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+Project Gutenberg's Cours de philosophie positive. (3/6), by Auguste Comte
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Cours de philosophie positive. (3/6)
+
+Author: Auguste Comte
+
+Release Date: April 4, 2010 [EBook #31883]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE ***
+
+
+
+
+Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald
+Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France
+
+
+
+
+
+
+
+COURS
+DE
+PHILOSOPHIE POSITIVE,
+
+PAR M. AUGUSTE COMTE,
+
+ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE
+TRANSCENDANTE
+ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À LADITE ÉCOLE.
+
+TOME TROISIÈME,
+
+CONTENANT
+LA PHILOSOPHIE CHIMIQUE ET LA PHILOSOPHIE
+BIOLOGIQUE.
+
+PARIS,
+BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE,
+POUR LES SCIENCES,
+QUAI DES AUGUSTINS, Nº 55.
+
+1838.
+
+
+
+
+AVIS DE L'AUTEUR.
+
+Divers obstacles ont successivement retardé la composition et la
+publication de ce troisième volume, dont la première partie, consacrée à
+la philosophie chimique, a été écrite et imprimée dans les derniers mois
+de l'année 1835. En conséquence, le quatrième et dernier volume de cet
+ouvrage, contenant la philosophie sociale et les conclusions générales
+de l'ensemble du traité de philosophie positive, ne pourra être publié
+que vers le milieu de l'année 1839.
+
+Paris, le 24 Février 1838.
+
+
+
+
+COURS
+DE
+PHILOSOPHIE POSITIVE.
+
+
+
+
+TRENTE-CINQUIÈME LEÇON.
+
+Considérations philosophiques sur l'ensemble de la chimie.
+
+Le dernier aspect fondamental sous lequel la philosophie naturelle doive
+étudier l'existence d'un corps quelconque, se rapporte aux
+modifications, plus ou moins profondes et plus ou moins variées, que
+toutes les substances peuvent éprouver dans leur composition, en vertu
+de leurs diverses réactions moléculaires. Ce nouvel ordre de phénomènes
+généraux, sans lequel les plus grandes et les plus importantes,
+opérations de la nature terrestre nous seraient radicalement
+incompréhensibles, est le plus intime et le plus complexe de tous ceux
+que peut manifester le monde inorganique. Dans aucun acte de leur
+existence, les corps inertes ne sauraient paraître aussi rapprochés de
+l'état vital proprement dit, que lorsqu'ils exercent avec énergie les
+uns sur les autres cette rapide et profonde perturbation qui caractérise
+les effets chimiques. Le véritable esprit fondamental de toute
+philosophie théologique ou métaphysique consistant essentiellement,
+ainsi que je l'établirai dans le volume suivant, à concevoir tous les
+phénomènes quelconques comme analogues à celui de la vie, le seul connu
+par un sentiment immédiat, on s'explique aisément pourquoi cette manière
+primitive de philosopher a dû exercer, sur l'étude des phénomènes
+chimiques, une plus intense et plus opiniâtre domination qu'envers
+aucune autre classe de phénomènes inorganiques.
+
+Outre cette cause principale, il convient de remarquer subsidiairement
+que, pour un tel ordre d'effets naturels, l'observation directe et
+spontanée ne peut d'abord s'appliquer qu'à des phénomènes extrêmement
+compliqués, comme les combustions végétales, les fermentations, etc.,
+dont l'analyse exacte constitue presque le dernier terme de la science;
+car les phénomènes chimiques les plus importans, ou ceux du moins
+auxquels s'adapte le mieux l'ensemble de nos moyens d'exploration, ne se
+produisent que dans des circonstances éminemment artificielles, dont la
+pensée a dû être fort tardive et la première institution très difficile.
+Il est aisé de nos jours, même aux esprits les plus médiocres, de
+provoquer, en ce genre, de nouveaux phénomènes susceptibles de quelque
+intérêt scientifique, en établissant, pour ainsi dire au hasard, entre
+les nombreuses substances déjà connues, des relations auparavant
+négligées: mais, dans l'enfance de la chimie, la création de sujets
+d'observation vraiment convenables a dû, au contraire, long-temps
+présenter des difficultés capitales, que nos habitudes actuelles ne nous
+permettent guère de mesurer judicieusement. On ne saurait même
+comprendre (comme je l'ai rappelé, d'après l'illustre Berthollet, dans
+les prolégomènes de cet ouvrage) comment l'énergique et persévérante
+activité des anciens scrutateurs de la nature eût pu conduire à la
+découverte des principaux phénomènes chimiques, sans la stimulation
+toute-puissante qu'entretenaient habituellement en eux les espérances
+illimitées dues à leurs notions chimériques sur la composition de la
+matière.
+
+Ainsi, la nature complexe et équivoque de ces phénomènes, et en second
+lieu les difficultés fondamentales qui caractérisent leur première
+exploration, doivent suffire pour expliquer la tardive et incomplète
+positivité des conceptions chimiques, comparativement à toutes les
+autres conceptions inorganiques. Après avoir si pleinement constaté,
+dans la seconde moitié du volume précédent, combien l'étude des simples
+phénomènes physiques est encore imparfaite, combien même son caractère
+scientifique doit, en général, nous sembler jusqu'ici, à plusieurs
+égards, radicalement défectueux, nous devons naturellement prévoir un
+état d'infériorité bien plus prononcé pour la science, beaucoup plus
+difficile, et en même temps plus récente, qui recherche les lois des
+phénomènes de composition et de décomposition. Sous quelque aspect qu'on
+l'envisage, en effet, soit spéculativement, quant à la nature de ses
+explications, soit activement, quant aux prévisions qu'elles comportent,
+cette science constitue évidemment aujourd'hui la branche fondamentale
+la moins avancée de la philosophie inorganique. Par la seconde
+considération surtout, que j'ai tant recommandée comme offrant le
+critérium à la fois le plus rationnel, le moins équivoque, et le plus
+exact du degré de perfection propre à chaque classe de connaissances
+spéculatives, il est clair que, dans la plupart de ses recherches, la
+chimie actuelle mérite à peine le nom d'une véritable science,
+puisqu'elle ne conduit presque jamais à une prévoyance réelle et
+certaine. En introduisant, dans des actes chimiques déjà bien explorés,
+quelques modifications déterminées, même légères et peu nombreuses, il
+est très rarement possible de prédire avec justesse les changemens
+qu'elles doivent produire: et néanmoins, sans cette indispensable
+condition, comme je l'ai si fréquemment établi dans ce traité, il
+n'existe point, à proprement parler, de _science_; il y a seulement
+_érudition_, quelles que puissent être l'importance et la multiplicité
+des faits recueillis. Penser autrement, c'est prendre une carrière pour
+un édifice.
+
+Cette extrême imperfection de notre chimie tient sans doute
+essentiellement à la nature plus compliquée d'une telle science et à son
+plus récent développement; il serait même entièrement chimérique
+d'espérer qu'elle puisse jamais atteindre à un état de rationalité
+aussi satisfaisant que celui des sciences relatives à des phénomènes
+plus simples, et spécialement de l'astronomie, vrai type éternel de la
+philosophie naturelle. Mais il me semble néanmoins incontestable que son
+infériorité actuelle doit, en outre, être subsidiairement attribuée au
+vicieux esprit philosophique suivant lequel les recherches habituelles y
+sont jusqu'ici conçues et dirigées, et à l'éducation si défectueuse de
+la plupart des savans qui s'y livrent. Sous ce rapport, il y a tout lieu
+de croire qu'une judicieuse analyse philosophique pourrait directement
+contribuer à un prochain perfectionnement général d'une science aussi
+capitale. Telle est la conviction que je désire provoquer en esquissant
+rapidement, dans la première partie de ce volume, l'examen sommaire de
+la philosophie chimique, envisagée sous tous ses divers aspects
+essentiels. Quoique la nature et les limites de cet ouvrage ne me
+permettent point de consacrer à cette importante opération tous les
+développemens convenables pour assurer son efficacité, peut-être
+parviendrai-je à faire sentir, à quelqu'un des esprits éminens qui
+cultivent aujourd'hui cette belle science, la nécessité de soumettre à
+une nouvelle et plus rationnelle élaboration l'ensemble des conceptions
+fondamentales qui la constituent.
+
+Nous devons, avant tout, caractériser avec exactitude l'objet général
+propre à cette dernière partie de la philosophie inorganique.
+
+Quelque vaste et compliqué que soit, en réalité, le sujet de la chimie,
+l'indication nette du but de cette science, et la circonscription
+rigoureuse du champ de ses recherches, en un mot, sa définition,
+présentent beaucoup moins de difficulté que nous n'en avons éprouvé dans
+le volume précédent relativement à la physique. Nous avons dû surtout
+définir celle-ci par contraste avec la chimie, en sorte que, par cela
+même, notre opération actuelle est déjà essentiellement préparée. Il est
+aisé d'ailleurs de caractériser directement, d'une manière très
+tranchée, ce qui constitue les phénomènes vraiment chimiques; car tous
+présentent constamment une altération plus ou moins complète, mais
+toujours appréciable, dans la constitution intime des corps considérés;
+c'est-à-dire une composition ou une décomposition, et le plus souvent
+l'une et l'autre, en ayant égard à l'ensemble des substances qui
+participent à l'action. Aussi, à toutes les époques du développement
+scientifique, du moins depuis que la chimie, se séparant de l'art des
+préparations, est devenue l'objet d'études réellement spéculatives, les
+recherches chimiques ont-elles manifesté sans cesse un degré remarquable
+d'originalité, qui n'a jamais permis de les confondre avec les autres
+parties de la philosophie naturelle: il n'en a pas été de même, à
+beaucoup près, pour la physique proprement dite, si généralement mêlée,
+par exemple, jusqu'à des temps très modernes, avec la physiologie, comme
+le témoigne encore si clairement le langage scientifique lui-même[1].
+
+ [Note 1: En Angleterre surtout, la même expression
+ s'applique encore vulgairement à ces deux ordres d'idées; et
+ c'est essentiellement pour éviter une telle confusion que
+ les Boyle, les Newton, etc., ont d'abord introduit l'usage
+ du nom de _philosophie naturelle_, dont la signification
+ s'est ensuite tant élargie. La chimie, au contraire, y est
+ invariablement désignée, depuis le moyen âge, par une
+ dénomination spéciale, qui n'a jamais eu d'autre
+ destination.]
+
+Par ce caractère général de ses phénomènes, la chimie se distingue très
+nettement de la physique, qui la précède, et de la physiologie, qui la
+suit, dans la hiérarchie encyclopédique que j'ai établie: et cette
+comparaison tend à faire mieux ressortir la nature propre d'une telle
+science. L'ensemble de ces trois sciences peut être conçu comme ayant
+pour objet d'étudier l'activité moléculaire de la matière, dans tous les
+divers modes dont elle est susceptible. Or, sous ce point de vue,
+chacune d'elles correspond à l'un des trois principaux degrés successifs
+d'activité, qui se distinguent entre eux par les différences les plus
+profondes et les plus naturelles. L'action chimique présente évidemment,
+en elle-même, quelque chose de plus que la simple action physique, et
+quelque chose de moins que l'action vitale, malgré les vagues
+rapprochemens que des considérations purement hypothétiques peuvent
+conduire à établir entre ces trois ordres de phénomènes. Les seules
+perturbations moléculaires que puisse produire dans les corps l'activité
+physique proprement dite, se réduisent toujours à modifier
+l'arrangement des particules; et ces modifications, ordinairement peu
+étendues, sont même le plus souvent passagères: en aucun cas la
+substance ne saurait être altérée. Au contraire, l'activité chimique,
+outre ces altérations dans la structure et dans l'état d'agrégation,
+détermine toujours un changement profond et durable dans la composition
+même des particules; les corps qui ont concouru au phénomène sont
+habituellement devenus méconnaissables, tant l'ensemble de leurs
+propriétés a été troublé. Enfin, les phénomènes physiologiques nous
+montrent l'activité matérielle dans un degré d'énergie encore très
+supérieur: car, aussitôt que la combinaison chimique est effectuée, les
+corps redeviennent complétement inertes; tandis que l'état vital est
+caractérisé, outre les effets physiques et les opérations chimiques
+qu'il détermine constamment, par un double mouvement plus ou moins
+rapide, mais toujours nécessairement continu, de composition et de
+décomposition, propre à maintenir, entre certaines limites de variation,
+pendant un temps plus ou moins considérable, l'organisation du corps,
+tout en renouvelant sans cesse sa substance. On conçoit ainsi, d'une
+manière irrécusable, la gradation fondamentale de ces trois modes
+essentiels d'activité moléculaire, qu'aucune saine philosophie ne
+saurait jamais confondre[2].
+
+ [Note 2: Il doit être bien entendu, sans doute, que,
+ dans la comparaison des actes chimiques avec les actes
+ vitaux, on envisage seulement les phénomènes physiologiques
+ les plus généraux, ceux relatifs au plus simple degré de la
+ _vie_ proprement dite, et abstraction faite de tout ce qui
+ constitue spécialement l'_animalité_: hors de ces limites
+ naturelles, le parallèle deviendrait radicalement
+ impossible, par le défaut complet d'analogie.]
+
+Pour compléter cette notion fondamentale des phénomènes chimiques, il
+peut être utile d'y ajouter deux considérations secondaires, qui ont
+déjà été indirectement indiquées, dans le volume précédent, en
+définissant la physique: la plus importante est relative à la nature du
+phénomène, et l'autre à ses conditions générales.
