employées. Il serait inutile d'insister +davantage ici sur une notion philosophique aussi sensible.</p> + +<p>Toutefois il importe de reconnaître que, jusqu'à présent, les +biologistes même qui ont le plus profondément senti la relation générale +et nécessaire de leur science avec l'ensemble de la physique, n'ont pas +su ordinairement, faute d'une étude assez rationnelle, effectuer une +judicieuse et sévère séparation entre les notions vraiment positives qui +constituent le fond scientifique de la physique actuelle, et les +conceptions essentiellement métaphysiques qui l'altèrent encore par un +reste d'influence de l'ancienne philosophie, ainsi que je l'ai établi +dans la seconde partie du volume précédent. On doit convenir, en un mot, +que, le plus souvent, les biologistes ont accepté, pour ainsi dire +aveuglément, tout ce que les physiciens leur présentaient comme propre à +diriger leurs travaux. Cette confiance démesurée et irrationnelle offre +ici des inconvéniens analogues à ceux du respect aveugle que j'ai +reproché ailleurs aux physiciens eux-mêmes envers les géomètres, et par +suite duquel j'ai constaté, chez ces derniers, une déplorable tendance à +entraver aujourd'hui le vrai développement de la physique par +l'importance vicieuse attachée à des travaux illusoires, fondés sur des +conceptions chimériques, abusivement déguisées sous un verbeux appareil +algébrique. En principe philosophique, il me semble évident que, si les +sciences les plus générales sont, par leur nature, radicalement +indépendantes des moins générales, qui doivent, au contraire, reposer +préalablement sur elles, il résulte de cette indépendance même que les +savans livrés à la culture des premières sont essentiellement impropres +à diriger d'une manière convenable leur application fondamentale aux +secondes, dont ils ne sauraient connaître suffisamment les vraies +conditions caractéristiques. Dans toute judicieuse division du travail, +il est clair, en un mot, que l'usage d'un instrument quelconque, +matériel ou intellectuel, ne peut jamais être rationnellement dirigé par +ceux qui l'ont construit, mais par ceux, au contraire, qui doivent +l'employer, et qui peuvent seuls, par cela même, en bien comprendre la +vraie destination spéciale. C'est donc exclusivement aux physiciens et +non aux géomètres qu'appartient l'application convenable de l'analyse +mathématique aux études physiques, comme je l'ai fait voir dans le +volume précédent. Mais, par une conséquence nouvelle du même principe, +on doit concevoir aussi, dans le cas actuel, que les biologistes sont +naturellement seuls compétens pour appliquer avec succès les théories +physiques à la solution rationnelle des problèmes physiologiques: le +motif est même ici plus puissant encore; en vertu de la différence bien +plus profonde entre les deux sciences. Une telle organisation du travail +exige seulement désormais, de la part des biologistes, une éducation +préliminaire plus forte, plus complète, et plus systématique, qui puisse +les mettre en état de s'appuyer judicieusement sur les autres sciences +fondamentales, au lieu d'attendre vainement d'heureuses indications +générales de la part de ceux qui n'en peuvent connaître la véritable +destination.</p> + +<p>D'après ces considérations, on ne saurait être surpris que +l'application, à peine ébauchée encore, et même si mal instituée +jusqu'ici, de la physique à la physiologie, ait effectivement fourni si +peu de résultats satisfaisans, ni même qu'elle ait contribué quelquefois +à entraver le vrai développement rationnel des études biologiques; ce +qui, aux yeux de juges irréfléchis, a pu faire souvent méconnaître la +haute valeur scientifique que nous savons devoir être propre à cette +application bien conçue. Il est certain, par exemple, que les hypothèses +anti-scientifiques des physiciens sur les prétendus fluides électriques, +aveuglément embrassées par les physiologistes avec plus de confiance +encore que par les physiciens eux-mêmes, ont eu, en biologie, pour effet +journalier d'introduire des conceptions vagues et chimériques sur le +prétendu fluide nerveux, qui nuisent infiniment au progrès de la +physiologie positive, et qui paraissent même fournir une sorte de point +d'appui rationnel aux plus absurdes hallucinations des adeptes du +magnétisme animal. Dans l'ordre plus simple et plus rigoureux des idées +purement anatomiques, je ne crains pas de signaler ici, chez un +biologiste du premier ordre, un cas important où l'influence de ces +systèmes vicieux, qui altèrent si profondément la physique actuelle, me +paraît avoir égaré l'application de la méthode comparative elle-même, si +éminemment appropriée à la nature des recherches biologiques. Il s'agit +de l'analogie spéciale et complète entre la structure essentielle de +l'oeil et celle de l'oreille, conçue <i>à priori</i>, par mon illustre ami M. +de Blainville, comme devant nécessairement résulter de la similitude +fondamentale supposée par les physiciens entre la lumière et le son, +d'après la vaine hypothèse des ondulations éthérées rapprochée du +phénomène général des vibrations aériennes. Sur un semblable sujet, je +ne saurais évidemment avoir jamais la prétention déplacée d'engager, +surtout avec un tel maître, aucune discussion anatomique, relative à la +vérification effective d'une pareille comparaison dans l'ensemble de la +série animale, pour décider s'il existe réellement une analogie +constante et spéciale entre les parties constituantes de l'appareil +auditif et celles de l'appareil visuel<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a> +<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>. C'est seulement le principe +philosophique d'une telle similitude anatomique, que je dois regarder +ici comme étant, par sa nature, radicalement vicieux, d'après le +jugement motivé que j'ai porté, dans le volume précédent, sur les vaines +hypothèses physiques relatives à la lumière. Or, pour se convaincre +aisément, en général, combien de pareilles hypothèses sont, en +elles-mêmes, impropres à fournir d'heureuses indications biologiques, il +suffit, ce me semble, de se rappeler avec quelle confiance naïve les +anatomistes du siècle dernier, qui étudiaient la structure de l'oeil +sous l'influence prépondérante du système de l'émission newtonienne, +admiraient l'harmonie fondamentale de cette structure avec ce mode +chimérique de production de la lumière. La singulière facilité avec +laquelle des systèmes aussi opposés que ceux de l'ondulation et de +l'émission lumineuses s'adaptent à un même ensemble de dispositions +anatomiques, me paraît vérifier clairement que ces hypothèses +fantastiques ne peuvent pas plus diriger convenablement l'exercice +positif de notre intelligence en biologie qu'en physique. Si, dans le +cas précédent, le pernicieux crédit qu'on leur attribue encore n'a +peut-être pas été sans quelque danger pour le philosophe que je viens de +citer, malgré l'éminente rationnalité qui caractérise profondément son +génie scientifique, qu'on juge des écarts où elles doivent tendre à +entraîner les esprits moins vigoureux qui cultivent habituellement +l'étude systématique de la nature.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" +name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25"> +(retour) </a> Ces deux appareils doivent, sans doute, offrir + nécessairement, dans leur structure, une certaine analogie + fondamentale, commune à tous les appareils sensoriaux. La + plus grande similitude de ces deux sens, en tant qu'agissant + l'un et l'autre à distance et sans effet chimique, et + concourant principalement au développement intellectuel et + social, doit, en outre, correspondre à une conformité + anatomique plus spéciale, dont le degré rationnel n'a pas + encore été bien déterminé. Des rapprochemens aussi + philosophiques méritent certainement d'être poursuivis avec + persévérance: et c'est surtout afin de contribuer à les + purifier et à les rendre prépondérans que je signale ici + l'inanité nécessaire des comparaisons illusoires fondées sur + la chimérique identité des modes de production de deux + ordres de sensations aussi distincts. +</blockquote> + +<p>En considérant maintenant, sous le seul point de vue de la méthode, la +vraie relation générale de la biologie à la physique, on conçoit, +d'après les principes établis dans ce traité, et spécialement rappelés +par la discussion précédente, que ce n'est point relativement à la saine +institution des hypothèses scientifiques que je puis proposer la +physique pour type préliminaire aux biologistes. Quoique, comme nous +l'avons reconnu en son lieu, la physique actuelle renferme un certain +nombre d'hypothèses vraiment rationnelles, elles y sont encore tellement +mêlées à d'absurdes systèmes, qui les dominent le plus souvent, que leur +judicieuse analyse propre est très difficile à établir nettement +aujourd'hui, et ne saurait, en conséquence, devenir un heureux moyen +d'éducation préalable. C'est à une autre branche fondamentale de la +philosophie naturelle que les biologistes, ainsi que les physiciens +eux-mêmes, doivent aller emprunter cette partie capitale de la méthode +positive, suivant la règle expliquée à ce sujet dans le volume +précédent. Mais, sous un aspect différent, dont l'importance +philosophique n'est pas moindre, la physique est, au contraire, +éminemment apte à fournir à la biologie les modèles les plus parfaits de +la méthode positive universelle. On conçoit que je veux parler de +l'observation proprement dite, et surtout de l'expérimentation. Sans +doute les observations astronomiques sont, par leur nature, encore plus +pleinement satisfaisantes: mais elles se rapportent à des phénomènes +trop simples et trop peu variés pour servir utilement de modèle immédiat +aux observations biologiques; et même, la précision numérique qui les +caractérise spécialement tend à rappeler un point de vue qui doit être, +en général, soigneusement écarté dans l'étude des corps vivans, avec +laquelle il est nécessairement incompatible. Les observations physiques, +au contraire, offrent déjà une telle complication et une si grande +diversité que leur étude philosophique présente aux biologistes un type +général éminemment susceptible d'une heureuse imitation, abstraction +faite des considérations numériques, qui peuvent en être aisément +détachées. Toutefois, les observations chimiques, dont la perfection est +aujourd'hui presque aussi grande, et dont le sujet est bien moins +hétérogène à celui des observations physiologiques, possèdent à peu près +aussi complètement cette propriété essentielle, comme nous l'avons +reconnu ci-dessus. Aussi est-ce principalement quant à la méthode +expérimentale proprement dite, que l'étude philosophique de la physique +me paraît destinée à fournir aux biologistes un précieux moyen spécial +d'éducation préliminaire, qui ne saurait être convenablement suppléé par +aucun autre, d'après les principes précédemment établis dans cet +ouvrage. Nous avons reconnu, en effet, que cette science, à laquelle +l'esprit humain doit surtout le développement de l'art général de +l'expérimentation, en offre nécessairement, par sa nature, les plus +parfaits modèles. Or, la contemplation familière et approfondie de ce +type fondamental doit devenir d'autant plus indispensable aux +physiologistes que leurs études présentent, comme je l'ai fait voir, les +plus puissans obstacles à une heureuse application scientifique de l'art +d'expérimenter, dont l'usage ne saurait y être introduit, avec une +assurance rationnelle de quelques succès réels, qu'après que notre +intelligence s'est d'abord suffisamment préparée, dans les cas les plus +simples et les plus satisfaisans, à remplir les conditions logiques +qu'exigent, en général, la saine institution et la direction judicieuse +des expériences relatives à un sujet aussi difficile.</p> + +<p>Telles sont, en aperçu, les relations essentielles, soit scientifiques, +soit purement logiques, qui constituent nécessairement la biologie dans +une dépendance étroite et directe envers la physique proprement dite. +Considérons maintenant, d'une manière analogue, sa subordination +fondamentale par rapport à la science astronomique, sans que, toutefois, +nous ayons besoin d'envisager à part la liaison indirecte qui doit +évidemment résulter de la prépondérance générale suffisamment constatée +de l'astronomie sur la physique elle-même.</p> + +<p>Sous le point de vue de la doctrine, il faut reconnaître, ce me semble, +que cette relation directe de la biologie avec l'astronomie, quoique +beaucoup moins intime et surtout bien moins précise que dans le cas +précédent, a plus d'importance réelle qu'on ne le suppose communément. +Je ne parle pas seulement de l'impossibilité manifeste de comprendre +nettement la théorie de la pesanteur, et d'établir une exacte analyse +rationnelle de ses effets généraux sur l'organisme, tant qu'on isolerait +ce phénomène fondamental de celui de la gravitation céleste, sans lequel +il serait si imparfaitement appréciable. Dans un ordre d'idées +astronomiques plus spécial, je regarde, en outre, comme radicalement +impossible de concevoir, d'une manière vraiment scientifique, le système +général des conditions d'existence réellement propres aux corps vivans, +si l'on néglige de prendre en suffisante considération l'ensemble des +élémens astronomiques qui caractérisent la planète à la surface de +laquelle nous étudions la vie. Quoique, sur un tel sujet, toute +observation directe et toute appréciation comparative nous soient +nécessairement à jamais interdites, les raisonnemens les plus positifs +de la philosophie naturelle ne nous permettent point de méconnaître +l'influence fondamentale de ces conditions astronomiques sur le mode +effectif d'accomplissement des phénomènes physiologiques. Cette +influence sera, par sa nature, plus spécialement examinée dans le volume +suivant, où, en traitant des lois générales du développement réel de la +société humaine, j'aurai à analyser, sous ce rapport, le cas le plus +sensible et le plus étendu, puisqu'il se rapportera directement à l'être +le plus compliqué, envisagé en même temps comme susceptible d'une +existence indéfiniment prolongée. Je dois néanmoins esquisser déjà +sommairement, à cet égard, les indications principales.</p> + +<p>Une telle analyse exige d'abord qu'on établisse, entre les diverses +données astronomiques propres à notre planète, une distinction générale, +suivant qu'elles se rapportent à l'état statique ou à l'état dynamique. +Le premier point de vue n'a besoin que d'être indiqué, tant son +importance biologique est manifeste. Pour chacune des conditions +essentielles qui lui correspondent, soit quant à la masse terrestre +comparée à la masse solaire, d'où résulte l'intensité effective de la +pesanteur proprement dite, soit quant à sa forme générale, qui règle la +direction de cette force, soit quant à l'équilibre fondamental et aux +oscillations régulières des fluides dont sa surface est couverte en +majeure partie, et à l'état desquels l'existence des êtres vivans est +étroitement liée, soit même quant à ses dimensions effectives, qui +imposent des limites nécessaires à la multiplication indéfinie des +races vivantes et surtout de la race humaine, soit enfin quant à sa +distance réelle au centre de notre monde, qui constitue un des élémens +indispensables de sa température propre, la relation avec le mode +fondamental d'accomplissement de l'ensemble des phénomènes +physiologiques ne saurait, évidemment, être contestée par aucun esprit +philosophique. Toute hésitation à cet égard serait, d'ailleurs, aisément +dissipée en se bornant à imaginer qu'il survînt brusquement une +altération notable dans l'une quelconque de ces conditions; car on +sentirait aussitôt que la vie devrait en éprouver dès lors d'inévitables +modifications. Mais c'est surtout par l'influence des élémens +astronomiques propres à l'état dynamique de la terre que l'on doit +sentir l'impossibilité de constituer, d'une manière vraiment +rationnelle, la saine philosophie biologique, en persistant à l'isoler +de la philosophie astronomique. En considérant d'abord le seul mouvement +de rotation, celui dont l'action biologique doit être nécessairement la +plus prononcée, on conçoit que sa double stabilité fondamentale, soit +quant à la fixité essentielle des pôles autour desquels il s'exécute, +soit quant à l'invariable uniformité de sa vitesse angulaire, constitue +directement une des principales conditions générales strictement +indispensables à l'existence des corps vivans, qui serait, par sa +nature, radicalement incompatible avec cette profonde et continuelle +perturbation des milieux organiques naturellement correspondante au +défaut de ces deux caractères astronomiques. Bichat a déjà très +judicieusement remarqué, dans sa belle théorie de l'intermittence +fondamentale de la vie animale proprement dite, la subordination +naturelle et constante de la période essentielle de cette intermittence +avec celle de la rotation diurne de notre planète. On peut même +observer, plus généralement, que tous les phénomènes périodiques d'un +organisme quelconque, à l'état normal ou à l'état pathologique, se +rattachent, d'une manière plus ou moins étroite, à la même +considération, sauf les modifications variées qui peuvent résulter des +influences secondaires et transitoires. Mais, en outre, il y a tout lieu +de penser que, dans chaque organisme, la durée totale de la vie et celle +de ses principales phases naturelles, dépendent nécessairement de la +vitesse angulaire effective propre à la rotation de notre planète. Car, +l'ensemble des études biologiques me paraît nous autoriser aujourd'hui à +admettre, en principe, que, toutes choses d'ailleurs égales, la durée de +la vie doit être d'autant moins prolongée, surtout dans l'organisme +animal, que les phénomènes vitaux se succèdent avec plus de rapidité. +Or, si la rotation de la terre était supposée s'accélérer notablement, +le cours des principaux phénomènes physiologiques ne saurait manquer +d'en éprouver une certaine accélération correspondante, d'où +résulterait, par conséquent, une diminution nécessaire de la durée de la +vie; en sorte que, dans le véritable état des choses, cette durée doit +être regardée comme dépendant de la durée du jour. Par une raison +analogue, en considérant maintenant le mouvement total de la terre +autour du soleil, on conçoit aussi que la durée de l'année doit +inévitablement exercer, pour chaque organisme donné, une semblable +influence générale sur la durée de la vie, qui, par exemple, d'après ce +double motif, ne saurait être la même sur les diverses planètes +habitables de notre monde, quand on supposerait que l'ensemble des +autres conditions principales pût y rester identique. Mais le système +des données astronomiques relatives à notre mouvement annuel domine, à +d'autres égards, d'une manière à la fois bien moins équivoque et +beaucoup plus capitale, l'existence générale des corps vivans à la +surface de la terre. Cette existence est surtout radicalement liée à la +forme essentielle de l'orbite terrestre, comme je l'ai déjà indiqué dans +la première partie du volume précédent. Nous savons maintenant que +l'état de vie suppose, par sa nature, entre l'organisme qui l'éprouve et +le milieu où il s'accomplit, une harmonie fondamentale, qui ne saurait +persister, au degré convenable, si l'un ou l'autre de ces deux élémens +co-relatifs, et à plus forte raison tous les deux, pouvait devenir +susceptible d'altérations très étendues. Or, il est clair que si +l'ellipse terrestre, au lieu d'être à peu près circulaire, était +supposée aussi excentrique que celle des comètes proprement dites, les +milieux organiques, et l'organisme lui-même en admettant son existence, +éprouveraient, à des époques peu éloignées, des variations presque +indéfinies, qui dépasseraient extrêmement, à tous égards, les plus +grandes limites entre lesquelles la vie puisse être réellement conçue. +Ainsi, nous pouvons, je crois, regarder désormais comme démontré, par +l'ensemble de la philosophie naturelle, que la faible excentricité de +l'ellipse terrestre constitue une des premières conditions générales +indispensables à l'accomplissement des phénomènes biologiques: elle est +presque aussi nécessaire, par exemple, que la stabilité de la rotation. +Tous les autres élémens astronomiques du mouvement annuel exercent +pareillement, d'une manière incontestable, une influence biologique plus +ou moins prononcée, quoique d'une importance beaucoup moins capitale. +Cela est surtout manifeste quant à la direction du plan de l'orbite, +comparé à l'axe de rotation de la planète. En effet, l'obliquité +effective de ce plan devient le principe immédiat de la division +essentielle de la terre en climats, d'où résulte la première loi +fondamentale relative à la distribution géographique des diverses +espèces vivantes, animales ou végétales. De même, sous un second aspect, +cette obliquité, en tant que principale cause originaire des différentes +saisons, doit influer notablement sur les diverses phases réelles +propres à l'existence de chaque organisme quelconque. À l'un ou à +l'autre titre, on ne saurait douter que les phénomènes physiologiques +actuels ne fussent sensiblement altérés par une variation subite et +prononcée dans l'inclinaison de l'orbite terrestre sur l'axe de +rotation. Il n'y a pas même jusqu'à la permanence essentielle de la +ligne des noeuds qui ne mérite, à un certain degré, d'être prise aussi +en considération, si l'on tient à faire une exacte analyse rationnelle +des diverses conditions astronomiques auxquelles la vraie philosophie +biologique doit avoir égard; car, si la révolution de cette ligne était +conçue hypothétiquement beaucoup plus rapide, la vie en serait sans +doute affectée; ce qui montre, en sens inverse, que son immobilité +presque absolue doit avoir effectivement quelque valeur biologique.</p> + +<p>Telles sont, par aperçu, les grandes et incontestables relations qui, +malgré nos vaines divisions scolastisques ordinaires, subordonnent, +d'une manière directe et profonde, l'ensemble des conceptions +biologiques à la vraie doctrine astronomique. Les considérations +précédentes me paraissent, en outre, devoir clairement établir, à ce +sujet, que, pour remplir convenablement, sous ce point de vue, les +conditions philosophiques imposées par la nature de leurs études, les +biologistes ne sauraient se borner à s'informer, en quelque sorte, +auprès des astronomes, des vrais élémens propres à la constitution +céleste de notre planète. Ces faciles renseignemens ne dispenseraient +nullement les biologistes rationnels de faire directement, par +eux-mêmes, une étude préalable, positive quoique seulement générale, des +principales théories astronomiques. Il ne leur suffit point, en effet, +de connaître à peu près les valeurs actuelles des élémens astronomiques +de la terre, ce qui d'ailleurs, pour être intelligible et profitable, +suppose une plus longue étude qu'on n'a coutume de le présumer. La saine +biologie exige aussi, d'une manière encore plus indispensable peut-être, +la notion exacte des lois générales relatives aux limites de variation +de ces divers élémens, ou, du moins, l'analyse scientifique des +principaux motifs de leur permanence essentielle; car, c'est surtout +d'une telle permanence qu'on doit déduire le fondement astronomique des +études biologiques, comme je me suis efforcé de le faire sentir. Or, une +semblable notion positive ne saurait être convenablement obtenue, sans +que notre intelligence se soit d'abord rendue familière la considération +philosophique des principales conceptions astronomiques, soit +géométriques, soit mécaniques.</p> + +<p>L'esprit fondamental de ce Traité, spécialement rappelé, sous le point +de vue qui nous occupe, au commencement de ce discours, permet aisément +d'expliquer, en principe philosophique, pourquoi l'ensemble de la +science astronomique se trouve ainsi plus complètement et plus +directement lié au sujet général de la biologie qu'à celui d'aucune des +sciences intermédiaires, ce qui pourrait d'abord paraître une véritable +anomalie encyclopédique, contraire aux notions de hiérarchie +scientifique que j'ai établies. Cela tient essentiellement à ce que, +malgré l'indispensable nécessité de la physique et de la chimie, +l'astronomie et la biologie constituent néanmoins, par leur nature, les +deux principales branches de la philosophie naturelle proprement dite. +Ces deux grandes études, complémentaires l'une de l'autre, embrassent, +dans leur harmonie rationnelle, le système général de toutes nos +conceptions fondamentales. À l'une, le monde; à l'autre, l'homme: termes +extrêmes, entre lesquels seront toujours comprises nos pensées réelles. +Le monde d'abord, l'homme ensuite, telle est, dans l'ordre purement +spéculatif, la marche positive de notre intelligence; quoique, dans +l'ordre directement actif, elle doive être nécessairement inverse. Car, +les lois du monde dominent celles de l'homme, et n'en sont pas +modifiées. Entre ces deux pôles co-relatifs de la philosophie naturelle, +viennent s'intercaler spontanément, d'une part, les lois physiques, +comme une sorte de complément des lois astronomiques, et, d'une autre +part, les lois chimiques, préliminaire immédiat des lois biologiques. +Tel est, du point de vue philosophique le plus élevé, l'indissoluble +faisceau rationnel des diverses sciences fondamentales. On doit +maintenant concevoir avec précision pourquoi j'ai attaché, dès +l'origine, une si haute importance à présenter, comme le premier +caractère philosophique de toute biologie positive, cette subordination +systématique de l'étude de l'homme à l'étude du monde, sur laquelle on +ne saurait plus conserver désormais aucune incertitude réelle.</p> + +<p>Quoique l'esprit humain, dans son enfance théologique et dans son +adolescence métaphysique, ait conçu, d'une manière absolument opposée, +la relation nécessaire entre la science astronomique et la science +biologique, du moins n'avait-il point négligé de la considérer, comme +nous tendons à le faire aujourd'hui par suite des habitudes rétrécies +d'un positivisme naissant et incomplet. Au fond des absurdes chimères de +l'ancienne philosophie sur l'influence physiologique des astres, on +trouve, néanmoins, le sentiment confus, vague mais énergique, d'une +certaine liaison entre les phénomènes vitaux et les phénomènes célestes. +Ce sentiment, comme toutes les inspirations primitives de notre +intelligence, n'avait réellement besoin que d'être profondément rectifié +par la philosophie positive, qui ne saurait le détruire; quoique, à vrai +dire, dans l'ordre scientifique comme dans l'ordre politique, notre +faible nature nous oblige malheureusement à ne pouvoir réorganiser +qu'après un renversement passager. Parce que les observations, soit +anatomiques, soit physiologiques, ne montraient point, par elles-mêmes, +l'influence des conditions astronomiques, la philosophie moderne en a +superficiellement conclu jusqu'ici la nullité de cette influence; comme +si les faits pouvaient jamais témoigner immédiatement des conditions +fondamentales sans lesquelles ils ne s'accompliraient pas, quand elles +sont de nature à ne pouvoir être un seul instant suspendues! On vient +de voir, néanmoins, que l'étude rationnelle des phénomènes naturels est +aujourd'hui assez développée pour que l'ensemble de ses principes les +plus positifs puisse mettre en pleine évidence l'incontestable réalité +d'un tel ordre de conditions primordiales. Toutefois, afin de prévenir +désormais, d'une manière irrévocable, le renouvellement ultérieur de +notions vicieuses ou exagérées, plus ou moins analogues aux chimériques +hypothèses de la philosophie théologique et métaphysique sur l'influence +physiologique des astres, il importe d'établir ici, en principe, à ce +sujet, une considération essentielle. D'abord, ces vraies conditions +astronomiques de l'existence générale des corps vivans sont +nécessairement circonscrites, comme toutes les notions scientifiques de +la véritable astronomie positive, dans l'intérieur de notre monde, ce +qui écarte aussitôt l'idée vague et indéfinie d'univers, à laquelle se +rattachaient surtout les aberrations primitives. En second lieu, elles +ne portent jamais directement sur l'organisme lui-même, qui est +essentiellement indépendant de toute action céleste immédiate, ainsi que +tous les autres phénomènes purement terrestres. L'influence capitale de +ces conditions ne peut se rapporter, par elle-même, qu'à l'ensemble des +élémens astronomiques qui caractérisent la constitution de notre +planète, suivant les explications précédentes. C'est seulement en +altérant quelques-uns de ces élémens que les autres astres de notre +monde pourraient troubler le mode actuel d'accomplissement de nos +phénomènes vitaux; ce qui limite rigoureusement le genre de notions +astronomiques qui doit être réellement pris en considération +fondamentale par les biologistes rationnels. L'action céleste, vague et +inintelligible, que plusieurs philosophes contemporains, très éclairés +d'ailleurs, ont mystérieusement introduit dans la prétendue explication +de certains effets physiologiques ou pathologiques, doit faire +comprendre la haute utilité de cette règle générale, qui, tout en +manifestant sans équivoque la vraie subordination positive de la +biologie envers l'astronomie, tend néanmoins à prévenir radicalement, à +cet égard, toute grave aberration de notre intelligence.</p> + +<p>Malgré l'importance capitale d'une telle subordination sous le seul +aspect scientifique proprement dit, l'étude philosophique de la science +astronomique est peut-être encore plus indispensable à la saine +éducation préliminaire des biologistes rationnels sous le point de vue +purement logique, c'est-à-dire quant à la méthode. À la vérité, sous ce +nouvel aspect, la relation n'a rien de directement particulier à la +biologie. Tout se réduit ici à la propriété générale que nous avons +reconnue, dans le volume précédent, devoir nécessairement appartenir à +la science céleste, de fournir, par sa nature, le plus parfait modèle de +la manière fondamentale de philosopher sur des phénomènes quelconques; +propriété qui doit être utilisée, ainsi que je l'ai déjà expliqué, par +les physiciens et par les chimistes aussi bien que par les biologistes, +afin que tous se proposent nettement un type idéal de perfection +scientifique, convenablement modifié d'après l'ensemble des conditions +de leurs diverses études propres. Mais la nécessité de ce type +primordial devient, évidemment, d'autant plus profonde que la +complication croissante des phénomènes tend davantage à faire dégénérer +les études vraiment scientifiques en d'oiseuses recherches d'érudition +ou en de vaines dissertations métaphysiques. Or, c'est à ce titre que la +philosophie astronomique se recommande plus éminemment, comme guide +logique, à la soigneuse méditation préalable des vrais biologistes. À +quelle autre source, en effet, pourraient-ils puiser les véritables +élémens essentiels de la méthode positive proprement dite, si ce n'est +dans la science qui en offre, par sa nature, le développement le plus +complet, le plus pur, et le plus spontané? Comment pourraient-ils +habituellement sentir, avec une efficacité réelle, en quoi consiste la +saine explication scientifique d'un phénomène, s'ils n'ont pas d'abord +cherché à saisir, pour les phénomènes les plus simples, le caractère +général des explications les plus parfaites? Plus le sujet de leurs +travaux est profondément difficile, plus ils doivent éprouver vivement +le besoin d'aller souvent retremper les forces positives de leur +intelligence, par la féconde et lumineuse contemplation de l'ensemble de +vérités fondamentales le plus satisfaisant que puisse jamais offrir la +philosophie naturelle tout entière. Une telle comparaison est seule +propre à faire hautement ressortir à leurs yeux l'inanité radicale des +conceptions plus ou moins métaphysiques dont la physiologie est encore +si encombrée, sur le principe vital de Barthez, les forces vitales de +Bichat, et tant d'autres notions analogues, qui ne constituent +réellement que de pures entités, dont l'astronomie, seule entre toutes +les sciences fondamentales, est aujourd'hui complètement purgée, comme +nous l'avons constaté. Les biologistes auxquels la philosophie +astronomique aura fait nettement concevoir en quoi consiste la véritable +explication scientifique de la pesanteur, ne se proposeront plus, sans +doute, de remonter à l'origine de la vie, de la sensibilité, etc., et +sauront néanmoins donner à leurs recherches l'essor le plus sublime dont +elles soient susceptibles dans l'ordre positif; tandis que jusqu'ici on +ne peut se dissimuler que la positivité des travaux n'a été +ordinairement obtenue, en biologie, qu'aux dépens de leur élévation. Ce +caractère de prévision rationnelle des événemens quelconques, que je ne +saurais trop reproduire comme l'infaillible critérium de toute vraie +théorie scientifique complètement développée, où les biologistes en +étudieraient-ils la valeur philosophique, autrement que dans la seule +science qui en offre aujourd'hui une réalisation étendue et +incontestable?</p> + +<p>Enfin, c'est uniquement par la méditation familière de la philosophie +astronomique, comme je l'ai établi, que les biologistes peuvent +apprendre en quoi consiste la saine institution générale des hypothèses +scientifiques dignes de ce nom. La biologie positive n'a pas osé encore +faire un usage libre et important de ce puissant auxiliaire logique: et +cette circonspection est très naturelle, à défaut de principes propres à +prévenir l'abus désordonné d'un tel moyen; mais elle retarde +certainement beaucoup les progrès rationnels de cette difficile étude. +Néanmoins, l'étude des corps vivans, à raison même de sa complication +supérieure, réclame, plus qu'aucune autre science fondamentale, +l'emploi régulier et développé de ce grand artifice intellectuel. Ici, +la nature philosophique de la science, exactement définie dans ce +discours, indique, pour ainsi dire d'elle-même, le caractère général des +hypothèses vraiment scientifiques. Nous avons établi, en effet, qu'il +s'agit toujours, en biologie, de déterminer ou la fonction d'après +l'organe, ou l'organe d'après la fonction. On pourra donc, pour +accélérer les découvertes, construire directement et sans scrupule +l'hypothèse la plus plausible sur la fonction inconnue d'un organe +donné, ou sur l'organe caché de telle fonction évidente. Pourvu que la +supposition soit le mieux possible en harmonie avec l'ensemble des +connaissances acquises, on aura usé, de la manière la plus légitime, à +l'imitation des astronomes, du droit général de l'esprit humain dans +toutes les recherches positives. Si l'hypothèse n'est point exactement +vraie, comme il devra arriver le plus souvent, elle n'en aura pas moins +toujours contribué nécessairement au progrès réel de la science, en +dirigeant l'ensemble des recherches effectives vers un but nettement +déterminé. La seule condition fondamentale, ici comme ailleurs, c'est +que, par leur nature, les hypothèses soient constamment susceptibles +d'une vérification positive; ce qui, en biologie, résultera +inévitablement du caractère que je viens de leur assigner.</p> + +<p>Je ne vois jusqu'ici, dans l'étude des corps vivans, qu'un seul exemple +capital de semblables hypothèses; et il a été donné par un homme de +génie, qui, suivant l'usage de ses pareils, a rempli spontanément à cet +égard, comme par instinct, de la manière la plus satisfaisante, +l'ensemble des conditions rationnelles propres à la nature de ses +recherches. Quand M. Broussais, dans l'intention éminemment +philosophique de localiser tout à coup les prétendues fièvres +essentielles, leur a imposé pour siége général la membrane muqueuse du +canal digestif, il a imprimé à la saine pathologie la plus heureuse +impulsion positive, quoiqu'il ait peut-être commis, en effet, une grande +erreur actuelle, ce que je n'ai point à examiner ici. Car, cette +hypothèse étant évidemment accessible à une exploration irrécusable, +elle devait nécessairement hâter beaucoup, confirmée ou infirmée par les +observations judicieuses, la découverte effective du véritable siége +organique de ces entités pathologiques. Le vulgaire des médecins, +incapable d'apprécier une telle propriété philosophique, s'est consumé à +ce sujet en de vaines critiques de détail, qui ne pouvaient affecter +nullement la question fondamentale. Mais l'histoire générale de l'esprit +humain n'en recueillera pas moins précieusement un jour ce premier +exemple mémorable de la judicieuse introduction spontanée de l'art des +hypothèses rationnelles dans l'étude positive des corps vivans. Pour +quiconque a convenablement étudié la philosophie astronomique, cette +innovation hardie n'offre réellement que le timide équivalent d'un usage +dès long-temps pratiqué, sur une bien plus large échelle, par ceux de +tous les savans qui sont universellement reconnus aujourd'hui comme +procédant de la manière la plus rigoureuse. Toutefois, l'étude +philosophique de l'ensemble de la science astronomique n'est pas +seulement destinée, à cet égard, à dissiper radicalement les vains +scrupules de ceux qui persisteraient encore à repousser tout usage +étendu des artifices hypothétiques dans les recherches biologiques. Elle +a surtout pour objet, sous ce point de vue, de mieux diriger, d'après +une judicieuse imitation des plus parfaits modèles, les heureux efforts +des hommes de génie qui se proposent d'appliquer aux parties les plus +difficiles de la philosophie naturelle un procédé logique aussi +impérieusement réclamé par la complication supérieure d'un tel ordre de +problèmes.</p> + +<p>Après avoir ainsi caractérisé suffisamment la subordination fondamentale +de la biologie envers l'astronomie, soit quant à la doctrine, ou quant +à la méthode, nous devons compléter maintenant cette exacte analyse +sommaire des grandes relations encyclopédiques propres à l'étude des +corps vivans, en examinant enfin, d'une manière analogue, sa dépendance +réelle à l'égard de la science mathématique, premier fondement général +du système entier de la philosophie positive.</p> + +<p>Sous le seul point de vue scientifique proprement dit, on doit, à ce +sujet, commencer par reconnaître hautement la profonde justesse de +l'énergique réprobation prononcée par plusieurs biologistes philosophes, +et surtout par le grand Bichat, contre toute tentative d'application +effective et spéciale des théories mathématiques aux questions +physiologiques. Les purs géomètres, par cela même que leur science +constitue réellement la base préliminaire indispensable de toute la +philosophie naturelle, doivent être, en général, éminemment disposés à +envahir, d'une manière presque indéfinie, le domaine des autres sciences +fondamentales, qui leur paraissent ordinairement subalternes. En même +temps, l'extrême généralité et la parfaite indépendance de leurs études +propres ne permettent point que cette tendance spontanée soit +directement contenue par un sentiment énergique des vraies conditions +caractéristiques de chacune de ces sciences, dont le génie essentiel +leur est naturellement inconnu. Aussi, jusqu'à ce qu'une judicieuse +éducation philosophique commune vienne mettre habituellement les +diverses classes de savans en état de concevoir nettement la +coordination rationnelle de leurs attributions respectives, ce sera +seulement par leur antagonisme continuel, très préjudiciable et +néanmoins fort insuffisant, que les sciences les plus difficiles +pourront péniblement éviter d'être absorbées et annulées par les plus +simples. Cette vicieuse organisation des relations scientifiques, n'est +en aucun cas, plus manifeste, et n'engendre de plus déplorables +conséquences, que lorsqu'il s'agit des rapports fondamentaux entre les +études mathématiques et les études biologiques. Jusqu'ici, les +biologistes, toujours exposés, à des intervalles plus ou moins +rapprochés, aux empiètemens abusifs des géomètres, ne sont parvenus à +s'en garantir incomplètement que par l'irrationnel expédient de +trancher, pour ainsi dire, toute communication quelconque entre les deux +ordres de conceptions; tandis que c'est, au contraire, par une juste +appréciation directe de la subordination générale de l'ensemble de leurs +travaux à la doctrine élémentaire sur laquelle repose préalablement le +système entier de la philosophie naturelle, qu'ils doivent désormais +maintenir avec fermeté l'indépendante originalité de leur vrai +caractère scientifique. Or, les principes de philosophie mathématique +établis dans le premier volume de ce traité, et l'exacte analyse que +nous venons d'exécuter du véritable esprit général de l'étude positive +des corps vivans, nous permettent maintenant de remplir sans difficulté, +quoique très sommairement, cette condition essentielle.</p> + +<p>L'étude rationnelle de la nature suppose nécessairement, en général, que +tous les phénomènes, d'un ordre quelconque, sont essentiellement +assujettis à des lois invariables, dont la découverte constitue toujours +le but de nos diverses spéculations philosophiques. Si l'on pouvait +concevoir, en aucun cas, que, sous l'influence de conditions exactement +similaires, les phénomènes ne restassent point parfaitement identiques, +non-seulement quant au genre, mais aussi quant au degré, toute théorie +scientifique deviendrait aussitôt radicalement impossible: nous serions +dès lors nécessairement réduits à une stérile accumulation de faits, qui +ne sauraient plus comporter aucune relation systématique, susceptible de +conduire à leur prévision. Il est donc indispensable de reconnaître, en +principe, que, même dans les phénomènes éminemment complexes qui se +rapportent à la science des corps vivans, chacune des diverses actions +vraiment élémentaires qui concourent à leur production varierait +nécessairement selon des lois tout-à-fait précises, c'est-à-dire, +mathématiques, si nous pouvions, en effet, l'étudier en elle-même, +isolément de tout autre. Tel est, à cet égard, le point de départ +philosophique des géomètres, dont la parfaite rationnalité ne saurait +être contestée. Si donc les phénomènes les plus généraux du monde +inorganique sont éminemment calculables, tandis que les phénomènes +physiologiques ne peuvent l'être nullement, cela ne tient évidemment à +aucune distinction fondamentale entre leurs natures respectives; cette +différence provient uniquement de l'extrême simplicité des uns, opposée +à la profonde complication des autres. L'erreur capitale des géomètres à +ce sujet n'est due qu'à leur manière fort imparfaite d'apprécier la +juste portée de cette considération, dont rien ne leur permet de mesurer +la véritable étendue philosophique. Il ne s'agirait néanmoins ici que de +prolonger convenablement les réflexions que doivent naturellement +suggérer les questions inorganiques susceptibles de solutions +mathématiques, et dans lesquelles on voit, d'une manière si prononcée, +ces solutions devenir graduellement plus difficiles et plus imparfaites +à mesure que le sujet se complique davantage en rapprochant peu à peu +l'état abstrait de l'état concret, à tel point que, au-delà des +phénomènes purement astronomiques ou de leurs analogues les plus +immédiats, une semblable perfection logique ne s'obtient presque jamais, +comme nous l'avons constaté, qu'aux dépens de la réalité des recherches, +même sans sortir des études générales de la physique proprement dite. +Aussitôt qu'on passe aux problèmes chimiques, toute application réelle +des théories mathématiques devient nécessairement incompatible avec la +grande complication du sujet. Que sera-ce donc à l'égard des questions +biologiques?</p> + +<p>Par une suite inévitable de sa complication caractéristique, l'étude des +corps vivans repousse directement de deux manières différentes tout +véritable usage des procédés mathématiques. En effet, lors même que l'on +supposerait exactement connues les lois mathématiques propres aux +différentes actions élémentaires dont le concours détermine +l'accomplissement des phénomènes vitaux, leur extrême diversité et leur +multiplicité inextricable ne pourraient aucunement permettre à notre +faible intelligence d'en poursuivre avec efficacité les combinaisons +logiques, comme le témoignent déjà si clairement les questions +astronomiques elles-mêmes malgré l'admirable simplicité de leurs +élémens mathématiques, lorsqu'on veut y considérer simultanément plus de +deux ou trois influences essentielles. Mais en outre, une semblable +complication s'oppose même radicalement à ce que ces lois élémentaires +puissent jamais être mathématiquement dévoilées, ce qui doit éloigner +jusqu'à la seule pensée hypothétique d'une telle manière de philosopher +en biologie. Car, ces lois ne pourraient devenir accessibles que par +l'analyse immédiate de leurs effets numériques. Or, sous quelque aspect +qu'on étudie les corps vivans, les nombres relatifs à leurs phénomènes +présentent nécessairement des variations continuelles et profondément +irrégulières, ce qui, pour les géomètres, offre un obstacle aussi +insurmontable que si ces degrés pouvaient être, en réalité, entièrement +arbitraires. Par la définition même de la vie, on conçoit que la seule +notion qui, en chimie, comportât encore, comme nous l'avons reconnu, +certaines considérations numériques, c'est-à-dire, la composition, cesse +évidemment de les admettre ici: car, toute idée de chimie numérique doit +devenir inapplicable à des corps dont la composition moléculaire varie +continuellement, ce qui constitue précisément le caractère fondamental +de tout organisme vivant. Sans doute, s'il nous était possible de faire +varier séparément, à divers degrés, chacune des conditions qui +président aux phénomènes vitaux, en maintenant toutes les autres dans +une stricte identité mathématique, la comparaison des effets +correspondants pourrait faire espérer de découvrir la loi numérique de +leurs variations, quoique cette précision idéale, ne pût, en réalité, +contribuer aucunement au perfectionnement positif de la science, par +suite de l'insurmontable difficulté du problème mathématique relatif à +la combinaison rationnelle de ces différentes lois. Mais les mêmes +obstacles qui s'opposent radicalement, en vertu des motifs précédemment +expliqués, à tout emploi important et vraiment décisif de la méthode +expérimentale proprement dite dans les recherches physiologiques, ne +doivent-ils point, avec encore plus d'énergie, détruire l'espoir de +toute opération de ce genre, qui ne serait réellement qu'une +expérimentation portée au plus haut degré de perfection, c'est-à-dire +poussée jusqu'à la précision numérique? Puisque déjà nous ne saurions +jamais instituer, en biologie, deux cas qui ne diffèrent exactement que +sous un seul rapport, que serait-ce donc si, à la conformité des +conditions essentielles du phénomène, il fallait joindre l'identité de +leurs degrés, ce que toute appréciation mathématique exigerait néanmoins +rigoureusement? Ainsi, aucune idée de nombres fixes, à plus forte +raison de lois numériques, et surtout enfin d'investigation +mathématique, ne peut être regardée comme compatible avec le caractère +fondamental des recherches biologiques. Si, avant que ce génie propre +fût suffisamment développé, les biologistes ont dû, à cet égard, céder, +jusqu'à un certain point, et non sans utilité, à l'irrésistible +ascendant des géomètres, une telle condescendance deviendrait désormais +essentiellement nuisible aux progrès rationnels de l'étude positive des +corps vivans envisagés sous un aspect quelconque.</p> + +<p>À la vérité, l'esprit de calcul tend de nos jours à s'introduire dans +cette étude, surtout en ce qui concerne les questions médicales, par une +voie beaucoup moins directe, sous une forme plus spécieuse, et avec des +prétentions infiniment plus modestes. Je veux parler principalement de +cette prétendue application de ce qu'on appelle la statistique à la +médecine, dont plusieurs savans attendent des merveilles, et qui +pourtant ne saurait aboutir, par sa nature, qu'à une profonde +dégénération directe de l'art médical, dès lors réduit à d'aveugles +dénombremens. Une telle méthode, s'il est permis de lui accorder ce nom, +ne serait réellement autre chose que l'empirisme absolu, déguisé sous de +frivoles apparences mathématiques. Poussée jusqu'à ses extrêmes +conséquences logiques, elle tendrait à faire radicalement disparaître +toute médication vraiment rationnelle, en conduisant à essayer au hasard +des procédés thérapeutiques quelconques, sauf à noter, avec une +minutieuse précision, les résultats numériques de leur application +effective. Il est évident, en principe, que les variations continuelles +auxquelles tout organisme est assujetti sont nécessairement encore plus +prononcées dans l'état pathologique que dans l'état normal, en sorte que +les cas doivent être alors encore moins exactement similaires; d'où +résulte l'impossibilité manifeste de comparer judicieusement deux modes +curatifs d'après les seuls tableaux statistiques de leurs effets, +abstraction faite de toute saine théorie médicale. Sans doute, la pure +expérimentation directe, restreinte entre des limites convenables, peut +avoir une grande importance pour la médecine, comme pour la physiologie +elle-même: mais c'est précisément à la stricte condition de ne jamais +être simplement empirique, et de se rattacher toujours, soit dans son +institution, soit dans son interprétation, à l'ensemble systématique des +doctrines positives correspondantes. Malgré l'imposant aspect des formes +de l'exactitude, il serait difficile de concevoir, en thérapeutique, un +jugement plus superficiel et plus incertain que celui qui reposerait +uniquement sur cette facile computation des cas funestes ou favorables, +sans parler des pernicieuses conséquences pratiques d'une telle manière +de procéder, où l'on ne devrait d'avance exclure aucune sorte de +tentative. On doit déplorer l'espèce d'encouragement dont les géomètres +ont quelquefois honoré une aberration aussi profondément irrationnelle, +en faisant de vains et puérils efforts pour déterminer, d'après leur +illusoire théorie des chances, le nombre de cas propre à légitimer +chacune de ces indications statistiques.</p> + +<p>Quoique l'abus de l'esprit mathématique, ou plutôt de l'esprit de +calcul, ait été ainsi fréquemment nuisible, sous divers rapports, au +vrai développement de l'étude positive des corps vivans, les biologistes +qu'un sentiment exagéré de cette fâcheuse influence a conduits à +méconnaître toute subordination réelle de cette étude à l'ensemble des +études mathématiques n'en ont pas moins commis une erreur grave, +directement préjudiciable au perfectionnement systématique de leur +science. Les principes précédemment établis dans cet ouvrage doivent +rendre cette erreur très sensible, en faisant hautement ressortir cette +subordination nécessaire. Elle existe d'abord, d'une manière évidente +bien qu'indirecte, d'après les relations indispensables, ci-dessus +constatées, de la saine biologie avec la physique et avec l'astronomie, +puisque les biologistes ne sauraient convenablement entreprendre ces +deux ordres d'études préliminaires sans s'être préalablement +familiarisés avec l'ensemble des principales doctrines mathématiques. +Mais, en outre, on ne peut contester qu'une judicieuse application des +notions fondamentales de la géométrie et de la mécanique ne devienne +directement nécessaire pour bien comprendre, soit la structure, soit le +jeu, d'un appareil aussi compliqué que l'organisme vivant, surtout dans +les animaux. Cela est particulièrement évident envers tous les divers +phénomènes de la mécanique animale, statiques ou dynamiques, qui doivent +paraître profondément inintelligibles à tous ceux auxquels sont +étrangères les lois générales de la mécanique rationnelle. L'absurde +principe de la prétendue indépendance des êtres vivans à l'égard des +lois universelles du monde matériel, a souvent conduit les +physiologistes à regarder ces êtres comme essentiellement soustraits à +l'empire des théories fondamentales de l'équilibre et du mouvement; +tandis que ces théories constituent, au contraire, la véritable base +élémentaire de l'économie organique envisagée sous cet aspect. Je me +suis efforcé, dans le premier volume, de démontrer directement que, par +leur nature, ces théories sont nécessairement applicables à des +appareils quelconques, puisqu'elles ne dépendent aucunement de l'espèce +des forces considérées, mais seulement de leur énergie effective: il ne +peut exister, à ce sujet, d'autre différence réelle que la difficulté +plus grande de préciser, surtout numériquement, une telle application, à +mesure que l'appareil se complique davantage. Ainsi, en écartant +d'ailleurs, comme éminemment chimérique, toute idée d'évaluation, on ne +saurait douter que les théorèmes généraux de la statique et de la +dynamique abstraites ne doivent se vérifier constamment dans le +mécanisme des corps vivans, sur l'étude rationnelle duquel ils sont, en +effet, destinés à porter une indispensable lumière. Dans ses divers +modes de repos ou de mouvement, l'animal même le plus élevé se comporte +essentiellement comme tout autre appareil mécanique d'une complication +analogue, sauf la seule différence du moteur, qui n'en peut produire +aucune quant aux lois élémentaires de la combinaison et de la +communication des mouvemens, ou de la neutralisation des efforts +quelconques. La nécessité d'introduire convenablement l'usage +philosophique de la mécanique rationnelle dans toute biologie positive +n'est donc nullement équivoque. Quant à la géométrie, outre que, dans +ses plus simples élémens, la mécanique ne saurait s'en passer, on +conçoit aisément combien les spéculations anatomiques ou physiologiques +exigent, par leur nature, l'habitude de suivre exactement des relations +complexes de forme et de situation, et combien même la connaissance +familière des principales lois géométriques peut y donner lieu à +d'heureuses indications directes. Il serait inutile ici d'insister +davantage à cet égard.</p> + +<p>Cette subordination fondamentale de la science biologique à la science +mathématique devient encore plus indispensable et plus évidente en +comparant les deux ordres d'études sous le point de vue logique +proprement dit, c'est-à-dire, quant à la méthode. Nous avons, en effet, +établi, en principe philosophique, que le système des études +mathématiques constitue nécessairement la véritable origine spontanée de +l'art général du raisonnement positif, dont l'esprit humain ne pouvait +réaliser complètement le libre développement qu'à l'égard des recherches +à la fois les plus générales, les plus abstraites, les plus simples, et +les plus précises. C'est donc à cette source primitive et universelle +que doivent constamment remonter toutes les classes de philosophes +positifs pour préparer convenablement leurs facultés rationnelles à +l'ultérieure élaboration directe des théories plus imparfaites qui se +rapportent à des sujets plus spéciaux, plus complexes, et plus +difficiles. La marche inévitable suivie à cet égard par l'esprit humain +dans l'ensemble de son perfectionnement social, doit naturellement +servir de guide général à la progression systématique de chaque +intelligence individuelle. À mesure que le sujet de nos recherches se +complique davantage, il exige nécessairement un recours plus urgent à ce +type primordial de toute rationnalité positive, dont la familière +contemplation philosophique devient plus indispensable pour nous +détourner des conceptions illusoires et des combinaisons sophistiques, +tout en excitant néanmoins notre essor spéculatif, bien loin de +l'entraver par de vains et timides scrupules. C'est donc en vertu même +de la complication supérieure qui les caractérise, que les études +biologiques réclament plus impérieusement, chez ceux qui se proposent de +les cultiver d'une manière vraiment scientifique, cette première +éducation rationnelle que peut seule procurer une connaissance générale +suffisamment approfondie de la philosophie mathématique. Si une telle +préparation logique, depuis long-temps reconnue indispensable aux +astronomes, commence aujourd'hui à être aussi regardée généralement +comme nécessaire aux vrais physiciens, et même aux chimistes +rationnels, il y aurait sans doute une étrange anomalie à prétendre, +pour les seuls biologistes, que l'instrument intellectuel a moins besoin +d'être aiguisé quand on le destine à des problèmes plus difficiles.</p> + +<p>Jusqu'ici néanmoins, ce n'est point, en général, aux études +mathématiques que les biologistes les plus systématiques ont cru devoir +recourir pour cette indispensable éducation préliminaire, mais à la +vaine considération ontologique de ce qu'on appelle la logique +proprement dite, isolée de tout raisonnement déterminé. Quelque absurde +que doive sembler aujourd'hui, chez des philosophes positifs, une telle +persistance dans les usages émanés du système métaphysique de l'ancienne +éducation, elle paraîtra cependant, à plusieurs égards, naturelle et +même excusable, en pensant à la profonde incurie des géomètres à +organiser, d'une manière vraiment rationnelle, l'ensemble de +l'enseignement mathématique. On n'a peut-être jamais composé, en aucun +genre, des ouvrages didactiques aussi radicalement médiocres, aussi +complètement dénués de tout véritable esprit philosophique, que la +plupart des traités élémentaires d'après lesquels sont encore +essentiellement dirigées toutes les études mathématiques ordinaires. Il +semblerait qu'on ne s'y est imposé d'autre obligation que celle +d'éviter scrupuleusement des erreurs matérielles, comme si le facile +accomplissement d'une semblable condition pouvait avoir aujourd'hui +aucun mérite dans un pareil sujet. Ce n'est point ici le lieu de +remonter aux causes de ce fait déplorable, qui ressortent d'ailleurs +aisément des principes que j'ai établis. Nous devons seulement remarquer +combien un système d'enseignement aussi vicieux a pu naturellement faire +méconnaître, même par d'excellens esprits, les propriétés logiques +fondamentales qui caractérisent réellement, d'une manière à la fois si +éminente et si exclusive, la nature des études mathématiques. La +direction ordinaire de ces études dissimule et même dénature tellement +ces précieuses propriétés, que l'on s'explique aisément l'exagération, +d'ailleurs évidemment irréfléchie, de certains philosophes qui ont +directement soutenu que, loin de pouvoir préparer convenablement +l'organe intellectuel à l'interprétation rationnelle de la nature, +l'éducation mathématique tendait effectivement bien plutôt à développer +l'esprit d'argumentation sophistique et de spéculation illusoire. Mais +une semblable dégénération, quoique trop fréquemment réalisée, ne +saurait détruire, sans doute, la valeur intrinsèque du plus puissant +moyen d'éducation positive qui puisse être offert à nos facultés +élémentaires de combinaison et de coordination: elle fait seulement +mieux ressortir l'évidente nécessité d'une profonde rénovation +philosophique du système entier de l'enseignement mathématique. Il est +clair, en effet, que toute l'utilité réelle que l'on peut attribuer à +l'étude préalable de la logique proprement dite pour diriger et +raffermir la marche générale de notre intelligence, se retrouve +nécessairement, d'une manière à la fois beaucoup plus étendue, plus +variée, plus complète, et plus lumineuse, dans les études mathématiques +convenablement dirigées, avec l'immense avantage que présente un sujet +bien déterminé, nettement circonscrit, et susceptible de la plus +parfaite exactitude, et sans le danger fondamental inhérent à toute +logique abstraite, quelque judicieusement qu'on l'expose, de conduire ou +à des préceptes puérils d'une évidente inutilité, ou a de vagues +spéculations ontologiques, aussi vaines qu'inapplicables. La méthode +positive, malgré ses modifications diverses, reste, au fond, constamment +identique dans l'ensemble de ses applications quelconques, surtout en ce +qui concerne directement l'art homogène du raisonnement. C'est pourquoi +les sciences les plus compliquées, et la biologie elle même, ne +sauraient offrir aucun genre de raisonnement dont la science +mathématique ne puisse d'abord fournir fréquemment l'analogue plus +simple et plus pur. Ainsi, même sous cet aspect, la philosophie positive +forme, par sa nature, un système rigoureusement complet, qui peut +entièrement suffire, d'après ses seules ressources propres, à tous ses +divers besoins réels, sans emprunter, à aucun titre, le moindre secours +étranger; ce qui doit enfin conduire à l'élimination totale de l'unique +portion de l'ancienne philosophie susceptible de présenter encore +quelque apparence d'utilité véritable, c'est-à-dire sa partie logique, +dont toute la valeur effective est désormais irrévocablement absorbée +par la science mathématique. C'est donc exclusivement à cette dernière +école que les biologistes rationnels doivent aller maintenant étudier +l'art logique général avec assez d'efficacité pour l'appliquer +convenablement au perfectionnement de leurs difficiles recherches. Là +seulement, ils pourront acquérir réellement le sentiment intime et +familier des vrais caractères et des conditions essentielles de cette +pleine évidence scientifique qu'ils doivent s'efforcer ensuite de +transporter, autant que possible, à leurs théories propres. Comment +l'apprécieraient-ils sainement à l'égard des questions les plus +complexes, si d'abord ils ne s'étaient exercés à la considérer dans les +cas les plus simples et les plus parfaits?</p> + +<p>En examinant cette relation fondamentale sous un point de vue plus +spécial, il est aisé de sentir que les principaux raisonnemens +biologiques exigent, par leur nature, un genre d'habitudes +intellectuelles dont les spéculations mathématiques, soit abstraites, +soit concrètes, peuvent seules procurer un heureux développement +préalable. Je veux parler surtout de cette aptitude à former et à +poursuivre des abstractions positives, sans laquelle on ne saurait, en +biologie, faire aucun usage rationnel et étendu, ni physiologique, ni +même simplement anatomique, de la méthode comparative proprement dite, +dont j'ai déjà signalé l'analogie philosophique avec le caractère +essentiel de l'analyse mathématique. On conçoit, en effet, que pour +suivre convenablement, dans la biologie comparée, l'étude générale d'un +organe ou d'une fonction quelconques, il est indispensable d'en avoir +d'abord nettement construit la notion abstraite, qui peut seule être le +sujet direct de la comparaison, isolément de toutes les diverses +modifications particulières attachées à chacune de ses réalisations +effectives: si cette abstraction est méconnue ou altérée d'une manière +quelconque pendant le cours de l'analyse biologique, le procédé +comparatif avorte nécessairement. Une telle opération intellectuelle +ressemble sans doute beaucoup à celle que notre esprit effectue si +spontanément, à un si haut degré, et avec tant de facilité, dans toutes +les combinaisons mathématiques, dont l'habitude constitue donc +évidemment, sous ce rapport, la meilleure préparation philosophique aux +spéculations les plus élevées de la biologie positive. L'anatomiste ou +le physiologiste qui négligerait un secours aussi direct et aussi +capital, se créerait ainsi artificiellement une nouvelle difficulté +fondamentale, en voulant tout à coup abstraire dans le sujet le plus +complexe, sans s'y être préalablement exercé sur le sujet le plus +simple. Quant à ceux qui n'auraient pu réussir dans une telle épreuve +préliminaire, ils devraient, ce me semble, se reconnaître, par cela +seul, radicalement impropres aux plus hautes recherches biologiques, et +s'y borner judicieusement, en conséquence, à l'utile travail secondaire +de recueillir convenablement des matériaux susceptibles d'une +élaboration philosophique ultérieure de la part d'intelligences mieux +organisées. Ainsi, une saine éducation mathématique rendrait à la +science biologique ce double service essentiel d'essayer et de classer +les esprits aussi bien que de les préparer et de les diriger. +L'élimination spontanée de ceux qui ne tendent qu'à encombrer la +biologie de travaux sans but et sans caractère, n'offrirait pas, je +pense, moins d'intérêt réel que l'institution plus parfaite de ceux qui +peuvent en bien remplir les conditions principales.</p> + +<p>La sage introduction de l'esprit mathématique pourrait contribuer, +d'ailleurs, à perfectionner la philosophie biologique sous un nouvel +aspect, qui, beaucoup moins fondamental que le précédent, mérite +cependant d'être indiqué ici. Il s'agit de l'usage systématique des +fictions scientifiques proprement dites, dont l'artifice est si familier +aux géomètres, et qui me paraîtraient aussi susceptibles d'augmenter +utilement les ressources logiques de la haute biologie, quoique leur +emploi dût y être ménagé, sans doute, avec une bien plus circonspecte +sobriété. Dans la plupart des études mathématiques, on a souvent trouvé +de grands avantages à imaginer directement une suite quelconque de cas +purement hypothétiques, dont la considération, quoique simplement +artificielle, peut faciliter beaucoup, soit l'éclaircissement plus +parfait du sujet naturel des recherches, soit même son élaboration +fondamentale. Un tel art diffère essentiellement de celui des hypothèses +proprement dites, avec lequel il a été toujours confondu jusqu'ici par +les plus profonds philosophes. Dans ce dernier, la fiction ne porte que +sur la seule solution du problème; tandis que, dans l'autre, le +problème lui-même est radicalement idéal, sa solution pouvant être, +d'ailleurs, entièrement régulière. La fiction scientifique présente ici +tous les caractères principaux de l'imagination poétique: elle est +seulement, en général, plus difficile. Il est évident que la nature des +recherches biologiques ne saurait y comporter l'emploi d'un tel artifice +logique à un degré nullement comparable à celui que permettent les +spéculations mathématiques, auxquelles il s'adapte si éminemment. On +doit néanmoins reconnaître, à mon avis, que le caractère abstrait des +hautes conceptions de la biologie comparative les rend, à quelques +égards, susceptibles d'un semblable perfectionnement, qui consisterait +alors à intercaler, entre les divers organismes connus, certains +organismes purement fictifs, artificiellement imaginés de manière à +faciliter leur comparaison, en rendant la série biologique plus homogène +et plus continue, en un mot plus régulière, et dont plusieurs +admettraient peut-être une réalisation ultérieure plus ou moins exacte, +parmi les organismes d'abord inexplorés. L'étude positive des corps +vivans me paraît être aujourd'hui assez avancée, pour que nous puissions +désormais former le projet hardi, et auparavant téméraire, de concevoir +directement le plan rationnel d'un organisme nouveau, propre à +satisfaire à telles conditions données d'existence. Je ne doute point +que le judicieux rapprochement, à la manière des géomètres, des cas +réels avec quelques fictions de ce genre heureusement imaginées, ne soit +plus tard utilement employé à compléter et à perfectionner les lois +générales de l'anatomie et de la physiologie comparées, et ne puisse +même servir à y devancer quelquefois l'exploration immédiate. Dès à +présent, l'usage rationnel d'un tel artifice me semblerait, du moins, +pouvoir être appliqué à éclaircir et à simplifier essentiellement le +système ordinaire du haut enseignement biologique. On conçoit, +d'ailleurs, sous l'un ou l'autre aspect, que l'introduction d'un procédé +aussi délicat doit appartenir exclusivement aux esprits les plus élevés, +d'abord convenablement préparés par une étude approfondie de la +philosophie mathématique, afin de prévenir le désordre que pourrait +apporter dans la science la considération intempestive d'une foule de +cas mal imaginés ou mal intercalés.</p> + +<p>Tels sont les principaux rapports, soit de doctrine, soit de méthode, +sous lesquels la saine biologie doit se subordonner directement au +système entier de la science mathématique, indépendamment de leurs +relations indirectes au moyen des sciences intermédiaires. On peut, à +ce sujet, utilement remarquer, d'après les notions précédentes, que, +parmi les trois élémens essentiels que nous avons reconnus dans +l'ensemble de la philosophie mathématique, c'est surtout la mécanique +qui s'applique à la biologie sous le point de vue scientifique +proprement dit; tandis que, au contraire, sous le point de vue purement +logique, la liaison s'opère principalement par la géométrie; l'une et +l'autre étant, d'ailleurs, convenablement appuyées sur les théories +analytiques indispensables à leur développement systématique.</p> + +<p>Cet examen complet, quoique sommaire, des relations fondamentales de +l'étude positive des corps vivans avec les différentes branches +antérieures de la philosophie naturelle, ne peut plus, ce me semble, +laisser aucune incertitude sur la réalité ni sur l'importance du rang +précis que j'ai assigné à la science biologique dans ma hiérarchie +encyclopédique. Pour tout esprit philosophique, la seule considération +d'une telle position doit offrir le résumé concis mais exact de +l'ensemble des divers rapprochemens que je viens d'analyser. Il en +résulte immédiatement la juste appréciation générale du genre et du +degré de perfection dont la biologie est susceptible par sa nature, et, +encore plus directement, la détermination essentielle du plan rationnel +de l'éducation préliminaire correspondante.</p> + +<p>Si la perfection d'une science quelconque devait être mesurée par +l'étendue et la variété des moyens fondamentaux qui lui sont propres, +aucune science ne pourrait, sans doute, rivaliser avec la biologie. Les +immenses ressources logiques que nous venons de déduire rigoureusement +de ses liaisons nécessaires avec les différentes sciences antérieures, +concourent avec les procédés essentiels d'exploration que nous avions +d'abord reconnu lui appartenir d'une manière encore plus spontanée. On +peut dire que l'esprit humain réunit ici, avec une profusion jusqu'alors +ignorée, l'ensemble de tous ses divers artifices pour surmonter les +difficultés capitales que lui oppose cette grande étude. Et, néanmoins, +un tel faisceau de puissances intellectuelles ne pourra jamais nous +offrir qu'une très imparfaite compensation de l'accroissement radical +des obstacles. Sans doute, suivant la loi philosophique que j'ai +établie, la complication croissante du sujet fondamental de nos +recherches positives détermine nécessairement une extension +correspondante dans le système entier de nos moyens généraux +d'investigation scientifique: et nous venons d'en reconnaître ici la +plus irrécusable vérification. Mais cependant, quand on entreprend de +ranger les différentes sciences dans l'ordre effectif de leur perfection +relative, on peut réellement faire abstraction totale de cette grande +considération, et se borner à envisager la complication graduelle des +phénomènes, sans aucun égard à l'accroissement inévitable des ressources +correspondantes, qui ne saurait jamais être exactement en harmonie avec +elle, et qui nous permet seulement d'aborder des recherches dont les +difficultés seraient entièrement inaccessibles à notre faible +intelligence si nous ne pouvions leur appliquer des moyens plus étendus. +Cette règle, que nous ont toujours confirmée jusqu'ici les branches +précédentes de la philosophie naturelle, est, malheureusement, loin de +se démentir envers la science biologique. Il ne faut pas croire que sa +plus grande imperfection relative tienne principalement aujourd'hui à +son passage beaucoup plus récent à l'état positif. Elle est surtout la +conséquence inévitable et permanente de la complication très supérieure +de ses phénomènes. Quelques importans progrès qu'on doive y espérer +prochainement du développement plus complet et du concours plus +rationnel de tous les moyens divers qui lui sont propres, cette étude +restera nécessairement toujours inférieure aux différentes branches +fondamentales de la philosophie inorganique, sans en excepter la chimie +elle-même, soit pour la coordination systématique de ses phénomènes, +soit pour leur prévision scientifique. Toutefois, ceux qui n'ont point +directement examiné, avec une certaine profondeur, sa vraie nature +philosophique, doivent se former une trop faible idée de la perfection +spéculative qu'elle comporte réellement, d'après la considération +exclusive, tout-à-fait insuffisante, de son état actuel, qui ne présente +encore, à tant d'égards, qu'une stérile accumulation d'observations +incomplètes ou incohérentes et de conceptions arbitraires ou +hétérogènes. On doit réellement envisager l'ensemble des travaux +biologiques jusqu'à présent comme constituant une vaste opération +préliminaire, principalement destinée à caractériser et à développer +tous les divers moyens principaux qui appartiennent à cette difficile +étude, et dont l'usage ne pouvait être que provisoire tant que leur +concours n'était point systématiquement organisé. Sous ce point de vue, +l'état de la science commence à être, en effet, très satisfaisant, +puisque une telle organisation fondamentale est déjà pleinement réalisée +chez un petit nombre d'esprits supérieurs. Quant à l'établissement +direct des lois biologiques, quoiqu'il ait été encore essentiellement +prématuré, le peu de notions exactes déjà formées à ce sujet suffit, +néanmoins, pour faire sentir aujourd'hui que, soigneusement restreinte +aux recherches positives, la science des corps vivans, eu égard à la +complication supérieure de ses phénomènes, peut atteindre réellement, +d'une manière bien plus complète qu'on n'a coutume de le supposer, à +leur coordination rationnelle et par suite à leur prévision, +conformément à son rang effectif dans le système général de la +philosophie naturelle.</p> + +<p>L'examen des relations nécessaires de la biologie avec chacune des +autres sciences fondamentales, nous a naturellement conduits à fixer, à +l'abri de tout arbitraire, l'éducation préliminaire la mieux adaptée à +la vraie nature d'une telle science. Cette éducation, consistant dans +l'étude philosophique préalable de l'ensemble de la science +mathématique, et ensuite successivement, à divers degrés déterminés de +spécialité, de l'astronomie, de la physique, et enfin de la chimie, est +nécessairement plus difficile que celle précédemment assignée à toute +autre classe de savans. Mais nous avons reconnu qu'elle est aussi +beaucoup plus nécessaire; et l'on ne saurait douter que la marche timide +et vacillante de la biologie positive ne tienne aujourd'hui, en grande +partie, à l'éducation radicalement vicieuse de presque tous ceux qui la +cultivent. Du reste, quelles que soient les difficultés réelles de cette +éducation rationnelle, il ne faut pas oublier que le temps si +déplorablement consumé aujourd'hui à d'inutiles études de mots ou à de +vaines spéculations métaphysiques, suffirait pleinement à son entière +réalisation chez des esprits fortement organisés, les seuls aptes à +cultiver avec succès une science aussi profondément compliquée. Enfin, +il importe de remarquer que, par une suite nécessaire de l'éducation +ainsi déterminée par la nature de leurs travaux propres, les anatomistes +et les physiologistes se trouveront désormais directement placés au +point de vue philosophique le plus complet, comme l'exige l'action +capitale que, plus qu'aucune autre classe de savans, ils sont +spontanément appelés à exercer sur le gouvernement intellectuel de la +société. Car cette action est, de toute nécessité, naturellement +attachée à l'entière généralité des conceptions et à la parfaite +homogénéité des doctrines, seules propriétés par lesquelles, malgré leur +irrécusable caducité, la philosophie théologique et la philosophie +métaphysique conservent aujourd'hui assez d'empire pour exclure encore +la philosophie positive de la suprême direction régulière du monde +moral, comme je l'expliquerai dans le volume suivant, quoique +elles-mêmes soient désormais devenues radicalement impuissantes à le +conduire réellement.</p> + +<p>Après avoir jusqu'ici convenablement examiné la nature propre et le but +général de la science biologique, l'ensemble des moyens fondamentaux qui +lui sont propres, et le système de ses diverses relations nécessaires +avec toutes les autres branches essentielles de la philosophie +naturelle, il me reste maintenant à faire ressortir directement ses +propriétés philosophiques les plus générales, c'est-à-dire à +caractériser sa puissante influence immédiate sur le développement +radical et l'émancipation définitive de la raison humaine.