+
+Toute substance quelconque est sans doute susceptible d'une activité
+chimique plus ou moins variée et plus ou moins énergique; c'est pourquoi
+les phénomènes chimiques ont été justement classés parmi les phénomènes
+généraux, dont ils constituent, dans l'ordre de complication croissante,
+la dernière catégorie: ils se distinguent profondément ainsi des
+phénomènes physiologiques, qui, par leur nature, sont exclusivement
+propres à certaines substances, organisées sous certains modes.
+Néanmoins, il doit être incontestable que les phénomènes chimiques,
+surtout par contraste aux simples phénomènes physiques, présentent, en
+chaque cas, quelque chose de spécifique, ou, suivant l'énergique
+expression de Bergmann, d'_électif_. Non-seulement chacun des différens
+élémens matériels produit des effets chimiques qui lui sont entièrement
+particuliers; mais il en est encore ainsi de leurs innombrables
+combinaisons de divers ordres, dont les plus analogues manifestent
+toujours, sous le rapport chimique, certaines différences fondamentales,
+qui fournissent souvent le seul moyen de les caractériser nettement. Par
+conséquent, tandis que les propriétés physiques ne présentent
+essentiellement, d'un corps à un autre, que de simples distinctions de
+degré, les propriétés chimiques sont, au contraire, radicalement
+spécifiques[3]. Les unes constituent le fondement commun de toute
+existence matérielle; c'est surtout par les autres que les
+individualités se prononcent.
+
+ [Note 3: Cette spécialité fondamentale des diverses
+ actions chimiques ne saurait nullement disparaître, quand
+ même on parviendrait, par une extension exagérée de la
+ théorie électro-chimique, à se représenter vaguement tous
+ les phénomènes de composition et de décomposition comme de
+ simples effets électriques. Dans cette supposition, la
+ difficulté ne serait évidemment que reculée: il demeurerait
+ encore incontestable que chaque substance, simple ou
+ composée, manifeste une nature de polarité électrique qui
+ lui est propre. Le langage seul serait donc changé, comme
+ cela doit arriver pour toutes les notions scientifiques
+ réellement fondées sur l'immuable considération des
+ phénomènes.]
+
+En second lieu, parmi les conditions extrêmement variées propres au
+développement des divers phénomènes chimiques, on a pu remarquer, pour
+ainsi dire de tout temps, cette condition fondamentale et commune, qui
+est ordinairement bien loin de suffire, mais qui se présente toujours
+comme strictement indispensable: la nécessité du contact immédiat des
+particules antagonistes, et, par suite, celle de l'état fluide, soit
+gazeux, soit liquide, de l'une au moins des substances considérées.
+Quand cette disposition n'existe pas spontanément, il faut d'abord la
+remplir artificiellement en liquéfiant la substance, soit par la fusion
+ignée, soit à l'aide d'un dissolvant quelconque. Sans cette modification
+préalable, la combinaison ne saurait avoir lieu, conformément à un
+célèbre et judicieux aphorisme, qui remonte à l'enfance de la chimie. Il
+n'existe pas jusqu'ici un seul exemple bien constaté d'action chimique
+entre deux corps réellement solides, du moins en ne s'élevant pas à des
+températures qui rendent difficilement appréciable le véritable état
+d'agrégation des corps. C'est lorsque l'une et l'autre substances sont
+liquides, que l'action chimique se manifeste avec le plus d'énergie, si
+la légère différence des densités permet aisément un mélange intime.
+Rien n'est plus propre que de telles remarques à constater clairement
+combien les effets chimiques sont, par leur nature, éminemment
+moléculaires, surtout par opposition aux effets physiques. Ils
+présentent même, à cet égard, une distinction essentielle, quoique moins
+tranchée, avec les effets physiologiques; puisque la production de
+ceux-ci suppose, de toute nécessité, un concours indispensable des
+solides avec les fluides, comme nous le reconnaîtrons dans la seconde
+partie de ce volume.
+
+L'ensemble des considérations précédentes peut être exactement résumé,
+en définissant la chimie comme ayant pour but général d'_étudier les
+lois des phénomènes de composition et de décomposition, qui résultent de
+l'action moléculaire et spécifique des diverses substances, naturelles
+ou artificielles, les unes sur les autres_.
+
+Il y a tout lieu de craindre que, vu son extrême imperfection, cette
+science ne doive pas, de long-temps, comporter une définition plus
+rigoureuse et plus précise, propre à caractériser, avec une pleine
+évidence, quelles sont, en général, les données indispensables et les
+inconnues finales de tout problème chimique. Néanmoins, afin de mieux
+signaler le véritable esprit de la chimie, il importe, sans doute, de
+considérer directement la définition la plus rationnelle, et, pour ainsi
+dire, la plus mathématique, dont une telle science soit susceptible,
+quoique, dans son état présent, elle ne puisse correspondre que très
+incomplétement à une semblable position générale de la question.
+
+À cet effet, en rattachant toujours, pour cet ordre de phénomènes comme
+pour tous les autres, la considération de _science_ à celle de
+_prévoyance_, il me semble évident que, dans toute recherche chimique,
+envisagée du point de vue le plus philosophique, on doit finalement se
+proposer; étant données les propriétés caractéristiques des substances,
+simples ou composées, placées en relation chimique dans des
+circonstances bien définies, de déterminer exactement en quoi consistera
+leur action, et quelles seront les principales propriétés des nouveaux
+produits. Logiquement examiné, le problème, quelques difficultés qu'il
+présente, est certainement déterminé; et, d'ailleurs, on n'y pourrait
+rien supprimer sans qu'il cessât aussitôt de l'être, en sorte que cette
+formule ne renferme aucune énonciation superflue. D'un autre côté, on
+conçoit aisément que, si de telles solutions étaient effectivement
+obtenues, les trois grandes applications fondamentales de la science
+chimique, soit à l'étude des phénomènes vitaux, soit à l'histoire
+naturelle du globe terrestre, soit enfin aux opérations industrielles,
+au lieu d'être, comme aujourd'hui, le résultat presque accidentel et
+irrégulier du développement spontané de la science, se trouveraient, par
+cela même, rationnellement organisées, puisque, dans l'un quelconque de
+ces trois cas généraux, la question rentre immédiatement dans notre
+formule abstraite, dont les circonstances propres à chaque application
+fournissent aussitôt les données. Cette manière de concevoir le problème
+chimique remplit donc toutes les conditions essentielles. Quelque
+supérieure qu'elle paraisse aujourd'hui à l'état réel de la science, ce
+qui prouve seulement qu'il est encore très imparfait, on n'en doit pas
+moins reconnaître que tel est le but effectif vers lequel tendent
+finalement tous les efforts des chimistes, puisque, de leur aveu
+unanime, les questions simples et peu nombreuses à l'égard desquelles ce
+résultat a pu être atteint jusqu'ici, d'une manière plus ou moins
+complète, sont regardées comme les parties les plus avancées de la
+chimie, d'où résulte la vérification formelle d'une semblable
+destination générale.
+
+En examinant plus profondément cette définition rationnelle de la
+science chimique, on la jugera susceptible d'une importante
+transformation, puisque, par l'application redoublée d'une telle méthode
+convenablement dirigée, toutes les données fondamentales de la chimie
+devraient, en dernier lieu, pouvoir se réduire à la connaissance des
+propriétés essentielles des seuls corps simples, qui conduirait à celle
+des divers principes immédiats, et par suite, aux combinaisons les plus
+complexes et les plus éloignées. Quant à l'étude même des élémens, elle
+ne saurait, évidemment, par sa nature, être ramenée à aucune autre; elle
+doit nécessairement constituer une élaboration expérimentale et directe,
+divisée en autant de parties, entièrement distinctes et radicalement
+indépendantes les unes des autres, qu'il existe, à chaque époque, de
+substances indécomposées. Tout ce qu'on pourrait, à cet égard, concevoir
+de vraiment rationnel, abstraction faite des inductions analogiques plus
+ou moins plausibles auxquelles peuvent conduire certains rapprochemens
+déjà constatés, consisterait à découvrir des relations générales entre
+les propriétés chimiques de chaque élément et l'ensemble de ses
+propriétés physiques. Mais, quoique quelques faits paraissent confirmer
+déjà le principe, d'ailleurs éminemment philosophique, d'une certaine
+harmonie générale et nécessaire entre ces deux ordres de propriétés, on
+peut, ce me semble, affirmer que, à aucune époque, cette harmonie ne
+saurait être assez explicitement dévoilée pour suppléer à l'exploration
+immédiate des caractères chimiques de chaque élément. Ainsi, sans
+prétendre à une perfection chimérique, on devra toujours regarder comme
+obtenues, par autant de suites d'observations directes, les études
+chimiques des divers corps simples. Mais, cette grande base générale une
+fois empruntée à l'expérience, tous les autres problèmes chimiques,
+malgré leur immense variété, devraient être susceptibles de solutions
+purement rationnelles, d'après un petit nombre de lois invariables,
+établies par le vrai génie chimique pour les diverses classes de
+combinaisons.
+
+Sous ce rapport, les combinaisons présentent naturellement deux modes
+généraux de classification, qui doivent nécessairement être pris l'un et
+l'autre en considération fondamentale; 1º. la simplicité ou le degré de
+composition plus ou moins grand des principes immédiats; 2º. le nombre
+des élémens combinés. Or, d'après l'ensemble des observations, l'action
+chimique devient d'autant plus difficile, entre des substances
+quelconques, que leur ordre de composition s'élève davantage; la plupart
+des atomes composés appartiennent aux deux premiers ordres, et, au-delà
+du troisième ordre, leur combinaison semble presque impossible: de même,
+sous le second point de vue, les combinaisons perdent très rapidement
+de leur stabilité à mesure que les élémens s'y multiplient; le plus
+souvent il n'y a qu'un simple dualisme, et presque aucun corps qui soit
+plus que quaternaire. Ainsi, le nombre des classes chimiques générales
+auxquelles peut donner lieu cette double distinction nécessaire, ne
+saurait être bien étendu: à chacune d'elles, devrait correspondre une
+loi fondamentale de combinaison, dont l'application aux divers cas
+déterminés ferait rationnellement connaître, par les données
+élémentaires, le résultat de chaque conflit. Tel serait, sans doute,
+l'état vraiment scientifique de la chimie. C'est à la faiblesse radicale
+et, accessoirement, à la direction vicieuse de notre intelligence, que
+nous devons surtout attribuer, bien plus qu'à la nature propre du sujet,
+l'immense éloignement où nous sommes aujourd'hui d'une telle manière de
+philosopher. Quelque difficile qu'elle paraisse encore, il ne faut point
+oublier qu'elle commence maintenant à se réaliser en partie relativement
+à une catégorie fort importante, quoique secondaire, des recherches
+chimiques, l'étude des proportions, comme je le ferai soigneusement
+ressortir dans la trente-septième, leçon. À cet égard, en effet, à
+l'aide d'un coefficient chimique, empiriquement évalué pour chaque
+corps simple, on parvient à déterminer rationnellement, en beaucoup de
+cas, avec une suffisante exactitude, d'après un petit nombre de lois
+générales, la proportion suivant laquelle s'unissent les principes,
+préalablement connus, de chaque nouveau produit. Pourquoi toutes les
+autres études chimiques ne comporteraient-elles point, dans la suite,
+une perfection analogue? Nous pouvons donc, en résumé, définir la
+chimie, le plus rationnellement possible, comme ayant pour objet final:
+_étant données les propriétés de tous les corps simples, trouver celles
+de tous les composés qu'ils peuvent former_[4].
+
+ [Note 4: Le problème chimique est, sans doute, comme
+ tout autre, logiquement susceptible de renversement;
+ c'est-à-dire qu'on peut demander, réciproquement, de
+ remonter des propriétés des composés à celles de leurs
+ élémens: ce genre de recherches se présente même
+ naturellement en plus d'une occasion importante, surtout
+ quand on veut appliquer la chimie à l'étude des phénomènes
+ vitaux. Mais, en thèse logique générale, plus les questions
+ se compliquent, plus leur inversion devient difficile, au
+ point d'être bientôt presque insurmontable lorsqu'on dépasse
+ les premiers degrés de simplicité: on peut le vérifier
+ éminemment pour les recherches mathématiques elles-mêmes,
+ malgré leur facilité comparative. Une science aussi
+ compliquée que la chimie ne saurait donc, très probablement,
+ acquérir jamais une assez grande perfection pour donner lieu
+ réellement, d'une manière un peu suivie, à ces problèmes
+ inverses; c'est pourquoi j'ai dû m'abstenir d'en faire une
+ mention formelle.]
+
+Quoiqu'un tel but soit bien rarement atteint dans l'état présent de la
+science, sa considération familière n'en serait pas moins, ce me semble,
+très utile, dès aujourd'hui, pour donner aux recherches habituelles une
+direction plus progressive et une marche plus philosophique. Il n'y a
+pas de science qui ne soit, en réalité, plus ou moins inférieure à sa
+définition: mais l'usage d'une définition précise et systématique est,
+néanmoins, pour une doctrine quelconque, le premier symptôme d'une
+consistance vraiment scientifique, en même temps que le meilleur moyen
+de mesurer, à chaque époque, avec exactitude ses divers progrès
+généraux. Tels sont les motifs qui m'ont déterminé à insister ici sur
+cette importante opération, dont les chimistes philosophes me sauront
+peut-être quelque gré.