</p> + +<p>Par la nature de son sujet, l'étude positive de l'homme a toujours +possédé nécessairement l'incontestable privilége de fournir, à la masse +des esprits judicieux étrangers aux spéculations scientifiques +proprement dites, la mesure usuelle la plus décisive et la plus étendue +du véritable degré de force fondamentale propre aux diverses +intelligences. Ce mode habituel de classement est, en lui-même, beaucoup +plus rationnel que ne l'a souvent fait penser une critique +superficielle. Quoique, dans une science quelconque, les faits les plus +importans soient aussi, de toute nécessité, les plus communs, cependant, +en vertu des artifices plus ou moins raffinés qu'exige ordinairement la +saine observation scientifique des principaux phénomènes inorganiques, +on conçoit qu'un grand nombre de bons esprits puissent néanmoins être +fréquemment détournés de porter leur attention sur l'étude de ces +différens ordres de phénomènes. Aussi, quant aux parties correspondantes +de la philosophie naturelle, la patiente mais facile élaboration qu'y +suppose l'acquisition des connaissances scientifiques déjà obtenues, +doit-elle souvent faire illusion sur la valeur réelle de la plupart des +esprits qui les possèdent et dont tout le mérite véritable consiste +quelquefois à avoir heureusement profité des circonstances favorables +sous l'influence desquelles ils ont été élevés. Cette confusion +difficile à éviter entre l'instruction acquise et la force spontanée, +est encore plus ordinaire à l'égard des études mathématiques, vu +l'application plus spéciale et plus prolongée qu'elles nécessitent, et +la langue hiéroglyphique très caractérisée qu'elles doivent employer, et +dont l'imposant appareil est si propre à masquer, aux yeux du vulgaire, +une profonde médiocrité intellectuelle. Aussi peut-on voir +journellement, dans les différentes sciences inorganiques, et surtout +dans les sciences mathématiques, des exemples très prononcés d'esprits +peu éminens parvenus, au moins pendant leur vie, à une certaine +importance scientifique, à l'aide d'une prudente conduite +intellectuelle, fondée sur un juste sentiment instinctif des ressources +spéciales que présente la nature de leurs travaux pour égarer le +jugement du public impartial. Quoique une telle méprise ne soit point, +malheureusement, sans exemple à l'égard des sciences biologiques, il +faut néanmoins reconnaître que l'étude de l'homme, et principalement de +l'homme intellectuel et moral, doit, par sa nature, permettre bien moins +qu'aucune autre une semblable illusion; ce qui justifie la préférence +universelle que le bon sens vulgaire lui a constamment accordée comme +principale épreuve des intelligences. Ici, en effet, les plus importans +phénomènes sont nécessairement connus de tous; et tous aussi sont +naturellement stimulés à les observer: en sorte que les priviléges de +l'instruction spéciale deviennent beaucoup moins étendus. L'intelligence +développée qui ne se serait point livrée à un tel ordre d'observations, +serait, par cela seul, essentiellement jugée. En même temps que +l'universalité de ce grand sujet organise ainsi, entre tous les esprits, +une sorte de concours spontané, la profonde difficulté nécessaire et +l'extrême importance directe qui caractérisent si hautement sa +judicieuse investigation rendent ce concours éminemment propre à servir +habituellement de base principale au classement rationnel de l'ensemble +des intelligences. À ces propriétés fondamentales, on doit ajouter +d'ailleurs que jusqu'ici l'imperfection radicale de nos études +scientifiques proprement dites sur les lois positives de phénomènes +aussi compliqués, constitue, à cet égard, un motif de plus, en +attribuant plus d'influence à l'originalité des méditations +individuelles. Quand ces lois seront mieux connues, ce dernier motif +sera essentiellement remplacé par l'habileté plus prononcée qu'exigera +nécessairement leur sage application systématique à ces difficiles +recherches. D'après un tel ensemble de caractères, le monde moral ne +cessera donc jamais d'employer la connaissance plus ou moins profonde de +la véritable nature humaine comme le signe le moins équivoque et la +mesure la plus usuelle de toute vraie supériorité intellectuelle. Ce +critérium est tellement certain que l'histoire universelle permet de le +vérifier clairement, même à l'égard des esprits qui n'ont fourni leurs +principaux témoignages de force réelle que par des travaux relatifs aux +sujets scientifiques les plus éloignés de cette étude, et chez lesquels +néanmoins on peut toujours apercevoir des traces plus ou moins +distinctes de hautes méditations originales sur l'homme ou sur la +société, comme le montrent évidemment, à toutes les époques, tant +d'illustres exemples analogues à ceux de Leïbniz, de Descartes, de +Pascal, etc. Les facultés fondamentales de notre intelligence étant +nécessairement identiques dans leurs applications les plus diverses, on +ne saurait comprendre, sans doute, comment les géomètres, les +astronomes, les physiciens et les chimistes, qui ont fait preuve d'un +vrai génie scientifique, auraient jamais pu s'abstenir entièrement de +diriger spécialement les forces de leur entendement vers le sujet qui +provoque le plus spontanément et avec le plus d'énergie l'attention +universelle, quoiqu'ils aient pu ne pas nous laisser constamment des +indications formelles de cette inévitable diversion. Ceux qui, de nos +jours, ont quelquefois tenté vainement de discréditer, à cet égard, les +usages invariables de la sagesse vulgaire, ont donc ainsi, à leur insu, +directement prononcé contre eux-mêmes, et confirmé involontairement la +règle qu'ils essayaient de détruire.</p> + +<p>D'après cette indispensable considération préliminaire, l'analyse +rationnelle des principales propriétés philosophiques qui caractérisent +la science biologique devient maintenant plus facile et plus nette. +Examinons d'abord ces propriétés relativement à la méthode.</p> + +<p>Sous ce premier point de vue, la philosophie biologique doit être +regardée comme directement destinée, par sa nature, à perfectionner, +ou, pour mieux dire, à développer, deux des plus importantes facultés +élémentaires de l'esprit humain, dont aucune autre branche fondamentale +de la philosophie naturelle ne pouvait permettre la libre et pleine +évolution. Je veux parler de l'art comparatif proprement dit, et de +l'art de classer, qui, malgré leur co-relation nécessaire, sont +néanmoins parfaitement distincts. Au sujet du premier, les explications +précédemment exposées dans ce discours ont déjà suffisamment démontré +l'éminente et incontestable aptitude de la biologie positive au +développement spécial de ce grand moyen logique. Par cela même, la +démonstration doit aussi être implicitement fort avancée à l'égard de la +seconde faculté rationnelle, qui sera d'ailleurs l'objet essentiel et +direct de l'une des leçons suivantes. Nous devons donc nous borner ici, +en ce qui la concerne, à la simple indication sommaire, mais toutefois +caractéristique, du principe philosophique fondamental, conformément à +l'esprit général de ce discours.</p> + +<p>La théorie universelle des classifications philosophiques, destinées +non-seulement à faciliter les souvenirs mais surtout à perfectionner les +combinaisons scientifiques, se trouve nécessairement employée, d'une +manière plus ou moins importante et plus ou moins caractérisée, par +l'une quelconque des différentes sciences fondamentales, qui toutes +réclament inévitablement l'exercice plus ou moins prononcé de l'ensemble +des diverses facultés élémentaires de notre intelligence. J'ai déjà +spécialement établi, à cet égard, dès le premier volume de ce traité, +que la science mathématique elle-même, source primitive de toutes les +autres, nous offre spontanément une application capitale de la vraie +théorie générale des classifications, par la grande conception, trop peu +appréciée encore du vulgaire des géomètres, de l'illustre Monge, sur la +classification fondamentale des surfaces en familles naturelles d'après +leur mode de génération, où l'on peut reconnaître tous les caractères +philosophiques essentiels des saines méthodes zoologiques et botaniques, +avec la pureté et la perfection supérieures que devait comporter la +nature si éminemment simple d'un tel sujet. Toutefois, quelle que soit +l'importance des remarques analogues auxquelles peuvent aussi donner +lieu les diverses branches de la philosophie inorganique, et notamment +la science chimique, on doit incontestablement reconnaître que le +principal développement philosophique de l'art de classer était +nécessairement réservé à la science biologique. Car, il est évident, en +général, que chacune de nos facultés élémentaires doit être +spécialement développée par celle de nos études positives fondamentales +qui en exige la plus urgente application, et qui lui présente, en même +temps, le champ le plus étendu, ainsi que je l'ai déjà remarqué, à tant +d'autres égards, dans les précédentes parties de cet ouvrage. Or, sous +l'un et l'autre aspect, aucune science ne saurait tendre, par sa nature, +aussi directement ni aussi complètement que la biologie à favoriser +l'essor spontané de la théorie générale des classifications. D'abord, +aucune ne pouvait éprouver, d'une manière aussi profonde, le besoin +capital des classifications rationnelles, non-seulement en vertu de +l'immense multiplicité des êtres distincts, et pourtant analogues, que +les spéculations biologiques doivent inévitablement embrasser; mais +surtout par la nécessité fondamentale d'organiser, entre tous ces êtres +divers, une exacte comparaison systématique, qui constitue, comme nous +l'avons reconnu, le plus puissant moyen d'investigation propre à l'étude +positive des corps vivans, et dont l'application régulière exige +évidemment l'institution préalable de la vraie hiérarchie biologique, +considérée au moins dans ses dispositions les plus générales. En second +lieu, les mêmes caractères essentiels qui rendent ici absolument +indispensables les classifications philosophiques, tendent éminemment +aussi à provoquer et à faciliter leur établissement spontané. Les +esprits étrangers à la philosophie biologique doivent, au premier +aspect, regarder le nombre et la complication des sujets à classer comme +autant d'obstacles élémentaires à leur disposition systématique. Mais, +en réalité, on doit concevoir, au contraire, que la multiplicité même +des êtres vivans et l'extrême diversité de leurs rapports tendent +naturellement à rendre leur classification plus facile et plus parfaite, +en permettant de saisir entre eux des analogies scientifiques à la fois +plus spontanées, plus étendues, et plus aisées à vérifier sans +équivoque. Cette loi philosophique est tellement incontestable que nous +reconnaîtrons spécialement, dans la quarante-deuxième leçon, que, si la +classification rationnelle des animaux est, par sa nature, très +supérieure à celle des végétaux, cette différence résulte précisément de +la variété et de la complication beaucoup plus grandes des organismes +animaux, qui offrent ainsi plus de prise à l'art de classer. J'ai déjà +fait, en philosophie mathématique, une remarque analogue, en opposant à +la classification, si imparfaitement ébauchée jusqu'à présent, des +courbes, et même des courbes planes, la parfaite disposition +systématique du vaste ensemble total des surfaces; ce qui tient, en +effet, à ce que les surfaces, par leur multiplicité et leur complication +supérieures, nous permettent d'établir entre elles des comparaisons, +soit géométriques, soit analytiques, plus nettes et mieux caractérisées +que celles relatives à l'étude trop restreinte et trop homogène des +courbes, et surtout des courbes planes. On conçoit donc aisément, par +ces divers motifs, que la nature même des difficultés fondamentales +propres à la science biologique ait dû à la fois y exiger et y permettre +le développement le plus prononcé et le plus spontané de l'art général +des classifications rationnelles.</p> + +<p>C'est donc essentiellement à une telle source que tout philosophe +judicieux devra venir toujours puiser l'exacte connaissance de cet art +capital, dont on ne saurait, d'aucune autre manière, se former jamais +une juste idée, dans quelque sujet qu'on se propose d'ailleurs d'en +réaliser l'application ultérieure. Parmi les géomètres, les astronomes, +les physiciens, et même les chimistes, ceux dont l'esprit, quelque +éminent qu'on le suppose, n'a jamais convenablement franchi les bornes +spéciales de leurs études, se font ordinairement remarquer par +d'étranges aberrations relativement aux conditions fondamentales de la +vraie théorie des classifications quelconques, soit qu'il s'agisse de +la formation des groupes naturels, ou de leur coordination rationnelle, +double élément philosophique de cette théorie, et surtout du principe +général de la subordination des caractères, qui constitue son artifice +le plus essentiel. Sous ces trois importans rapports, les biologistes, +seuls entre toutes les classes de savans, peuvent aujourd'hui avoir +habituellement des notions nettes et positives. C'est uniquement à leur +école que les autres philosophes positifs peuvent désormais apprendre à +cultiver avec succès cette faculté essentielle, de manière à en +introduire, dans les autres sciences fondamentales, d'heureuses +applications, que plusieurs d'entr'elles réclament maintenant à divers +égards. J'ai spécialement insisté, dans la première partie de ce volume, +sur l'urgente nécessité philosophique où se trouvent aujourd'hui les +chimistes de recourir à un tel moyen d'éducation logique, pour réaliser +convenablement le perfectionnement capital le plus indispensable à la +constitution actuelle de leur science. Quoique le génie de Monge ait su +faire instinctivement, dans sa principale conception mathématique, un +admirable usage du véritable principe général de la théorie des +classifications rationnelles, sans que ses travaux aient laissé +d'ailleurs aucune trace appréciable de l'influence indirecte exercée, à +cet égard, sur son intelligence par les considérations de philosophie +biologique, je n'hésite pas néanmoins à conjecturer que ce génie, qui +n'était point exclusivement mathématique, puisqu'il a découvert, d'une +manière si originale, la vraie composition de l'eau, fut éminemment +excité et même dirigé à ce sujet, à son insu sans doute, par +l'inévitable réaction des belles discussions philosophiques qui alors +retentissaient partout autour de lui sur cette question fondamentale, +depuis la mémorable impulsion que l'esprit humain avait reçue des grands +travaux de Bernard de Jussieu et de Linné.</p> + +<p>Ainsi, l'étude positive des corps vivans est essentiellement destinée, +par sa nature, sous le point de vue logique, au développement général de +l'art universel de classer, aussi bien que de l'art comparatif +proprement dit. Ces deux attributs caractéristiques devraient lui +attirer, d'une manière toute spéciale, l'attention profonde de tout +esprit philosophique, même abstraction faite du haut intérêt +scientifique qu'inspirent naturellement les connaissances capitales +qu'elle se propose définitivement de nous dévoiler. On peut assurer à +cet égard, sans aucune exagération, que toute intelligence restée +étrangère aux études biologiques, n'a pu recevoir qu'une éducation +radicalement imparfaite, puisqu'elle a laissé dans l'inaction plusieurs +des facultés fondamentales dont l'ensemble constitue le pouvoir positif +général de l'esprit humain. C'est ainsi que, conformément au principe +essentiel de ma philosophie, la méthode positive universelle, malgré son +invariabilité nécessaire, ne saurait être vraiment connue, sous tous ses +aspects importans, que par l'examen approfondi de tous les divers +élémens de la hiérarchie scientifique; car chacun d'eux possède, par sa +nature, la propriété exclusive de développer spécialement quelqu'un des +grands procédés logiques dont la méthode est composée. Quoique les +sciences les plus générales et les plus simples soient directement +indépendantes des sciences plus particulières et plus compliquées, qui, +au contraire, reposent immédiatement sur elles; on vérifie ici +néanmoins, d'une manière irrécusable, l'inévitable réaction logique que +les moins parfaites doivent exercer sur les plus parfaites, à +l'amélioration fondamentale desquelles elles peuvent ainsi utilement +concourir, par les facultés rationelles qu'il leur appartient de +cultiver éminemment. Telle est la grande considération philosophique qui +fait à la fois ressortir, et le principe de subordination nécessaire, +propre à constituer la vraie hiérarchie scientifique, et le <i>consensus</i> +général, d'où résulte la rigoureuse unité du système. Lorsque ces +notions capitales seront enfin convenablement examinées, je parviendrai +aisément, sans doute, à rendre sensible la profonde irrationnalité du +mode actuel d'isolement exclusif qui préside encore à l'organisation +essentielle de nos études positives, et qui est aussi nuisible à leurs +divers progrès spéciaux qu'à leur action collective sur le gouvernement +intellectuel de l'humanité.</p> + +<p>Il nous reste maintenant à envisager, sous le point de vue scientifique +proprement dit, les propriétés philosophiques directes de la science +biologique, c'est-à-dire, sa haute participation spéciale à +l'irrévocable émancipation de la raison humaine, et à son développement +fondamental, considéré désormais, non plus seulement quant à la méthode +positive, mais aussi quant à l'esprit positif, dont cette grande science +est si clairement destinée à fournir l'indispensable complément.</p> + +<p>Nous pouvons, d'abord, vérifier ici et appliquer la loi générale que +j'ai établie à ce sujet en examinant de la même manière les deux +dernières branches de la philosophie inorganique, et surtout la chimie. +Elle consiste, comme on l'a vu, en ce que l'étude positive d'un ordre +quelconque de phénomènes tend toujours directement à détruire +radicalement toutes les conceptions essentielles de la philosophie +théologique, par ces deux voies universelles, complémentaires l'une de +l'autre, de la prévision rationnelle des phénomènes, et de la +modification volontaire que l'homme exerce sur eux; la dernière faculté +devenant nécessairement plus étendue, pendant que la première devient +moins parfaite, à mesure que le genre des phénomènes se complique +davantage; de façon à constater sans cesse, d'une manière également +irrécusable, quoique à l'aide de procédés différens, que les divers +événemens du monde réel ne sont pas régis par des volontés +surnaturelles, mais par des lois naturelles. La science biologique +confirme éminemment cette double tendance nécessaire.</p> + +<p>Quoique sa complication caractéristique doive, sans doute, lui permettre +beaucoup moins, surtout dans son état actuel d'imperfection, de +développer la faculté de prévision, on conçoit cependant, d'après la +définition même que j'en ai donnée, que la biologie positive a aussi sa +manière scientifique propre de témoigner directement son incompatibilité +radicale avec les fictions théologiques, et avec les entités +métaphysiques. Un tel témoignage général résulte inévitablement, en +effet, de cette exacte analyse des diverses conditions, soit organiques, +soit extérieures, indispensables à chacun des actes de l'existence des +corps vivans, analyse qui constitue immédiatement l'objet perpétuel de +toutes les études anatomiques ou physiologiques. L'opposition spontanée +de ce genre de recherches à toute conception théologique ou métaphysique +doit être aujourd'hui particulièrement remarquée à l'égard des théories +relatives aux phénomènes intellectuels et affectifs, dont le positivisme +est si récent, et qui sont enfin les seuls, avec les phénomènes sociaux +qui en dérivent, au sujet desquels la lutte demeure encore engagée, pour +le vulgaire des esprits, entre la philosophie positive et l'ancienne +philosophie. Ces phénomènes sont en effet, en vertu même de leur +complication supérieure, ceux dont l'accomplissement régulier exige +nécessairement le concours le plus déterminé de l'ensemble le plus +étendu de conditions diverses, tant extérieures qu'intérieures; en sorte +que leur étude positive peut faire plus aisément ressortir, avec une +évidence irrésistible pour les intelligences les moins cultivées, la +profonde inanité nécessaire des prétendues explications abstraites +émanées de la philosophie théologique ou métaphysique: ce qui rend +facilement raison de l'aversion plus prononcée que cette étude a le +privilége d'inspirer spontanément aujourd'hui aux différentes sectes de +théologiens et de métaphysiciens. Le public impartial ne pouvait, sans +doute, éviter d'être vivement frappé des vains efforts de ceux-ci pour +faire concorder le jeu illusoire des influences surnaturelles ou des +entités psychologiques, dans la production des phénomènes moraux, avec +l'étroite dépendance où le milieu et l'organisme tiennent si évidemment +ces phénomènes, à mesure qu'elle a été dévoilée ou signalée par les +travaux des anatomistes et des physiologistes modernes. Tels sont, sous +ce premier point de vue, les grands services que le développement de la +science biologique a directement rendus à l'établissement philosophique +de la doctrine positive universelle, qu'elle a mise enfin en possession +de la partie du domaine intellectuel sur laquelle l'ancienne philosophie +avait fondé, avec le plus de sécurité, son principal point d'appui.</p> + +<p>Cette tendance spontanée de l'ensemble des saines études anatomiques ou +physiologiques à positiver immédiatement nos conceptions les plus +compliquées devient encore plus manifeste, si nous considérons +maintenant les phénomènes vitaux sous le second aspect philosophique +indiqué ci-dessus, c'est-à-dire, comme éminemment modifiables. Le +concours beaucoup plus étendu de conditions hétérogènes, qu'exige +nécessairement l'accomplissement de ces phénomènes, nous permet, en +effet, de les modifier, bien plus que tous les autres, au gré de notre +intervention, à l'action de laquelle la plupart de ces conditions sont, +par leur nature, accessibles, soit qu'elles se rapportent à l'organisme +ou au système ambiant. Or, cette faculté volontaire de troubler de tels +phénomènes, de les suspendre, et même de les détruire, devient ici +tellement frappante, qu'elle doit immédiatement conduire à repousser +toute idée d'une direction théologique ou métaphysique. Comme la +précédente, dont elle ne constitue, à vrai dire, qu'un simple +prolongement mieux caractérisé, cette nouvelle influence philosophique +de la biologie positive est plus spécialement prononcée à l'égard des +phénomènes moraux proprement dits, les plus modifiables de tous les +phénomènes organiques. Le psychologue le plus obstiné ne saurait, sans +doute, persister à soutenir la souveraine indépendance de ses entités +intellectuelles, si seulement il daignait réfléchir, par exemple, que la +simple inversion momentanée de sa station verticale ordinaire suffit +pour opposer aussitôt un insurmontable obstacle au cours de ses propres +spéculations.</p> + +<p>Par ces deux ordres de considérations, les doctrines biologiques +rachètent donc très complétement, sous le rapport anti-théologique ou +antimétaphysique, la moindre perfection nécessaire de leur caractère +scientifique en ce qui concerne la prévision systématique des phénomènes +correspondans. Toutefois, quoique nous devions certainement regretter +beaucoup, à d'autres égards, que cette divination rationnelle soit, en +biologie, aussi imparfaite, il importe de remarquer ici que cette +faculté n'a pas besoin d'être fort développée pour produire suffisamment +un tel effet philosophique, même abstraction faite de tout autre motif. +Car, en voyant, ne fût-ce que dans quelques cas bien caractérisés, les +événemens biologiques s'accomplir d'une manière essentiellement conforme +aux prévisions de la science, ce qui, incontestablement, a souvent lieu, +même aujourd'hui, entre les limites de variation convenables à la nature +des phénomènes, le bon sens du vulgaire ne peut s'empêcher de +reconnaître que ces phénomènes sont, comme tous les autres, assujettis à +d'invariables lois naturelles, dont la complication inévitable est la +seule cause des contradictions réelles que peuvent essuyer, en d'autres +occasions, nos déterminations scientifiques. La conclusion philosophique +ne saurait devenir radicalement impossible, que si la prévision +scientifique était toujours en défaut; ce que les détracteurs les plus +exagérés des doctrines anatomiques et physiologiques n'oseraient, sans +doute, prétendre désormais.</p> + +<p>Indépendamment de cette spéciale influence philosophique, analogue à +celle des autres sciences fondamentales, et seulement plus prononcée à +certains égards et moins à d'autres, l'étude positive des corps vivans a +constamment soutenu, dès sa naissance, contre le système général de la +philosophie théologique et métaphysique, une lutte plus originale et +plus directe, à l'issue de laquelle elle a tendu à transformer +définitivement un dogme ancien en un principe nouveau, aussi réel que le +premier était vain, et aussi fécond que celui-ci était stérile. Chaque +branche essentielle de la philosophie inorganique nous a déjà manifesté, +sous un aspect plus ou moins capital, une semblable propriété. Je l'ai +signalée, au commencement de ce volume, pour la chimie, substituant, à +l'absurde idée primitive des destructions et créations absolues de +matière, l'exacte notion générale des décompositions et recompositions +perpétuelles. Dans le volume précédent, l'astronomie nous avait d'abord +montré cette tendance sous un point de vue encore plus immédiat et plus +fondamental, en représentant l'ordre essentiel du monde comme le +résultat nécessaire et spontané de l'action mutuelle des principales +masses qui le composent, en même temps qu'elle ruine radicalement, avec +une irrésistible évidence, l'hypothèse des causes finales et de tout +gouvernement providentiel. La science biologique, constituée, par sa +nature, plus profondément qu'aucune autre, en harmonie philosophique, +directe et générale, avec la science astronomique, ainsi que je l'ai +établi, est venue enfin compléter, pour les phénomènes les plus spéciaux +et les plus compliqués, l'ensemble de cette grande démonstration. +Attaquant à son tour, et à sa manière, le dogme élémentaire des causes +finales, elle l'a graduellement transformé dans le principe fondamental +des conditions d'existence, dont le développement et la systématisation +appartiennent, sans aucun doute, à la biologie, quoique, en lui-même, il +soit, d'ailleurs, essentiellement applicable à tous les ordres +quelconques de phénomènes naturels.</p> + +<p>À la vérité, l'irrationnelle éducation préliminaire de la plupart des +anatomistes et des physiologistes actuels les conduit encore trop +souvent à employer un tel principe avec des formes qui le dénaturent, en +le rapprochant mal à propos du dogme théologique qu'il a remplacé. Le +véritable esprit général de la science biologique doit certainement nous +conduire à penser que, par cela même que tel organe fait partie de tel +être vivant, il concourt nécessairement, d'une manière déterminée, +quoique peut-être inconnue, à l'ensemble des actes qui composent son +existence: ce qui revient simplement à concevoir qu'il n'y a pas plus +d'organe sans fonction que de fonction sans organe. Puisque le +développement précis de la co-relation nécessaire entre les idées +d'organisation et les idées de vie constitue, comme je l'ai établi, le +but caractéristique de toutes nos études biologiques, une telle +disposition intellectuelle est donc éminemment philosophique et d'un +usage indispensable. Mais il faut convenir que cette tendance +systématique à regarder tout organe quelconque comme exerçant +nécessairement une certaine action, dégénère encore très fréquemment en +une aveugle admiration anti-scientifique du mode effectif +d'accomplissement des divers phénomènes vitaux. Une semblable +disposition, émanation évidente de l'ancienne suprématie théologique, +est en opposition directe avec toute saine interprétation du principe +des conditions d'existence, d'après lequel, quand nous avons observé une +fonction quelconque, nous ne saurions être surpris que l'analyse +anatomique vienne réellement dévoiler, dans l'organisme, un mode +statique propre à permettre l'accomplissement de cette fonction. Cette +admiration irrationnelle et stérile, en nous persuadant que tous les +actes organiques s'opèrent aussi parfaitement que nous puissions +l'imaginer, tend immédiatement à comprimer l'essor général de nos +spéculations biologiques: elle conduit souvent à s'émerveiller sur des +complications évidemment nuisibles<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a> +<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>. Les philosophes qui ont le plus +insisté à cet égard, ne se sont point aperçus, sans doute, qu'ils +finissaient par marcher directement eux-mêmes contre le but religieux +qu'ils s'étaient proposé, puisqu'ils assignaient ainsi la sagesse +humaine pour règle et même pour limite à la sagesse divine, qui, dans un +tel parallèle, devait se trouver plus d'une fois réellement inférieure. +Quoique notre imagination reste nécessairement circonscrite, en tous +genres, dans la seule sphère de nos observations effectives, et que, par +suite, il nous soit surtout impossible d'imaginer des organismes +radicalement nouveaux, on ne saurait douter, néanmoins, ce me semble, +que le génie scientifique ne soit aujourd'hui, même en biologie, assez +développé et assez émancipé pour que nous puissions directement +concevoir, d'après l'ensemble de nos lois biologiques, des organisations +qui diffèrent notablement de toutes celles que nous connaissons, et qui +leur seraient incontestablement supérieures sous tel point de vue +déterminé, sans que ces améliorations fussent inévitablement compensées, +à d'autres égards, par des imperfections équivalentes. Cette faculté me +paraît tellement irrécusable, que je n'ai point hésité précédemment à +proposer l'emploi systématique d'un tel ordre de fictions scientifiques +comme propre à introduire désormais, dans les élémens de la philosophie +biologique, un perfectionnement réel, bien que simplement accessoire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" +name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26"> +(retour) </a> On peut, à ce sujet, indiquer, comme un + exemple frappant de cette absurde disposition, la puérile + affectation de certains philosophes à vanter la prétendue + sagesse de la nature dans la structure de l'oeil, + particulièrement en ce qui concerne le rôle du cristallin, + dont ils sont allés jusqu'à admirer l'inutilité + fondamentale, comme s'il pouvait y avoir beaucoup de sagesse + à introduire aussi intempestivement une pièce qui n'est + point indispensable au phénomène, et qui néanmoins devient, + en certains cas, capable de l'empêcher entièrement. Il + serait aisé d'en dire autant d'une foule d'autres + particularités organiques; et, entre autres, de la vessie + urinaire, qui, envisagée comme un simple récipient de + l'appareil dépurateur, n'a sans doute qu'une importance très + secondaire, et dont la principale influence, dans les + animaux supérieurs et surtout dans l'homme, consiste + certainement à déterminer souvent un grand nombre de + maladies incurables. En général, l'analyse pathologique ne + démontre que trop clairement que l'action perturbatrice de + chaque organe sur l'ensemble de l'économie est fort loin + d'être toujours exactement compensée par son utilité réelle + dans l'état normal. Si, entre certaines limites, tout est + nécessairement disposé de manière à pouvoir être, on + chercherait néanmoins vainement, dans la plupart des + arrangemens effectifs, des preuves d'une sagesse réellement + supérieure, ou même seulement égale, à la sagesse humaine. +</blockquote> + +<p>Malgré les reproches plus ou moins graves qu'on est en droit d'adresser, +sous ce rapport, aux habitudes actuelles de presque tous les +biologistes, l'aptitude fondamentale de la science biologique à +développer spontanément et à mettre dans tout son jour le principe +philosophique des conditions d'existence, n'en demeure pas moins +irrécusable. Aucune science ne pouvait, sans doute, faire, de ce grand +principe, un usage aussi étendu et aussi capital, que celle qui, par sa +nature, s'occupe continuellement d'établir une exacte harmonie entre la +considération du moyen et celle du but, outre que la difficulté +caractéristique du sujet devait y rendre un tel secours encore plus +indispensable. La science sociale, comme je l'expliquerai dans le volume +suivant, est, après la biologie, celle qui comporte et qui exige même +l'application la plus complète et la plus importante de ce principe +général, dont elle doit achever de développer l'esprit et de constater +la féconde efficacité. Cette application ultérieure constituait pour moi +un nouveau motif de signaler ici plus spécialement la véritable origine +philosophique d'une telle notion fondamentale. On conçoit d'ailleurs que +cette notion convient nécessairement à tous les ordres de phénomènes +sans exception, puisqu'il n'en saurait exister aucun où l'on ne puisse +réaliser plus ou moins la distinction capitale, si bien établie par M. +de Blainville, comme je l'ai indiqué dès la première leçon, entre +l'analyse statique du sujet et son analyse dynamique. Le principe +philosophique des conditions d'existence n'est autre chose, en effet, +que la conception directe et générale de l'harmonie nécessaire de ces +deux analyses. Si ce principe est éminemment adapté à la nature de la +science biologique, il n'en peut exister d'autre motif que l'importance +très supérieure et le caractère beaucoup plus prononcé que doit prendre +spontanément, en biologie, cette double analyse.</p> + +<p>Telles sont, sous le point de vue de la doctrine, les grandes propriétés +philosophiques qui appartiennent spécialement, de la manière la moins +équivoque, à la biologie positive. Il résulte évidemment de leur examen +sommaire, comme nous l'avons déjà reconnu quant à la méthode, que +l'esprit positif ne saurait être complétement développé, dans toutes ses +diverses dispositions essentielles, chez ceux qui n'ont point +convenablement étudié le nouvel aspect fondamental qu'il affecte dans la +science des corps vivans, même abstraction faite des inconvéniens +directs d'une semblable ignorance. Aussi, vu l'extrême imperfection et +les profondes lacunes de nos éducations scientifiques actuelles, même +les moins irrationnelles, on ne doit pas être étonné de rencontrer si +fréquemment le déplorable spectacle d'intelligences, éminentes sur +certains points déterminés, et presque puériles sur un grand nombre +d'autres non moins importans. Quoique plusieurs philosophes aient +vainement tenté d'ériger, en une sorte de principe permanent, cette +anomalie trop commune aujourd'hui, il n'est pas douteux néanmoins +qu'elle est uniquement le résultat transitoire de l'espèce d'interrègne +intellectuel qu'a dû produire la lente et difficile révolution qui +conduit enfin l'esprit humain de la philosophie théologique et +métaphysique à un système homogène complet et exclusif de philosophie +positive, dont l'universelle prépondérance fera naturellement cesser +cette vicieuse disparité.</p> + +<p>Pour terminer enfin l'examen philosophique de l'ensemble de la science +biologique, envisagé sous tous les divers points de vue fondamentaux, il +ne nous reste plus maintenant qu'à jeter rapidement un coup d'oeil +général sur la division principale de ses différentes parties +essentielles et sur la coordination rationnelle qui leur est propre.</p> + +<p>Les divers aspects généraux sous lesquels tout corps vivant peut être +étudié, ont été caractérisés, de la manière la plus nette et la plus +rationnelle, par M. de Blainville, dans les prolégomènes de son cours de +physiologie comparée. Au premier abord, leur intime connexion nécessaire +semble devoir présenter l'étude complète de chaque organisme comme +formant, malgré son immense étendue, un tout absolument indivisible. +Mais la séparation philosophique de ces différens points de vue +n'importe pas moins au progrès réel d'un tel ordre de connaissances que +leur judicieuse coordination. Cette division et cette subordination +résultent ici spontanément l'une et l'autre de la simple application +directe des principes élémentaires de classification encyclopédique que +j'ai établis, dès le début de ce traité, pour une catégorie quelconque +de phénomènes naturels, principes dont l'usage ne saurait être à la fois +plus évident ni plus indispensable que dans le cas actuel. La positivité +beaucoup plus récente des diverses études organiques, et en même temps +leur harmonie bien plus prononcée, conduisent encore habituellement à +maintenir entre elles une confusion vicieuse, déjà essentiellement +dissipée à l'égard de tous les phénomènes antérieurs, et qui entrave à +un haut degré la marche générale de chacune d'elles; aussi, afin de +circonscrire nettement le véritable champ de la biologie proprement +dite, sommes-nous obligés ici de signaler, d'une manière spéciale +quoique très sommaire, une discussion philosophique dont la nature mieux +appréciée des autres sciences fondamentales nous avait jusqu'à présent +dispensés. Cette discussion sera, par les mêmes motifs, encore plus +essentielle, dans le volume suivant, relativement à la physique sociale.</p> + +<p>Suivant le principe philosophique posé dès la deuxième leçon, nous ne +devons admettre, pour un ordre quelconque de phénomènes, au rang des +sciences vraiment fondamentales, que celles qui sont à la fois +spéculatives et abstraites. Or, en considérant d'abord le premier +caractère, qui correspond à la division capitale entre la théorie et la +pratique, j'ai déjà suffisamment examiné, au commencement de ce +discours, les motifs essentiels qui doivent faire constamment écarter, +avec une scrupuleuse rigueur, de la science biologique proprement dite, +toute recherche relative à des applications immédiates, dans l'intérêt +commun des études théoriques et des études pratiques, dont les unes +seraient dénaturées et les autres entravées par ce mélange irrationnel. +Ici les études pratiques, philosophiquement envisagées, se rapportent à +ces deux grands sujets: 1º. L'<i>éducation</i> des êtres vivans, végétaux et +animaux, c'est-à-dire la direction systématique de l'ensemble de leur +développement pour un but déterminé; 2º. Leur <i>médication</i>, c'est-à-dire +l'action rationnelle exercée par l'homme pour les ramener à l'état +normal<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a> +<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>. L'une et l'autre application générale constituent, par leur +nature, une suite de corollaires philosophiques de l'exacte connaissance +des lois biologiques, et ne sauraient reposer solidement sur aucune +autre base. Sans doute, ces deux études secondaires peuvent, à leur +tour, utilement réagir sur l'étude fondamentale, en fournissant à la +biologie d'importantes indications, dont il serait absurde de vouloir la +priver. Cela est surtout sensible à l'égard des effets thérapeutiques, +dont l'analyse scientifique a si fréquemment éclairé le mode réel +d'accomplissement des divers phénomènes vitaux. Mais, malgré ces +emprunts intéressans, la biologie n'en est pas moins radicalement +indépendante de la thérapeutique, qui, au contraire, est nécessairement +fondée sur elle; on doit même remarquer, à ce sujet, que lorsque la +physiologie utilise ainsi les observations médicales, c'est toujours à +titre d'une simple expérimentation indirecte, et abstraction faite de +toute idée de médication: car, une mauvaise médication, convenablement +analysée, est tout aussi propre qu'une bonne à l'éclaircissement des +questions physiologiques, pourvu que les effets en aient été +soigneusement observés. Cette remarque est également applicable aux +observations relatives à l'art de l'éducation, que les physiologistes +ont d'ailleurs jusqu'ici beaucoup trop négligé de consulter. Ainsi, +malgré ces importantes relations, l'indépendance et l'isolement de la +biologie spéculative n'en demeurent pas moins incontestables.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" +name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27"> +(retour) </a> Dans cette seconde application, la médecine + humaine est nécessairement comprise, comme cas principal. + Mais il n'en est pas de même sous le premier point de vue. + Quelque influence capitale que la biologie proprement dite + doive, sans doute, exercer sur la détermination, soit + générale, soit spéciale, du plan rationnel de l'éducation + humaine, ce serait exagérer très vicieusement cette relation + indispensable que de ranger cette grande question sous la + compétence exclusive et directe de la science biologique. + Car, l'éducation réelle de l'homme étant surtout dominée, à + chaque époque, par l'état correspondant du développement + social, c'est à la physique sociale, et non à la biologie, + qu'il appartient principalement de la diriger toujours, afin + d'éviter les utopies absolues et plus ou moins vagues, que + toute autre manière de s'écarter de l'empirisme à cet égard + tendrait inévitablement à faire naître, comme je + l'expliquerai dans le volume suivant. +</blockquote> + +<p>En second lieu, l'étude des phénomènes vitaux doit être exactement +assujettie, comme celle de tous les autres phénomènes naturels, à la +division scientifique moins tranchée, mais presque aussi indispensable, +de l'ensemble de nos recherches spéculatives en abstraites et concrètes; +les unes seules vraiment fondamentales, les autres purement secondaires, +quelle que soit leur extrême importance. L'étude concrète de chaque +organisme comprend deux branches principales: 1º. son histoire naturelle +proprement dite, c'est-à-dire, le tableau rationnel et direct de +l'ensemble de son existence réelle; 2º. sa pathologie, c'est-à-dire +l'examen systématique des diverses altérations dont il est susceptible, +ce qui constitue une sorte d'appendice et de complément de son histoire. +Ces deux ordres de considérations sont également étrangers, par leur +nature, au vrai domaine philosophique de la biologie proprement dite. En +effet, celle-ci doit toujours se borner à l'étude essentielle de l'état +normal, en concevant l'analyse pathologique comme un simple moyen +d'exploration, ainsi que je l'ai expliqué. De même, quoique les +observations d'histoire naturelle puissent fournir à l'anatomie et à la +physiologie de très précieuses indications, la vraie biologie n'en doit +pas moins, tout en se servant d'un tel moyen, décomposer toujours +l'étude, soit statique, soit dynamique, de chaque organisme dans celles +de ses diverses parties constituantes, sur lesquelles seules peuvent +immédiatement porter les lois biologiques fondamentales; tandis qu'une +telle décomposition est, au contraire, directement opposée au véritable +esprit de l'histoire naturelle, où l'être vivant est constamment +envisagé dans l'ensemble indivisible de toutes ses différentes +conditions d'existence. Si, d'une part, il est évident que l'analyse +rationnelle de l'état pathologique suppose nécessairement la +connaissance préalable des lois relatives à l'état normal, dont elle +constitue un simple corollaire universel; d'une autre part, il n'est pas +moins incontestable que l'établissement des saines théories générales de +la biologie proprement dite, où tous les élémens de l'organisation et de +la vie ont été ramenés à des lois uniformes et abstraites, doit +spontanément conduire à l'étude concrète de leurs diverses combinaisons +effectives dans chaque être particulier. Aucune autre catégorie de +phénomènes ne fait ressortir d'une manière aussi prononcée la réalité et +la nécessité de cette grande division philosophique entre la science +abstraite, générale, et par suite fondamentale, et la science concrète, +particulière, et par suite secondaire. En rapprochant ici cette division +de la précédente; il convient de remarquer enfin que chacune des deux +branches essentielles de la biologie concrète est plus spécialement en +harmonie avec une des deux branches principales de l'art biologique, +l'histoire naturelle, avec l'art de l'éducation; la pathologie, avec +l'art médical. Tel est le vrai système philosophique des différentes +parties générales de l'étude positive des corps vivans qui doivent être +soigneusement écartées de la science biologique proprement dite, d'où +elles dérivent d'une manière plus ou moins directe, désormais +suffisamment caractérisée.</p> + +<p>Ainsi, quoique la philosophie positive puisse quelquefois éprouver le +besoin d'employer la dénomination de <i>biologie</i> pour désigner +sommairement l'ensemble de l'étude réelle des corps vivans, envisagés +sous tous les divers aspects généraux qui leur sont propres; on doit +cependant réserver soigneusement cette importante expression comme titre +spécial de la partie vraiment fondamentale de cette immense étude, où +les recherches sont à la fois spéculatives et abstraites, conformément +aux explications précédentes. Suivant l'esprit invariable de cet +ouvrage, indiqué dès l'origine, cette partie doit seule être ici le +sujet direct et permanent de notre examen philosophique, et je n'ai +signalé les autres qu'afin de mieux caractériser sa véritable nature +distinctive, qui se trouve ainsi très nettement prononcée. Considérons +maintenant la principale distribution intérieure de cette biologie +proprement dite.</p> + +<p>On conçoit aisément d'avance qu'une telle division ne saurait être, à +beaucoup près, ni aussi tranchée ni aussi importante que celles qui +viennent d'être examinées, puisqu'il s'agit ici d'un sujet philosophique +toujours strictement identique, dont les divers aspects spéculatifs et +abstraits s'éclairent mutuellement, et sont réellement inséparables. +Nous pouvons imaginer sans peine un biologiste très éminent qui ne se +serait jamais sérieusement occupé d'histoire naturelle proprement dite, +surtout de pathologie, et à plus forte raison de thérapeutique; à peu +près comme un astronome resté étranger à l'art nautique. De tels +exemples commencent heureusement à devenir aujourd'hui très marqués; et +le développement ultérieur de l'étude positive des corps vivans tendra +naturellement à les multiplier sans cesse et à les caractériser +davantage, en y perfectionnant la saine répartition du travail +intellectuel. Au contraire, nous ne saurions comprendre désormais un +vrai physiologiste qui ne serait point en même temps anatomiste, ni même +réciproquement: et, depuis l'établissement de ce qu'on appelle la +méthode naturelle en zoologie ou en botanique, les purs classificateurs, +étrangers aux spéculations anatomiques et physiologiques, ont +radicalement cessé d'être possibles; comme les anatomistes et les +physiologistes, à leur tour, ne peuvent plus demeurer étrangers à la +théorie des classifications. Je ne doute même nullement que ces trois +ordres de travaux ne soient, dans la suite, beaucoup plus simultanément +cultivés que nous ne le voyons aujourd'hui, quoique chaque biologiste +puisse d'ailleurs accorder à l'un d'eux une préférence spéciale, ainsi +qu'on l'observe à l'égard de toute autre science fondamentale. En un +mot, la division qui nous reste à considérer ne peut plus exister entre +des sciences vraiment distinctes, mais seulement entre les divers +élémens essentiels d'une science nécessairement unique. Tel est le +principe qui doit ici distinguer une indispensable distribution des +travaux d'une stérile dispersion des efforts intellectuels.</p> + +<p>Quoiqu'il ne faille point attacher, à la division intérieure de la +biologie proprement dite, une importance ni même une réalité exagérées, +cette division n'en conserve pas moins une haute valeur philosophique, +pour faire mieux concevoir l'ensemble rationnel de cette science +fondamentale, et, par suite, pour en diriger l'exposition systématique. +Une telle division consiste d'abord à décomposer, en général, l'étude +spéculative et abstraite de l'organisme en statique et dynamique, +suivant qu'on recherche les lois de l'organisation ou celles de la vie. +En second lieu, la biologie statique doit être ensuite subdivisée en +deux parties essentielles, suivant qu'on étudie isolément la structure +et la composition de chaque organisme particulier, ou que l'on construit +la grande hiérarchie biologique qui résulte de la comparaison +rationnelle de tous les organismes connus; ces deux branches ont été +fort heureusement désignées, à l'égard des animaux, par M. de +Blainville, à l'aide des noms de <i>zootomie</i> pour la première, et de +<i>zootaxie</i> pour la seconde, qu'il serait aisé de modifier commodément de +manière à les rendre communs aux animaux et aux végétaux. La biologie +dynamique, à laquelle pourrait être spécialement réservé le nom de +<i>bionomie</i>, comme au but final de l'ensemble de ces études, ne comporte +évidemment aucune subdivision analogue. Telles sont donc les trois +branches générales de la science biologique: la biotomie, la biotaxie, +et enfin la bionomie pure ou physiologie proprement dite; le nom de +biologie étant consacré à désigner leur ensemble total.</p> + +<p>La seule définition de ces trois parties explique suffisamment leur +vraie dépendance nécessaire, et par suite, détermine, sans aucune +incertitude, leur coordination philosophique. Il serait heureusement +inutile aujourd'hui de démontrer que les études physiologiques supposent +préalablement des notions anatomiques; personne ne conteste plus qu'il +soit indispensable de connaître la structure d'un appareil avant d'en +étudier le jeu. Mais la subordination générale de la bionomie envers la +biotaxie est jusqu'ici beaucoup moins profondément sentie. On ne saurait +douter, néanmoins, que l'exacte connaissance du véritable rang +qu'occupe chaque être vivant dans la hiérarchie biologique ne constitue, +par sa nature, le premier fondement nécessaire de l'étude directe de +l'ensemble de ses phénomènes, dont une telle position présente +immédiatement l'aperçu le plus général, comme elle en sera plus tard le +résumé le plus fidèle. Nous avons d'ailleurs suffisamment constaté déjà +que la considération habituelle de cette hiérarchie est rigoureusement +indispensable à l'usage rationnel du plus puissant moyen d'investigation +que puissent admettre les recherches physiologiques, c'est-à-dire la +méthode comparative proprement dite. Ainsi, la double relation +nécessaire de la biologie dynamique à la biologie statique demeure +également irrécusable sous quelque aspect qu'on l'envisage.</p> + +<p>Quant aux deux parties essentielles de la biologie statique, leur +distinction doit naturellement être encore moins prononcée que celle qui +les sépare l'une et l'autre de la physiologie proprement dite; et, par +suite, leur vraie subordination respective est nécessairement moins +sensible. Il semble même que, dans quelque ordre qu'on les place, on ne +saurait éviter un véritable cercle vicieux général. Car, si, d'un côté, +la classification rationnelle des êtres vivans exige la connaissance +préalable de leur organisation, il est certain, d'une autre part, que +l'anatomie elle-même, comme la physiologie, ne peut être convenablement +étudiée, à l'égard de tous les organismes, sans se diriger toujours +d'après une judicieuse institution préliminaire de la hiérarchie +biologique. Aussi faut-il reconnaître, entre les études biotomiques et +les études biotaxiques, une intime connexité mutuelle, qui rendra +toujours solidaires leurs perfectionnemens respectifs, comme le +développement de la science l'a constamment montré jusqu'ici. Néanmoins, +une séparation nette et une coordination déterminée étant +philosophiquement indispensables à notre intelligence, on ne saurait +hésiter, ce me semble, à placer dogmatiquement la théorie de +l'organisation avant celle de la classification. Car, celle-ci, à moins +d'être réduite à un simple artifice mnémonique, a un besoin vraiment +fondamental de la première; tandis qu'elle ne lui fournit, au contraire, +qu'un important moyen de perfectionnement, dont l'absence ne +s'opposerait même pas entièrement, comme nous l'avons reconnu, à un +certain usage de la méthode comparative en anatomie, quoique son +développement y fût, par cela même, beaucoup plus restreint. En un mot, +on ne peut rationnellement classer que des organismes préalablement +connus; au lieu que chacun d'eux peut et même doit être étudié, à un +premier degré, sans être comparé aux autres. Rien ne s'oppose d'ailleurs +à ce que, dans une exposition systématique de la philosophie anatomique, +on emprunte directement à la biotaxie sa construction effective de la +hiérarchie organique, afin d'éviter de scinder l'étude complète de la +structure, ce qui constituerait un inconvénient beaucoup plus grave que +n'en peut produire une semblable anticipation. Du reste, il faut +reconnaître, à ce sujet, pour trancher toute difficulté philosophique, +que, d'après un ordre quelconque, une première exposition du système des +connaissances biologiques ne saurait jamais être pleinement +satisfaisante, si elle n'est point conçue, dès l'origine, comme devant +être ultérieurement complétée par une judicieuse révision générale, +destinée à faire directement ressortir les relations essentielles de +chaque partie avec les autres. Cette règle ne convient pas seulement aux +deux grandes sections de la biologie statique, comparées l'une à +l'autre; on doit également l'appliquer à l'harmonie fondamentale entre +l'ensemble de la biologie statique et celui de la biologie dynamique. En +effet, si le jeu d'un appareil quelconque ne saurait être convenablement +étudié sans que sa structure soit d'abord connue, il n'est pas moins +incontestable, en sens inverse, que cette structure elle-même sera bien +mieux appréciée lorsqu'on pourra reprendre son analyse en considérant la +fonction spéciale de chaque organe. Ainsi, ces questions de priorité, +entre les diverses parties constituantes d'un sujet unique, ne peuvent +avoir, par leur nature, l'importance exagérée qu'on y a trop souvent +attachée, même sous le point de vue didactique. Il est d'ailleurs +nécessaire d'ajouter qu'une telle nécessité de révision philosophique +n'est nullement particulière au système des connaissances biologiques, +où elle apparaît seulement avec un caractère plus prononcé, en vertu du +consensus plus profond de ces diverses études. Nous avons déjà reconnu, +dans la 36º leçon, l'existence d'une nécessité analogue, quoique moins +tranchée, pour l'ensemble des études chimiques. Elle se manifeste aussi, +comme je l'ai remarqué, à un degré plus ou moins sensible, envers toutes +les autres sciences fondamentales, dont l'exposition rationnelle serait +toujours notablement perfectionnée par l'usage systématique de ce double +enseignement.</p> + +<p>La coordination philosophique des trois branches fondamentales de la +biologie étant ainsi nettement caractérisée, la principale distribution +intérieure de chacune d'elles, ne saurait maintenant présenter aucune +difficulté essentielle. Nous pouvons la déduire, en effet, du principe +universel qui a constamment dirigé jusqu'ici toutes nos distinctions +encyclopédiques, et qui préside évidemment à la subordination que nous +venons d'examiner, le principe du degré de généralité et d'abstraction +des diverses études, d'où résulte leur vraie dépendance mutuelle. Ce +principe conduit directement ici à placer la théorie, soit statique, +soit dynamique, de la vie organique proprement dite avant celle de la +vie animale, puisque celle-ci, en même temps qu'elle est plus spéciale +et plus compliquée, repose nécessairement sur la première, qui, au +contraire, en est indépendante dans ses élémens les plus essentiels. La +même règle suffit aussi à établir une disposition rationnelle entre les +diverses études relatives à l'une ou à l'autre vie, en plaçant toujours +après les autres celles dont le sujet propre devient plus spécial et +plus compliqué, et qui, par cela même, dépendent constamment des +précédentes. De cette manière, la théorie des fonctions et des organes +les plus élevés de l'homme termine naturellement le système biologique; +et les moyens s'accumulent graduellement à mesure que les difficultés +s'accroissent, comme l'exige toute judicieuse organisation des +recherches scientifiques.</p> + +<p>On a souvent agité la question si, en étudiant chaque organe ou chaque +fonction dans toute la série biologique, il convient de préférer l'ordre +naturel de la formation de cette série, qui commence nécessairement par +l'homme, ou bien l'ordre inverse, qui présente l'avantage d'une +complication croissant peu à peu. Cette question de philosophie +biologique n'a pas l'importance démesurée qu'on lui a trop fréquemment +attribuée, puisque tous les bons esprits reconnaissent d'ailleurs la +nécessité et la possibilité d'employer tour à tour les deux ordres à +l'égard d'une recherche quelconque, quel que soit celui qu'on ait +d'abord adopté. Néanmoins, il faudrait ce me semble, distinguer, à ce +sujet, entre l'étude de la vie organique et celle de la vie animale. +Pour les fonctions fondamentales de la première, qui sont +essentiellement chimiques, il est beaucoup moins nécessaire de commencer +par l'homme, en descendant toujours la hiérarchie biologique. Je conçois +même que l'on pourrait, sous ce point de vue, trouver un grand avantage +scientifique à procéder en sens inverse, en considérant d'abord +l'organisme végétal, où, comme je l'ai déjà remarqué, ces fonctions sont +à la fois plus pures et plus prononcées, et comportent, à ce titre, une +étude plus facile et plus complète. Du reste, il n'en serait pas moins +utile de se représenter ensuite l'enchaînement opposé, afin de mieux +saisir l'influence capitale exercée, dans les êtres supérieurs, par les +actions animales sur les phénomènes purement végétatifs. Mais, au +contraire, toute recherche, soit anatomique, soit physiologique, +relative à la vie animale elle-même, serait essentiellement obscure si +elle ne commençait par la considération de l'homme, seul être où un tel +ordre de phénomènes soit jamais immédiatement intelligible. C'est +nécessairement l'état évident de l'homme, de plus en plus dégradé, et +non l'état indécis de l'éponge, de plus en plus perfectionné, que nous +pouvons poursuivre dans toute la série animale, quand nous y analysons +l'un quelconque des caractères constitutifs de l'animalité. Dans ce cas, +les mêmes motifs qui président inévitablement à la construction de +l'échelle biologique doivent aussi en diriger essentiellement +l'application rationnelle, ce qui est loin d'être indispensable à +l'égard des autres questions. Si nous paraissons ici nous écarter de la +marche ordinaire, où nous procédions toujours du sujet le plus général +et le plus simple au plus particulier et au plus complexe, c'est +uniquement afin de nous mieux conformer, sans aucune puérile affectation +de symétrie scientifique, au vrai principe philosophique qui nous a +d'abord prescrit cette marche générale, et qui consiste à passer +constamment du plus connu au moins connu. C'est, du reste, la seule +classe de recherches pour laquelle une telle marche cesse d'être la plus +convenable aux études biologiques.</p> + +<p>Telles sont les considérations principales que je devais actuellement +indiquer sur la division nécessaire du système des connaissances +biologiques et sur la coordination rationnelle de ses vrais élémens +généraux. Ainsi se trouve complété l'examen philosophique de l'ensemble +de la science biologique, directement envisagée sous tous les divers +aspects fondamentaux qui lui sont propres, comme je devais ici le faire. +Si l'étendue de ce discours a beaucoup excédé les bornes ordinaires dans +lesquelles j'avais pu renfermer jusqu'à présent l'exécution d'une telle +opération philosophique à l'égard des autres sciences fondamentales, il +faut l'attribuer surtout à un concours spécial et nécessaire de +nouvelles difficultés capitales. Une science beaucoup plus récente, et +dont le vrai caractère spéculatif, jusqu'ici plus imparfaitement +apprécié, est toutefois plus important à établir avec une scrupuleuse +exactitude philosophique; une destination générale moins bien connue, et +néanmoins plus spécialement indispensable à définir rigoureusement; des +moyens essentiels d'investigation plus variés et plus étendus, et, en +même temps moins exactement jugés; des relations encyclopédiques plus +multipliées et plus profondes, et cependant plus mal conçues; des +propriétés philosophiques plus étendues et plus capitales, et toutefois +confusément senties; enfin, des aspects élémentaires plus nombreux et +mieux prononcés, et pourtant moins bien séparés et coordonnés; tous ces +motifs réunis expliquent assez, sans doute, le développement inusité de +cet indispensable examen. Du reste, ce grand travail préliminaire nous +permettra d'exécuter maintenant, d'une manière beaucoup plus rapide, +quoique suffisante à la destination de ce traité, l'appréciation +philosophique plus spéciale de cette belle science fondamentale, dont +les détails, d'ailleurs si peu satisfaisans jusqu'ici, ne doivent +nullement nous occuper, et dont il nous reste seulement à mieux +caractériser le véritable esprit, dans les leçons suivantes, par le +jugement séparé de chacune de ses diverses parties essentielles, +coordonnées entre elles suivant le plan général ci-dessus indiqué, +depuis les simples considérations de pure anatomie jusqu'à cette étude +positive des phénomènes intellectuels et effectifs les plus élevés de la +nature humaine, d'où résultera ensuite la transition spontanée de la +biologie à la physique sociale, objet final de cet ouvrage.</p> + + +<a name="l41" id="l41"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>QUARANTE-UNIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur la philosophie anatomique.</p> + +<p>D'après les principes établis dans le discours précédent, l'étude +statique des corps vivans ne pouvait être philosophiquement constituée +tant qu'elle n'était point systématiquement étendue à l'ensemble des +organismes connus; condition que l'esprit humain n'a réellement commencé +à remplir, d'une manière suffisamment large et rationnelle, que pendant +la seconde moitié du siècle dernier, par les travaux de Daubenton et +surtout de Vicq-d'Azyr, dont les leçons et les écrits de Cuvier ont tant +propagé et accéléré l'influence régénératrice. Mais quelque +indispensable que fût évidemment cette conception fondamentale pour +permettre le développement de la véritable science anatomique, en +résultat final des recherches préparatoires qui avaient eu lieu +jusqu'alors, il importe de reconnaître que, par elle-même, elle ne +pouvait entièrement suffire à imprimer à la biologie statique son vrai +caractère définitif, sans avoir d'abord été complétée et régularisée +d'après une autre grande notion de philosophie biologique, due au génie +de notre immortel Bichat. On conçoit que j'ai ici en vue cette pensée +capitale de la décomposition générale de l'organisme en ses divers +tissus élémentaires, dont la haute portée philosophique ne me semble pas +encore dignement appréciée.</p> + +<p>Le développement naturel de l'anatomie comparative aurait tendu sans +doute à nous dévoiler tôt ou tard, en quelque sorte spontanément, cette +lumineuse analyse. Car, l'examen approfondi de l'ensemble de la +hiérarchie organique, depuis les derniers rangs jusqu'à l'homme, nous +présente successivement, de la manière la plus irrécusable, les +différens tissus anatomiques avec tous les caractères qui leur sont +propres, à mesure que les diverses fonctions, d'abord confondues et +ébauchées, se spécialisent et se prononcent davantage. Mais une telle +marche, quoique certaine, eût été nécessairement très lente: on en peut +aisément juger en considérant combien, même aujourd'hui, la plupart des +anatomistes comparans répugnent encore à abandonner enfin l'étude +exclusive des appareils, malgré que, depuis Bichat, aucun d'eux ne +conteste, en principe, l'importance prépondérante de l'étude des tissus. +En tous genres, les changemens relatifs à la méthode sont +inévitablement les plus difficiles à réaliser; et, vu la faiblesse de +notre intelligence, il n'y a peut-être pas d'exemple qu'ils se soient +jamais accomplis en résultat spontané des progrès successifs dirigés par +les anciennes méthodes, sans l'impulsion directe et extérieure d'une +nouvelle conception originale, assez énergique pour produire, dans le +système de nos études, une indispensable révolution. La biologie, en +vertu de sa complication supérieure, doit être plus soumise qu'aucune +autre science fondamentale à une telle nécessité. A la vérité, la +multiplicité bien plus variée et l'intime connexion mutuelle des +différens points de vue généraux qui la caractérisent, lui présentent, +comme je l'ai établi, une sorte de compensation, en augmentant les +ressources essentielles qui résultent de leur application réciproque. +Cette propriété a été utilisée de la manière la plus heureuse dans le +cas actuel.</p> + +<p>Quoique l'analyse zoologique fournisse le moyen le plus rationnel et le +plus complet d'effectuer la séparation des divers tissus organiques, et +surtout de préciser le vrai sens philosophique de cette grande notion, +l'analyse pathologique offrait, par sa nature, une voie bien plus +directe et plus rapide pour suggérer la première pensée d'une semblable +décomposition, même en se bornant à la seule considération de +l'organisme humain. Aussitôt que l'étude générale de l'anatomie +pathologique eût été fondée par les travaux de l'illustre Morgagni, il +était pour ainsi dire impossible, malgré la division purement +topographique maintenue par ce grand anatomiste, qu'on tardât à +reconnaître que, dans les maladies les mieux caractérisées, aucun organe +proprement dit n'est jamais entièrement lésé, et que les altérations +sont ordinairement limitées à certaines de ses parties constituantes, +pendant que les autres conservent leur état normal. La distinction des +divers tissus élémentaires n'aurait pu, sous aucun autre aspect, se +manifester d'une manière aussi nette et aussi sensible, indépendamment +de l'active sollicitude qu'une telle origine devait si directement +inspirer. Par l'évidente association, dans un seul organe, de tissus +restés sains à des tissus déjà altérés, et, en second lieu, par la +considération, non moins décisive, des organes différens affectés de +maladies semblables en vertu de la lésion d'un tissu commun, l'analyse +des principaux élémens anatomiques était, de toute nécessité, +spontanément ébauchée, en même temps que l'étude des tissus se +présentait directement ainsi comme plus importante que celle des +organes. Il serait contraire à l'esprit de cet ouvrage d'insister +davantage sur l'influence capitale d'une telle notion pour le +perfectionnement de la pathologie, dont elle constitue désormais le vrai +point de départ philosophique comme Bichat l'a si bien établi. Mais j'ai +jugé indispensable de caractériser nettement la nécessité intellectuelle +qui devait naturellement attribuer à l'analyse pathologique +l'introduction primitive d'un élément aussi essentiel de la philosophie +biologique. Ce fut, en effet, l'heureuse innovation purement +pathologique de Pinel sur la considération simultanée des maladies +propres aux diverses membranes muqueuses, qui provoqua, comme on sait, +dans le génie de Bichat, le développement de cette grande conception, si +justement devenue son plus beau titre scientifique. Telle est la +mémorable filiation suivant laquelle Bichat, quoique resté +essentiellement étranger à l'étude de la hiérarchie organique, devait +enlever, à ceux qui cultivaient spécialement l'anatomie comparative, la +découverte de l'une des idées-mères les plus indispensables au +perfectionnement général de la philosophie anatomique.</p> + +<p>J'ai toujours profondément admiré, à ce sujet, avec quelle énergique +supériorité intrinsèque l'intelligence de Bichat, si puissamment +rappelée, par la nature de son éducation, et par l'origine même de +cette grande pensée, vers la considération exclusive des applications +pathologiques, avait su néanmoins se maintenir constamment au vrai point +de vue général de la biologie spéculative, sans qu'un tel essor fût +aucunement soutenu par la salutaire influence de l'anatomie comparative. +Son travail a même essentiellement consisté, sous le point de vue +philosophique, à rattacher rationnellement à l'état normal une notion +primitivement déduite de l'état pathologique, en vertu probablement de +cette réflexion naturelle que, si les divers tissus d'un même organe +peuvent être isolément malades et chacun à sa manière, cela seul doit +indiquer que, dans l'état sain, ils offrent nécessairement des modes +d'existence distincts, dont la vie de l'organe est réellement composée. +L'ensemble du traité de Bichat a pour objet essentiel d'établir <i>à +posteriori</i> le développement le plus satisfaisant de ce principe +évident, jusqu'alors entièrement inaperçu, et désormais inébranlable. On +doit seulement regretter, à cet égard, que Bichat, en créant si +glorieusement ce nouvel aspect fondamental de la science anatomique, ne +l'ait point caractérisé par un titre plus expressif que celui qu'il a +choisi, et dont une telle autorité tend à interdire la rectification +usuelle; la dénomination d'anatomie <i>abstraite</i> ou <i>élémentaire</i> serait +certainement plus convenable que le nom d'anatomie <i>générale</i>, pour +marquer le véritable esprit qui distingue cette considération statique +de l'organisme, et pour indiquer en même temps sa vraie relation avec +les autres points de vue anatomiques.</p> + +<p>Telle est l'origine propre de la grande notion primordiale qui, dans le +système définitif de la saine philosophie anatomique, me paraît destinée +à compléter la conception essentielle de la hiérarchie organique, ou, +pour mieux dire, à diriger l'application précise de cette conception +universelle à l'étude statique des corps vivans. À mes yeux, la +philosophie anatomique ne commence réellement à prendre son vrai +caractère définitif que depuis l'époque très récente où l'esprit humain +tend à combiner profondément ces deux idées-mères. C'est donc sur cette +combinaison fondamentale, jusqu'ici si imparfaitement accomplie, que +notre examen philosophique doit surtout porter désormais, afin +d'indiquer nettement et sa double influence nécessaire et les +principales conditions qu'elle exige.</p> + +<p>La distinction irrationnelle, encore dominante chez la plupart des +anatomistes, même parmi les plus avancés, entre les différentes espèces +d'anatomie, au nombre de cinq ou six au moins, suffirait seule pour +constater indirectement que les divers points de vue généraux propres à +la science anatomique ne sont pas aujourd'hui systématiquement +coordonnés les uns aux autres d'après leurs vraies relations +élémentaires. Car, une telle dispersion de la science provient surtout +de la considération isolée et exclusive de chacun de ces points de vue, +et témoigne clairement qu'on s'inquiète peu de leur subordination +mutuelle. On peut, sans doute, pour les différens usages, poursuivre +l'étude anatomique de l'organisme jusqu'à tel ou tel degré de +développement spécial: on peut aussi en diriger l'application vers telle +ou telle destination déterminée. Mais, si la science était +définitivement constituée d'une manière vraiment philosophique, elle +serait au fond toujours la même, dans quelque intention qu'elle fût +étudiée, parce que tous ses divers aspects fondamentaux s'y trouveraient +intimement combinés. Par leur nature, ils forment un système +rationnellement indissoluble: leur vaine séparation tend à dissimuler la +plus importante partie de la science, qui consiste dans le développement +de leur enchaînement réciproque. Ainsi, nous ne devons ici reconnaître +qu'une seule anatomie scientifique, nécessairement homogène et complète, +principalement caractérisée par la combinaison philosophique de la +méthode comparative avec la notion fondamentale de la décomposition des +organes en tissus.</p> + +<p>Quelle peut être, en effet, la rationnalité générale de l'anatomie +comparée, même étendue à l'ensemble systématique de la hiérarchie +organique, lorsqu'on persiste aujourd'hui à la réduire, comme on a dû le +faire autrefois, à la seule étude des appareils, sans lui donner pour +base l'étude préalable de leurs vrais élémens anatomiques? Le dernier, +le plus spécial, et le plus complexe des degrés d'organisation +pourrait-il être convenablement examiné, en faisant ainsi abstraction du +degré le plus élémentaire, le plus général, et le plus simple? Du point +de vue philosophique, il est incontestable que l'anatomie rationnelle +doit nécessairement commencer par l'étude des tissus, pour analyser +ensuite les lois de leurs diverses combinaisons en organes, et +considérer enfin le groupement de ces organes eux-mêmes en appareils +proprement dits: tel est, évidemment, l'ordre naturel et invariable des +spéculations anatomiques<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a> +<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>. Il n'y a point là sans doute plusieurs +sortes d'anatomie, mais diverses phases nécessaires et successives d'un +système unique, dont chacune ne saurait être complétement jugée que par +sa relation avec les autres. En elle-même, l'étude des tissus, quelque +fondamentale qu'elle soit, est purement préliminaire: car, les tissus, +isolément envisagés, n'ont qu'une simple existence abstraite, dont +l'examen des organes et même des appareils peut seul fixer la véritable +notion. D'une autre part, l'étude des appareils et des organes ne +saurait avoir aucun fondement rationnel sans une exacte connaissance +préliminaire des élémens anatomiques qui les composent. Ces différens +aspects statiques de l'organisme sont donc nécessairement inséparables, +et complémentaires les uns des autres. En un mot, pour découvrir les +lois de la structure générale des corps vivans, il a été indispensable +de décomposer rationnellement l'organisme: l'étude des tissus constitue +le dernier terme philosophique de cette analyse fondamentale, ébauchée, +dès l'origine de la science, par la subdivision presque spontanée des +appareils en organes, dont la première n'est réellement qu'une suite +inévitable, quoique profondément cachée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" +name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28"> +(retour) </a> Pour philosopher d'une manière pleinement + rationnelle sur la structure générale des corps vivans, il + est même, ce me semble, indispensable d'intercaler, avec M. + de Blainville, entre l'idée de <i>tissu</i> ou plutôt d'<i>élément + anatomique</i>, et l'idée d'<i>organe</i> proprement dit, une + nouvelle abstraction anatomique, qui consiste dans la notion + de <i>parenchyme</i>, telle que l'a définie cet illustre + anatomiste. Cette notion se rapporte à la pure composition, + c'est-à-dire à la combinaison des élémens qui constituent + chaque parenchyme existant, et abstraction faite de la + considération de forme déterminée, qui devient, au + contraire, le principal attribut caractéristique de l'idée + d'organe. Tel doit donc être, en résumé, l'ordre graduel et + définitif des divers degrés généraux de la spéculation + anatomique, suivant leur enchaînement nécessaire et leur + complication croissante: d'abord, le tissu ou l'élément, qui + détermine la <i>structure</i> fondamentale; en second lieu, le + parenchyme, qui fixe la <i>composition</i> anatomique + essentielle; ensuite, l'organe, où l'on envisage surtout la + <i>forme</i> spéciale que prend chaque parenchyme conformément à + sa destination; et enfin, l'appareil, où domine la + considération nouvelle de la <i>disposition</i> réciproque des + organes constituans, auxquels d'ailleurs peuvent s'ajouter + le plus souvent les <i>produits</i> correspondans. +</blockquote> + +<p>Depuis que les principes essentiels de l'analyse anatomique ont été +ainsi pleinement dévoilés par le génie de Bichat, l'esprit général +suivant lequel l'anatomie comparée avait dû jusqu'alors être +habituellement cultivée aurait sans doute radicalement changé, si la +vraie capacité philosophique n'était point malheureusement la plus rare +de toutes. Après la haute impulsion régénératrice que Bichat produisit, +il est presque inconcevable que la plupart des anatomistes comparans +persistent encore à suivre aveuglément le plan primitif des recherches, +uniquement, sans doute, parce que Bichat n'avait pu lui-même donner +l'exemple de la combinaison de son analyse anatomique avec l'étude déjà +ébauchée de la hiérarchie organique. Il me paraît incontestable que ce +puissant rénovateur n'eût point hésité à faire ce dernier pas +fondamental, conséquence nécessaire de ses premiers travaux, si son +admirable carrière n'avait pas été aussi déplorablement abrégée. +L'impartiale postérité jugera probablement avec une haute sévérité la +portée philosophique de Cuvier, malgré sa réputation infiniment +exagérée, en considérant surtout que, nonobstant l'influence du grand +Bichat, il a continué à s'occuper, en anatomie comparée, de l'étude +exclusive des appareils, sans que jamais il ait paru sentir l'importance +supérieure de l'étude des tissus, et la révolution prochaine qui devait +nécessairement en résulter dans le système général de la science +anatomique. Néanmoins, l'application complète de la méthode comparative +à l'analyse des tissus dans l'ensemble de la série biologique, quoique +retardée par un tel exemple, commence enfin à être dignement appréciée +aujourd'hui de tous les esprits supérieurs: cet heureux résultat est dû +principalement aux travaux de Meckel en Allemagne, et de M. de +Blainville en France. Toutefois, cette nouvelle disposition des +intelligences n'est point encore assez énergique ni assez profonde pour +avoir réformé, comme elle devra le faire, la direction habituelle du +système des spéculations anatomiques.</p> + +<p>Quelque imparfaite que doive être jusqu'ici une combinaison aussi +récente, elle a cependant déjà introduit, ce me semble, des +perfectionnemens vraiment fondamentaux dans l'étude générale des élémens +anatomiques, telle que Bichat l'avait créée. Ce grand anatomiste, étant +essentiellement réduit à la seule considération de l'homme, n'avait pu +employer la méthode comparative que dans ses deux modes les plus simples +et les plus restreints, la comparaison des parties et celle des âges, +auxquelles son génie a su donner une si admirable efficacité. On devait +donc s'attendre à voir s'opérer, dans son idée-mère, d'heureuses et +profondes transformations, aussitôt qu'elle aurait pu subir l'épreuve +décisive de la comparaison anatomique, envisagée surtout dans son +extension philosophique à l'ensemble de la hiérarchie biologique, qui +constitue notre plus puissant moyen d'exploration organique. Ces +modifications essentielles ont tendu jusqu'ici, soit à compléter, sous +divers rapports importans, le principe fondamental de philosophie +anatomique établi par Bichat, soit même à en rectifier, à plusieurs +titres intéressans, la conception générale.</p> + +<p>Le plus profond de ces perfectionnemens, surtout sous le point de vue +logique, me paraît consister dans la distinction capitale introduite par +M. de Blainville entre les vrais <i>élémens</i> anatomiques et les simples +<i>produits</i> de l'organisme, que Bichat avait essentiellement confondus. +J'ai déjà signalé, dans la première partie de ce volume, la haute +importance d'une telle séparation pour l'étude chimique des substances +organiques. Nous devons maintenant la considérer, d'une manière directe, +comme conception anatomique.