+
+La loi fondamentale que j'ai établie, dès le commencement du volume
+précédent, sur l'harmonie nécessaire entre l'accroissement de
+complication des divers ordres de phénomènes et l'extension
+correspondante de nos moyens généraux d'exploration, se vérifie
+éminemment pour la science chimique, comparée à celles qui la précèdent,
+et spécialement à la physique, comme il est aisé de le constater
+sommairement.
+
+C'est ici que le premier et le plus général des trois modes essentiels
+d'investigation que nous avons alors distingués dans la philosophie
+naturelle, _l'observation_ proprement dite, commence à recevoir son
+développement intégral. Jusque là, en effet, l'observation est toujours
+plus ou moins partielle. En astronomie, elle est nécessairement bornée à
+l'emploi exclusif d'un seul de nos sens: en physique, le secours de
+l'ouïe, et surtout celui du toucher, viennent s'ajouter à l'usage de la
+vue; mais le goût et l'odorat restent encore essentiellement inactifs.
+La chimie, au contraire, fait concourir simultanément tous nos sens à
+l'analyse de ses phénomènes. On ne peut se former une juste idée de
+l'accroissement de moyens qui résulte d'une telle convergence, qu'en
+cherchant à se représenter, autant que possible, ce que deviendrait la
+chimie s'il fallait y renoncer, soit à l'olfaction, ou à la gustation,
+qui nous fournissent très souvent les seuls caractères par lesquels nous
+puissions reconnaître et distinguer les divers effets produits. Mais ce
+qu'un esprit philosophique doit surtout remarquer à ce sujet, c'est
+qu'une telle correspondance n'a rien d'accidentel, ni même d'empirique.
+Car, la saine théorie physiologique des sensations, ainsi que j'aurai
+soin de le constater dans la seconde partie de ce volume, montre
+clairement que les appareils du goût et de l'odorat, par opposition à
+ceux des autres organes sensitifs, agissent d'une manière éminemment
+chimique, et que, par conséquent, la nature de ces deux sens les adapte
+spécialement à la perception des phénomènes de composition et de
+décomposition.
+
+Quant à l'_expérience_ proprement dite, il serait, sans doute, superflu
+d'insister pour apprécier l'importance de la fonction prépondérante
+qu'elle remplit en chimie; puisque la plupart des phénomènes chimiques
+actuels, et surtout les plus instructifs, sont, évidemment, de création
+artificielle. Toutefois, malgré cette imposante considération, je
+persiste à croire, comme je l'ai indiqué dans le volume précédent, qu'on
+s'exagère communément la véritable part de l'expérimentation, dans les
+découvertes chimiques. En effet, que les phénomènes étudiés soient
+naturels ou factices, ce n'est point là, il importe de le rappeler, ce
+qui constitue essentiellement l'expérimentation, envisagée comme un mode
+d'observation plus parfait: son caractère fondamental consiste surtout
+dans l'institution, ou, ce qui revient au même, dans le choix, des
+circonstances du phénomène, pour une exploration plus évidente et plus
+décisive. Or, sous ce point de vue, on trouvera, ce me semble, malgré
+les apparences, que la méthode expérimentale est moins spécialement
+appropriée à la nature des recherches chimiques qu'à celle des questions
+physiques. Car, les effets chimiques dépendent ordinairement d'un trop
+grand concours d'influences diverses pour qu'il soit facile d'en
+éclairer la production par de véritables expériences, en instituant deux
+cas parallèles, qui soient exactement identiques dans toutes leurs
+circonstances caractéristiques, sauf celle qu'on veut apprécier; ce qui
+est pourtant la condition fondamentale de toute expérimentation
+irrécusable. Notre esprit commence réellement à rencontrer ici, par la
+complication des phénomènes, mais à un degré infiniment moindre,
+l'obstacle essentiel que la nature des recherches physiologiques oppose
+si complétement à la méthode purement expérimentale, dont l'usage est
+presque toujours illusoire. On ne saurait douter, néanmoins, que
+l'expérimentation n'ait puissamment contribué jusqu'ici au
+perfectionnement de la science chimique, abstraction faite des nouveaux
+sujets d'observation qu'elle a fait naître. Il me semble même
+incontestable que l'éminente supériorité, sous ce rapport, de la
+physique sur la chimie, ne tient pas seulement aujourd'hui à la nature
+respective des deux sciences (qui en est cependant la principale cause),
+mais aussi à ce que la première se trouve maintenant parvenue à une
+époque plus avancée de son développement que la seconde. Quand la chimie
+sera cultivée habituellement d'une manière plus rationnelle, l'art des
+expériences y sera, sans doute, mieux entendu et plus efficacement
+employé. Dès les premiers temps de cette science difficile, les
+immortelles séries de travaux de Priestley, et surtout du grand
+Lavoisier, ont offert, à cet égard, d'admirables modèles, presque
+comparables à ce que la physique nous présente de plus parfait, et qui
+suffiraient seuls pour constater que la nature des phénomènes chimiques
+n'oppose point d'insurmontables obstacles à un emploi lumineux et étendu
+de la méthode expérimentale.
+
+Enfin, relativement au troisième mode fondamental de l'exploration
+rationnelle, la _comparaison_ proprement dite, le moins général de tous,
+il importe de considérer ici que si, par sa nature, ce procédé est
+essentiellement destiné aux études physiologiques, son usage pourrait
+cependant commencer à acquérir, dans les recherches chimiques, une
+véritable efficacité. La condition essentielle de cette précieuse
+méthode, consiste dans l'existence d'une suite suffisamment étendue de
+cas analogues mais distincts, où un phénomène commun se modifie de plus
+en plus, soit par des simplifications, soit par des dégradations
+successives et presque continues. Or, d'après ce seul énoncé, il est
+évident qu'un tel artifice ne convient, dans toute sa plénitude, qu'à
+l'analyse des phénomènes vitaux. Aussi, est-ce uniquement là que ce mode
+d'observation a été jusqu'ici fécond en résultats importans: on ne
+saurait l'étudier ailleurs pour s'en former une idée nette. Néanmoins,
+après avoir abstraitement formulé, comme je viens de le faire, l'esprit
+général de ce procédé, il me semble évident que, si un tel art est
+radicalement inapplicable à l'astronomie, et ne peut même offrir à la
+physique aucune ressource vraiment importante, la chimie, par sa nature,
+est, à cet égard, dans de tout autres conditions, qui se rapprochent, à
+un certain degré, de celles que la physiologie seule peut manifester
+complétement. Je n'ai pas besoin d'en signaler ici d'autre indice
+général que l'existence des familles naturelles, unanimement admise
+aujourd'hui, en chimie, par toutes les têtes philosophiques, quoique la
+classification correspondante à ce principe soit encore loin, sans
+doute, d'être convenablement établie. La possibilité reconnue d'une
+semblable classification doit nécessairement conduire à celle de la
+méthode comparative, l'une et l'autre étant fondées sur la considération
+commune de l'uniformité, dans une longue série de corps différens, de
+certains phénomènes prépondérans. Il existe même entre ces deux ordres
+d'idées une telle liaison réciproque, que la construction d'un système
+naturel de classification chimique, si justement désiré aujourd'hui, est
+impossible sans une large application de l'art comparatif proprement
+dit, entendu à la manière des physiologistes; et, pareillement, en sens
+inverse, la chimie comparée ne saurait être régulièrement cultivée, tant
+que l'esprit ne pourra point s'y diriger d'après une ébauche de
+classification naturelle. Quoi qu'il en soit, ces considérations de
+haute philosophie chimique me paraissent rendre incontestable la
+convenance fondamentale, et même l'application peu éloignée, du procédé
+comparatif au perfectionnement général des connaissances chimiques.
+Peut-être en indiquant cette importante relation, mon esprit se tient-il
+trop au-delà de l'état présent de la science, qui ne semble, en effet,
+offrir jusqu'ici d'exemple réel d'une telle marche que dans un très
+petit nombre de recherches, où son influence est même difficilement
+appréciable. Mais il ne faut point oublier que la chimie est encore,
+pour ainsi dire, une science naissante; et en conséquence, on ne doit
+pas trouver étrange que l'ensemble des procédés généraux qui lui sont
+propres ait été jusqu'à présent incomplétement caractérisé par son
+développement spontané. C'est surtout en devançant, à un degré modéré,
+les phases naturelles de ce développement, que l'étude spéciale de la
+philosophie des sciences, telle que je me suis efforcé de la concevoir
+et de l'organiser, peut contribuer, avec une efficacité notable, à hâter
+et à étendre leurs progrès effectifs.
+
+Quels que soient les moyens, directs ou indirects, employés pour
+l'exploration chimique, il convient de remarquer, en dernier lieu, que
+leur emploi est ordinairement susceptible d'une vérification générale,
+éminemment appropriée à la nature de cette science, bien qu'elle ne lui
+soit pas rigoureusement particulière. Cette ressource capitale résulte
+de la confrontation exacte du double procédé de l'_analyse_ et de la
+_synthèse_[5].
+
+ [Note 5: Les diverses sectes de philosophes
+ métaphysiciens ont tellement abusé, depuis un siècle, de ces
+ deux expressions, par une multitude d'acceptions logiques
+ profondément différentes, que tout esprit judicieux doit
+ répugner aujourd'hui à les introduire dans le discours,
+ quand les circonstances de leur emploi n'en spécifient pas
+ naturellement le sens positif. Mais, en chimie, elles ont dû
+ heureusement conserver, d'une manière tout-à-fait pure, leur
+ netteté originelle; en sorte qu'elles y sont usitées sans
+ aucun danger; encore serait-il préférable, pour plus de
+ sécurité, d'adopter habituellement les mots équivalens de
+ _composition_ et _décomposition_, qui n'ont pas été viciés,
+ et qui ne sont guère plus longs, quoique d'ailleurs ils
+ n'offrent pas autant de facilité pour la formation des mots
+ secondaires.]
+
+Tout corps qui a été décomposé doit, évidemment, être conçu, par cela
+même, comme susceptible d'une recomposition, d'ailleurs plus ou moins
+difficile et quelquefois presque impossible à réaliser. Or, si cette
+opération inverse reproduit exactement la substance primitive, la
+démonstration chimique acquiert aussitôt la plus incontestable
+certitude. Malheureusement l'admirable extension de la puissance
+chimique dans le siècle actuel a beaucoup plus porté jusqu'ici sur les
+facultés analytiques que sur les moyens synthétiques; en sorte que ces
+deux voies sont encore très loin de conserver entre elles une exacte et
+constante harmonie.
+
+Afin de caractériser plus profondément les cas où une telle harmonie est
+néanmoins indispensable à l'établissement d'une conviction vraiment
+inébranlable, il faut distinguer, en général, avec plus de soin qu'on ne
+l'a fait, deux genres très différens d'analyse chimique: une analyse
+préliminaire, consistant dans la simple séparation des principes
+immédiats, et une analyse finale, conduisant à la détermination des
+_élémens_ proprement dits[6]. Quoique celle-ci soit toujours le
+complément nécessaire de toute étude chimique, l'usage de la première
+est, cependant, dans un très grand nombre de cas, et surtout
+relativement aux applications, plus important et plus étendu. Or, il est
+aisé de concevoir que l'analyse élémentaire peut être, par sa nature,
+rigoureusement dispensée d'une vérification synthétique. Car, en
+instituant l'opération avec exactitude et la poursuivant avec soin, on
+déduira toujours, sans incertitude, de la composition des réactifs
+employés, comparée à celle des produits obtenus, la composition inconnue
+de la substance proposée, dont les divers élémens auront ainsi été
+séparés d'une manière quelconque. L'impossibilité où l'on serait de les
+combiner de nouveau pour reproduire le corps primitif, ne saurait,
+évidemment, en un tel cas, jeter aucun doute légitime sur la réalité de
+la solution; à moins toutefois, ce qui doit être infiniment rare, qu'on
+n'eût des motifs valides de contester la simplicité effective de
+quelqu'un des élémens considérés. La synthèse ne fait donc alors
+qu'ajouter, à la démonstration analytique, une confirmation utile et
+lumineuse, mais nullement indispensable. Il en est tout autrement, au
+contraire, quand il s'agit de déterminer seulement les vrais principes
+immédiats. Comme les divers élémens dont ils sont formés seraient
+nécessairement toujours plus ou moins susceptibles de produire entre eux
+d'autres combinaisons de différens ordres, on ne peut jamais avoir
+absolument, dans un tel genre d'analyse, la certitude directe qu'un ou
+plusieurs des prétendus principes immédiats qu'elle a fournis ne doivent
+pas leur origine aux réactions provoquées par l'opération analytique
+elle-même. La synthèse, en général, peut seule alors, en reconstruisant,
+avec les matériaux trouvés, la substance proposée, décider finalement la
+question d'une manière irrécusable; à moins que la faible énergie des
+réactifs employés ou la puissance des inductions analogiques ne
+suffisent, ce qui a souvent lieu, pour que les résultats directs des
+opérations analytiques ne doivent comporter aucun doute raisonnable.
+Dans les analyses immédiates très compliquées, lors même que la
+concordance de plusieurs moyens analytiques distincts vient fortement
+corroborer la solidité des conclusions obtenues, on ne saurait presque
+jamais, sans la confirmation synthétique, compter sur de véritables
+démonstrations chimiques. L'analyse des eaux minérales, et surtout
+celles des matières organiques, abondent en exemples importans, propres
+à mettre dans tout son jour la justesse de cette maxime essentielle de
+philosophie chimique.