</p> + +<p>On a reconnu ci-dessus que la vie, réduite à sa notion la plus simple et +la plus générale, est essentiellement caractérisée par le double +mouvement continu d'absorption et d'exhalation, dû à l'action réciproque +de l'organisme et du milieu ambiant, et propre à maintenir, entre +certaines limites de variation, pendant un temps déterminé, l'intégrité +de l'organisation. Il en résulte que, envisagé à un instant quelconque +de sa durée, tout corps vivant doit nécessairement présenter, dans sa +structure et dans sa composition, deux ordres de principes très +différens: les matières absorbées, à l'état d'assimilation; les matières +exhalées, à l'état de séparation. Telle est la vraie source primordiale +de la grande distinction anatomique entre les élémens et les produits +organiques. Les corps absorbés, quand ils ont été complétement +assimilés, constituent seuls, en effet, les véritables matériaux de +l'organisme proprement dit; les substances exhalées, soit solides, soit +fluides, après leur entière séparation, sont devenues réellement +étrangères à l'organisme, où elles ne pourraient, en général, long-temps +séjourner sans danger. Considérés à l'état solide, les vrais élémens +anatomiques se trouvent toujours nécessairement en continuité de tissu +avec l'ensemble de l'organisme; s'il s'agit d'élémens fluides, soit +stagnans, soit circulans, ils reposent constamment dans la profondeur +même du tissu général, dont ils sont également inséparables. Quant aux +simples produits, au contraire, ils ne sont jamais que déposés, pour un +temps plus ou moins limité, à la surface extérieure ou intérieure de +l'organisme, avec laquelle ils ne sauraient contracter aucune véritable +continuité. Sous le point de vue dynamique, les différences ne sont pas +moins caractéristiques. En effet, les élémens proprement dits doivent +seuls être envisagés comme réellement vivans; seuls ils participent au +double mouvement vital; seuls ils croissent ou décroissent par +intùs-susception. Avant même d'être finalement excrétés, les produits +sont déjà des substances essentiellement mortes, qui ne croissent que +par une juxta-position purement inorganique, et dont les altérations +chimiques ultérieures, indépendantes de l'action vitale, sont +nécessairement identiques à celles que ces substances pourraient +éprouver, en-dehors de l'organisme, sous de semblables influences +moléculaires.</p> + +<p>Quelque inattaquable que soit, en principe, cette conception +fondamentale, son application peut présenter, en certains cas, de +véritables difficultés, pour opérer, entre les élémens et les produits, +une exacte et judicieuse séparation, lorsque, comme il arrive souvent, +ils se combinent dans une même disposition anatomique afin de concourir +à une même fonction. Tous les produits, en effet, ne sont point, ainsi +que la sueur, l'urine, les fèces, etc., destinés à être plus ou moins +immédiatement expulsés sans aucun usage ultérieur dans l'économie +organique. Plusieurs autres, tels que la salive, les sucs gastriques, la +bile, etc., exercent, comme substances extérieures, et en vertu de leur +composition chimique, une action indispensable pour préparer, chez tous +les êtres un peu élevés, l'assimilation des matériaux organiques. Ces +corps devenant ainsi susceptibles de rentrer réellement, du moins en +partie, dans l'organisme, on peut éprouver beaucoup d'embarras à fixer, +avec une scrupuleuse précision, le vrai moment où ils cessent d'être de +simples produits pour se transformer en véritables élémens, c'est-à-dire +le passage rigoureux de l'état inorganique à l'état organique, de la +mort à la vie. Ainsi, par exemple, le chyle, considéré sur l'intestin, +n'est, incontestablement, qu'un produit, tandis que, après son +absorption, il finit bientôt par se convertir en élément fluide, sans +qu'on puisse aujourd'hui assigner rigoureusement à quelle époque +précise il change de caractère. Mais de telles incertitudes sont, en +réalité, trop peu considérables, et elles tiennent trop évidemment à +l'extrême imperfection actuelle de notre analyse des phénomènes vitaux, +pour ébranler, en aucune manière, la distinction fondamentale entre les +produits et les élémens de l'organisme, si clairement indiquée, en +principe, par la définition même de l'état vital, et si nettement +établie, en fait, par tant d'irrécusables comparaisons. Il convient, +néanmoins, de remarquer encore, à ce sujet, afin d'avoir signalé toutes +les principales sources de difficultés, que, en d'autres circonstances, +certains produits, surtout parmi les solides, sont étroitement unis à de +vrais élémens anatomiques dans la structure de certains appareils, +auxquels ils fournissent des moyens essentiels de perfectionnement. +Telles sont, par exemple, la plupart des productions épidermiques, les +poils, et éminemment les dents proprement dites. En général, cette +notion forme une des bases indispensables de l'importante en lumineuse +théorie du <i>phanère</i>, si heureusement créée par M. de Blainville, et que +j'aurai l'occasion naturelle de caractériser ultérieurement. Mais, sous +ce point de vue, une dissection délicate et éclairée, la seule +considération de la position qui est toujours extérieure quant à la +partie purement produite de l'appareil, et même une analyse judicieuse +de l'ensemble de la fonction, doivent constamment dissiper toute +incertitude, et permettent, en effet, d'assigner, avec une sévère +exactitude, ce qu'il y a de vraiment organique et de simplement +inorganique dans la structure proposée, quelque équivoque que son +caractère puisse d'abord paraître à un anatomiste mal préparé. On +conçoit, toutefois, que la considération de ces cas litigieux ait dû +donner lieu à beaucoup de fausses appréciations, avant que le principe +général propre à les rectifier eût pu être distinctement saisi. C'est +ainsi que Bichat a confondu les dents parmi les os, et qu'il a érigés en +tissus, à la suite du tissu cutané, l'épiderme et les poils. Quelque +naturelle, et même inévitable, que fût à cette époque une semblable +erreur, sa rectification n'en avait pas moins, évidemment, une +importance capitale; car, une telle confusion s'opposait directement à +toute définition nette et générale de l'idée de <i>tissu</i>, ou plutôt +d'<i>élément anatomique</i>, qui pouvait devenir dès lors entièrement vague +et indéterminée. Enfin, il convient de remarquer ici que cet +éclaircissement fondamental devait être nécessairement un des résultats +les plus immédiats d'une application large et rationnelle de la méthode +comparative au grand principe de philosophie anatomique établi par +Bichat. La considération approfondie de l'ensemble de la hiérarchie +animale montre, en effet, de la manière la plus sensible, que ces +parties inorganiques, qui, dans l'homme, paraissent inséparables de +l'appareil essentiel, n'y constituent réellement, au contraire, que de +simples moyens de perfectionnement, dont l'introduction graduelle +s'opère toujours à des termes assignables de la série biologique +ascendante.</p> + +<p>Ainsi, malgré ces divers ordres de difficultés, la distinction +fondamentale de M. de Blainville entre les élémens anatomiques et les +produits organiques, quoiqu'elle ne soit pas encore habituellement +employée par la masse des anatomistes, me paraît devoir être regardée +comme irrévocablement acquise au domaine essentiel de la philosophie +anatomique, où elle constitue désormais le complément nécessaire et même +l'épuration indispensable de l'idée-mère de Bichat, qui, sans une telle +explication, ne saurait avoir, à mes yeux, un caractère vraiment +rationnel. Ce n'est point à dire, sans doute, que l'étude des produits +doive être aucunement négligée par les anatomistes. Elle a, évidemment, +au contraire, d'après les indications précédentes, une extrême +importance pour la physiologie, dont les principaux phénomènes seraient +radicalement inintelligibles, si on ne prenait profondément en +considération la constitution exacte des divers produits et les +différentes modifications qu'ils comportent. Comment pourrait-on se +former aucune idée nette du grand phénomène de l'exhalation, qui +constitue l'un des deux élémens généraux de l'état vital, si l'on ne +compare point convenablement, avec la nature de l'organisme exhalant, +celle du produit exhalé, à un degré quelconque de l'échelle biologique? +D'ailleurs, tout produit devant ordinairement séjourner, pendant un +temps plus ou moins long, et quelquefois très étendu, à la surface +intérieure ou extérieure de l'organisme, il exerce nécessairement sur +lui, comme corps étranger, une action souvent très prononcée, dont +l'analyse est indispensable. Enfin, cette nécessité devient plus +spécialement évidente à l'égard des produits qui doivent, sous une autre +forme, rentrer ultérieurement dans l'organisme, aussi bien qu'envers +ceux destinés à s'incorporer anatomiquement, d'une manière permanente, +aux élémens proprement dits, conformément à l'explication ci-dessus +indiquée. Mais c'est surtout en étudiant la vie pathologique qu'on doit +éprouver le plus vivement le besoin profond d'une exacte connaissance de +toutes les classes de produits. Soit qu'on les envisage comme +résultats, ou comme modificateurs, leur considération fournit +habituellement les indices les moins irrécusables et les plus précis des +principales altérations organiques, et présente en même temps la +véritable origine d'un grand nombre d'entre elles. Ainsi, sous aucun +rapport, la théorie des produits organiques ne perdra rien de son +importance primitive pour être désormais soigneusement séparée de +l'étude des vrais élémens anatomiques: et, au contraire, cette +séparation rationnelle, en élaguant sans retour de faux rapprochemens, +tend à fixer, d'une manière bien plus directe, l'attention spéciale des +biologistes sur la participation réelle des produits organiques à +l'ensemble des phénomènes vitaux, soit normaux, soit anormaux. Il +résulte seulement du concours des considérations précédentes que, dans +l'ordre des spéculations purement anatomiques, c'est-à-dire quant à la +notion statique de l'organisme, l'étude des produits devra être +effectivement classée comme secondaire à la suite de la théorie des +élémens proprement dits, et avant de procéder à la combinaison de +ceux-ci en organes et finalement en appareils. Car, il est maintenant +incontestable que ces élémens constituent seuls la trame fondamentale +dont l'organisme est essentiellement formé, et d'où l'on pourrait, du +moins abstraitement, concevoir retirés tous les simples produits, sans +que l'idée générale d'organisation cessât réellement de subsister.</p> + +<p>La considération des produits organiques étant une fois rationnellement +écartée de la véritable analyse anatomique, cette analyse a pu acquérir +dès lors un caractère de plénitude et de netteté, qui était +primitivement impossible, faute d'un principe suffisamment circonscrit. +Ainsi, l'on a pu entreprendre enfin une exacte énumération de tous les +vrais élémens anatomiques, soit solides, soit fluides, tandis que +Bichat, pour ne point tomber dans un vague indéfini, avait dû se borner +à l'examen des seuls élémens solides, auxquels la notion de <i>tissu</i> +était exclusivement applicable. D'un autre côté, la classification de +ces tissus d'après leurs véritables relations générales, et même leur +réduction philosophique à un seul tissu fondamental diversement modifié +suivant des lois déterminées, ont pu remplacer l'ordre purement factice +et essentiellement arbitraire que Bichat avait dû suivre dans leur +étude. Telles sont les deux autres transformations capitales, +nécessairement co-relatives, qu'une heureuse application générale de la +méthode comparative a fait subir jusqu'ici à la grande théorie +anatomique de Bichat. Ces deux derniers ordres de perfectionnemens, qui +nous restent maintenant à caractériser, seraient l'un et l'autre +évidemment impossibles, ou du moins illusoires, s'ils n'étaient point +conçus comme subordonnés à la séparation primordiale entre les élémens +et les produits, qui peut seule circonscrire, d'une manière réellement +scientifique, le véritable champ général de l'analyse anatomique +fondamentale. Occupons-nous d'abord de la première considération, qui se +rattache nécessairement à la grande question de la vitalité des fluides +organiques, sur laquelle les idées sont encore loin, ce me semble, +d'être suffisamment fixées.</p> + +<p>Un premier coup d'oeil sur l'ensemble de la nature organique, depuis +l'homme jusqu'au végétal, montre clairement que tout corps vivant est +continuellement formé d'une certaine combinaison de solides et de +fluides, dont les proportions varient d'ailleurs, suivant les espèces, +entre des limites très écartées. La définition même de l'état vital +suppose évidemment l'harmonie nécessaire de ces deux sortes de principes +constituans, mutuellement indispensables. Car, ce double mouvement +intestin de composition et de décomposition permanentes, qui caractérise +essentiellement la vie générale, ne saurait être conçu, à aucun degré, +dans un système entièrement solide. D'un autre côté, indépendamment de +ce qu'une masse purement liquide, et à plus forte raison gazeuse, ne +pourrait exister sans être circonscrite par une enveloppe solide, il est +clair qu'elle ne saurait comporter aucune véritable organisation, sans +laquelle la vie proprement dite devient inintelligible. Si ces deux +idées-mères de vie et d'organisation n'étaient point nécessairement +co-relatives, et par suite réellement inséparables, on pourrait +concevoir que la première appartient essentiellement aux fluides, comme +seuls éminemment modifiables, et la seconde aux solides, comme seuls +susceptibles de structures déterminées, ce qui reproduirait, sous un +autre aspect philosophique, l'évidente nécessité de cette harmonie +fondamentale entre les deux ordres d'élémens organiques. L'examen +comparatif des principaux types de la hiérarchie biologique confirme, en +effet, ce me semble, comme règle générale, que l'activité vitale +augmente essentiellement à mesure que les élémens fluides prédominent +davantage dans l'organisme, tandis que la prépondérance croissante des +solides y détermine, au contraire, une plus grande persistance de l'état +vital. Depuis long-temps, tous les biologistes philosophes avaient déjà +signalé cette loi incontestable, en considérant seulement la série des +âges, d'où Bichat surtout la fit si nettement ressortir.</p> + +<p>Ces réflexions me paraissent propres à établir clairement que la +controverse si agitée quant à la vitalité des fluides repose +essentiellement, ainsi que tant d'autres controverses fameuses, sur une +position vicieuse de la question; puisqu'une telle co-relation +nécessaire entre les solides et les fluides exclut aussitôt, comme +également irrationnels, l'humorisme et le solidisme absolus. Pourvu +qu'on écarte, bien entendu, la considération des simples produits, qui +d'ailleurs peuvent être solides autant que fluides, on ne saurait douter +que les vrais élémens fluides de l'organisme ne manifestent une vie tout +aussi réelle que celle des solides. Il paraît même incontestable +aujourd'hui que les fondateurs de la pathologie moderne, dans leur +réaction si nécessaire contre l'antique humorisme, ont beaucoup trop +négligé d'avoir égard, pour la théorie des maladies, aux altérations +directes et spontanées dont les fluides organiques, et surtout le sang, +sont éminemment susceptibles, en vertu de leur composition si complexe. +Du point de vue philosophique, on devait, sans doute, trouver étrange +que les élémens anatomiques les plus actifs et les plus modifiables +n'eussent point une participation capitale, tantôt primitive, tantôt +consécutive, aux perturbations générales de l'organisme vivant. Mais, +d'une autre part, il n'est pas moins certain que les fluides, animaux +ou végétaux, cessent de vivre aussitôt qu'ils se trouvent en dehors de +l'organisme, comme, par exemple, le sang extrait des vaisseaux: ils +perdent alors toute organisation proprement dite, et ils subissent +seulement les réactions moléculaires compatibles avec leur composition +chimique et avec la nature du milieu où ils sont placés. La vitalité des +fluides, envisagés isolément, constitue donc une question mal définie, +et par suite interminable.</p> + +<p>Toutefois, en considérant les divers principes immédiats propres à la +composition si hétérogène des fluides organiques, il y a lieu de +poursuivre, à leur égard, une recherche générale très positive quoique +fort difficile, et qui, peu avancée jusqu'ici, présente réellement un +haut intérêt philosophique, pour achever de fixer nos idées +fondamentales sur la véritable vitalité des fluides anatomiques. La vie +de ces fluides étant désormais hors de doute, on doit se proposer, en +effet, de déterminer, autant que possible, dans quels de leurs principes +immédiats elle réside essentiellement; car on ne saurait, évidemment, +admettre que tous vivent indistinctement. Ainsi, par exemple, le sang +étant formé d'eau en majeure partie, il serait absurde de concevoir un +tel véhicule inerte comme participant à la vie incontestable de ce +fluide; mais alors quel en est, parmi les autres principes immédiats, +le véritable siége? L'anatomie microscopique a entrepris, de nos jours, +de répondre à cette question capitale, en plaçant ce siége dans les +globules proprement dits, qui seraient seuls à la fois organisés et +vivans. Une telle solution, quelque précieuse qu'elle soit en effet, ne +peut cependant, à mon avis, être encore envisagée que comme une simple +ébauche. Car, on admet en même temps, d'après l'ensemble des +observations, que ces globules, quoique affectant toujours une forme +déterminée, se rétrécissent de plus en plus à mesure que le sang +artériel passe dans un ordre inférieur de vaisseaux, c'est-à-dire en +avançant vers le lieu de son incorporation aux tissus; et qu'enfin, à +l'instant précis de l'assimilation définitive, il y a liquéfaction +complète des globules. Or, quelque naturelle que doive paraître, en +elle-même, cette dernière condition, elle semble directement +contradictoire au principe de l'hypothèse fondamentale, puisque, d'après +ce principe, le sang cesserait donc d'être réputé vivant au moment même +où s'accomplit son plus grand acte de vitalité. D'un autre côté, cette +hypothèse n'a pas encore été assez sévèrement soumise à une +contre-épreuve générale, qui, purement négative, est néanmoins +indispensable. Elle consiste à reconnaître l'existence des vrais +globules comme exclusivement caractéristique des fluides réellement +vivans, en opposition à ceux qui, en qualité de simples produits, sont +essentiellement inertes, et qui présentent beaucoup de particules +solides suspendues, si aisément susceptibles d'être confondues avec les +globules proprement dits, malgré la forme déterminée par laquelle ces +derniers sont principalement définis. Les observations microscopiques +sont, par leur nature, trop délicates, et jusqu'ici trop fréquemment +illusoires, pour que ce point essentiel de doctrine anatomique puisse +encore être regardé comme irrévocablement établi.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit de ces divers éclaircissemens généraux qui restent +encore à désirer sur la vitalité précise des élémens fluides de +l'organisme, il demeure nécessairement incontestable que l'étude +statique des corps vivans serait radicalement incomplète, et ne +constituerait qu'une très insuffisante préparation à leur étude +dynamique, si un tel ordre d'élémens n'était point désormais compris, au +même titre que les élémens solides ou tissus proprement dits, dans le +domaine fondamental de l'analyse anatomique. Telle est la lacune +capitale qu'avait laissée le grand traité de Bichat. Mais, malgré +l'évidente nécessité de cet immense complément, il n'en faut pas moins +continuer à regarder, dans l'ordre rationnel des spéculations +anatomiques, tout aussi bien que d'après la marche historique de leur +développement, l'anatomie des solides comme devant toujours précéder et +préparer l'anatomie des fluides: en sorte que, si Bichat n'a pu +entreprendre l'ensemble du travail, il a cependant commencé par le +véritable point de départ philosophique. On conçoit, en effet, que, sous +le point de vue physiologique, la considération des fluides devienne +peut-être encore plus importante que celle des solides, du moins en ce +qui concerne la vie organique proprement dite, c'est-à-dire la vie +végétative fondamentale. Sous le point de vue purement anatomique, au +contraire, l'étude des solides doit être nécessairement prépondérante, +puisque c'est en eux que réside essentiellement l'organisation bien +caractérisée. En même temps, l'anatomie des fluides, beaucoup plus +délicate et plus difficile, et jusqu'à présent si imparfaite, ne saurait +être entreprise avec succès qu'après que l'esprit, et même les sens, ont +été convenablement disposés par une étude préalable, suffisamment +approfondie, de l'anatomie des solides. Les obstacles caractéristiques +que présente l'exploration anatomique des élémens fluides de +l'organisme, résultent nécessairement, en général, d'une sorte de cercle +vicieux fondamental, tenant à l'impossibilité évidente d'étudier ces +fluides dans l'organisme même, combinée avec la désorganisation presque +immédiate qui accompagne leur extraction. Comme l'inspection anatomique +proprement dite devient alors impraticable, on ne peut plus appliquer +que deux moyens essentiels d'observation directe, l'examen +microscopique, et surtout l'exploration chimique. Or, l'un et l'autre +procédé, et principalement le second, qui est pourtant le plus précieux +et le plus décisif, doivent être éminemment contrariés par cette rapide +désorganisation. Voilà surtout pourquoi les chimistes, lors même qu'ils +ne confondent pas, suivant leur coutume jusqu'ici presque invariable, +les élémens et les produits de l'organisme, nous donnent habituellement +de si fausses et si incohérentes notions de la vraie constitution +moléculaire des fluides organisés, qu'ils n'ont le plus souvent +examinés, à leur insu, que dans un état de décomposition plus ou moins +avancée. D'après un tel ensemble de difficultés capitales, on conçoit +que l'anatomie des fluides serait à peu près inextricable, si l'on ne +parvenait à l'éclairer indirectement par la lumière générale que doit +répandre sur elle l'étude préalable de l'anatomie des solides, dans +laquelle consiste d'ailleurs essentiellement la connaissance +fondamentale de l'organisme, envisagé sous l'aspect statique. Il +serait, du reste, superflu d'expliquer expressément, à ce sujet, que la +même règle qui prescrit de placer l'étude anatomique des fluides à la +suite de celle des solides exige également, par des motifs entièrement +analogues, que les diverses parties de la première soient aussi +examinées dans l'ordre successif de la condensation décroissante, en +considérant d'abord les élémens semi-liquides, tels que la graisse, +ensuite les vrais liquides, comme le sang, et enfin les élémens à l'état +de vapeur ou de gaz, dont l'admission, quoique encore incertaine, paraît +indispensable, et qui seront toujours nécessairement les plus mal +connus.</p> + +<p>Telles sont les indications générales que je devais présenter ici sur la +véritable extension et sur la délinéation principale du domaine +fondamental de l'analyse anatomique, constituée avec la plénitude +rationnelle qu'ont dû lui attribuer les successeurs de Bichat. Ayant +ainsi graduellement reconnu l'anatomie des tissus proprement dits comme +la base indispensable de tout le système anatomique, il nous reste +maintenant à considérer directement cette anatomie elle-même sous un +point de vue général, qui, plus restreint, par sa nature, que les deux +précédens, n'en est pas moins aussi essentiel. Il s'agit d'examiner le +principe philosophique de la classification rationnelle des divers +tissus, d'après leur mutuelle filiation anatomique. Ce dernier ordre des +perfectionnemens introduits, dans la grande conception anatomique de +Bichat, sous l'influence de la méthode comparative, était également +nécessaire pour achever de constituer rationnellement le principe +fondamental, soit en circonscrivant, avec une précision sévère, l'idée +primitive de tissu, soit en assignant à l'analyse anatomique ses +véritables limites générales, au-delà desquelles l'esprit humain se +consumerait nécessairement en de vagues et illusoires spéculations.</p> + +<p>L'analyse anatomique de l'organisme humain présente, par sa nature, une +complication trop profonde, pour qu'il soit possible, en la poursuivant +exclusivement, de se former une juste idée de la vraie constitution +fondamentale des divers tissus organiques, sans exagérer leurs +différences réelles, et sans méconnaître les lois de leur filiation +successive. À la vérité, l'étude approfondie des principales phases de +développement peut remplacer, à un certain degré, à cet égard comme à +tout autre, la comparaison des types essentiels de la hiérarchie +biologique. Mais, sous ce rapport surtout, une telle ressource n'en est +pas moins nécessairement insuffisante. Car, les premières phases du +développement humain, dont l'importance anatomique est évidemment +prépondérante, sont trop rapides et trop peu distinctes, elles sont, en +outre, trop peu accessibles à toute observation directe et complète, +pour qu'un semblable moyen d'exploration, quelque précieux qu'il soit +d'ailleurs, puisse jamais servir de base exclusive à la découverte des +véritables principes de l'analogie anatomique. Il était donc inévitable +que, en se bornant, comme a dû le faire Bichat, à la seule considération +de l'homme, la nature caractéristique des différens tissus, et surtout +leurs vraies relations générales, restassent d'abord essentiellement +inconnues. Aussi est-ce uniquement depuis que l'anatomie des tissus a pu +être soumise à une étude comparative dans l'ensemble de la série +organique, que l'on commence à établir des notions justes et définitives +sur l'organisation fondamentale des corps vivans, envisagés comme +nécessairement assujétis à des lois uniformes de structure et de +composition.</p> + +<p>Par un premier examen anatomique de l'échelle biologique, on reconnaît +aussitôt que le tissu cellulaire forme la trame essentielle et primitive +de tout organisme, puisqu'il est le seul qui se retrouve constamment à +chaque degré quelconque. Tous ces divers tissus, qui, chez l'homme, +paraissent si multipliés et si distincts, perdent successivement tous +leurs attributs caractéristiques à mesure qu'on parcourt la série +descendante, et tendent toujours davantage à se fondre entièrement dans +le tissu cellulaire général, qui reste enfin l'unique base de +l'organisation végétale, et peut-être même du dernier mode de +l'organisation animale. En remontant, aussi loin qu'on a pu le tenter +jusqu'ici, vers l'origine de l'état embryonnaire propre aux organismes +les plus élevés, on a lieu de croire que la même structure fondamentale +se retrouve essentiellement. Mais, quoi qu'il en soit, la saine anatomie +comparée ne peut laisser aucun doute à ce sujet. Nous devons surtout +remarquer ici que la nature d'une telle organisation élémentaire et +commune se présente pleinement en harmonie philosophique avec ce qui +constitue le fonds nécessaire et uniforme de la vie générale, réduite à +son extrême simplification abstraite. Car, le tissu cellulaire, sous +quelque forme qu'on le conçoive, est éminemment apte, par sa structure, +à cette absorption et à cette exhalation fondamentales, dans lesquels +consistent les deux parties essentielles du grand phénomène vital. À +l'origine inférieure de la hiérarchie biologique, l'organisme vivant, +placé dans un milieu invariable, se borne réellement à absorber et +exhaler par ses deux surfaces, entre lesquelles circulent ou plutôt +oscillent les fluides destinés à l'assimilation et ceux qui résultent +de la désassimilation. Or, pour d'aussi simples fonctions générales, +l'organisation celluleuse est évidemment suffisante, sans la +participation d'aucun tissu plus spécial. Telle est donc nécessairement +la base primitive de l'organisme universel. Mais, pour compléter cette +conception fondamentale des tissus organiques, de manière à la rendre +réellement applicable, il était indispensable de déterminer suivant +quelles lois le tissu primordial se modifie peu à peu pour engendrer +successivement tous les autres avec les divers attributs qui d'abord +empêchaient d'apercevoir leur véritable origine commune. C'est ce que +l'anatomie comparée a déjà commencé aussi à établir nettement, toujours +guidée par ce même principe, également simple et lumineux, qui consiste +à regarder les différens tissus secondaires comme plus profondément +éloignés du tissu générateur à mesure que leur première apparition se +manifeste dans des organismes plus spéciaux et plus élevés.</p> + +<p>Ces modifications caractéristiques du tissu fondamental doivent être, en +général, distinguées en deux classes principales: les unes, plus +communes et moins profondes, se bornent essentiellement à la simple +structure; les autres, plus intimes, et plus spéciales, atteignent +aussi jusqu'à la composition elle-même.</p> + +<p>Dans le premier ordre, la transformation la plus directe et la plus +répandue donne naissance au tissu dermeux proprement dit, qui constitue +le fond nécessaire de l'enveloppe organique générale, soit extérieure, +soit intérieure. Ici, la modification se réduit à une pure condensation, +diversement prononcée, chez l'animal, suivant que la surface doit être, +comme à l'extérieur, plus exhalante qu'absorbante, ou en sens inverse à +l'intérieur. Cette première transformation, quelque simple et commune +qu'elle soit, n'est pas même rigoureusement universelle: il faut +s'élever déjà à un certain degré de l'échelle biologique pour +l'apercevoir nettement caractérisée. Non-seulement, dans la plupart des +derniers animaux, il n'y a pas de différence essentielle d'organisation +entre les deux parties, intérieure et extérieure, de la surface +générale, qui peuvent, comme on le sait depuis long-temps, se suppléer +mutuellement: mais, en outre, si l'on descend un peu davantage, on ne +reconnaît plus aucune disposition anatomique qui distingue notablement +l'enveloppe d'avec l'ensemble de l'organisme, dès lors devenu +uniformément celluleux.</p> + +<p>Une condensation croissante, et plus ou moins également répartie, du +tissu générateur, détermine, à partir du derme proprement dit, et à un +degré plus élevé de la série organique, trois tissus distincts mais +inséparables, qui sont destinés, dans l'économie animale, à un rôle très +important quoique passif, soit comme enveloppes protectrices des organes +nerveux, soit comme auxiliaires de l'appareil locomoteur. Ce sont les +tissus fibreux, cartilagineux, et osseux, dont l'analogie fondamentale +était trop manifeste, malgré l'insuffisance des moyens primitifs de +l'analyse anatomique, pour avoir échappé au coup d'oeil de Bichat, qui +les classa soigneusement dans leur ordre rationnel. M. Laurent, dans son +projet de nomenclature systématique, a judicieusement fixé ce +rapprochement incontestable, en proposant l'heureuse dénomination de +tissu <i>scléreux</i>, pour caractériser l'ensemble de ces trois tissus +secondaires, envisagés sous un point de vue commun. La rationnalité +d'une telle considération est d'autant plus évidente, que, en réalité, +les différens degrés de la consolidation tiennent essentiellement ici au +dépôt, dans le réseau celluleux, d'une substance hétérogène, soit +organique, soit inorganique, dont l'extraction ne laisse aucun doute sur +la véritable nature du tissu. Quand, au contraire, par une dernière +condensation directe, le tissu fondamental devient lui-même plus +compacte, sans s'encroûter de matière étrangère, on passe alors à une +nouvelle modification principale, où l'imperméabilité devient compatible +avec la souplesse, ce qui caractérise le tissu séreux, ou plus +exactement <i>kysteux</i> (suivant la dénomination de M. Laurent), dont la +destination propre consiste, soit à s'interposer entre les divers +organes mobiles, soit surtout à contenir des liquides, stagnans ou +circulans.</p> + +<p>Le second ordre général de transformations du tissu primitif donne lieu +aux deux sortes de tissus secondaires qui distinguent le plus +profondément l'organisme animal, considéré dans tous les êtres nettement +prononcés; ce sont, d'abord le tissu musculaire, et ensuite le tissu +nerveux, qui doivent, sans doute, se manifester essentiellement au même +degré de l'échelle animale. Pour chacun d'eux, la modification +principale est surtout caractérisée par l'intime combinaison anatomique +du tissu fondamental avec un élément organique spécial, semi-solide, et +éminemment vivant, qui, dans le premier cas, a reçu depuis long-temps le +nom de <i>fibrine</i>, dont l'usage a naturellement suggéré à M. de +Blainville, pour le second cas, la dénomination parfaitement +correspondante de <i>neurine</i>.</p> + +<p>Ici, la transformation du tissu générateur devient tellement profonde, +qu'il est très difficile de la constater directement, et surtout de la +découvrir, dans les organismes supérieurs, ce qui serait néanmoins +nécessaire afin d'étudier, d'une manière pleinement rationnelle, les +deux substances caractéristiques. Toutefois la suite des analogies +fournies par l'anatomie comparée ne paraît aujourd'hui laisser, en +principe, aucun doute sur la réalité d'une telle constitution. On doit +seulement désirer à ce sujet de connaître, avec plus de précision, le +mode effectif d'union anatomique de la substance propre, musculaire ou +nerveuse, avec le tissu fondamental.</p> + +<p>Ceux qui n'admettent point cette théorie, sont obligés de concevoir +trois tissus primitifs au lieu d'un seul, le cellulaire, le musculaire, +et le nerveux. Mais la généralité supérieure ou plutôt l'exclusive +universalité du premier n'en demeure pas moins nécessairement un +résultat irrévocable de l'ensemble des comparaisons anatomiques. Or, +l'existence simultanée, dans certains organismes, de trois tissus +radicalement indépendans les uns des autres altérerait beaucoup la +perfection de la philosophie biologique, en rompant dès lors, par sa +base anatomique, l'admirable unité du monde organique, que l'esprit +humain avait enfin si péniblement constituée. Il me semble même évident +que, par-là, on ne maintiendrait plus, comme l'exige la nature +fondamentale de la science, une exacte harmonie générale entre le point +de vue statique et le point de vue dynamique. Car, malgré l'importance +capitale des fonctions sensoriales et locomotrices qui caractérisent +spécialement l'animalité proprement dite, on ne saurait douter que la +vie essentielle ne soit, au fond, toujours la même, et que ces +phénomènes plus éminens ne viennent simplement s'ajouter aux phénomènes +primitifs, comme moyens supérieurs de perfectionnement attribués aux +organismes élevés, ainsi que je l'ai établi dans le discours précédent. +À cette considération dynamique, doit donc naturellement correspondre, +dans l'ordre statique, celle d'un fonds commun et invariable +d'organisation primordiale, produisant successivement, par des +modifications de plus en plus profondes, tous les divers élémens +anatomiques spéciaux. Une telle manière de philosopher résulte ainsi de +l'usage légitime et rationnel du degré de liberté générale resté +facultatif, pour notre intelligence, par la nature des études +anatomiques, tant que les observations positives n'ont point directement +infirmé nos conceptions, ce qui certainement n'a pus lieu, du moins +jusque ici, dans le cas actuel.</p> + +<p>En examinant maintenant la principale subdivision de chacun des deux +grands tissus secondaires, soit musculaire, soit nerveux, on reproduit +l'équivalent très perfectionné de la distinction confusément ébauchée à +leur égard par Bichat, lorsqu'il distinguait, pour l'un et pour l'autre, +ce qui, chez l'homme, appartient à la vie animale, ou bien à la vie +organique. À ce caractère mal choisi et vaguement défini, par la nature +même de tels tissus, doit être désormais substituée une considération +vraiment anatomique, celle de la situation générale, en rapport constant +avec une modification plus ou moins notable mais toujours sensible de la +structure elle-même. L'analyse comparative démontre, en effet, soit pour +le système musculaire, soit pour le système nerveux, que l'organisation +du tissu devient d'autant plus spéciale et plus élevée qu'il est situé +plus profondément entre les deux surfaces intérieure et extérieure de +l'enveloppe animale. De là résulte naturellement la division rationnelle +de chacun de ces systèmes, en superficiel et profond, dont les +propriétés caractéristiques, quoique essentiellement les mêmes, offrent +des modifications anatomiques très appréciables dans la disposition et +dans la structure. Cette distinction est plus particulièrement +remarquable à l'égard du système nerveux, disposé, en premier lieu, sous +forme de cordons, et ensuite sous celle de ganglions, avec ou sans +appareil extérieur.</p> + +<p>Telle est, en aperçu philosophique, la vraie filiation générale des +tissus élémentaires dont l'étude approfondie constitue le sujet +essentiel de l'analyse anatomique fondamentale, qui n'a plus besoin que +d'être complétée, comme je l'ai précédemment expliqué, par une exacte +exploration des élémens fluides de l'organisme. Je sortirais entièrement +des limites nécessaires que prescrit la nature de ce traité, si je +tentais ici d'indiquer suivant quelles lois de composition doit +s'effectuer le passage rationnel de cette étude primordiale à celle des +parenchymes, de celle-ci à la théorie des organes, et enfin à l'étude +des appareils, dernier terme nécessaire de la synthèse anatomique, et +préparation immédiate à l'analyse physiologique. Quoique les transitions +successives entre ces divers ordres de notions pussent aisément donner +lieu à des considérations philosophiques d'un haut intérêt, elles +seraient maintenant d'autant plus déplacées que, la science anatomique +n'ayant jamais été traitée encore dans son ensemble suivant ce seul plan +rigoureusement rationnel, notre examen général ne trouverait point, à +cet égard, vu l'état présent de la science, ce préalable fondement +indispensable auquel j'ai toujours dû me rattacher soigneusement, et +sans lequel, en effet, ce traité général de philosophie positive, +dégénérait en une suite de traités philosophiques spéciaux, qu'il +m'était interdit d'entreprendre. Il me suffisait ici, à ce sujet, +d'avoir déjà nettement indiqué l'enchaînement méthodique des quatre +degrés généraux de la spéculation anatomique, sur lequel il ne saurait +actuellement rester, ce me semble, aucune incertitude réelle. Pour +terminer convenablement cet ensemble de réflexions relatives à la vraie +philosophie anatomique, il faut seulement ajouter encore quelques +simples considérations directes sur les limites nécessaires que notre +intelligence doit toujours s'imposer dans le perfectionnement positif de +l'analyse statique de l'organisme. Ce dernier trait, quoique purement +restrictif, me paraît essentiel pour compléter la définition du vrai +caractère général que je me suis efforcé d'assigner à cette analyse.</p> + +<p>L'unité fondamentale du règne organique exige nécessairement, sous le +point de vue anatomique, comme nous l'avons précédemment reconnu, que +tous les divers tissus élémentaires soient rationnellement ramenés à un +seul tissu primitif, terme essentiel de tout organisme, d'où ils +dérivent successivement par des transformations spéciales de plus en +plus profondes. C'est dans le perfectionnement général de cette +réduction finale, graduellement devenue plus complète, plus précise, et +plus nette, que doit surtout consister le progrès philosophique de la +véritable analyse anatomique. Quand une telle filiation ne laissera plus +aucune obscurité, quand les lois invariables de la transformation du +tissu générateur en chaque tissu secondaire seront enfin exactement +établies, on devra regarder la philosophie anatomique comme ayant acquis +tout le degré de perfection fondamentale compatible avec sa nature, +puisque dès-lors il y régnera ainsi une rigoureuse unité scientifique. +On ne pourrait tendre à dépasser ce but général (qui, ainsi que tout +autre type philosophique, ne sera jamais pleinement atteint), sans +s'égarer aussitôt dans cet ordre de recherches vagues, arbitraires, et +inaccessibles, qu'interdit si impérieusement le véritable esprit +fondamental de la philosophie positive. C'est pourquoi je ne puis +m'empêcher ici de signaler, en la déplorant, la déviation manifeste qui +existe aujourd'hui, à cet égard, principalement en Allemagne, parmi +quelques-unes des intelligences, d'ailleurs éminentes à plusieurs autres +titres, qui poursuivent maintenant les spéculations supérieures de la +science biologique.</p> + +<p>Peu satisfaits d'avoir conçu tous les tissus organiques comme +réductibles à un seul, ces esprits ambitieux ont tenté de pénétrer +au-delà du terme naturel de l'analogie anatomique, en s'efforçant de +former le tissu générateur lui-même par le chimérique et inintelligible +assemblage d'une sorte de monades organiques, qui seraient dès-lors les +vrais élémens primordiaux de tout corps vivant. L'abus des recherches +microscopiques, et le crédit exagéré qu'on accorde trop souvent encore à +un moyen d'exploration aussi équivoque, contribuent surtout à donner une +certaine spéciosité à cette fantastique théorie, issue d'ailleurs +évidemment d'un système essentiellement métaphysique de philosophie +générale. Il serait, ce me semble, impossible d'imaginer, dans l'ordre +anatomique, une conception plus profondément irrationnelle, et qui fût +plus propre à entraver directement les vrais progrès de la science.</p> + +<p>En considérant, dans le discours précédent, le système total de la +philosophie biologique, j'ai démontré combien il serait absurde et +illusoire de vouloir rattacher, en principe, le monde organique au monde +inorganique, autrement que par les lois fondamentales propres aux +phénomènes généraux qui leur sont nécessairement communs. Toutes les +spéculations positives, soit anatomiques, soit physiologiques, +directement relatives aux deux grandes notions inséparables de vie et +d'organisation, forment, par leur nature, un système rigoureusement +circonscrit, dans l'intérieur duquel on doit, sans doute, établir, +autant que possible, la plus parfaite unité, mais qui doit dire toujours +profondément séparé de l'ensemble des théories inorganiques, dont le +sujet ne saurait offrir aucun ordre de phénomènes réellement analogue. +Or, l'aberration anatomique que je viens de caractériser me paraît tenir +radicalement, par une incontestable filiation, à ce vain esprit d'une +fusion incompréhensible entre les deux élémens essentiels de la +philosophie naturelle. Elle se combine ordinairement, en effet, avec +cette autre aberration physiologique, exactement correspondante, qui +consiste à envisager la vie comme universellement répandue dans la +nature, sans distinction d'organique ou d'inorganique, et résidant +éminemment dans les molécules. Ces deux chimériques suppositions me +paraissent également contradictoires, l'une avec l'idée même +d'organisation, l'autre avec l'idée de vie, en conservant soigneusement +à ces deux termes indispensables leur exacte interprétation +scientifique, qui n'est, au fond, qu'une sage généralisation +philosophique de l'acception vulgaire. Il ne saurait y avoir, d'après +les seules définitions fondamentales, ni vie ni organisation, sans un +certain système indissoluble de parties plus ou moins hétérogènes +concourant à un but commun. En quoi pourrait donc consister réellement, +soit l'<i>organisation</i>, soit la <i>vie</i>, d'une simple monade? Que la +philosophie inorganique conçoive les corps comme finalement composés de +molécules indivisibles: cette notion est pleinement rationnelle, +puisqu'elle est parfaitement conforme à la nature des phénomènes +étudiés, qui, constituant le fonds général de toute existence +matérielle, doivent nécessairement appartenir, d'une manière +essentiellement identique, aux plus petites particules corporelles. +Mais, au contraire, la double aberration que nous considérons, et qui, +en termes intelligibles, revient réellement à se figurer les animaux +comme essentiellement formés d'animalcules, n'est qu'une intempestive et +absurde imitation d'une telle conception. L'une est aussi radicalement +opposée à la nature des phénomènes correspondans, que l'autre y est +heureusement adaptée: car, en admettant cette fiction irrationnelle, les +animalcules élémentaires seraient évidemment encore plus +incompréhensibles que l'animal composé, indépendamment de l'insoluble +difficulté qu'on aurait dès-lors gratuitement créée quant au mode +effectif d'une aussi monstrueuse association. Dans l'ordre +physiologique, tout bon esprit repousse sur-le-champ, par exemple, la +ridicule explication qu'on a osé quelquefois déduire sérieusement d'une +semblable doctrine quant au mouvement du sang, en l'attribuant à la +locomotion spontanée des animalcules globulaires. Chacun sent aussitôt, +à de tels égards, que la difficulté serait ainsi purement transposée, +sans préjudice des nombreux mystères intermédiaires qui deviendraient +indispensables à la transition. Mais n'en doit-il pas être de même, au +fond, sous le point de vue anatomique? Un organisme quelconque +constitue, par sa nature, un tout nécessairement indivisible, que nous +ne décomposons, d'après un simple artifice intellectuel, qu'afin de le +mieux connaître, et en ayant toujours en vue une recomposition +ultérieure. Or, le dernier terme de cette décomposition abstraite +consiste dans l'idée de tissu, au-delà de laquelle il ne peut réellement +rien exister en anatomie, puisqu'il n'y aurait plus d'organisation. +Tenter le passage de cette notion à celle de molécule, c'est, +évidemment, sortir de la philosophie organique pour entrer +irrationnellement dans la philosophie inorganique; et l'on a peine à +concevoir que l'orgueil spéculatif ait pu conduire à qualifier +d'<i>anatomie transcendante</i> ce qui, par sa nature même, cesserait +nécessairement d'appartenir, sous aucun rapport, à la science +anatomique. Faudrait-il donc aujourd'hui regarder comme insuffisamment +démontré encore pour la biologie, ce qui est si pleinement reconnu pour +les plus simples sciences fondamentales, que nos théories positives ne +sauraient avoir d'autre but réel que l'établissement méthodique de +relations exactes entre des phénomènes analogues; et que, par +conséquent, toute tentative pour pénétrer l'origine première et le mode +essentiel de production des phénomènes, ou même seulement pour établir +une vaine assimilation entre des ordres de phénomènes radicalement +hétérogènes, doit être aussitôt exclue comme anti-scientifique?</p> + +<p>Il serait, sans doute, inutile ici de prolonger davantage cette +discussion, dont la nécessité est peu honorable pour notre état présent +de virilité intellectuelle. Elle conduit, ce me semble, à reconnaître, +sous un nouvel aspect philosophique, la théorie des tissus, telle que je +l'avais d'abord caractérisée, comme le dernier degré rationnel de la +saine analyse anatomique, en montrant que l'idée de <i>tissu</i> constitue, +dans le système des spéculations organiques, le véritable équivalent +logique de l'idée de <i>molécule</i>, exclusivement adaptée à la nature des +spéculations inorganiques.</p> + +<p>Tel est l'ensemble des considérations très sommaires que je devais +présenter, dans cette leçon, sur l'esprit fondamental de la vraie +philosophie anatomique. On reconnaît ainsi, conformément à ce que j'ai +indiqué en commençant, que nous possédons enfin aujourd'hui toutes les +conceptions essentielles destinées à constituer rationnellement, sur ses +bases invariables, le système général de la science anatomique; mais +que, néanmoins, chez les esprits même les plus éminens, les deux pensées +principales de l'anatomie comparative et de l'anatomie textulaire ne +sont point encore assez complétement ni assez profondément combinées. +Cet état transitoire n'aura donc réellement cessé que lorsque la notion +irrationnelle de plusieurs anatomies hétérogènes et indépendantes aura +enfin été habituellement remplacée, comme il serait déjà possible de le +faire avec les matériaux existans, par la succession hiérarchique, +précédemment définie, des quatre degrés analytiques, mutuellement +complémentaires, qu'il faut désormais distinguer et coordonner dans la +spéculation anatomique.</p> + +<a name="l42" id="l42"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>QUARANTE-DEUXIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur la philosophie biotaxique.</p> + +<p>À l'analyse statique fondamentale des corps vivans, succède +nécessairement, dans le système rationnel de la philosophie biologique, +la coordination hiérarchique de tous les organismes connus, ou même +possibles, en une seule série générale, destinée ensuite à servir +habituellement de base indispensable à l'ensemble des spéculations +biologiques. Nous devons donc maintenant caractériser, d'une manière +directe, les principes essentiels de cette grande opération +philosophique. Tel est l'objet de la leçon actuelle.</p> + +<p>Quoique l'esprit fondamental de la vraie théorie logique des +classifications rationnelles soit, par sa nature, uniformément +applicable à tous nos ordres quelconques de conceptions positives, j'ai +déjà expliqué, dans la quarantième leçon, pourquoi la formation et le +développement d'une telle théorie avaient dû être essentiellement +réservés au système des études biologiques. J'ai même fait pressentir +dès-lors que l'organisme animal, précisément en vertu de sa complication +supérieure, et par la variété beaucoup plus prononcée qui en résulte +inévitablement dans sa disposition universelle, avait dû spontanément +offrir la plus ancienne et la plus parfaite application des principes +naturels de coordination inhérens à la raison humaine. On ne peut, en +effet, contempler le développement général de la science des corps +vivans depuis Aristote, sans être vivement frappé, sous ce rapport, de +cette circonstance remarquable, que, à toutes les époques, l'organisme +végétal paraît avoir été le sujet essentiel des principaux efforts +directement relatifs au perfectionnement de la classification +biologique; tandis que, en même temps, la considération des animaux +fournissait constamment, en réalité, le type fondamental destiné à +diriger les spéculations philosophiques correspondantes, toujours +d'autant plus heureuses qu'elles suivaient mieux ce guide naturel. Ce +double caractère fut spécialement sensible dans le mémorable mouvement +philosophique excité, à cet égard, pendant la seconde moitié du siècle +dernier, par la grande impulsion due à l'admirable génie classificateur +de Linné et à la raison profonde de Bernard de Jussieu. Les distinctions +essentielles propres aux divers organismes animaux sont trop prononcées +et trop évidentes, et, en même temps, les attributs communs de +l'animalité fondamentale sont trop incontestables, pour qu'une +classification plus ou moins rationnelle n'ait pas dû, dès l'origine de +la science, s'établir, en quelque sorte spontanément, dans leur étude +comparative, sans avoir besoin d'être précédée par aucune discussion +philosophique spéciale. Quelque imparfaite qu'ait été nécessairement, +dans ses dispositions secondaires, la classification zoologique +d'Aristote, elle était infiniment supérieure à tout ce qui pouvait être +alors tenté d'analogue envers les végétaux. Il est surtout très digne de +remarque que, même aujourd'hui, on puisse envisager, sans aucune +exagération, cette classification primordiale comme ayant été bien +plutôt justifiée et rectifiée, par l'ensemble des travaux ultérieurs, +que radicalement changée; tandis que l'inverse a eu lieu évidemment à +l'égard des classifications phytologiques. En dernière analyse, de +nombreux essais spontanés, sinon définitifs, du moins des plus +satisfaisans, de classification zoologique ont précédé de très loin +l'établissement des premiers principes de la vraie théorie taxonomique +universelle: au contraire, c'est seulement par une laborieuse +application systématique de ces règles fondamentales préalablement +découvertes qu'on a pu enfin, depuis un siècle au plus, entreprendre +avec quelque succès la coordination rationnelle des espèces végétales, +nécessairement trop peu prononcée pour comporter une manifestation +directe. Les considérations indiquées ci-dessus font aisément concevoir +l'explication générale d'une marche en apparence aussi étrange.</p> + +<p>Dans tous les genres quelconques de composition intellectuelle, soit +scientifique, soit littéraire, soit artistique, l'établissement réel des +principes élémentaires de logique positive destinés à diriger +méthodiquement la marche générale de notre entendement n'a jamais pu +avoir lieu qu'après un long exercice spontané des facultés +correspondantes, borné d'abord aux seuls cas où les conditions +fondamentales étaient assez prononcées pour que le génie naturel dût les +sentir immédiatement, quoique les difficultés caractéristiques y fussent +néanmoins assez grandes pour qu'un tel sentiment instinctif dût, en même +temps, échapper aux esprits vulgaires. Sans cet indispensable +développement préliminaire, les saines observations logiques n'auraient +pu avoir aucun fondement solide, sur lequel on pût élever des principes +vraiment efficaces, susceptibles, à leur tour, de perfectionner +ultérieurement, à un haut degré, l'essor primitif de notre intelligence, +soit en rectifiant ce qu'il y avait inévitablement d'incomplet et de +désordonné dans ses premières opérations, soit en l'appliquant à des cas +nouveaux et plus difficiles. Cette marche constante est particulièrement +incontestable sous le point de vue scientifique, où l'on aperçoit à la +fois avec plus d'évidence, à tous les égards importans, et la nécessité +des types intellectuels et leur formation spontanée. La théorie générale +des classifications rationnelles nous en offre ici un exemple capital et +irrécusable. Il est aisé de reconnaître, en effet, par l'examen attentif +des principaux ouvrages qui s'y rapportent, que tous les préceptes +essentiels dont elle se compose ont été fondés sur une judicieuse +analyse philosophique de l'ordre naturel qui caractérise le règne +animal, conformément à l'explication précédente. Nous ne saurions +concevoir quelle autre base réelle il eût été possible d'attribuer à ces +principes, à moins de se borner à quelques vagues généralités logiques, +radicalement équivoques, et nullement susceptibles de diriger avec +efficacité la marche ultérieure du génie classificateur.</p> + +<p>Mais, dans cette grande opération philosophique, où tous les esprits +originaux se proposaient pour but presque exclusif la coordination +rationnelle du seul règne végétal, en ne considérant essentiellement le +règne animal que comme un type naturel et indispensable, il importe +maintenant de remarquer que, par une heureuse réaction nécessaire, le +principal résultat effectif a jusqu'ici abouti finalement, au contraire, +au perfectionnement capital des classifications zoologiques, auquel on +avait d'abord à peine pensé. Nous avons même tout lieu de craindre +aujourd'hui, comme je l'expliquerai plus bas, que, par la nature trop +simple et trop uniforme de l'organisme végétal, les classifications +phytologiques ne puissent jamais s'élever beaucoup au-dessus de l'état +d'imperfection où ont dû les laisser les réformateurs du siècle dernier. +La mémorable série de leurs travaux est bien loin, sans doute, d'avoir +été inutile au progrès fondamental de notre intelligence: seulement, ce +qu'ils avaient entrepris pour le règne végétal a surtout profité au +règne animal. Il ne pouvait en être autrement, si l'on considère que la +même propriété caractéristique qui permettait à ce dernier règne de +servir de type primordial à la théorie taxonomique, devait aussi lui +rendre éminemment applicables tous les perfectionnemens issus des +principes généraux dont cette théorie se serait ainsi formée. On sent +néanmoins que le caractère essentiel de cette philosophie taxonomique +devait nécessairement rester encore incomplet et indécis, tant que la +classification végétale continuerait à y paraître le but principal des +efforts, et jusqu'à ce qu'on l'eût enfin conçue, d'une manière directe +et distincte, comme étant surtout destinée au perfectionnement de la +classification animale. C'est donc seulement par cette dernière +transformation que la théorie générale des classifications rationnelles, +quoique tous ses principes les plus importans fussent depuis long-temps +établis, a pu commencer à être constituée philosophiquement sur ses +bases définitives. Tel a été le plus précieux résultat des mémorables +travaux de l'illustre Lamarck pour perfectionner la classification +fondamentale des animaux inférieurs, à peine ébauchée par Aristote, et +si insuffisamment traitée par le grand Linné lui-même. L'heureuse +impulsion résultée de cet essai capital a dès-lors rapidement produit, +dans le premier quart de notre siècle, surtout en France et en +Allemagne, le développement rationnel et complet de la vraie philosophie +biotaxique, avec tous les attributs qui doivent la caractériser. +Quoique, pendant cette dernière époque, la considération des animaux ait +obtenu enfin, d'un aveu unanime, l'incontestable prépondérance qui lui +appartient, et que l'organisme végétal ait même été alors +essentiellement négligé, je n'hésite pas néanmoins à penser que cette +nouvelle disposition des intelligences finira par devenir, en réalité, +beaucoup plus utile au perfectionnement rationnel des classifications +phytologiques que la préoccupation exclusive qu'elles avaient dû +inspirer auparavant. Car, sous quelque point de vue qu'on l'envisage, le +règne végétal ne constitue philosophiquement que le terme le plus +inférieur de la grande hiérarchie biologique; en sorte que les méthodes +de classification qui lui sont propres ne sauraient être qu'un simple +prolongement judicieux de celles dont la valeur a été éprouvée dans +toute la série supérieure. En un mot, on fera désormais sciemment, à cet +égard, ce que jadis on faisait instinctivement; on ne peut donc mettre +en doute la rapidité et la sécurité bien plus grandes des progrès qui +s'accompliront sous cette nouvelle influence, du moins en tant que +l'organisation végétale peut réellement le permettre. Il serait +cependant indispensable, pour le perfectionnement général de la vraie +philosophie biologique, que, dans cette partie essentielle de la science +des corps vivans, ainsi que dans le partie anatomique et dans la partie +physiologique, les naturalistes contractassent enfin l'habitude +rationnelle de pousser jusqu'à ce terme extrême leurs considérations +relatives à l'ensemble de la série organique, qui ne sauraient jamais +être réellement complètes et définitives tant qu'elles ne s'étendent +point à l'organisme végétal. Mais une telle extension sera, sans doute, +la suite nécessaire de la direction éminemment philosophique dans +laquelle les zoologistes sont désormais irrévocablement engagés: la +principale difficulté consistait à s'élever enfin au vrai point de vue +général propre à là théorie fondamentale des classifications naturelles; +or, on peut affirmer aujourd'hui que l'esprit humain y est +définitivement placé. C'est ainsi que notre intelligence a, en quelque +sorte, acquis une faculté nouvelle, ou, pour mieux dire, qu'elle a +régularisé le développement de l'une de ses tendances primordiales, +jusque alors livrée à son seul essor instinctif, faute d'avoir pu +rencontrer plutôt le genre déterminé d'applications scientifiques qui +devait dévoiler ses véritables lois naturelles.</p> + +<p>Par cet ensemble de réflexions préliminaires, le caractère philosophique +qui doit distinguer la leçon actuelle se trouve nettement défini et +pleinement motivé. Quoique nous devions avoir essentiellement en vue +l'ensemble de la biotaxie, on reconnaît ainsi que la considération +prépondérante du seul règne animal constitue nécessairement notre sujet +immédiat et explicite, soit pour établir les bases rationnelles de la +théorie générale des classifications, soit pour apprécier son +application la plus capitale et la plus parfaite, double aspect sous +lequel nous devons examiner ici la philosophie biotaxique.</p> + +<p>Deux grandes notions philosophiques dominent la théorie fondamentale de +la méthode naturelle proprement dite, savoir: la formation des groupes +naturels; et ensuite leur succession hiérarchique. Ces deux conceptions +pourraient, sans doute, sous le point de vue logique, être aisément +résumées, comme on le verra ci-après, en un principe unique, puisque les +mêmes règles doivent, au fond, nécessairement présider, par des +applications plus ou moins abstraites et plus ou moins précises, à +l'accomplissement réel de ces deux sortes de conditions taxonomiques, +sans quoi la méthode ne serait point homogène. Mais il n'en est pas +moins indispensable, pour analyser plus nettement la méthode naturelle, +de séparer soigneusement ici ces deux ordres principaux de +considérations, qui correspondent à des opérations intellectuelles +vraiment distinctes, ou plutôt qui indiquent deux degrés inégaux et +successifs dans le développement général du génie classificateur. Il est +incontestable, en effet, que l'esprit humain a commencé à se former des +idées exactes de la vraie constitution des familles naturelles, soit à +l'égard des animaux, soit même envers les végétaux, dès le milieu du +seizième siècle, long-temps avant de s'être élevé à aucune vue nette et +directe sur l'ensemble de la hiérarchie organique. Aujourd'hui même, la +classification végétale est évidemment beaucoup plus parfaite sous le +premier aspect que sous le second. Enfin, pour confirmer pleinement +qu'une telle distinction est réellement conforme à la marche +fondamentale de notre intelligence, il suffirait, ce me semble, de +remarquer sa reproduction spontanée dans tous les cas taxonomiques, +malgré leur hétérogénéité. Ainsi, par exemple, en considérant le +mémorable commencement de classification philosophique que j'ai +précédemment signalé plusieurs fois en géométrie, au sujet des diverses +familles de surfaces, on peut y regarder l'établissement des véritables +groupes naturels comme étant déjà très avancé, tandis que jusqu'ici il +n'existe encore aucune conception générale destinée à soumettre tous les +différens groupes à une même hiérarchie rationnelle. La distinction +primitive de ces deux points de vue taxonomiques doit donc être +irrévocablement maintenue, quoiqu'il ne faille jamais oublier leur +indispensable combinaison finale.</p> + +<p>En considérant ainsi d'abord, d'une manière strictement isolée, la +formation des groupes naturels, elle consiste proprement à saisir, entre +des espèces plus ou moins nombreuses, un tel ensemble d'analogies +essentielles que, malgré leurs différences caractéristiques, les êtres +appartenant à une même catégorie quelconque, soient toujours, en +réalité, plus semblables entre eux qu'à aucun de ceux qui n'en font +point partie, sans que d'ailleurs on doive s'occuper encore ni de +l'ordre général à établir entre ces diverses agrégations partielles, ni +même de la distribution intérieure convenable à chacune d'elles. Si +cette classe préliminaire d'opérations taxonomiques devait rester +unique, elle présenterait, à certains égards, un caractère vague et même +arbitraire, puisque aucun principe rigoureux ne tendrait à y déterminer +le juste degré d'extension qui doit être assigné à chaque groupe +naturel, ce qui altérerait directement la propriété fondamentale de la +classification proposée; car, avec des groupes trop étendus, les +rapprochemens des espèces deviendraient presque illusoires, tandis que +des groupes trop restreints, et par suite trop multipliés, rendraient +les comparaisons presque impossibles. Aussi les naturalistes ont-ils, en +effet, long-temps attribué, surtout dans le règne végétal, des +acceptions générales très discordantes aux dénominations d'<i>ordre</i>, de +<i>famille</i>, et même de <i>genre</i>. Mais la difficulté principale d'une telle +circonscription doit essentiellement disparaître, quand on procède +ensuite à l'établissement de la hiérarchie fondamentale, qui, parvenue +à son entière perfection philosophique, finirait par assigner à chaque +espèce une place rigoureusement déterminée. Ces notions de <i>genre</i>, de +<i>famille</i>, de <i>classe</i>, etc., peuvent être alors nettement définies, +comme indiquant, dans cette hiérarchie totale, différentes sortes de +décompositions, constamment effectuées d'après certaines modifications +plus ou moins profondes du principe même qui a dirigé la formation de la +série générale. Le règne animal, considéré surtout dans sa partie +supérieure, est, en effet, le seul jusqu'ici où ces divers degrés +successifs aient pu être caractérisés d'une manière pleinement +scientifique.</p> + +<p>Il était sans doute inévitable et même indispensable que l'esprit humain +commençât ainsi, dans le développement graduel de la méthode naturelle, +par la construction successive des premiers groupes, non-seulement comme +essai nécessaire et spontané de ses facultés taxonomiques, mais aussi +afin de préparer, par une large simplification préliminaire, la +formation ultérieure de la hiérarchie générale, en y substituant +d'avance, à la comparaison directe, presque inextricable, de toutes les +espèces, la seule comparaison beaucoup plus facile des genres ou même +des familles. Par-là se trouvait heureusement éliminée, dès l'origine, +la partie la plus délicate et la moins certaine de l'opération totale, +celle qui consiste dans la rationnelle distribution intérieure de chaque +groupe naturel, laissée d'abord entièrement indéterminée. Quoique une +telle distribution doive nécessairement s'effectuer d'après les mêmes +principes fondamentaux qui auront déjà présidé à la coordination +hiérarchique des groupes eux-mêmes, il est néanmoins incontestable que +l'application de ces principes doit alors devenir bien plus équivoque, +et toutefois, à la vérité, bien moins importante, puisque la comparaison +n'y peut plus porter que sur des nuances peu prononcées et très +difficiles à caractériser avec une précision vraiment scientifique. +Aussi, malgré le grand perfectionnement actuel de la philosophie +zoologique, cette dernière partie de la méthode naturelle +présente-t-elle encore aujourd'hui beaucoup d'incertitude et une +disposition presque arbitraire. Elle eût donc, à plus forte raison, +profondément entravé l'ensemble de l'opération taxonomique, si elle n'en +avait pas été, dès l'origine, spontanément écartée, par la recherche +prépondérante, et même exclusive, des seuls groupes naturels.</p> + +<p>Mais, quelle qu'ait dû être l'indispensable utilité de cette marche +nécessaire pour le développement général de la vraie philosophie +biotaxique, la formation de ces groupes serait bien loin de constituer, +par elle-même, comme les botanistes sont trop souvent disposés à le +concevoir, la partie scientifique la plus importante de la méthode +naturelle, si ce n'est à titre de simple opération préliminaire. +L'établissement régulier des seules familles naturelles peut, sans +doute, fournir directement à la science biologique un instrument logique +susceptible de quelque efficacité; car, lorsque ces familles ont été +heureusement construites, les espèces qui s'y trouvent rapprochées +offrent nécessairement, soit dans leur organisation, soit dans leur vie, +une certaine similitude fondamentale, propre à simplifier et à faciliter +les diverses explorations biologiques, dès-lors essentiellement +réductibles à l'examen d'un seul cas de chaque groupe. Toutefois, une +telle propriété ne correspondrait nullement à la principale destination +philosophique de la méthode naturelle, désormais envisagée comme le +moyen rationnel le plus capital qui puisse appartenir à l'étude +générale, soit statique, soit dynamique, du système des corps vivans, +ainsi que je me suis tant efforcé de le faire sentir dans les deux +leçons précédentes. Sous ce point de vue fondamental, la condition +taxonomique essentielle consiste, en effet, en ce que la seule position +assignée à chaque organisme par la classification totale tende +spontanément à faire aussitôt ressortir l'ensemble de sa vraie nature +anatomique et physiologique, comparativement, soit à tous ceux qui le +précèdent, soit à tous ceux qui le suivent. C'est par-là surtout que la +méthode naturelle acquiert un caractère profondément scientifique, et +dévient infiniment supérieure aux plus heureux artifices mnémoniques, +avec lesquels elle est encore trop souvent confondue par les esprits +exclusivement bornés à l'étude de la philosophie inorganique. Pour tous +ceux qui ont dignement apprécié le vrai génie de cette méthode, la suite +des tableaux dont elle est finalement composée constitue réellement, +dès-lors, le résumé à la fois le plus exact et le plus concis du système +actuel des connaissances biologiques, et en même temps le principal +instrument logique de leur perfectionnement ultérieur. Or, la +classification rationnelle ne pourrait nullement posséder ces admirables +propriétés caractéristiques, si on la supposait seulement réduite à +l'établissement des familles naturelles, quand même toutes les espèces +s'y trouveraient groupées de la manière la plus satisfaisante, opération +qui, d'ailleurs, par sa nature, ne saurait être complétement réalisée +sans faire intervenir la considération prépondérante de la série +organique. Car, l'ordre essentiellement arbitraire qui régnerait alors, +de toute nécessité, entre les diverses familles, et la décomposition +non moins indéterminée de chacune d'elles en espèces, feraient aussitôt +radicalement disparaître cette aptitude fondamentale à la haute +comparaison anatomique ou physiologique, pour ne plus permettre +désormais que la recherche d'analogies à la fois partielles et +secondaires, comme le règne végétal nous le montre aujourd'hui si +évidemment.</p> + +<p>La méthode naturelle est donc principalement caractérisée, sous le point +de vue philosophique, par l'établissement général de la vraie hiérarchie +organique, réduite, si l'on veut, pour plus de facilité, à la simple +coordination rationnelle des genres, ou même des familles, dont le règne +animal nous offre seul aujourd'hui la réalisation inévitable, quoique +encore à l'état d'ébauche. Je n'ai pas besoin d'insister ici, d'une +manière directe et spéciale, sur l'importance prépondérante d'une telle +conception, déjà présentée, à tant d'égards essentiels, dans les deux +leçons précédentes, comme devant dominer l'ensemble des spéculations +biologiques, auquel seule elle peut donner une imposante unité +philosophique: les trois leçons suivantes nous offriront d'ailleurs +beaucoup d'occasions naturelles de faire ressortir, sous de nouveaux +aspects généraux, son admirable efficacité. On doit sentir aussi que +l'esprit de cet ouvrage m'interdit nécessairement toute discussion +formelle sur la réalité et la possibilité de cette grande coordination +hiérarchique, première base nécessaire de la saine philosophie +biologique, et rendue désormais inattaquable par la série des travaux +des modernes zoologistes. Les lecteurs auxquels une semblable +démonstration directe paraîtrait encore indispensable, reconnaîtraient, +ce me semble, par cela seul, que ce traité ne leur était point destiné: +nous ne pouvons ici remettre en question l'existence même de la science, +dont nous tentons uniquement d'apprécier le vrai caractère +philosophique. Il me suffit simplement de rappeler ici, à ce sujet, +comme un résultat général de l'ensemble des études biologiques, que les +espèces animales, considérées sous le point de vue statique, offrent +évidemment une complication organique toujours croissante, soit quant à +la diversité, à la multiplicité, et à la spécialité de leurs élémens +anatomiques, soit quant à la composition et à la variété de plus en plus +grandes de leurs organes et de leurs appareils; en second lieu, que cet +ordre fondamental correspond exactement, sous le point de vue dynamique, +à une vie toujours plus complexe et plus active, composée de fonctions +plus nombreuses, plus variées, et mieux définies; et que, enfin, ce qui +est moins connu quoique également incontestable, l'être vivant devient +ainsi, par une suite nécessaire, de plus en plus modifiable, en même +temps qu'il exerce, sur le monde extérieur, une action toujours plus +profonde et plus étendue. C'est par l'indissoluble faisceau de ces trois +lois fondamentales que se trouve désormais rigoureusement fixé le vrai +sens philosophique de la hiérarchie biologique, chacun de ces aspects +devant habituellement dissiper l'incertitude que pourraient laisser les +deux autres. De là résulte nécessairement, en effet, la possibilité de +concevoir finalement l'ensemble des espèces vivantes disposé dans un +ordre tel que l'une quelconque d'entre elles soit constamment inférieure +à toutes celles qui la précèdent et constamment supérieure à toutes +celles qui la suivent; quelle que doive être d'ailleurs, par sa nature, +l'immense difficulté de réaliser jamais, jusqu'à ce degré de précision, +ce type hiérarchique.</p> + +<p>Conformément aux explications précédentes, je ne m'arrêterai nullement +ici à discuter, ni même à signaler, aucune des objections innombrables +et plus ou moins vaines qui ont été soulevées contre la conception +générale de la hiérarchie biologique, jusqu'à l'époque très récente où +tous les esprits supérieurs se sont enfin accordés à prendre +irrévocablement cette conception pour le véritable point de départ +philosophique de toutes les spéculations relatives aux corps vivans<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a> +<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>. +Je crois seulement devoir, à cet égard, appeler sommairement l'attention +spéciale du lecteur sur la seule controverse vraiment capitale qui s'y +soit rattachée, et dont l'influence tendait directement à éclaircir et +même à perfectionner ce principe fondamental de la méthode naturelle. On +conçoit qu'il s'agit de la mémorable discussion soulevée avec tant de +force par l'illustre Lamarck, et soutenue surtout, quoique d'une manière +imparfaite, par Cuvier, relativement à la permanence générale des +espèces organiques.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" +name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29"> +(retour) </a> Je ne dois pas même examiner la conception + équivoque de quelques naturalistes, qui proposaient de + substituer, à l'ordre nécessairement linéaire de la série + animale, un ordre à deux ou trois dimensions, analogue à + celui des cartes géographiques et des plans en relief, où + chaque groupe naturel serait simultanément en contact, + suivant des directions variées, avec beaucoup d'autres, sans + qu'il y eût réellement ni supérieur ni inférieur. Cette + irréalisable hypothèse, symptôme évident d'un sentiment + naissant et encore confus de la vraie méthode naturelle, lui + enlèverait radicalement ses principales propriétés + philosophiques et détruirait toute large application de + l'art comparatif aux recherches anatomiques ou + physiologiques. Il conviendrait encore moins de discuter ici + l'étrange proposition faite récemment par M. Ampère, de + rompre directement l'unité générale de la suite zoologique, + en partageant le règne animal en deux séries parallèles et + essentiellement indépendantes, l'une affectée aux animaux + vertébrés, l'autre aux animaux invertébrés. Les zoologistes + n'ont pas même daigné combattre cette singulière conception, + qui témoigne, en effet, une appréciation trop erronée de la + vraie destination philosophique propre à la méthode + naturelle, ainsi que de la véritable nature des difficultés + relatives à son application spéciale. +</blockquote> + +<p>Il faut, avant tout, reconnaître, à ce sujet, que, quelle que dût être +la décision finale de cette grande question biologique, elle ne saurait, +en réalité, aucunement affecter l'existence fondamentale de la +hiérarchie organique. Au premier abord, on pourrait penser que, dans +l'hypothèse de Lamarck, il n'y a plus de véritable série zoologique, +puisque tous les organismes animaux seraient dès-lors essentiellement +identiques, leurs différences caractéristiques étant ainsi entièrement +attribuées désormais à l'influence diverse et inégalement prolongée du +système des circonstances extérieures. Mais, en examinant cette opinion +d'une manière plus approfondie, on aperçoit aisément, au contraire, que +toute son influence se réduirait, à cet égard, à présenter la série sous +un nouvel aspect, qui en rendrait même l'existence encore plus claire et +plus irrécusable. Car, l'ensemble de la série zoologique deviendrait +alors, aussi bien en fait qu'en spéculation, parfaitement analogue à +l'ensemble du développement individuel, restreint du moins à sa seule +période ascendante: il ne s'agirait plus que d'une longue succession +déterminée d'états organiques, déduits graduellement les uns des autres +dans la suite des siècles, par des transformations de plus en plus +complexes, dont l'ordre, nécessairement linéaire, serait exactement +comparable à celui des métamorphoses consécutives des insectes +hexapodes, et seulement beaucoup plus étendu. En un mot, la marche +progressive de l'organisme animal, qui n'est pour nous qu'une +abstraction commode, simplement destinée, en abrégeant le discours, à +faciliter la pensée, se convertirait ainsi rigoureusement en une +véritable loi naturelle. Il est même digne de remarque que, des deux +célèbres antagonistes entre lesquels s'agitait surtout cette importante +discussion, Lamarck était incontestablement celui qui manifestait le +sentiment le plus net et le plus profond de la vraie hiérarchie +organique, dont Cuvier, sans jamais la combattre en principe, +méconnaissait souvent les caractères philosophiques les plus +essentiels<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a> +<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a>. On ne saurait donc mettre en doute que la conception +fondamentale de la série biologique ne soit, au fond, réellement +indépendante de toute opinion quelconque sur la permanence ou la +variation des espèces vivantes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" +name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30"> +(retour) </a> On doit surtout remarquer, à ce sujet, dans + l'ensemble des travaux zoologiques de Cuvier, soit a l'égard + des espèces actuelles, soit même envers les races fossiles, + l'importance démesurée qu'il a si souvent attachée, contre + le véritable esprit fondamental de la méthode naturelle, à + la considération du mode d'alimentation. Il est bien reconnu + aujourd'hui qu'un tel principe ne saurait dominer la + détermination générale d'aucun organisme animal, puisque, à + tous les différens degrés de l'échelle zoologique, on trouve + également et des carnassiers et des herbivores; ce qui + vérifie clairement que cet aspect secondaire doit être + toujours subordonné à l'examen du rang qu'occupe l'animal + dans la grande hiérarchie biologique, comme l'indique + d'ailleurs directement l'analyse rationnelle de la doctrine + taxonomique. + +<p> En laissant indéterminé le degré d'animalité, la notion du + genre de nourriture ne saurait, par sa nature, fournir + aucune indication réelle sur la constitution anatomique de + l'animal. Ainsi, a l'époque où Cuvier reprochait si + judicieusement à Lamarck d'attribuer aux circonstances + extérieures une influence organique fort exagérée, il + tombait lui-même dans une erreur philosophique + essentiellement analogue, par cette irrationnelle + prépondérance zoologique accordée à un caractère purement + inorganique, et, à ce titre, aussi accessoire que la plupart + de ceux considérés par son illustre antagoniste.