+
+ [Note 6: Ces deux expressions, _préliminaire_ et
+ _finale_, sont ici seulement destinées à caractériser, aussi
+ nettement que possible, le but propre à chacune des deux
+ analyses, sans aucune allusion à l'ordre qui s'établit entre
+ elles. Du point de vue abstrait, il paraîtrait, sans doute,
+ que la première doit toujours, rationnellement, précéder la
+ seconde. Mais comme, en réalité, celle-ci est souvent
+ beaucoup plus facile et plus sûre que l'autre, dont elle
+ peut être rendue indépendante, on conçoit sans peine que cet
+ ordre naturel doive se trouver fréquemment interverti.]
+
+Pour compléter l'aperçu d'un tel principe, on doit remarquer enfin, à
+ce sujet, l'existence nécessaire d'une certaine harmonie générale entre
+la possibilité d'appliquer la méthode synthétique et l'obligation d'y
+recourir; sans prétendre d'ailleurs, bien entendu, que, sous ce rapport,
+la correspondance des moyens au but ne laisse jamais rien à désirer.
+Cela résulte de la loi, mentionnée ci-dessus à autre intention, que les
+combinaisons deviennent moins tenaces à mesure que l'ordre de
+composition des particules constituantes s'élève davantage. Or le degré
+de facilité de la recomposition doit, sans doute, correspondre à celui
+avec lequel la séparation s'est opérée. Ainsi, l'analyse élémentaire, la
+seule qui, d'après les considérations précédentes, puisse être
+rigoureusement dispensée de la contre-épreuve synthétique, est
+précisément celle qui obligerait aux recompositions les plus difficiles,
+souvent même impossibles pour peu que les élémens soient nombreux, à
+cause des réactions très énergiques qu'il a fallu d'ordinaire employer,
+comme l'expérience chimique le vérifie chaque jour: tandis que les cas
+d'analyse immédiate, au contraire, n'exigeant, en général, que de
+faibles antagonismes, n'opposent pas de grands obstacles aux opérations
+synthétiques, qui sont alors devenues presque indispensables.
+
+Après avoir suffisamment considéré, du point de vue philosophique, le
+véritable but général de la science chimique, et les moyens fondamentaux
+d'exploration qui lui sont propres, l'ordre naturel des idées
+principales relatives à cette leçon nous conduit à examiner rapidement
+la position encyclopédique de la chimie, c'est-à-dire à justifier, d'une
+manière directe et spéciale, quoique sommaire, le rang que j'ai dû lui
+assigner dans la hiérarchie scientifique établie au début de ce traité.
+
+Ce cas me paraît être l'un des plus propres à constater qu'une telle
+classification fondamentale ne repose point sur de vaines et arbitraires
+considérations, mais qu'elle est le fidèle résumé des harmonies
+nécessaires, naturellement manifestées, entre les différentes sciences,
+par leur développement commun. Aucune position encyclopédique ne me
+semble, en effet, se présenter avec plus de spontanéité que celle de la
+chimie, d'après ma formule, entre la physique et la physiologie. Qui
+pourrait méconnaître aujourd'hui que, par plusieurs parties
+essentielles, et surtout par l'importante série des phénomènes
+électro-chimiques, le système des connaissances chimiques touche
+immédiatement à l'ensemble de la physique, dont il constitue, en
+apparence, un simple prolongement; et que de même, à son autre
+extrémité, par l'étude, non moins fondamentale, des combinaisons
+organiques, il adhère, en quelque sorte, à la physiologie générale, dont
+il établit, pour ainsi dire, les premiers fondemens? Ces relations sont
+tellement intimes, que, dans plus d'un cas particulier, les chimistes
+qui n'ont point approfondi la vraie philosophie des sciences n'osent
+décider si tel sujet tombe effectivement sous leur compétence, ou s'ils
+doivent le renvoyer, soit à la physique, soit à la physiologie.
+
+Considérons, en premier lieu, la chimie relativement aux sciences qui la
+précèdent dans notre échelle encyclopédique, et d'abord, à la physique,
+qui lui est immédiatement antérieure.
+
+Les phénomènes de la première sont, évidemment, d'une nature plus
+compliquée, que ceux de la seconde; et l'étude en est nécessairement
+subordonnée à la leur. Quoique les uns et les autres soient
+rigoureusement généraux, cependant l'ordre de généralité des faits
+chimiques doit être classé comme réellement inférieur à celui des faits
+physiques. En comparant ceux-ci aux faits astronomiques, j'ai démontré,
+dans le volume précédent, que leur généralité est moindre, parce que,
+propres à tous les corps, ils ne s'y manifestent point cependant dans
+toutes les circonstances, leur développement étant toujours soumis à
+certaines conditions. Or, le même principe est applicable ici, et à bien
+plus forte raison, car les effets chimiques exigent un concours de
+conditions variées beaucoup plus étendu. Avec de simples modifications,
+les propriétés physiques appartiennent, non-seulement à toutes les
+substances, mais aussi à tous les états d'agrégation, et même de
+combinaison, de chacune d'elles: chaque corps ne manifeste, au
+contraire, ses propriétés chimiques que dans un état plus ou moins
+déterminé, et souvent tellement restreint qu'il a fallu de longues
+séries d'essais laborieux pour parvenir à le réaliser. En un mot, la
+nature nous offre très fréquemment des effets physiques qui ne sont
+accompagnés d'aucun effet chimique, tandis que nul phénomène chimique ne
+saurait avoir lieu sans la coexistence de certains phénomènes physiques.
+Ainsi, les uns formant les divers modes spécifiques de l'activité propre
+à chaque substance, et les autres, au contraire, constituant
+l'existence fondamentale de toute matière, le sujet de la chimie se
+complique nécessairement toujours de celui de la physique, et ne saurait
+être rationnellement étudié sans la connaissance préalable de celui-ci.
+D'ailleurs, les agens chimiques les plus puissans sont, désormais,
+empruntés à la physique, qui, en outre, fournit constamment, par ses
+différens ordres de phénomènes, les premiers caractères distinctifs des
+diverses substances. Il serait inutile d'insister davantage aujourd'hui
+pour faire sentir qu'on ne saurait concevoir de chimie vraiment
+scientifique sans lui donner, préalablement, l'ensemble de la physique
+pour base générale. Sous ce premier rapport, qui est décisif, la
+position encyclopédique de la chimie se trouve donc déterminée, à l'abri
+de toute incertitude.
+
+De cette relation immédiate, résulte, évidemment, une subordination
+indirecte, mais nécessaire, de la chimie envers l'ensemble de
+l'astronomie, et même de la science mathématique, comme fondemens
+indispensables de toute physique sérieuse. Quant à des liaisons
+directes, il faut convenir que, sous le rapport de la doctrine, elles
+sont peu étendues et d'une médiocre importance.
+
+Toute tentative de faire rentrer les questions chimiques dans le domaine
+des doctrines mathématiques, doit être réputée jusqu'ici, et sans doute
+à jamais, profondément irrationnelle, comme étant antipathique à la
+nature des phénomènes: elle ne pourrait découler que d'hypothèses vagues
+et radicalement arbitraires sur la constitution intime des corps, ainsi
+que j'ai eu occasion de l'indiquer dans les prolégomènes de cet ouvrage.
+J'ai fait ressortir, dans le volume précédent, le tort général fait
+jusqu'ici à la physique par l'abus de l'analyse mathématique. Mais là,
+il ne s'agissait que de l'usage irréfléchi d'un instrument, qui,
+judicieusement dirigé, est susceptible, pour un tel ordre de recherches,
+d'une admirable efficacité. Ici, au contraire, on ne doit pas craindre
+de garantir que si, par une aberration heureusement presque impossible,
+l'emploi de l'analyse mathématique acquérait jamais, en chimie, une
+semblable prépondérance, il déterminerait inévitablement, et sans aucune
+compensation, dans l'économie entière de cette science, une immense et
+rapide rétrogradation, en substituant l'empire des conceptions vagues à
+celui des notions positives, et un facile verbiage algébrique à une
+laborieuse exploration des faits.
+
+La subordination directe de la chimie envers l'astronomie, est,
+pareillement, très faible, mais, néanmoins, plus prononcée. Elle est
+presque insensible pour la chimie _abstraite_, seule cultivée
+aujourd'hui. Mais, quand l'ensemble des progrès de la philosophie
+naturelle viendra permettre le développement de la chimie _concrète_,
+c'est-à-dire l'application méthodique du système des connaissances
+chimiques à l'histoire naturelle du globe, on éprouvera, sans doute, en
+plus d'une recherche, le besoin de combiner, pour la saine explication
+des phénomènes, les considérations chimiques et les considérations
+astronomiques, qui semblent maintenant ne comporter aucun point de
+contact réel. La géologie actuelle, si informe qu'elle soit, doit nous
+faire clairement pressentir la manifestation future, et peut-être
+prochaine, d'une semblable nécessité, qu'un vague instinct avait
+probablement révélée aux philosophes de l'âge théologique, au milieu de
+leurs chimériques et pourtant opiniâtres rapprochemens entre
+l'astrologie et l'alchimie. Il est, sans doute, impossible, en principe,
+de concevoir l'ensemble des grandes opérations intestines de la nature
+terrestre comme radicalement indépendant des mouvemens de notre globe,
+de l'équilibre général de sa masse, en un mot, du système de ses
+conditions planétaires.
+
+Si les relations immédiates de la chimie avec la science mathématique,
+et même avec l'astronomie, sont nécessairement peu considérables sous
+le point de vue de la doctrine, il n'en saurait être ainsi, à beaucoup
+près, relativement à la méthode. En ce nouveau sens, il est aisé de
+reconnaître, au contraire, qu'une suffisante habitude préalable, chez
+les chimistes, de l'esprit mathématique et de la philosophie
+astronomique exercerait inévitablement la plus grande et la plus
+salutaire influence sur la manière de concevoir et de cultiver la
+chimie, et, par suite, accélérerait beaucoup ses perfectionnemens
+ultérieurs.
+
+Pour la mathématique (dont il serait, d'ailleurs, superflu d'expliquer
+ici que les premières notions élémentaires sont désormais directement
+indispensables aux travaux journaliers des chimistes), je n'ai pas
+besoin de reproduire les considérations générales, tant exposées dans
+les diverses parties antérieures de ce traité, qui établissent
+invinciblement l'ensemble d'une telle étude comme le premier fondement
+nécessaire du système entier de la méthode positive. Il n'y a, dans
+cette subordination commune à toute la hiérarchie scientifique, rien qui
+soit précisément particulier à la chimie, si ce n'est cette sage
+réflexion que, plus les phénomènes se compliquent, plus nous devons nous
+préparer soigneusement, par ce salutaire régime intellectuel, à les
+analyser avec une judicieuse sévérité. On ne doit pas craindre
+d'attribuer aujourd'hui, en partie, au défaut habituel d'accomplissement
+de cette indispensable condition, le peu de rationnalité, de rigueur, et
+de liaison que les bons esprits remarquent si péniblement dans la
+plupart des travaux chimiques. Il est évident, néanmoins, afin de
+prévenir ici toute exagération, que l'éducation mathématique des
+chimistes n'a pas besoin d'être aussi étendue, dans ses détails, que
+celle convenable aux physiciens, puisqu'elle n'est point destinée à leur
+fournir, comme à ceux-ci, un secours direct et d'un usage journalier,
+mais seulement à les pénétrer assez de l'esprit géométrique pour que
+leur intelligence soit convenablement préparée à l'étude rationnelle de
+la nature.
+
+Quant à l'astronomie, la subordination directe de la chimie envers elle,
+sous le rapport de la méthode, est d'une importance tout aussi grande,
+et encore plus sensible, d'après la propriété fondamentale que nous
+avons reconnue à la science céleste de constituer nécessairement le type
+le plus parfait de l'étude de la nature. La salutaire influence d'un tel
+modèle doit devenir, en général, d'autant plus indispensable, que la
+complication croissante des phénomènes tend davantage à faire perdre de
+vue le véritable esprit de la philosophie naturelle. C'est seulement par
+une semblable étude préliminaire, que les chimistes, sentant vivement
+l'inanité radicale des explications métaphysiques dont leur doctrine est
+encore habituellement viciée, pourront acquérir enfin un sentiment
+profond et efficace du vrai caractère propre à la science chimique, et
+du genre de perfection que comporte la nature de ses phénomènes. Sous ce
+rapport philosophique, la physique elle-même, en vertu de sa moindre
+perfection nécessaire, ne saurait jamais avoir, pour les chimistes,
+autant d'utilité que l'astronomie, malgré ses relations bien plus
+intimes et plus étendues. Aujourd'hui surtout, où la méthode, en
+physique, est encore, à plusieurs égards, comme nous l'avons reconnu,
+radicalement défectueuse, l'imitation exclusive d'un modèle aussi
+incomplet tend à développer, sans doute, d'une manière beaucoup moins
+satisfaisante, la saine philosophie chimique.
+
+Telles sont, en aperçu, soit pour la doctrine, soit pour la méthode, les
+relations générales de la chimie avec les sciences fondamentales qui la
+précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique.
+
+Il serait superflu de considérer formellement ici sa liaison nécessaire
+avec les sciences qui la suivent, et surtout avec la physiologie, qui
+vient immédiatement après elle. Cet examen aura naturellement sa place
+spéciale dans la seconde partie de ce volume. Nous devons nous borner,
+en ce moment, à concevoir, d'une manière nette mais générale, que toute
+saine physiologie s'appuie nécessairement sur la chimie, soit comme
+point de départ, soit comme principal moyen d'investigation. En
+séparant, autant que possible, les phénomènes de la vie proprement dite,
+de ceux de l'animalité, il est clair que les premiers, dans le double
+mouvement intestin qui les constitue, sont, par leur nature,
+essentiellement chimiques. Les combinaisons et les décompositions qu'on
+y observe présentent, sans doute, en vertu de l'organisation, des
+caractères qui leur sont exclusivement propres: mais, malgré ces
+importantes modifications, elles n'en doivent pas moins être
+nécessairement subordonnées aux lois générales des effets chimiques.