</p> +</blockquote> + +<p>Le seul attribut de cette série qui puisse être affecté par une telle +controverse, consiste simplement dans la continuité ou la discontinuité +nécessaire de la progression organique. Car, en admettant l'hypothèse de +Lamarck, où les divers états organiques se succèdent lentement par des +transitions imperceptibles, il faudra évidemment concevoir la série +ascendante comme rigoureusement continue. Si, au contraire, on reconnaît +finalement la fixité fondamentale des espèces vivantes, il sera non +moins indispensable de poser en principe la discontinuité de cette +série, sans prétendre d'ailleurs y limiter aucunement <i>à priori</i> les +moindres intervalles élémentaires. Tel est donc, en écartant, d'une +manière irrévocable, toute vaine contestation sur l'existence même de la +hiérarchie organique, le seul vrai point de vue sous lequel nous devons +considérer ici cette haute question de philosophie biologique. Ainsi +circonscrite, la discussion n'en conserve pas moins une extrême +importance pour le perfectionnement général de la méthode naturelle, qui +sera, en effet, bien plus nettement caractérisée, si l'on peut enfin +concevoir, en réalité, les espèces comme essentiellement fixes, et, par +suite, la série organique, même parvenue à son plus entier +développement, comme composée de termes distinctement séparés. Car, +l'idée d'<i>espèce</i>, qui constitue, par sa nature, la principale unité +biotaxique, cesserait presque absolument de comporter aucune exacte +définition scientifique, si nous devions admettre la transformation +indéfinie des diverses espèces les unes dans les autres, sous +l'influence suffisamment prolongée de circonstances extérieures +suffisamment intenses. Quoique l'ensemble de la série biologique +conservât nécessairement une pleine évidence, sa réalisation précise +nous présenterait dès-lors des difficultés presque insurmontables; ce +qui doit faire comprendre le haut intérêt philosophique propre à cette +question capitale, sur laquelle on ne saurait croire, il faut l'avouer, +que les idées soient encore convenablement arrêtées.</p> + +<p>Toute la célèbre argumentation de Lamarck reposait finalement sur la +combinaison générale de ces deux principes incontestables, mais +jusqu'ici trop mal circonscrits: 1º l'aptitude essentielle d'un +organisme quelconque, et surtout d'un organisme animal, à se modifier +conformément aux circonstances extérieures où il est placé, et qui +sollicitent l'exercice prédominant de tel organe spécial, correspondant +à telle faculté devenue plus nécessaire; 2º la tendance, non moins +certaine, à fixer dans les races, par la seule transmission héréditaire, +les modifications d'abord directes et individuelles, de manière à les +augmenter graduellement à chaque génération nouvelle, si l'action du +milieu ambiant persévère, identiquement. On conçoit sans peine, en +effet, que, si cette double propriété pouvait être admise d'une manière +rigoureusement indéfinie, tous les organismes pourraient être envisagés +comme ayant été, à la longue, successivement produits les uns par les +autres, du moins en disposant de la nature, de l'intensité, et de la +durée des influences extérieures avec cette prodigalité illimitée qui ne +coûtait aucun effort à la naïve imagination de Lamarck. Il serait +entièrement déplacé de s'engager ici dans aucune discussion spéciale sur +cette ingénieuse hypothèse, puisque la fausseté radicale en est +aujourd'hui pleinement reconnue par presque tous les naturalistes. Mais +il ne sera point inutile, au contraire, de caractériser sommairement, +en quoi consiste son vice fondamental, dont la rectification doit tant +contribuer à faire mieux concevoir la vraie notion scientifique de +l'organisme.</p> + +<p>Nous n'avons point à nous occuper des suppositions si gratuites que +nécessite une telle conception, quant au temps incommensurable pendant +lequel chaque système de circonstances extérieures aurait dû prolonger +son action pour produire la transformation organique correspondante. Ce +défaut secondaire est tellement éclatant, qu'il n'a besoin d'aucun +examen spécial, puisque le temps ne saurait être disponible qu'entre +certaines limites. Je dois seulement signaler, sous ce rapport, comme +directement contraire au véritable esprit fondamental de la philosophie +positive, l'expédient irrationnel employé par quelques-uns de ceux qui +ont appuyé la thèse de Lamarck, lorsque, pour éluder d'insurmontables +objections, ils ont imaginé de recourir à une antique constitution, +entièrement idéale, des milieux organiques, alors privés de toute +analogie essentielle avec les milieux actuels. D'après la théorie +générale des hypothèses vraiment scientifiques, établie dans le volume +précédent, une telle manière de philosopher doit être immédiatement +réprouvée, comme échappant, par sa nature, à toute espèce de contrôle +positif, soit direct, soit même indirect.</p> + +<p>Écartant maintenant toute imperfection accessoire, afin de mieux +apprécier le principe fondamental de l'hypothèse proposée, il est aisé +de reconnaître, ce me semble, qu'il repose sur une notion profondément +erronée de la nature générale de l'organisme vivant. Sans doute, chaque +organisme déterminé est en relation nécessaire avec un système également +déterminé de circonstances extérieures, comme je l'ai établi dans la +quarantième leçon. Mais il n'en résulte nullement que la première de ces +deux forces co-relatives ait dû être produite par la seconde, pas plus +qu'elle n'a pu la produire: il s'agit seulement d'un équilibre mutuel +entre deux puissances hétérogènes et indépendantes. Si l'on conçoit que +tous les organismes possibles soient successivement placés, pendant un +temps convenable, dans tous les milieux imaginables, la plupart de ces +organismes finiront, de toute nécessité, par disparaître, pour ne +laisser subsister que ceux qui pouvaient satisfaire aux lois générales +de cet équilibre fondamental: c'est probablement d'après une suite +d'éliminations analogues que l'harmonie biologique a dû s'établir peu à +peu sur notre planète, où nous la voyons encore, en effet, se modifier +sans cesse d'une manière semblable. Or, la notion d'un tel équilibre +général deviendrait inintelligible, et même contradictoire, si +l'organisme était supposé modifiable à l'infini sous l'influence suprême +du milieu ambiant, sans avoir aucune impulsion propre et indestructible.</p> + +<p>Il est incontestable que l'exercice sollicité par des circonstances +extérieures déterminées tend à altérer, entre certaines limites, +l'organisation primitive, en la développant davantage suivant la +direction correspondante. Mais, cette influence du milieu, et cette +aptitude de l'organisme, sont certainement très circonscrites. Pour les +concevoir indéfinies, il faudrait admettre, avec Lamarck, contre +l'ensemble des observations les plus irrécusables, que les besoins +peuvent toujours créer les facultés, au lieu de se borner à en exciter +le développement quand l'organisation primitive l'a rendu possible, et +lorsque, en même temps, les obstacles extérieurs ne sont pas trop +considérables: et, d'ailleurs, d'où pourraient réellement provenir les +besoins, s'il n'existait point de tendances primordiales? Ne voyons-nous +pas continuellement, au contraire, dans des cas infiniment moins +défavorables que ces chimériques suppositions à la permanence de +l'harmonie biologique, un tel équilibre cesser de subsister par +l'impossibilité où se trouve l'organisme de se modifier assez pour +s'adapter aux nouvelles circonstances qui l'entourent? C'est ainsi, par +exemple, que les espèces animales les plus élevées tendent à disparaître +entièrement à mesure que l'homme envahit leur territoire, et même que +les races humaines les moins civilisées s'effacent, par une déplorable +fatalité, devant celles qui le sont davantage, faute de pouvoir se +conformer spontanément aux exigences de leur nouvelle situation. Et, +néanmoins, il est bien reconnu, d'après l'examen général de toute la +série animale, que l'organisme se modifie avec d'autant plus de facilité +qu'il est plus élevé. On voit que l'hypothèse de Lamarck exigerait, en +sens inverse, la plus grande aptitude à la modification dans l'organisme +le plus inférieur, ce qui serait évidemment absurde. Sous le point de +vue purement statique, une telle conception obligerait à regarder la +première ébauche animale comme renfermant, du moins à l'état +rudimentaire, non-seulement tous les tissus, ce qui est, jusqu'à un +certain point, admissible d'après leur réduction fondamentale à un seul +tissu générateur, mais aussi tous les organes et tous les appareils, ce +qui est certainement contraire à l'ensemble des comparaisons +anatomiques.</p> + +<p>Le principe général de la doctrine de Lamarck doit donc, à tous les +égards essentiels, être reconnu directement contradictoire aux vraies +notions fondamentales de l'organisation et de la vie; il tend même, par +sa nature, ce me semble, à rompre entièrement l'équilibre philosophique +entre ces deux idées-mères de la biologie, en conduisant nécessairement +à supposer le plus de vie là où il y a le moins d'organisation.</p> + +<p>Presque tous les cas considérés par Lamarck présentent, de la manière la +plus prononcée, l'irrationnel et mystérieux assemblage d'une soumission +passive de l'animal aux moindres influences extérieures, même quand il +pourrait le plus aisément s'y soustraire, avec une activité illimitée et +inconcevable pour adapter sa propre organisation à la plus faible +provocation du dehors. Ainsi, malgré cette imposante autorité, +l'aptitude incontestable de tout organisme à se modifier d'après la +constitution spéciale du milieu correspondant, sera désormais +irrévocablement circonscrite entre d'étroites limites, d'autant plus +écartées toutefois que cet organisme est plus élevé. La difficulté +générale consiste seulement à établir le principe de philosophie +biologique destiné à déterminer ces limites, en chaque cas, avec toute +la précision suffisante; et, sous ce rapport, il reste réellement +beaucoup à faire encore. Tous les naturalistes s'accordent aujourd'hui à +reconnaître que l'action du milieu, soit directe, soit augmentée par la +transmission héréditaire et même par le croisement, ne peut jamais +s'étendre jusqu'à la transformation mutuelle des genres, et à plus forte +raison des familles. Quant aux diverses espèces de chaque genre naturel, +la question est nécessairement bien plus délicate, et l'unanimité +beaucoup moins complète. Néanmoins, on ne saurait guère douter, surtout +d'après la lumineuse argumentation de Cuvier, que les espèces ne +demeurent aussi, par leur nature, essentiellement fixes, à travers +toutes les variations extérieures compatibles avec leur existence.</p> + +<p>Cette argumentation repose sur ces deux considérations principales, +complémentaires l'une de l'autre: la permanence des espèces les plus +anciennement observées; la résistance des espèces actuelles aux plus +grandes forces modificatrices: en sorte que, sous le premier aspect, le +nombre des espèces ne diminue point, et que, sous le second, il +n'augmente pas davantage. La première considération est surtout +frappante, quand on examine l'état présent des espèces décrites, il y a +plus de vingt siècles, par Aristote; à plus forte raison, en ayant +égard, dans l'ensemble de la série animale, à l'identité remarquable des +espèces fossiles qui n'ont pas été détruites; et enfin, en +reconnaissant, dans les momies les plus antiques, jusqu'aux simples +différences secondaires qui caractérisent aujourd'hui les diverses +races humaines. Sous le second point de vue, l'argument le plus décisif +résulte d'une exacte analyse générale de l'influence organique de la +domestication prolongée, soit sur les végétaux, soit même envers les +animaux. Il est clair, en effet, que la perturbation artificielle +introduite, à tant de titres, par l'intervention humaine dans le système +extérieur des conditions d'existence propres aux diverses espèces +devenues domestiques, constituait nécessairement le cas le plus +favorable à leur variation fondamentale, surtout lorsqu'elle a concouru +avec le changement de séjour, comme, par exemple, à l'égard des espèces +domestiques transplantées, depuis plus de trois siècles, d'Europe en +Amérique. Or, malgré les changemens très appréciables que de telles +influences ont dû déterminer, même en une localité constante et par le +seul laps du temps, on reconnaît néanmoins la persévérance incontestable +des caractères essentiels propres à chaque espèce, sans qu'aucune +d'elles ait jamais pu se transformer réellement en aucune autre. Enfin, +dans l'espèce humaine elle-même, la plus éminemment modifiable de +toutes, la nature fondamentale reste évidemment invariable et toujours +hautement prononcée, à travers les diverses modifications de races et +celles presque aussi importantes que produit, à la longue, le seul +perfectionnement nécessaire et continu de l'état social.</p> + +<p>Ainsi, sans s'égarer dans de vaines et inaccessibles spéculations sur +l'origine primitive des divers organismes, on ne saurait refuser +d'admettre, comme une grande loi naturelle, la tendance essentielle des +espèces vivantes à se perpétuer indéfiniment avec les mêmes caractères +principaux, malgré la variation du système extérieur de leurs conditions +d'existence. Tant que cette variation croissante n'est pas devenue +contradictoire à cette nature fondamentale qui ne saurait changer, +l'espèce subsiste en se modifiant, surtout si les différences sont +graduelles; au-delà, l'espèce ne se modifie point, elle périt +nécessairement. Quelque précieuse que soit une telle proposition, il +faut néanmoins reconnaître qu'elle ne fixe pas encore suffisamment le +genre précis de l'influence incontestable qu'exerce sur l'organisme la +constitution du milieu ambiant. Car, sous ce point de vue, nous n'avons +acquis par là que des lumières en quelque sorte négatives, en +restreignant seulement dans l'intérieur de chaque organisme spécifique +le champ général des modifications possibles, dont l'étendue effective +reste essentiellement inconnue. On sait, par exemple, que la +perturbation convenablement prolongée du système total des +circonstances extérieures peut aller jusqu'à altérer beaucoup le +développement proportionnel de chacun des organes propres à chaque +espèce, ainsi que la durée, soit totale, soit relative, des diverses +périodes principales de son existence. Mais, de telles modifications +constituent-elles, comme on est aujourd'hui disposé à le croire, les +vraies limites supérieures de l'influence organique du milieu ambiant? +Aucune considération positive, <i>à priori</i> ou <i>à posteriori</i>, ne l'a +jusqu'ici véritablement démontré. En un mot, la théorie rationnelle de +l'action nécessaire des divers milieux sur les divers organismes reste +encore presque tout entière à former. On doit regarder cette question +comme ayant été simplement posée conformément à sa vraie nature +philosophique, en résultat final de la grande controverse établie par +Lamarck, qui aura ainsi rendu un éminent service au progrès général de +la saine philosophie biologique. Un tel ordre de recherches, quoique +fort négligé, constitue, sans doute, l'un des plus beaux sujets que +l'état présent de cette philosophie puisse offrir à l'activité de toutes +les hautes intelligences. Il devrait, ce me semble, inspirer d'autant +plus d'intérêt que les lois générales de ce genre de phénomènes +seraient, par leur nature, immédiatement applicables à la vraie théorie +du perfectionnement systématique des espèces vivantes, y compris même +l'espèce humaine.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, nous pouvons désormais, en nous restreignant +pleinement à notre sujet actuel, regarder comme démontrée la +discontinuité nécessaire de la grande série biologique. Les diverses +transitions pourront, sans doute, y devenir ultérieurement plus +graduelles, soit par la découverte d'organismes intermédiaires, soit par +une étude mieux dirigée de ceux déjà connus. Mais la fixité essentielle +des espèces nous garantit que cette série sera toujours composée de +termes nettement distincts, séparés par des intervalles +infranchissables. Si l'examen précédent a pu d'abord paraître constituer +ici une digression superflue, on doit maintenant comprendre la haute +importance philosophique que je devais attacher à constater, dans la +hiérarchie générale des corps vivans, une telle propriété +caractéristique, aussi directement destinée à augmenter le degré de +perfection rationnelle que comporte l'établissement définitif de cette +hiérarchie.</p> + +<p>Après avoir ainsi suffisamment caractérisé, suivant leur importance +respective, les deux grandes notions philosophiques des groupes naturels +et de la hiérarchie biologique, dont la combinaison générale constitue +le vrai principe de la méthode naturelle proprement dite, il me reste +maintenant, pour compléter l'appréciation abstraite d'une telle méthode, +à qualifier sommairement deux grandes conditions logiques, l'une +primordiale, l'autre finale, que notre intelligence doit sans cesse +avoir en vue dans toute élaboration taxonomique. La première, depuis +long-temps bien sentie, se réduit au principe de la subordination des +caractères: la seconde, beaucoup moins comprise, et cependant non moins +indispensable, prescrit la traduction définitive des caractères +intérieurs en caractères extérieurs; celle-ci résulte toujours, à vrai +dire, d'un examen approfondi de ce même principe.</p> + +<p>Dès la première origine distincte de la méthode naturelle, au seizième +siècle, par l'action combinée des travaux de Magnol, des Bauhin, de +Gessner, etc., on a commencé à reconnaître nettement que les divers +caractères taxonomiques ne devaient point, en général, être seulement +comptés, mais aussi en quelque sorte pesés, suivant les règles d'une +certaine subordination fondamentale qui devait exister entre eux. Lors +même qu'on s'occupait exclusivement de la formation des groupes +naturels, sans avoir aucune idée claire de la hiérarchie organique, on +ne pouvait se dispenser d'avoir égard, d'une manière plus ou moins +rationnelle, à une telle subordination, quoique la notion de la série +biologique puisse seule en dévoiler la véritable base philosophique, et +dissiper irrévocablement les incertitudes essentielles relatives à son +application effective. Cette pondération scientifique des caractères +constituait évidemment, en effet, le seul attribut logique qui pût alors +séparer profondément les premières tentatives de classification +naturelle d'avec toutes les méthodes purement artificielles, où, par +leur nature, le choix et l'ordre des motifs taxonomiques devaient rester +essentiellement arbitraires. Nous pouvons même reporter à cette époque +originaire le premier aperçu général de la principale règle destinée à +faire apprécier, du moins par la voie empirique, la vraie valeur +fondamentale des divers caractères, d'après leur persévérance plus ou +moins profonde et plus ou moins prolongée dans l'ensemble des espèces. +Mais quelle que soit l'importance réelle d'une semblable considération, +cette règle serait, de toute nécessité, incomplète et insuffisante, si +on ne parvenait point à la rationnaliser par son accord général avec la +seule subordination taxonomique qui puisse être établie d'une manière +directe et vraiment scientifique, c'est-à-dire, celle qui résulte d'une +exacte analyse comparative des différens organismes. Or, cette dernière +condition n'a été remplie que beaucoup plus tard, et ne l'est encore +convenablement jusqu'ici qu'à l'égard du seul règne animal. Ainsi, tant +que la méthode naturelle a été cultivée indépendamment de l'anatomie +comparée, il était impossible qu'on se formât le plus souvent de justes +notions philosophiques de la vraie subordination naturelle des +caractères biotaxiques. C'est par là que, comme je l'indiquais tout à +l'heure, la véritable théorie générale d'une telle pondération se +trouve, par sa nature, intimement liée à la conception fondamentale de +la hiérarchie organique, puisque l'une et l'autre dépendent du même +ordre primitif de considérations scientifiques, dont elles constituent +seulement deux applications diverses mais co-relatives, qui se sont +toujours mutuellement perfectionnées. On voit ainsi combien tous les +divers aspects essentiels de la biotaxie, quoique réellement distincts, +doivent être, de toute nécessité, profondément combinés; ce qui +caractérise à la fois et la plus haute difficulté et la principale +ressource de cette partie capitale de la science biologique.</p> + +<p>L'analyse comparative des différens organismes conduit directement, en +effet, à la subordination rationnelle des divers caractères +taxonomiques, en mesurant leur importance respective d'après la +relation plus ou moins intime des organes correspondans avec les +phénomènes qui constituent les attributs prépondérans des espèces +considérées. Ce principe s'applique également à tous les degrés +consécutifs de la classification proposée, en ayant égard à des +phénomènes plus spéciaux quand on descend à des subdivisions plus +particulières. En un mot, dans cet ordre général de spéculations +biologiques, comme dans tout autre, le véritable esprit philosophique +consiste nécessairement à établir toujours une exacte harmonie +fondamentale entre les conditions statiques et les propriétés +dynamiques, entre les idées de vie et les idées d'organisation, que nos +abstractions scientifiques ne doivent jamais séparer qu'afin d'en +perfectionner la combinaison ultérieure. C'est ainsi que, pour la +construction de la méthode naturelle, les différens caractères +taxonomiques peuvent être enfin rigoureusement subordonnés les uns aux +autres, sans qu'aucune disposition importante présente rien +d'arbitraire: du moins tel est le but vers lequel on doit tendre, +quoique souvent difficile à atteindre. L'analyse approfondie de +l'organisme vivant indiquera toujours d'avance avec certitude à quel +genre doivent être empruntés les caractères principaux, et suivant +quelle loi diminue graduellement leur valeur rationnelle: mais +l'application définitive des caractères ainsi préparés au classement +effectif des espèces pourra rencontrer, à chaque époque, des obstacles +momentanés, en présence desquels il faudra savoir se résigner à +reconnaître, dans la science biotaxique, de véritables lacunes +actuelles, surtout en arrivant aux dernières subdivisions, où des +caractères moins tranchés doivent si aisément donner lieu à de fausses +coordinations. Il convient de remarquer, en général, à ce sujet, que +nous ne sommes point encore assez profondément familiarisés avec le +véritable esprit de la méthode naturelle pour prévoir avec maturité et +supporter sans impatience les diverses imperfections nécessaires de nos +tableaux biotaxiques: nos habitudes intellectuelles ne sont pas +jusqu'ici suffisamment affranchies du régime si prolongé des +classifications purement artificielles, qui, par leur nature, devaient +comporter, en effet, une perfection absolue et immédiate, dont +l'irréalisation pouvait être justement imputée à leurs auteurs, et +nullement aux conditions du problème. On sent qu'il en est tout +autrement à l'égard de la classification rationnelle: en la concevant +désormais comme une science réelle, il faudra bien que l'esprit humain +s'accoutume à l'envisager enfin comme continuellement perfectible, et, +par suite, comme toujours plus ou moins imparfaite, à la manière de +toute science positive. L'exacte coordination générale des diverses +espèces vivantes doit constituer, sans doute, une étude aussi modifiable +que l'analyse, statique ou dynamique, d'un organisme déterminé.</p> + +<p>Par la nature fondamentale des problèmes taxonomiques, les hautes +difficultés qui leur sont propres deviendraient souvent presque +inextricables, si, dans leur élaboration primitive, notre intelligence +ne s'imposait d'abord aucune restriction pratique quant aux choix des +divers caractères auxquels la théorie peut conduire. Ainsi, quelle que +puisse être l'incommodité de ces caractères, de quelques obstacles que +leur vérification effective puisse être entravée, il sera indispensable +de commencer par les admettre indifféremment, en n'ayant égard qu'à leur +seule rationnalité positive, fondée sur l'analyse comparative, +anatomique ou physiologique, qui les aura fait découvrir. Ce problème +spéculatif restera encore assez profondément compliqué d'ordinaire, pour +qu'on y doive, dès l'origine, soigneusement écarter toute tentative +déplacée de conciliation prématurée entre des qualités aussi +hétérogènes, quoiqu'elles ne soient, sans doute, nullement +incompatibles. Les premiers auteurs de la méthode naturelle, surtout à +l'égard du règne animal, ont dû, en effet, adopter indifféremment, et +sans aucun scrupule, les caractères les plus difficiles à vérifier, et +qui souvent même ne pouvaient être aperçus que sur un seul sexe de +l'espèce, ou pendant une seule époque de son existence: il leur +suffisait strictement que ces caractères quelconques fussent réellement +conformes à l'ensemble des analogies naturelles. Mais, quelque légitime +et même indispensable que soit, en de telles recherches, une semblable +manière de procéder, il est clair, néanmoins, d'un autre côté, que ce +premier travail ne saurait être admis, en biotaxie, qu'à titre de +fondement préliminaire de la classification définitive, laquelle exige +nécessairement une nouvelle opération complémentaire, consistant à +éliminer, parmi tous les caractères d'abord introduits, ceux dont la +vérification habituelle serait trop difficile, afin de leur substituer +des équivalens vraiment usuels. Sans cette indispensable transformation, +communément mal appréciée jusqu'ici, la méthode naturelle possède bien, +sans doute, quoique à un moindre degré, ses principales propriétés +philosophiques, comme base essentielle des spéculations générales, soit +anatomiques, soit physiologiques, relatives aux corps vivans; mais le +passage effectif, finalement nécessaire, de l'abstrait au concret, s'y +trouve ainsi radicalement entravé. En un mot, l'anatomiste et le +physiologiste peuvent bien se contenter d'une telle définition des +groupes, mais non le zoologiste proprement dit, et à plus forte raison +le naturaliste. Cette révision et cette épuration générales de la +caractéristique primitive, constituent donc le complément nécessaire de +l'ensemble de l'opération taxonomique, sans lequel le travail ne saurait +être regardé comme vraiment terminé. Ne serait-il point absurde, en +effet, que, pour assigner le genre ou la famille de tel animal, il +devint indispensable, par exemple, de commencer par le détruire, ainsi +que l'exigent encore tant de classifications zoologiques, littéralement +interprétées? Une théorie taxonomique aussi incomplète ne manque-t-elle +point essentiellement, par cela même, à sa destination immédiate? +L'accomplissement général de cette grande condition finale est donc +évidemment indispensable.</p> + +<p>En définissant ainsi l'objet nécessaire de cette seconde opération +taxonomique, il est aisé de préciser en quel genre de transformations +elle doit surtout consister. On conçoit d'abord combien il importe +d'écarter tous les caractères qui ne seraient point permanens, et ceux +qui n'appartiendraient pas aux diverses modifications naturelles de +l'espèce considérée: les uns et les autres ne sauraient être admis que +comme provisoires, jusqu'à ce qu'on leur ait découvert de vrais +équivalens, à la fois fixes et communs, vers lesquels on devra toujours +tendre. Mais la nature même du problème indique néanmoins clairement que +la principale substitution doit avoir pour but général de remplacer tous +les caractères intérieurs par des caractères purement extérieurs: c'est +ce qui constitue la difficulté prépondérante, et en même temps la plus +haute perfection, de cette opération finale. Quand une telle condition a +pu être enfin réalisée, sans porter aucune atteinte à la rationnalité +fondamentale de la classification primitive, la méthode naturelle a été +dès-lors irrévocablement constituée, dans la plénitude de toutes ses +diverses propriétés essentielles, comme nous le voyons aujourd'hui à +l'égard du règne animal, surtout depuis les mémorables travaux +zoologiques de M. de Blainville.</p> + +<p>La vraie théorie de la subordination rationnelle des caractères, +envisagée d'une manière approfondie, suffit, ce me semble, pour établir +clairement, en général, sous le point de vue philosophique, la +possibilité nécessaire de cette grande transformation. En effet, +l'animalité étant principalement caractérisée par l'action sur le monde +extérieur et par la réaction correspondante, c'est donc à la surface de +séparation entre l'organisme et le milieu que doivent nécessairement se +passer les plus importans phénomènes primitifs de la vie animale. Ainsi, +les considérations relatives à cette enveloppe, envisagée soit quant à +sa forme, ou à sa consistance, etc., fourniront naturellement les +principales différences qui doivent distinguer les diverses +organisations animales. Les organes vraiment intérieurs, privés de toute +relation directe et continue avec le milieu ambiant, conserveront une +importance capitale pour les phénomènes végétatifs, base primitive et +uniforme de la vie générale: mais ils seront, par leur nature, purement +secondaires, quant à la définition essentielle des divers modes, ou +plutôt des divers degrés, d'animalité. Il est même sensible, par cette +raison, que la partie intérieure de l'enveloppe animale, principalement +destinée à l'élaboration préliminaire des divers matériaux assimilables, +aura, sous le rapport taxonomique, une moindre valeur fondamentale que +la partie extérieure proprement dite, siége nécessaire des phénomènes +les plus caractéristiques. D'après cela, la transformation générale des +caractères zoologiques intérieurs en caractères extérieurs, au lieu de +constituer seulement un ingénieux et indispensable artifice, est, en +elle-même, tellement rationnelle, qu'on peut l'envisager, au fond, sans +aucune exagération, comme un simple retour inévitable à la marche +philosophique directe, que l'esprit humain n'avait pas pu suivre, dans +le développement historique de la méthode naturelle, à cause de +l'ensemble des connaissances biologiques, à peine combinées aujourd'hui, +qu'exigeait une telle manière de philosopher. Ainsi, l'usage encore +prépondérant des caractères intérieurs en zootaxie n'indique réellement +qu'un de ces détours provisoires, si familiers à notre intelligence en +toute grande occasion scientifique, quand elle n'a pas encore atteint à +la vraie maturité définitive de ses conceptions générales. Tout emploi +capital de tels caractères n'atteste point seulement que l'opération +taxonomique n'est pas terminée; il témoigne même que l'ensemble +philosophique de cette opération a été imparfaitement conçu, +c'est-à-dire, qu'on n'a point remonté jusque alors, par la saine analyse +biologique, à la véritable source primordiale des analogies +empiriquement découvertes. Loin de regarder les caractères extérieurs, +directement propres à la vie animale, comme une heureuse traduction +factice des caractères intérieurs, essentiellement relatifs à la vie +organique, il faudrait, au contraire, renverser désormais la +proposition, en voyant, dans l'usage de ceux-ci, une ressource +provisoire, indispensable quoique imparfaite, pour suppléer à +l'ignorance où l'on devait être d'abord de la vraie prépondérance +fondamentale des autres<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a> +<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" +name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31"> +(retour) </a> J'ai dû me borner a considérer envers les + seuls animaux cette transformation indispensable des + caractères intérieurs en caractères extérieurs, parce que ce + cas est l'unique où une semblable opération puisse + présenter, par la nature d'un tel organisme, une véritable + difficulté scientifique, du moins sous l'influence des + habitudes encore prépondérantes. À l'égard des végétaux, + tous les organes importans de leurs doubles fonctions + générales de nutrition et de reproduction étant + nécessairement toujours extérieurs, il n'y a jamais eu lieu + à s'occuper d'une pareille substitution, dont la difficulté + essentielle, pour l'organisme animal, provient précisément + de ce que les fonctions végétatives, dès-lors devenues + intérieures, n'avaient pu d'abord être assez subordonnées + par les zoologistes aux fonctions animales extérieures. +</blockquote> + +<p>Telles sont, en aperçu, les diverses notions capitales, soit +scientifiques, soit logiques, dont la combinaison constitue, à mes yeux, +le véritable esprit général de la méthode naturelle proprement dite, +abstraitement envisagée. Mais, quoique cette considération abstraite ait +dû, par la nature de ce traité, former ici le sujet essentiel de notre +examen philosophique, il me semble que la méthode naturelle ne serait +point assez nettement caractérisée, si, après l'avoir analysée en +elle-même, je ne procédais maintenant à l'appréciation sommaire de son +application effective et actuelle à la coordination rationnelle de la +série biologique, condensée toutefois en ses masses principales. Une +telle spécification me paraît indispensable pour fixer exactement, à +l'abri de toute incertitude, la véritable interprétation positive des +conceptions fondamentales de la philosophie biotaxique, qui viennent +d'être directement, exposées, indépendamment du haut intérêt que +présente d'ailleurs, en elle-même, la contemplation attentive de cette +grande construction graduellement élevée par l'esprit humain, depuis +Aristote jusqu'à nos jours.</p> + +<p>Il suffit ici d'indiquer d'abord, sans discussion, la division la plus +générale du monde organique, en deux règnes principaux, l'un animal, +l'autre végétal. Malgré tous les efforts tentés, à diverses époques, et +surtout vers la fin du dernier siècle, pour présenter cette +décomposition fondamentale comme essentiellement artificielle, il est +demeuré certain que là, ainsi qu'ailleurs, et même plus qu'ailleurs, la +grande série biologique présente nécessairement une discontinuité réelle +et profonde, qui ne saurait être effacée par aucune transition +quelconque. À mesure qu'on approfondit davantage l'étude, d'abord si +vicieuse, des animaux inférieurs, on reconnaît de plus en plus que la +locomotion proprement dite, au moins partielle<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a> +<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>, et un degré +correspondant de sensibilité générale, constituent, à tous les degrés de +l'échelle animale, les caractères prépondérans et uniformes de +l'ensemble de ce règne. Des rudimens très appréciables de système +nerveux ont déjà été constatés, depuis quelques années, chez un certain +nombre de radiaires, ce qui doit y faire présumer un état naissant de +fibres musculaires. On ne saurait, il est vrai, s'attendre à les +découvrir aussi dans le dernier degré d'animalité, c'est-à-dire chez les +animaux amorphes, si toutefois un tel mode doit être finalement admis, +envers des êtres souvent composés, et du moins toujours agrégés, dont +l'analyse biologique n'est point encore assez avancée pour comporter un +jugement irrévocable: mais, là même, il y a tout lieu de penser que le +tissu cellulaire général doit offrir, à la surface, une modification +anatomique correspondante à une première ébauche de la sensibilité et de +la contractilité. Ces deux attributs essentiels du règne animal, +paraissent même persister encore davantage que l'existence d'un canal +digestif, communément envisagée comme son principal caractère exclusif. +Il est évident qu'on n'a attribué à ce dernier caractère une telle +prépondérance, quoique, par sa nature, il se rapporte immédiatement à la +seule vie organique, que en y voyant une conséquence nécessaire, et, par +suite, un indice irrécusable, de cette double propriété fondamentale, +dont la prééminence inévitable est ainsi clairement confirmée. +Toutefois, une telle transformation taxonomique, quoique très précieuse +en elle-même, ne saurait être parfaitement rationnelle, ce me semble, +qu'à l'égard des animaux qui ne sont point fixés: en sorte que, pour les +suivans, il resterait à trouver une autre indication plus générale de +l'animalité universelle, si l'on croyait devoir renoncer à y découvrir +ultérieurement toute condition anatomique directe des deux propriétés +essentiellement animales. D'un autre côté, quant à divers végétaux, tels +surtout que l'<i>hedysarum gyrans</i>, qui paraissent présenter quelques +indices de ces propriétés co-relatives, l'analyse de leurs mouvemens, +quoique très confuse encore, n'autorise nullement, en effet, à attribuer +à ces singuliers phénomènes aucun vrai caractère d'animalité, puisqu'on +n'y aperçoit aucune relation constante et immédiate, soit avec les +impressions extérieures, soit avec le mode d'alimentation.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" +name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32"> +(retour) </a> On ne doit pas, ce me semble, perdre de vue, à + ce sujet, qu'une telle locomotion partielle, quoique la + moins importante par ses résultats immédiats, fournit + cependant le vrai point de départ nécessaire de la + locomotion totale, même dans les organismes les plus élevés, + où, en effet, le déplacement du centre de gravité ne saurait + s'accomplir, en général, que par une combinaison convenable + entre les mouvemens relatifs des différentes parties de la + surface animale et les diverses réactions mécaniques du + milieu ambiant. Pour qu'une semblable combinaison puisse + produire ce déplacement, il n'y a pas d'autre condition + mécanique indispensable que la libre mobilité de la masse + animale. On peut donc penser que si les animaux les plus + imparfaits n'étaient point adhérens au sol, par une + circonstance en quelque sorte étrangère à leur organisation, + nullement comparable à la fixité des végétaux, et qui peut + n'être point toujours permanente, les mouvemens partiels + qu'ils exécutent pourraient déterminer une ébauche de + locomotion totale. +</blockquote> + +<p>Après la distinction fondamentale des deux règnes organiques, nous +devons surtout considérer ici la hiérarchie rationnelle du seul règne +animal, qui, par l'ensemble des motifs philosophiques ci-dessus +indiqués, offre, de toute nécessité, la plus parfaite application des +divers principes essentiels que nous a présentés la vraie théorie +élémentaire de la méthode naturelle. Sans l'examen philosophique d'une +telle application, on ne saurait acquérir de cette grande conception un +sentiment général assez distinct et assez profond pour l'étendre avec +succès, et sauf les modifications convenables, à de nouveaux ordres +d'études positives.</p> + +<p>L'élaboration graduelle de la méthode naturelle, pendant le cours du +siècle dernier, a successivement détruit la vicieuse prépondérance +taxonomique jusqu'alors si souvent attribuée aux diverses considérations +irrationnelles de séjour, de mode d'alimentation, etc., pour mettre +enfin dans tout son jour la considération suprême de l'organisme plus ou +moins compliqué, plus ou moins parfait, plus où moins spécial, et plus +ou moins élevé, en un mot, du degré de <i>dignité</i> animale, suivant la +belle expression de M. de Jussieu, qui résume admirablement le véritable +esprit général d'une telle philosophie. C'est surtout depuis l'heureuse +impulsion philosophique, déjà signalée ci-dessus, produite par les +travaux zoologiques de Lamarck, que la coordination rationnelle du règne +animal a marché rapidement vers son entière maturité. Toutefois, avant +de pouvoir entreprendre l'établissement d'une classification pleinement +homogène, il fallait encore que l'esprit humain précisât davantage +l'interprétation taxonomique des conditions anatomiques, en déterminant +l'ordre général d'importance suivant lequel les différens organes +devaient participer à la construction de la hiérarchie animale. Ce +dernier pas préliminaire ne pouvait manquer d'avoir lieu, quand les +zoologistes auraient eu convenablement égard à l'analyse générale de la +vie, à sa décomposition fondamentale en animale et végétative, sur +laquelle Bichat, malgré ses exagérations à cet égard, venait, après +Buffon, de porter si énergiquement une éclatante lumière. La combinaison +inévitable de ces deux grandes impulsions, l'une tendant à chercher dans +l'organisation les véritables bases rationnelles de la hiérarchie +zoologique, l'autre à faire apprécier les degrés successifs d'animalité +propres aux différens organes, a produit enfin, dès le commencement de +ce siècle, une première esquisse directe et générale de la zootaxie +définitive. On a reconnu dès-lors, en effet, que le système nerveux +constituant, par sa nature, l'élément anatomique le plus animal, c'était +surtout d'après lui que la classification devait être nécessairement +dirigée<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a> +<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>, en ne recourant aux autres organes, et, <i>à fortiori</i>, aux +conditions essentiellement inorganiques, que lorsque ce principe +deviendrait insuffisant à l'égard des subdivisions plus spéciales, et en +employant toujours successivement les autres caractères suivant leur +animalité décroissante. Quelle que soit la part essentielle de plusieurs +zoologistes contemporains, surtout en France et en Allemagne, soit à la +formation d'une telle théorie, soit à son heureux développement +effectif, l'admirable homogénéité rationnelle, qui, en résultat +nécessaire de l'ensemble des spéculations antérieures, commence enfin à +s'établir aujourd'hui dans la série zoologique, me paraît due surtout +aux travaux éminemment philosophiques de M. de Blainville, auquel la +zootaxie devra spécialement l'indispensable substitution générale des +caractères extérieurs aux caractères intérieurs, par suite d'une analyse +taxonomique plus profonde et mieux conçue. C'est donc d'après la +classification de ce grand naturaliste, tout en regrettant qu'elle n'ait +pas encore donné lieu à un traité systématique, qu'il nous reste ici à +apprécier sommairement la plus parfaite application de la méthode +naturelle à la construction directe de la vraie hiérarchie animale.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" +name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33"> +(retour) </a> Les zoologistes me paraissent aujourd'hui + avoir trop oublié la haute participation de M. Vircy à + l'établissement direct de ce grand principe, par + l'importante discussion philosophique qu'il éleva, le + premier, à ce sujet, en la caractérisant même par une + tentative générale de délinéation rationnelle du règne + animal, considéré dans son ensemble. +</blockquote> + +<p>La plus heureuse innovation qui distingue ce système zoologique, +consiste dans la haute importance taxonomique qu'il attribue si +justement à la forme générale de l'enveloppe animale, jusqu'alors +négligée par les naturalistes, et qui, néanmoins, était, en elle-même, +si directement propre à fournir le principe de la première délinéation +rationnelle, puisque la symétrie constitue le caractère le plus simple +et le plus universel de l'organisme animal, comme Bichat l'a si bien +établi. Toutefois, il semble que, dès l'origine, un tel système présente +une sorte de paradoxe, dont la solution serait indispensable quoique +très difficile, en ce qu'il admet l'existence d'animaux amorphes, ou +plutôt non-symétriques. Ce sont précisément, il est vrai, ceux chez +lesquels on n'a encore aperçu aucune trace appréciable de système +nerveux, ce qui sauve, jusqu'à un certain point, le principe, ou du +moins recule et transforme la difficulté. Mais il me paraît +incontestable que la notion fondamentale de ce dernier mode de +l'animalité n'est point jusqu'ici convenablement analysée, et qu'il faut +concevoir la hiérarchie animale, sous la seule réserve de cet examen +ultérieur. On ne sera point surpris que les idées soient aujourd'hui +confuses à cet égard, en réfléchissant combien étaient encore +profondément erronées, il y a deux générations à peine, les conceptions +zoologiques relatives à des animaux bien supérieurs, l'ordre entier des +radiaires, une partie des mollusques, et même des derniers articulés.</p> + +<p>En réduisant ainsi le règne animal aux seuls êtres réguliers qui le +composent presque exclusivement, on doit y distinguer d'abord deux +espèces fondamentales de symétrie, dont la plus parfaite est relative à +un plan, et l'autre à un point ou plutôt à un axe. De là résulte la +première classification des animaux, en pairs et rayonnés, ou +<i>artiozoaires</i> et <i>actinozoaires</i>, suivant la nomenclature systématique +de M. de Blainville. On ne saurait trop admirer avec quelle rigoureuse +exactitude un attribut, en apparence aussi peu important, correspond +réellement, d'après le beau travail de Lamarck, à l'ensemble des plus +hautes comparaisons biologiques, qui viennent toutes converger +spontanément vers cette simple et lumineuse distinction. Néanmoins, +l'incontestable prépondérance d'un tel caractère reste jusqu'ici +essentiellement empirique, et laisse encore à désirer une explication +nette et rationnelle, à la fois physiologique et anatomique, de +l'extrême infériorité nécessaire des animaux rayonnés envers les animaux +pairs, qui, par leur nature, doivent être évidemment bien plus +rapprochés de l'homme, unité fondamentale de la zoologie.</p> + +<p>Envisageant désormais le seul ordre général des artiozoaires, il se +divise naturellement d'après la consistance de l'enveloppe, suivant +qu'elle est dure ou molle, ce qui doit la rendre plus ou moins propre à +la locomotion. Cette considération est, en quelque sorte, le +prolongement nécessaire de la précédente, puisque la symétrie générale +de l'animal sera évidemment beaucoup plus complète et plus prononcée +dans le premier cas que dans le second. Les deux attributs essentiels de +l'animalité, la locomotion et les sensations, établissent entre ces deux +cas des différences profondes et incontestables, à la fois anatomiques +et physiologiques, qu'on peut, en général, aisément rattacher, d'une +manière rationnelle, à cette distinction primitive, et qui concourent +toutes à présenter les animaux inarticulés comme nécessairement +inférieurs aux animaux articulés. On a peine à comprendre comment Cuvier +a pu entièrement méconnaître cette importante analogie zoologique, si +bien pressentie par le génie du grand Linné, en persistant à placer, au +contraire, les mollusques avant les insectes, ce qui a beaucoup entravé +l'étude générale des uns et des autres. Cette erreur capitale paraît +avoir résulté d'une insuffisante pondération préalable des caractères +taxonomiques, considérés sous le point de vue philosophique; car ce +célèbre naturaliste n'a été conduit à une telle classification qu'en +accordant aux organes de la vie végétative une prééminence radicalement +vicieuse sur ceux de la vie animale.</p> + +<p>Les animaux articulés seront maintenant distingués en deux grandes +classes, suivant qu'ils sont articulés intérieurement, sous l'enveloppe +cutanée, par un véritable squelette osseux, ou même cartilagineux chez +les derniers d'entr'eux; ou que, au contraire, l'articulation est +simplement extérieure, d'après la consolidation plus prononcée de +certaines parties cornées de l'enveloppe, alternant avec des parties +molles. On conçoit aisément <i>à priori</i> l'infériorité relative et jamais +contestée de cette seconde organisation animale, surtout quant aux +fonctions les plus élevées, celles du système nerveux. Il est +remarquable que le développement beaucoup plus imparfait de ce système +éminemment animal, coïncide toujours alors avec une différence +fondamentale dans la position générale de sa partie centrale, qui, en +effet, constamment supérieure au canal digestif chez les animaux +vertébrés, passe au-dessous de ce canal chez tous ceux à articulation +extérieure.</p> + +<p>Telle est donc, par une première analyse zoologique, la hiérarchie +rationnelle des principaux organismes propres à la partie supérieure de +la série animale, et qui y constituent les trois grandes classes des +<i>ostéozoaires</i> ou vertébrés proprement dits, des <i>entomozoaires</i> ou +articulés extérieurement, et enfin des <i>malacozoaires</i> ou mollusques.</p> + +<p>Considérant, en dernier lieu, la division générale des seuls +ostéozoaires, nous devons remarquer que les grandes analogies naturelles +auxquelles ont dû donner lieu, pour ainsi dire dès l'origine de la +zoologie, des êtres aussi pleinement caractérisés, peuvent désormais +être rattachées encore, de la manière la plus heureuse et la plus +exacte, à l'état de l'enveloppe animale, dont l'invariable prépondérance +taxonomique permet alors d'éliminer les définitions irrationnelles +empruntées à la vie organique ou même à des conditions extérieures. Il +suffit ici d'envisager cette enveloppe sous un nouvel aspect plus +secondaire, quant à la nature des productions inorganiques qui la +séparent immédiatement du milieu ambiant. On peut apprécier, en effet, +dans la classification de M. de Blainville, comment l'incontestable +dégradation animale qui, à partir de l'homme, se manifeste graduellement +chez les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les amphybiens, et enfin +les poissons, se trouve toujours fidèlement traduite par la simple +considération d'une surface cutanée recouverte de poils, de plumes, ou +d'écailles, ou bien dénudée. Cette prééminence nécessaire de +l'enveloppe, sous le point de vue taxonomique, n'est pas moins prononcée +dans l'ordre des entomozoaires, où le décroissement successif de +l'animalité se trouve désormais exactement mesuré par la seule +considération du nombre croissant de paires d'appendices locomoteurs, +depuis les hexapodes jusqu'aux myriapodes, et même jusqu'aux apodes, qui +en constituent l'extrémité la plus inférieure.</p> + +<p>Il serait contraire à l'esprit de cet ouvrage de poursuivre davantage +une aussi insuffisante indication des principaux degrés successifs que +l'on a enfin établis rationnellement dans la hiérarchie animale. Mon +unique motif, en les signalant ici, a été de fixer avec plus d'énergie +l'attention spéciale du lecteur sur ma recommandation préalable +d'étudier, au moins dans son ensemble, la coordination actuelle du règne +animal, comme une indispensable explication concrète des conceptions +abstraites que j'avais d'abord exposées relativement au génie +fondamental de la méthode naturelle, dont l'exacte appréciation +philosophique constituait seule l'objet essentiel de cette leçon. Du +reste, il ne saurait être nullement question ici d'aucun traité +particulier de philosophie biotaxique. C'est pourquoi je ne dois pas +même m'arrêter à l'examen des divers moyens employés par les zoologistes +pour définir, aux divers degrés de l'échelle animale, les vraies notions +de <i>famille</i> et de <i>genre</i>, d'une manière exactement conforme au +véritable esprit de la méthode naturelle. Quoique un tel sujet puisse +présenter des considérations générales d'un haut intérêt, susceptibles +de faire mieux connaître l'ensemble de cette méthode, elles +appartiennent évidemment aux ouvrages spéciaux sur la philosophie +zoologique. En considérant surtout, sous ce point de vue, l'ensemble des +tableaux zoologiques de M. de Blainville, tous les esprits +philosophiques reconnaîtront, avec une profonde satisfaction, comment, +même dans ces deux dernières subdivisions générales de la hiérarchie +animale, la classification, constamment homogène et rationnelle, repose +encore sur des caractères anatomiques plus ou moins directement relatifs +aux attributs essentiels de l'animalité. La construction de cette grande +série laisse aujourd'hui, sans doute, beaucoup d'anomalies partielles à +résoudre, et une multitude de genres, ou même de familles, à mieux +établir ou à mieux coordonner, principalement envers les animaux +inférieurs. Mais ces nombreuses imperfections secondaires, inévitables +dans une opération aussi vaste, aussi difficile, et aussi récente, +n'altèrent plus désormais, en aucune manière, le vrai caractère +philosophique de l'ensemble d'un tel système, la tendance directe et +prépondérante à disposer tous les êtres suivant l'ordre rigoureux de +leur animalité décroissante. Pour qu'on puisse atteindre, autant que +possible, à cette idéale perfection taxonomique, il ne reste plus à +constituer aujourd'hui qu'une dernière partie générale du système +fondamental, celle qui concerne la distribution rationnelle des espèces +de chaque genre naturel, dont les principes propres sont encore très +vaguement aperçus. Autant il eût été inopportun de considérer plus tôt +cette application extrême et délicate de la théorie taxonomique, autant +il conviendrait de commencer à s'en occuper maintenant.</p> + +<p>Quant au règne végétal, l'ensemble des principes établis dans cette +leçon démontre clairement que, malgré tous les efforts, la méthode +naturelle ne saurait y comporter jamais une perfection comparable à +celle dont le règne animal est susceptible, même dans ses degrés les +plus inférieurs. Les familles peuvent y être regardées aujourd'hui comme +établies d'une manière satisfaisante, quoique par une voie +essentiellement empirique. Mais leur coordination naturelle reste, de +toute nécessité, presque entièrement arbitraire, faute d'un principe +hiérarchique qui puisse les subordonner rationnellement les unes aux +autres. La notion d'animalité admet, en elle-même, une succession +évidente de différens degrés profondément tranchés, susceptible de +fournir, comme nous venons de le constater, la base naturelle d'une +vraie hiérarchie animale. Il n'en saurait être ainsi, au contraire, pour +la végétabilité. Celle-ci n'est point, sans doute, à beaucoup près, +toujours également intense; mais elle est, par sa nature, chez tous les +êtres, essentiellement homogène: il n'y a jamais qu'une assimilation et +une désassimilation continues, aboutissant à une reproduction +nécessaire. Or, les différences d'intensité, que peuvent seules +comporter de tels phénomènes fondamentaux, ne sauraient donner lieu à la +formation distincte d'aucune véritable échelle végétale, analogue à +l'échelle animale, d'autant plus que, en général, ces divers degrés +tiennent réellement au moins autant à l'influence prépondérante des +circonstances extérieures qu'à l'organisation caractéristique de chaque +végétal. Ainsi, la comparaison hiérarchique n'aurait ici aucune base +rationnelle suffisante.</p> + +<p>Je crois devoir même, en second lieu, signaler sommairement, à ce sujet, +une nouvelle considération, qui, sans être aussi fondamentale que la +précédente, peut faire ressortir, sous un autre aspect essentiel, +l'extrême difficulté nécessaire d'établir entre les diverses familles +végétales aucune hiérarchie véritable. Elle consiste à remarquer le +profond embarras scientifique que doit présenter toute définition nette +et directe de l'être végétal, attendu que chacun des végétaux +observables ne constitue presque jamais un être déterminé, mais une +confuse agglomération d'une multitude d'êtres distincts et indépendans. +On se formerait une très fausse idée d'une telle disposition, en +regardant un grand végétal comme une sorte de polype immense; car, la +composition animale proprement dite est, en elle-même, d'une tout autre +nature. Dans les derniers rangs de la hiérarchie animale, les êtres, +jusqu'alors nécessairement simples, deviennent, en effet, très +fréquemment composés; mais le système, quelque étendu qu'il puisse +être, ne cesse point de comporter une exacte définition scientifique. +Les êtres qui le composent ne sont pas simplement agrégés ou +juxta-posés; ou, du moins, ce cas ne se présente que très rarement, et +uniquement à l'extrémité la plus inférieure de l'échelle zoologique: ils +constituent réellement une sorte de société intime, involontaire et +indissoluble, caractérisée par un seul appareil organique général en +relation avec divers appareils animaux indépendans les uns des autres, +mais tous inséparables de leur commune base vitale. Dans le règne +végétal, au contraire, il n'y a jamais qu'une simple agglomération, que +nous pouvons même souvent produire à notre gré par l'artifice de la +greffe. Tous les êtres ainsi réunis sont alors entièrement séparables, +et ne présentent d'autres élémens communs que des parties +essentiellement inorganiques, dont le principal usage consiste à fournir +au système un moyen général de consolidation mécanique. Quoique les lois +essentielles d'une telle agglomération soient jusqu'ici très +imparfaitement connues, il y a tout lieu de penser néanmoins que nulle +condition vraiment organique ne tend à limiter nécessairement +l'extension possible d'un semblable système, laquelle paraît surtout +dépendre de conditions purement physiques et chimiques, combinées avec +l'influence totale des diverses circonstances extérieures. Or, on +conçoit aisément combien cette notion générale doit entraver directement +toute subordination rationnelle des différentes familles végétales à une +hiérarchie commune, puisque la vraie diversité organique fondamentale +qui pouvait exister entre elles, déjà si peu prononcée par la nature +même de la végétation, se trouve ainsi profondément atténuée.</p> + +<p>Le seul commencement de coordination vraiment philosophique qu'on soit +encore parvenu à établir dans l'ensemble du règne végétal, se réduit, en +réalité, à la division principale qui sert de point de départ à la +classification de M. de Jussieu. En distinguant les végétaux suivant +l'existence ou l'absence de feuilles séminales, et, pour le premier cas, +suivant qu'ils en offrent plusieurs ou une seule, on obtient l'unique +disposition taxonomique qui présente, dans le règne végétal, un +caractère philosophique comparable à celui de l'échelle animale. Car, le +passage successif et général des dicotylédons aux monocotylédons et de +ceux-ci aux acotylédons peut, en effet, être regardé comme constituant +une sorte de dégradation croissante, analogue à la succession des divers +degrés de la série zoologique, quoique beaucoup moins caractérisée. Une +telle considération a dû surtout prévaloir depuis que la comparaison +primitive, fondée sur les organes de la reproduction, a été vérifiée, +dans son ensemble, par l'examen des organes de la nutrition, d'après la +belle découverte de Desfontaines, seul exemple capital jusqu'ici d'une +large et heureuse application de l'anatomie comparée à l'organisme +végétal. Par un aussi remarquable concours des deux modes nécessaires de +comparaison anatomique propres à la nature de cet organisme, cette +grande proposition générale a désormais pris rang parmi les plus éminens +théorèmes de la philosophie naturelle. Mais, le commencement de +hiérarchie qui se trouve ainsi établi dans le règne végétal, demeure +toutefois évidemment insuffisant; puisque les familles très nombreuses +qui composent chacune de ces trois divisions principales n'en restent +pas moins disposées entr'elles suivant un ordre purement arbitraire, +auquel il y a peu d'espérance plausible de pouvoir jamais imposer une +véritable rationnalité. On conçoit, par suite, que la distribution +intérieure des espèces, et peut-être même celle des genres, dans chaque +famille, doit présenter nécessairement, à plus forte raison, une +semblable imperfection fondamentale, comme dépendant, par sa nature, +des mêmes principes taxonomiques, dont l'application la plus précise et +la plus délicate ne saurait être tentée sans qu'on eût préalablement +surmonté la difficulté beaucoup moindre, et néanmoins jusqu'ici +invincible, de la coordination des familles. La méthode naturelle ne +présente donc réellement aujourd'hui, à l'égard du règne végétal, +d'autre résultat usuel que le seul établissement, plus ou moins +empirique, des familles et des genres.</p> + +<p>Quelque précieuse que soit, en elle-même, une semblable acquisition, on +ne saurait être surpris qu'elle n'ait point encore déterminé, si elle +doit jamais le faire, l'exclusion totale de l'usage effectif des +méthodes purement artificielles, et surtout de celle de Linné; quoique, +pendant sa longue élaboration graduelle de la méthode naturelle, +l'esprit humain ait paru, jusqu'à notre époque, avoir essentiellement en +vue la coordination du seul règne végétal. Il ne faut pas oublier, +toutefois, que la méthode naturelle ne constitue pas un simple moyen de +classification, mais surtout, même dans son état le moins parfait, un +important système de connaissances réelles sur les vraies relations des +êtres existans. Ainsi, quand même la botanique descriptive devrait +finalement renoncer à l'employer, le perfectionnement continu d'une +telle méthode n'en présenterait pas moins un haut intérêt pour le +progrès de l'étude générale des végétaux, dont les résultats comparatifs +se trouvent ainsi fixés et combinés. Cependant, vu l'imperfection +nécessaire de la taxonomie végétale, et l'impossibilité fondamentale d'y +établir aucune véritable hiérarchie organique, l'esprit de ce traité +nous oblige, en dernière analyse, de concevoir désormais collectivement +le règne végétal comme le dernier terme général de la grande série +biologique, sans considérer davantage sa décomposition intérieure, qui, +malgré son importance propre et directe, ne saurait, en effet, exercer +aucune influence capitale sur le perfectionnement des hautes +spéculations biologiques, soit statiques, soit dynamiques, sujet +prépondérant de notre travail. En général, l'admirable propriété +philosophique de la hiérarchie biologique, comme principal instrument +logique de la science des corps vivans, doit devenir d'autant moins +prononcée qu'on descend à des subdivisions plus spéciales: elle +appartient surtout à l'étude comparative d'un assez petit nombre de +modes essentiels d'organisation, se succédant par des dégradations +profondément tranchées; l'organisme végétal constitue nécessairement le +dernier de ces modes fondamentaux. Quand on croît devoir recourir à une +décomposition plus développée, il est aisé de comprendre, en principe, +qu'une seule grande division du règne animal, l'entomologie par exemple, +offrira, sous ce point de vue, beaucoup plus de ressources scientifiques +que le règne végétal tout entier, comme donnant réellement lieu à la +comparaison d'organismes bien plus variés, et surtout bien mieux +caractérisés.</p> + +<p>La haute destination spéculative de la partie fondamentale de la +biologie dont je viens d'examiner le vrai caractère philosophique, doit +faire excuser, sans doute, l'extension presque inévitable de cette +longue leçon. Plus qu'aucune autre, cette partie est aujourd'hui fort +imparfaitement appréciée par les meilleurs esprits étrangers aux études +biologiques spéciales, et aussi par la plupart des biologistes +eux-mêmes. Trop souvent encore, on ne voit qu'un simple artifice de +classification, dans ce qui, par sa nature, constitue, au contraire, et +le résumé le plus substantiel de l'ensemble des diverses connaissances +biologiques, et le plus puissant moyen rationnel de leur +perfectionnement ultérieur. Il était donc particulièrement +indispensable, et à la fois plus difficile, de faire nettement ressortir +cette admirable construction de la grande hiérarchie organique, l'une +des plus éminentes créations de la philosophie positive. Bien loin de +regarder les considérations précédentes comme plus développées que ne le +prescrivait la nature propre de cet ouvrage, j'ai plutôt lieu de +craindre qu'elles ne suffisent point encore pour caractériser dignement +le véritable esprit général de cette belle conception, et pour donner +une juste idée de sa portée nécessaire. L'ensemble des trois leçons +suivantes complètera, j'espère, cette imparfaite appréciation +philosophique, en manifestant spontanément l'usage fondamental d'une +telle notion dans le système entier des spéculations physiologiques.</p> + +<p>Je devais ici m'attacher seulement à expliquer par quel inévitable +enchaînement d'opérations, soit scientifiques, soit logiques, l'esprit +humain avait pu enfin parvenir, après tant de laborieux essais +préliminaires, à coordonner l'immense série des êtres vivans, depuis +l'homme jusqu'au végétal, en une seule hiérarchie rationnelle, dont la +composition essentielle n'offrît jamais rien d'arbitraire, et qui tendît +à fixer, avec une rigoureuse précision, le véritable degré de dignité +biologique propre à chaque espèce. Cette extrême perfection taxonomique +est encore loin, sans doute, d'une entière et exacte réalisation, qui ne +saurait même jamais être complétement obtenue. Mais notre intelligence y +tend évidemment désormais, d'une manière directe et systématique, avec +la pleine conscience de sa destination définitive. Quoique peu +développée jusqu'ici, la saine biotaxie est donc aujourd'hui +philosophiquement constituée, avec tous ses vrais attributs +caractéristiques, depuis que la méthode naturelle, d'abord +essentiellement établie pour la coordination du seul règne végétal, a +été enfin directement conçue comme destinée surtout, par sa nature, au +perfectionnement nécessaire et continu du règne animal, qui avait dû, +dans l'origine, en fournir le type spontané, ainsi que je l'ai expliqué. +Telle est l'unique source où tous les bons esprits doivent constamment +étudier la véritable théorie générale des classifications naturelles, à +quelque ordre de phénomènes qu'ils se proposent finalement d'en faire +une heureuse application: c'est sous ce point de vue spécial que la +science biologique devait, par sa nature, directement concourir au +perfectionnement fondamental de l'ensemble de la méthode positive, dont +cette théorie constitue un indispensable élément, qui n'était pas +susceptible de se développer par aucune autre voie, et qui ne saurait +même être autrement apprécié.</p> + + +<a name="l43" id="l43"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>QUARANTE-TROISIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie végétative +ou <i>organique</i>.</p> + +<p>Nous avons suffisamment caractérisé, dans les deux leçons précédentes, +le véritable esprit philosophique propre à chacune des deux parties +essentielles de la biologie statique, l'une relative à l'analyse +fondamentale de tout organisme déterminé, l'autre à la coordination +rationnelle de tous les divers organismes en une seule hiérarchie +générale. Cette double étude fournit, sans doute, par sa nature, la base +indispensable de toutes les recherches vraiment scientifiques sur les +lois positives des phénomènes vitaux; mais, en elle-même, elle ne +saurait constituer, sous ce point de vue final, qu'un simple travail +préliminaire. Néanmoins, cette première moitié de la science biologique +est malheureusement la seule aujourd'hui, en vertu de sa moindre +complication nécessaire, dont le vrai caractère philosophique puisse +être regardé comme irrévocablement prononcé. Quoique un développement +systématique aussi récent doive être encore fort imparfait, nous avons +cependant bien reconnu que toutes les diverses conceptions essentielles +destinées à garantir indéfiniment la rationnalité positive de la +biologie statique sont désormais pleinement établies, quant à l'un ou à +l'autre des deux aspects généraux propres à cette étude fondamentale. +Ainsi, l'esprit humain n'a plus, à cet égard, qu'à suivre avec +persévérance et sans hésitation une voie scientifique nettement tracée, +où les progrès sont assurés d'avance, et dont la direction ne saurait +donner lieu à aucune contestation capitale. Il s'en faut de beaucoup, au +contraire, que les mêmes conditions essentielles aient été +convenablement remplies jusqu'ici envers la biologie dynamique, qui +constitue néanmoins le véritable sujet final de la philosophie +organique, et sur laquelle nous devons maintenant fixer une attention +directe et exclusive.</p> + +<p>La judicieuse comparaison rapportée par Fontenelle, pour caractériser, +au commencement du siècle dernier, l'extrême disproportion générale de +nos connaissances anatomiques à nos connaissances physiologiques<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a> +<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>, +continuerait à être, même aujourd'hui, essentiellement applicable, +malgré les nombreuses et importantes acquisitions qui ont tant enrichi +depuis lors le système des saines études biologiques. Non-seulement les +notions positives sur la vraie théorie fondamentale de la vie, réduite +même à ses plus simples phénomènes, sont encore fort restreintes et très +confuses; mais, surtout, la véritable méthode philosophique qui doit +diriger les recherches purement physiologiques demeure presque +entièrement inconnue à la plupart des esprits occupés aujourd'hui d'un +tel ordre de spéculations. Le principal attribut de cette méthode +consiste, comme nous l'avons si pleinement démontré, dans l'extension +fondamentale et habituelle de la comparaison biologique à l'ensemble des +organismes connus. Or, cette condition caractéristique n'est presque +jamais suffisamment remplie, aujourd'hui, pour les travaux de +physiologie pure, qui, cependant, vu leur complication supérieure, +doivent réclamer, plus impérieusement même que les questions de simple +anatomie, l'usage régulier et permanent de ce moyen capital<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a> +<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>. Ainsi +privé de son plus puissant instrument rationnel, le système des études +physiologiques ne saurait être regardé aujourd'hui comme vraiment +constitué sur les bases définitives qui lui sont propres. Malgré +l'importance réelle des recherches déjà entreprises, on ne peut voir, +dans la plupart d'entre elles, que de simples essais préliminaires, +qu'il faudra nécessairement refondre et compléter d'après un plan +systématique, avant de pouvoir les convertir en élémens irrévocables de +la saine biologie dynamique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" +name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34"> +(retour) </a> «Nous autres anatomistes, disait alors + ingénieusement Méry, nous ressemblons aux commissionnaires + de Paris, qui connaissent exactement toutes les rues, + jusqu'aux plus petites et aux plus écartées, mais qui + ignorent ce qui se passe dans les maisons.» +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" +name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35"> +(retour) </a> La constitution actuelle de l'enseignement + biologique, surtout en France, offre une vérification très + sensible d'une telle disposition générale, puisque aucune + chaire n'y est encore consacrée à la physiologie comparée. + Sauf le cours mémorable de M. de Blainville, qui ne fut + qu'une infraction formelle et momentanée des usages + réguliers, les études physiologiques officielles n'ont + jamais cessé jusqu'ici d'y être entièrement bornées à la + seule considération de l'homme, tandis que les études + anatomiques y ont acquis une extension à peu près + suffisante, du moins dans certains établissemens<a id="footnotetagA" name="footnotetagA"></a> +<a href="#footnoteA"><sup class="sml">A</sup></a>. +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnoteA" +name="footnoteA"><b>Note A: </b></a><a href="#footnotetagA"> +(retour) </a> Depuis que cette note a été écrite, une chaire + de physiologie comparée a été instituée au Muséum d'histoire + naturelle de Paris. +</blockquote> + +<p>Cette incertitude radicale sur le vrai caractère scientifique de la +physiologie, est aujourd'hui la cause essentielle, non-seulement de la +divergence prononcée des diverses écoles régulières, mais aussi du +crédit déplorable qu'obtiennent encore avec tant de facilité les plus +monstrueuses aberrations, ordinairement secondées par le charlatanisme +le plus grossier, comme on le voit chez les magnétiseurs, les +homéopathes, etc. Sauf les études sociales, où, par un motif semblable +et encore plus énergique, aucun frein intellectuel n'est imposé +jusqu'ici à cette tendance anarchique, nulle autre partie de la +philosophie naturelle ne saurait présenter désormais le honteux +spectacle d'un tel désordre, qui paraît indiquer le bouleversement +momentané des notions les plus élémentaires et les mieux établies. Les +esprits livrés aux recherches mathématiques, astronomiques, physiques et +chimiques, ne sont point, sans doute, ordinairement d'une trempe plus +forte ni d'une nature plus rationnelle que ceux qui s'occupent de +spéculations physiologiques; mais, quelle que puisse être leur +disposition spontanée aux aberrations fondamentales, elle se trouve +toujours suffisamment contenue aujourd'hui par la constitution +irrévocablement définie de la science correspondante, qui circonscrit de +plus en plus le champ général de la divagation et du charlatanisme. +Cette triste exception propre à la physiologie actuelle, peut être +attribuée, il est vrai, à l'éducation profondément vicieuse de presque +tous ceux qui la cultivent maintenant, et qui abordent brusquement +l'étude des phénomènes les plus complexes sans avoir aucunement préparé +leur intelligence par l'habitude intime des spéculations les plus +simples et les plus positives, ainsi que je l'ai expliqué dans la +quarantième leçon. Néanmoins, malgré l'incontestable influence d'un +régime aussi irrationnel, je persiste à regarder l'indétermination +actuelle du véritable esprit général de la science physiologique +proprement dite comme la principale cause immédiate de cette licence +presque illimitée que peuvent y usurper encore les intelligences les +plus désordonnées. À vrai dire, les deux considérations rentrent +essentiellement l'une dans l'autre; car, cette absurde éducation +préalable serait, de toute nécessité, bientôt rectifiée, en dépit des +diverses obstacles, si le vrai caractère de la science, nettement établi +aux yeux de tous, avait enfin mis en pleine évidence la nature des +conditions préliminaires indispensables à sa culture rationnelle.</p> + +<p>Sous le point de vue philosophique, cette constitution encore vague et +indécise de la science physiologique devait sans doute paraître +inévitable, puisque la biologie statique, première base nécessaire de la +biologie dynamique, n'a pu acquérir complétement que de nos jours la +véritable organisation systématique qui lui est propre, comme nous +l'avons précédemment reconnu. Mais, quoiqu'il n'y ait pas lieu de +s'étonner d'une telle imperfection générale, cet état d'enfance de la +physiologie rationnelle nous oblige à modifier ici la nature de nos +considérations philosophiques sur l'étude dynamique des corps vivans. Au +lieu de procéder directement à l'appréciation analytique de conceptions +fondamentales irrévocablement établies, comme nous avons pu le faire +pour la biologie statique, nous devons surtout examiner, quant à la +physiologie pure, les seules notions de méthode, c'est-à-dire, le mode +général d'organisation des recherches destiné, par la vraie nature d'une +telle science, à conduire ultérieurement à la connaissance définitive +des lois réelles des phénomènes vitaux, au sujet desquelles on n'a guère +pu obtenir jusqu'ici que de simples matériaux. Quelque peu satisfaisante +que paraisse, en elle-même, une semblable opération philosophique, sa +nécessité prépondérante la recommande éminemment aujourd'hui à tous les +bons esprits, puisque c'est surtout de là que doit désormais résulter le +développement rapide et régulier des saines doctrines physiologiques. En +un mot, c'est l'institution nette et rationnelle des questions +physiologiques, bien plus que leur résolution directe et définitive, +encore essentiellement prématurée, qui maintenant importe surtout au +progrès général de la vraie philosophie biologique. Les conceptions +relatives à la méthode auront toujours nécessairement beaucoup plus de +prix dans l'étude des lois vitales qu'à l'égard d'aucune branche +antérieure de la philosophie naturelle; en vertu de la complication +supérieure des phénomènes, qui doit nous exposer bien davantage à une +mauvaise direction des travaux: à plus forte raison cette considération +doit-elle prédominer tant que la science n'est qu'à l'état naissant. +Combien la véritable nature de la science physiologique ne doit-elle +point paraître aujourd'hui profondément méconnue quand, à la frivole +témérité qui y préside ordinairement aux recherches les plus difficiles, +on oppose la scrupuleuse prudence des géomètres et des astronomes à +l'égard des études les mieux constituées, circonscrites aux sujets les +plus simples, où tout écart peut être si aisément signalé et rectifié!