+Même en considérant l'étude des corps vivans sous le simple point de vue
+statique, la chimie y est aussi d'un usage évidemment indispensable, en
+ce qu'elle fournit les moyens les plus certains de distinguer exactement
+entre eux les divers élémens anatomiques d'un organisme quelconque.
+
+Nous reconnaîtrons, en dernier lieu, dans le volume suivant, que la
+nouvelle science fondamentale, que je présente aux vrais philosophes,
+sous le nom de physique sociale, comme devant constituer l'indispensable
+complément du système rationnel de la philosophie naturelle, est,
+pareillement, subordonnée par son objet à la science chimique. Elle en
+dépend, d'abord, évidemment, d'une manière nécessaire, quoique
+indirecte, par sa relation immédiate et manifeste avec la physiologie.
+Mais, en outre, les phénomènes sociaux étant les plus compliqués et les
+plus particuliers de tous, leurs lois sont inévitablement subordonnées,
+par cela même, à celles de tous les ordres précédens, dont chacun y
+manifeste, plus ou moins explicitement, son influence propre. Quant aux
+lois chimiques surtout, il est évident que, dans l'ensemble des
+conditions d'existence de la société humaine, sont comprises plusieurs
+harmonies chimiques essentielles, entre l'homme et les circonstances
+extérieures fondamentales dont il subit l'empire absolu. La rupture de
+ces diverses harmonies, ou seulement leur perturbation un peu profonde,
+soit quant à la composition du milieu atmosphérique, ou des eaux, ou des
+terrains, etc., ne permettrait plus de concevoir rationnellement le
+développement social, même en supposant un désordre assez restreint pour
+que l'existence individuelle fût maintenue.
+
+La position encyclopédique de la chimie, ainsi exactement vérifiée sous
+tous les rapports essentiels, conduit naturellement à fixer aussitôt le
+degré proportionnel de perfection générale que comporte cette science
+fondamentale, comparée aux autres, d'après le principe philosophique
+établi à ce sujet dans ma théorie préliminaire de la classification des
+sciences (_voyez_ la deuxième leçon). Chacun peut, en effet, constater
+aisément, par un examen direct, que, conformément à ce principe, et sous
+le double aspect de la méthode ou de la doctrine, le degré de perfection
+de la chimie est inférieur à celui de la physique et supérieur à celui
+de la physiologie. Nous devons surtout, par le motif ci-dessus indiqué,
+nous attacher ici à la première comparaison.
+
+Quant à la méthode, malgré les imperfections radicales que j'ai dû
+sévèrement signaler dans la manière de procéder de la physique actuelle,
+la philosophie physique est, néanmoins, sans aucun doute, beaucoup plus
+rapprochée aujourd'hui que la philosophie chimique de l'état pleinement
+positif. Si, relativement à la théorie des hypothèses, la première
+présente réellement encore un caractère quasi-métaphysique, il n'y a
+aucune exagération à dire que l'esprit de la seconde est jusqu'ici, à
+quelques égards, essentiellement métaphysique, par suite de son
+développement plus difficile et plus tardif. La doctrine des
+_affinités_, jusqu'à présent prépondérante et classique, quoique son
+empire s'affaiblisse rapidement, est, ce me semble, d'une nature encore
+plus ontologique que celle des fluides et des éthers imaginaires. Si le
+fluide électrique et l'éther lumineux, comme je l'ai établi, ne sont
+réellement autre chose que des entités matérialisées, les affinités
+vulgaires ne sont-elles pas, au fond, des entités complétement pures,
+aussi vagues et indéterminées que celles de la philosophie scolastique
+du moyen âge? Les prétendues solutions qu'on a coutume d'en déduire
+présentent évidemment le caractère essentiel des explications
+métaphysiques, la simple et naïve reproduction, en termes abstraits, de
+l'énoncé même du phénomène. Le développement accéléré des observations
+chimiques, depuis un demi-siècle, qui, sans doute, doit bientôt
+irrévocablement discréditer une aussi vaine philosophie, n'a fait
+jusqu'ici que la modifier, de manière à dévoiler, avec une plus
+éclatante évidence, sa nullité radicale. Quand les affinités étaient
+regardées comme absolues et invariables, leur emploi, pour l'explication
+des phénomènes, quoique toujours nécessairement illusoire, présentait,
+du moins, une apparence plus imposante. Mais, depuis que les faits ont
+forcé de concevoir, au contraire, les affinités comme éminemment
+variables d'après une foule de circonstances diverses, leur usage n'a pu
+se prolonger sans devenir aussitôt, par ce seul changement, d'une
+inanité plus manifeste et presque puérile. Ainsi, par exemple, pour
+fixer les idées, on sait, dès long-temps, que, à une certaine
+température, le fer décompose l'eau, ou protoxide d'hydrogène; et,
+néanmoins, on a reconnu ensuite que, sous la seule influence d'une plus
+haute température, l'hydrogène, à son tour, décompose l'oxide de fer:
+que peut signifier, dès lors, l'ordre quelconque d'affinité qu'on croira
+devoir établir entre le fer et l'hydrogène envers l'oxigène? Si, comme
+on y est conduit, on fait varier cet ordre avec la température, la
+nature purement verbale de cette explication prétendue pourrait-elle
+être désormais contestée? Or, la chimie actuelle offre un grand nombre
+de ces rapprochemens, contradictoires en apparence, indépendamment de la
+longue série de considérations aussi décisives qui ont fait rejeter les
+affinités absolues, les seules pourtant qui devaient sembler présenter
+quelque consistance scientifique.
+
+L'empire de l'éducation, et, surtout, l'état correspondant du
+développement général de l'humanité, dominent tellement la marche
+individuelle des esprits même les plus éminens, que le génie le plus
+profondément philosophique dont la chimie puisse s'honorer jusque ici,
+le grand Berthollet, dans l'immortel ouvrage[7] où il a si
+victorieusement renversé l'ancienne doctrine des affinités invariables
+ou _électives_, ne peut lui-même achever de se soustraire complétement
+aux habitudes (alors il est vrai, si prépondérantes) d'ontologie
+chimique, et maintient, pour l'explication journalière des phénomènes,
+l'usage presque arbitraire des vaines conceptions d'affinité, rendues
+encore plus vagues par les modifications mêmes qu'il a dû leur faire
+subir. Pour constater, d'une manière irrécusable, combien, même
+aujourd'hui, ces habitudes sont encore, à certains égards, profondément
+enracinées, il suffit de signaler ici l'étrange et absurde doctrine de
+l'_affinité prédisposante_, dont l'usage est, jusque ici, resté
+classique, comme l'indiquent les traités les plus récens et les plus
+plus justement estimés, entre autres le grand et important ouvrage du
+plus rationnel des chimistes actuels, l'illustre M. Berzélius. Lorsque,
+par exemple, l'action de l'acide sulfurique détermine, à la température
+ordinaire, la subite décomposition, alors impossible sans un tel
+secours, de l'eau par le fer, de façon à dégager l'hydrogène, on
+attribue communément ce remarquable phénomène à l'affinité de l'acide
+sulfurique pour l'oxide de fer qui _tend_ à se former: et il en est de
+même dans une foule de cas analogues. Or, peut-on imaginer rien de plus
+métaphysique, et même de plus radicalement incompréhensible, que
+l'action sympathique d'une substance sur une autre qui n'existe pas
+encore, et la formation de celle-ci en vertu de cette mystérieuse
+affection?[8] Il faut convenir que, comparativement à de telles
+conceptions, les étranges fluides des physiciens sont quelque chose de
+rationnel et de satisfaisant.
+
+ [Note 7: Le point de départ de Berthollet se trouva,
+ malheureusement, être pris dans la physiologie, c'est-à-dire
+ dans une science dont la philosophie devait être
+ naturellement, et surtout à cette époque, beaucoup plus
+ arriérée encore que celle dont il a si noblement consacré sa
+ vie à poursuivre le progrès général. Préparé, au contraire,
+ par une éducation mathématique et astronomique, un esprit de
+ cette trempe eût produit, sans doute, même alors, des
+ résultats philosophiques bien plus complets et plus
+ durables. Néanmoins, la _Statique chimique_, beaucoup trop
+ négligée aujourd'hui, restera, par son admirable
+ rationnalité, malgré ses imperfections capitales, un
+ monument éternel, et jusqu'ici incomparable, de la puissance
+ de l'esprit humain pour la systématisation des idées
+ chimiques.]
+
+ [Note 8: Dans l'exemple que je viens de citer, on
+ pourrait, ce me semble, concevoir que le phénomène est dû à
+ la solubilité du sulfate de fer, opposée à l'insolubilité de
+ l'oxide correspondant. Le fer agit certainement sur l'eau à
+ toute température; et l'on peut attribuer la faible action
+ qu'il exerce alors à ce que l'oxide insoluble, à mesure
+ qu'il se forme à la surface du métal, préserve les couches
+ intérieures: dès lors, l'acide opérerait, presque
+ mécaniquement, une plus vive décomposition, en supprimant
+ continuellement cet obstacle. Les expérimentateurs
+ décideraient si une telle explication est réellement
+ admissible, en faisant varier, dans une double suite de cas
+ analogues, soit le métal, soit l'acide (pourvu que leur
+ énergie relative restât à peu près la même), pour examiner
+ ensuite si, en effet, la solubilité de certains sels permet
+ la décomposition, tandis qu'elle serait, au contraire,
+ empêchée par l'insolubilité des autres.]
+
+Des considérations aussi décisives me semblent éminemment propres à
+faire sentir l'importance capitale et pratique du plan général que j'ai
+indiqué ci-dessus, d'après la position de la chimie dans ma hiérarchie
+scientifique, pour l'éducation rationnelle des chimistes, fondée sur une
+étude préliminaire, suffisamment approfondie, de la philosophie
+mathématique, ensuite de la philosophie astronomique, et enfin de la
+physique. On ne saurait méconnaître, en scrutant philosophiquement ce
+sujet, que toute cette doctrine des affinités n'est réellement, dans son
+esprit originaire, qu'une tentative, nécessairement vaine, pour
+concevoir la nature intime des phénomènes chimiques, aussi radicalement
+inaccessible que les essences analogues qu'on cherchait autrefois, par
+des procédés semblables, envers les phénomènes plus simples. Le
+développement plus rapide de l'esprit humain en astronomie et en
+physique, y a déjà fait exclure à jamais ces recherches chimériques, qui
+doivent donc aussi, à plus forte raison, être finalement rejetées des
+parties plus compliquées de la philosophie naturelle. Or, comment les
+chimistes réaliseraient-ils, dans leur science, cette épuration
+fondamentale, si, d'abord, ils n'ont étudié son accomplissement à
+l'égard des sciences antérieures et plus simples, qui peuvent seules
+leur en donner une juste idée? L'intelligence pourrait-elle devenir
+complétement positive en chimie, tout en demeurant à demi métaphysique
+en astronomie ou en physique? L'individu ne doit-il pas, à cet égard,
+suivre nécessairement la même marche générale qu'a suivie l'espèce dans
+son passage graduel à l'état positif? La vraie science consiste, en tout
+genre, dans les relations exactes établies entre les faits observés,
+afin de déduire, du moindre nombre possible de phénomènes fondamentaux,
+la suite la plus étendue de phénomènes secondaires, en renonçant
+absolument à la vaine enquête des _causes_ et des _essences_. Tel est
+l'esprit qu'il s'agit aujourd'hui de rendre enfin complétement
+prépondérant dans la chimie, et devant lequel se dissipera pour toujours
+la doctrine métaphysique des affinités. Or, les chimistes pourraient-ils
+se pénétrer convenablement d'un telle manière de philosopher, si ce
+n'est par l'étude des seules sciences où elle soit encore pleinement
+développée?[9]
+
+ [Note 9: Sous ce rapport essentiel, l'éducation
+ ordinaire des chimistes anciens avait certainement, pour
+ leur époque; un caractère plus rationnel que celle des
+ chimistes actuels, en ce que, du moins, elle développait en
+ eux, quoique sur des bases chimériques, le sentiment
+ habituel des relations fondamentales de la chimie avec
+ l'ensemble des autres sciences, et, spécialement, avec
+ l'astronomie, d'une part, et, en sens inverse, avec l'étude
+ des corps vivans. Le rapide et immense développement des
+ différentes sciences, depuis leur passage à l'état positif,
+ a rendu, sans doute, une telle condition préalable beaucoup
+ plus difficile à remplir pour les diverses classes des
+ savans; mais elle n'est nullement impraticable, pourvu que
+ le degré précis de spécialité de chaque étude préliminaire
+ soit toujours judicieusement proportionné à la destination
+ d'une semblable éducation. Car, il est aisé de remarquer,
+ d'après les principes de hiérarchie scientifique établis
+ dans ce traité, que, plus ces préparations successives se
+ multiplient, par la complication croissante des phénomènes,
+ moins chacune d'elles a besoin d'être développée, vu la
+ moindre étendue des relations à mesure que les catégories
+ des phénomènes sont plus distantes. L'esprit et la marche de
+ nos enseignemens scientifiques actuels ne peuvent donner
+ aucune idée juste de ce système philosophique d'éducation
+ rationnelle pour les savans.]