</p> + +<p>Quoique tous les phénomènes vitaux soient nécessairement toujours +solidaires les uns des autres, il est néanmoins indispensable de +décomposer ici leur étude spéculative et abstraite d'après le même +principe philosophique qui nous a constamment dirigés dans les autres +sciences fondamentales, c'est-à-dire, par la considération naturelle de +leur généralité décroissante. Cette considération équivaut +essentiellement, dans ce cas, à la distinction capitale irrévocablement +établie par Bichat, entre la vie organique ou végétative, fondement +commun de l'existence de tous les êtres vivans, et la vie animale +proprement dite, particulière aux seuls animaux, et dont les principaux +caractères ne sont même très nettement prononcés que dans la partie +supérieure de l'échelle zoologique. Mais, à l'analyse rationnelle de ces +deux ordres de phénomènes, il faut désormais ajouter, depuis Gall, comme +troisième partie essentielle, l'étude positive des phénomènes +intellectuels et moraux, qui se distinguent nécessairement des précédens +par une spécialité encore plus prononcée, puisque les organismes les +plus rapprochés de l'homme comportent seuls leur exacte exploration. +Bien que, suivant les définitions rigoureuses, cette dernière classe de +fonctions soit, sans doute, implicitement comprise dans ce qu'on nomme +la vie animale, cependant sa généralité évidemment moindre, la +positivité à peine ébauchée de son étude systématique, et la nature +propre des difficultés supérieures qu'elle présente, nous prescrivent, +surtout aujourd'hui, de concevoir directement cette nouvelle théorie +scientifique comme une dernière branche fondamentale de la physiologie, +afin qu'une intempestive fusion ne dissimule point sa haute importance +et n'altère pas son vrai caractère. Tel est donc l'ordre rationnel +suivant lequel les trois dernières leçons de ce volume doivent +successivement contenir l'examen philosophique des trois parties +essentielles de la théorie de la vie, en consacrant d'abord la leçon +actuelle à la considération de la vie organique proprement dite. Il +demeure toutefois bien entendu qu'une telle analyse de la vie, quelque +indispensable qu'elle soit à la connaissance positive de ses lois +générales, doit toujours être conçue en vue d'une recomposition +ultérieure, propre à faire convenablement ressortir cet intime consensus +universel qui caractérise si profondément le sujet permanent de la +science physiologique.</p> + +<p>Avant de considérer directement l'étude générale de la vie végétative, +il faut nécessairement signaler ici, d'une manière distincte quoique +très sommaire, une théorie préliminaire fort importante, dont le besoin +a déjà été indiqué dans la quarantième leçon, la théorie fondamentale +des <i>milieux</i> organiques, sans laquelle l'analyse des phénomènes vitaux +ne saurait comporter aucune véritable rationnalité.</p> + +<p>La mémorable controverse soulevée, au commencement de ce siècle, par +l'illustre Lamarck, sur la variation des espèces animales en vertu de +l'influence prolongée des diverses circonstances extérieures, doit être +réellement envisagée, d'après la leçon précédente, comme le premier +grand travail qui ait irrévocablement introduit dans la philosophie +biologique ce nouvel aspect élémentaire, jusqu'alors essentiellement +négligé ou mal apprécié. Peut-être même l'exagération, d'ailleurs +inévitable, de la doctrine de Lamarck à ce sujet, était-elle +indispensable pour transporter avec efficacité notre faible intelligence +à ce nouveau point de vue; car l'histoire de l'esprit humain me paraît +manifester toujours un semblable phénomène logique en toute occasion +analogue. Aujourd'hui que la biologie tend à s'affranchir entièrement +d'une telle exagération, cette impulsion énergique ne laissera bientôt +d'autre résultat permanent que le nouvel ordre d'études fondamentales +dont la science s'est ainsi à jamais enrichie. Quoi qu'il en soit, nous +devons ici soigneusement éliminer, à cet égard, tout ce qui ne saurait +concerner la physiologie proprement dite, réduite à la théorie abstraite +de l'organisme vivant. Or, la question, telle que Lamarck l'avait posée, +se rapportait surtout à la biologie concrète, c'est-à-dire à l'histoire +naturelle des races vivantes; ou, du moins, elle n'intéressait, en +biologie abstraite, que la seule philosophie zootaxique, comme je l'ai +précédemment expliqué: puisqu'il s'agissait essentiellement d'apprécier +la puissance totale de l'ensemble des circonstances extérieures pour +modifier le développement graduel de chaque espèce. L'esprit éminemment +analytique qui, dans le système des études biologiques, doit +spécialement distinguer la physiologie pure, me semble exiger qu'un tel +examen préliminaire y soit désormais institué d'une tout autre manière, +qui consiste, en approfondissant davantage ce sujet capital, à +considérer séparément chacune des influences fondamentales sous +lesquelles s'accomplit toujours le phénomène général de la vie. Nous +avons, en effet, suffisamment reconnu que l'état vital suppose, par sa +nature, le concours nécessaire et permanent, avec l'action propre de +l'organisme, d'un certain ensemble d'actions extérieures convenablement +modérées, sans lesquelles il ne saurait être conçu. C'est l'analyse +exacte de ces diverses conditions essentielles de l'existence générale +des corps vivans, qui constitue le véritable objet précis de cette +théorie préliminaire des <i>milieux</i> organiques, en attribuant à ce terme +toute l'extension philosophique que je lui ai accordée dans la +quarantième leçon. Il serait superflu de faire expressément ressortir +ici la haute importance d'une théorie ainsi caractérisée, puisque elle +est directement relative à l'un des élémens nécessaires du dualisme +vital, et que, à ce titre, elle doit être aussi indispensable à la vraie +physiologie, que l'étude statique de l'organisme. Nous devons seulement +signaler, à ce sujet, la subordination profonde et générale qui +s'établit par là avec tant d'évidence de la philosophie organique à la +philosophie inorganique; car l'influence réelle du milieu sur +l'organisme ne saurait être rationnellement étudiée, tant que la +constitution propre de ce milieu n'est point d'abord, en elle-même, +exactement connue.</p> + +<p>Ces conditions extérieures de l'existence fondamentale des corps vivans +doivent être préalablement distinguées en deux grandes classes, suivant +leur nature ou physique ou chimique, c'est-à-dire, en d'autres termes, +ou mécanique ou moléculaire. Quoique les unes et les autres soient, sans +doute, également indispensables, les premières peuvent néanmoins, en +vertu de leur permanence plus rigoureuse et plus sensible, être +réellement envisagées comme plus générales, sinon quant aux divers +organismes, du moins quant à la durée continue de chacun d'eux.</p> + +<p>Parmi les influences purement physiques, il faut placer, au premier rang +dans l'ordre de la généralité, l'action de la pesanteur, dont la +puissance physiologique ne saurait être ni contestée ni négligée. Malgré +l'ascendant trop prolongé qu'exerce encore sur la plupart des +physiologistes une vaine philosophie métaphysique, qui représente +abstraitement les corps vivans comme soustraits, par leur nature, à +l'empire des lois physiques, les esprits les plus chimériques n'ont +jamais pu être assez conséquens pour oser directement admettre aucune +suspension réelle de la pesanteur dans l'état vital. Quel que fût +l'entraînement des préoccupations spéculatives, le bon sens universel +aurait bientôt rectifié une aberration aussi prononcée, en rappelant +que, conformément à la théorie fondamentale de l'équilibre et du +mouvement, le plus entier développement de l'activité vitale ne saurait +un seul instant empêcher l'homme lui-même d'obéir strictement, en tant +que poids ou projectile, aux mêmes lois mécaniques que toute autre masse +équivalente; ce qui a d'ailleurs été pleinement confirmé par les +expériences directes les plus exactes. Aussi la biologie est-elle +désormais heureusement dispensée d'examiner spécialement ce principe +incontestable de la rigoureuse universalité de la pesanteur, dont la +démonstration formelle doit surtout appartenir aux géomètres et aux +physiciens. Mais, à raison même de cette universalité nécessaire, il est +impossible que l'influence continue de la pesanteur ne participe point, +d'une manière notable, à la production générale dès phénomènes vitaux, +auxquels elle doit être tantôt favorable, tantôt contraire, et presque +jamais indifférente; c'est la juste appréciation de cette coopération +inévitable qui seule constitue un important sujet de recherches +biologiques, jusqu'ici à peine ébauché. L'exécution précise d'une telle +analyse présente malheureusement, par sa nature, de très grandes +difficultés, puisque, dans la plupart des cas, une semblable influence +ne peut être ni complétement suspendue ni notablement modifiée. +Toutefois, l'examen attentif des phénomènes a déjà mis en pleine +évidence, sous divers rapports importans, l'influence positive de la +pesanteur sur l'accomplissement réel des phénomènes physiologiques, soit +à l'état normal, soit à l'état pathologique. À cet égard, les différens +degrés principaux de la hiérarchie biologique présentent chacun des +avantages propres. Dans la partie inférieure de l'échelle, et surtout +dans l'organisme végétal, l'action physiologique de la pesanteur est +beaucoup moins variée, mais aussi bien plus prépondérante et plus +sensible, vu la moindre complication de l'état vital, alors aussi +rapproché que possible de l'état inorganique. Les lois ordinaires et les +limites générales de l'accroissement des végétaux paraissent +essentiellement dépendre de cette influence, comme l'ont si clairement +vérifié les ingénieuses expériences de M. Knight, sur la germination +modifiée par un mouvement de rotation plus ou moins rapide. Des +organismes bien plus élevés sont même assujétis à des conditions +analogues, sans lesquelles on ne saurait expliquer, par exemple, +pourquoi les plus grandes masses animales vivent constamment dans un +fluide assez dense pour supporter presque tout leur poids, et souvent +pour le soulever spontanément. Cependant, la partie supérieure de la +série animale est nécessairement moins propre à l'exacte appréciation de +l'influence physiologique de la pesanteur, qui concourt alors avec un +trop grand nombre d'actions hétérogènes. Mais cette influence, quoique +moins dominante et plus cachée, peut y être étudiée sous un autre +aspect, en vertu de l'extrême variété des actes vitaux auxquels elle +doit participer; car, il n'est presqu'aucune fonction, soit organique, +soit animale, et même intellectuelle, où l'on ne puisse signaler avec +certitude une indispensable intervention générale de la pesanteur, qui +se manifeste spécialement en tout ce qui concerne la stagnation ou le +mouvement des fluides. Il est donc très regrettable qu'un sujet aussi +étendu et aussi important n'ait point encore donné lieu à des recherches +directes vraiment rationnelles, largement conçues et méthodiquement +poursuivies dans l'ensemble de la hiérarchie biologique.</p> + +<p>Après cette étude physiologique de la pesanteur, on doit naturellement +placer, comme une sorte de complément nécessaire, l'examen des autres +conditions purement mécaniques de l'existence fondamentale des corps +vivans. La principale d'entre elles se rapporte à la pression générale +qu'exerce sur l'organisme le milieu proprement dit, soit gazeux, soit +liquide; pression qui n'est qu'une suite indirecte de la pesanteur, +envisagée toutefois dans ce milieu et non plus dans l'organisme. Quoique +cette seconde influence soit aussi très imparfaitement analysée encore, +la facilité avec laquelle elle peut être modifiée par diverses +circonstances, naturelles ou artificielles, a déjà permis d'obtenir, +sous ce rapport, quelques résultats scientifiques moins insuffisans. +L'existence générale de tout animal atmosphérique, sans en excepter +l'homme, est nécessairement renfermée entre certaines limites plus ou +moins écartées de l'échelle barométrique, hors desquelles on ne saurait +la concevoir. Nous ne pouvons vérifier aussi directement une telle loi +chez les animaux aquatiques, sans que néanmoins il y ait lieu d'élever à +ce sujet aucun doute raisonnable; il est même évident que, vu la densité +supérieure du milieu, les limites verticales ainsi assignables au séjour +de chaque espèce doivent être certainement beaucoup plus rapprochées. Il +faut cependant convenir que, pour l'un ou pour l'autre milieu, nous +n'avons jusqu'ici aucune notion vraiment scientifique de l'exacte +relation générale entre l'intervalle de ces limites et le degré +d'organisation, nos idées à cet égard étant même tout-à-fait confuses +quant aux organismes inférieurs, et surtout à l'organisme végétal. On +s'est d'ailleurs presque exclusivement occupé des effets physiologiques +dus à des changemens brusques de pression; l'influence plus +intéressante, et peut-être fort distincte, des variations graduelles a +été à peine examinée. Enfin, dans le cas atmosphérique, seul susceptible +d'une exploration très étendue, il est très difficile, et néanmoins +indispensable, en altérant la pression extérieure, de dégager +soigneusement, de la perturbation vitale due à cette cause mécanique, la +modification toujours simultanée que ce nouvel état du milieu doit +imprimer à l'ensemble des fonctions nutritives par suite de la +raréfaction ou de la condensation du milieu, qui peut être souvent le +vrai motif principal des phénomènes observés. Mais, quoique, par ces +diverses complications, la science soit encore, sous ce rapport, à +l'état naissant, plusieurs recherches déjà ébauchées, comme les +tentatives de quelques physiologistes pour constater l'influence de la +pression atmosphérique sur la circulation veineuse, les ingénieuses +indications récemment signalées au sujet de sa coopération directe au +mécanisme général de la station et même de la locomotion, etc., +témoignent évidemment, chez les biologistes actuels, une heureuse +tendance à étudier rationnellement cet ordre important de questions +préliminaires.</p> + +<p>Outre ces deux conditions fondamentales de pesanteur et de pression, une +analyse exacte et complète de l'ensemble des influences mécaniques +indispensables à l'état vital, exigerait aussi l'appréciation directe, +et même préalable, de l'action physiologique générale du mouvement et du +repos, considérés soit dans la masse vivante, soit dans ses divers +organes essentiels. Quoique jusqu'ici à peine ébauchée, cette étude +présente néanmoins une incontestable importance; puisque le mouvement +contribue souvent d'une manière capitale au mécanisme des principales +fonctions. C'est ainsi, par exemple, que les physiologistes les plus +positifs expliquent aujourd'hui, par la subite immobilité de l'estomac, +la perturbation profonde qu'éprouve la digestion aussitôt après la +section ou la compression des nerfs gastriques, comme quand le défaut +d'agitation du récipient fait cesser une action chimique. Malgré la +confusion et l'obscurité qui subsistent encore sur de tels sujets, il y +a déjà, ce me semble, tout lieu de penser, en principe, qu'aucun +organisme, même parmi les plus simples, ne saurait vivre dans un état de +complète immobilité. Le double mouvement de la terre, et surtout sa +rotation, n'étaient peut-être pas moins directement nécessaires pour y +permettre le développement de la vie, que par leur influence +indispensable sur la répartition périodique de la chaleur et de la +lumière. Il est, du reste, évident que si, comme il arrive le plus +souvent, le mouvement est produit par l'organisme lui-même, on devra +soigneusement éviter de confondre l'influence de cette opération vitale +avec les effets directement propres à ce mouvement. C'est pourquoi, afin +d'éluder cette distinction difficile, l'exploration du mouvement +communiqué sera presque toujours préférable, dans l'élaboration +judicieuse d'une telle doctrine, à l'analyse du mouvement spontané. +D'après les lois fondamentales de la mécanique universelle, c'est +surtout du mouvement de rotation qu'il importe de déterminer exactement +l'influence physiologique, puisque, par sa nature, toute rotation tend +directement à désorganiser un système quelconque, et, à plus forte +raison, à troubler ses phénomènes intérieurs. Il serait donc d'un haut +intérêt, pour la biologie positive, de poursuivre, dans l'ensemble de la +hiérarchie organique, et spécialement dans sa partie supérieure, une +étude comparative des modifications que peuvent éprouver les +principales fonctions en imprimant à l'organisme une rotation +graduellement variée, entre les limites de vitesse compatibles avec +l'état normal, et qui devraient être préalablement déterminées. Or, +cette étude n'a été jusqu'ici le sujet de quelques tentatives vraiment +scientifiques, qu'à l'égard des seuls végétaux, dans les expériences +ci-dessus signalées, qui avaient même pour principal objet l'influence +de la pesanteur. Le cas des animaux, et surtout de l'homme, qui +présente, à cet égard, une importance bien supérieure, soit par la +délicatesse de l'organisme, soit par la variété de ses phénomènes, +n'offre encore, sous ce rapport, que quelques observations incomplètes +et incohérentes, qui vont à peine au-delà des notions les plus +vulgaires<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a> +<a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" +name="footnote36"><b>Note 36: </b></a><a href="#footnotetag36"> +(retour) </a> Le simple mouvement, indépendamment de tout + changement de lieu, a été quelquefois employé, avec beaucoup + de succès, comme moyen thérapeutique, non-seulement dans les + maladies de la vie animale, mais dans celles même qui se + rapportent essentiellement à la vie organique, et surtout + dans les hydropisies abdominales, ce qui vérifie clairement + la haute importance réelle d'une telle influence + physiologique. +</blockquote> + +<p>Parmi les conditions purement physiques de l'existence des corps vivans, +dont le caractère n'est point simplement mécanique, en ce qu'elles +tendent directement à modifier la structure intime, la plus fondamentale +est sans doute l'action thermologique du milieu ambiant. C'est aussi la +mieux connue, ou plutôt celle dont l'analyse générale présente +aujourd'hui le moins d'imperfections capitales. Rien de plus manifeste, +en effet, que cette irrésistible nécessité qui, dans l'ensemble de la +hiérarchie organique, restreint le développement de la vie entre +certaines limites déterminées de l'échelle thermométrique extérieure, et +qui resserre spécialement ces limites à l'égard de chaque famille et +même de chaque race vivante; quoique, d'ailleurs, toute idée de nombres +précis et constans soit ici aussi déplacée que dans aucun autre genre de +considérations biologiques. Les variations thermométriques compatibles +avec l'état vital paraissent même encore moins étendues que les +variations barométriques. C'est d'un tel ordre de conditions que dépend +surtout, en histoire naturelle, la répartition permanente des divers +organismes sur la surface de notre planète, selon des zones assez +spécialement définies pour fournir quelquefois, aux physiciens, de +véritables indications thermométriques, certaines quoique grossières. +Mais, malgré la multitude de faits recueillis maintenant à cet égard, ce +sujet fondamental n'est réellement qu'à peine ébauché jusqu'ici, aux +yeux de tous ceux qui s'attachent principalement à la coordination de +ces phénomènes en une doctrine générale et rationnelle. Presque tous les +points essentiels d'une telle doctrine sont encore obscurs et +incertains. La science manque même aujourd'hui d'une série suffisante de +bonnes observations comparatives sur les divers intervalles +thermométriques correspondans aux différens états organiques, et, à plus +forte raison, d'une loi quelconque relative à cette harmonie, qui n'a +jamais été vraiment rattachée à aucun autre caractère biologique +essentiel. Cette immense lacune n'existe pas seulement pour l'échelle +générale des espèces vivantes, mais aussi pour les états successifs de +chaque organisme considéré à ses différens âges. Sous l'un et l'autre +aspect, ce sont surtout les moindres degrés d'organisation dont l'étude, +à cet égard, exige le plus une révision complète et systématique: car, à +l'état d'oeuf, ou dans les organismes très inférieurs, les limites +thermométriques de la vie paraissent devenir beaucoup plus écartées, +quelque obscurité que présente encore un tel sujet; plusieurs +biologistes philosophes ont même pensé que la vie avait peut-être été +toujours possible, à un certain degré, sur notre planète, malgré les +divers systèmes de température par lesquels sa surface a dû +successivement passer. On peut dire, à la vérité, que l'ensemble des +documens analysés jusqu'ici converge vers cette loi générale: l'état +vital est tellement subordonné, par sa nature, à un intervalle +thermométrique déterminé, que cet intervalle décroît sans cesse à mesure +que la vie se prononce davantage, soit en remontant la hiérarchie +biologique, soit en considérant chaque développement individuel. Mais, +quelque plausible que doive déjà paraître une telle loi, il s'en faut +encore de beaucoup que nous puissions la regarder aujourd'hui comme +scientifiquement établie, les nombreuses anomalies qu'elle présente +n'étant point jusqu'ici résolues d'une manière vraiment satisfaisante. +Une semblable imperfection dans l'étude fondamentale des limites +thermométriques propres à chaque état vital, doit faire aisément +présumer une plus profonde ignorance quant à l'analyse plus délicate des +modifications produites dans l'organisme par les variations de la +chaleur extérieure, lorsque ces changemens sont renfermés entre des +limites pleinement compatibles avec le mode d'existence correspondant. +Dans le petit nombre d'observations systématiques que la science possède +à cet égard, on a même confondu presque toujours l'influence des +changemens brusques avec celle très différente qui résulte des +variations graduelles; quoique, indépendamment de la saine philosophie +biologique, d'irrécusables expériences directes des physiologistes +anglais aient constaté depuis long-temps, dans l'espèce humaine, +l'aptitude à supporter impunément, pendant un certain temps, par suite +d'habitudes graduellement contractées, des accroissemens de température +extérieure très supérieurs à ceux que semblait seule permettre la +considération des perturbations violentes. Enfin, ce qui montre le plus +clairement combien l'ensemble de ce sujet a été jusqu'ici mal étudié, +c'est que nous pouvons, sans aucune exagération, regarder la question +comme n'ayant pas même été nettement posée, attendu la confusion +vicieuse qui a toujours plus ou moins dominé dans ces recherches, entre +l'influence physiologique de la chaleur extérieure et la production +organique de la chaleur vitale. Ces deux ordres d'études, que la notion +commune de chaleur peut seule vaguement rapprocher, constituent +évidemment, par leur nature, deux branches radicalement distinctes de la +théorie biologique, puisque l'un se rapporte aux principes mêmes de la +vie, tandis que l'autre est relatif, au contraire, à ses résultats +généraux. Des recherches assez irrationnellement instituées pour avoir +constamment mêlé deux problèmes aussi différens, pouvaient-elles, aux +yeux de tout philosophe, comporter aucune véritable efficacité +scientifique?</p> + +<p>Les mêmes remarques philosophiques s'appliquent, avec plus de force +encore, à l'étude des autres conditions physiques extérieures de la vie +générale, telles que la lumière, et surtout l'électricité, soit +statique, soit dynamique. Sous ces deux rapports, encore plus que sous +le précédent, la plupart des travaux entrepris jusqu'ici ne peuvent +réellement être envisagés, dans la construction rationnelle de la +doctrine physiologique, que comme ayant irrécusablement constaté +l'indispensable nécessité scientifique d'une telle étude préliminaire, +en mettant hors de doute le besoin fondamental d'une certaine influence +permanente, lumineuse et électrique, du milieu ambiant pour la +production et l'entretien de la vie, dans tous les modes et à tous les +degrés qu'elle comporte. Mais, à cela près, nos connaissances réelles à +ce sujet sont certainement plus imparfaites aujourd'hui que relativement +à la chaleur elle-même, les observations élémentaires y étant à la fois +beaucoup plus rares et plus grossières, en sorte que ces deux théories +ne présentent encore aucun aspect qui ne paraisse très vague et très +obscur, quelque incontestable que soit néanmoins la réalité d'une +pareille étude. Sous le point de vue électrique essentiellement, la +confusion fondamentale que je viens de signaler pour la chaleur, se +reproduit, d'une manière plus prononcée encore, entre l'influence +physiologique de l'électrisation extérieure, et l'électrisation +spontanée produite par l'ensemble des actes vitaux, c'est-à-dire +toujours entre les principes et les résultats; d'où provient également +la stérilité nécessaire de recherches ainsi dirigées, fussent-elles même +beaucoup plus étendues. Mais il faut remarquer, en outre, conformément à +l'esprit des règles générales de hiérarchie scientifique établies dans +ce Traité, que cette partie de la théorie préliminaire des milieux +organiques, se rapportant à une branche de la physique bien plus +imparfaite, par sa nature, que ne l'est la barologie et même la +thermologie, elle doit nécessairement être spécialement affectée par +cette plus grande infériorité de la doctrine qui lui sert de base +indispensable. Tout philosophe peut, en effet, reconnaître aisément, +dans l'ébauche actuelle d'une telle portion de la physiologie positive, +l'influence désastreuse qu'exercent si profondément les vaines +hypothèses anti-scientifiques qui vicient encore aujourd'hui la plupart +des recherches d'optique et d'électrologie, comme je l'ai soigneusement +établi en considérant la physique. Ces conceptions chimériques sur les +fluides ou les éthers, lumineux et électriques, que les physiciens les +moins arriérés n'osent plus préconiser qu'à titre de simple artifice +logique, sont, au contraire, habituellement envisagées, en physiologie, +comme caractérisant les principes réels de deux ordres d'actions +extérieures indispensables à l'état vital. Dans l'étude de l'influence +électrique, cette mauvaise manière de philosopher se fait plus +spécialement ressentir, à cause de l'espèce de solidarité que la plupart +des biologistes ont naturellement imaginé entre les prétendus fluides +électriques et les prétendus fluides nerveux ou vitaux, en vertu de +laquelle ces deux classes d'hypothèses illusoires s'y fortifient +mutuellement. Tout ce système de spéculations physiologiques ne consiste +le plus souvent aujourd'hui qu'à se représenter, plus ou moins +confusément, le jeu fantastique de ces êtres imaginaires, auxquels +l'organisme ne sert guère que de théâtre, et dont l'inintelligible +contemplation absorbe nécessairement la considération, dès-lors très +secondaire, du petit nombre de phénomènes réels qui constituaient +primitivement le vrai sujet des recherches scientifiques. À cette cause +essentielle d'une stérilité plus spéciale, il n'est peut-être pas +inutile d'ajouter ici, comme obstacle accessoire mais général, suivant +une remarque déjà signalée à l'égard de la philosophie chimique, la +subtilité exagérée que la plupart des électriciens actuels ont +introduite dans l'analyse des moindres sources d'électrisation, et qui +les a fréquemment conduits à attribuer une influence évidemment +démesurée à des phénomènes presque imperceptibles. C'est ainsi, par +exemple, que souvent on explique, par de très faibles variations de +l'électricité atmosphérique, des phénomènes pathologiques très +considérables, sans être aucunement arrêté par l'absurde disproportion +entre l'intensité des résultats effectifs et celle des principes +prétendus. Toutefois, il faut reconnaître qu'une telle cause +d'aberrations affecte bien plus aujourd'hui la théorie du développement +spontané de l'électrisation animale que celle relative à l'influence +physiologique des électrisations extérieures. Sous l'un et l'autre +aspect, ce sont d'aussi vicieuses exagérations qui fournissent un +fondement spécieux à l'argumentation sophistique des physiologistes +métaphysiciens contre toute action électrique dans l'organisme.</p> + +<p>Telles sont les diverses lacunes fondamentales que présente la biologie +actuelle relativement aux différentes conditions purement physiques +indispensables au développement des phénomènes physiologiques, +considérées surtout en ce qu'elles ont de commun à l'ensemble total des +corps vivans, et étudiées suivant l'ordre hiérarchique établi, dans cet +ouvrage, entre les principales branches de la physique générale. Mais +l'analyse exacte des conditions d'existence qui offrent les caractères +chimiques constitue, en outre, dans la théorie préliminaire des +<i>milieux</i> organiques, une seconde division essentielle, dont +l'importance n'est certainement pas moindre, et dont les progrès ne sont +jusqu'ici guère plus satisfaisans.</p> + +<p>Réduite à ce qui est strictement général, cette dernière étude a pour +objet propre la détermination rationnelle de l'influence physiologique +fondamentale exercée par l'air et par l'eau, dont le mélange, à divers +degrés, compose directement le <i>milieu</i> commun nécessaire à tous les +êtres vivans, en prenant ce terme dans son acception habituelle la plus +circonscrite. Les philosophes allemands qui, de nos jours, ont érigé ce +milieu en une sorte de règne intermédiaire entre les deux mondes +inorganique et organique, comme je l'ai déjà indiqué en traitant de la +philosophie chimique, n'ont fait que rendre, sous une forme vicieuse, un +sentiment aussi juste que profond de la haute importance physiologique +d'une telle notion.</p> + +<p>La première considération scientifique à ce sujet consiste à +reconnaître, d'après le lumineux aperçu de M. de Blainville, que l'air +et l'eau ne doivent point, sous ce rapport, être étudiés séparément, à +la manière des physiciens et des chimistes, mais que leur intime +mélange, dont les proportions seules varient, est constamment +indispensable à tout état vital. Il serait naturel de le penser, en se +bornant même à envisager la composition chimique des corps vivans, dont +les divers élémens essentiels ne peuvent se retrouver que dans +l'ensemble de ces deux fluides. Mais ce principe devient surtout +directement sensible sous le point de vue physiologique; puisque, en +discutant avec soin les différentes observations, il est maintenant +facile de constater que l'air dépourvu de toute humidité et l'eau +nullement aérée sont également contraires à l'existence des êtres +vivans, sans aucune distinction d'espèces. À cet égard, entre les êtres +atmosphériques et les êtres aquatiques, animaux ou végétaux, les mieux +caractérisés, il n'existe d'autre différence réelle que l'inégale +proportion des deux fluides, soit que, chez les uns, l'air, devenu +prépondérant, serve de véhicule à l'eau vaporisée, ou que l'eau, +dominant à son tour, apporte aux autres l'air liquéfié. Dans les deux +cas, l'eau fournit toujours la première base indispensable de tous les +liquides organiques, et l'air les élémens essentiels de la nutrition +fondamentale. On sait aujourd'hui que les mammifères les plus élevés, et +l'homme lui-même, périssent nécessairement par la seule influence d'un +desséchement convenable de l'air ambiant, aussi bien que les poissons +placés dans une eau que la distillation a suffisamment privée d'air. +Entre ces deux termes extrêmes, l'ensemble de la hiérarchie biologique, +analysée sous le rapport du séjour, présente sans doute une multitude +d'intermédiaires, dont les plus tranchés sont seuls un peu connus, où +l'air devenu de plus en plus humide et l'eau de plus en plus aérée +constituent une suite presque graduelle de milieux physiologiques, dont +chacun correspond à un organisme déterminé. La seule considération des +divers états d'un organisme unique confirme même, par d'irrécusables +indications, l'harmonie générale que dévoile directement, à cet égard, +la comparaison de l'ensemble des organismes; puisque, chez l'homme par +exemple, les simples variations hygrométriques de l'atmosphère suffisent +pour modifier notablement la marche des phénomènes physiologiques, sans +dépasser la partie de l'échelle hygrométrique compatible avec l'état +vital.</p> + +<p>Mais, si un judicieux examen sommaire d'un tel sujet a rendu désormais +incontestable la réalité et l'importance de cette étude fondamentale, il +est malheureusement trop facile de reconnaître, quand on veut +entreprendre une analyse vraiment scientifique, que la biologie est +aujourd'hui, à cet égard comme sous les rapports précédemment signalés, +dans une véritable enfance, puisque la question peut tout au plus être +ainsi regardée comme posée; et encore ne l'est-elle habituellement que +d'une manière vague et obscure. Outre que les limites physiologiques des +variations relatives à la proportion des deux fluides sont jusqu'ici +très mal déterminées pour la plupart des cas, nous n'avons encore que +des notions extrêmement confuses sur le mode de participation de chaque +fluide à l'entretien de la vie générale. Un mélange aussi peu intime que +celui des élémens de l'air, doit sans doute produire surtout de +véritables effets chimiques; mais l'oxigène est le seul de ces élémens +dont l'influence physiologique ait été jusqu'ici scientifiquement +étudiée, quoique d'une manière finalement peu satisfaisante; quant aux +autres, et principalement quant à l'azote, des physiologistes également +compétens continuent à s'en former les idées les plus contradictoires. À +l'égard de l'eau, l'obscurité et l'incertitude sont nécessairement +encore plus grandes, vu l'extrême difficulté qu'on éprouve à concevoir +qu'un appareil chimique aussi peu énergique que l'est tout corps vivant +puisse réellement décomposer une substance aussi complétement neutre, +comme le supposent cependant aujourd'hui tant de physiologistes. +Toutefois l'importante théorie des hydrates, si heureusement introduite +par les progrès récens de la chimie, doit sans doute fournir, à ce +sujet, de lumineuses indications, en agrandissant nos idées +fondamentales sur les divers genres d'action chimique dont l'eau est +susceptible; mais jusqu'à présent cette théorie n'a pas été prise en +sérieuse considération dans les spéculations biologiques, quoique on +commence à y avoir égard sous le point de vue purement anatomique. +Ainsi, la notion positive de l'influence physiologique du milieu général +demeure encore profondément indéterminée. On ne saurait donc être +surpris, à plus forte raison, qu'il n'existe jusqu'à présent aucune loi +scientifique sur l'appréciation comparative, nécessairement bien plus +délicate, des divers modes et degrés de cette influence dans les +principales divisions de la hiérarchie biologique, où nous ne voyons pas +même nettement si une telle condition d'existence devient plus ou moins +inévitable à mesure que l'organisme s'élève.</p> + +<p>Quoique la théorie fondamentale des milieux organiques ne doive sans +doute strictement comprendre que les agens extérieurs dont l'action +physiologique est rigoureusement générale, et par suite seule +indispensable, cependant, pour compléter cette théorie, et même pour +l'éclaircir, on sera naturellement conduit, ce me semble, à y +incorporer bientôt, du moins à titre d'appendice essentiel, l'analyse +rationnelle des modifications spéciales les plus prononcées qu'impriment +à certains organismes certaines substances correspondantes; car un tel +sujet rentre nécessairement aussi dans la grande étude de l'harmonie +primordiale entre le monde organique et le monde inorganique. Une +meilleure philosophie médicale tend fort heureusement de nos jours à +diminuer de plus en plus le nombre des <i>spécifiques</i> proprement dits, si +abusivement multipliés par l'empirisme métaphysique des temps +antérieurs. Mais ce serait tomber dans une exagération non moins +irrationnelle et non moins nuisible, que de méconnaître, au contraire, +en principe, l'incontestable influence exercée par plusieurs substances +spéciales sur divers organismes déterminés, et même sur divers tissus +élémentaires. Il serait évidemment absurde de concevoir qu'une +spécialité aussi caractérisée dans l'état normal, comme on le voit à +l'égard des alimens et des poisons, cessât brusquement dans l'état +pathologique à l'égard des médicamens, puisque ces deux ordres de +substances extérieures ne diffèrent pas plus radicalement l'un de +l'autre que ces deux états de l'organisme. Aussi le dogmatiste le plus +préoccupé ne niera-t-il jamais sérieusement l'action spécifique de +l'alcool, de l'opium, etc., soit au degré physiologique, soit au degré +pathologique. Or, la réalité d'un tel genre d'effets étant une fois mise +hors de toute discussion, il importe beaucoup, non-seulement pour les +progrès de la saine thérapeutique, mais aussi pour le perfectionnement +de la simple biologie abstraite, qui doit seule ici nous intéresser, de +les soumettre systématiquement à de véritables études scientifiques, à +cause de la lumière générale qui doit nécessairement en rejaillir sur +l'analyse des conditions plus fondamentales de l'existence des corps +vivans. Par cela même que de semblables actions sont spéciales et +discontinues, et par suite non indispensables, la méthode expérimentale +peut s'appliquer, d'une manière bien plus certaine et mieux +circonscrite, en même temps que plus variée, à leur exacte exploration. +Leur étude doit donc rationnellement compléter la doctrine biologique +préliminaire que j'ai qualifiée de théorie des milieux organiques, à +laquelle elle fournit, par sa nature, des ressources essentielles qui +lui sont propres et qui ne sauraient résulter d'aucune autre voie. +Malheureusement ce complément nécessaire est aujourd'hui encore moins +avancé que le sujet principal, malgré la multitude d'observations, +incohérentes ou même inachevées, déjà recueillies à cet égard.</p> + +<p>L'imperfection fondamentale que nous venons de constater, sous tous les +rapports importans, dans cette partie préliminaire de la physiologie +positive, à peine ébauchée jusqu'ici, et qui constitue cependant une +introduction aussi évidemment indispensable à l'étude rationnelle des +lois réelles de la vie, suffit pour faire aisément concevoir <i>à priori</i> +combien cette étude, que nous avons désormais à considérer directement, +doit être aujourd'hui dans l'enfance, non-seulement comme peu avancée +encore, mais même comme instituée d'une manière insuffisante. Quiconque, +en effet, appréciera judicieusement l'ensemble des spéculations +actuelles sur ce grand sujet, sans se laisser éblouir par l'imposant +appareil de la multitude de matériaux particuliers dont la science est +maintenant enrichie, et, à beaucoup d'égards, encombrée, reconnaîtra +clairement que la physiologie proprement dite n'a commencé que de nos +jours, et seulement encore chez un petit nombre d'intelligences d'élite, +à atteindre son véritable état positif; et que, chez la plupart de ceux +qui la cultivent, elle n'est point sortie aujourd'hui, sous divers +aspects essentiels, de l'état métaphysique: comme l'expliquera +d'ailleurs très bien l'histoire générale de l'esprit humain dans le +volume suivant.</p> + +<p>Cet état présent de la science ne peut être nettement conçu que d'après +la considération philosophique de ses antécédens les plus immédiats +depuis environ un siècle. Le mouvement fondamental imprimé par notre +grand Descartes à l'ensemble de la raison humaine, et tendant à +positiver directement toutes nos spéculations essentielles, a produit, +en physiologie, l'illustre école de Boerrhaave, qui, entreprenant une +opération philosophique alors prématurée, fut entraîné par un sentiment +exagéré et même vicieux de la subordination nécessaire de la biologie +envers les parties antérieures et plus simples de la philosophie +naturelle, à ne concevoir d'autre moyen de rendre enfin positive l'étude +de la vie que par sa fusion, à titre de simple appendice, dans le +système général de la physique inorganique. Une inévitable réaction, +déterminée par les conséquences absurdes auxquelles devait +nécessairement conduire le développement effectif d'une telle aberration +philosophique, aboutit à la théorie de Stahl, qu'on peut regarder comme +la formule la plus scientifique de l'état métaphysique de la +physiologie. Depuis cette époque, il n'y a eu réellement, et il n'y a +encore chez le vulgaire des biologistes, de lutte directe et ostensible +qu'entre ces deux écoles antagonistes, qui, en France, se trouvent, en +quelque sorte, personnifiées par les deux célèbres Facultés de Paris et +de Montpellier. En considérant avec attention l'histoire générale de +cette grande lutte, on reconnaît aisément que le caractère organique y a +toujours essentiellement appartenu à l'école métaphysique, qui +remplissait au moins la principale condition de concevoir la physiologie +comme science distincte: l'école physico-chimique n'a eu d'efficacité +réelle que par une action purement critique, de plus en plus secondée +par les progrès effectifs de la science, qui dévoilaient, avec une +évidence croissante, la dépendance fondamentale des lois organiques à +l'égard des lois inorganiques. Cette action a produit, dans les +conceptions essentielles de la physiologie métaphysique, des +modifications graduelles, tendant continuellement à les rapprocher +davantage de l'état positif, et dont il suffit ici de signaler les deux +principales, formulées l'une par la théorie de Barthez, et l'autre par +celle de Bichat, comparées toutes deux à la théorie primitive de Stahl.</p> + +<p>La conception de Barthez ne semble d'abord différer de celle de Stahl +que dans l'expression, seulement, en ce qu'il nomme <i>principe vital</i> la +même entité métaphysique que son illustre prédécesseur avait appelée +<i>âme</i>, et Van-Helmont <i>archée</i>. Mais, pour un ordre d'idées aussi +chimérique, un tel changement d'énoncé indique toujours nécessairement +une modification effective de la pensée principale. Aussi peut-on +affirmer, sans hésitation, que la formule de Barthez représente un état +métaphysique de la physiologie plus éloigné de l'état théologique que ne +le supposait la formule employée par Stahl, de même que celle-ci avait, +à son tour, une supériorité exactement analogue envers la formule de +Van-Helmont. Il suffirait, pour s'en convaincre, de considérer +l'admirable discours préliminaire dans lequel Barthez établit, d'une +manière si nette et si ferme, les caractères essentiels de la saine +méthode philosophique, après avoir si victorieusement démontré l'inanité +nécessaire de toute tentative sur les causes primordiales et la nature +intime des phénomènes d'un ordre quelconque, et réduit hautement toute +science réelle à la découverte de leurs <i>lois</i> effectives. On ne saurait +donc douter que l'intention dominante de Barthez ne fût de dégager enfin +irrévocablement la science biologique de la vaine tutelle métaphysique +dans laquelle il la trouvait si profondément entravée; et telle n'était +point évidemment la tendance de Stahl, qui, ainsi que je l'ai ci-dessus +caractérisée, ne constituait en effet qu'une énergique réaction contre +les exagérations physico-chimiques de Boerrhaave. Mais, comme je l'ai +déjà indiqué au volume précédent, faute d'avoir étudié la méthode +positive à sa véritable source, le système des sciences mathématiques, +Barthez ne la connaissait point d'une manière assez complète ni assez +familière pour que la grande réforme qu'il avait si bien projetée +n'avortât point nécessairement et radicalement dans l'exécution d'une +entreprise que l'état de l'esprit humain rendait certainement +prématurée. C'est ainsi que, entraîné à son insu par la tendance même +qu'il combattait, après avoir d'abord introduit son principe vital à +titre de simple formule scientifique, uniquement consacrée à désigner +abstraitement la cause inconnue des phénomènes vitaux, il fut +inévitablement conduit à investir ensuite ce prétendu principe d'une +existence réelle et très compliquée, quoique profondément +inintelligible, que son école a, de nos jours, si amplement développée. +Mais, quelle qu'ait dû être l'inefficacité d'une entreprise aussi mal +préparée, on ne saurait méconnaître l'intention évidemment progressive +qui en avait dicté la pensée première.</p> + +<p>Cet esprit progressif est beaucoup plus prononcé dans la théorie +physiologique de Bichat, aujourd'hui généralement admise, quoiqu'elle +présente aussi, en réalité, le caractère essentiel des conceptions +métaphysiques, c'est-à-dire l'emploi des entités. La nature de ces +entités s'y trouve, en effet, notablement perfectionnée, et tend bien +davantage à rapprocher la science de l'état pleinement positif, +puisqu'un siége déterminé et visible leur est nécessairement imposé, au +lieu du siége éminemment vague et mystérieux des entités imaginées par +Stahl et même par Barthez. Mais, quelque réel et important que soit un +tel progrès pour accélérer la transition finale de la biologie dynamique +vers son entière positivité, on ne peut véritablement y voir qu'une +dernière transformation de la physiologie métaphysique, telle que Stahl +l'avait formulée. Car, en examinant le rôle que Bichat prescrit à ses +diverses forces vitales, il est clair qu'elles interviennent dans les +phénomènes à la manière des anciennes entités spécifiques introduites en +physique et en chimie, pendant la période métaphysique de ces deux +sciences fondamentales, sous le nom de facultés ou vertus occultes, que +Descartes a si énergiquement poursuivies, et que Molière a si +heureusement ridiculisées. Un tel caractère est surtout irrécusable à +l'égard de cette prétendue <i>sensibilité organique</i>, vraiment réduite, +par sa définition inintelligible et contradictoire, à une simple +existence nominale, et dont les affections diverses paraissent +néanmoins suffire à Bichat pour <i>expliquer</i> les phénomènes +physiologiques, tandis qu'on ne fait ainsi que reproduire leur énoncé +sous une forme abusivement abstraite: comme, par exemple, quand Bichat +croit avoir rendu raison du passage successif de divers liquides dans un +même canal excréteur, en se bornant à dire que la sensibilité organique +de ce conduit est successivement en harmonie avec chacun d'eux et +antipathique à tous les autres.</p> + +<p>On peut néanmoins conjecturer, d'une manière très plausible, que si une +mort, à jamais déplorable, n'avait point brusquement tranché le +développement original de la théorie de Bichat, cet admirable génie, qui +naissait en un temps suffisamment opportun, serait parvenu, par ses +efforts spontanés, à rompre entièrement les entraves métaphysiques que +son éducation lui imposait, et dont il venait déjà d'atténuer aussi +utilement la prépondérance. Chacun reconnaîtra aisément, en effet, que, +sous cet aspect fondamental, le grand Traité de l'<i>Anatomie générale</i>, +quoique postérieur de bien peu d'années, est en progrès notable sur le +Traité <i>de la vie et de la mort</i>. Dans la construction même de sa +théorie métaphysique des forces vitales, Bichat a certainement +introduit, le premier, sous le titre de <i>propriétés de tissu</i>, une +considération capitale, évidemment destinée, par son extension +graduelle, à absorber inévitablement toutes les conceptions +ontologiques, et à préparer ainsi l'entière positivité des principales +notions élémentaires de la physiologie. Car, l'opération philosophique +se réduit ici essentiellement à substituer aux anciennes idées de +<i>forces</i> de simples idées de <i>propriétés</i>, en consacrant ce terme à la +seule acception positive de désigner les actes les plus généraux dans +lesquels puissent être décomposés les divers phénomènes biologiques. Or, +la création de Bichat sur les propriétés de tissu remplissait cette +condition fondamentale envers une classe d'effets très étendue quoique +partielle. C'est ainsi que la théorie de Bichat, en même temps qu'elle +amendait très heureusement la doctrine métaphysique de Stahl et de +Barthez, préparait d'ailleurs les voies directes de son entière +réformation, en présentant le germe immédiat et même l'exemple +caractéristique de conceptions purement positives. Tel est l'état précis +dans lequel se trouve encore aujourd'hui la philosophie physiologique +chez la plupart des esprits qui s'y livrent. La lutte générale entre la +tendance métaphysique et la tendance physico-chimique, entre l'école de +Stahl et celle de Boerrhave, en est essentiellement demeurée au point où +la grande impulsion de Bichat l'avait amenée.</p> + +<p>Il est cependant sensible que le progrès ultérieur de la science ne +saurait être, sans de graves dangers, indéfiniment abandonné aux +oscillations désordonnées qui résultent du simple antagonisme spontané +de ces deux mouvemens contraires, dont chacun, à sa manière, présente un +caractère radicalement vicieux, puisque, s'ils ne se contenaient point +mutuellement, le premier déterminerait directement une véritable +rétrogradation vers l'état théologique, et le second une sorte de +dissolution anarchique de toute doctrine physiologique proprement dite; +à peu près comme les deux grandes tendances politiques, l'une +rétrograde, l'autre révolutionnaire, qui se disputent si déplorablement +aujourd'hui la suprême direction sociale, et avec lesquelles en effet +nos deux tendances physiologiques ont une affinité incontestable, +quoique méconnue du vulgaire des observateurs. Qu'une telle pondération +ait été, et soit même encore, provisoirement indispensable à la +conservation et au développement de la science, aucun bon esprit ne peut +en douter. Mais les prétendus éclectiques qui conçoivent cet état +transitoire comme un ordre définitif, méconnaissent certainement, d'une +étrange manière, et les vrais besoins fondamentaux de l'esprit humain et +la marche générale de son développement historique, ainsi que le +témoigne clairement la situation actuelle des parties les plus avancées +de la philosophie naturelle, dont chacune jadis a aussi passé par une +phase analogue. La science physiologique n'aura donc atteint sa +véritable maturité, son progrès ne deviendra direct et rationnel, que +lorsque l'universelle prépondérance de conceptions élémentaires purement +positives, appropriées à la nature effective des phénomènes biologiques, +aura enfin irrévocablement relégué, dans le simple domaine de +l'histoire, ce déplorable conflit entre deux impulsions à peu près +également nuisibles, quoiqu'à des titres très différens. Or, tous les +symptômes essentiels d'une issue philosophique aussi désirable me +paraissent réalisés aujourd'hui; les deux écoles se sont mutuellement +assez discréditées pour s'annuller réciproquement: et, en même temps, le +développement naturel de la science a fourni, ce me semble, tous les +moyens indispensables pour commencer directement à procéder à son +institution définitive. Telle est, à mes yeux, la tâche caractéristique +de la génération scientifique actuelle, qui n'a essentiellement besoin +que de s'en rendre plus digne par une éducation mieux dirigée, dont j'ai +suffisamment déterminé, dans les leçons précédentes, et surtout dans la +quarantième, le véritable esprit général<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a> +<a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" +name="footnote37"><b>Note 37: </b></a><a href="#footnotetag37"> +(retour) </a> Si, par la complication supérieure des + phénomènes, la formation de la physiologie devait être + nécessairement postérieure à celle des autres branches + fondamentales de la philosophie naturelle, selon les + principes établis dans ce Traité, on a droit d'espérer au + moins, que, par une sorte de compensation de ce retard + inévitable, le développement ultérieur de cette science + pourra suivre une marche plus rationnelle et plus rapide, en + profitant de l'expérience philosophique que présentent les + sciences antécédentes, pour ne point s'arrêter à certaines + phases transitoires qui n'étaient pas absolument + indispensables, et qui tenaient seulement à la nouveauté de + la situation de l'esprit humain quand il passait, dans ses + premiers élans scientifiques, de l'état métaphysique à + l'état vraiment positif. C'est ainsi que, relativement à la + physique surtout, nous avons reconnu, entre ces deux états, + une transition intermédiaire, encore pendante de nos jours à + plusieurs égards, et caractérisée par le règne des fluides + et des éthers fantastiques, substitués aux entités comme + celles-ci jadis aux dieux et aux génies. La physiologie peut + certainement éviter aujourd'hui, par une heureuse direction + philosophique, devenue désormais possible, de subir une + semblable préparation, qui, dans ce cas, serait presque sans + excuses. Comme les biologistes sont, par la nature de leurs + études, les plus disposés, parmi les savans actuels, à + prendre convenablement en considération la marche générale + de l'esprit humain, il faut espérer qu'ils sauront épargner + à leur science cette halte inutile et honteuse. Mais leur + éducation ordinaire est encore tellement vicieuse, qu'on + peut, à cet égard, conserver quelques doutes très légitimes, + en les voyant, dans la physique actuelle, porter précisément + leur principale attention sur ces chimères + quasi-métaphysiques. +</blockquote> + +<p>Le vrai caractère philosophique de la physiologie positive consistant, +comme je l'ai établi, à instituer partout une exacte et constante +harmonie entre le point de vue statique et le point de vue dynamique, +entre les idées d'organisation et les idées de vie, entre la notion de +l'agent et celle de l'acte, il en résulte évidemment, dans le sujet +fondamental qui nous occupe, la stricte obligation de réduire toutes les +conceptions abstraites de <i>propriétés</i> physiologiques à la seule +considération de phénomènes élémentaires et généraux, dont chacun +rappelle nécessairement à notre intelligence l'inséparable pensée d'un +siége plus ou moins circonscrit mais toujours déterminé. On peut dire, +en un mot, sous une forme plus précise, que la réduction des diverses +<i>fonctions</i> aux <i>propriétés</i> correspondantes doit toujours être +envisagée comme la simple suite de la décomposition habituelle de la vie +générale elle-même dans les différentes fonctions, en écartant toute +vaine prétention à rechercher les <i>causes</i> des phénomènes, et ne se +proposant que la découverte de leurs <i>lois</i>. Sans cette indispensable +condition fondamentale, les idées de propriétés reprendraient +nécessairement, en physiologie, leur ancienne nature d'entités purement +métaphysiques. Conformément aux indications précédentes, la conception +vraiment originale, et trop peu appréciée, de Bichat sur les propriétés +de tissu, contient, en effet, le premier germe direct de cette +rénovation capitale. Mais ce grand travail ne peut réellement servir +qu'à bien caractériser la véritable nature de cette opération +philosophique, et ne contient nullement d'ailleurs la solution, même +ébauchée, du problème. Outre la confusion secondaire entre les +propriétés de tissu et de simples propriétés physiques, comme à l'égard +de la <i>contractilité par défaut d'extension</i> de Bichat, qui, évidemment, +n'est autre chose que l'élasticité, la conception générale se trouve +directement faussée, dans son principe même, par l'irrationnelle +distinction entre les propriétés de tissu et les propriétés vitales. +Car, une propriété quelconque ne saurait être admise en physiologie, +sans que, de toute nécessité, elle soit à la fois vitale et de tissu; +vitale, en tant que particulière à l'état de vie, et de tissu en tant +que toujours manifestée par un tissu déterminé. Telle est l'origine +logique du caractère essentiellement métaphysique que Bichat a conservé, +tout en l'améliorant, à ses diverses propriétés <i>vitales</i>.</p> + +<p>En s'efforçant d'accorder, autant que possible, les différens degrés +généraux de l'analyse physiologique avec ceux de l'analyse anatomique, +on peut poser, à ce sujet, comme principe philosophique, que l'idée de +<i>propriété</i>, qui indique le dernier terme de l'une, doit nécessairement +correspondre à l'idée de <i>tissu</i>, terme extrême de l'autre; tandis que +l'idée de <i>fonction</i> correspond, au contraire, à celle d'<i>organe</i>: de +telle sorte que les notions successives de fonction et de propriété +présentent entre elles une gradation intellectuelle parfaitement +semblable à celle qui existe entre les notions d'organe et de tissu, +avec la seule différence fondamentale de l'acte à l'agent. D'après cette +relation générale, qui me semble constituer, en philosophie biologique, +une règle incontestable et importante, on peut, je crois, établir déjà, +d'une manière rigoureuse, une première division principale entre les +diverses propriétés physiologiques. Nous avons reconnu, en effet, dans +la quarante-unième leçon, que les différens élémens anatomiques doivent +être d'abord distingués en un tissu fondamental et générateur (le tissu +cellulaire), et divers tissus secondaires et spéciaux qui résultent de +l'intime combinaison anatomique de certaines substances caractéristiques +avec cette trame primordiale et commune. Les propriétés physiologiques +doivent donc aussi être nécessairement divisées en deux groupes +essentiels, comprenant l'un les propriétés générales qui appartiennent à +tous les tissus et qui constituent la vie propre du tissu cellulaire +fondamental, et l'autre les propriétés spéciales qui caractérisent +physiologiquement ses modifications les plus tranchées, c'est-à-dire, le +tissu musculaire et le tissu nerveux.</p> + +<p>Cette première division, ainsi indiquée par l'anatomie, me semble +d'autant plus rationnelle qu'elle concourt spontanément, d'une manière +vraiment frappante, avec la grande distinction physiologique, si bien +établie par Bichat, entre la vie organique ou plutôt végétative, et la +vie animale proprement dite; puisque le premier ordre de propriétés doit +nécessairement constituer, par sa nature, le fond essentiel de la vie +générale commune à tous les êtres organisés et à laquelle se réduit +l'existence végétale; tandis que le second se rapporte exclusivement, au +contraire, à la vie spéciale des êtres animés. Une telle correspondance +est éminemment propre à faciliter l'application de cette règle +élémentaire, aussi bien qu'à rendre le principe plus irrécusable.</p> + +<p>Si nous considérons maintenant à quel point est déjà parvenue, chez les +esprits les plus avancés, la construction effective de cette théorie +physiologique fondamentale, nous reconnaîtrons que l'opération peut être +envisagée comme suffisamment accomplie à l'égard des propriétés +spéciales, relatives aux deux grands tissus secondaires essentiellement +animaux: en sorte que, suivant la marche naturelle de notre +intelligence, le cas le plus tranché est aussi le mieux apprécié. Tous +les phénomènes généraux de la vie animale sont aujourd'hui assez +unanimement rattachés à l'irritabilité et à la sensibilité, considérées +chacune comme l'attribut caractéristique d'un tissu nettement défini, +au moins dans les degrés supérieurs de l'échelle zoologique. Mais il +règne encore une extrême confusion et une profonde divergence à l'égard +des propriétés vraiment générales, qui correspondent à la vie +universelle ou végétative. Néanmoins, l'exacte analyse fondamentale de +cette première classe de propriétés est évidemment encore plus +indispensable que celle de l'autre à la constitution rationnelle et +définitive de la physiologie positive, non-seulement à cause de leur +généralité supérieure, mais surtout aussi parce que, la vie végétative +étant la base nécessaire de la vie animale, le vague et l'obscurité qui +subsistent encore sur les notions élémentaires de la première doivent +inévitablement empêcher toute conception complète et satisfaisante de la +seconde. La science est donc certainement aujourd'hui, sous ce rapport +capital, dans un état purement provisoire; puisque cette grande +opération philosophique a été jusqu'ici conduite suivant un ordre +entièrement inverse de celui qu'exige sa nature.</p> + +<p>De tous les biologistes actuels, M. de Blainville me paraît être, sans +aucun doute, celui qui a le mieux compris, à cet égard, les vrais +besoins essentiels de la physiologie positive; en même temps qu'il a +plus profondément senti qu'aucun autre le véritable esprit philosophique +d'une telle théorie, comme l'indique le mémorable cours de physiologie +comparée auquel j'ai fait si fréquemment allusion dans ce volume. +Néanmoins, outre que cet illustre biologiste ne me semble pas avoir +lui-même assez nettement établi, tout en s'y conformant, la division +primitive que je viens de signaler, son analyse fondamentale des +propriétés générales, quoique incomparablement supérieure à toutes les +tentatives précédentes, n'est peut-être point suffisante pour servir +désormais de base effective au développement rationnel de la science +vitale. Cette analyse consiste à reconnaître, dans la vie végétative +commune à tous les êtres organisés, trois propriétés essentielles, +l'hygrométricité, la capillarité et la rétractilité<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a> +<a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>, attributs +caractéristiques du tissu primordial. Or, en exceptant cette dernière +propriété, qui remplit évidemment toutes les conditions convenables, et +qui ne peut plus être le sujet d'aucun dissentiment capital, il est +peut-être incertain qu'une telle analyse corresponde suffisamment à la +nature de l'opération proposée. Les propriétés purement physiques ou +chimiques des tissus vivans doivent être, sans doute, nettement séparées +des propriétés vraiment organiques, sauf à les étudier préalablement +avec beaucoup de soin, et d'une manière plus satisfaisante qu'on ne l'a +fait encore. Il semble donc que les deux premières propriétés générales +admises par M. de Blainville, n'ont pas assez profondément le véritable +caractère physiologique, quoique leur réalité et leur importance soient +d'ailleurs incontestables. Ces deux propriétés ne sont peut-être point +aussi assez distinctes l'une de l'autre, puisque la faculté +hygrométrique des tissus paraît fréquemment tenir à une simple action +capillaire. Enfin, on peut surtout craindre que l'ensemble de ces trois +propriétés ne suffise pas à représenter exactement tous les phénomènes +organiques dont elles sont regardées comme caractérisant les actes les +plus élémentaires. Une discussion ultérieure, convenablement fondée sur +l'usage effectif d'une telle théorie dans les diverses spéculations +biologiques, pourra seule, à cet égard, dissiper tous les doutes, et +déterminer, s'il y a lieu, l'assentiment universel des physiologistes +rationnels. Il suffisait, suivant l'esprit de ce traité, de constater +clairement ici l'incertitude et l'obscurité qui subsistent encore +habituellement sur les notions rudimentaires de la physiologie positive, +dont la constitution systématique manque ainsi essentiellement d'un +premier principe indispensable. Tel est le motif évident de l'importance +que j'ai dû attacher à caractériser avec soin cette situation provisoire +et précaire de la doctrine physiologique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" +name="footnote38"><b>Note 38: </b></a><a href="#footnotetag38"> +(retour) </a> Cette dénomination, qui correspond à la fois à + la <i>contractilité de tissu</i> et à la <i>contractilité organique + insensible</i> de Bichat, a été très heureusement introduite + pour éviter l'équivoque si profondément inhérente + aujourd'hui au mot de <i>contractilité</i>, depuis l'emploi + irrationnel et abusif qu'on a fait d'un terme aussi clair + par lui-même. Elle est exclusivement destinée, chez M. de + Blainville, à désigner la tendance directe et constante de + tous les tissus, et surtout du tissu générateur, à se + resserrer spontanément et graduellement sous l'influence + d'un stimulant quelconque, comme l'action d'un alcali, la + chaleur, etc, tandis que le nom d'<i>irritabilité</i>, qui + représente en même temps la <i>contractilité organique + sensible</i> et la <i>contractilité animale</i> de Bichat, indique, + depuis Haller, la faculté de contraction rapide, sensible, + et intermittente que peut seule développer, dans le tissu + musculaire, l'action nerveuse, momentanément remplacée + quelquefois par l'électrisation galvanique. +</blockquote> + +<p>Une telle imperfection fondamentale dans les rudimens généraux des +conceptions physiologiques, fait assez présumer combien doit être encore +arriérée l'étude directe, à la fois positive et rationnelle, de la vie +végétative ou organique elle-même, base nécessaire des phénomènes plus +spéciaux et plus élevés qui constituent l'animalité. Non-seulement la +coordination des divers phénomènes essentiels, et par suite leur +explication, restent aujourd'hui à peine ébauchées; mais leur simple +analyse préliminaire demeure même jusqu'ici fort incomplète et très peu +satisfaisante. On ne peut maintenant regarder comme suffisamment +arrêté, et exclusivement chez les biologistes les plus avancés, que le +plan général d'une semblable étude, résultant d'une première +appréciation philosophique de l'ensemble des phénomènes vitaux. Je ne +connais, à ce sujet, rien d'aussi rationnel que le beau travail de M. de +Blainville dans la conception de son cours de physiologie<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a> +<a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a>, qui me +paraît remplir déjà, sauf divers perfectionnemens secondaires, toutes +les grandes conditions d'un programme convenablement systématique, +destiné à diriger, avec une pleine efficacité, la suite des recherches +ultérieures qu'exige désormais la construction directe de la saine +doctrine bionomique, en considérant tous les divers essais antérieurs +comme n'ayant pu fournir que de simples matériaux, susceptibles, le plus +souvent, d'une indispensable révision.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" +name="footnote39"><b>Note 39: </b></a><a href="#footnotetag39"> +(retour) </a> Pour suppléer, autant que possible, à + l'entière publication, si désirable à tant de titres, du + système physiologique de M. de Blainville, tous les esprits + philosophiques, pourvu que la considération positive d'un + tel sujet leur soit déjà suffisamment familière, pourront + aujourd'hui fort utilement consulter le tableau synoptique + éminemment remarquable que ce grand biologiste en a composé, + et qui indique, d'une manière très lumineuse, les vrais + caractères d'une coordination pleinement rationnelle de + l'ensemble des phénomènes vitaux. +</blockquote> + +<p>Quoique la discussion formelle de ce plan fût ici déplacée, je dois +néanmoins y signaler un très heureux perfectionnement dans la division +la plus générale des phénomènes physiologiques. Il consiste à distinguer +soigneusement d'avec les <i>fonctions</i> proprement dites, toujours réduites +désormais à l'action d'un organe ou, tout au plus, d'un appareil bien +déterminé, les phénomènes plus composés et très différens, qu'on leur +avait vaguement assimilés jusqu'alors, et qui résultent, d'une manière +plus ou moins nécessaire, de l'ensemble des diverses fonctions +essentielles, comme, par exemple, la production de la chaleur vitale, +dont Chaussier était allé jusqu'à faire, non-seulement une fonction, +mais même une vraie propriété directe, sous le nom métaphysique de +<i>caloricité</i>. Sans cette indispensable division, il est évidemment +impossible de se former aucune notion claire et rigoureuse de ce que les +biologistes doivent entendre, en général, par une <i>fonction</i>. Mais, +ainsi conçue, l'analyse physiologique présentera toujours, dans la +succession nécessaire de ses divers degrés principaux, une marche +rationnellement conforme à celle qui caractérise l'analyse anatomique, +suivant la loi ci-dessus indiquée. L'idée fondamentale de <i>propriété</i> +correspondra désormais à la notion élémentaire de <i>tissu</i>, l'idée de +<i>fonction</i> à celle d'<i>organe</i>, et la notion définitive de <i>résultat</i> à +la considération finale de l'ensemble de l'<i>organisme</i>: la gradation +étant essentiellement analogue dans les deux ordres de conceptions, et +la comparaison d'un ordre à l'autre rappelant sans cesse à notre esprit +l'indispensable relation de l'acte à l'agent, qui constitue, par sa +nature, le fond général de toute la philosophie biologique.</p> + +<p>Les fonctions proprement dites qui appartiennent à la vie végétative, +envisagée dans l'ensemble total de la hiérarchie biologique, se +réduisent, par leur nature, à deux vraiment fondamentales, dont +l'antagonisme continu correspond à la définition même de la vie: 1º +l'<i>absorption</i> intérieure des matériaux nutritifs puisés dans le système +ambiant, d'où résulte inévitablement, d'après leur assimilation +graduelle, la nutrition finale; 2º l'<i>exhalation</i> à l'extérieur des +molécules, dès-lors étrangères, qui se désassimilent nécessairement à +mesure que cette nutrition s'accomplit. Aucune autre notion primordiale +ne saurait entrer dans la conception générale et abstraite de la vie +organique, quand on en écarte, avec une rigueur vraiment scientifique, +toute idée relative à la vie animale, dont l'influence ne peut +d'ailleurs consister, à cet égard, qu'à perfectionner cette double +opération élémentaire, à mesure que ses différens actes se spécialisent +davantage par la complication croissante de l'organisme. D'un autre +côté, on ne peut supprimer, par la pensée, aucun des trois élémens +essentiels qui viennent d'être indiqués, sans détruire aussitôt la vraie +notion générale de ce grand mouvement vital, chez les êtres même les +plus simples, soit qu'il s'agisse de l'une ou de l'autre des deux +fonctions caractéristiques. Dans aucun organisme en effet, les matières +assimilables ne peuvent être directement incorporées ni au lieu même où +s'est opérée leur absorption, ni sous leur forme primitive: leur +assimilation réelle exige toujours un certain déplacement, et une +préparation quelconque qui s'accomplit pendant ce trajet. Il en est de +même, en sens inverse, pour l'exhalation, qui suppose constamment que +les particules, devenues étrangères à une portion quelconque de +l'organisme, ont été finalement exhalées en un autre point, après avoir +éprouvé, dans ce transport nécessaire, d'indispensables modifications. +Sous ce point de vue fondamental, comme sous tant d'autres, on a, ce me +semble, fort exagéré la véritable distinction entre l'organisme animal +et l'organisme végétal, surtout lorsqu'on a voulu ériger la <i>digestion</i> +en un caractère essentiel de l'animalité. Car, en se formant de la +digestion la notion la plus générale, qui doit s'étendre à toute +préparation des alimens indispensable à leur assimilation effective, il +est clair qu'une telle préparation existe nécessairement dans les +végétaux aussi bien que chez les animaux, quoiqu'elle y soit, sans +doute, moins profonde et moins variée, par suite de la simplification +simultanée des alimens et de l'organisme. Une remarque analogue peut +également s'appliquer au mouvement des fluides, soit récrémentitiels, +soit excrémentitiels. Sans doute, chez les animaux seuls, et même +uniquement à un certain degré d'élévation dans l'échelle zoologique, ce +mouvement fondamental donne lieu à une véritable circulation, qui +suppose toujours un organe central d'impulsion, nécessairement emprunté +à la vie animale proprement dite. Mais il serait néanmoins évidemment +impossible de concevoir le moindre organisme sans le mouvement continuel +d'un fluide général tenant en suspension ou en dissolution les matières +absorbées ou les matières désagrégées pour les transporter, par +endosmose et exosmose au moins, au lieu de leur incorporation ou de leur +exhalation définitive: cette perpétuelle oscillation, qui ne suppose +nullement un ordre spécial de vaisseaux, et qui peut directement +s'opérer à travers la trame celluleuse primordiale, est également +indispensable aux végétaux et aux animaux; tout comme la préparation +correspondante des matériaux ou des résidus, dont elle est +nécessairement toujours accompagnée. Tels demeurent donc les trois +élémens généraux de chacune des deux grandes fonctions végétatives, +réduites même à ce qu'elles ont de strictement commun à l'ensemble de la +hiérarchie organique.</p> + +<p>Une telle analyse montre clairement que les actes essentiels dont se +compose la vie végétative sont, par leur nature, de simples phénomènes +physico-chimiques, comme je l'ai indiqué dans la quarantième leçon: +physiques, quant au mouvement des molécules assimilables ou exhalables; +chimiques, en ce qui concerne les modifications successives de ces +diverses substances. Sous le premier aspect, ils dépendent des +propriétés hygrométrique, capillaire, et rétractile du tissu +fondamental; sous le second, beaucoup plus obscur jusqu'ici, ils se +rapportent à l'action moléculaire que comporte sa composition +caractéristique. C'est dans un tel esprit qu'il faut concevoir +l'explication des phénomènes purement organiques, et que leur analyse +positive doit être instituée; tandis qu'une tout autre manière de voir +doit présider à l'étude des phénomènes essentiellement animaux, comme la +leçon suivante l'indiquera spécialement.</p> + +<p>L'étude fondamentale de la vie générale, ainsi caractérisée, ne peut pas +même être aujourd'hui regardée comme organisée d'une manière +convenablement rationnelle. Car, d'après la leçon précédente, nous avons +reconnu que la biotaxie, bien plus avancée que la physiologie proprement +dite, ne voit désormais, dans l'organisme végétal, que le dernier degré +d'une hiérarchie nécessairement unique, dont les divers rangs principaux +diffèrent ordinairement davantage les uns des autres qu'aucun d'eux de +ce terme extrême. Il est indispensable qu'une semblable conception +dirige habituellement aussi les spéculations physiologiques relatives +aux fonctions organiques ou végétatives, uniformément analysées pour +l'ensemble des êtres vivans, ce qui, on peut l'affirmer, n'a jamais été +tenté jusqu'ici. Tant que cette grande condition philosophique demeure +inaccomplie, les études restent nécessairement incomplètes, avec quelque +sagesse qu'elles soient d'ailleurs entreprises, et ne peuvent nullement +établir aucun point essentiel d'une doctrine physiologique vraiment +définitive. On conçoit, en effet, que l'organisme végétal présentant, +dans toute leur simplicité, les fonctions dont il s'agit de découvrir +les lois fondamentales, dégagées des diverses influences plus ou moins +accessoires qui les compliquent toujours, à un degré quelconque, chez +les animaux, ce cas doit être, par sa nature, le plus directement propre +à nous dévoiler nettement la partie vraiment primordiale de ce sujet +difficile. Mais, d'une autre part, la considération immédiate et isolée +de ce cas extrême et exceptionnel, ne peut guère apporter une véritable +lumière dans la théorie générale d'un tel ordre de phénomènes, qui +n'auraient point été d'abord graduellement analysés suivant la série des +cas intermédiaires tendant de plus en plus vers cette limite finale. Il +serait évidemment encore plus impossible sous le point de vue +physiologique que sous le simple aspect anatomique, de passer ainsi +brusquement de l'organisme humain, qui, de toute nécessité, constitue +toujours le point de départ des diverses spéculations biologiques, à +l'organisme végétal qui en caractérise le dernier terme, ou +réciproquement. Si donc l'étude hiérarchique des divers degrés +intermédiaires est aujourd'hui généralement reconnue comme indispensable +pour établir une liaison réelle entre les deux cas statiques extrêmes, +comment pourrait-on espérer de s'en dispenser à l'égard des études, bien +plus difficiles, relatives aux considérations dynamiques? Tel est, sans +doute, le principal motif de la stérilité vraiment remarquable des +études directes, d'ailleurs utiles et souvent sagement conduites dans +les détails, entreprises jusqu'ici sur la vie des végétaux, et qui n'ont +encore contribué réellement à éclaircir aucun point capital de +physiologie générale; ce qui doit sembler, du reste, d'autant plus +facile à expliquer, que, par une suite naturelle de cet irrationnel +isolement du cas végétal, les chimistes et les physiciens se sont +presque toujours emparés spontanément de recherches qui devaient +nécessairement appartenir aux seuls biologistes. Il est même +incontestable que des études ainsi instituées ne peuvent être que très +médiocrement utiles au sujet trop exclusif qu'on y a voulu considérer, +comme l'expérience l'a, ce me semble, clairement vérifié ici. Car, la +comparaison rationnelle des divers cas biologiques, suivant leur +véritable ordre hiérarchique, est nécessairement aussi instructive et +aussi indispensable en sens inverse qu'en sens direct, en vertu de la +solidarité fondamentale de ces diverses parties d'une doctrine +véritablement unique par sa nature<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a> +<a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>. Ainsi, la méthode comparative, +qui, d'après la quarantième leçon, constitue la principale ressource +caractéristique de toute la philosophie biologique, n'a pas encore été +convenablement introduite dans l'étude générale de la vie organique, +quoiqu'elle y soit à la fois encore plus indispensable et susceptible +d'une application plus complète qu'à l'égard même de la vie animale. Les +plus hautes intelligences ne sont donc pas jusqu'ici habituellement +parvenues, en physiologie, à cet état de pleine maturité, où notre +esprit développe librement, dans toute leur étendue, l'ensemble de ses +divers moyens essentiels. Dans le système physiologique de M. de +Blainville lui-même, malgré sa rationnalité supérieure, la comparaison +biologique n'a pas été poussée jusqu'à son véritable terme scientifique, +par l'introduction régulière de l'économie végétale, envisagée comme +l'extrême simplification de la vie générale.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" +name="footnote40"><b>Note 40: </b></a><a href="#footnotetag40"> +(retour) </a> À cette critique générale, malheureusement + trop fondée, de l'esprit irrationnel qui dirige encore + essentiellement les études de physiologie végétale, je suis + heureux de pouvoir opposer déjà une notable exception, qui + me paraît hautement caractériser l'ensemble des travaux de + M. Turpin. Ce judicieux biologiste est, en effet, le seul + aujourd'hui, du moins en France, qui ait conçu et étudié + l'organisme végétal comme offrant l'extrême modification de + la vie fondamentale des organismes animaux. Les zoologistes + se refusant jusqu'ici à prolonger leurs théories jusqu'à la + considération de ce cas final, M. Turpin s'est efforcé + d'exécuter, autant que possible, l'opération inverse, et les + succès incontestables qu'il a obtenus suffiraient à vérifier + combien cette marche rationnelle deviendrait désormais + immédiatement utile aux progrès essentiels de la philosophie + botanique, qui, depuis Linné et les Jussieu, semble presque + stationnaire. On doit donc regretter que M. Turpin n'ait + point encore exposé, d'une manière directe et méthodique, + l'ensemble de sa doctrine phytologique, dont la propagation + exercerait sans doute une très heureuse influence sur la + direction habituelle des travaux de ce genre, et pourrait + même efficacement réagir sur le perfectionnement général de + la philosophie biologique. +</blockquote> + +<p>D'après une telle institution de la physiologie organique, ce serait +s'engager ici dans une discussion spéciale contraire à la nature de cet +ouvrage que d'y constater en détail les nombreuses imperfections que +doit nécessairement présenter la simple analyse fondamentale des +phénomènes essentiels, préliminaire indispensable à toute tentative +d'explication réelle. Au point de vue graduellement déterminé par +l'ensemble des considérations précédentes, aucun bon esprit ne saurait +envisager l'état actuel de la science sans être aussitôt choqué des +lacunes capitales qu'il présente, sous ce rapport, presque à chaque pas, +même à l'égard des plus simples phénomènes. C'est ainsi, par exemple, +que nous ignorons encore, malgré les nombreuses explorations +particulières qui ont été déjà entreprises, en quoi consiste exactement +le fait chimique général de la digestion proprement dite; c'est-à-dire, +quels changemens essentiels y éprouvent réellement, dans les principaux +organismes, les divers matériaux alibiles: les uns posent en principe +l'unité fondamentale du chyle, au moins pour chaque espèce, malgré la +diversité quelconque des alimens; tandis que d'autres, se fondant en +apparence sur des motifs également plausibles, établissent la variation +nécessaire du chyle d'après celle des substances assimilables: sans que +jusqu'à présent des recherches vraiment décisives aient irrévocablement +fixé ce point important de doctrine physiologique préliminaire, quelque +simple que doive paraître une telle discussion. La même imperfection +primitive se manifeste, d'une manière encore plus sensible peut-être, à +l'égard de la digestion gazeuse, ou respiration; puisque, par les +contradictions radicales que présentent entre elles de nombreuses +analyses, assez bien exécutées d'ailleurs pour devoir sembler exactement +comparables, on ne sait plus nettement aujourd'hui quelles sont, en +réalité, les différences générales entre l'air inspiré et l'air expiré, +même chez les animaux les plus élevés. Quant à l'azote surtout, toutes +les opinions sont encore soutenues avec une égale apparence de validité; +pour certains physiologistes, l'acte de la respiration en augmente +finalement la quantité, tandis que d'autres la regardent comme +certainement diminuée, et que, aux yeux de plusieurs enfin, elle ne +souffre ainsi aucune altération appréciable. De telles divergences sur +les plus simples phénomènes préliminaires de la vie végétative, font +assez comprendre combien serait aujourd'hui prématurée toute recherche +directe relativement aux phénomènes essentiels de l'assimilation, ou, en +sens inverse, de la désassimilation par les diverses sécrétions. Il +serait évidemment superflu d'insister davantage ici sur un état +d'imperfection aussi prononcé, et dont les causes nécessaires ont +d'ailleurs été ci-dessus suffisamment examinées.</p> + +<p>Si, de la considération générale des <i>fonctions</i> proprement dites +relatives à la vie organique, nous passons maintenant à l'examen des +phénomènes plus composés que nous avons ci-dessus reconnu devoir en être +soigneusement distingués sous le nom de <i>résultats</i> de l'action +simultanée de tous les organes principaux, il est évident que cet ordre +final d'études physiologiques, bien plus difficile par sa nature, et +d'ailleurs fondé sur le précédent, doit nécessairement être aujourd'hui +dans une situation encore moins satisfaisante. Il suffira de l'indiquer +ici à l'égard de chacun des divers aspects essentiels propres à ce +dernier degré de la doctrine physiologique fondamentale.</p> + +<p>Le résultat le plus immédiat et le plus nécessaire de l'ensemble des +fonctions organiques, consiste dans l'état continu de composition et de +décomposition simultanées qui caractérise finalement la vie végétative. +Or, comment ce double mouvement pourrait-il être rationnellement +analysé, lorsque, d'une part, l'assimilation, d'une autre part, les +sécrétions, qui le déterminent directement sous les deux rapports, sont +elles-mêmes aussi imparfaitement étudiées? Aussi les questions les plus +simples et les plus naturelles sont-elles, à cet égard, à peine +ébauchées jusqu'ici, ni même, le plus souvent, convenablement posées. +C'est ainsi, par exemple, qu'on n'a pas seulement imaginé d'instituer, +dans la série des degrés principaux de l'échelle organique, une exacte +comparaison chimique entre la composition totale de chaque organisme et +le système correspondant d'alimentation; ni, sous le point de vue +inverse, entre les produits exhalés et l'ensemble des agens qui les +avaient primitivement fournis ou successivement modifiés, en sorte que +nous ne pouvons pas même spécifier aujourd'hui, avec une précision +vraiment scientifique, en quoi consiste le phénomène général de la +composition et de la décomposition perpétuelle de tout organisme par une +suite nécessaire du concours des diverses fonctions essentielles. La +science ne possède encore, à ce sujet, que des documens particuliers +fort incohérens, et le plus souvent très incomplets, qui n'ont jamais +été ramenés à aucun fait général.</p> + +<p>On peut regarder l'action spontanée des corps vivans pour entretenir, +entre certaines limites, leur température à un degré déterminé, malgré +les variations thermométriques du milieu ambiant, comme un second +résultat fondamental de l'ensemble des fonctions végétatives, qui +coexiste presque toujours avec le précédent. Ce grand caractère, qui +n'avait d'abord frappé les observateurs que dans les cas les plus +prononcés, que présente seulement la partie supérieure de la hiérarchie +biologique, est, en effet, unanimement reconnu aujourd'hui pour +appartenir indistinctement, quoique d'une manière très inégale, à tous +les organismes quelconques, sans en excepter l'organisme végétal. Mais +cette étude capitale est encore évidemment très peu avancée, et même +fort mal conçue. Nous avons déjà remarqué, au commencement de ce +chapitre, la confusion profondément vicieuse qui existe le plus souvent, +à cet égard, entre l'analyse de la chaleur vitale, et celle de +l'influence thermologique extérieure, qui constituent, néanmoins, avec +tant d'évidence, deux sujets parfaitement distincts. Je crois devoir, en +outre, noter ici que, dans le petit nombre de recherches directes +entreprises jusqu'à présent sur la chaleur vitale, le caractère +fondamental du phénomène me paraît avoir toujours été radicalement +méconnu. Quoique l'on ait rectifié désormais la conception trop étroite +qui faisait jadis d'un tel résultat un attribut exclusif de l'animalité, +cette opinion primitive a conservé néanmoins une grande prépondérance +indirecte, en disposant encore les physiologistes à rattacher surtout +ce phénomène aux fonctions de la vie animale, ce qui, dès le principe, +devait imprimer à la suite des recherches une direction nécessairement +irrationnelle, en accordant une vicieuse suprématie à des conditions +qui, malgré leur extrême importance, ne sauraient être que purement +accessoires. Dans cet ordre de résultats, comme envers tout autre +également fondamental, les fonctions animales proprement dites ne +peuvent influer que sur l'intensité et l'activité de phénomènes, qui, +par leur nature, appartiennent essentiellement à la vie organique. +Considérées en effet sous leur aspect le plus général, la production et +la conservation continues de la chaleur vitale, résultent primitivement +de l'ensemble des actes physico-chimiques qui caractérisent la vie +fondamentale et universelle; de telle sorte que tout corps vivant +représente, à cet égard, un véritable foyer chimique plus ou moins +durable, susceptible de maintenir spontanément sa température entre +certaines limites, par une suite nécessaire des phénomènes de +composition et de décomposition qui s'y passent, malgré les influences +extérieures. Tel est le point de vue qui doit, sans doute, devenir +prépondérant dans l'étude positive de la chaleur vitale; et c'est +seulement après que ce grand phénomène aura été ainsi convenablement +analysé à sa véritable origine, que l'on pourra tenter utilement de +déterminer avec exactitude les diverses modifications dont il est +susceptible par l'intervention des fonctions animales. Le renversement +habituel de cet ordre nécessaire ne peut certainement conduire qu'à des +notions purement provisoires, si ce n'est fautives, en plaçant +l'accessoire avant le principal. Il faut reconnaître toutefois que, dans +les travaux les plus récens sur ce sujet capital, on commence à +considérer beaucoup plus soigneusement les fonctions organiques, comme +on le voit surtout par l'intéressante série d'observations de M. Collard +(de Martigny), qui représentent, à cet égard, l'état le moins imparfait +de la science actuelle. Cette étude ne saurait néanmoins être regardée +encore comme convenablement instituée, puisque l'organisme végétal, dont +l'examen devrait cependant y constituer un élément indispensable, n'y a +pas même été jusqu'ici régulièrement introduit.</p> + +<p>De semblables remarques philosophiques s'appliquent, avec plus de force +et d'évidence, à l'étude électrique des corps vivans. Ici, la confusion +générale entre l'action organique et l'influence extérieure devient +certainement beaucoup plus prononcée, ainsi que je l'ai déjà signalé, +indépendamment des aberrations quasi-métaphysiques qui proviennent des +chimériques conceptions de la physique actuelle sur les éthers et les +fluides électriques. L'erreur fondamentale sur l'origine physiologique +du phénomène conserve aussi bien plus d'ascendant que dans le cas +précédent, quoiqu'elle soit d'ailleurs analogue. On y exagère tellement +l'influence des fonctions animales, que les esprits les plus avancés +peuvent à peine concevoir aujourd'hui que cet ordre de résultats doive +être primitivement rapporté à la vie organique. Néanmoins, dans l'état +présent de l'électrologie générale, et surtout de l'électro-chimie, il +est, <i>à priori</i>, presque aussi évident pour l'électricité que pour la +chaleur, que la suite des actes de composition et de décomposition qui +constituent la vie végétative doit nécessairement produire et entretenir +une électrisation permanente et plus ou moins fixe dans l'organisme où +ils s'accomplissent, malgré les variations électriques du système +ambiant. Les actes essentiellement animaux ne peuvent exercer, sur cet +ordre de résultats organiques comme sur tout autre, qu'une influence +purement modificatrice, consistant à augmenter et à accélérer plus ou +moins le phénomène fondamental. Mais l'analyse électrique de l'organisme +est évidemment encore bien plus loin aujourd'hui que l'analyse +thermologique d'être conçue et poursuivie sous l'aspect rationnel que je +viens de caractériser, et dont la justesse sera probablement très +contestée<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a> +<a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" +name="footnote41"><b>Note 41: </b></a><a href="#footnotetag41"> +(retour) </a> Diverses tentatives partielles tendent + cependant aujourd'hui à nous rapprocher évidemment d'une + telle disposition d'esprit; entre autres les recherches + intéressantes ébauchées par M. Donné sur l'état électrique + comparatif des deux parties générales, extérieure et + intérieure, de l'enveloppe animale, qui paraît présenter, + sous ce rapport, entre la peau et la membrane muqueuse, une + remarquable opposition. +</blockquote> + +<p>En considérant enfin les phénomènes organiques généraux qui résultent, +d'une manière à la fois plus indirecte et moins nécessaire, de +l'ensemble des fonctions végétatives, il nous reste à apprécier l'esprit +qui dirige habituellement la grande et difficile étude de la génération +et du développement des corps vivans.</p> + +<p>Malgré les nombreux travaux entrepris sur ce sujet fondamental depuis +les belles séries de recherches originales de Harvey et de Haller à +l'égard des animaux les plus élevés, cette étude peut, encore moins que +toutes les précédentes, à cause de sa complication supérieure, être +regardée aujourd'hui comme rationnellement instituée dans la direction +vraiment positive qui lui est propre. L'influence très prononcée de la +philosophie métaphysique ne s'y fait pas seulement sentir sous la forme +directe et grossière manifestée par les physiologistes arriérés qui en +sont restés aux forces plastiques. Ceux même que domine réellement une +intention beaucoup plus positive, subissent encore, à leur insu, d'une +manière indirecte et spécieuse, ce ténébreux ascendant, lorsque, dans un +ordre de phénomènes aussi profondément compliqué, ils entreprennent +aujourd'hui, par des recherches nécessairement stériles sur les +générations spontanées, cette vaine détermination des causes +essentielles, à laquelle les physiciens ont unanimement renoncé +désormais envers les plus simples effets naturels. Aussi, quoique les +observations convenablement suivies manquent jusqu'ici à l'égard de +presque toutes les parties de ce grand problème, on peut dire que +l'immense obscurité qui enveloppe maintenant un tel sujet tient surtout +à ce qu'on y cherche ce qui, en réalité, n'est nullement susceptible +d'être trouvé. Les physiologistes ont ici besoin de remonter aux notions +les plus élémentaires de la philosophie positive, devenues si +heureusement vulgaires à l'égard des phénomènes inorganiques et même des +plus simples phénomènes biologiques, afin de renoncer franchement à +toute enquête insoluble des <i>causes</i> de la génération et du +développement, pour réduire la science effective à en déterminer les +<i>lois</i>, dont l'étude, à peine ébauchée, comporte un si utile succès. Or, +il faut convenir, au contraire, que les plus belles questions positives, +celles qui, par leur nature, présentent même le plus haut intérêt +pratique, comme pouvant conduire à l'amélioration systématique des +diverses races vivantes, y compris la race humaine, n'ont encore attiré +qu'indirectement l'attention des physiologistes, et seulement à raison +des argumens plus ou moins spécieux qu'ils espéraient en induire pour ou +contre l'une des vaines hypothèses quasi-métaphysiques dont ils étaient +surtout préoccupés. Cependant, les travaux des anatomistes sur +l'appareil génital, et les comparaisons exactes établies par les +zoologistes pour déduire d'une telle considération des moyens généraux +de classification, ont évidemment préparé les voies à une étude plus +rationnelle. Il est même digne de remarque aujourd'hui, dans les +diverses parties du monde savant, que ceux qui d'abord n'avaient en vue +que d'absurdes chimères sur les causes premières de la génération, ont +été graduellement entraînés, par la prépondérance croissante et +universelle de l'esprit positif, à faire involontairement dégénérer +leurs efforts en de simples recherches d'ovologie et d'embryologie, qui +prennent chaque jour un caractère plus scientifique. Mais, malgré tous +ces symptômes irrécusables d'une prochaine amélioration radicale, il +demeure néanmoins certain que la principale condition préliminaire pour +la formation d'une doctrine vraiment positive sur ce grand sujet, +c'est-à-dire simplement l'exacte analyse générale du phénomène +fondamental, n'a pas même encore été convenablement remplie; ce qui +rendrait nécessairement prématurée aujourd'hui toute tentative directe +quant aux lois positives de la génération et du développement. Il doit +être toutefois bien entendu que nous ne considérons point ici les +derniers degrés de la hiérarchie organique, où il n'existe pas, à vrai +dire, de génération proprement dite, la multiplication s'y opérant par +un simple prolongement direct de la masse vivante, qui peut s'effectuer +en un point quelconque de cette masse, dès-lors presque homogène; car, +dans ce cas extrême, le phénomène est essentiellement analogue à toute +autre sorte de reproduction du tissu cellulaire primordial. Nous ne +pouvons avoir en vue que les organismes assez élevés pour ne pouvoir se +reproduire sans le concours préalable et déterminé de deux appareils +plus ou moins spéciaux, appartenant d'ailleurs à deux individus +distincts ou à un seul individu, et chez lesquels l'appareil mâle est +toujours conçu comme venant opérer, par une première nourriture +vivifiante, une sorte d'éveil indispensable, dans le germe que contient +l'appareil femelle. Or, l'analyse générale de ce phénomène élémentaire +est, sans doute, aujourd'hui extrêmement imparfaite, puisqu'on ne sait +pas même en quoi consiste la différence exacte et caractéristique entre +les deux états de l'ovule, immédiatement avant et après l'acte de la +fécondation. Notre ignorance est jusqu'ici tellement profonde à cet +égard, que, dans les cas les mieux caractérisés, nous ne pouvons +nullement concevoir la nécessité des plus évidentes conditions du +phénomène, dont l'expérience seule nous dévoile empiriquement +l'indispensable concours. C'est ainsi, par exemple, que, en considérant, +d'une part, quelle minime quantité de fluide séminal peut suffire à la +fécondation, et, d'une autre part, combien la disposition anatomique +rend difficile son introduction jusqu'au germe, on serait presque +nécessairement entraîné à prononcer, <i>à priori</i>, que leur conflit ne +constitue point une condition essentielle du phénomène, si l'observation +la plus vulgaire ne venait point aussitôt rectifier, d'une manière +hautement irrécusable, cette fausse indication de notre vaine science. +Une étude où l'on doit aussi peu s'écarter de la stricte observation +immédiate, où les plus simples prévisions sont aussi radicalement +incertaines et même erronées, est certainement encore dans un état de +véritable enfance, malgré l'imposante apparence de la masse des travaux +déjà accumulés à cet égard.</p> + +<p>Il en est essentiellement de même pour la doctrine générale du +développement organique, suite inséparable de la théorie de la +génération. On doit, en outre, reconnaître, sans se laisser éblouir par +de récens et incontestables progrès, que cette étude est encore plus +imparfaitement conçue aujourd'hui que celle de la reproduction, puisque +la méthode comparative y a été appliquée d'une manière bien moins +complète; la question fondamentale n'y a jamais été posée sous une forme +commune à tous les organismes, y compris nécessairement l'organisme +végétal. Une grave aberration philosophique me semble même dominer +aujourd'hui la plupart des recherches qui se poursuivent à ce sujet. +Quoique, de l'aveu unanime des biologistes, la vie végétative soit la +base indispensable de toute vie animale, c'est sur les appareils et les +fonctions relatives à cette dernière que les essais embryologiques sont +maintenant surtout dirigés, au point de représenter le système le plus +éminemment animal, le système nerveux, comme apparaissant le premier +dans le développement des organismes supérieurs. Cette manière de voir, +qui paraît aussi contraire qu'il soit possible de l'imaginer à +l'établissement ultérieur de toute conception vraiment générale sur la +théorie fondamentale du développement, se trouve d'ailleurs en +opposition directe avec une des lois les plus constantes que présente la +philosophie biologique, l'harmonie universelle et nécessaire entre les +principales phases de l'évolution individuelle et les degrés successifs +les mieux caractérisés de la grande hiérarchie organique; puisque, sous +ce dernier aspect, le tissu nerveux ne se manifeste que comme la plus +extrême et la plus spéciale transformation du tissu primordial. +L'analyse préliminaire du développement organique est donc encore bien +loin d'avoir été conçue dans un esprit suffisamment rationnel, toujours +dominé par la haute intention philosophique de tendre à concilier, +autant que possible, les divers aspects essentiels de la science des +corps vivans.</p> + +<p>Pour être vraiment complète, cette analyse doit évidemment être suivie +de l'étude inverse, et néanmoins corélative, à laquelle donne lieu le +décroissement fatal de l'organisme, à partir de sa pleine maturité, dans +sa marche graduelle vers la mort. Cette théorie générale de la mort est +certainement très peu avancée, puisque les recherches physiologiques les +mieux instituées à ce sujet n'ont presque jamais porté que sur les +morts violentes ou accidentelles, considérées même exclusivement dans +les organismes les plus élevés, et affectant surtout les fonctions et +les appareils de nature essentiellement animale, comme l'indiquent les +beaux travaux de Bichat. Quant à la dégradation nécessaire de +l'existence organique fondamentale, nous sommes aujourd'hui bornés à un +premier aperçu philosophique, qui la représente comme une suite +inévitable de la vie elle-même, par la prédominance croissante du +mouvement d'exhalation sur le mouvement d'absorption, d'où résulte +graduellement une consolidation exagérée de l'organisme primitivement +presque fluide, ce qui, à défaut d'influences plus rapides, tend à +produire un état de dessiccation incompatible avec tout phénomène vital. +Mais, quelque précieuse que soit une telle vue sommaire, elle ne peut +servir qu'à bien caractériser la vraie nature de la question, en +indiquant la direction générale des recherches qu'elle exige. Les +considérations importantes relatives à la vie animale ne sauraient être +rationnellement introduites dans un tel sujet, que lorsque cette +doctrine préliminaire aura d'abord été convenablement établie, comme à +l'égard de tous les autres points de vue précédemment examinés.</p> + +<p>Telles sont les principales réflexions philosophiques que doit +naturellement inspirer l'exacte appréciation de l'état actuel de la +physiologie organique ou végétative, envisagé dans son ensemble. Cet +examen, quoique sans doute extrêmement sommaire, peut conduire à +constater, d'une manière irrécusable, que, comme nous l'avions aisément +prévu dès l'origine, c'est à l'éducation radicalement vicieuse de +presque tous les physiologistes, et à l'irrationnelle institution de +leurs travaux habituels, qu'il faut surtout attribuer l'excessive +imperfection d'une étude aussi fondamentale, qui, malgré sa haute +difficulté caractéristique et sa positivité toute récente, est +certainement bien plus arriérée aujourd'hui que ne l'exigent la nature +plus compliquée de ses phénomènes et son développement moins ancien. La +circulation du sang, premier fait général qui ait donné l'éveil à la +physiologie positive, et les lois de la chute des corps, première +acquisition de la saine physique, sont des découvertes presque +absolument contemporaines; et, néanmoins, quelle immense inégalité entre +les progrès des deux sciences à partir de cette commune évolution! Une +telle différence ne saurait uniquement tenir à la complication +supérieure des phénomènes physiologiques, et a dû beaucoup dépendre +aussi de l'esprit scientifique qui a dirigé leur étude générale, au +niveau de laquelle la plupart de ceux qui la cultivent n'ont pas su +convenablement s'élever.</p> + +<p>Par leur nature évidemment physico-chimique, les phénomènes fondamentaux +de la vie végétative exigent directement, soit dans leur analyse, soit +dans leur explication, l'intime combinaison permanente des principales +notions de la philosophie inorganique avec les considérations +physiologiques immédiates préparées par une profonde habitude des lois +préliminaires relatives à la structure et à la classification des corps +vivans. Or, chacune de ces conditions inséparables n'est aujourd'hui +suffisamment remplie que par un ordre particulier de savans positifs. De +là sont résultées, d'un côté, la prétendue chimie organique, étude +radicalement bâtarde, qui n'est qu'une grossière ébauche de la +physiologie végétative, machinalement entreprise par des esprits qui ne +comprenaient, en aucune manière, le vrai sujet de leurs travaux; d'un +autre côté, les doctrines vagues, incohérentes, et quasi-métaphysiques, +dont cette physiologie a été essentiellement composée par des +intelligences mal préparées et presque entièrement dépourvues des +notions préliminaires les plus indispensables. La stérile anarchie qui +est la suite nécessaire d'une aussi vicieuse organisation du travail +scientifique, suffirait seule à témoigner irrécusablement de l'utilité +réelle et directe du point de vue général, et néanmoins positif, qui +caractérise ce Traité.</p> + + +<a name="l44" id="l44"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>QUARANTE-QUATRIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie <i>animale</i> +proprement dite.</p> + +<p>Quoique, par une invincible nécessité générale, la vie organique +constitue évidemment le fondement indispensable et continu de la vie +animale, il est néanmoins très digne de remarque que l'étude de ce +dernier genre de fonctions soit réellement à la fois mieux conçue et +plus avancée que celle qui, suivant l'ordre rationnel, devait +certainement lui servir de préliminaire inévitable. Non-seulement les +notions élémentaires de <i>propriétés</i> physiologiques sont ici, comme nous +l'a fait voir la leçon précédente, beaucoup plus nettes et mieux +circonscrites: mais, en outre, la méthode comparative, principal +caractère logique de toute spéculation vraiment scientifique sur les +corps vivans, y est appliquée d'une manière bien moins incomplète en +même temps que plus judicieuse; ou, pour mieux dire, c'est seulement +dans l'exploration de ces phénomènes qu'elle a été jusqu'ici +régulièrement introduite. Aussi, ce que la physiologie organique +présente aujourd'hui de moins imparfait se réduit essentiellement à +l'étude des phénomènes supplémentaires qui, en réalité, sont empruntés à +la vie animale, comme le mécanisme de la circulation proprement dite, +celui de la respiration, etc., en sorte que les conditions accessoires y +ont été beaucoup mieux examinées que les principales.</p> + +<p>Cette sorte d'anomalie philosophique est cependant très facile à +expliquer en considérant que les cas les plus tranchés devaient +nécessairement comporter plus aisément une exploration vraiment +positive. L'étude des phénomènes purement animaux devait tendre, par sa +nature, à constituer, avec une spontanéité plus prononcée, une science +nettement distincte, en s'affranchissant plutôt des aberrations +physico-chimiques, qui ont tant entravé le progrès réel de la saine +physiologie, et qui toutefois ne pouvaient jamais entièrement voiler des +différences fondamentales aussi saillantes que celles de l'animalité à +la simple existence inorganique. En même temps que la comparaison +biologique devenait ici plus facile par la similitude beaucoup plus +évidente des divers organismes, elle était aussi plus habituellement +applicable par la multiplicité beaucoup moindre des cas essentiellement +comparables. Nous avons précédemment reconnu que, dans l'étude de la +vie organique, la méthode comparative devait nécessairement, sous peine +de stérilité radicale, être étendue jusqu'à son extrême limite, +caractérisée par l'organisme végétal, le seul où les fonctions +fondamentales fussent nettement dégagées de toute influence accessoire. +Or, on conçoit aisément que l'esprit humain n'ait pu s'élever que très +lentement et avec beaucoup d'efforts à cet état permanent d'abstraction +et de généralité physiologiques, où, en parlant de l'homme, seul et +inévitable type primordial de la hiérarchie biologique, il embrasse +graduellement, sous un commun aspect, l'ensemble des divers modes de +vitalité, y compris même l'économie végétale, sans tomber néanmoins, par +une synthèse exagérée, dans ces vagues et abusives considérations qui, +rapprochant indistinctement tous les êtres naturels, détruisent +directement toute base réelle de comparaisons positives. Un point de vue +aussi difficile et aussi nouveau n'a pu être convenablement établi que +de nos jours, et uniquement jusqu'ici, chez les esprits même les plus +avancés, à l'égard des plus simples aspects généraux de la biologie, +c'est-à-dire dans la seule étude statique de l'organisme, ainsi que je +l'ai expliqué. On ne saurait donc être étonné que la comparaison +physiologique se soit d'abord développée surtout à l'égard des +fonctions animales proprement dites, qui devaient naturellement en faire +sentir, d'une manière beaucoup plus spontanée, à la fois l'importance et +la possibilité, quoique l'étude rationnelle de la vie organique exige +réellement et en même temps permette une plus large et plus +indispensable application de la méthode comparative. Ce mode effectif de +formation doit sembler d'autant plus inévitable pour la physiologie, +qu'il a été essentiellement le même pour l'anatomie et pour la +taxonomie, malgré leur moindre complication.</p> + +<p>Toutefois, en considérant, avec plus de précision, cette évidente +supériorité actuelle, qui n'est paradoxale qu'en apparence, de la +physiologie animale sur la physiologie organique, il importe maintenant +de bien distinguer, à cet égard, entre les deux aspects élémentaires de +toute étude positive, la simple <i>analyse</i> préliminaire des phénomènes, +et leur véritable <i>explication</i> définitive. C'est uniquement, en effet, +sous le premier point de vue que la vie animale a été réellement mieux +explorée jusqu'ici que la vie végétative, par suite de la facilité +beaucoup plus grande que devait naturellement offrir l'examen direct de +phénomènes dont l'observateur portait spontanément en lui-même le type +le plus parfait. Mais, au contraire, il n'en a pas été et ne pouvait en +être nullement ainsi sous le second aspect fondamental. Il deviendrait +effectivement impossible de comprendre comment l'explication des +phénomènes les plus spéciaux et les plus compliqués pourrait aujourd'hui +être mieux conçue et plus avancée que celle des phénomènes plus simples +et plus généraux qui leur servent de base indispensable: un tel état de +la science serait en opposition directe avec les lois les moins +contestables de l'esprit humain. Telle n'est point aussi sa vraie +situation présente, comme il n'est que trop aisé de le constater.</p> + +<p>Quelque imparfaite que soit évidemment jusqu'ici, d'après la leçon +précédente, la théorie générale des phénomènes organiques fondamentaux, +on doit néanmoins reconnaître qu'elle est aujourd'hui conçue dans un +esprit beaucoup plus scientifique (ou, si l'on veut, moins arriéré) que +celui qui préside habituellement aux principales explications de la +physiologie animale. Car, les phénomènes végétatifs, considérés d'une +manière rigoureusement isolée et strictement universelle, ne +constituent, en réalité, par leur nature, qu'un ordre spécial et +déterminé d'actes continus de composition et de décomposition: ils sont +dont radicalement assimilables, sous leurs aspects les plus essentiels, +aux simples phénomènes inorganiques. Bien loin qu'il soit irrationnel de +les en rapprocher, comme on s'efforce de le faire aujourd'hui, c'est au +contraire une telle subordination qui caractérise surtout leur +explication réelle, conformément à l'esprit fondamental de toute +philosophie positive, qui prescrit de lier, autant que possible, les +phénomènes les plus particuliers aux plus généraux, ainsi que j'ai eu +tant d'occasions de l'établir dans cet ouvrage. Sous ce rapport, l'école +physico-chimique de Boerrhaave n'a réellement péché que par exagération, +faute de données suffisantes et de réflexions assez approfondies. C'est +par là que doit s'introduire spontanément, ainsi que je l'ai expliqué +dans les leçons précédentes et surtout dans la dernière, le lien +fondamental entre la philosophie inorganique et la philosophie +biologique, qui peut faire désormais concevoir l'ensemble de la +philosophie naturelle comme formant, en réalité, un système homogène et +continu, abstraction faite des vains rapprochemens métaphysiques +enfantés chaque jour par des imaginations anti-scientifiques.</p> + +<p>Mais, par une suite nécessaire des mêmes principes philosophiques, un +tout autre esprit doit essentiellement dominer les théories vraiment +rationnelles relatives à la vie animale proprement dite, c'est-à-dire +aux phénomènes élémentaires d'irritabilité et de sensibilité. Ici, en +effet, il n'y a plus aucune base possible d'analogie pour permettre +d'instituer quelques comparaisons réelles avec les phénomènes +inorganiques, qui ne peuvent jamais nous présenter rien de semblable. On +ne saurait méconnaître un tel axiome à l'égard de la sensibilité. Tout +au plus pourrait-on, quant à l'irritabilité, en ne considérant que le +simple fait de la contraction envisagée en elle-même, espérer de +découvrir quelques phénomènes vraiment analogues dans le monde +inorganique, en examinant sous cet aspect avec plus d'attention certains +mouvemens suscités par la chaleur et surtout par l'électricité. Mais, +quelque intérêt réel que puissent jamais offrir de semblables +rapprochemens, ils deviendraient certainement illusoires, et par cela +même, directement nuisibles à la science, si l'on prétendait en induire +aucune explication quelconque de l'irritabilité. Car, ce n'est point +l'effet contractile, isolément considéré, qui caractérise, en réalité, +la fibre irritable; c'est essentiellement la production d'un tel effet à +la suite d'une indispensable innervation, surtout quand cette +stimulation devient volontaire. En n'écartant ainsi, de la notion +fondamentale du phénomène, aucun de ses élémens nécessaires, on +reconnaît aisément que l'irritabilité est aussi radicalement étrangère +au monde inorganique que la sensibilité elle-même, dont elle est +d'ailleurs rigoureusement inséparable.</p> + +<p>Cette double propriété vitale doit donc être conçue comme strictement +primordiale chez les êtres, ou plutôt dans les tissus, qui en sont +susceptibles, et, par suite, comme absolument inexplicable, au même +degré, et par les mêmes motifs philosophiques, que la pesanteur, la +chaleur, etc., ou toute autre propriété physique fondamentale, +c'est-à-dire, en vertu d'une impossibilité aussi prononcée de la +rattacher rationnellement à aucune autre catégorie quelconque de +phénomènes élémentaires. Elle ne présente, sous ce rapport, de +différence logique vraiment essentielle que sa spécialité nécessaire, +comparée à la généralité plus ou moins évidente de ces propriétés +physiques, ce qui ne saurait influer sur la possibilité d'explication, +puisqu'une telle spécialité se trouve toujours en harmonie exacte avec +celle non moins tranchée de la structure correspondante. C'est à ce +titre fondamental que l'on doit justement regarder l'école +physico-chimique comme ayant directement tendu à engager la science +physiologique dans une voie d'aberration radicale, qui a profondément +entravé ses véritables progrès, quoiqu'elle ait été et soit peut-être +encore provisoirement utile par son antagonisme naturel avec la +direction métaphysique, dont la prépondérance eût été, sans un tel +obstacle, encore plus nuisible. Il est déplorable, en effet, que, faute +d'une direction philosophique assez fortement arrêtée, tant de hautes +intelligences modernes se soient long-temps consumées en efforts +nécessairement illusoires, pour imaginer d'incompréhensibles +explications de l'irritabilité et de la sensibilité, où des fluides +fantastiques analogues à ceux de nos physiciens ont rempli naturellement +un office indispensable. Aucun cas de ce genre ne m'a jamais semblé plus +regrettable, que celui de l'illustre Lamarck, employant, avec +l'admirable naïveté qui le caractérisait toujours, son beau génie +zoologique à forger de vaines hypothèses physiques pour expliquer la +sensibilité, sans jamais s'apercevoir que, à quelque degré de +complication qu'il élevât graduellement ses suppositions gratuites, il +parvenait tout au plus à représenter vaguement la transmission mécanique +des impressions produites sur les extrémités nerveuses, mais nullement à +rendre raison de l'acte de la perception, qui demeurait ainsi +constamment intact, quoiqu'il constitue évidemment l'élément le plus +essentiel de tout phénomène de sensibilité. Et cependant, presque tous +les physiologistes qui n'appartiennent point à l'école métaphysique se +livrent aujourd'hui, d'une manière plus ou moins prononcée, à ces vaines +et stériles spéculations! Sans méconnaître l'évidente inefficacité des +tentatives antérieures, on espère toujours que des efforts plus heureux, +fondés sur quelque découverte imprévue, finiront par dévoiler un jour le +mystère de la sensibilité et de l'irritabilité, quoique les physiciens, +dans un ordre d'études infiniment plus simple, aient depuis long-temps +renoncé à pénétrer jamais le mystère de la pesanteur! Rien ne +caractérise peut-être avec plus d'énergie l'état actuel d'enfance de la +physiologie, que l'obligation incontestable où nous sommes placés de +regarder aujourd'hui des esprits, dominés par une disposition aussi +profondément irrationnelle, comme constituant néanmoins, par +comparaison, les précurseurs les plus immédiats de la véritable école +positive, en ce que leurs aberrations tendent du moins à exciter le +développement des explorations directes, quoiqu'ils les fassent souvent +dévier; tandis que les doctrines métaphysiques, qui, par le jeu commode +et universel de leurs entités, fournissent aussitôt, à tous les +phénomènes possibles, des explications encore bien plus creuses et plus +stériles, tendent ainsi désormais à comprimer inévitablement tout élan +progressif du génie observateur, qui jadis fut, au contraire, +puissamment secondé par elles, lorsqu'il s'efforçait de se dégager des +entraves de la philosophie théologique.</p> + +<p>Malgré l'éminent service général que l'école physico-chimique rend +encore ainsi indirectement au progrès de la science physiologique, en +opposant un obstacle insurmontable à la prépondérance rétrograde de +l'école métaphysique, on doit reconnaître, d'un autre côté, que ses +vaines tentatives anti-scientifiques sur l'explication fondamentale des +phénomènes élémentaires de la vie animale, conservent seules aujourd'hui +quelque importance à cette dernière école, en lui constituant aussi un +office essentiel, qui consiste à maintenir l'intégrité du caractère +original de la physiologie comme science distincte, en empêchant son +absorption destructive par la philosophie inorganique: en sorte que la +principale utilité des deux écoles se réduit aujourd'hui à se contenir, +ou plutôt à s'annuller, réciproquement, ainsi que je l'ai déjà signalé +dans le chapitre précédent. Quoi qu'il en soit, il demeure certain, +d'après les considérations ci-dessus indiquées, que la lutte entre ces +deux tendances n'est plus aujourd'hui radicalement engagée que sur +l'étude de la vie animale; l'école physico-chimique pouvant désormais +être regardée comme étant en pleine et irrévocable possession du +domaine de la physiologie purement organique, qui, par la nature de ses +phénomènes, devait, en effet, lui appartenir nécessairement tôt ou tard, +quand elle aurait rempli les conditions préliminaires indispensables. +Mais, en ce qui concerne la vie animale, les prétentions de cette école +sont certainement inadmissibles, par son étroite et irrationnelle +obstination à y transporter indûment l'esprit général qui convient +exclusivement à la physiologie végétative. Toutefois, une telle école +étant de nature éminemment perfectible, et l'absence même de conceptions +bien arrêtées devant faciliter encore davantage son indispensable +transformation, il y a tout lieu d'espérer aujourd'hui que, du sein de +sa génération actuelle, sortira prochainement une école vraiment +positive, qui, proclamant une judicieuse séparation irrévocable entre la +philosophie biologique et la philosophie inorganique, sans méconnaître +leur véritable subordination fondamentale, et concevant l'étude de la +première avec le système des divers moyens rationnels convenables à son +caractère essentiel, ralliera sans doute spontanément tous les bons +esprits qui, le plus souvent à leur insu, ne tiennent réellement encore +à la physiologie métaphysique qu'afin d'empêcher l'absorption totale du +domaine de la biologie par les physiciens et les chimistes proprement +dits. Quant à présent, quelque fondé que doive sembler un pareil espoir, +il reste néanmoins incontestable que, chez les biologistes les plus +avancés, les théories de physiologie organique commencent déjà à être +essentiellement conçues d'après le véritable esprit général qui doit +finalement les caractériser, tandis qu'il n'en est nullement ainsi pour +la physiologie animale, toujours ballottée entre deux tendances +contradictoires, radicalement nuisibles l'une et l'autre, quoique très +inégalement, à ses progrès réels, sans avoir pu parvenir jusqu'ici à la +vraie situation normale qui lui est propre. C'est pourquoi, malgré +l'irrécusable supériorité qui, d'après les motifs ci-dessus expliqués, +distingue maintenant la physiologie animale relativement à l'analyse +préliminaire de ses principaux phénomènes, elle doit être envisagée +comme réellement moins rapprochée aujourd'hui que la physiologie +organique de sa véritable constitution scientifique. Un tel jugement +paraîtrait encore moins douteux, si, suivant la stricte rigueur logique, +on ne séparait point de la vie animale l'ensemble des phénomènes +intellectuels et moraux, qui en sont effectivement le complément +nécessaire, et dont l'étude générale est bien plus imparfaitement +conçue, ainsi que nous le reconnaîtrons directement dans la leçon +prochaine.</p> + +<p>Ces aperçus préliminaires tendent à caractériser le véritable esprit +philosophique qui doit présider à la formation ultérieure de la théorie +positive de l'animalité, essentiellement fondée sur la co-relation des +deux notions élémentaires de l'irritabilité et de la sensibilité, +profondément distinguées de toute propriété physique. Écartant à jamais +toute vaine recherche sur les causes de ce double principe animal, cette +théorie consistera uniquement à comparer entre eux tous les divers +phénomènes généraux qui s'y rattachent, d'après leur exacte analyse +préalable, afin de découvrir leurs <i>lois</i> effectives; c'est-à-dire, +comme à l'égard des autres phénomènes naturels, leurs vraies relations +constantes soit de succession, soit de similitude. A l'imitation de +toute autre théorie positive, elle sera directement destinée à faire +prévoir rationnellement le mode d'action d'un organisme animal donné, +placé dans des circonstances déterminées, ou réciproquement quelle +disposition animale peut être induite de tel acte accompli d'animalité, +suivant la formule scientifique fondamentale que j'ai établie en +commençant ce traité sommaire de philosophie biologique (voyez la +quarantième leçon). Les fausses tentatives actuelles pour expliquer +l'irritabilité et la sensibilité tendent certainement à nous éloigner +d'un tel but final, bien loin de pouvoir nous en rapprocher, en faisant +inévitablement négliger la recherche directe des lois réelles de +l'animalité, quoique la prévision des phénomènes soit aujourd'hui +unanimement regardée, en principe, comme constituant à la fois le +principal caractère de toute doctrine vraiment scientifique, et la +mesure la moins équivoque de son degré général de perfection.</p> + +<p>Afin de prévenir, autant que possible, toute vicieuse interprétation, il +convient de remarquer ici qu'une semblable constitution de la +physiologie animale, tout en la séparant désormais profondément de la +philosophie inorganique, lui conserve nécessairement avec elle de larges +relations fondamentales, qui suffisent à maintenir la rigoureuse +continuité du système toujours unique de la philosophie positive. Comme +je l'ai déjà indiqué ci-dessus, c'est surtout par la physiologie +végétative que s'établit ce contact général.</p> + +<p>Il ne faut jamais perdre de vue, en effet, la double liaison intime de +la vie animale avec la vie organique, qui lui fournit constamment une +base préliminaire indispensable, et qui, en même temps, lui constitue un +but général non moins nécessaire. On n'a plus besoin aujourd'hui +d'insister sur le premier point, qui a été mis en pleine évidence par de +saines analyses physiologiques: il est bien reconnu maintenant que, pour +se mouvoir et pour sentir, l'animal doit d'abord vivre, dans la plus +simple acception du terme, c'est-à-dire végéter; et qu'aucune suspension +complète de cette vie végétative ne saurait, en aucun cas, être conçue +sans entraîner, de toute nécessité, la cessation simultanée de la vie +animale. Quant au second aspect, jusqu'ici beaucoup moins éclairci, +chacun peut aisément reconnaître, soit pour les phénomènes +d'irritabilité ou pour ceux de sensibilité, qu'ils sont essentiellement +dirigés, à un degré quelconque de l'échelle animale, par les besoins +généraux de la vie organique, dont ils perfectionnent le mode +fondamental, soit en lui procurant de meilleurs matériaux, soit en +prévenant ou écartant les influences défavorables: les fonctions +intellectuelles et morales n'ont point elles-mêmes ordinairement d'autre +office primitif. Sans une telle destination générale, l'irritabilité +dégénérerait nécessairement en une agitation désordonnée, et la +sensibilité en une vague contemplation; dès-lors, ou l'une et l'autre +détruiraient bientôt l'organisme par une exercice immodéré, ou elles +s'atrophieraient spontanément, faute de stimulation convenable. C'est +seulement dans l'espèce humaine, et parvenue même à un haut degré de +civilisation, ainsi que je l'ai déjà indiqué ailleurs, qu'il est +possible de concevoir une sorte d'inversion de cet ordre fondamental, en +se représentant, au contraire, la vie végétative comme essentiellement +subordonnée à la vie animale, dont elle est seulement destinée à +permettre le développement, ce qui constitue, ce me semble, la plus +noble notion scientifique qu'on puisse se former de l'humanité +proprement dite, distincte de l'animalité: encore une telle +transformation ne devient-elle possible, sous peine de tomber dans un +mysticisme très dangereux, qu'autant que, par une heureuse abstraction +fondamentale, on transporte à l'espèce entière, ou du moins à la +société, le but primitif qui, pour les animaux, est borné à l'individu, +ou s'étend tout au plus momentanément à la famille, ainsi que je +l'expliquerai directement dans le volume suivant<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a> +<a href="#footnote42"><sup class="sml">42</sup></a>. Une exception +aussi spéciale et purement artificielle, d'ailleurs si facile à +expliquer, ne saurait aucunement altérer l'universalité d'une +considération que vérifie, d'une manière si prononcée, l'ensemble du +règne animal, où la vie animale se montre toujours destinée à +perfectionner la vie organique. C'est donc uniquement par une +abstraction scientifique, dont la nécessité est, du reste, aujourd'hui +hors de toute contestation, que nous pouvons provisoirement concevoir la +première isolée de la seconde, qui en est, en réalité, strictement +inséparable, sous le double aspect fondamental que je viens de signaler. +Ainsi la théorie positive de l'animalité devant continuellement reposer +sur celle de la vitalité générale, elle se trouve par là combinée, d'une +manière intime et indissoluble, avec l'ensemble de la philosophie +inorganique, qui fournit directement à la physiologie végétative, comme +nous l'avons reconnu, ses bases rationnelles indispensables.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" +name="footnote42"><b>Note 42: </b></a><a href="#footnotetag42"> +(retour) </a> Un philosophe de l'école + métaphysico-théologique, qui fut d'ailleurs un penseur + énergique, a, de nos jours, prétendu caractériser l'homme + par cette formule retentissante: <i>une intelligence servie + par des organes</i>. Si cette phrase a un sens positif, il + rentre sans doute dans celui que je viens d'expliquer. Mais + la définition inverse serait évidemment beaucoup plus vraie, + surtout pour l'homme primitif, non perfectionné par un état + social très développé, comme cet auteur le supposait + principalement. A quelque degré que puisse parvenir la + civilisation, ce ne sera jamais que chez un petit nombre + d'hommes d'élite que l'intelligence pourra acquérir, dans + l'ensemble de l'organisme, une prépondérance assez prononcée + pour devenir réellement le but essentiel de toute existence + humaine, au lieu d'être seulement employée, à titre de + simple instrument, comme moyen fondamental de procurer une + plus parfaite satisfaction des principaux besoins + organiques; ce qui, abstraction faite de toute vaine + déclamation, caractérise certainement le cas le plus + ordinaire. +</blockquote> + +<p>Mais, en outre, indépendamment de cette relation universelle et +nécessaire, il en existe évidemment de plus directes quoique +secondaires, dans le développement même des phénomènes purement animaux, +surtout en ce qui concerne l'irritabilité, dont les actes définitifs +sont certainement subordonnés aux lois les plus générales de la physique +inorganique. Nous avons, en effet, bien reconnu, en traitant de la +philosophie mathématique, que les lois fondamentales de l'équilibre et +du mouvement, par cela même qu'elles ont été établies en faisant +toujours abstraction complète de l'origine effective des mouvements et +des efforts, doivent nécessairement se vérifier à l'égard de tous les +ordres quelconques de phénomènes, sans aucune exception qui puisse être +propre aux phénomènes physiologiques. Ainsi, aussitôt que, par +l'irritabilité primordiale de la fibre musculaire, la contraction réelle +a été produite, tous les nombreux phénomènes de mécanique animale qui +peuvent en résulter, soit pour la station, soit pour la locomotion, sont +inévitablement sous la dépendance des lois générales de la mécanique, +pourvu que, dans la judicieuse application de ces lois, on y ait +toujours, bien entendu, convenablement égard, de même qu'en tout autre +cas, aux conditions caractéristiques de l'appareil, que les +physiologistes peuvent seuls suffisamment connaître. Tel est le mode +spécial d'introduction directe et nécessaire de la philosophie +inorganique dans l'étude précise du premier ordre des fonctions animales +proprement dites. Il en est de même, quoique en sens inverse, envers les +fonctions relatives à la sensibilité, où cette philosophie doit +inévitablement intervenir en ce qui concerne la première des trois +parties essentielles du phénomène fondamental, c'est-à-dire, +l'impression primitive sur les extrémités sentantes, soigneusement +distinguée de sa transmission par le filet nerveux, et de sa perception +par l'organe cérébral. Cette impression s'opère toujours, en effet, par +l'intermédiaire indispensable d'un véritable appareil physique +correspondant, soit lumineux, soit acoustique, etc., sans lequel +l'existence du monde extérieur ne pourrait être que vaguement sentie par +l'organisme, et dont l'étude propre, suivant les lois physiques +convenables, doit nécessairement constituer un élément capital de +l'analyse positive du phénomène. Non-seulement les notions acquises dans +les principales branches actuelles de la physique doivent ainsi être +rationnellement appliquées à la physiologie animale: chacun peut aussi +constater aisément aujourd'hui qu'une telle application exigerait +souvent, dans ces diverses doctrines, des progrès qui ne sont pas encore +accomplis, et même, à certains égards, la création de quelques +doctrines nouvelles, comme la théorie des saveurs, et surtout celle des +odeurs, où il y a, sans doute, plusieurs lois générales et purement +inorganiques à établir sur leur mode fondamental de propagation, dont +l'étude est entièrement négligée par nos physiciens, quoiqu'elle ait été +jadis le sujet de diverses tentatives grossières. Tels sont, en aperçu, +les différens points de vue généraux d'après lesquels il doit ici rester +incontestable que la philosophie positive, tout en consacrant +irrévocablement l'individualité nécessaire de la science biologique, la +subordonne néanmoins, par d'indissolubles relations, à l'ensemble des +études inorganiques. On peut ainsi vérifier clairement, à cet égard, +que, comme je l'ai déjà indiqué dans la quarantième leçon, c'est surtout +la chimie qui s'applique spontanément à la physiologie végétative, et +principalement la physique à la physiologie animale, quoique les deux +ordres de fonctions exigent, sans doute, l'emploi combiné des deux +sections fondamentales de la philosophie inorganique. Il serait +désormais inutile d'insister davantage ici sur ces relations +scientifiques, dont le principe et le caractère sont maintenant assez +nettement établis.</p> + +<p>Abstraction faite dorénavant de toute vaine tentative d'explication de +la double propriété fondamentale qui distingue la vie animale, il reste +néanmoins certain que les notions élémentaires que l'on se forme +habituellement aujourd'hui de l'irritabilité et de la sensibilité n'ont +point encore acquis le véritable caractère scientifique qui doit +finalement convenir à leur nature, surtout en ce que chacun de ces deux +attributs de l'animalité n'est pas rattaché, d'une manière assez +énergiquement arrêtée, à la considération exclusive d'un tissu +correspondant. Cette indispensable condition, dont je dois signaler ici +l'extrême importance philosophique, n'a été jusqu'à présent +rigoureusement remplie, à ma connaissance, que dans le système +physiologique de M. de Blainville.</p> + +<p>La doctrine de Bichat, encore prépondérante aujourd'hui, est, à cet +égard, radicalement vicieuse, puisqu'elle représente l'irritabilité, et +la sensibilité elle-même, comme plus ou moins inhérentes à tous les +tissus quelconques, sans aucune distinction d'organiques et animaux. +Quelques éclectiques ont cru, il est vrai, pouvoir conserver +essentiellement cette doctrine, en se bornant à la purger de sa notion +la plus évidemment erronée, celle qui se rapporte à la prétendue +<i>sensibilité organique</i>, c'est-à-dire, à la sensibilité sans conscience, +dont la seule définition est directement contradictoire. Mais, en +procédant ainsi, on n'a pas suffisamment compris que la théorie +métaphysique de Bichat sur les forces vitales constitue, par sa nature, +un tout indivisible, qui ne saurait être admis ou rejeté par fragmens, +et dont un des élémens les plus indispensables consiste précisément dans +cette même sensibilité organique, quelque absurde qu'en soit la notion. +Car, suivant la pensée de Bichat, la sensibilité organique est le germe +nécessaire de la vraie sensibilité animale, qui n'en différerait que par +un plus haut degré d'exaltation. Il en est à peu près ainsi de même, +sous le point de vue qui nous occupe, de la contractilité organique, +surtout de celle que Bichat distingue par la qualification de +<i>sensible</i>, comparée à la contractilité animale proprement dite. On ne +saurait nier que Bichat conçoit tous les tissus comme étant +nécessairement sensibles et irritables, avec de simples différences de +degré: une telle théorie ne peut d'ailleurs comporter aucun amendement.</p> + +<p>D'après les principes établis ci-dessus, il est aisé, ce me semble, de +reconnaître que toute conception de ce genre s'oppose, de la manière la +plus directe, à la constitution vraiment rationnelle de la science +physiologique sur les bases positives qui lui sont propres; en sorte +qu'un tel examen concerne l'un des points les plus fondamentaux de la +philosophie biologique. Si, en effet, les deux propriétés +caractéristiques de l'animalité pouvaient appartenir indistinctement à +tous les tissus, et que, par conséquent, il n'existât point, à +proprement parler, de tissus vraiment animaux, toute différence +scientifique fondamentale entre la physiologie animale et la simple +physiologie organique disparaîtrait nécessairement par cela seul. +Dès-lors, attendu qu'il est impossible de méconnaître aujourd'hui que +les phénomènes de la vie végétative sont, par leur nature, sous la +dépendance directe et générale des lois universelles du monde +inorganique, on ne saurait comprendre pourquoi il cesserait d'en être +ainsi à l'égard de la vie animale, qui, dans une semblable hypothèse, +n'offrirait plus, en réalité, qu'un développement supérieur des mêmes +propriétés élémentaires. Les plus vicieuses prétentions de l'école +physico-chimique, se trouveraient ainsi justifiées aussitôt, du moins en +principe, sans qu'on pût contester logiquement avec elle autrement que +sur l'application actuelle; puisque tous les effets physiologiques se +réduiraient alors, par cette identité fondamentale des deux vies, à un +ordre spécial d'actes chimiques et physiques, comme ils le sont +certainement dans la simple vie organique. Il faut s'être bien +familiarisé, par l'étude historique de l'esprit humain, avec le triste +spectacle des inconséquences capitales auxquelles est assujettie notre +faible intelligence, même chez les plus éminens génies, pour ne point +s'étonner que Bichat, qui avait si profondément senti l'indispensable +nécessité de maintenir à la physiologie un caractère scientifique +pleinement original, ait néanmoins établi, avec une prédilection +marquée, une théorie qui tendrait nécessairement à autoriser +l'usurpation totale du domaine de la physiologie par le système des +sciences inorganiques. Les biologistes n'auraient plus alors d'autre +moyen de conserver leur indépendance intellectuelle, que de nier +directement la nature physico-chimique des phénomènes mêmes de la vie +végétative: or, une telle manière de voir, excusable sans doute au temps +de Bichat, ne saurait être soutenue aujourd'hui par aucun esprit +vraiment au niveau du progrès général de la science physiologique dans +le siècle actuel. D'ailleurs, il est évident que si, par cette issue, on +pouvait échapper aux envahissemens de l'école physico-chimique, ce ne +serait que pour retomber, par une nécessité directe, sous la domination +exclusive de l'école métaphysique, puisque l'on aurait ainsi rétabli, +dans la physiologie végétative au moins, le pur régime des entités. Une +telle théorie tend donc à perpétuer la déplorable situation +oscillatoire de la science physiologique entre ces deux impulsions +contrairement vicieuses, et ne saurait, par conséquent, convenir au +véritable état normal: ce qui doit faire nettement ressortir la haute +importance de cette discussion.</p> + +<p>Ces considérations sommaires suffisent pour indiquer ici combien il est +indispensable à la biologie rationnelle de concevoir toujours +l'irritabilité et la sensibilité comme nécessairement inhérentes à deux +tissus déterminés, modifications profondes et nettement tranchées du +tissu cellulaire primordial, afin que la spécialité des notions +anatomiques se trouve exactement en harmonie avec celle que l'on veut, à +si juste titre, maintenir aux idées physiologiques; ou, en un mot, que +les pensées élémentaires de tissu et de propriété ne cessent jamais de +se correspondre parfaitement. Le caractère scientifique de la +physiologie actuelle, qui en est à peu près restée, à cet égard, à la +doctrine de Bichat, est donc encore, sous ce nouvel aspect fondamental, +essentiellement défectueux, chez la plupart des biologistes.</p> + +<p>On doit, toutefois, reconnaître que, pour Bichat, cette erreur capitale +était presque inévitable, vu l'extrême imperfection, à cette époque, de +l'analyse anatomique des tissus, dont Bichat lui-même, il ne faut +jamais l'oublier, fut l'immortel créateur. Des observations mal faites +ou mal discutées pouvaient permettre alors de croire à l'existence +effective de la sensibilité dans des parties réellement dépourvues de +nerfs; ce qui devait, aux yeux de Bichat, constituer autant de preuves +de sa théorie, comme il l'a si fréquemment remarqué, surtout quant à la +sensibilité qui, suivant lui, se développerait avec beaucoup d'énergie +dans les ligamens à la suite de leur torsion, bien qu'elle dût rester +inaperçue par tout autre mode de stimulation. Mais une meilleure +exploration a depuis clairement démontré, envers presque tous les cas de +ce genre, ou que les symptômes de sensibilité avaient été abusivement +attribués à tel organe privé de nerfs au lieu d'être rapportés à la +lésion simultanée de quelques nerfs voisins, ou que le tissu nerveux +existait effectivement, quoique difficile à apercevoir. Si, en quelques +rares occasions, une semblable rectification n'a pu encore être +catégoriquement opérée, à cause de la difficulté supérieure des +circonstances ou de l'insuffisance des observateurs, il serait +certainement absurde, d'après les plus simples principes de la +philosophie positive, de vouloir, par ce seul motif, repousser ou même +ajourner l'usage d'une conception aussi évidemment indispensable à la +physiologie rationnelle, et déjà fondée sur tant de cas irrécusables, +bien plus nombreux et surtout plus décisifs que ceux qui continuent à +paraître exceptionnels. Cette considération doit s'appliquer à la +comparaison des divers organismes, comme à celle des différens tissus de +l'organisme humain. Les prétendus animaux sans nerfs, sur lesquels +l'école métaphysique a tant insisté, disparaissent graduellement à +mesure que les progrès, intellectuels et matériels, de l'anatomie +comparée disposent les observateurs à mieux généraliser la notion du +système nerveux et à le reconnaître avec plus d'exactitude dans les +organismes inférieurs: c'est ainsi, par exemple, qu'on l'a récemment +découvert chez plusieurs animaux rayonnés. Il est donc temps d'ériger en +axiome philosophique l'indispensable nécessité des nerfs pour un degré +quelconque de sensibilité, sauf à traiter les exceptions apparentes +comme autant d'anomalies à résoudre par les perfectionnements ultérieurs +de l'analyse anatomique.</p> + +<p>On doit faire subir une transformation analogue aux notions ordinaires +relatives à l'irritabilité, qui sont encore essentiellement dominées par +la théorie de Bichat. Ce grand physiologiste pouvait concevoir, par +exemple, les contractions du coeur comme directement déterminées, +indépendamment de toute action nerveuse, par la stimulation immédiate +résultante de l'afflux du sang. Mais il est aujourd'hui bien reconnu, +surtout depuis les importantes expériences de Legallois, que +l'innervation est tout aussi indispensable à l'irritabilité de ce muscle +qu'à celle d'aucun autre; et, en général, que la distinction +fondamentale de Bichat, entre la contractilité organique et la +contractilité animale, doit être entièrement abandonnée. Toute +irritabilité est donc nécessairement animale, c'est-à-dire qu'elle exige +une innervation correspondante, de quelque centre immédiat que procède +d'ailleurs l'action nerveuse. Ce sujet attend néanmoins encore plusieurs +éclaircissemens essentiels qui, s'ils ne sont point indispensables à la +certitude logique d'un principe désormais hors de toute atteinte +directe, doivent toutefois influer beaucoup sur son usage scientifique +effectif. Je ne fais pas seulement allusion à la distinction proposée +par divers physiologistes contemporains entre les nerfs sensitifs et les +nerfs moteurs, quoiqu'une telle question soit bien loin d'être sans +importance philosophique. Mais j'ai surtout en vue une considération +plus directe et plus capitale, dont l'incertitude et l'obscurité +actuelles présentent de bien plus graves inconvéniens, qu'on chercherait +vainement à dissimuler. Il s'agit de la vraie distinction scientifique +que la théorie positive de l'irritabilité doit finalement maintenir +entre les mouvemens volontaires et les mouvemens involontaires.</p> + +<p>La doctrine de Bichat avait au moins cet avantage évident qu'elle +représentait, d'une manière directe et, en apparence, très +satisfaisante, cette incontestable différence: on voit même que cette +considération lui a fourni ses principaux argumens. Au contraire, en ne +reconnaissant plus qu'une irritabilité unique, toujours uniformément +liée à l'innervation, comme le prescrit certainement l'état présent de +la science, on constitue une difficulté fondamentale très délicate, et +dont la solution est néanmoins strictement indispensable, pour +comprendre de quelle manière tous les mouvemens ne deviendraient point +dès-lors indistinctement volontaires. La haute insuffisance des +explications actuelles à cet égard ne saurait, sans doute, réagir +logiquement contre le principe lui-même, puisqu'on peut toujours +vaguement attribuer au mode d'innervation la différence musculaire dont +il s'agit ici. Mais cet expédient provisoire ne saurait long-temps +suffire aux besoins réels de la doctrine physiologique, à laquelle il +importe beaucoup de déterminer avec précision les conditions spéciales +d'innervation qui rendent volontaire ou involontaire tel mouvement +effectif. Il faut, sans doute, que, dans cet ordre de considérations +comme dans tout autre, des différences anatomiques vraiment appréciables +soient exactement coordonnées à d'incontestables différences +physiologiques, ce qui certainement est fort loin d'exister aujourd'hui. +On ne saurait confondre un tel ordre de recherches avec la vaine enquête +métaphysique des causes de la volonté, puisqu'il s'agit seulement ici de +découvrir les conditions organiques qui doivent nécessairement exister +pour rendre volontaires, par exemple, les mouvemens des muscles +locomoteurs, tandis que ceux du muscle cardiaque sont si profondément +involontaires. Un phénomène aussi caractérisé comporte sans doute une +exacte analyse générale, quoiqu'elle doive être fort difficile. La +science présente donc aujourd'hui, sous ce rapport, une incontestable +lacune fondamentale, qui obscurcit beaucoup la théorie positive de +l'irritabilité, dont le principe seul peut être maintenant regardé comme +établi; puisque, dans la plupart des cas, le plus habile anatomiste +n'oserait encore décider, autrement que par le fait même, si tel +mouvement bien défini doit être volontaire ou involontaire, ce qui +constate nettement l'absence de toute loi réelle à cet égard.</p> + +<p>Au reste, quelques difficultés que présente, par sa nature, la question +ainsi posée, on a droit d'espérer qu'elle comporte une solution vraiment +satisfaisante, puisqu'on peut, ce me semble, apercevoir déjà la voie qui +doit y conduire. Elle consiste, en effet, dans une judicieuse analyse +des mouvemens en quelque sorte intermédiaires, c'est-à-dire, qui, +primitivement involontaires, finissent par devenir volontaires, ou +réciproquement. Ces cas, que l'organisme présente très fréquemment sous +l'un et l'autre aspect, me paraissent éminemment propres à vérifier que +la distinction incontestable des mouvemens en volontaires et +involontaires ne tient nullement à une différence radicale de +l'irritabilité musculaire, mais seulement au mode et peut-être même au +degré de l'innervation, modifiée surtout par une longue habitude. On ne +saurait, par exemple, concevoir autrement que les mouvemens excréteurs +de l'urine, qui, dans le jeune âge, ou dans un grand nombre de maladies, +sont si évidemment involontaires, puissent prendre, par la seule +influence suffisamment habituelle d'une énergique résolution, le +caractère volontaire qu'ils acquièrent ordinairement chez les animaux +supérieurs. Pour que ce germe d'explication puisse réellement suffire +ultérieurement à résoudre la difficulté proposée, il faudrait concevoir +que les mouvemens les plus involontaires, qui, suivant la juste remarque +de Bichat, sont toujours en effet les plus indispensables à la vie +générale, eussent été susceptibles de suspension volontaire, sans +excepter les mouvemens du coeur, si leur rigoureuse nécessité continue +n'eût point empêché de contracter à leur égard des habitudes +convenables. Quoiqu'il devienne ainsi très probable que la nature +volontaire ou involontaire des divers mouvemens animaux, loin de +provenir d'aucune différence directe dans l'irritabilité fondamentale, +est seulement un résultat indirect et très composé du genre d'action +exercé par l'ensemble du système nerveux sur le système musculaire, on +comprend néanmoins combien ce sujet exige un nouvel examen approfondi, +dont les considérations précédentes ne peuvent qu'indiquer la direction +générale.</p> + +<p>Tels sont les principaux aperçus philosophiques propres à mettre en +pleine évidence l'extrême imperfection générale de l'étude actuelle de +l'animalité, en ce qui concerne l'explication, même la plus élémentaire, +des phénomènes essentiels. En nous bornant désormais à considérer la +physiologie animale sous le seul aspect beaucoup plus simple d'une +exacte analyse préliminaire de ses divers phénomènes généraux, il ne +sera que trop aisé de reconnaître combien cette analyse, qui, au +commencement de ce chapitre, devait nous paraître très satisfaisante, +par comparaison à l'analyse si mal instituée de la vie organique, est +réellement, au contraire, profondément éloignée aujourd'hui de ce +qu'exigent les vrais besoins de la science pour permettre de s'élever +plus tard à quelques lois positives.</p> + +<p>Quant aux fonctions directement relatives à l'irritabilité, on peut +dire, sans la moindre exagération, que le mécanisme d'aucun mouvement +animal n'a été jusqu'ici analysé d'une manière vraiment satisfaisante, +puisque tous les cas principaux sont encore le sujet de controverses +fondamentales entre des physiologistes également recommandables. On +conserve même habituellement entre ces divers mouvemens, une distinction +vicieuse, qui doit s'opposer à toute saine appréciation mécanique, +lorsqu'on les sépare en mouvemens généraux qui produisent le déplacement +total de la masse animale, et mouvemens partiels qui servent surtout à +la vie organique, soit pour l'introduction des divers alimens, ou +l'expulsion des résidus, soit pour la circulation des fluides. Les +premiers mouvemens sont, néanmoins, tout aussi réellement partiels, +quoique leur objet soit différent; car, sous le point de vue mécanique, +l'organisme n'en saurait spontanément comporter d'autres. D'après les +lois fondamentales du mouvement, l'animal ne peut jamais, par aucune +action intérieure, déplacer directement son centre de gravité, sans une +certaine coopération étrangère; pas davantage qu'un chariot à vapeur qui +fonctionnerait, sans aucun frottement, sur un plan tout-à-fait +horizontal, et dont la stérile activité se réduirait dès-lors +nécessairement à la simple rotation de ses roues. J'ai déjà indiqué +cette remarque, dans le premier volume, comme conséquence de la loi +dynamique générale du centre de gravité. Les mouvemens qui produisent la +locomotion proprement dite ne sont donc pas d'une autre nature mécanique +que ceux, par exemple, qui transportent le bol alimentaire le long du +canal digestif; leur résultat n'est différent qu'en vertu de la +diversité des appareils, caractérisés alors par des appendices +extérieurs disposés de manière à déterminer, dans le système ambiant, +une indispensable réaction, qui produit le déplacement de la masse +animée. On pourrait aisément concevoir une constitution mécanique assez +parfaite pour qu'un moteur unique, le coeur ou tout autre muscle, +présidât à la fois, à l'aide d'appareils convenables, à tous les divers +mouvemens organiques et animaux, comme notre industrie le produit si +souvent dans les mécanismes bien organisés. Sans aller jusqu'à cette +idéale simplification du système, on voit, en effet, chez certains +mollusques, la locomotion proprement dite s'opérer au moyen des +contractions du muscle cardiaque ou des muscles intestinaux, ce qui +vérifie clairement la réalité de la considération précédente, et, par +suite, la futilité des distinctions ordinairement admises à cet égard +par les physiologistes actuels.</p> + +<p>Les plus simples notions de la mécanique animale étant ainsi obscurcies +et même viciées dès leur première origine, on ne saurait être surpris +que les physiologistes disputent encore sur le vrai mécanisme de la +circulation, et sur celui de la plupart des modes de locomotion +extérieure, tels que le saut, le vol surtout, la natation, etc. D'après +la manière dont ils procèdent, ils ne sont pas près de s'entendre, et +les opinions les plus opposées trouveraient encore long-temps des moyens +d'argumentation également plausibles. Ce qu'il y a de plus étrange, du +moins en apparence, quoique la saine philosophie l'explique aisément, +c'est la disposition presque universelle des physiologistes, sous ce +rapport, à tirer, de leur ignorance même, autant de motifs d'admirer la +profonde sagesse d'un mécanisme qu'ils déclarent préalablement ne +pouvoir comprendre. Une telle tendance est un reste évident de +l'influence théologique qui préside encore essentiellement à notre +première éducation. Quoique l'étude positive de ce sujet soit, comme on +voit, tout entière à refondre, une première vue mathématique de +l'ensemble de la question montre clairement, ce me semble, que le +caractère le plus prononcé du mécanisme général des mouvemens animaux +consiste, au contraire, dans l'excessive complication des appareils +ordinaires. Les géomètres et les physiciens, en les supposant placés au +point de vue convenable et d'ailleurs suffisamment préparés, +imagineraient sans doute aisément une constitution beaucoup meilleure, +s'ils osaient aujourd'hui prendre pour sujet d'exercice intellectuel la +conception directe d'un nouveau mécanisme animal, ce qui ne serait +peut-être point sans une véritable utilité, ne fût-ce qu'afin de mieux +caractériser l'esprit philosophique qui doit présider aux études +effectives. Dans cet ordre de fonctions animales aussi bien que dans +tout autre, et plus clairement qu'envers aucun autre, l'organisme ne +saurait manquer de nous offrir un mode quelconque de production capable +de déterminer les actes que nous voyons effectivement se produire; mais +le mode réel est presque toujours très inférieur au type idéal que notre +faible intelligence pourrait créer, même d'après nos connaissances +actuelles, avec la liberté convenable. Au fond, cette réflexion revient +à dire ici que le monde inorganique est, par sa nature, beaucoup mieux +réglé que le monde organique; ce qui, je crois, ne saurait être +sérieusement contesté aujourd'hui par aucun esprit judicieux.