+
+L'infériorité si bien constatée de la chimie envers la physique, sous le
+point de vue de la méthode et de l'esprit philosophique, explique
+immédiatement son imperfection relative, encore plus évidente, quant à
+la science effective, sans qu'il soit nécessaire d'entreprendre, à ce
+sujet, aucune comparaison spéciale. J'ai suffisamment établi, en
+commençant ce discours, quel doit être, en général, le véritable but
+scientifique de la chimie, précisé par une formule exacte: chacun peut
+lui confronter aisément l'état actuel de la science, et reconnaître
+aussitôt qu'il en est à une immense distance, beaucoup plus prononcée
+que celle (déjà si grande néanmoins, à plusieurs égards) qui correspond
+à la physique. Les faits chimiques sont, aujourd'hui, essentiellement
+incohérens, ou, du moins, faiblement coordonnés par un petit nombre de
+relations, partielles et insuffisantes, au lieu de ces lois aussi
+certaines qu'étendues et uniformes dont la physique se glorifie si
+justement. Quant à la prévision, véritable mesure de la perfection de
+chaque science naturelle, il est trop évident que si déjà elle est bien
+plus bornée, plus incertaine, et moins précise en physique qu'en
+astronomie, les théories chimiques actuelles y atteignent beaucoup plus
+imparfaitement encore: le plus souvent même, l'issue de chaque événement
+chimique ne peut être connue qu'en consultant, d'une manière spéciale,
+l'expérience immédiate, et, pour ainsi dire quand l'événement est
+accompli.
+
+Quelque imparfaite que soit la chimie, comme méthode et comme doctrine,
+il faut reconnaître, afin de conserver les proportions, que, sous l'un
+et l'autre point de vue, elle est, néanmoins, par sa nature, même
+aujourd'hui, très supérieure à la physiologie, et (je n'ai pas besoin
+d'en avertir) bien davantage à la science sociale. Outre que, par la
+simplicité relative de ses phénomènes, les faits y sont beaucoup mieux
+discutés et les investigations plus décisives, il y existe, quoiqu'en
+très petit nombre, quelques véritables théories, exactement
+circonscrites, et susceptibles de fournir, en certains cas, des
+prévisions réelles et complètes, qui sont jusque ici presque toujours
+impossibles, si ce n'est d'une manière générale, dans l'étude des corps
+vivans. Je ferai surtout ressortir, dans une des leçons suivantes, les
+lois qui concernent les proportions, et dont la physiologie générale ne
+saurait, sans doute, offrir, en aucune façon, l'équivalent.
+
+Du reste, il ne faut jamais perdre de vue, en de telles comparaisons,
+que, si le degré de perfection des diverses sciences fondamentales est
+toujours nécessairement inégal par la complication graduelle de leurs
+phénomènes, son importance à notre égard diminue suivant la même règle
+par une autre conséquence du même principe, en sorte qu'il peut toujours
+exister une suffisante harmonie générale entre les besoins raisonnables
+et les moyens effectifs. J'espère, d'ailleurs, que de cette sévère et
+consciencieuse appréciation du véritable état de chaque science, il
+résultera, pour les bons esprits, une stimulation à la cultiver beaucoup
+plus qu'une répugnance à l'étudier: car, l'activité humaine doit être,
+sans doute, bien autrement satisfaite en concevant les sciences comme
+naissantes et par suite, susceptibles, d'une manière presque indéfinie,
+de progrès larges et variés (ainsi que toutes le sont réellement plus ou
+moins), au lieu de les supposer parfaites, et, en conséquence,
+essentiellement immobiles, si ce n'est dans leurs développemens
+secondaires.
+
+En traitant ainsi de la position encyclopédique de la chimie, j'ai fait
+suffisamment ressortir l'importance capitale d'une telle science dans le
+système général de la philosophie naturelle, et son indispensable
+nécessité pour l'étude rationnelle des sciences plus compliquées. Il me
+reste maintenant à signaler, d'une manière sommaire, ses propriétés
+philosophiques les plus élevées, relatives à son action directe sur
+l'éducation fondamentale de la raison humaine.
+
+À cet égard, et d'abord quant à la méthode, on pourrait dire, en premier
+lieu, que la chimie présente à l'esprit humain de grandes ressources
+pour étudier, en général, l'art universel de l'expérimentation.
+Toutefois, quelle que soit, sous ce rapport, la haute utilité
+philosophique de la chimie, il faut reconnaître que cette propriété ne
+lui est point strictement particulière, et même, comme nous l'avons vu,
+que la physique, par sa nature, est, en ce genre, nécessairement
+supérieure. C'est bien plus l'art d'observer proprement dit, que celui
+d'expérimenter, dont la chimie peut offrir à tous les philosophes des
+leçons éminemment précieuses. Mais il existe, dans le système de la
+méthode positive, une partie fort importante, quoique jusque ici trop
+peu appréciée, et que la chimie était, ce me semble, spécialement
+destinée à porter au plus haut degré de perfection. Il s'agit, non de la
+théorie des classifications, assez mal entendue par les chimistes, mais
+de l'art général des nomenclatures rationnelles, qui en est tout-à-fait
+indépendant, et dont la chimie, par la nature même de son objet, doit
+présenter de plus parfaits modèles qu'aucune autre science fondamentale.
+
+On a souvent tenté, surtout depuis la réforme du langage chimique, et
+l'on entreprend encore chaque jour des essais plus ou moins judicieux de
+nomenclature systématique en anatomie, en pathologie même, et surtout en
+zoologie. Mais, quelle que soit l'utilité réelle de ces estimables
+efforts, ils n'ont pas eu encore et ne sauraient jamais avoir un succès
+comparable à celui des illustres nomenclateurs de la chimie, même quand
+ils seraient mieux conçus et plus rationnellement dirigés qu'ils n'ont
+pu l'être jusqu'à présent; car la nature des phénomènes s'y oppose
+invinciblement. Ce n'est point, sans doute, accidentellement que la
+nomenclature chimique est si parfaite entre toutes les autres.
+
+À mesure que les phénomènes se compliquent davantage; les objets étant
+caractérisés par des comparaisons à la fois plus variées et moins
+circonscrites, il devient de plus en plus difficile de les assujettir,
+d'une manière suffisamment expressive, à un système uniforme de
+dénominations rationnelles, et pourtant abrégées, propre à faciliter
+réellement la combinaison habituelle des idées. Si les organes et les
+tissus des corps vivans, ne différaient entre eux que sous un seul point
+de vue principal, si les maladies étaient suffisamment définies par leur
+siége, si les genres ou au moins les familles zoologiques pouvaient être
+constamment établies d'après une considération exactement homogène, on
+conçoit que les sciences correspondantes comporteraient aussitôt des
+nomenclatures systématiques aussi rationnelles et aussi efficaces que
+celle de la chimie. Mais, en réalité, la profonde diversité des aspects
+multiples, presque jamais susceptibles d'être coordonnés sous un chef
+unique, rend évidemment un tel perfectionnement à la fois très difficile
+et peu avantageux.
+
+Parmi les sciences où l'immense multitude des sujets considérés excite
+spontanément à la formation des nomenclatures spéciales, la chimie est
+la seule où, par sa nature, les phénomènes soient assez simples, assez
+uniformes, et en même temps, assez déterminés, pour que la nomenclature
+rationnelle puisse être à la fois claire, rapide et complète, de façon à
+contribuer profondément au progrès général de la science. Toutes les
+considérations chimiques sont nécessairement dominées, d'une manière
+directe et incontestable, par une seule notion prépondérante, celle de
+la composition: le but propre de la science, comme je l'ai établi, est
+précisément de tout rallier à ce caractère suprême. Ainsi, le nom
+systématique de chaque corps, en faisant directement connaître sa
+composition, peut aisément indiquer, d'abord, un juste aperçu général,
+et ensuite, un résumé fidèle quoique concis, de l'ensemble de son
+histoire chimique; et, par la nature même de la science, plus elle fera
+de progrès vers sa destination fondamentale, plus cette double propriété
+de sa nomenclature devra inévitablement se développer. D'un autre côté,
+le dualisme étant en chimie la constitution la plus commune, et surtout
+la plus essentielle, celle à laquelle il est naturel que la science
+tende de plus en plus à ramener, autant que possible, tous les autres
+modes de composition, on conçoit que l'ensemble des conditions du
+problème ne saurait être plus favorable à la formation d'une
+nomenclature rapide et néanmoins suffisamment expressive. Aussi la
+chimie a-t-elle présenté, pour ainsi dire de tout temps, un système de
+nomenclature plus ou moins grossier, quoique d'ailleurs nullement
+comparable à celui si heureusement fondé par l'illustre Guyton-Morveau.
+Les propriétés fondamentales de la nomenclature chimique ne doivent,
+sans doute, comme je l'ai indiqué, se manifester dans toute leur
+plénitude que lorsque la science sera plus avancée, puisque la
+destination principale de cette nomenclature est de faciliter la
+combinaison générale des idées chimiques, jusqu'ici peu active et peu
+profonde. Mais cet heureux artifice est tellement en harmonie avec la
+nature de la science chimique, que, dans son extrême imperfection
+actuelle, il la soutient en quelque sorte, en suppléant provisoirement,
+pour ainsi dire, à son défaut presque absolu de rationnalité véritable.
+
+Ainsi, sous cet important point de vue, la chimie doit être envisagée
+comme éminemment propre à développer, de la manière la plus spéciale,
+l'un de ces moyens fondamentaux, en si petit nombre, dont l'ensemble
+constitue le pouvoir général de l'esprit humain. Quoique j'aie dû
+m'attacher à faire hautement ressortir les causes principales de
+l'évidente supériorité qui résulte à cet égard de la nature même de la
+science chimique, il est incontestable que si, dans les sciences plus
+compliquées, les systèmes de nomenclature rationnelle doivent être
+nécessairement plus difficiles à établir et moins efficaces à employer,
+leur formation y présente cependant un véritable et puissant intérêt.
+J'ai seulement voulu mettre hors de doute, à ce sujet, l'indispensable
+nécessité, pour une classe quelconque de philosophes positifs, de venir
+puiser, exclusivement dans la chimie, les vrais principes et l'esprit
+général de l'art des nomenclatures scientifiques, conformément à cette
+règle fondamentale, déjà pratiquée, à tant d'autres égards, dans cet
+ouvrage, que chaque grand artifice logique doit être directement étudié
+dans la partie de la philosophie naturelle qui en offre le développement
+le plus spontané et le plus complet, afin de pouvoir être ensuite
+appliqué, avec les modifications convenables, au perfectionnement des
+sciences qui en sont moins susceptibles.
+
+Les hautes propriétés philosophiques de la science chimique sont encore
+plus éclatantes et même plus essentielles, sous le point de vue de la
+doctrine, que relativement à la méthode.
+
+Quelque imparfait que soit jusque ici le système des connaissances
+chimiques, son développement n'en a pas moins déjà puissamment contribué
+à l'émancipation générale et définitive de la raison humaine. Le
+caractère fondamental d'opposition à toute philosophie théologique
+quelconque, qui est nécessairement plus ou moins inhérent à toute
+science réelle, même dès sa première enfance, se manifeste, pour les
+intelligences populaires, par ces deux propriétés générales co-relatives
+de toute philosophie positive: 1º prévision des phénomènes; 2º
+modification volontaire exercée sur eux. Ces deux facultés ne sauraient
+se développer, sans qu'elles tendent inévitablement, chacune d'une
+manière distincte, mais pareillement décisive, à détruire radicalement,
+dans l'esprit du vulgaire, toute idée de direction de l'ensemble des
+événemens naturels par aucune volonté surhumaine. J'ai déjà signalé,
+surtout dans la vingt-huitième leçon, cette double incompatibilité
+nécessaire. J'ai aussi indiqué, dès lors, à ce sujet, un nouveau
+théorème philosophique très important, qui est éminemment applicable à
+la science chimique. Il consiste, sommairement, en ce que, plus la
+faculté de prévoir diminue, par la complication croissante des
+phénomènes, plus la faculté de modifier augmente, par la variété des
+moyens d'action qui résulte de cette complication même; de telle sorte
+que cette influence anti-théologique propre à chaque branche
+fondamentale de la philosophie naturelle est toujours à peu près
+également infaillible, soit par une voie, soit par l'autre.
+
+J'ai déjà, ce me semble, presque surabondamment prouvé, dans tout le
+cours de cet ouvrage, que notre prévision devient plus bornée, moins
+précise, et même plus incertaine, à mesure que les phénomènes se
+compliquent davantage. Quant au second aspect de la proposition, il
+n'est pas moins incontestable. Car, en principe, la plus grande
+complication des phénomènes ne tient qu'à ce que leur acomplissement
+exige le concours d'un ensemble plus étendu de conditions hétérogènes,
+dont chacune étant, à son tour, ou suspendue, ou altérée, ou seulement
+même transposée, doit fournir d'autant plus de ressources, pour
+modifier, entre certaines limites, le résultat final du conflit, qu'il
+dépend d'un plus grand nombre d'élémens divers. La considération
+successive de nos cinq catégories essentielles des phénomènes naturels
+vérifie clairement cette loi inévitable. Ainsi, les événemens
+astronomiques, que nous prévoyons de si loin avec une si admirable
+exactitude, ne sauraient être, évidemment, le sujet d'aucune espèce de
+modification volontaire, précisément parce qu'ils ne dépendent que d'un
+seul principe fondamental: tout ce que nous pouvons à leur égard,
+c'est, au contraire, de nous modifier, jusqu'à un certain point,
+nous-mêmes relativement à eux, d'après cette prévoyance suffisamment
+anticipée; du reste, ils nous dominent absolument. Mais, à partir des
+événemens physiques, la suspension, l'altération du phénomène, sa
+suppression même en plus d'une circonstance, en un mot, les différentes
+sortes de modifications deviennent possibles, et de plus en plus
+étendues, en suivant notre hiérarchie fondamentale, jusqu'aux phénomènes
+physiologiques, et même jusqu'aux événemens sociaux, qui, de tous, sont,
+en effet, les plus éminemment modifiables, comme l'expérience
+universelle le confirme. En nous bornant ici aux événemens chimiques, on
+voit que le pouvoir de l'homme à leur égard est, par leur nature,
+beaucoup plus prononcé encore qu'envers les effets physiques. Cela est
+tellement évident, que, dans l'innombrable multitude des phénomènes
+chimiques considérés aujourd'hui, la plupart doivent certainement leur
+existence à l'intervention humaine, qui a pu seule constituer l'ensemble
+si complexe des circonstances indispensables à leur production. On doit
+même remarquer, à ce sujet, que, si les phénomènes des deux catégories
+suivantes sont encore plus modifiables, sans doute, que les phénomènes
+chimiques, ceux-ci occupent néanmoins, sous ce rapport, le premier
+rang, lorsque, au lieu d'envisager abstraitement toutes les
+modifications exécutables, on se borne à considérer celles qui sont
+susceptibles d'une haute utilité réelle pour l'amélioration de la
+condition humaine. C'est par ce motif que, dans le système général de
+l'action de l'homme sur la nature, la chimie doit être conçue comme la
+principale source du pouvoir, quoique toutes les sciences fondamentales
+y participent plus ou moins.
+
+Ainsi, le libre et plein développement de la puissance humaine dans
+l'ordre des effets chimiques, doit compenser nécessairement
+l'infériorité relative de la chimie en prévoyance rationnelle, pour
+constater irrésistiblement, envers les esprits les plus vulgaires, que
+cette classe de phénomènes, comme toute autre, ne saurait être régie par
+aucune volonté providentielle quelconque. Mais, en outre, je crois
+convenable d'indiquer ici une autre voie, encore plus spéciale, et non
+moins efficace peut-être, par laquelle la chimie est destinée à
+contribuer à l'affranchissement irrévocable du génie humain de toute
+tutelle théologique ou métaphysique, en rectifiant, d'une manière
+irrécusable, sous plusieurs rapports fondamentaux, le système des
+notions primitives sur l'économie générale de la nature terrestre.
+
+Quoique, depuis l'école d'Aristote, les philosophes aient dû toujours
+penser que les mêmes substances élémentaires se reproduisaient
+essentiellement dans l'ensemble de toutes les grandes opérations
+naturelles, malgré leur indépendance apparente, cependant l'entière
+impossibilité de réaliser ce vague aperçu métaphysique devait
+nécessairement maintenir l'empire universel du dogme théologique des
+destructions et créations absolues, jusqu'à la grande époque de cet
+admirable développement du génie chimique, qui forme le principal
+caractère scientifique du dernier quart du siècle précédent. En effet,
+tant qu'on ne pouvait avoir aucun égard ni aux matériaux ni aux produits
+gazeux, un grand nombre de phénomènes remarquables devaient
+inévitablement inspirer l'idée d'anéantissement ou de production réelle
+de matière dans le système général de la nature. Il a fallu, avant tout,
+la décomposition de l'air et de l'eau, et ensuite l'analyse élémentaire
+des substances végétales et animales, et, peut-être même, le complément,
+un peu plus tardif, d'un tel ensemble, par l'analyse des alcalis
+proprement dits et des terres, pour établir, d'une manière entièrement
+irrécusable, le principe fondamental de la perpétuité nécessairement
+indéfinie de toute matière, et pour tendre à remplacer irrévocablement,
+dans l'universalité des esprits, les idées théologiques de destruction
+et de création, par les notions positives de décomposition et
+recomposition. À l'égard des phénomènes vitaux surtout, non-seulement la
+connaissance des élémens dont la substance des corps vivans est formée,
+mais, en outre, l'ensemble de l'examen chimique de leurs principales
+fonctions, quelque grossier qu'il soit encore, ont dû jeter, à tous les
+yeux, le plus grand jour sur la conception générale de l'économie de la
+nature vivante, en démontrant qu'il ne peut exister de matière organique
+radicalement hétérogène à la matière inorganique, et que les
+transformations vitales sont subordonnées, comme toutes les autres, aux
+lois universelles des phénomènes chimiques. L'analyse chimique me paraît
+avoir rempli, sous ce rapport, sa fonction la plus essentielle;
+désormais, c'est par la voie, plus difficile, mais plus lumineuse, de la
+synthèse que la chimie doit surtout compléter, comme l'indiquent déjà
+quelques heureux essais[10], ce vaste et bel ensemble de démonstrations
+par lequel elle a si puissamment concouru à la grande révolution
+philosophique de l'humanité.
+
+ [Note 10: On doit principalement remarquer à ce sujet la
+ belle expérience de M. Whoeler sur la recomposition de
+ l'urée.]
+
+Après avoir suffisamment caractérisé, par les diverses parties de ce
+discours, toutes les considérations fondamentales relatives à l'ensemble
+de la philosophie chimique, il me reste, enfin, à l'envisager très
+sommairement sous son dernier aspect essentiel, quant au principe de
+division rationnelle propre à la science chimique.
+
+Cette science est sans doute, jusque ici, trop rapprochée de son
+berceau, pour que sa division définitive et la vraie coordination de ses
+parties principales aient pu encore se manifester spontanément, d'une
+manière non équivoque. On s'y est, jusqu'à présent, beaucoup plus occupé
+(et, à certains égards, avec juste raison) de multiplier les
+observations exactes et complètes, plutôt que de les classer suivant
+leurs relations systématiques. Mais, outre ce développement trop récent,
+la nature de la science a dû aussi contribuer à retarder la marche de ce
+dernier élément propre à la constitution philosophique d'une science
+quelconque, en vertu de cette grande homogénéité générale qui
+caractérise les phénomènes chimiques, dont les vraies différences
+essentielles sont bien moins profondes, et, par suite, moins tranchées,
+que dans aucune autre science fondamentale. En astronomie, la division
+principale de ses phénomènes en géométriques et mécaniques, et la
+subordination nécessaire de ceux-ci aux premiers, sont trop naturelles
+et trop évidentes pour être jamais le sujet d'aucune controverse
+importante. Quant à la physique, qui constitue, pour ainsi dire, un
+ensemble de diverses sciences presque isolées, bien plus qu'une science
+vraiment unique, la division ne saurait évidemment être plus
+spontanément indiquée: il ne peut y avoir quelque hésitation réelle, et
+toutefois peu importante, que sur la classification. Dans la seconde
+partie de ce volume, nous constaterons clairement que la science vitale
+présente à peu près le même résultat, quoique par une cause très
+différente, en vertu de la diversité si marquée de ses principaux
+aspects généraux, malgré l'intime connexité naturelle de toutes ses
+branches. Mais, la chimie doit offrir, à cet égard, des conditions moins
+favorables, les distinctions n'y étant, par sa nature, guère plus
+prononcées qu'elles ne le sont dans l'étendue d'une même branche bien
+caractérisée de la physique, en thermologie, par exemple, et surtout en
+électrologie. L'imperfection et le peu d'importance de sa division
+actuelle sont donc aisément explicables. Toutefois, les symptômes
+précurseurs de l'établissement prochain d'une discussion capitale sur ce
+sujet fondamental commencent déjà, ce me semble, à se manifester sans
+équivoque. Car la plupart des chimistes distingués paraissent
+aujourd'hui plus ou moins mécontens de la division provisoire qui a dû
+servir jusqu'à présent de guide à leurs travaux.
+
+Il est clair, en effet, que la division générale de la chimie, en
+_inorganique_ et _organique_, ne peut nullement être conservée, à cause
+de son irrationnalité évidente. On ne saurait, sans doute, admettre, en
+principe, que, dans la chimie abstraite, les combinaisons puissent être
+classées d'après leur origine: cela serait, tout au plus, convenable en
+histoire naturelle. Le développement des recherches chimiques tend à
+montrer clairement la nullité radicale d'une telle division, puisque la
+première partie empiète continuellement sur la seconde, qui serait déjà
+presque tout-à-fait absorbée, si elle n'eût, en partie, réparé ses
+pertes, en s'alimentant, à son tour, aux dépens de la physiologie. En un
+mot, ce qu'on nomme aujourd'hui la chimie organique présente un
+caractère scientifique essentiellement bâtard, moitié chimique, moitié
+physiologique, et qui n'est franchement ni l'un ni l'autre, comme je
+l'établirai, d'une manière directe, dans la trente-neuvième leçon. Cette
+division ne peut pas même être maintenue en grande partie sous une autre
+forme, comme effectivement équivalente à la distinction générale entre
+les cas chimiques caractérisés par le dualisme et ceux où il n'existe
+pas. Car si les combinaisons inorganiques sont presque toujours
+binaires, on en connaît néanmoins de ternaires, et même de quaternaires;
+tandis que, en sens inverse, il est encore plus fréquent de rencontrer,
+dans les combinaisons dites organiques, un véritable dualisme, que le
+progrès naturel de la chimie me semble d'ailleurs devoir tendre de plus
+en plus à généraliser autant que possible.
+
+D'après le but final propre à la science chimique, tel qu'il a été
+expressément formulé, de la manière la plus rigoureuse, au commencement
+de ce discours, le principe fondamental de la division rationnelle, qui
+peut seule être en harmonie réelle et durable avec la nature des études
+chimiques, ne saurait, évidemment, être cherché ailleurs que dans
+l'ordre des idées générales directement relatives à la composition et à
+la décomposition. Or, en appliquant ici la règle encyclopédique
+invariablement établie dans ce traité, de suivre toujours la
+complication graduelle des phénomènes, on voit que cet ordre d'idées ne
+peut logiquement donner lieu qu'à ces deux motifs essentiels de
+distinctions chimiques principales: 1º la pluralité croissante des
+principes constituans (d'ailleurs médiats ou immédiats), selon que les
+combinaisons sont ou binaires, ou ternaires, etc.; 2º le degré de
+composition plus ou moins élevé des principes immédiats, dont chacun,
+dans le cas, par exemple, d'un dualisme continuel, peut être
+décomposable, un plus ou moins grand nombre de fois consécutives, en
+deux autres. Quoique ces deux points de vue soient chacun d'une
+importance majeure, la division rationnelle de la chimie ne peut être
+organisée tant qu'on n'aura point irrévocablement décidé lequel doit
+être réellement choisi comme prépondérant, et lequel comme secondaire.
+Sans que ce soit ici le lieu de traiter, d'une manière convenable, cette
+nouvelle et importante question spéciale de haute philosophie chimique,
+que je dois, dans cette leçon, me contenter d'avoir nettement posée,
+peut-être sera-t-il utile d'indiquer, dès ce moment, que je la regarde
+comme résolue, et que, à mes yeux, la considération du degré de
+composition est évidemment supérieure à celle de la multiplicité des
+principes, en ce qu'elle affecte plus profondément le but et l'esprit de
+la science chimique, tels que je les ai soigneusement caractérisés dans
+ce discours. Au reste, de quelque manière que les chimistes prononcent
+définitivement sur cette opinion, il faut remarquer, en dernier lieu,
+que les deux classifications générales, déterminées par la
+prépondérance de l'un ou de l'autre motif, quoique devant être, sans
+doute, parfaitement distinctes, diffèrent cependant beaucoup moins qu'on
+ne serait d'abord tenté de le supposer: car, elles concourent
+nécessairement, soit dans le cas préliminaire, soit dans le cas final,
+et divergent seulement dans les parties intermédiaires.
+
+Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais
+indiquer dans ce discours sur la nature et l'esprit de la science
+chimique, sur les moyens fondamentaux d'investigation qui lui sont
+propres, sur sa vraie position encyclopédique, sur le genre et le degré
+de perfection dont elle est, en général, susceptible, sur les hautes
+propriétés philosophiques qui la caractérisent sous le double point de
+vue de la méthode et de la doctrine, et, enfin, sur le mode de division
+rationnelle qui lui convient. Pour compléter un tel examen, je dois
+maintenant passer, dans les quatre leçons suivantes, à l'appréciation
+plus spéciale et plus directe du petit nombre de doctrines essentielles
+qu'ait présentées jusqu'ici le développement spontané de la philosophie
+chimique.
+
+Chacun sait que, par la nature de cet ouvrage, on ne peut, évidemment,
+chercher ici aucun traité de chimie, quelque sommaire qu'on voulût le
+concevoir: il faut, nécessairement, au contraire, que je suppose au
+lecteur une connaissance approfondie des principaux phénomènes
+chimiques, sans laquelle il ne pourrait, non-seulement juger mes idées,
+mais les comprendre.