</p> + +<p>Un examen attentif de l'ensemble des études entreprises jusqu'ici sur la +mécanique animale, fera, ce me semble, reconnaître, sans la moindre +incertitude, que la principale cause de leur extrême imperfection +résulte de l'éducation insuffisante et même vicieuse de la plupart des +physiologistes, qui demeurent ordinairement beaucoup trop étrangers aux +connaissances préalables qu'exigerait naturellement un tel sujet sur les +diverses parties de la philosophie inorganique, sans en excepter le +système, vraiment fondamental, des sciences mathématiques. Le simple bon +sens indique néanmoins, avec une irrésistible évidence, que la mécanique +animale, comme la mécanique céleste, la mécanique industrielle, ou toute +autre quelconque, est d'abord de la mécanique, et doit être, par +conséquent, à ce titre, nécessairement subordonnée aux lois générales +que la mécanique rationnelle impose à tous les mouvemens possibles, +abstraction faite de la nature des moteurs, et en ayant seulement égard +à la structure des appareils. Sans doute, l'extrême complication des +appareils animaux, même indépendamment de l'impossibilité manifeste de +soumettre les moteurs primitifs à aucune théorie mathématique, ne +saurait jamais réellement comporter, à cet égard, la moindre application +numérique, déjà si souvent illusoire envers des appareils beaucoup plus +simples mus par des forces inorganiques. Mais la considération générale +de ces lois n'y est pas moins strictement indispensable, sous peine de +ne pouvoir se former que d'inintelligibles notions fondamentales du +mécanisme de la locomotion, et même de la station, comme on le voit +aujourd'hui où, dans la plupart des cas, la science serait impuissante à +décider quel mouvement va résulter de l'action d'un appareil donné, +d'après la seule analyse anatomique du système, indépendamment de toute +expérience directe, réduite ainsi, contre sa destination fondamentale, à +ne pouvoir prédire que des événemens accomplis. Aussi des physiologistes +moins irrationnels à cet égard ont-ils déjà reconnu imparfaitement cette +nécessité logique, en déclinant toutefois la difficulté, et se bornant à +renvoyer un tel travail aux géomètres et aux physiciens. Ceux-ci, de +leur côté, quand ils ont accepté une tâche qui devait leur rester +étrangère, y ont porté involontairement, outre leur ignorance naturelle +et fort excusable de la constitution anatomique du système, des +habitudes de précision numérique profondément incompatibles avec +l'esprit du sujet, et sont ainsi parvenus le plus souvent à des +résultats dont l'absurdité évidente suffit, aux yeux de juges +irréfléchis, pour discréditer d'avance toute application mieux conçue de +la mécanique générale à la mécanique animale. Rien n'autorisait +cependant une conclusion aussi vicieuse: il fallait seulement +reconnaître que cette indispensable application doit être +essentiellement opérée par les physiologistes eux-mêmes, qui peuvent +seuls en bien comprendre la nature et l'objet. Il en est ici à peu près +comme pour l'usage de l'analyse mathématique dans les principales +branches de la physique, ordinairement si mal conçu aujourd'hui par les +géomètres, parce qu'il doit être dirigé par les physiciens, suivant les +remarques indiquées au second volume de cet ouvrage. L'application de +tout instrument logique devant évidemment appartenir, non à ceux qui +l'ont construit, mais à ceux qui s'occupent du sujet propre auquel il +est destiné, les physiologistes vraiment positifs ne sauraient +aucunement éluder désormais l'obligation rigoureuse de se rendre aptes, +par une plus forte éducation préalable, à introduire convenablement, +dans l'étude rationnelle de la mécanique animale, les indispensables +notions fondamentales empruntées à l'ensemble de la philosophie +inorganique, et d'abord à la philosophie mathématique. Cette obligation +générale se formulera ensuite en prescriptions plus précises, à mesure +que les divers mouvemens spéciaux viendront à l'exiger. Ainsi, par +exemple, l'étude, aujourd'hui si imparfaite, de la phonation, suppose +nécessairement que l'analyse des mouvemens de l'appareil vocal soit +particulièrement dirigée d'après les indications fondamentales qui +résultent des connaissances acquises par les physiciens sur la théorie +du son. Il serait impossible sans cela de parvenir jamais à comprendre +la production générale de la voix, et, à plus forte raison, les +modifications si prononcées et si importantes qu'elle présente chez les +divers animaux susceptibles d'une véritable phonation. Quoique la parole +proprement dite soit principalement, sans doute, un résultat de la +supériorité intellectuelle particulière à notre espèce, comme le montre +l'exemple des idiots et de divers animaux chez lesquels il n'existe +point de vrai langage malgré que la phonation y soit pleinement +suffisante, il faut bien cependant que la structure de notre appareil +vocal offre certains caractères spécifiques en harmonie avec cette +admirable faculté. Or, la judicieuse application des lois générales de +l'acoustique est certainement indispensable pour conduire à découvrir +ultérieurement en quoi consistent ces particularités nécessaires. Il +serait aisé de faire une semblable vérification spéciale envers tous les +autres cas essentiels de la mécanique animale. Sans doute, en plusieurs +occasions, et notamment dans celle que je viens de signaler, il arrivera +que la branche correspondante de la philosophie inorganique ne sera +point elle-même assez avancée pour fournir à la physiologie toutes les +indications préliminaires qui lui seraient indispensables. Mais les +physiologistes auront au moins tenté tous les progrès que comporte, à +chaque époque, l'état général de la philosophie naturelle, et ils auront +d'ailleurs nettement signalé aux divers physiciens spéciaux autant de +sujets déterminés d'importantes recherches, ce qui serait déjà, en +soi-même, d'un haut intérêt direct. On doit espérer que la considération +spéciale et fréquente de telles relations positives entre les sciences +fondamentales les plus indépendantes en apparence, ouvrira enfin les +yeux des savans actuels sur les inconvéniens réels et immédiats que +présente, en général, le système irrationnel de morcellement anarchique +qui préside aujourd'hui à l'étude de la philosophie naturelle. Les +physiologistes doivent nécessairement comprendre à cet égard, avant tous +les autres, les vrais besoins de l'esprit humain, en vertu de la +subordination fondamentale et directe, à la fois générale et spéciale, +qui rattache, d'une manière si prononcée et si variée, leur science à +toutes les précédentes, comme nous venons d'en acquérir une nouvelle +preuve irrécusable.</p> + +<p>L'étude préliminaire du second ordre principal des fonctions animales, +ou l'analyse rationnelle des divers phénomènes essentiels de la +sensibilité, ne présente pas certainement aujourd'hui un caractère +scientifique plus satisfaisant que celui de la mécanique animale, même +abstraction faite de ce qui concerne la sensibilité intérieure +proprement dite, c'est-à-dire les fonctions intellectuelles et morales, +que nous avons déjà reconnues devoir être, dans la leçon suivante, le +sujet d'un examen nécessairement séparé. Cette seconde analyse sera +jugée, en réalité, encore moins avancée que la première, si l'on ne se +laisse point éblouir par l'imposant spectacle des notions anatomiques +très avancées que nous possédons déjà sur les organes correspondants, et +qu'on s'attache exclusivement, comme nous le devons évidemment ici, aux +connaissances purement physiologiques.</p> + +<p>En considérant la partie la moins imparfaite de cette étude, relative +aux simples sensations extérieures, il est clair que le premier des +trois élémens indispensables dont se compose toujours le phénomène de la +sensation, c'est-à-dire, l'impression directe de l'agent externe sur les +extrémités nerveuses à l'aide d'un appareil physique plus ou moins +spécial, donne lieu à des remarques philosophiques essentiellement +analogues à celles qui viennent d'être indiquées à l'égard des +mouvemens. Sous ce rapport, en effet, la théorie des sensations est +nécessairement subordonnée aux lois physiques correspondantes, comme +cela est surtout manifeste pour les théories de la vision et de +l'audition, comparées à l'optique et à l'acoustique, en ce qui concerne +le vrai mode général d'action propre à l'appareil oculaire ou auditif. +Or, l'intime combinaison rationnelle qu'une telle étude exigerait entre +les considérations physiques et les considérations physiologiques +existe, sans doute, encore moins aujourd'hui qu'à l'égard de la +mécanique animale. Ces importantes théories ont été plus formellement +livrées par les physiologistes aux seuls physiciens, évidemment +incompétens pour un tel sujet, comme je l'ai déjà indiqué dans le second +volume: il serait superflu d'insister davantage ici sur une +organisation aussi hautement vicieuse de travail scientifique, ce cas +étant, sous ce point de vue, tout-à-fait analogue au précédent. Il n'y a +entre eux aucune autre différence philosophique essentielle que la +déplorable influence exercée encore, dans cette partie de la physiologie +animale, par les métaphysiciens, auxquels, jusqu'à ces derniers temps +pour ainsi dire, la théorie des sensations avait été essentiellement +abandonnée: c'est seulement depuis la mémorable impulsion donnée par +Gall, que les physiologistes ont commencé à s'emparer définitivement de +cette importante partie de leur domaine. Ainsi, la théorie positive des +sensations est moins bien conçue, et plus récemment instituée, que celle +même des mouvemens; en sorte qu'il serait étrange qu'elle ne fût pas +encore moins avancée, si l'on à d'ailleurs égard à sa difficulté +supérieure, et à la moindre perfection des parties de la philosophie +inorganique dont elle dépend. Les plus simples modifications du +phénomène fondamental de la vision ou de l'audition ne peuvent point +jusqu'ici être rapportées avec certitude à des conditions organiques +déterminées; comme, par exemple, l'ajustement de l'oeil pour voir +distinctement à des distances très variées, faculté que les +physiologistes ont laissé successivement attribuer par les physiciens à +diverses circonstances de structure, toujours illusoires ou +insuffisantes, en se réservant seulement une critique très facile, au +lieu de se saisir d'une recherche qui leur appartient exclusivement. On +peut même dire que les limites directes de la fonction sont presque +toujours très vaguement définies, c'est-à-dire qu'on n'a point nettement +circonscrit le genre de notions, extérieures immédiatement fourni par +chaque sens, abstraction faite de toute réflexion intellectuelle +proprement dite<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a> +<a href="#footnote43"><sup class="sml">43</sup></a>. À plus forte raison n'est-il pas étonnant que la +plupart des lois positives de la vision ou de l'audition, et même de +l'odoration ou de la gustation, soient encore essentiellement ignorées.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" +name="footnote43"><b>Note 43: </b></a><a href="#footnotetag43"> +(retour) </a> Les attributions immédiates de chaque sens + sont, sans doute, éminemment spéciales. Mais il en est tout + autrement de la plupart des notions extérieures que + l'intelligence déduit, d'une manière plus ou moins + indirecte, des divers ordres de sensations, susceptibles, à + cet égard, de se suppléer mutuellement, comme nous le + montrent clairement le cas des sourds, celui des aveugles, + etc. On oublie trop souvent cette importante considération, + surtout envers les animaux, que l'on suppose très + gratuitement privés de telle classe d'idées, par cela seul + que l'appareil sensitif auquel nous en devons ordinairement + l'origine n'est pas chez eux suffisamment développe, sans + examiner si quelque autre sens n'a pas pu le remplacer. + C'est ainsi, par exemple, que l'odorat a été conçu, en + général, comme un sens fort peu intellectuel, à cause de son + imperfection dans notre espèce, où il est, en effet, la + source de bien peu d'idées, quoique, dans un grand nombre + d'espèces animales, il doive en faire naître beaucoup et de + très importantes. Il est donc évident que ce sujet exige une + entière révision élémentaire, qui doit commencer par fixer, + avec une précision scientifique, les limites générales et + nécessaires de d'action intellectuelle directement propre à + chaque sens, et pour laquelle aucun autre ne saurait le + suppléer, en séparant soigneusement cette action + fondamentale de toutes les notions consécutives que la + réflexion peut en déduire. +</blockquote> + +<p>Le seul point général de doctrine, ou plutôt de méthode, que l'on puisse +aujourd'hui regarder comme arrêté d'une manière vraiment scientifique, +c'est l'ordre fondamental, nullement indifférent, suivant lequel les +diverses espèces de sensations doivent être étudiées, et cette notion a +été réellement fournie par l'anatomie comparée bien plus que par la +physiologie. Elle consiste à classer les sens suivant leur spécialité +croissante, en commençant par le sens universel du contact, et +considérant ensuite graduellement les quatre sens spéciaux, le goût, +l'odorat, la vue et enfin l'ouïe. Cet ordre est rationnellement +déterminé par l'analyse de la série animale, puisque les sens doivent +être réputés plus spéciaux et plus élevés à mesure qu'ils disparaissent +à des degrés moins inférieurs de l'échelle zoologique. Il est +remarquable que cette gradation coïncide exactement avec le rang +d'importance de la sensation, sinon pour l'intelligence, du moins pour +la sociabilité. Malheureusement elle mesure d'une manière encore plus +évidente l'imperfection croissante de la théorie. On doit aussi noter, +quoique plus secondaire, la distinction lumineuse introduite par Gall, +entre l'état passif et l'état actif de chaque sens spécial. Une +considération analogue, mais plus fondamentale, consisterait, ce me +semble, à distinguer les divers sens eux-mêmes en actifs et passifs, +selon que leur action est, par sa nature, essentiellement volontaire ou +involontaire. Cette distinction me paraît très marquée entre la vision +et l'audition, celle-ci s'effectuant toujours, même malgré nous et à +notre insu, tandis que l'autre exige, à un degré quelconque, notre libre +participation. L'influence plus vague, mais plus profonde, qu'exerce sur +nous la musique comparée à la peinture, me semble provenir, en grande +partie, d'une telle diversité. Il existe une différence analogue, mais +moins prononcée, entre le goût et l'odorat.</p> + +<p>Depuis Cabanis, et surtout depuis Gall, tous les physiologistes ont plus +ou moins senti la nécessité de compléter l'analyse des sensations +proprement dites par l'étude d'une seconde classe fondamentale de +sensations, encore plus indispensables que les premières au +perfectionnement de la vie organique, et qui, sans procurer aucun notion +directe sur le monde extérieur, modifient néanmoins profondément, par +leur action intense et presque continue, la marche générale des +opérations intellectuelles, qui, chez la plupart des animaux, doit leur +être essentiellement subordonnée. Ce sont les sensations intérieures qui +se rapportent à la satisfaction des divers besoins essentiels soit de +nutrition, soit de reproduction, et auxquelles il faut joindre, dans +l'état pathologique, les différentes douleurs produites par une +altération quelconque. Un tel ordre constitue la transition naturelle +entre l'étude des sensations et celles des fonctions affectives ou +intellectuelles, exclusivement relatives à la sensibilité intérieure. +Mais cette partie de la grande théorie des sensations est encore moins +avancée et plus obscure que la précédente. La seule notion positive qui +soit aujourd'hui incontestable à cet égard, consiste dans +l'indispensable nécessité du système nerveux, commune aux deux genres de +sensibilité. Je dois cependant signaler ici une heureuse remarque de M. +de Blainville sur le siége de l'impression: outre l'affection directe de +l'organe principal de la satisfaction du besoin considéré, il y a +toujours une affection sympathique à l'orifice du canal qui doit +introduire l'agent destiné à cette satisfaction, soit qu'il s'agisse de +l'incrétion d'alimens solides, liquides, ou gazeux: il en est de même, +en sens inverse, pour les divers besoins d'excrétion, toujours ressentis +sympathiquement à l'extrémité du canal excréteur. Mais on ignore +d'ailleurs si, comme dans le cas des sensations purement externes, les +nerfs par lesquels s'opère la transmission de cette impression primitive +présentent quelques caractères déterminés et spéciaux, et surtout à +quels ganglions cérébraux il faut en rapporter la perception.</p> + +<p>Il est donc incontestable que la théorie positive des sensations, +considérée successivement dans chacune de ses deux parties générales, +est encore moins ébauchée et constituée d'une manière moins scientifique +que celle même des mouvemens. On voit aussi que l'imperfection de la +doctrine tient surtout à celle de la méthode habituelle, par suite de +l'insuffisante préparation des esprits qui ont abordé jusqu'ici cette +étude difficile, depuis qu'elle a été irrévocablement soustraite à la +stérile domination des métaphysiciens. Toutefois, cette heureuse +émancipation n'en a pas moins écarté, de nos jours, l'obstacle +fondamental qui arrêtait le plus les progrès réels de cette belle partie +de la physiologie animale, dont la nature si clairement caractérisée ne +saurait manquer de faire prochainement ressortir, chez tous les bons +esprits, les conditions préliminaires indispensables à sa culture +rationnelle. Quelques travaux déjà ébauchés indiquent, avec évidence, +dans la génération scientifique actuelle, une tendance progressive à +organiser désormais les recherches d'après le véritable esprit d'une +telle étude. Ce caractère philosophique est surtout prononcé, comme on +pouvait aisément le prévoir, à l'égard des sens les plus simples et les +moins spéciaux, et particulièrement pour la gustation. Je dois signaler, +à ce sujet, les judicieuses expériences commencées avec une ingénieuse +sagacité par MM. Pinel-Grandchamp et Foville sur l'exacte détermination +du siége distinct des diverses saveurs principales dans des parties +correspondantes de l'organe du goût; car un tel exemple est très propre +à faire ici nettement comprendre en quoi doit surtout consister le +perfectionnement positif de l'étude préliminaire des sensations, qui se +réduit en effet principalement à développer, avec une précision toujours +croissante, l'harmonie fondamentale entre l'analyse anatomique et +l'analyse physiologique.</p> + +<p>Après l'étude rationnelle de chacun des deux ordres généraux de +fonctions animales, il nous reste maintenant à considérer, sous le même +aspect, comme un indispensable complément de la théorie élémentaire de +l'animalité, les notions essentielles relatives au mode d'action, qui +sont communes aux phénomènes de l'irritabilité et à ceux de la +sensibilité proprement dite. Quoique, par leur nature, ces notions +appartiennent aussi aux phénomènes intellectuels et moraux, nous devons +nécessairement les examiner ici, pour y avoir suffisamment caractérisé +les différens points de vue principaux que comporte l'étude positive de +la vie animale, réduite même à sa moindre intensité, sauf à en +reproduire, s'il y a lieu, dans la leçon suivante, l'indication +formelle, à l'égard de la vie affective et intellectuelle.</p> + +<p>Ces considérations fondamentales sur le mode d'action commun à +l'irritabilité et à la sensibilité, doivent être distinguées en deux +classes, suivant qu'elles se rapportent à chaque fonction de mouvement +ou de sensation envisagée en elle-même, ou à l'association, plus ou +moins étendue et plus ou moins nécessaire, de ces diverses fonctions. +Enfin, les premières peuvent avoir pour objet ou le mode ou le degré du +phénomène animal. Tel est l'ordre d'après lequel nous devons ici +signaler sommairement les parties correspondantes de la science +physiologique, en examinant d'abord la théorie de l'intermittence +d'action, et, par suite, celle de l'habitude, qui en est la conséquence +nécessaire.</p> + +<p>Bichat doit être, ce me semble, regardé comme le principal fondateur de +cette importante partie complémentaire de la physiologie, en ce qu'il a, +le premier, fait convenablement ressortir le caractère d'intermittence +propre à toute faculté animale, opposé à l'indispensable continuité des +phénomènes purement végétatifs, ainsi que le prouve l'admirable chapitre +qu'il a consacré à ce beau sujet dans le <i>Traité de la Vie et de la +Mort</i>. Le double mouvement fondamental, de composition après absorption, +et d'exhalation du produit de la décomposition, qui constitue la vie +générale, ne peut, en effet, être un seul instant suspendu, sans +déterminer aussitôt la tendance directe à la désorganisation. Mais, au +contraire, tout acte d'irritabilité ou de sensibilité est, par sa +nature, nécessairement intermittent, puisque aucune contraction ni +aucune sensation ne saurait être conçue comme indéfiniment prolongée; en +sorte que la continuité impliquerait tout aussi bien contradiction dans +la vie animale, que la discontinuité dans la vie organique. Cette +théorie de l'intermittence, dont Bichat est le vrai créateur, est +aujourd'hui essentiellement perfectionnée, surtout dans le système +biologique de M. de Blainville, par suite des progrès généraux de +l'anatomie physiologique dans le siècle actuel. En effet, d'après la +manière vicieuse dont il concevait l'irritabilité et la sensibilité, +suivant les explications ci-dessus indiquées, Bichat faisait de vains +efforts pour écarter l'objection fondamentale tirée de phénomènes qu'il +rapportait à la vie organique, et qui néanmoins sont évidemment tout +aussi intermittens que les phénomènes d'animalité les moins équivoques. +Cela est incontestable à l'égard des muscles intestinaux, par exemple, +et même à l'égard du coeur, dont chaque fibre irritable présente, +certainement, en un temps donné, une somme d'instans de repos au moins +égale à celle des instans d'activité, si l'on a convenablement égard à +la comparaison entre la systole et la diastole; toute la différence +réelle se réduisant alors à la plus grande multiplicité des intervalles. +Une objection analogue et également invincible aurait pu être faite +quant à la sensibilité; puisque, suivant la doctrine de Bichat, la +sensibilité animale proprement dite et la prétendue sensibilité +organique ne différant essentiellement que par le degré normal, il +devenait dès-lors impossible de concilier l'intermittence de la première +avec la continuité de la seconde. La difficulté se trouve spontanément +résolue, dans les deux cas généraux, de la manière la plus +satisfaisante, par la théorie positive de l'irritabilité et de la +sensibilité, dont ce n'est pas sans doute l'un des moindres avantages; +car cette théorie attachant, de toute nécessité, chacune de ces deux +propriétés animales à un tissu correspondant bien caractérisé, +l'intermittence devient un attribut commun et exclusif des organes +principalement composés de ces deux tissus, quelle que soit d'ailleurs +leur destination immédiate pour l'ensemble de l'économie. C'est ainsi +que tous les divers aspects généraux de la saine physiologie nous +offrent toujours une solidarité mutuelle, symptôme philosophique +ordinaire de la vérité scientifique.</p> + +<p>La théorie de l'intermittence, surtout conçue avec cette pleine +rationnalité, s'applique immédiatement à une classe très étendue et très +importante de phénomènes animaux, c'est-à-dire à ceux que présentent les +divers degrés de sommeil, comme Bichat l'a si heureusement expliqué. Car +l'état de sommeil consiste ainsi dans la suspension simultanée, pendant +un certain temps, des principaux actes d'irritabilité et de sensibilité: +il est aussi complet que puisse le permettre l'organisme des animaux +supérieurs, quand il n'offre d'exception que pour les mouvemens et les +sensations directement indispensables à la vie organique, et dont +l'activité, d'ailleurs, est alors notablement diminuée; le phénomène +comporte, du reste, des degrés très variés, depuis la simple somnolence +jusqu'à la torpeur presque complète des animaux hibernans. Mais cette +théorie du sommeil, si bien instituée par Bichat, n'est réellement +encore qu'ébauchée, et présente aujourd'hui plusieurs difficultés +fondamentales, quand on considère les principales modifications d'un tel +état, dont les conditions organiques essentielles sont même très +imparfaitement connues, sauf la stagnation du sang veineux dans +l'encéphale, qui paraît constituer, en général, un indispensable +préliminaire de tout engourdissement étendu et durable. Quoiqu'il soit +aisé de concevoir, en principe, que l'activité prolongée des fonctions +animales pendant l'état de veille doive déterminer, en vertu de la loi +d'intermittence, une suspension proportionnelle, on conçoit néanmoins +difficilement comment cette suspension peut être totale, lorsque cette +activité n'a été que partielle; comme l'expérience le montre si +clairement, par exemple, pour le profond sommeil, à la fois intellectuel +et musculaire, provoqué par la seule fatigue des muscles, chez des +hommes qui ont très peu excité, pendant la veille, le développement des +divers phénomènes de la sensibilité, soit interne, soit même externe. +L'étude du sommeil incomplet est moins avancée encore, surtout quand une +partie seulement des organes intellectuels et affectifs ou de l'appareil +locomoteur est engourdie, ce qui produit les songes et les divers genres +de somnambulisme. Et, cependant, un tel état a nécessairement des lois +générales qui lui sont propres, tout aussi bien que l'état parfait de +veille. Diverses expériences trop négligées autorisent peut-être à +penser que, chez les animaux, où la vie cérébrale est beaucoup moins +variée, la nature des songes devient, jusqu'à un certain point, +susceptible d'être dirigée au gré de l'observateur, à l'aide +d'impressions extérieures convenablement produites, pendant le sommeil, +sur les sens dont l'action est involontaire, et notamment sur l'odorat. +Chez l'homme même, il n'y a pas de médecin sensé qui, en plusieurs cas, +ne prenne en sérieuse considération le caractère habituel des songes, +afin de perfectionner le diagnostic des maladies où le système nerveux +est surtout intéressé: ce qui suppose que cet état est assujéti à des +lois déterminées, quoique inconnues. Mais, quelque imparfaite que soit +réellement aujourd'hui, à ces divers égards essentiels, la théorie +générale du sommeil, elle n'en demeure pas moins constituée déjà, depuis +l'heureuse inspiration de Bichat, sur les bases positives qui lui sont +propres, puisque le phénomène, à ne l'envisager que dans son ensemble, +est ainsi <i>expliqué</i>, suivant la juste acception scientifique de ce +terme, par son assimilation fondamentale aux divers phénomènes de repos +partiel que présentent tous les actes élémentaires de la vie animale +proprement dite. Dans le perfectionnement ultérieur de la théorie de +l'intermittence, on devra, ce me semble, ne pas négliger l'important +aperçu général d'après lequel Gall a proposé de la rattacher à la +symétrie qui caractérise tous les organes de la vie animale, en +regardant chacune des deux parties de l'appareil symétrique comme +alternativement active et passive, en sorte que leur fonction ne soit +jamais simultanée, aussi bien pour les sens extérieurs que pour les +organes intellectuels; ce qui, toutefois, mérite un nouvel examen +approfondi.</p> + +<p>On passe naturellement de la théorie de l'intermittence à celle de +l'habitude, qui en est une sorte d'appendice nécessaire, dont +l'institution est aussi due essentiellement à Bichat. Un phénomène +continu serait, en effet, susceptible de persistance, en vertu de la loi +d'inertie; mais des phénomènes intermittens peuvent seuls donner lieu à +des habitudes proprement dites, c'est-à-dire tendre à se reproduire +spontanément par l'influence d'une répétition préalable, suffisamment +prolongée à des intervalles convenables. L'importance de cette propriété +animale n'a plus besoin désormais d'être expressément signalée, +puisqu'il est unanimement reconnu aujourd'hui, chez tous les bons +esprits, qu'on doit y voir une des principales bases de la +perfectibilité graduelle des animaux, et surtout de l'homme. C'est ainsi +que les phénomènes vitaux peuvent, en quelque sorte, participer à +l'admirable régularité de ceux du monde inorganique, en devenant, comme +eux, essentiellement périodiques, malgré leur complication supérieure. +De là résulte, en outre, comme je l'ai précédemment indiqué, la +transformation fondamentale, facultative à un certain degré d'intensité +de l'habitude, et inévitable au-delà, des actes volontaires en tendances +involontaires. Mais cette étude est réellement aussi peu avancée que +celle de l'intermittence, soit relativement même à la simple analyse +fondamentale de l'habitude, envisagée successivement quant à chacune des +conditions indispensables, soit surtout en ce qui concerne ses lois +principales, l'aptitude plus ou moins grande des divers organes animaux +sous ce rapport, etc. En un mot, on a jusqu'ici beaucoup plus examiné +l'influence des habitudes une fois contractées que leur mode primitif +d'établissement, à l'égard duquel il n'existe presque aucune doctrine +vraiment scientifique; ce devrait être cependant le principal sujet +d'étude en biologie abstraite, le reste se rapportant bien plutôt à +l'histoire naturelle proprement dite. Peut-être même y aurait-il lieu à +revenir, jusqu'à un certain point, sur la notion philosophique +fondamentale, qui me semble faire, d'une telle propriété, un attribut +trop exclusif de l'organisme animal, lequel, dans toute hypothèse, en +demeurerait néanmoins plus éminemment susceptible, en vertu de sa +beaucoup plus grande souplesse. En effet, il n'y a pas jusqu'aux +appareils purement inorganiques, comme j'ai déjà eu occasion de +l'indiquer au volume précédent, à l'égard des phénomènes du son, qui ne +comportent spontanément une plus facile reproduction des mêmes actes, +d'après une réitération convenablement prolongée et suffisamment +régulière; ce qui est bien le caractère essentiel de l'habitude animale, +surtout quand on se borne à l'envisager dans les fonctions qui dépendent +de l'irritabilité. D'après cet aperçu, que je livre à la méditation des +biologistes, et qui, s'il est admis, constituerait le point de vue le +plus général à ce sujet, la loi de l'habitude pourrait être, en +principe, scientifiquement rattachée à la loi universelle de l'inertie, +telle que l'entendent les géomètres dans la théorie positive du +mouvement et de l'équilibre.</p> + +<p>En considérant maintenant les phénomènes communs à l'irritabilité et à +la sensibilité sous le second aspect fondamental ci-dessus indiqué, +c'est-à-dire, quant à leur degré d'activité, les physiologistes ont à +examiner les deux termes extrêmes d'une action exagérée et d'une action +insuffisante, après lesquels vient se placer l'état normal +intermédiaire, d'une action convenablement modérée. Un tel ordre est +déterminé par cette évidente prescription de la logique positive, qui, +dans un sujet quelconque, interdit tout espoir d'entreprendre avec +succès l'étude rationnelle des cas intermédiaires, tant que les cas +extrêmes qui les comprennent n'ont pas été d'abord bien examinés.</p> + +<p>Le besoin d'exercer les facultés est certainement le plus général et le +plus important de tous ceux qui appartiennent à la vie animale +proprement dite. On peut même dire strictement qu'il les comprend tous, +si l'on écarte rigoureusement ce qui n'est relatif qu'à la vie +organique, soit pour la nutrition ou pour la reproduction: la seule +existence d'un organe animal suffit à faire naître aussitôt une telle +sollicitation. Nous verrons, dans le volume suivant, que cette +considération constitue directement l'une des bases principales que la +physique sociale doive emprunter à la physiologie individuelle. +Malheureusement, cette étude positive est jusqu'ici très imparfaite, +envers la plupart des fonctions animales et relativement à chacun des +trois degrés généraux d'activité qu'il faut y distinguer. C'est à elle +que se rapporte surtout l'analyse exacte des phénomènes si variés du +plaisir et de la douleur, soit au physique ou au moral. Le cas du défaut +a été encore moins bien étudié que celui de l'excès; et, cependant, son +examen scientifique n'a pas, sans doute, une moindre importance, à cause +de la théorie de l'ennui, dont la considération est si capitale, en +physique sociale, non-seulement pour un état de civilisation très +perfectionné, mais même aux époques les plus grossières, où l'ennui +constitue certainement, suivant la remarque très judicieuse, quoiqu'en +apparence paradoxale, de l'ingénieux Georges Leroy, l'un des premiers +mobiles de l'évolution sociale, comme je l'expliquerai plus tard. Quant +au degré intermédiaire, qui caractérise la santé, le bien-être, et +finalement le bonheur, il ne saurait être convenablement traité, tant +que l'analyse des deux précédens demeurera aussi imparfaite. La +physiologie actuelle ne présente, à cet égard, d'autre point de doctrine +nettement établi que le principe général, déjà très lumineux en +lui-même, qui prescrit de ne point envisager ce degré normal d'une +manière absolue, mais en le subordonnant toujours à l'énergie +intrinsèque des facultés correspondantes; comme la raison vulgaire +l'avait d'avance suffisamment reconnu, quelque difficulté que les hommes +éprouvent d'ailleurs à se conformer, dans la pratique sociale, à ce +précepte évident, par la tendance irréfléchie de chacun à ériger sa +propre individualité en type nécessaire de l'espèce entière.</p> + +<p>Il ne nous reste plus qu'à signaler sommairement le troisième ordre de +considérations fondamentales communes aux divers phénomènes élémentaires +d'irritabilité et de sensibilité, c'est-à-dire, l'étude générale de +l'association des fonctions animales.</p> + +<p>Ce sujet capital doit d'abord être décomposé en deux parties +essentielles, d'après une distinction très importante, primitivement +introduite par Barthez, quoique avec un caractère trop vague, entre les +<i>sympathies</i> proprement dites, sur lesquelles Bichat a suffisamment +attiré l'attention des physiologistes, et ce que Barthez a très bien +caractérisé sous le nom de <i>synergies</i>, dont la considération est +aujourd'hui beaucoup trop négligée. La différence fondamentale entre ces +deux sortes d'association vitale correspond essentiellement à celle de +l'état normal à l'état pathologique; car, il y a synergie toutes les +fois que deux organes concourent simultanément à l'accomplissement +régulier d'une fonction quelconque, tandis que toute sympathie suppose, +au contraire, une certaine perturbation, momentanée ou persistante, +partielle ou plus ou moins générale, qu'il s'agit de faire cesser par +l'intervention d'un organe non affecté primitivement. Ces deux modes +d'association physiologique sont, aussi évidemment l'un que l'autre, +exclusivement propres, par leur nature, à la vie animale, c'est-à-dire, +aux phénomènes d'irritabilité et à ceux de sensibilité. S'ils +paraissent, en certains cas, pouvoir également appartenir à la vie +organique, une analyse plus approfondie montrera toujours que c'est +uniquement à cause de l'influence fondamentale des actes animaux sur les +actes organiques: l'économie végétale ne comporte certainement ni +synergies, ni sympathies, puisqu'elle présente, à vrai dire, les phases +consécutives d'une fonction nécessairement unique, au lieu du concours +simultané, accidentel ou régulier, de fonctions vraiment distinctes. +Malgré l'éminent service rendu par Bichat en introduisant +irrévocablement, dans le système habituel des spéculations biologiques, +l'étude générale des sympathies, jusqu'alors attribuée aux seuls +médecins, il faut reconnaître, sous ce rapport, que sa vicieuse théorie +des forces vitales a exercé une très fâcheuse influence sur les notions +fondamentales de ces importans phénomènes. Néanmoins, on peut regarder +cette étude comme étant déjà essentiellement instituée sur ses +véritables bases rationnelles, puisque les physiologistes paraissent +aujourd'hui s'accorder unanimement, en principe, à voir, dans le système +nerveux, l'agent nécessaire de toute sympathie; ce qui doit constituer +le premier fondement d'une théorie positive sur ce sujet, qui commence à +sortir ainsi du vague effrayant où il était jusqu'alors enveloppé. Quant +à la formation effective de cette théorie difficile, elle est évidemment +à peine ébauchée, malgré les faits nombreux, mais incohérens, que la +science possède à cet égard. L'étude des synergies, qui, par sa nature, +est beaucoup plus simple et surtout bien mieux circonscrite, ne présente +pas réellement encore un caractère scientifique plus satisfaisant, soit +qu'il s'agisse de l'association mutuelle des divers mouvemens, ou de +celle des différens modes de sensibilité, ou enfin de l'association plus +générale et plus complexe entre les phénomènes de sensibilité et les +phénomènes d'irritabilité. Et cependant, ce beau sujet, en lui +attribuant toute son extension philosophique, conduit sans doute +directement à la théorie la plus capitale que puisse finalement +présenter la physiologie positive, celle de l'unité fondamentale de +l'organisme animal, résultat nécessaire d'une exacte harmonie entre les +diverses fonctions principales, du moins si l'on combine, d'une manière +convenable, avec cette notion d'équilibre mutuel, celle, ci-dessus +indiquée, du degré normal de chaque faculté élémentaire. C'est là qu'il +faut exclusivement chercher la saine théorie du moi, si absurdement +dénaturée aujourd'hui par les vaines rêveries des métaphysiciens; +puisque le sentiment général du moi est certainement déterminé par un +tel équilibre, dont les perturbations, au-delà des limites normales, +l'altèrent si profondément dans un grand nombre de maladies.</p> + +<p>Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais +ici présenter sommairement, pour caractériser, d'une manière conforme à +l'esprit de ce traité, l'état général de la physiologie animale +proprement dite, réduite à ses élémens les plus essentiels. Afin de +compléter maintenant cet examen fondamental de la philosophie +biologique, il nous reste enfin à envisager, dans la leçon suivante, la +partie de la science physiologique, beaucoup plus imparfaite encore, +mais offrant néanmoins déjà un incontestable commencement de positivité, +qui concerne l'étude directe des fonctions affectives et +intellectuelles; d'où résulte la transition nécessaire et immédiate de +la physiologie individuelle à la physique sociale, comme la physiologie +purement végétative constitue, d'après la leçon précédente, le lien +général entre la philosophie inorganique et la philosophie organique: +conformément au double principe d'unité de méthode et d'homogène +continuité de doctrine, que je m'efforce d'établir dans cet ouvrage, et +qui permettra désormais d'envisager, sous un point de vue vraiment +systématique et à la fois pleinement positif, l'ensemble de la +philosophie naturelle tout entière, depuis les plus simples notions +mathématiques jusqu'aux plus hautes spéculations sociales.</p> + +<a name="l45" id="l45"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>QUARANTE-CINQUIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur l'étude positive des fonctions +intellectuelles et morales, ou cérébrales.</p> + +<p>Sans remonter, dans l'histoire générale de l'esprit humain, au-delà de +la grande époque de Descartes, si hautement caractérisée par la première +tentative directe pour la formation d'un système complet de philosophie +positive, on doit remarquer que ce puissant rénovateur, quelle que fût +son audacieuse énergie, n'avait pu lui-même s'élever assez au-dessus de +son siècle pour concevoir sa méthode fondamentale dans son entière +extension logique, en osant y assujétir aussi, du moins en principe, la +partie de la physiologie qui se rapporte aux phénomènes intellectuels et +moraux. En analysant le développement graduel de ses principales +conceptions philosophiques, d'après la hiérarchie rationnelle que j'ai +établie entre les diverses classes essentielles des phénomènes naturels, +il est aisé de reconnaître, en effet, que telle fut, en général, la +véritable barrière devant laquelle vint s'éteindre l'essor incomplet de +sa réformation projetée. Après avoir, comme il le devait, institué +d'abord une vaste hypothèse mécanique sur la théorie fondamentale des +phénomènes les plus simples et les plus universels, il étendit +successivement le même esprit philosophique aux différentes notions +élémentaires relatives au monde inorganique, et y subordonna finalement +aussi l'étude des principales fonctions physiques de l'organisme animal. +Mais son impulsion réformatrice s'arrêta brusquement en arrivant aux +fonctions affectives et intellectuelles, dont il constitua formellement +l'étude spéciale en apanage exclusif de la philosophie +métaphysico-théologique, à laquelle il s'efforça vainement de donner, +sous ce rapport, une sorte de vie nouvelle, quoique, par une action plus +efficace, parce qu'elle était progressive, il en eût déjà sapé, d'une +manière irrévocable, les premiers fondemens scientifiques<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a> +<a href="#footnote44"><sup class="sml">44</sup></a>. Le grand +ouvrage de Mallebranche, qui fut, sous ce rapport, le principal +interprète de Descartes, peut nous donner aujourd'hui une exacte +représentation de cette première constitution radicalement +contradictoire de la philosophie moderne, continuant d'appliquer, aux +parties les plus compliquées du système intellectuel, des méthodes dont +elle proclame l'inanité nécessaire à l'égard des sujets les plus +simples.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" +name="footnote44"><b>Note 44: </b></a><a href="#footnotetag44"> +(retour) </a> Rien ne caractérise mieux peut-être la pénible + situation fondamentale de l'esprit de Descartes, + c'est-à-dire la lutte continue entre la tendance positive + qui lui était si éminemment propre et les entraves + théologico-métaphysiques imposées par son époque, que la + conception paradoxale à laquelle il fut, selon moi, très + naturellement conduit, sur l'intelligence et l'instinct des + animaux. Voulant restreindre, autant qu'il le croyait + possible, l'empire de l'ancienne philosophie, et ne pouvant + concevoir cependant l'extension de sa méthode fondamentale à + un tel ordre de phénomènes, il prit l'audacieux parti d'en + nier systématiquement l'existence, par sa célèbre hypothèse + de l'<i>automatisme</i> animal. Une fois arrivé à l'homme, + l'évidente impossibilité d'y appliquer le même expédient + philosophique, le força de capituler, en quelque sorte, avec + la métaphysique et la théologie, en leur abandonnant, ou + plutôt en leur maintenant, par une espèce de traité formel, + cette dernière partie de leurs attributions primitives. On + concevrait difficilement comment, à une telle époque, il eût + été possible de procéder autrement. Quels qu'aient été les + graves inconvéniens réels de cette singulière théorie + automatique, il importe de noter que c'est précisément pour + la réfuter que les physiologistes, et surtout les + naturalistes du siècle dernier, furent graduellement + conduits à détruire directement la vaine séparation + fondamentale que Descartes avait ainsi tenté d'établir entre + l'étude de l'homme et celle des animaux, ce qui a finalement + amené, de nos jours, l'entière et irrévocable élimination de + toute philosophie théologique on métaphysique chez les + intelligences les plus avancées. Ainsi, cette étrange + conception n'a été, comme on voit, nullement inutile, en + réalité, au progrès général de l'esprit humain dans les + derniers temps. +</blockquote> + +<p>Il était indispensable ici de caractériser sommairement cette situation +primitive, parce qu'elle est essentiellement restée la même pendant le +cours des deux derniers siècles, malgré les immenses progrès des +diverses études positives, qui ne faisaient qu'en préparer graduellement +l'inévitable transformation générale. L'école de Boërrhaave, à laquelle, +comme je l'ai expliqué, devait échoir, en physiologie, le développement +spécial de la pensée de Descartes, respecta toujours, dans son entière +plénitude, cette vaine séparation fondamentale, telle que Descartes +l'avait établie. On peut ainsi concevoir sans peine comment l'étude des +phénomènes intellectuels et moraux, systématiquement abandonnée, dès +l'origine immédiate de la philosophie moderne, à la méthode +métaphysique, a dû rester, jusqu'à notre siècle, tout-à-fait en dehors +du grand mouvement scientifique, qui a toujours été essentiellement +dominé, sous le point de vue philosophique, par la puissante impulsion +primitive que Descartes avait imprimée à l'ensemble de l'esprit humain. +Pendant tout cet intervalle, l'action croissante de l'esprit positif, +d'après le développement graduel de la saine biologie, n'a été, sous ce +rapport, que simplement critique; soit par des attaques directes sur +l'évidente inefficacité des études métaphysiques, soit surtout par le +contraste décisif que devait spontanément offrir l'unanime conciliation +des naturalistes sur des points de doctrine réelle, chaque jour plus +étendus et plus essentiels, opposée aux vaines contentions perpétuelles +des divers métaphysiciens, argumentant encore, depuis Platon, sur les +premiers élémens de leur prétendue science. Quelque indispensable qu'ait +été cette réaction préliminaire, il importe de ne point méconnaître son +vrai caractère, et de ne pas oublier que la critique s'exerça toujours +sur les résultats seulement, sans jamais cesser d'admettre, en principe, +la légitime suprématie de la philosophie métaphysique dans l'étude de +l'homme intellectuel et moral, conformément au partage institué par +Descartes: on peut le vérifier jusque chez Cabanis, malgré son +émancipation plus avancée. C'est uniquement de nos jours que la science +moderne, par l'organe de l'illustre Gall, osant enfin, pour la première +fois, contester directement à cette philosophie sa compétence réelle +dans ce dernier reste de son ancien domaine, s'est sentie assez préparée +pour passer, à cet égard, comme elle l'avait déjà fait à tous les autres +plus simples, de l'état critique à l'état organique, en s'efforçant, à +son tour, de traiter à sa manière la théorie générale des plus hautes +fonctions vitales.</p> + +<p>Quelque imparfaite qu'ait dû être cette première tentative fondamentale +du génie positif, dans un sujet aussi profondément difficile, il est +aujourd'hui incontestable qu'elle a mis définitivement la physiologie en +pleine possession de cet indispensable complément de ses attributions +nécessaires. Soumise déjà, depuis un tiers de siècle, aux épreuves les +plus décisives, cette doctrine nouvelle a manifesté, de la manière la +moins équivoque, tous les symptômes réels qui peuvent garantir +l'indestructible vitalité des conceptions scientifiques. Ni les vains +efforts d'un despotisme énergique, secondés par la honteuse +condescendance de quelques savans fort accrédités<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a> +<a href="#footnote45"><sup class="sml">45</sup></a>, ni les sarcasmes +éphémères de l'esprit littéraire et métaphysique, ni même la frivole +irrationnalité de la plupart des essais tentés par les imitateurs de +Gall, n'ont pu empêcher, pendant les trente dernières années, +l'accroissement rapide et continu, dans toutes les parties du monde +savant, du nouveau système d'études de l'homme intellectuel et moral. À +quels autres signes voudrait-on reconnaître le succès progressif d'une +heureuse révolution philosophique?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" +name="footnote45"><b>Note 45: </b></a><a href="#footnotetag45"> +(retour) </a> En sa qualité de législateur rétrograde, + Bonaparte devait naturellement s'opposer, comme il le fit, + au développement naissant d'une doctrine aussi profondément + constituée en hostilité directe avec la philosophie + théologique, dont il entreprenait la vaine restauration + politique. Son caractère éminemment théâtral pouvait + d'ailleurs lui inspirer spontanément une répugnance + personnelle contre tout ce qui tend à perfectionner, au + profit du public, l'art difficile de juger les hommes + d'après des signes irrécusables. +</blockquote> + +<p>La théorie positive des fonctions affectives et intellectuelles est donc +irrévocablement conçue comme devant désormais consister dans l'étude, à +la fois expérimentale et rationnelle, des divers phénomènes de +sensibilité intérieure propres aux ganglions cérébraux dépourvus de tout +appareil extérieur immédiat, ce qui ne constitue qu'un simple +prolongement général de la physiologie animale proprement dite, ainsi +étendue jusqu'à ses dernières attributions fondamentales. Suivant nos +principes de hiérarchie scientifique, nous pouvons aisément concevoir +pourquoi cette dernière partie essentielle de la science physiologique +n'a dû nécessairement qu'après toutes les autres commencer à passer à +l'état positif, puisqu'elle se rapporte évidemment aux phénomènes les +plus compliqués et les plus spéciaux de l'économie animale, outre leur +relation plus directe avec les considérations sociales, qui devait aussi +entraver particulièrement leur étude. Elle ne pouvait être abordée, avec +quelque espoir d'un succès vraiment capital, que lorsque les principales +conceptions scientifiques relatives à la vie organique, et ensuite les +notions les plus élémentaires de la vie animale, auraient d'abord été au +moins ébauchées: en sorte que Gall ne pouvait venir qu'après Bichat; et +l'on devrait bien plutôt s'étonner qu'il l'ait suivi d'aussi près, si la +maturité d'une telle opération philosophique ne l'expliquait +suffisamment. Les différences capitales d'un tel ordre de phénomènes +physiologiques avec les précédens, leur importance plus directe et plus +frappante, et surtout l'imperfection beaucoup plus grande de leur étude +actuelle, me paraissent constituer un ensemble de motifs assez prononcé +pour autoriser, du moins provisoirement, à ériger ce nouveau corps de +doctrine en une troisième partie générale de la physiologie, jusqu'à ce +qu'une étude mieux caractérisée de la physiologie organique, et une +conception plus philosophique du système de la physiologie animale, +permettent de placer enfin ce genre de recherches dans sa véritable +position encyclopédique, c'est-à-dire, comme une simple subdivision de +la physiologie animale. Mais, tout en le concevant ainsi distinctement, +afin d'en faciliter aujourd'hui le développement<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a> +<a href="#footnote46"><sup class="sml">46</sup></a>, il ne faut jamais +perdre de vue l'intime subordination fondamentale de cette troisième +sorte de physiologie à la physiologie animale proprement dite, dont, par +sa nature, elle diffère nécessairement beaucoup moins que celle-ci ne +diffère de la simple physiologie organique ou végétative.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" +name="footnote46"><b>Note 46: </b></a><a href="#footnotetag46"> +(retour) </a> Je ne crois pas devoir me refuser à employer + ici le nom, déjà usité, de <i>phrénologie</i>, introduit dans la + science par Spurzheim, quoique Gall s'en soit sagement + abstenu, même après l'avoir vu admettre. Mais je ne m'en + servirai jamais qu'à ces deux indispensables conditions, + trop méconnues aujourd'hui du vulgaire des phrénologistes: + 1º qu'on n'entendra point désigner ainsi une science faite, + mais une science entièrement à faire, dont les principes + philosophiques ont été jusqu'ici seuls convenablement + établis par Gall; 2º qu'on ne prétendra point cultiver cette + étude isolément du reste de la physiologie animale. Sans de + telles précautions, scrupuleusement maintenues, l'étude + positive de l'homme intellectuel et moral s'écarterait + bientôt de l'esprit éminemment philosophique qui a présidé à + sa première institution dans le génie de son illustre + fondateur. C'est pourquoi je préférerai souvent la + dénomination, moins rapide sans doute, mais, à mon gré, + beaucoup plus rationnelle, de <i>physiologie phrénologique</i>, à + laquelle je me suis ainsi trouvé spontanément conduit. +</blockquote> + +<p>Dans l'état présent de l'esprit humain, il devient heureusement superflu +de discuter ici, d'une manière spéciale, l'impuissance nécessaire de la +méthode métaphysique pour l'étude réelle des phénomènes intellectuels et +moraux, et l'indispensable obligation d'y transporter convenablement la +méthode positive. Outre que cette critique préliminaire a été faite par +Gall avec une force et une netteté vraiment admirables, il ne peut +jamais s'établir, à proprement parler, de controverse directe entre deux +méthodes radicalement opposées, puisque toute véritable discussion +suppose indispensablement des principes communs. Une méthode ne fait en +réalité que se substituer graduellement à une autre, sans aucune +discussion formelle, par suite de leur libre concurrence effective, +assez prononcée pour avoir permis à l'esprit humain de manifester une +irrévocable préférence en faveur de celle qui aura finalement le mieux +dirigé les recherches correspondantes. Cette transformation est +aujourd'hui essentiellement opérée dans le sujet que nous considérons, +chez tous les penseurs vraiment au niveau de leur siècle. Nous sommes +donc dispensés de nous arrêter ici à aucun parallèle spécial entre la +phrénologie et la psychologie. Ce grand procès philosophique est +désormais irrévocablement jugé, et les métaphysiciens ont passé de +l'état de domination au simple état de protestation, du moins dans le +monde savant, qui n'aurait point à s'inquiéter de cette impuissante +opposition, signe infaillible de leur décrépitude, si elle n'entravait +beaucoup le développement actuel de la raison publique. L'analyse +historique indiquée au commencement de ce chapitre suffirait seule +d'ailleurs, auprès des bons esprits, à dissiper toute incertitude, s'il +pouvait en exister encore, sur le caractère définitif du triomphe de +l'école positive. Car, la répartition primitive du système intellectuel +entre la méthode positive et la méthode métaphysique, telle que +Descartes l'avait instituée, et qui sert aujourd'hui de base principale +aux prétentions de nos psychologues, n'est certainement qu'une +indispensable concession que ce grand rénovateur ne put, à son insu, +s'abstenir de faire à l'esprit général de son siècle, et à +l'irrésistible influence de sa propre éducation. Un tel antagonisme +radical ne saurait, évidemment, constituer l'état normal de la raison +humaine; comme l'a très bien senti, à sa manière, le plus profond, +penseur de l'école métaphysico-théologique, l'illustre de Maistre, le +seul philosophe rétrograde qui, de nos jours, ait osé placer l'ensemble +de la question fondamentale sur son véritable terrain, en ne craignant +point de nier directement toute suprématie réelle de la méthode positive +dans les sujets même où elle domine le plus librement depuis long-temps, +et qu'il voulait remettre sous l'antique prépondérance de la philosophie +théologique, sans s'arrêter seulement à la métaphysique, dont il avait +bien compris le caractère purement transitoire. C'est jusque là, en +effet, que devraient reculer les psychologues, si leur nature équivoque +ne leur ôtait point la faculté d'être pleinement conséquents dans le +développement de leurs vaines prétentions. L'évidente absurdité d'une +telle issue, montre clairement que le fameux partage opéré par Descartes +n'a pu avoir d'autre efficacité essentielle que de procurer à la méthode +positive la liberté nécessaire à sa formation graduelle, jusqu'à ce que +sa constitution fût devenue assez complète pour lui permettre de +s'emparer enfin du seul sujet qui lui eût d'abord été interdit, ce qui +n'est devenu possible que dans notre siècle, comme je viens de +l'expliquer. Mais depuis que la philosophie moderne a ainsi commencé à +conquérir les études morales et intellectuelles, rien ne saurait +certainement l'y faire renoncer, pas même l'abdication volontaire de +ceux qui la cultivent; car, il serait sans doute hors de leur pouvoir de +recommencer, en sens inverse, la série des principales transformations +successivement accomplies dans l'esprit humain pendant le cours des deux +derniers siècles. Ainsi, le triomphe, désormais irrévocable, de la +méthode positive, doit aujourd'hui dispenser essentiellement de toute +démonstration directe, si ce n'est à titre d'enseignement, de sa +supériorité nécessaire sur la méthode métaphysique à l'égard d'un tel +sujet. Toutefois, afin de mieux caractériser, par un lumineux contraste, +le véritable esprit général de la physiologie phrénologique, il ne sera +pas inutile ici d'analyser très sommairement les vices fondamentaux de +la prétendue méthode psychologique, mais envisagée seulement en ce +qu'elle a de commun aux principales écoles actuelles, c'est-à-dire à ce +qu'on nomme l'école française, l'école allemande, et enfin, la moins +consistante et aussi la moins absurde de toutes, l'école écossaise; en +tant du moins qu'on peut concevoir aucune véritable école dans une +philosophie qui, par sa nature, doit engendrer autant d'opinions +inconciliables qu'elle rencontre d'adeptes doués de quelque imagination. +On peut d'ailleurs s'en rapporter pleinement à ces diverses sectes pour +la mutuelle réfutation de leurs différences les plus profondes.</p> + +<p>Quant à leur vain principe fondamental de l'<i>observation intérieure</i>, +considéré en lui-même, il serait certainement superflu de rien ajouter +ici à ce que j'ai déjà suffisamment indiqué, au commencement de ce +traité, pour faire directement ressortir la profonde absurdité que +présente la seule supposition, si évidemment contradictoire, de l'homme +se regardant penser. Dans un ouvrage qui exerça, il y a quelques années, +une heureuse réaction contre la déplorable manie psychologique qu'un +fameux sophiste avait momentanément réussi à inspirer à la jeunesse +française, M. Broussais a d'ailleurs très judicieusement remarqué, à ce +sujet, qu'une telle méthode, en la supposant possible, devait tendre à +rétrécir extrêmement l'étude de l'intelligence, en la limitant, de toute +nécessité, au seul cas de l'homme adulte et sain, sans aucun espoir +d'éclairer jamais une doctrine aussi difficile par la comparaison des +différens âges, ni par la considération des divers états pathologiques, +unanimement reconnues néanmoins l'une et l'autre comme d'indispensables +auxiliaires des plus simples recherches sur l'homme. Mais, en +prolongeant la même réflexion, on doit être surtout frappé de +l'interdiction absolue qui se trouve ainsi inévitablement jetée sur +toute étude intellectuelle ou morale relative aux animaux, de la part +desquels les psychologues n'attendent sans doute aucune <i>observation +intérieure</i>. Ne semble-t-il pas étrange que des philosophes qui ont +laborieusement amoindri, d'une manière aussi prononcée, cet immense +sujet, se montrent si disposés à reprocher sans cesse à l'esprit de +leurs adversaires le défaut d'étendue et d'élévation? Le cas des animaux +a toujours constitué le principal écueil devant lequel toutes les +théories psychologiques sont venues successivement témoigner, d'une +manière irrécusable, leur impuissance radicale, depuis que les +naturalistes ont forcé les métaphysiciens à renoncer enfin au singulier +expédient imaginé par Descartes, et à reconnaître, plus ou moins +explicitement, que les animaux, du moins dans la partie supérieure de +l'échelle zoologique, manifestent, en réalité, la plupart de nos +facultés affectives et même intellectuelles, avec de simples différences +de degré; ce que personne aujourd'hui n'oserait plus nier, et ce qui +suffirait, abstraction faite de toute autre considération, à démontrer +pleinement l'absurdité nécessaire de ces vaines conceptions.</p> + +<p>En revenant aux premières notions du bon sens philosophique, il est +d'abord évident qu'aucune fonction ne saurait être étudiée que +relativement à l'organe qui l'accomplit, ou quant aux phénomènes de son +accomplissement; et, en second lieu, que les fonctions affectives, et +surtout les fonctions intellectuelles, présentent, par leur nature, sous +ce dernier rapport, ce caractère particulier, de ne pouvoir pas être +directement observées pendant leur accomplissement même, mais seulement +dans ses résultats plus ou moins prochains et plus ou moins durables. Il +n'y a donc que deux manières distinctes de considérer réellement un tel +ordre de fonctions: ou en déterminant, avec toute la précision possible, +les diverses conditions organiques dont elles dépendent, ce qui +constitue le principal objet de la physiologie phrénologique; ou en +observant directement la suite effective des actes intellectuels et +moraux, ce qui appartient plutôt à l'histoire naturelle proprement dite, +telle que je l'ai caractérisée dans la quarantième leçon: ces deux faces +inséparables d'un sujet unique étant d'ailleurs toujours conçues de +façon à s'éclairer mutuellement. Ainsi envisagée, cette grande étude se +trouve indissolublement liée, d'une part, à l'ensemble des parties +antérieures de la philosophie naturelle, et plus spécialement aux +doctrines biologiques fondamentales, d'une autre part, à l'ensemble de +l'histoire réelle, tant des animaux que de l'homme et même de +l'humanité. Mais, lorsque, au contraire, on écarte radicalement du +sujet, par la prétendue méthode psychologique, et la considération de +l'agent, et celle de l'acte, quel aliment pourrait-il rester à l'esprit, +sinon une inintelligible logomachie, où des entités purement nominales +se substituent sans cesse aux phénomènes réels, suivant le caractère +fondamental de toute conception métaphysique? L'étude la plus difficile +se trouve être ainsi directement constituée en état d'isolement profond, +sans aucun point d'appui possible dans les sciences plus simples et plus +parfaites, sur lesquelles on prétend, au contraire, la faire +majestueusement régner. Malgré leurs extrêmes divergences, tous les +psychologues s'accordent sous ce double rapport. Rien ne saurait, à mon +gré, mieux caractériser, à cet égard, la spontanéité de leur tendance +inévitable, que l'analyse judicieuse des travaux de Tracy, qui, de tous +les métaphysiciens, fut néanmoins incontestablement le plus rapproché +jusqu'ici de l'état positif, et qui d'ailleurs manifesta toujours une +disposition éminemment progressive et une admirable candeur +philosophique, trop rares l'une et l'autre aujourd'hui chez de tels +esprits. Après avoir proclamé, en commençant son ouvrage, et +probablement sous l'influence indirecte du milieu intellectuel où il +vivait, que l'<i>idéologie est une partie de la zoologie</i>, sa nature +métaphysique reprend bientôt le dessus, et le conduit à annuller +immédiatement ce lumineux principe, qu'il n'aurait pu suivre, en se +hâtant d'établir aussitôt, comme maxime fondamentale, que cette +idéologie constitue une science primitive, indépendante de toutes les +autres, et destinée même à les diriger, ce qui la fait nécessairement +rentrer dans les voies ordinaires de l'aberration métaphysique; au point +de recommander hautement l'enseignement de l'idéologie, dès la première +adolescence, comme la base indispensable de toute éducation rationnelle: +en sorte que, contre son intention, il rétrogradait ainsi réellement +en-deçà de l'ancienne discipline scolastique, qui, dans la construction +générale du cours officiel de <i>philosophie</i>, avait au moins placé, +depuis long-temps, quelques études mathématiques et physiques avant les +études métaphysiques proprement dites. Cependant la bonne foi et la +clarté parfaites qui distinguent le traité de Tracy, rendront toujours +son ouvrage très précieux sous le point de vue historique, et lui +assurent même, par comparaison, une véritable utilité actuelle, en ce +qu'il présente, plus à nu qu'aucun autre, soit pour la science ou pour +l'art logique, l'évidente inanité nécessaire de la prétendue méthode +psychologique ou idéologique. La métaphysique s'y trouve radicalement +discréditée par un métaphysicien, qui a cru en être sorti, parce qu'il +avait eu cette ferme intention, dont toute l'efficacité réelle a été +essentiellement bornée à un simple changement de dénomination.</p> + +<p>La psychologie ou idéologie, considérée maintenant, non plus quant à la +méthode, désormais assez examinée, mais directement quant à la seule +doctrine, nous présente d'abord une aberration fondamentale, +essentiellement commune à toutes les sectes, par une fausse appréciation +des rapports généraux entre les facultés affectives et les facultés +intellectuelles. Quoique la prépondérance de ces dernières ait été +conçue, sans doute, d'après des théories fort divergentes, tous les +différens métaphysiciens se sont néanmoins accordés à la proclamer comme +leur point de départ principal. L'<i>esprit</i> est devenu le sujet à peu +près exclusif de leurs spéculations, et les diverses facultés affectives +y ont été presque entièrement négligées, et toujours subordonnées +d'ailleurs à l'intelligence. Or, une telle conception représente +précisément l'inverse de la réalité, non-seulement pour les animaux, +mais aussi pour l'homme. Car l'expérience journalière montre, au +contraire, de la manière la moins équivoque, que les affections, les +penchans, les passions<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a> +<a href="#footnote47"><sup class="sml">47</sup></a>, constituent les principaux mobiles de la vie +humaine; et que, loin de résulter de l'intelligence, leur impulsion +spontanée et indépendante est indispensable au premier éveil et au +développement continu des diverses facultés intellectuelles, en leur +assignant un but permanent, sans lequel, outre le vague nécessaire de +leur direction générale, elles resteraient essentiellement engourdies +chez la plupart des hommes. Il n'est même que trop certain que les +penchans les moins nobles, les plus animaux, sont habituellement les +plus énergiques, et, par suite, les plus influens. L'ensemble de la +nature humaine est donc très infidèlement retracé par ces vains +systèmes, qui, lorsqu'ils ont eu quelque égard aux facultés affectives, +les ont vaguement rattachées à un principe unique, la sympathie, et +surtout l'égoïsme, toujours supposé dirigé par l'intelligence. C'est +ainsi que l'homme a été représenté, contre l'évidence, comme un être +essentiellement raisonneur, exécutant continuellement, à son insu, une +multitude de calculs imperceptibles, sans presque aucune spontanéité +d'action, même dès la plus tendre enfance. Un motif très respectable a +beaucoup contribué, sans doute, au maintien de cette fausse notion, +d'après la considération incontestable que c'est surtout par +l'intelligence que l'homme peut être modifié et perfectionné. Mais la +science exige, avant tout, la réalité des conceptions, abstraction faite +de leur convenance: et c'est toujours même cette réalité, qui devient la +base nécessaire de leur utilité effective. Toutefois, sans méconnaître +l'influence secondaire d'une telle intention, on peut aisément constater +que deux causes purement philosophiques, indépendantes d'aucune vue +d'application, et directement inhérentes à la nature de la méthode, ont +essentiellement conduit les divers métaphysiciens à cette hypothétique +suprématie de l'intelligence. La première consiste dans la vaine +démarcation fondamentale que les métaphysiciens ont été, comme nous +l'avons vu, forcés d'établir entre les animaux et l'homme, et qui n'eût +pu certainement subsister en reconnaissant la prépondérance réelle des +facultés affectives sur les facultés intellectuelles, ce qui eût +aussitôt éliminé la différence idéale que l'on supposait exister entre +la nature animale et la nature humaine. En second lieu, une cause plus +directe, plus intime, et plus générale de cette grande aberration est +résultée de la stricte obligation où devaient être les métaphysiciens de +conserver, par un principe unique ou du moins souverain, ce qu'ils ont +appelé l'unité du <i>moi</i>, afin de correspondre à la rigoureuse unité de +l'<i>âme</i>, qui leur était nécessairement imposée par la philosophie +théologique, dont il ne faut jamais oublier que la métaphysique n'est +qu'une simple transformation finale, si l'on veut réellement comprendre +la marche historique de l'esprit humain. Mais, les savans positifs, qui +ne s'assujétissent d'avance à aucune autre obligation intellectuelle que +de voir, sans aucune entrave, le véritable état des choses, et de le +reproduire, avec une scrupuleuse exactitude, dans leurs théories, ont +reconnu, au contraire, d'après l'expérience universelle, que, loin +d'être unique, la nature humaine est, en réalité, éminemment multiple, +c'est-à-dire sollicitée presque toujours en divers sens par plusieurs +puissances très distinctes et pleinement indépendantes, entre lesquelles +l'équilibre s'établit fort péniblement lorsque, comme chez la plupart +des hommes civilisés, aucune d'elles n'est, en elle-même, assez +prononcée pour acquérir spontanément une haute prépondérance sur toutes +les autres. Ainsi, la fameuse théorie du <i>moi</i> est essentiellement sans +objet scientifique, puisqu'elle n'est destinée qu'à représenter un état +purement fictif. Il n'y a, sous ce rapport, comme je l'ai déjà indiqué à +la fin de la leçon précédente, d'autre véritable sujet de recherches +positives que l'étude finale de cet équilibre général des diverses +fonctions animales, tant d'irritabilité que de sensibilité, qui +caractérise l'état pleinement normal, où chacune d'elles, convenablement +tempérée, est en association régulière et permanente avec l'ensemble des +autres, suivant les lois fondamentales des sympathies et surtout des +synergies proprement dites. C'est du sentiment continu d'une telle +harmonie, fréquemment troublée dans les maladies, que résulte +nécessairement la notion, très abstraite et très indirecte, du <i>moi</i>, +c'est-à-dire du consensus universel de l'ensemble de l'organisme. Les +psychologues ont vainement voulu faire de cette idée, ou plutôt de ce +sentiment, un attribut exclusif de l'humanité: il est évidemment la +suite nécessaire de toute vie animale proprement dite; et, par +conséquent, il appartient tout aussi bien aux animaux, quoiqu'ils n'en +puissent disserter: sans doute, un chat ou tout autre vertébré, sans +savoir dire <i>je</i>, ne se prend pas habituellement pour un autre que +lui-même. Peut-être, d'ailleurs, chez les animaux supérieurs, le +sentiment de la personnalité est-il encore plus prononcé que chez +l'homme, à cause de leur vie plus isolée: si cependant on descendait +trop loin dans la série zoologique, on finirait par atteindre les +organismes où la dégradation continue du système nerveux atténue +nécessairement ce sentiment composé, comme les divers sentimens simples +dont il dépend.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" +name="footnote47"><b>Note 47: </b></a><a href="#footnotetag47"> +(retour) </a> Le nom de <i>passion</i>, si judicieusement + synonyme de <i>souffrance</i>, ne désigne, par lui-même, que le + plus haut degré normal de toute tendance morale, l'état le + plus rapproché de la manie proprement dite, où la faculté + acquerrait assez de prépondérance pour déterminer cette + irrésistibilité qui caractérise l'état anormal. Cette + qualification générale pourrait donc convenir aussi bien aux + facultés intellectuelles qu'aux facultés affectives. Mais le + peu d'activité intrinsèque des premières, chez la plupart + des hommes, ne permettant presque jamais l'existence de + véritables passions intellectuelles, l'usage a dû + s'introduire de n'appliquer ce terme qu'aux facultés + affectives, seules susceptibles le plus souvent d'une telle + exaltation. Néanmoins il importe peut-être à la précision du + langage scientifique d'éviter désormais, autant que + possible, cette dégénération naturelle d'une expression + quelquefois indispensable à employer dans son entière + acception fondamentale. +</blockquote> + +<p>Quoique, par les motifs précédemment indiqués, les diverses écoles +psychologiques ou idéologiques aient dû s'accorder à négliger +essentiellement l'étude intellectuelle et morale des animaux, +heureusement abandonnée, dès l'origine immédiate de la philosophie +moderne, aux seuls naturalistes, il importe de signaler ici l'influence +funeste que les conceptions métaphysiques ont néanmoins exercée aussi, +sous ce rapport, d'une manière indirecte, par leur vague et obscure +distinction entre l'intelligence et l'instinct, établissant, de la +nature humaine à la nature animale, une idéale séparation, dont les +zoologistes ne se sont point encore, même aujourd'hui, suffisamment +affranchis. Le mot <i>instinct</i> n'a, en lui-même, d'autre acception +fondamentale que de désigner toute impulsion spontanée vers une +direction déterminée, indépendamment d'aucune influence étrangère: dans +ce sens primitif, ce terme s'applique évidemment à l'activité propre et +directe d'une faculté quelconque, aussi bien des facultés +intellectuelles que des facultés affectives; il ne contraste alors +nullement avec le nom d'<i>intelligence</i>, ainsi qu'on le voit si souvent +lorsqu'on parle de ceux qui, sans aucune éducation, manifestent un +talent prononcé pour la musique, pour la peinture, pour les +mathématiques, etc. Sous ce point de vue, il y a certainement de +l'instinct, ou plutôt des instincts, tout autant et même davantage chez +l'homme que chez les animaux. En caractérisant, d'une autre part, +l'<i>intelligence</i> d'après l'aptitude à modifier sa conduite conformément +aux circonstances de chaque cas, ce qui constitue, en effet, le +principal attribut pratique de la <i>raison</i> proprement dite, il est +encore évident que, sous ce rapport, pas plus que sous le précédent, il +n'y a lieu d'établir réellement, entre l'humanité et l'animalité, aucune +autre différence essentielle que celle du degré plus ou moins prononcé +que peut comporter le développement d'une faculté, nécessairement +commune, par sa nature, à toute vie animale, et sans laquelle on ne +saurait même en concevoir l'existence: en sorte que la fameuse +définition scolastique de l'homme comme <i>animal raisonnable</i> présente un +véritable non-sens, puisque aucun animal, surtout dans la partie +supérieure de l'échelle zoologique, ne pourrait vivre sans être, jusqu'à +un certain point, raisonnable, proportionnellement à la complication +effective de son organisme. Quoique la nature morale des animaux ait été +jusqu'ici bien peu et bien mal explorée, on peut néanmoins reconnaître, +sans la moindre incertitude, principalement chez ceux qui vivent avec +nous en état de familiarité plus ou moins complète, et par les mêmes +moyens généraux d'observation qu'on emploierait à l'égard d'hommes dont +la langue et les moeurs nous seraient préalablement inconnues, que +non-seulement ils appliquent, essentiellement de la même manière que +l'homme, leur intelligence à la satisfaction de leurs divers besoins +organiques, en s'aidant aussi, lorsque le cas l'exige, d'un certain +degré de langage correspondant à la nature et à l'étendue de leurs +relations; mais, en outre, qu'ils sont pareillement susceptibles d'un +ordre de besoins plus désintéressé, consistant dans l'exercice direct +des facultés animales, par cela seul qu'elles existent, et pour l'unique +plaisir de les exercer; ce qui les conduit souvent, comme les enfans ou +les sauvages, à inventer de nouveaux jeux; et ce qui, en même temps, les +rend, mais à un degré beaucoup moindre, sujets à l'<i>ennui</i> proprement +dit; cet état, érigé mal à propos en privilége spécial de la nature +humaine, est quelquefois même assez prononcé, chez certains animaux, +pour les pousser au suicide, par suite d'une captivité devenue +intolérable. Je ne saurais trop recommander, à cet égard, la lecture +approfondie de l'intéressant ouvrage de Georges Leroy, celui de tous les +vrais observateurs de l'animalité qui me paraît avoir le mieux compris +la nature morale et intellectuelle des animaux, considérés en général, +sans préjudice de quelques bonnes monographies, malheureusement trop +rares, limitées à l'étude spéciale de certains genres. On a donc +introduit une vaine distinction métaphysique, désavouée par l'examen +attentif du monde réel, lorsque, dénaturant le sens primordial du mot +<i>instinct</i>, on a désigné ainsi la prétendue tendance fatale des animaux +à l'exécution machinale d'<i>actes</i> uniformément déterminés, sans aucune +modification possible d'après les circonstances correspondantes, et +n'exigeant ni même ne comportant aucune éducation proprement dite. Cette +supposition gratuite est un reste évident de la fameuse hypothèse +automatique de Descartes, dont j'ai expliqué ci-dessus la véritable +filiation philosophique. G. Leroy a très judicieusement démontré que, +chez les mammifères et les oiseaux, cette idéale fixité dans la +construction des habitations, dans le système de chasse, dans le mode de +migration, etc., n'existait que pour les naturalistes de cabinet, ou +pour les observateurs inattentifs. On doit néanmoins concevoir, mais +alors sous un point de vue nécessairement commun à l'homme et aux +animaux, que lorsque, par une suffisante uniformité de circonstances, +une pratique quelconque, ayant acquis tout le développement que comporte +l'organisme correspondant, a pu devenir assez profondément habituelle à +l'individu, et même à la race, elle tend, par cela même, à se reproduire +spontanément, sans aucune stimulation extérieure; sauf à se modifier +ultérieurement, avec plus ou moins de facilité, si la situation vient à +éprouver un changement inaccoutumé. C'est dans ce sens, mais dans ce +sens seulement, que l'on peut admettre, à mon gré, la formule +remarquable de M. de Blainville, qui me paraît offrir une plus exacte +représentation de la réalité qu'aucune de celles successivement +proposées jusqu'ici à ce sujet: l'<i>instinct est la raison fixée; la +raison est l'instinct mobile</i>. Entendu d'aucune autre manière, cet +aphorisme ne me semblerait pouvoir conduire, contre l'intention évidente +de son illustre auteur, qu'à une fausse appréciation de la seule +différence qui puisse réellement exister entre la nature phrénologique +des animaux et celle de l'homme, et qui, sous cet aspect physiologique +comme sous tout autre, se réduit nécessairement à la simple plénitude du +développement des facultés, du moins tant qu'on ne sort point de l'ordre +général des ostéozoaires.</p> + +<p>Après avoir ainsi suffisamment caractérisé le vice le plus fondamental +commun à toutes les diverses doctrines des psychologues ou des +idéologues, je croirais m'engager dans des détails contraires à l'esprit +de cet ouvrage, si j'entreprenais ici d'expliquer, même d'une manière +générale, comment les métaphysiciens, toujours dominés par leur vaine +tendance à l'unité, dans leur étude presque exclusive de l'intelligence, +ont, en outre, manqué radicalement la vraie notion essentielle des +facultés intellectuelles elles-mêmes, auxquelles ils avaient si +vicieusement subordonné les facultés affectives. C'est seulement en +examinant la marche historique du développement de l'esprit humain, +qu'il conviendra d'expliquer, dans le volume suivant, comment l'école +française, qui, malgré les apparences, fut certainement la mieux +systématique de toutes, éprouvant surtout, suivant le génie national, le +besoin de la clarté, s'attacha au seul principe évident qu'elle pût +apercevoir en un tel sujet, c'est-à-dire, à l'axiome d'Aristote, mais +sans admettre l'indispensable restriction si bien formulée par Leïbnitz: +d'où toutes les rêveries puériles de Condillac et de ses successeurs sur +la <i>sensation transformée</i>, pour représenter les différens actes +intellectuels comme finalement identiques; conceptions fantastiques, qui +écartaient complétement toutes les dispositions primordiales par +lesquelles, non-seulement les divers organismes animaux, mais les divers +individus de notre espèce se distinguent si énergiquement les uns des +autres, et qui d'ailleurs donnaient même les plus fausses idées de la +simple théorie préliminaire des sensations externes. Sous le point de +vue dogmatique propre à la leçon actuelle, je dois me borner, à cet +égard, à renvoyer le lecteur à la lumineuse réfutation par laquelle Gall +et Spurzheim préparèrent si bien leurs travaux, et qui n'exigerait ici +aucune nouvelle considération principale: on y devra surtout remarquer +cette belle démonstration philosophique, si pleinement satisfaisante, +d'où ils ont conclu que la sensation, la mémoire, l'imagination, et même +le jugement, enfin toutes les facultés scolastiques, ne sont pas, en +réalité, des facultés fondamentales et abstraites, mais constituent +seulement, d'une manière directe, les divers degrés ou modes consécutifs +d'un même phénomène, propre à chacune des véritables fonctions +phrénologiques élémentaires, et nécessairement variable de l'une à +l'autre, avec une activité proportionnelle. Cette admirable analyse, en +renversant simultanément toutes les diverses théories métaphysiques, +leur a même ôté ce qui seul leur conservait encore quelque crédit, +c'est-à-dire, leur critique mutuelle, faite ainsi désormais avec +beaucoup plus de justesse et d'énergie à la fois qu'elle n'avait pu +l'être jusqu'alors par aucune des écoles antagonistes. L'école allemande +surtout, qui, par le vague absolu de ses inintelligibles doctrines, +n'avait dû son ascendant momentané qu'à son imparfaite réfutation des +aberrations fondamentales de l'école française, a été dès-lors +radicalement privée de toute destination réelle, et s'est effectivement +consumée depuis en vains efforts pour arrêter sa désorganisation +croissante, même chez la nation la plus favorablement disposée à sa +conservation.</p> + +<p>Quoique ce soit assurément un procédé très peu philosophique que +d'entreprendre de juger une doctrine quelconque d'après la seule +considération, quelque réelle qu'elle puisse être, des résultats +auxquels doit conduire son application, au lieu de l'apprécier +directement en elle-même; néanmoins, quand une fois cet examen +fondamental, dont rien ne saurait dispenser, a été convenablement +effectué, il est évidemment très légitime, et ordinairement fort utile, +afin d'en mieux faire ressortir les conclusions principales, de signaler +les conséquences générales de la doctrine proposée, pourvu qu'on en ait +d'abord soigneusement écarté tout ce qui ne présenterait réellement +qu'un caractère fortuit. Or, une telle épreuve indirecte serait, sans +doute, bien désavantageuse aux diverses théories psychologiques ou +idéologiques, dont la profonde inanité spéculative se transformerait +malheureusement, dans la pratique, en la plus déplorable efficacité, +d'après leur universelle prétention à la souveraine direction morale de +l'humanité. Rien n'est plus facile à vérifier, par exemple, pour ce +qu'on appelle l'école française, celle de toutes qui, comme je viens de +l'indiquer, présente réellement les doctrines les plus liées. Car, le +célèbre traité d'Helvétius contient certainement l'application la plus +complète et la plus rigoureuse de l'ensemble d'une telle philosophie, +quelques vains efforts qu'on ait souvent tentés pour déguiser cette +évidente filiation, en présentant cet ouvrage comme une sorte de +production anomale et fortuite. Le double paradoxe de cet ingénieux +philosophe, sur l'égalité fondamentale de toutes les intelligences +humaines, en tant que pourvues des mêmes sens extérieurs, et sur +l'égoïsme érigé en principe nécessairement unique de toute nature morale +proprement dite, dont il serait superflu de signaler ici l'immense +danger, présente deux conséquences générales, logiquement +incontestables, et d'ailleurs co-relatives, de la manière profondément +vicieuse dont cette métaphysique concevait, d'une part, les facultés +intellectuelles, d'une autre part, les facultés affectives. Bien loin +que ces absurdes hypothèses constituent des aberrations isolées et +momentanées d'un esprit excentrique, nous aurons occasion de +reconnaître, dans le volume suivant, la pernicieuse influence qu'elles +ont exercée, et qu'elles continuent encore d'exercer à certains égards, +sous le rapport politique et même sous le rapport social, sur les deux +générations qui ont suivi l'époque de leur développement: de tels +ravages ne sauraient appartenir à des erreurs purement accidentelles. +Mais, l'école allemande, qui a tant insisté, et l'on peut même dire, à +très juste titre, tant déclamé à ce sujet, ne comporte pas, à son tour, +sous un semblable point de vue, une appréciation plus favorable. +L'ensemble de ses doctrines psychologiques, qui, au fond, n'est certes +pas moins erroné, n'est pas surtout moins nuisible, quoique d'une autre +manière, au perfectionnement réel de l'humanité. Dans l'ordre purement +intellectuel, l'idéologie française conduit aux plus absurdes +exagérations sur la puissance illimitée de l'éducation, ce qui a +d'ailleurs contribué à diriger davantage l'attention générale vers ce +principal moyen de perfectionnement; la psychologie allemande représente +son <i>moi</i> comme essentiellement ingouvernable, en vertu de la liberté +vagabonde qui en constitue le caractère fondamental, et qui ne permet de +le concevoir assujéti à aucune véritable loi. Sous le point de vue moral +principalement, tandis que les uns tendent involontairement à réduire +toutes les relations sociales à d'ignobles coalitions d'intérêts privés, +les autres sont entraînés, à leur insu, à organiser une sorte de +mystification universelle, où la prétendue disposition permanente de +chacun à diriger exclusivement sa conduite d'après l'idée abstraite du +devoir, aboutirait finalement à l'exploitation de l'espèce par un petit +nombre d'habiles charlatans. À cet égard, l'école écossaise, qui +admettait la sympathie en même temps que l'égoïsme, était sans doute +beaucoup plus rapprochée de la réalité, quoique le vague de ce qu'elle a +ambitieusement nommé ses doctrines, et surtout leur défaut plus prononcé +de liaison, ne lui aient jamais permis d'exercer une aussi grande +influence<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a> +<a href="#footnote48"><sup class="sml">48</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" +name="footnote48"><b>Note 48: </b></a><a href="#footnotetag48"> +(retour) </a> Les travail philosophiques de Hume, d'Adam + Smith, et de Fergusson, manifestent spécialement une + tendance beaucoup plus prononcée vers le véritable état + positif, et leur ensemble présente les élémens d'une théorie + de l'homme bien moins erronée que celles de toutes les + autres écoles métaphysiques. On y remarquera toujours avec + intérêt la meilleure réfutation qu'il fût possible + d'effectuer, avant la fondation de la physiologie cérébrale, + des principales aberrations de l'école française sur la + nature morale de l'homme. +</blockquote> + +<p>L'ancien système d'études des phénomènes intellectuels et moraux étant +ainsi suffisamment apprécié désormais, tant dans sa méthode +caractéristique, que dans ses principales théories, de manière à faire +mieux ressortir le véritable état général de la question, nous devons +maintenant diriger notre attention exclusive sur l'examen philosophique +de la grande tentative de Gall, directement envisagée, afin de bien +saisir ce qui manque essentiellement aujourd'hui à la physiologie +phrénologique pour avoir atteint la vraie constitution scientifique qui +lui est propre, et dont elle est nécessairement encore plus éloignée que +la physiologie organique et même la physiologie animale proprement +dite.</p> + +<p>Deux principes philosophiques, qui n'ont plus besoin d'aucune +discussion, servent de base inébranlable à l'ensemble de la doctrine de +Gall, savoir: l'innéité des diverses dispositions fondamentales, soit +affectives, soit intellectuelles; la pluralité des facultés +essentiellement distinctes et radicalement indépendantes les unes des +autres, quoique les actes effectifs exigent ordinairement leur concours +plus ou moins complexe. Sans sortir de l'espèce humaine, tous les cas de +talens ou de caractères prononcés, en bien ou en mal, prouvent, avec une +irrésistible évidence, la réalité du premier principe; la diversité même +de ces cas bien tranchés, la plupart des états pathologiques, surtout de +ceux où le système nerveux est directement affecté, démontrent, d'une +manière non moins irrécusable, la profonde justesse du second. +L'observation comparative des principales natures animales, ne +laisserait d'ailleurs, sous l'un et l'autre aspect, aucun doute à cet +égard, s'il pouvait en exister encore. Enfin, ces deux principes, faces +évidemment co-relatives et mutuellement solidaires d'une même conception +fondamentale, ne constituent, en réalité, que la formulation +scientifique des résultats généraux de l'expérience universelle sur la +véritable constitution intellectuelle et morale de l'homme, dans tous +les temps et dans tous les lieux; symptôme indispensable de la vérité, à +l'égard de toutes les idées-mères, qui doivent toujours être +primitivement rattachées aux indications spontanées de la raison +publique, comme je l'ai souvent montré envers les principales notions de +la philosophie naturelle. Ainsi, outre la puissante analogie tirée de +l'examen préalable des facultés élémentaires de la vie animale +proprement dite, on voit que tous les divers moyens généraux +d'exploration qui conviennent aux recherches physiologiques, +l'observation directe, l'expérimentation, l'analyse pathologique, la +méthode comparative, viennent exactement converger vers ce double +principe, confirmé d'ailleurs par la sanction implicite du bon sens +vulgaire, dont la compétence est irrécusable à l'égard de phénomènes +continuellement soumis, par leur nature, à son attentive investigation. +Un tel ensemble de preuves assure nécessairement, à cette grande notion +primordiale, une indestructible consistance, pleinement à l'abri de +toutes les transformations plus ou moins profondes que devra subir +ultérieurement la doctrine phrénologique<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a> +<a href="#footnote49"><sup class="sml">49</sup></a>. Dans l'ordre anatomique, +cette conception physiologique correspond à la division nécessaire du +cerveau en un certain nombre d'organes partiels, symétriques comme tous +ceux de la vie animale, et qui, quoique plus contigus et plus semblables +qu'en aucun autre système, par conséquent plus sympathiques et même plus +synergiques, sont néanmoins essentiellement distincts et indépendans les +uns des autres, ainsi qu'on le savait déjà pour les ganglions +respectivement affectés aux divers sens extérieurs. En un mot, le +cerveau n'est plus, à proprement parler, un <i>organe</i>: il devient un +véritable <i>appareil</i>, plus ou moins complexe suivant le degré +d'animalité. L'objet propre et élémentaire de la physiologie +phrénologique consiste dès-lors, suivant la formule fondamentale que +j'ai établie pour la position générale de toutes les questions +essentielles de physiologie positive, à déterminer, avec toute +l'exactitude possible, l'organe cérébral particulier à chaque +disposition, affective ou intellectuelle, nettement prononcée, et bien +reconnue préalablement comme étant à la fois simple et nouvelle; ou, +réciproquement, ce qui est encore plus difficile, à quelle fonction +préside telle partie de la masse encéphalique qui présente les vraies +conditions anatomiques d'un organe distinct: afin de développer toujours +cette harmonie nécessaire entre l'analyse physiologique et l'analyse +anatomique, qui constitue essentiellement, à tous égards, la véritable +science des corps vivans. Ainsi conçue, cette dernière partie de la +physiologie générale se propose le même but rationnel que la physiologie +organique et la physiologie animale ordinaires: elle étudie, dans une +vue analogue, des phénomènes plus élevés. Malheureusement, l'institution +des moyens est fort loin de correspondre jusqu'ici, d'une manière +convenable, à la difficulté supérieure du sujet.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote49" +name="footnote49"><b>Note 49: </b></a><a href="#footnotetag49"> +(retour) </a> Ceux de mes lecteurs qui ne considéreraient + cette théorie qu'à sa source la plus pure, c'est-à-dire dans + le grand ouvrage de Gall, ne doivent pas négliger un + indispensable perfectionnement général que Spurzheim y a + introduit, bien que, si l'on pénètre au fond de la pensée de + Gall, on doive trouver peut-être qu'un tel progrès porte + plutôt sur les simples dénominations que sur les idées + elles-mêmes. Quoi qu'il en soit, cette amélioration consiste + à reconnaître que les diverses facultés fondamentales ne + conduisent pas à des actes, et surtout à des modes et degrés + d'action, nécessairement déterminés, comme Gall semblait + d'abord l'établir; mais que les actes effectifs dépendent, + en général, de l'association de certaines facultés, et de + l'ensemble des circonstances correspondantes. C'est ainsi + qu'il ne saurait exister, à proprement parler, aucun organe + du vol, puisqu'un tel acte n'est qu'une aberration du + sentiment de la propriété, quand son exagération n'est pas + suffisamment contenue par la morale et par la réflexion: il + en est de même pour le prétendu organe du meurtre, comparé à + l'instinct général de la destruction. La même considération + s'applique, à plus forte raison, aux facultés + intellectuelles, qui, par elles-mêmes, ne déterminent jamais + que des tendances, et nullement des résultats accomplis. +</blockquote> + +<p>Le vrai principe scientifique de cette double décomposition nécessaire +de la nature phrénologique en diverses facultés fondamentales et de +l'appareil cérébral en différens organes correspondans, consiste +essentiellement à regarder, en général, les fonctions, soit affectives, +soit intellectuelles, comme plus élevées, ou, si l'on veut, plus +humaines, et en même temps aussi moins énergiques, à mesure qu'elles +deviennent plus spécialement exclusives à la partie supérieure de la +série zoologique, et à concevoir simultanément leurs siéges comme situés +dans des portions de la masse encéphalique de moins en moins étendues et +de plus en plus éloignées de son origine immédiate, en considérant le +crâne, suivant la saine théorie anatomique, comme un simple prolongement +de la colonne vertébrale, centre primitif de l'ensemble du système +nerveux: en sorte que la partie la moins développée et la plus +antérieure du cerveau se trouve toujours affectée aux facultés les plus +caractéristiques de l'humanité, et la plus volumineuse et la plus +postérieure à celles qui constituent surtout la base commune de toute +animalité. Il importe de remarquer ici, à cet égard, qu'une telle +classification est pleinement conforme à la théorie philosophique que +j'ai établie, le premier, dans ce traité, et qui, après nous avoir +d'abord conduits à découvrir la véritable série hiérarchique des +diverses branches fondamentales de la philosophie naturelle, nous a +essentiellement dirigés jusqu'ici pour la distribution rationnelle des +différentes parties de chaque science, et nous fournira enfin, dans le +volume suivant, la meilleure coordination possible des principales +notions sociales: on voit, en effet, qu'il faut constamment procéder +d'après la considération uniforme de la généralité graduellement +décroissante des sujets successifs à examiner, ce qui constitue, à mon +avis, la première loi relative à la marche dogmatique de l'esprit +positif. Tant de vérifications capitales, spontanément issues d'une +exacte analyse philosophique de toutes les diverses sciences +fondamentales, feront sentir, j'espère, à tous les penseurs, +l'importance et la réalité d'une semblable théorie, et empêcheront +peut-être de la confondre avec les vagues et éphémères rapprochemens +systématiques qui résultent des vaines tentatives journellement +entreprises par des esprits incomplets ou mal préparés.</p> + +<p>Si, maintenant, nous considérons, mais seulement dans son ensemble, la +doctrine générale que Gall a déduite de la méthode ainsi caractérisée, +il sera facile de constater qu'elle représente, avec une admirable +fidélité, la vraie nature morale et intellectuelle de l'homme et des +animaux. La première division fondamentale des facultés phrénologiques +en affectives et intellectuelles, dont les unes correspondent à toute la +partie postérieure et moyenne de l'appareil cérébral, tandis que sa +partie antérieure est seule affectée aux autres, qui, dans les cas les +plus extrêmes, occupent à peine ainsi le quart ou le sixième de la masse +encéphalique, rétablit, tout d'un coup, sur une base scientifique +inébranlable, la prééminence nécessaire des facultés affectives, si +vicieusement méconnue par toutes les sectes psychologiques ou +idéologiques, et néanmoins si hautement manifestée par l'observation +directe de tous les phénomènes moraux, soit animaux, soit même humains. +Gall et Spurzheim n'ont eu réellement, sous ce rapport, à écarter aucune +autre objection importante que l'ancienne opinion physiologique, +renouvelée par Cabanis et surtout par Bichat, qui, reconnaissant +néanmoins et même exagérant la séparation indispensable entre les +facultés affectives et les facultés intellectuelles, et s'obstinant +d'ailleurs à ne concevoir anatomiquement le cerveau que comme un organe +unique, affectait exclusivement cet organe aux phénomènes intellectuels, +et répartissait les diverses passions proprement dites dans les +principaux organes essentiellement relatifs à la vie végétative, tels +que le coeur, le foie, etc. Il est heureusement inutile désormais de +revenir sur la réfutation spéciale d'une doctrine aussi évidemment +vicieuse, si judicieusement appréciée par Gall et Spurzheim, qui ont +montré que ni l'observation directe, ni l'analyse pathologique, ni +surtout la méthode comparative ne permettaient de maintenir un seul +instant cette irrationnelle conception, appartenant à la première +enfance de la physiologie. On peut seulement ajouter à cet examen +décisif que l'argument symptomatique, tant invoqué par Bichat, outre +qu'il serait, par sa nature, certainement insuffisant pour constituer +seul une notion scientifique d'une telle importance, n'a pas même, en +réalité, la fixité rigoureuse qui pourrait lui donner quelque véritable +valeur logique. Si, en effet, comme le dit Bichat, toute émotion, toute +passion, est surtout ressentie dans les organes de la vie végétative, +chacun peut aisément reconnaître, non-seulement sur les divers animaux, +mais directement sur les différens états d'une même économie humaine, +que le siége de cette impression, purement sympathique et consécutive, +se trouve tantôt dans l'estomac, tantôt dans le foie, puis dans le coeur +ou dans le poumon, suivant celui d'entre eux que sa susceptibilité +native ou sa perturbation accidentelle disposent à éprouver +principalement une telle réaction, qui ne saurait ainsi fournir, par +elle même, aucune indication certaine sur le lieu de l'action primitive. +Il résulte seulement, d'un tel ordre de considérations, l'obligation +incontestable d'avoir beaucoup égard, dans la conception définitive de +l'ensemble de l'économie, à la grande influence que l'état du cerveau +doit exercer sur les nerfs qui se distribuent à tous les appareils de la +vie organique.</p> + +<p>En passant enfin aux notions d'un degré de généralité immédiatement +inférieur, on ne peut, ce me semble, contester davantage la profonde +justesse de la principale subdivision établie par Gall et Spurzheim dans +chacun des deux ordres essentiels de facultés et d'organes +phrénologiques: c'est-à-dire la distinction des facultés affectives en +penchans et sentimens ou affections, dont les premiers résident dans la +partie postérieure et fondamentale de l'appareil cérébral, tandis que sa +partie moyenne est essentiellement affectée aux autres; et pareillement, +la distinction des facultés intellectuelles en diverses facultés +perceptives proprement dites, dont l'ensemble constitue l'esprit +d'observation, et un petit nombre de facultés éminemment réflectives, +les plus élevées de toutes, composant l'esprit de combinaison, soit +qu'il compare ou qu'il coordonne; la partie antéro-supérieure de la +région frontale étant le siége exclusif de ces dernières, principal +attribut caractéristique de la nature humaine. Si nous considérons +surtout la première subdivision, qui est la plus importante et la mieux +établie, nous reconnaîtrons aisément qu'elle complète, d'une manière +très satisfaisante, l'esquisse générale de la vraie nature morale, déjà +ébauchée par la division fondamentale. C'est ainsi que se trouve +confirmée et expliquée la distinction incontestable, vaguement établie +de tout temps par le bon sens vulgaire, entre ce qu'on nomme le coeur, +le caractère, et l'esprit, distinction que les théories scientifiques +représenteront désormais avec exactitude, d'après les groupes de +facultés qui correspondent respectivement aux parties postérieure, +moyenne, et antérieure, de l'appareil cérébral. À la vérité, la +définition comparative des penchans et des sentimens semble d'abord +manquer de netteté et de précision; mais, au fond, cet inconvénient, +qu'il ne faut pas dissimuler, et que la science doit s'attacher à +dissiper, tient beaucoup moins à la pensée elle-même, dont la justesse +est irrécusable, qu'à l'extrême imperfection du langage philosophique +actuel, formé à une époque où toutes les notions morales et même +intellectuelles étaient enveloppées dans une vague et mystérieuse unité +métaphysique, et qui n'a pu encore être convenablement rectifié par +l'usage rationnel d'expressions mieux choisies, dont l'introduction +graduelle doit se faire avec une grande réserve systématique. Car, à +prendre les diverses dénominations usitées dans la stricte rigueur de +leur sens littéral, on irait ainsi jusqu'à méconnaître la distinction +fondamentale entre les facultés affectives, soit penchans, soit +sentimens, et les facultés intellectuelles proprement dites. Quand +celles-ci, en effet, sont très prononcées, elles produisent, sans aucun +doute, de véritables inclinations ou penchans, que leur moindre énergie +distingue seule ordinairement des passions inférieures. On ne peut nier +davantage que leur action ne donne lieu aussi à de véritables émotions +ou sentimens, les plus rares, les plus purs, et les plus sublimes de +tous, et qui, quoique les moins vifs, peuvent cependant aller +quelquefois jusqu'aux larmes; comme le témoignent tant d'admirables +ravissemens excités par la simple satisfaction directe qu'inspire la +seule découverte de la vérité, dans les éminens génies qui ont le plus +honoré l'espèce humaine, les Archimède, les Descartes, les Képler, les +Newton, etc. Aucun bon esprit penserait-il à s'autoriser de semblables +rapprochemens pour nier toute distinction réelle entre les facultés +intellectuelles et les facultés affectives? Il n'y a évidemment d'autre +conclusion à en déduire que l'incontestable nécessité de réformer +convenablement le langage philosophique, pour l'élever enfin, par une +précision rigoureuse, à la dignité sévère du langage scientifique. Or, +on en peut dire autant de la subdivision des facultés affectives +elles-mêmes en ce qu'on nomme, faute d'expressions mieux +caractéristiques, les <i>penchans</i> et les <i>sentimens</i>, dont la distinction +n'est pas, au fond, moins réelle, quoiqu'elle doive être beaucoup moins +tranchée, et, par cela même, plus difficile à bien apprécier. En +écartant désormais, à cet égard, toute vaine discussion de nomenclature, +on peut dire néanmoins que la vraie différence générale entre ces deux +sortes de facultés affectives n'a pas encore été assez nettement saisie. +Pour lui donner un véritable aspect scientifique, il suffirait, ce me +semble, de reconnaître que le premier genre, le plus fondamental, se +rapporte simplement à l'individu isolé, ou, tout au plus, à la seule +famille, successivement envisagée dans ses principaux besoins de +conservation, tels que la reproduction, l'éducation des petits, le mode +d'alimentation, de séjour, d'habitation, etc.; tandis que le second +genre, plus spécial, suppose plus ou moins l'existence de quelques +rapports sociaux, soit entre des individus d'espèce différente, soit +surtout entre des individus de la même espèce, abstraction faite du +sexe, et détermine le caractère que les tendances de l'animal doivent +imprimer à chacune de ces relations, passagères ou permanentes +d'ailleurs. Le sentiment de la propriété, c'est-à-dire la disposition de +l'animal à s'approprier, d'une manière exclusive, tous les objets +convenables, constitue la vraie transition naturelle entre les deux +genres, étant à la fois social en lui-même et individuel par sa +destination directe. Pourvu que la comparaison de ces deux ordres de +facultés affectives soit toujours exactement subordonnée à cette +considération fondamentale, il importera peu d'ailleurs de quels termes +on se servira pour les désigner, une fois du moins que ces expressions +quelconques auront acquis, par un usage rationnel, toute la fixité +nécessaire.</p> + +<p>Tels sont les grands résultats philosophiques que consacre à jamais la +doctrine générale de Gall, quand on l'envisage, comme je viens de le +faire, en écartant soigneusement toute vaine tentative, mal conçue ou +anticipée, de localisation spéciale des diverses fonctions cérébrales ou +phrénologiques. Quels que soient les graves et nombreux inconvéniens que +présente évidemment aujourd'hui une telle localisation, d'ailleurs +inévitablement imposée à Gall, ainsi que je vais l'expliquer, par la +nécessité même de sa glorieuse mission, tout esprit juste et impartial +reconnaîtra néanmoins, après un examen approfondi de l'ensemble de cette +doctrine, que, malgré ce vice fondamental, elle formule, dès à présent, +une connaissance réelle de la nature humaine, et des autres natures +animales, extrêmement supérieure à tout ce qui avait jamais été tenté +jusqu'alors<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a> +<a href="#footnote50"><sup class="sml">50</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote50" +name="footnote50"><b>Note 50: </b></a><a href="#footnotetag50"> +(retour) </a> L'équitable postérité n'oubliera point de + noter que l'homme du génie, auteur d'une aussi importante + révolution philosophique, qui ouvre à l'esprit scientifique + une nouvelle et immense carrière, fut toujours obstinément + repoussé de cette même Académie des Sciences, qui avait déjà + laissé échapper l'occasion, hélas! trop fugitive, d'honorer + son histoire du glorieux nom de Bichat. +</blockquote> + +<p>Parmi les innombrables objections qui ont été successivement élevées +contre cette belle doctrine, considérée toujours uniquement dans ses +dispositions fondamentales, et en continuant à éliminer toute +spécialisation, la seule qui mérite ici d'être signalée, tant par sa +haute importance, que par le nouveau jour que son entière résolution a +fait rejaillir sur l'esprit de la théorie, consiste dans la prétendue +irrésistibilité que des juges irréfléchis ont cru devoir ainsi être +attribuée aux actions humaines, et qu'il est nécessaire d'examiner +sommairement du point de vue général propre à la philosophie positive.</p> + +<p>Une profonde ignorance du véritable esprit de la philosophie naturelle, +pourrait seule faire confondre, en principe, la subordination +d'événemens quelconques à des lois invariables, avec leur irrésistible +accomplissement nécessaire. Dans l'ensemble du monde réel, organique ou +inorganique, il est évident, comme je l'ai déjà établi, que les +phénomènes des divers ordres sont d'autant moins modifiables, et +déterminent des tendances d'autant plus irrésistibles, qu'il sont à la +fois plus simples et plus généraux. Sous cet aspect, les actes de +pesanteur, en tant que relatifs à la plus générale et à la plus simple +de toutes les lois naturelles, sont les seuls que nous puissions +concevoir comme pleinement et nécessairement irrésistibles, puisqu'ils +ne sauraient jamais être entièrement suspendus; ils se font toujours +sentir, d'une manière quelconque, soit par un mouvement, soit par une +pression. Mais à mesure que les phénomènes se compliquent, leur +production exigeant le concours indispensable d'un nombre toujours +croissant d'influences distinctes et indépendantes, ils deviennent, par +cela seul, de plus en plus modifiables, ou, en d'autres termes, leur +accomplissement devient de moins en moins irrésistible, par les +combinaisons de plus en plus variées que comportent les diverses +conditions nécessaires, dont chacune continue néanmoins à être isolément +assujettie à ses lois fondamentales, sans lesquelles la conception +générale de la nature resterait dans cet état arbitraire et désordonné +que la philosophie théologique est directement destinée à représenter. +C'est ainsi que les phénomènes physiques, et surtout les phénomènes +chimiques, comportent des modifications continuellement plus profondes, +et présentent, par conséquent, une irrésistibilité toujours moindre, +ainsi que j'ai eu soin de l'expliquer. Nous avons également remarqué +que, en vertu de leur complication et de leur spécialité supérieures, +les phénomènes physiologiques sont les plus modifiables et les moins +irrésistibles de tous, quoique toujours soumis, dans leur +accomplissement, à des lois naturelles invariables. Par une suite +évidente de la même notion philosophique, il est clair que les +phénomènes de la vie animale, à raison de leur moindre indispensabilité +et de leur inévitable intermittence, doivent réellement être envisagés +comme plus modifiables et moins irrésistibles encore que ceux de la vie +organique proprement dite. Enfin, les phénomènes intellectuels et +moraux, qui, par leur nature, sont à la fois plus compliqués et plus +spéciaux que tous les autres phénomènes précédens, doivent évidemment +comporter de plus importantes modifications, et manifester, par suite, +une irrésistibilité beaucoup moindre, sans que chacune des nombreuses +influences élémentaires qui y concourent cesse pour cela d'obéir, dans +son exercice spontané, à des lois rigoureusement invariables, quoique le +plus souvent inconnues jusqu'à présent. C'est ce que Gall et Spurzheim +ont ici directement vérifié, de la manière la moins indubitable, par une +lumineuse argumentation. Il leur a suffi, après avoir rappelé que les +actes réels dépendent presque toujours de l'action combinée de plusieurs +facultés fondamentales, de remarquer, en premier lieu, que l'exercice +peut développer beaucoup chaque faculté quelconque, comme l'inactivité +tend à l'atrophier; et, en second lieu, que les facultés +intellectuelles, directement destinées, par leur nature, à modifier la +conduite générale de l'animal d'après les exigences variables de sa +situation, peuvent altérer beaucoup l'influence pratique de toutes les +autres facultés. D'après ce double principe, il ne saurait y avoir de +véritable irrésistibilité, et par suite d'irresponsabilité nécessaire, +conformément aux indications générales de la raison publique, que dans +les cas de manie proprement dite, où la prépondérance exagérée d'une +faculté déterminée, tenant à l'inflammation ou à l'hypertrophie de +l'organe correspondant, réduit en quelque sorte l'organisme à l'état de +simplicité et de fatalité de la nature inerte. C'est donc bien +vainement, et avec une légèreté bien superficielle, qu'on a accusé la +physiologie cérébrale de méconnaître la haute influence de l'éducation, +et de la législation qui en constitue le prolongement nécessaire, parce +qu'elle en a judicieusement fixé les véritables limites générales. Pour +avoir nié, contre l'idéologie française, la possibilité de convertir, à +volonté, par des institutions convenables, tous les hommes en autant de +Socrates, d'Homères, ou d'Archimèdes, et, contre la psychologie +germanique, l'empire absolu, bien plus absurde encore, que l'énergie du +<i>moi</i> exercerait pour transformer, à son gré, sa nature morale, la +doctrine phrénologique a été représentée comme radicalement destructive +de toute liberté raisonnable, et de tout perfectionnement de l'homme à +l'aide d'une éducation bien conçue et sagement dirigée! Il est néanmoins +évident, par la seule définition générale de l'<i>éducation</i>, que cette +incontestable perfectibilité suppose nécessairement l'existence +fondamentale de prédispositions convenables, et, en outre, que chacune +d'elles est soumise à des lois déterminées, sans lesquelles on ne +saurait concevoir qu'il devînt possible d'exercer sur leur ensemble +aucune influence vraiment systématique: en sorte que c'est précisément, +au contraire, à la physiologie cérébrale qu'appartient exclusivement la +position rationnelle du problème philosophique de l'éducation. Enfin, +suivant une dernière considération plus spéciale, cette physiologie +érige en principe incontestable que les hommes sont, pour l'ordinaire, +essentiellement médiocres, en bien et en mal, dans leur double nature +affective et intellectuelle; c'est-à-dire que, en écartant un très petit +nombre d'organisations exceptionnelles, chacun d'eux possède, à un degré +peu prononcé, tous les penchans, tous les sentimens, et toutes les +aptitudes élémentaires, sans que le plus souvent aucune faculté soit, en +elle-même, hautement prépondérante. Il est donc clair que le champ le +plus vaste se trouve ainsi directement ouvert à l'éducation pour +modifier, presque en tous sens, des organismes aussi flexibles; quoique, +quant au degré, leur développement doive toujours rester dans cet état +peu tranché qui suffit pleinement à la bonne harmonie sociale, comme je +l'expliquerai plus tard.</p> + +<p>Les esprits judicieux ont adressé, à l'ensemble de la doctrine de Gall, +un reproche beaucoup plus difficile à écarter, lorsqu'ils ont blâmé la +localisation effective, évidemment hasardée, et même notoirement erronée +à beaucoup d'égards essentiels, que Gall a cru devoir proposer. +Toutefois, en examinant, d'une manière plus approfondie, la situation +nécessaire de ce grand philosophe, on reconnaîtra, j'espère, que, quels +que soient, en réalité, les vices fondamentaux d'une telle tentative, +qu'il serait certes bien superflu de soumettre ici au moindre examen +spécial, il a fait ainsi un usage, non-seulement très légitime, mais +même essentiellement indispensable, du droit général des naturalistes à +l'institution des hypothèses scientifiques, en se conformant d'ailleurs +à la théorie préliminaire que j'ai établie, à ce sujet, dans le second +volume de ce traité. D'abord, les conditions principales imposées par +cette théorie logique ont été, en ce cas, parfaitement remplies; +puisqu'il ne s'agit point là de fluides ni d'éthers fantastiques, qui +échappent à toute discussion réelle, mais bien d'organes très +saisissables, dont les attributions hypothétiques comportent, par leur +nature, des vérifications pleinement positives. En second lieu, aucun de +ceux qui ont fait, de la manière la plus convenable, la facile critique +de la localisation supposée par Gall, n'aurait pu, très probablement, en +imaginer, à sa place, aucune autre moins imparfaite, ni même aussi +heureusement ébauchée. S'abstenir, est, à la vérité, un conseil que la +médiocrité prudente peut toujours aisément prescrire au génie: mais on +peut, je crois, constater, sans la moindre incertitude, que, dans toute +semblable opération philosophique, une telle inaction serait +nécessairement impossible et même radicalement vicieuse. Car, l'esprit +humain est ordinairement beaucoup trop faible, et surtout trop peu +disposé à supporter, d'une manière continue, la pénible contention +qu'exige la combinaison d'idées très abstraites, et, par suite, très +indéterminées, pour que la création de la doctrine phrénologique, et +ensuite sa propagation et son développement, eussent été possibles, sans +l'institution préalable d'une hypothèse quelconque sur le siége effectif +de chaque faculté fondamentale, sauf la rectification ultérieure de cet +indispensable programme, nécessairement hasardé. La même obligation +logique s'est reproduite, de nos jours, pour l'illustre rénovateur de la +philosophie médicale, et je n'hésite point à affirmer qu'on la vérifiera +constamment dans tous les cas analogues. Elle a, sans doute, de très +graves inconvéniens, par l'extrême embarras que présentent ensuite +l'élimination ou le redressement d'hypothèses auxquelles une science +doit son existence, et que les esprits ordinaires ont presque toujours +épousées avec une foi bien plus profonde que la confiance hardie de +leurs propres inventeurs: mais il n'y a point à délibérer sur ce qui +est si évidemment nécessité par l'infirmité radicale de notre +intelligence. Que désormais des esprits vigoureux, bien préparés, par +une saine éducation scientifique, à raisonner avec aisance sur des +notions très générales et peu arrêtées, sans excéder essentiellement les +étroites limites de leur positivité actuelle, s'en tiennent +habituellement, à l'égard de la doctrine phrénologique, aux seuls +principes fondamentaux que j'en ai ci-dessus séparés, et qui en +constituent aujourd'hui toute la partie vraiment sérieuse et +substantielle, cela est non-seulement devenu possible, mais même +éminemment désirable: puisque c'est uniquement d'un tel point de vue +qu'on peut nettement apercevoir l'ensemble des vrais besoins principaux +de la physiologie cérébrale, et le caractère des moyens philosophiques +qui peuvent graduellement conduire à la perfectionner. Il ne faut pas +croire d'ailleurs que cette scrupuleuse séparation doive, dans la +pratique, priver une telle doctrine de l'efficacité positive inhérente à +sa lumineuse représentation générale de la nature intellectuelle et +affective de l'homme et des animaux. Rien n'empêche, en raisonnant ici, +à la manière des géomètres, sur des siéges indéterminés, ou regardés +comme tels, de parvenir à des conclusions effectives, susceptibles +d'une utilité très réelle, ainsi que j'espère pouvoir le témoigner, dans +le volume suivant, par ma propre expérience; quoique d'ailleurs il doive +être évident que ces conclusions deviendraient certainement plus +précises, et, par suite, plus efficaces, si les vrais organes des +diverses facultés cérébrales comportaient un jour des déterminations +pleinement positives. Mais, outre qu'une telle marche était +primitivement impossible, puisque le développement préliminaire de la +phrénologie, à l'aide de la localisation hypothétique, a pu seul +conduire à en concevoir nettement le caractère et la nécessité, il est +incontestable que, si Gall s'en fût scrupuleusement tenu à ces hautes +généralités philosophiques, quelque irrécusables qu'elles soient, il +n'aurait jamais constitué une science, ni formé une école, et ces +vérités si précieuses eussent été inévitablement étouffées dans leur +germe par la coalition spontanée des diverses influences antagonistes. +Ainsi, l'heureux ébranlement que les immortels travaux de Gall ont +irrévocablement imprimé à l'esprit humain, dépendait essentiellement de +la marche, en apparence si téméraire, qu'il a dû nécessairement suivre; +sans que ce soit néanmoins un motif de prolonger ce mode originaire +au-delà des limites naturelles que lui imposent les lois positives du +développement de notre intelligence. Ce cas est fort analogue à celui +que nous a déjà présenté la grande hypothèse mécanique de Descartes, qui +a rendu, à d'autres égards, les mêmes éminens services philosophiques, +et qui a dû subir ensuite une semblable élimination: mais, toutefois, +avec cette différence essentielle, tout à l'avantage de l'hypothèse +actuelle, que les organes effectifs des diverses facultés cérébrales, +quoique n'étant point encore déterminés, sont cependant susceptibles de +l'être ultérieurement<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a> +<a href="#footnote51"><sup class="sml">51</sup></a>; tandis que le mécanisme primitif des +mouvemens célestes ne comportait réellement aucune détermination +positive, et constituait une recherche nécessairement inaccessible, à +laquelle l'esprit humain a dû finir par renoncer pour jamais, quand son +éducation fondamentale a été enfin suffisamment avancée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote51" +name="footnote51"><b>Note 51: </b></a><a href="#footnotetag51"> +(retour) </a> Cette détermination positive peut même être + déjà regardée comme accomplie à l'égard de quelques organes + très prononcés. Il serait, ce me semble, difficile de + résister à l'ensemble de preuves d'après lequel Gall a placé + le siége de l'amour maternel dans les lobes postérieurs du + cerveau, et surtout celui du penchant à la propagation dans + le cervelet; quoique, sous ce dernier rapport, la grave + objection présentée par plusieurs zoologistes ne soit pas + encore convenablement résolue. +</blockquote> + +<p>Après avoir convenablement apprécié le véritable caractère philosophique +de la physiologie cérébrale, il me reste enfin, pour compléter ici un +tel examen, à signaler rapidement les divers perfectionnemens +indispensables que sa constitution naissante exige aujourd'hui avec tant +d'urgence.</p> + +<p>Il faut placer, en première ligne, comme la principale condition +scientifique, base nécessaire de tout développement ultérieur, une +judicieuse rectification fondamentale des organes et des facultés de +tous genres. Sous le point de vue anatomique, qui doit d'abord +prédominer désormais, on voit aisément que, après avoir établi, en +général, le principe incontestable qui érige le cerveau en un véritable +appareil, la répartition effective de cet appareil en ses divers organes +constituans n'a plus été essentiellement dirigée que par des analyses +purement physiologiques, le plus souvent fort imparfaites et même très +superficielles, au lieu d'être directement subordonnée à de vraies +déterminations anatomiques. Aussi tous les anatomistes ont-ils, à juste +titre, traité une telle distribution comme arbitraire et désordonnée, +puisque, n'étant assujétie à aucune notion rigoureuse de philosophie +anatomique sur la différence réelle entre un organe et une partie +d'organe, elle comporte des subdivisions en quelque sorte indéfinies, +que chaque phrénologue semble pouvoir multiplier à son gré. Quoique, en +thèse générale, l'analyse des fonctions doive, sans doute, éclairer +beaucoup celle des organes, la décomposition fondamentale de l'organisme +en appareils, et de ceux-ci en organes, n'en est pas moins, par sa +nature, essentiellement indépendante de l'analyse physiologique, à +laquelle, au contraire, elle est surtout destinée à fournir une base +préliminaire indispensable, comme tous les physiologistes le +reconnaissent pleinement aujourd'hui envers tous les autres ordres +d'études biologiques: à quel titre les études cérébrales seraient-elles +exceptées d'une telle obligation philosophique? Il n'est point +nécessaire, par exemple, de voir fonctionner les divers organes qui +composent l'appareil digestif, l'appareil respiratoire, l'appareil +locomoteur, etc., pour que l'anatomie puisse nettement les distinguer +les uns des autres: pourquoi n'en serait-il pas de même dans l'appareil +cérébral? L'analyse anatomique doit, sans doute, y présenter des +difficultés très supérieures, en vertu de la dissemblance beaucoup +moindre et de la plus grande proximité des organes correspondans. Mais +serait-ce un motif suffisant de renoncer directement à cette +indispensable analyse? S'il en était ainsi, il faudrait certainement +cesser de prétendre à donner jamais à la doctrine phrénologique un +caractère scientifique vraiment spécial, et l'on devrait s'en tenir +toujours aux seules généralités fondamentales que j'en ai ci-dessus +détachées. Car, le but philosophique de toute théorie biologique devant +être, comme je l'ai établi, de constituer une exacte harmonie entre +l'analyse anatomique et l'analyse physiologique, cela suppose évidemment +qu'elles n'ont pas d'abord été calquées l'une sur l'autre, et que +chacune d'elles a été préalablement opérée d'une manière distincte. Rien +ne saurait donc dispenser aujourd'hui les véritables phrénologistes, +pour assurer à leur doctrine une consistance durable et un développement +rationnel, qui lui garantissent enfin droit de cité dans le monde +savant, de la stricte obligation de reprendre, par une série directe de +travaux anatomiques, l'analyse fondamentale de l'appareil cérébral, en +faisant provisoirement abstraction de toute idée de fonctions, ou, du +moins, en ne l'employant qu'à titre de simple auxiliaire de +l'exploration anatomique. Ceux d'entre eux qui ont déjà reconnu, quoique +d'une manière beaucoup trop vague, l'évidente nécessité, dans la +détermination de la prépondérance relative de chaque organe cérébral +chez les divers sujets, de ne plus s'en tenir uniquement à la +considération grossière du volume ou du poids de l'organe, mais d'avoir +égard aussi au degré d'activité, estimé anatomiquement, par exemple, +d'après l'énergie de sa circulation partielle, seront probablement +disposés à bien comprendre la haute importance d'une telle +considération.</p> + +<p>À cette analyse anatomique de l'appareil cérébral, il faudra joindre, +dans un ordre d'idées entièrement distinct quoique parallèle, l'analyse +purement physiologique des diverses facultés élémentaires, qui devra +finalement être constituée, autant que possible, en harmonie +scientifique avec la première: toute idée anatomique devra, à son tour, +être provisoirement écartée dans ce second travail, au lieu de la fusion +anticipée qu'on veut habituellement opérer entre les deux points de vue. +Sous ce nouvel aspect, et abstraction faite de toute localisation, la +situation actuelle de la phrénologie n'est guère plus satisfaisante. +Car, la distinction spéciale des diverses facultés fondamentales, soit +intellectuelles, soit même affectives, ainsi que leur énumération, y +sont encore conçues le plus souvent d'une manière très superficielle, +quoiqu'il n'y ait d'ailleurs aucune comparaison à faire, quant à la +positivité, avec les vaines analyses métaphysiques. Si les +métaphysiciens avaient confondu toutes leurs notions psychologiques et +idéologiques dans une vague et absurde unité, il est fort probable que +les phrénologistes, au contraire, ont trop multiplié aujourd'hui les +fonctions vraiment élémentaires. Gall en avait établi vingt-sept, ce +qui, sans doute, était déjà exagéré; Spurzheim en a porté le nombre à +trente-cinq, et chaque jour il tend à s'augmenter, faute de principes +rationnels d'une circonscription rigoureuse, qui puisse régler la verve +facile des explorateurs vulgaires. À moins que la saine philosophie n'y +mette ordre, tout phrénologue créera bientôt une faculté, en même temps +qu'un organe, pour peu que le cas lui semble opportun, avec +presqu'autant d'aisance que les idéologues ou psychologues +construisaient jadis des entités. Quelle que soit l'extrême variété des +diverses natures animales, ou même celle des différens types humains, il +est néanmoins sensible, puisque les actes réels supposent presque +toujours le concours de plusieurs facultés fondamentales, que cette +multiplicité effective, fût-elle beaucoup plus grande encore, se +trouverait suffisamment représentée d'après un très petit nombre de +fonctions élémentaires relatives aux deux genres dans lesquels se +subdivisent l'ordre moral et l'ordre intellectuel. Si, par exemple, le +nombre total des facultés était réduit à douze ou à quinze très +tranchées, leurs combinaisons binaires, ternaires, quaternaires, etc., +correspondraient, sans doute, à des types bien plus multipliés qu'il +n'en peut réellement exister, en se bornant même à distinguer, d'après +le degré normal d'activité de chaque fonction, deux autres degrés +nettement caractérisés, l'un supérieur, et l'autre inférieur. Mais +l'exhorbitante multiplication des facultés fondamentales n'est pas, en +elle-même, aussi choquante que la frivole irrationnalité de la plupart +des prétendues analyses qui ont jusqu'ici présidé à leur distinction. +Dans l'ordre intellectuel surtout, les aptitudes ont été presque +toujours fort mal caractérisées, même abstraction faite des organes. +C'est ainsi, pour me borner ici à un seul exemple très prononcé, qu'on a +introduit une prétendue aptitude mathématique fondamentale, d'après des +motifs qui auraient dû également conduire à créer autant d'autres +aptitudes spéciales à l'égard de la chimie, de l'anatomie, etc., si +toute la boîte osseuse n'eût pas été préalablement distribuée en +irrévocables compartimens. La caractéristique a même été établie avec +une telle légèreté, qu'on a choisi comme principal symptôme d'un +semblable talent, l'insignifiante facilité que tant d'esprits médiocres +apportent dans la rapide exécution des calculs numériques les plus +automatiquement formulés, et qui, d'après le futile emploi qu'elle +suppose d'un temps précieux, est, sans doute, beaucoup plus décisive +ordinairement contre la capacité réelle de celui qui la présente +qu'elle ne peut prouver en sa faveur. Un tel mode d'appréciation +témoigne une profonde ignorance de la vraie nature des spéculations +mathématiques, qui sont bien loin d'avoir un caractère intellectuel +aussi spécial que l'imaginent les esprits disposés à confesser naïvement +leur inaptitude à cet égard, sans soupçonner la portée des indications +directes qu'ils fournissent ainsi contre eux à tout observateur +philosophe. Quoique l'analyse des facultés affectives, nécessairement +beaucoup plus tranchées, soit certainement bien moins imparfaite, elle +présente néanmoins, dès le premier examen, plusieurs doubles emplois +très sensibles. C'est ainsi, par exemple, que, après avoir justement +admis la bienveillance et la sympathie comme dispositions élémentaires, +Spurzheim a cru devoir ériger la justice en un nouveau sentiment +fondamental, quoique ce ne soit évidemment que le résultat de l'usage de +ces facultés, éclairé, en chaque cas, par une convenable appréciation +intellectuelle des rapports sociaux<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a> +<a href="#footnote52"><sup class="sml">52</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote52" +name="footnote52"><b>Note 52: </b></a><a href="#footnotetag52"> +(retour) </a> + Cette erreur est d'autant moins excusable que + Gall l'avait déjà soigneusement évitée et même signalée. On + pourrait, en sens inverse, reprocher à Gall le prétendu + organe de la théosophie, superfétation évidemment absurde, + justement écartée par Spurzheim, si une telle notion eût + été, dès l'origine, autre chose qu'une simple concession + dictée par la prudence, et dont la nécessité réelle était + seule très contestable. +</blockquote> + +<p>Pour perfectionner ou rectifier cette analyse élémentaire des diverses +facultés cérébrales, il serait, je crois, fort utile d'ajouter, à +l'observation générale et directe de l'homme et de la société, une +judicieuse appréciation physiologique des cas individuels les plus +prononcés, en considérant surtout le passé. L'ordre intellectuel, qui a +le plus besoin de révision, comporterait principalement l'application la +plus étendue et la moins équivoque de ce procédé complémentaire. Si, par +exemple, de telles monographies avaient été préalablement entreprises à +l'égard des principaux géomètres, anciens ou modernes, elles auraient +vraisemblablement prévenu l'aberration grossière que je viens de +signaler, en montrant, avec la dernière évidence, que ce qu'on nomme +l'esprit mathématique, loin de constituer aucune aptitude isolée et +spéciale, présente toutes les variétés que peut offrir, en général, +l'esprit humain dans tous ses autres exercices quelconques, par les +différentes combinaisons des vraies facultés élémentaires. C'est ainsi +que tel grand géomètre a surtout brillé par la sagacité de ses +inventions, tel autre par la force et l'étendue de ses combinaisons, un +troisième par le génie du langage, manifesté dans l'heureux choix de ses +notations, et dans la perfection de son style algébrique, etc. On +pourrait certainement découvrir, ou du moins vérifier, toutes les +principales facultés vraiment fondamentales de notre intelligence, par +cette seule classe du monographies scientifiques, qui comporterait plus +de précision qu'aucune autre, si elle était convenablement conçue et +judicieusement exécutée par un esprit assez compétent. Il en serait de +même, quoiqu'à un bien moindre degré, pour les monographies analogues +des plus éminens artistes. Cette considération, généralisée autant que +possible, se rattache à l'utilité fondamentale de l'étude philosophique +des sciences, tant sous le point de vue historique que sous le rapport +dogmatique, pour la découverte des véritables lois logiques, que j'ai +établie, au début de ce traité, comme l'une de ses principales +applications directes: seulement il s'agit ici de la détermination +préalable des diverses facultés élémentaires, et non des lois de leur +action effective; mais les motifs doivent être essentiellement +analogues.</p> + +<p>L'analyse phrénologique fondamentale est donc entièrement à refaire, +suivant l'esprit philosophique que je viens de caractériser, d'abord +dans l'ordre anatomique, et ensuite dans l'ordre purement physiologique. +Après avoir convenablement opéré ces deux analyses préliminaires, en les +distinguant avec beaucoup de soin, et en dirigeant chacune d'elles +conformément à sa nature, il faudra finalement établir entre elles une +exacte harmonie générale, qui peut seule constituer dignement la +physiologie phrénologique sur ses véritables bases rationnelles. Mais ce +grand travail, qu'on peut déjà, d'après les deux leçons précédentes, +regarder comme essentiellement institué à l'égard de la physiologie +végétative et même de la physiologie animale proprement dite, n'est pas +seulement conçu jusqu'ici, dans son ensemble, pour la physiologie +cérébrale, en vertu de sa complication supérieure et de sa positivité +plus récente.</p> + +<p>Dans l'exécution difficile de cette grande opération scientifique, les +phrénologistes devront certainement s'aider, d'une manière plus complète +et mieux entendue qu'ils ne l'ont fait jusqu'ici, des moyens généraux +que fournit la philosophie biologique pour perfectionner toutes les +études relatives aux corps vivans, c'est-à-dire, de l'analyse +pathologique, et surtout de l'analyse comparative proprement dite. +L'introduction rationnelle de ces deux puissans auxiliaires n'est +aujourd'hui qu'à peine ébauchée en phrénologie: aussi n'en a-t-on tiré +encore aucun parti essentiel, si ce n'est pour les généralités +préliminaires. Sous le premier point de vue, on n'a point jusqu'ici +convenablement appliqué aux phénomènes intellectuels et moraux le +lumineux aphorisme fondamental de philosophie médicale, dont l'esprit +humain est redevable à M. Broussais, et qui consiste, ainsi que je l'ai +indiqué dans la quarantième leçon, à concevoir tous les phénomènes +quelconques de l'état pathologique comme ne pouvant constituer jamais +qu'un simple prolongement des phénomènes de l'état normal, exagérés ou +atténués au-delà de leurs limites ordinaires de variation. Il est +néanmoins impossible de rien comprendre aux différens genres de folie, +si leur examen scientifique n'est continuellement dirigé par ce grand +principe. Or, d'après cette même assimilation nécessaire entre les cas +pathologiques et les cas purement physiologiques, rien ne serait plus +propre que l'étude judicieuse de l'état de folie à dévoiler ou à +confirmer les véritables facultés fondamentales de la nature humaine, +que cette triste situation tend à faire si énergiquement ressortir, en +manifestant successivement chacune d'elles dans une exaltation +prépondérante, qui la sépare nettement de toutes les autres<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a> +<a href="#footnote53"><sup class="sml">53</sup></a>. Les +médecins, spécialement occupés d'un tel ordre de maladies, et qui, +presque toujours, sont, encore moins que la plupart des autres, sous le +rapport intellectuel, ou même sous le rapport moral, au niveau de leur +importante mission, tendent néanmoins, depuis Pinel, dans l'étude de ce +qu'ils ont nommé les <i>monomanies</i>, à donner cette direction aux +explorations qu'ils se sont trop exclusivement réservées. Mais une +appréciation préalable beaucoup trop imparfaite du véritable état +normal, et un sentiment trop vague et trop incomplet de son +indispensable similitude avec l'état pathologique, ont rendu jusqu'à +présent ces travaux à peu près stériles pour l'amélioration de la +physiologie cérébrale. Quoique les maladies mentales ne soient plus, +sans doute, <i>sacrées</i>, comme elles l'étaient pour Hippocrate, leurs +monographies n'en consistent pas moins encore, le plus souvent, dans +l'inintelligible accumulation de prétendues merveilles, qui éloignent +toute idée de rapprochement positif avec l'état normal: ce sont +habituellement des travaux plutôt littéraires que vraiment +scientifiques. L'extrême difficulté d'un tel genre d'explorations +excuse, jusqu'à un certain point, cette imperfection plus prononcée, qui +tient néanmoins surtout à l'insuffisance plus profonde des observateurs, +plus occupés, d'ordinaire, à régenter grossièrement leurs malades qu'à +en analyser judicieusement les phénomènes. Aussi les divers successeurs +de Pinel n'ont-ils réellement ajouté jusqu'ici rien d'essentiel aux +améliorations introduites, il y a quarante ans, par cet illustre +médecin, soit dans la théorie ou dans le traitement de l'aliénation +mentale.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote53" +name="footnote53"><b>Note 53: </b></a><a href="#footnotetag53"> +(retour) </a> Il faut signaler, à cet égard, une remarque + générale, éminemment judicieuse, faite récemment par M. + Broussais, et qui peut éclairer beaucoup le diagnostic de la + folie, aussi bien que les vraies indications physiologiques + que l'on doit induire d'un tel genre d'observations + pathologiques. Elle consiste en ce que, quand l'altération + principale porte directement sur les organes intellectuels, + ordinairement destinés, dans l'état normal, à régler + l'équilibre des diverses facultés affectives, la suppression + de cette influence régulatrice peut laisser un trop libre + développement au penchant ou au sentiment le plus prononcé, + ce qui déguise souvent à l'observateur vulgaire le véritable + siége de l'aliénation, et pourrait ainsi donner à l'ensemble + du traitement une fausse direction. +</blockquote> + +<p>Quoique l'étude des animaux ait été certainement moins stérile au +perfectionnement réel de la physiologie intellectuelle et morale, il +reste cependant incontestable que ce puissant moyen d'exploration a été +jusqu'ici essentiellement vicié par le déplorable ascendant que +conservent encore, chez la plupart des naturalistes, les vaines +subtilités métaphysiques sur la comparaison entre l'instinct et +l'intelligence, comme je l'ai précédemment expliqué. Si la nature +animale ne saurait être rationnellement comprise que d'après son +assimilation fondamentale à la nature humaine, proportionnellement au +degré d'organisation, il est tout aussi indubitable, en sens inverse, +pour cet ordre de fonctions comme pour tous les autres, que l'examen +judicieux et graduel des organismes plus ou moins inférieurs doit +éclairer beaucoup la vraie connaissance de l'homme: l'humanité et +l'animalité se servent ainsi l'une à l'autre d'explication mutuelle, +suivant l'esprit général de toute saine explication scientifique. +L'ensemble des facultés cérébrales, intellectuelles ou affectives, +constituant le complément nécessaire de la vie animale proprement dite, +on concevrait difficilement que toutes celles qui sont vraiment +fondamentales ne fussent point, par cela même, rigoureusement communes, +dans un degré quelconque, à tous les animaux supérieurs, et peut-être au +groupe entier des ostéozoaires; car, les différences d'intensité +suffiraient vraisemblablement à rendre raison des diversités effectives, +en ayant égard à l'association des facultés, et faisant d'ailleurs +provisoirement abstraction, autant que possible, de tout +perfectionnement de l'homme par le développement de l'état social: +l'analogie puissante que fournissent toutes les autres fonctions tend à +confirmer une telle conception. Si quelques facultés appartiennent, +d'une manière vraiment exclusive, à la seule nature humaine, ce ne peut +être qu'à l'égard des aptitudes intellectuelles les plus éminentes, qui +doivent correspondre à la partie la plus antérieure de la région +frontale: et encore cela paraîtra-t-il fort douteux, si l'on compare, +sans prévention, les actes des mammifères les plus élevés à ceux des +sauvages les moins développés. Il est, ce me semble, beaucoup plus +rationnel de penser que l'esprit d'observation, et même l'esprit de +combinaison, existent aussi, mais à un degré radicalement très +inférieur, chez les animaux, quoique le défaut d'exercice, résultant +surtout de l'état d'isolement, doive tendre à les engourdir, et même à +en atrophier les organes. On a vainement argué, contre les animaux, du +fait même de notre exclusive perfectibilité sociale, sans réfléchir que +notre espèce n'a pu se développer ainsi qu'en comprimant, de toute +nécessité, l'essor graduel qu'auraient pu prendre tant d'autres espèces +animales susceptibles de sociabilité. Les animaux domestiques, quoique +n'étant pas toujours, à beaucoup près, les plus intelligens, pourraient +fournir à ce sujet d'importantes lumières, en vertu d'une plus facile +exploration, surtout si l'on savait judicieusement comparer leur nature +morale actuelle à celle, plus ou moins différente, qui devait +correspondre aux époques plus rapprochées de leur domestication +primitive; car il serait étrange que les transformations si évidentes +qu'ils ont éprouvées sous tant de rapports physiques ne fussent +accompagnées d'aucune variation réelle à l'égard des fonctions les plus +modifiables de toutes. Mais l'extrême imperfection de l'étude +phrénologique des animaux est surtout manifeste dans la dédaigneuse +égalité où notre superbe intelligence enveloppe la considération +intellectuelle et affective des diverses natures animales, sans avoir +même ordinairement égard aux principaux degrés d'organisation. Du haut +de sa suprématie, l'homme a jugé les animaux à peu près comme un despote +envisage ses sujets, c'est-à-dire, en masse, sans apercevoir entre eux +aucune inégalité digne d'être sérieusement notée. Il est néanmoins +certain, en considérant l'ensemble de la hiérarchie animale, que, sous +le rapport intellectuel et moral, aussi bien que sous tous les autres +aspects physiologiques, les principaux ordres de cette hiérarchie +diffèrent souvent davantage les uns des autres que les plus élevés +d'entre eux ne diffèrent réellement du type humain. L'étude rationnelle +des moeurs et de l'esprit des animaux est donc encore essentiellement à +faire, la plupart des essais déjà tentés n'ayant pu avoir que la seule +efficacité préliminaire de préparer graduellement sa véritable +institution scientifique. Elle promet aux naturalistes une ample moisson +d'importantes découvertes, directement applicables au progrès général de +la vraie connaissance de l'homme, pourvu que, en dirigeant mieux leurs +recherches, ils sachent aussi mépriser désormais, avec une fermeté plus +énergique, les vaines et inconvenantes déclamations des théologiens et +des métaphysiciens sur la prétendue tendance d'une telle doctrine à +dégrader la nature humaine, dont elle doit, au contraire, rectifier la +notion fondamentale, en fixant, avec une précision rigoureuse, et à +l'abri de toute argumentation sophistique, les profondes différences qui +nous séparent positivement des animaux les plus voisins.</p> + +<p>Dans cette construction philosophique de la physiologie cérébrale, il +faudra considérer, plus soigneusement qu'on ne l'a fait jusqu'ici, les +deux ordres de notions générales relatives au mode d'action, qui, +d'après la leçon précédente, conviennent nécessairement à tous les +phénomènes quelconques de la vie animale, et que nous avons déjà +examinés à l'égard des phénomènes élémentaires d'irritabilité et de +sensibilité. La loi d'intermittence est, en effet, éminemment applicable +aux diverses fonctions affectives et intellectuelles, en ayant égard, +bien entendu, à la symétrie constante des organes, suivant la judicieuse +remarque de Gall, qui devient ici plus spécialement indispensable. Mais +ce grand sujet exige toutefois un nouvel examen, surtout envers les +facultés mentales, vu la stricte nécessité imposée à la science de +concilier leur intermittence évidente avec la parfaite continuité que +semble supposer la liaison fondamentale qui unit entre elles toutes nos +opérations intellectuelles, depuis la première enfance jusqu'à l'extrême +caducité, et que ne peuvent même interrompre les plus profondes +perturbations cérébrales, pourvu qu'elles soient passagères. Cette +question, dont les théories métaphysiques ne comportaient pas seulement +la position, présente certainement de grandes difficultés; mais sa +solution positive doit jeter un grand jour sur la marche générale des +actes intellectuels. Quant à l'association, soit synergique, soit +sympathique, des diverses facultés phrénologiques, les physiologistes +commencent à en bien comprendre la haute importance habituelle, quoique +jusqu'ici aucune étude vraiment scientifique n'ait été directement +instituée pour la recherche des lois générales de ces combinaisons +indispensables. Sans une telle considération fondamentale, le nombre des +penchans, des sentimens, ou des aptitudes, semblerait presque +susceptible d'être indéfiniment augmenté. C'est ainsi, pour n'en citer +qu'un seul exemple, tant d'explorateurs de la nature humaine ont cru +devoir distinguer plusieurs sortes de courages, sous les noms de +militaire, de civil, etc., quoique la disposition primitive à braver un +danger quelconque doive néanmoins être toujours uniforme, et qu'elle +soit seulement plus ou moins dirigée par l'intelligence. Sans doute, le +martyr qui supporte, avec une fermeté inébranlable, les plus horribles +supplices pour éviter seulement le désaveu solennel de ses convictions, +le savant qui entreprend une expérience périlleuse dont il a bien +calculé les chances, etc., pourraient fuir sur un champ de bataille +s'ils étaient forcés à combattre pour une cause qui ne leur inspirerait +aucun intérêt: mais leur genre de courage n'en est pas moins +essentiellement identique au courage spontané et animal qui constitue la +bravoure militaire proprement dite; il n'y a, entre tous ces cas, +d'autre différence principale que l'influence supérieure des facultés +intellectuelles, sauf toutefois les inégalités ordinaires de degré. En +général, sans les diverses synergies cérébrales, ou entre les deux +ordres de facultés fondamentales, ou entre les différentes fonctions de +chaque ordre, il serait impossible d'analyser judicieusement la plupart +des actes réels: et c'est surtout dans l'interprétation positive de +chacun d'eux par une telle association, que consistera l'application +habituelle de la doctrine phrénologique, quand une fois elle aura été +scientifiquement constituée. Mais l'étude directe des lois de cette +harmonie, et de l'équilibre moral qui en résulte, serait certainement +prématurée, tant que l'analyse phrénologique élémentaire ne sera pas +mieux conçue et plus arrêtée, dans son double caractère anatomique et +physiologique. Quand l'époque sera venue d'examiner cet ordre important +de phénomènes composés, et les déterminations volontaires qui en sont la +conséquence finale, il faudra décider alors, par une exploration plus +délicate, si, dans chaque véritable organe cérébral, une partie +distincte n'est point spécialement affectée à l'établissement de ces +diverses synergies et sympathies; comme l'ont déjà soupçonné MM. +Pinel-Grandchamp et Foville, d'après quelques observations +pathologiques, à l'égard de la substance blanche comparée à la substance +grise, celle-ci leur ayant paru plus particulièrement enflammée dans les +perturbations cérébrales qui affectaient surtout les phénomènes de la +volonté, tandis que l'autre l'était davantage dans celles qui portaient +principalement sur les opérations intellectuelles proprement dites.</p> + +<p>Si l'on peut ainsi justement reprocher à la phrénologie actuelle de +concevoir d'une manière trop isolée chacune des fonctions cérébrales +qu'elle considère, on doit, à plus forte raison, la blâmer d'avoir trop +séparé le cerveau de l'ensemble du système nerveux, quoique les +premières exigeances de cette étude naissante excusent, jusqu'à un +certain point, une conception aussi imparfaite. Il est néanmoins +évident, comme Bichat l'a si fréquemment rappelé, que l'ensemble des +phénomènes intellectuels et affectifs, malgré leur extrême importance, +ne constitue, dans le système total de l'économie animale, qu'un +indispensable intermédiaire entre l'action du monde extérieur sur +l'animal à l'aide des impressions sensoriales, et la réaction finale de +l'animal par les contractions musculaires. Or, dans l'état présent de la +physiologie phrénologique, il n'existe aucune conception positive sur la +co-relation générale de la suite des actes intérieurs du cerveau à cette +dernière réaction nécessaire, dont on soupçonne seulement que la moelle +épinière constitue vaguement l'organe immédiat<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a> +<a href="#footnote54"><sup class="sml">54</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote54" +name="footnote54"><b>Note 54: </b></a><a href="#footnotetag54"> +(retour) </a> C'est à l'étude de cette réaction que se + rattache l'importante considération de la traduction + extérieure de l'ensemble de la constitution intellectuelle, + et surtout morale, par l'état habituel du système + musculaire, principalement facial, qui détermine la + physionomie proprement dite. Quoique Lavater ait analysé, + avec une grande sagacité, ces indications symptomatiques, + dont le principe est incontestable, une telle série de + recherches ne pourra prendre un caractère rationnel, et + comporter une véritable utilité, à l'abri de toute induction + erronée ou frivole, que lorsqu'elle pourra être subordonnée, + d'après une détermination positive des vraies facultés + fondamentales, aux lois générales de l'action normale de + l'appareil cérébral sur l'appareil musculaire. De tels + travaux seraient jusque-là évidemment prématurés: aussi + Lavater n'a-t-il pu réellement former une école, faute d'une + véritable doctrine, propre à rallier ses esquisses + incohérentes. + +<p> Gall a très judicieusement remarqué, à ce sujet, que le + système habituel des gestes offre un indice plus rationnel + et moins équivoque que l'état passif de la physionomie + proprement dite. La loi ingénieuse et très plausible qu'il a + proposée sur la direction générale de la mimique, + conformément à la prépondérance de tel ou tel organe + cérébral, me paraît constituer une inspiration fort + heureuse, ultérieurement susceptible d'une véritable utilité + scientifique, pourvu qu'elle soit convenablement + appliquée.</p> +</blockquote> + +<p>En généralisant autant que possible cet ordre de jugemens +philosophiques, on doit enfin reconnaître que la physiologie cérébrale, +lors même qu'elle envisagerait, d'une manière plus rationnelle, +l'ensemble du système nerveux, présenterait aujourd'hui le grave +inconvénient de trop isoler ce système du reste de l'économie. Sans +doute, elle a dû d'abord écarter soigneusement les erreurs anciennes sur +le prétendu siége des passions dans les organes de la vie végétative, +qui eussent empêché toute conception scientifique de la nature morale de +l'homme et des animaux, comme je l'ai déjà expliqué. Mais elle a depuis +beaucoup trop négligé la grande influence qu'exercent sur les +principales fonctions intellectuelles et affectives les divers genres +des autres phénomènes physiologiques, influence si hautement signalée +dans le célèbre ouvrage de Cabanis, qui, malgré le vague et l'obscurité +de ses vues générales, fut néanmoins si utile à la science, en servant +de précurseur immédiat à l'heureuse révolution philosophique que nous +devons au génie de Gall.</p> + +<p>L'ensemble des différentes considérations indiquées dans cette leçon, +concourt donc à démontrer que la physiologie intellectuelle et morale +est aujourd'hui conçue et cultivée d'une manière à la fois trop +irrationnelle et trop étroite, dont l'influence, tant qu'elle +subsistera, opposera nécessairement un obstacle insurmontable à tout +véritable progrès d'une doctrine qui n'a fait réellement encore aucun +pas important depuis sa première fondation. Cette étude, qui, par sa +nature, exige, plus qu'aucune autre branche de la physiologie, +l'indispensable habitude préliminaire des principales parties de la +philosophie naturelle, et qui ne peut fructifier que dans les +intelligences les plus vigoureuses et les mieux élevées, tend +aujourd'hui, en vertu de son isolement vicieux, à descendre au niveau +des esprits les plus superficiels et les moins préparés, qui la feraient +bientôt servir de base à un charlatanisme grossier et funeste, dont tous +les vrais savans doivent se hâter de prévenir le développement déjà +imminent. Mais, quels que soient ces immenses inconvéniens, ils ne +doivent point faire méconnaître l'éminent mérite d'une conception +destinée, malgré son imperfection actuelle, à constituer directement +l'un des principaux élémens par lesquels la philosophie du dix-neuvième +siècle se distinguera définitivement de celle du siècle précédent, ce +qui a été jusqu'ici si vainement tenté.</p> + +<p>Cette dernière leçon, rattachée à l'ensemble des cinq précédentes, +complète donc l'appréciation générale que je devais faire, dans la +seconde partie de ce volume, du vrai génie philosophique propre à +l'étude positive des corps vivans, successivement envisagés sous tous +leurs divers aspects principaux. Quoique les différentes parties +essentielles de cette grande science soient, sans doute, très +inégalement avancées aujourd'hui, et que nous ayons reconnu l'état peu +satisfaisant de toutes celles qui se rapportent directement aux idées de +vie, même les plus simples, comparées à celles qui se bornent aux seules +idées d'organisation, cependant un tel examen nous a montré que les +branches les plus imparfaites commencent aussi à prendre un véritable +caractère scientifique, à la fois positif et rationnel, plus ou moins +ébauché déjà, suivant la complication correspondante des phénomènes.</p> + +<p>L'analyse fondamentale du système de la philosophie naturelle se trouve +ainsi enfin suffisamment opérée dans ce volume et dans les deux +précédens, depuis la philosophie mathématique, qui en constitue la +première base générale, jusqu'à la philosophie biologique, qui le +termine nécessairement. Malgré l'immense intervalle qui semble séparer +ces deux extrémités, nous avons pu passer de l'une à l'autre par des +degrés presque insensibles, en disposant convenablement les diverses +études naturelles suivant la hiérarchie scientifique établie au début de +ce traité. Entre la philosophie mathématique et la physique proprement +dite, s'interpose spontanément la philosophie astronomique, participant +à la fois de leur double nature. De même, entre l'ensemble de la +philosophie inorganique et celui de la philosophie organique, tout en +maintenant à chacune son vrai génie scientifique, nous avons reconnu que +la philosophie chimique constitue, par le caractère de ses phénomènes, +une véritable transition fondamentale, qui n'a rien d'hypothétique, et +qui établit à jamais la rigoureuse continuité du système des sciences +naturelles.</p> + +<p>Mais ce système, quoiqu'il comprenne toutes les sciences existantes, est +encore évidemment incomplet, et laisse aujourd'hui une large issue à +l'influence rétrograde de la philosophie théologico-métaphysique, à +laquelle il réserve ainsi un ordre tout entier d'idées, les plus +immédiatement applicables de toutes. Il lui manque absolument +l'indispensable complément final qui peut seul assurer, en réalité, sa +pleine efficacité, et organiser enfin l'irrévocable prépondérance +universelle de la philosophie positive, en assujétissant aussi au même +esprit scientifique, tant pour la méthode que pour la doctrine, la +théorie fondamentale des phénomènes les plus compliqués et les plus +spéciaux, comme je vais oser le tenter, le premier, dans le volume +suivant, directement consacré à la science nouvelle que je me suis +efforcé de créer sous le nom de <i>physique sociale</i>. Cette science +vraiment définitive, qui prend nécessairement dans la science biologique +proprement dite ses racines immédiates, constituera dès-lors l'ensemble +de la philosophie naturelle en un corps de doctrine complet et +indivisible, qui permettra désormais à l'esprit humain de procéder +toujours d'après des conceptions uniformément positives dans tous les +modes quelconques de son activité, en faisant cesser la profonde +anarchie intellectuelle qui caractérise notre état présent. Quoique la +plupart des sciences antérieures soient encore, comme nous l'avons +reconnu, fort imparfaites à beaucoup d'égards essentiels, leur +incontestable positivité, plus ou moins développée, suffit pleinement à +rendre possible aujourd'hui cette dernière transformation philosophique, +de laquelle dépendent surtout désormais leurs plus grands progrès +futurs, par une meilleure organisation systématique de l'ensemble des +divers travaux scientifiques, abandonnés maintenant au plus irrationnel +isolement.</p> + +<p>FIN DU TOME TROISIÈME.</p> + +<br><br> + +<h4>TABLE DES MATIÈRES<br> CONTENUES DANS LE TOME TROISIÈME.</h4> + +<p><a href="#l35">35e Leçon.</a> Considérations philosophiques sur l'ensemble de la chimie.</p> + +<p><a href="#l36">36e Leçon.</a> Considérations générales sur la chimie proprement dite ou +<i>inorganique</i>.</p> + +<p><a href="#l37">37e Leçon.</a> Examen philosophique de la doctrine chimique des proportions +définies.</p> + +<p><a href="#l38">38e Leçon.</a> Examen philosophique de la théorie électro-chimique.</p> + +<p><a href="#l39">39e Leçon.</a> Considérations générales sur la chimie dite <i>organique</i>.</p> + +<p><a href="#l40">40e Leçon.</a> Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science +biologique.</p> + +<p><a href="#l41">41e Leçon.</a> Considérations générales sur la philosophie anatomique.</p> + +<p><a href="#l42">42e Leçon.</a> Considérations générales sur la philosophie biotaxique.</p> + +<p><a href="#l43">43e Leçon.</a> Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie +végétative ou <i>organique</i>.</p> + +<p><a href="#l44">44e Leçon.</a> Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie +<i>animale</i> proprement dite.</p> + +<p><a href="#l45">45e Leçon.</a> Considérations générales sur l'étude positive des fonctions +intellectuelles et morales, ou cérébrales.</p> + + + + +<br><br> + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive. (3/6), by +Auguste Comte + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** + +***** This file should be named 31883-h.htm or 31883-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/8/8/31883/ + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> + + diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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