+
+On doit en outre considérer qu'il ne s'agit pas même d'un traité spécial
+de philosophie chimique, mais seulement d'un système de considérations
+fondamentales à ce sujet, formant une simple partie d'un traité général
+de philosophie positive, et dont l'extension doit, par conséquent,
+conserver une certaine harmonie avec celle des autres parties
+constituantes. Or, d'après cette obligation, le degré de développement
+accordé, dans cet ouvrage, à l'examen philosophique de chaque science
+fondamentale, ne saurait être exclusivement déterminé par son importance
+propre, ni par la multitude de faits intéressans qu'elle embrasse; il
+dépend nécessairement aussi, en grande partie, de sa perfection
+relative. Aucun lecteur judicieux ne peut espérer que la philosophie
+chimique, surtout dans son état actuel, soit ici l'objet d'un examen
+aussi développé, ni même aussi satisfaisant, qu'a pu l'être celui de la
+philosophie astronomique, par exemple, dont l'admirable perfection m'a
+permis une analyse méthodique, à la fois claire et complète, quoique
+sommaire, comme l'exigeait ce type immuable de la philosophie
+naturelle.
+
+
+
+
+TRENTE-SIXIÈME LEÇON.
+
+Considérations générales sur la chimie proprement dite ou _inorganique_.
+
+Quels que soient les principes de division et de classification que l'on
+croie devoir préférer dans le système général des études chimiques, on
+commencera toujours, inévitablement, par considérer d'abord l'histoire
+successive et continue de tous les différens corps simples. Cette
+nécessité est particulièrement évidente, d'après la conception exposée
+dans la leçon précédente sur le but et l'esprit de la science chimique.
+Au reste, presque tous les chimistes sont, aujourd'hui, essentiellement
+d'accord à ce sujet, et présentent une telle étude comme la partie
+préliminaire et fondamentale de leurs divers systèmes de chimie.
+
+On doit, néanmoins, remarquer, à cet égard, une exception très
+intéressante, dans le plan adopté par M. Chevreul. Cet habile chimiste
+fait suivre immédiatement l'étude de chaque élément de celle de toutes
+les combinaisons, soit binaires, soit ternaires, etc., qu'il peut
+former avec ceux jusque alors examinés, en se bornant, toutefois, aux
+composés du premier ordre. Un tel plan doit procurer, sans doute, le
+grand avantage que les corps simples sont alors, en général, bien plus
+complétement connus, dès l'origine, qu'ils ne peuvent l'être d'après la
+marche ordinaire, qui disperse, pour ainsi dire, dans toutes les
+diverses parties de la science, les plus importantes propriétés
+chimiques de chacun d'eux. Mais, outre que, malgré ce changement,
+l'histoire d'un élément quelconque resterait encore nécessairement plus
+ou moins incomplète, excepté celle du dernier, on établirait ainsi une
+inégalité très prononcée, et surtout essentiellement factice, entre les
+études chimiques des différentes substances élémentaires[11].
+
+ [Note 11: La tentative de M. Chevreul se distingue,
+ d'ailleurs, dans son exécution rigoureuse, par une
+ innovation très rationnelle, et qui indique un sentiment
+ profond de la vraie philosophie chimique: c'est d'avoir
+ écarté, pour la première fois, dans l'étude systématique des
+ divers composés, toute considération de leur origine,
+ organique ou inorganique. L'heureuse proposition de cette
+ importante réforme se trouve ainsi être d'autant plus
+ décisive qu'elle vient de celui de tous les chimistes
+ actuels qui a le plus et le mieux cultivé ce qu'on nomme la
+ chimie organique.]
+
+Quelque plan qu'on puisse adopter, comme, en réalité, chaque corps,
+simple ou composé, agit ordinairement, à un degré quelconque, sur
+presque tous les autres, l'inconvénient didactique qu'a voulu surtout
+prévenir M. Chevreul me paraît rigoureusement inévitable, d'après la
+nature même de la science chimique. Il faut, ce me semble, reconnaître
+qu'aucune histoire chimique ne saurait être vraiment complète dans une
+première étude de l'ensemble de la chimie, dirigée suivant un plan
+quelconque: elle ne peut le devenir que quand, à cet enseignement
+provisoire, on fait régulièrement succéder une révision définitive, qui
+permet de prendre alors en pleine considération la série entière des
+phénomènes relatifs à chaque substance. Du reste, il n'y a pas de
+science pour l'étude rationnelle de laquelle, par des motifs
+essentiellement analogues, ce système d'un double enseignement ne fût,
+en général, très avantageux, s'il était judicieusement appliqué. Son
+adoption habituelle pour la chimie offre peut-être le seul moyen
+efficace de terminer, d'une manière irrévocable, toute controverse sur
+le sujet que nous considérons, en dissipant la seule objection
+essentielle que puisse inspirer la marche ordinaire, qui, sans doute,
+deviendrait aussitôt rigoureusement unanime. Il serait alors convenable,
+afin d'éviter les doubles emplois, de réduire strictement, dans le
+premier enseignement, l'étude de chaque corps simple à la seule
+exposition des propriétés caractéristiques qui le distinguent
+suffisamment de tout autre.
+
+Une telle discussion n'a, d'ailleurs, d'intérêt, ni même de réalité, que
+sous le simple point de vue didactique, qui, malgré son importance, ne
+saurait affecter que d'une manière indirecte et secondaire l'esprit
+général de cet ouvrage. Car, dans aucune hypothèse, personne ne conteste
+que l'étude préalable des diverses substances élémentaires ne soit, par
+la nature même de la science, le fondement nécessaire du système
+rationnel des connaissances chimiques.
+
+En vertu du nombre, déjà très considérable, et d'ailleurs toujours
+croissant, des corps que les chimistes regardent comme simples,
+plusieurs philosophes modernes, qui, malgré leur éminent mérite et leurs
+connaissances réelles, sont dominés par une doctrine et même par une
+méthode essentiellement métaphysiques, ont pensé _à priori_ que la
+plupart de ces substances devaient être nécessairement les divers
+composés d'un beaucoup plus petit nombre d'autres. Telle est,
+aujourd'hui, en Allemagne, l'opinion de presque toute l'école des
+_naturistes_, et surtout de son illustre chef, M. Oken. Mais cette vaine
+hypothèse ne peut être appuyée que sur le prétendu principe de
+l'économie et de la simplicité nécessaire de la nature, qui, outre son
+caractère extrêmement vague, ne saurait résister à aucune véritable
+discussion directe, et dont l'origine, évidemment théologique, devrait
+même suffire aujourd'hui pour le rendre suspect à tous les bons esprits.
+Dans ces spéculations illusoires, notre entendement érige, spontanément,
+à son insu, ses désirs irréfléchis en lois nécessaires du monde
+extérieur, qui, en tous genres, se montre réellement beaucoup plus
+compliqué qu'il ne conviendrait à notre faible intelligence. Le seul
+point de vue raisonnable que puisse offrir un tel principe, c'est que,
+dans la construction de nos systèmes philosophiques, nous devons
+toujours tendre à concevoir la nature sous le plus simple aspect
+possible, mais à la condition fondamentale de subordonner toutes nos
+conceptions à la réalité des phénomènes, sous peine de consumer nos
+forces en de frivoles et fantastiques méditations. Or, ici, aucune
+considération vraiment rationnelle ne peut, sans doute, nous conduire à
+présumer d'avance que le nombre des substances élémentaires doive être
+effectivement ou très petit ou très grand; l'ensemble de nos
+explorations chimiques doit seul prononcer à ce sujet: tout ce qu'on
+peut dire, c'est que notre intelligence est naturellement disposée à
+préférer la première supposition, et et même, encore davantage, celle
+qui n'admettrait, s'il était possible, que deux élémens. Mais ceux qui
+se livrent à la recherche positive des lois réellement propres aux
+phénomènes de composition et de décomposition, n'en sont pas moins
+forcés de concevoir comme simples tous les corps qui n'ont pu jusque
+alors être décomposés par aucune voie, et dont nulle analogie effective
+ne tend à indiquer la composition, sans prononcer d'ailleurs, en aucune
+manière, que, par cela même, ces substances doivent être nécessairement
+réputées à jamais indécomposables. Telle est, à cet égard, la règle
+incontestable admise maintenant par tous les chimistes, comme le premier
+axiome de la saine philosophie chimique.
+
+L'aperçu primitif de cette règle, constatée par une première application
+capitale, doit être attribuée ce me semble, au grand Aristote, quoiqu'il
+n'ait pu, sans doute, en concevoir distinctement les vrais motifs
+rationnels. Sa doctrine des quatre élémens, vulgairement décriée
+aujourd'hui avec si peu d'intelligence, doit être réellement jugée comme
+la première tentative du véritable esprit philosophique pour concevoir,
+d'une manière générale, la composition intime des corps naturels, autant
+que pouvait alors le permettre le défaut presque absolu de tous modes
+convenables d'exploration. On ne peut l'apprécier sainement qu'en la
+comparant aux conceptions antérieures. Or, jusqu'à cette mémorable
+époque, toutes les écoles, malgré leurs innombrables divergences,
+s'accordaient à ne reconnaître qu'une seule substance élémentaire, et ne
+disputaient entre elles, à cet égard, que sur le choix du principe.
+Aristote, le premier, inspiré, non par un vain éclectisme, incompatible
+avec son énergique supériorité, mais par un sentiment profond de l'étude
+rationnelle de la nature, termina, d'une manière irrévocable, toutes ces
+stériles controverses, en établissant la pluralité des élémens. Cet
+immense progrès doit être regardé comme la véritable origine de la
+science chimique, qui en effet serait radicalement impossible s'il
+n'existait qu'un seul élément, toute idée réelle de composition et de
+décomposition étant par là aussitôt annulée. Quelles que soient les
+apparences, il devait être, sans doute, beaucoup plus difficile à
+l'esprit humain de passer de l'idée absolue de l'unité de principe à la
+conception, nécessairement relative, de la pluralité, que de s'élever
+ensuite, par une exploration graduellement perfectionnée, des quatre
+élémens d'Aristote aux cinquante-six corps simples de la chimie
+actuelle.
+
+C'est donc une étrange méprise, chez nos _naturistes_ d'aujourd'hui,
+que de vouloir se fortifier de l'autorité d'Aristote; car ce premier
+père de la saine philosophie a fait, pour son temps, précisément
+l'inverse de ce qu'ils tentent pour le leur. L'esprit qui les anime est
+directement opposé à celui qui dirigeait ses sages spéculations; ils
+veulent simplifier immodérément leur conception de la nature, sans trop
+s'inquiéter de sa réalité; Aristote, au contraire, n'hésita point à
+compliquer l'idée abstraite qu'on se formait auparavant de la matière,
+uniquement pour la rendre plus réelle. Pourquoi M. Oken, dans sa
+tendance absolue à la simplification, a-t-il cru devoir s'arrêter aux
+quatre élémens? N'est-ce point là une sorte de moyen terme, qui
+maintient, tout en l'appliquant mal, notre notion fondamentale de la
+pluralité des principes? An lieu de rétrograder seulement jusqu'au temps
+d'Aristote, que ne remontait-il encore un peu plus loin, jusqu'à
+Empédocle ou à Héraclite, etc., afin d'obtenir tout d'un coup la plus
+haute simplification possible en recommençant à n'admettre qu'un seul
+principe? Car, on ne saurait trop le remarquer, les motifs
+philosophiques qui ont conduit Aristote à la conception de quatre
+élémens sont essentiellement analogues à ceux qui en ont successivement
+fait reconnaître un nombre beaucoup plus étendu, du moins en négligeant
+les considérations purement métaphysiques, propres au génie de l'époque,
+et qui ont pu exercer, sur l'esprit d'Aristote, une influence spéciale,
+mais secondaire, en faveur du nombre qu'il a choisi[12].
+
+ [Note 12: Une telle discussion serait, sans doute, peu
+ nécessaire pour les esprits français, puissamment garantis,
+ par les défauts comme par les qualités caractéristiques de
+ notre génie national, contre toute invasion sérieuse du
+ _naturisme_ germanique. Mais je devais, sans doute, prendre
+ en haute considération le grand nombre d'intelligences
+ fortement organisées qui, en Allemagne, se laissent
+ entraîner aujourd'hui à de semblables aberrations
+ philosophiques. La double faculté de généraliser et de
+ systématiser, élément si précieux du véritable esprit
+ philosophique, appartient, sans doute, d'une manière plus
+ spéciale, au génie allemand, dont nous sommes trop disposés,
+ en France, a méconnaître, à cet égard, l'éminente valeur,
+ sensible néanmoins jusque dans ses écarts. Pour moi,
+ j'attacherai toujours une extrême importance à tout ce qui
+ peut tendre à provoquer l'intime combinaison de cette
+ qualité fondamentale avec cette aptitude, non moins
+ essentielle, à la clarté et à la positivité, qui
+ caractérise, tout aussi hautement, notre génie français;
+ convaincu, comme je le suis profondément, que, de cette
+ harmonie capitale, dont la possibilité m'est démontrée, peut
+ seule résulter le libre et plein développement du génie
+ philosophique moderne, destiné à terminer, par son
+ universelle prépondérance, l'immense crise sociale, commune,
+ depuis trois siècles, à toutes les nations qui, dans leur
+ ensemble, forment la tête de l'espèce humaine.]
+
+D'autres philosophes contemporains dont la direction était beaucoup plus
+positive, et parmi lesquels il faut surtout distinguer l'illustre
+Cuvier, ont puisé, dans l'histoire naturelle, une objection fort
+spécieuse, et néanmoins très insuffisante, contre la simplicité réelle
+de la plupart des élémens admis aujourd'hui par les chimistes. Elle
+consiste à opposer l'extrême abondance de quelques-uns d'entre eux dans
+la nature, à la dissémination, rare et presque parcellaire, du plus
+grand nombre des autres. Dès lors, en partant du principe que les
+différens élémens réels doivent être à peu près également répandus dans
+la constitution intime de notre planète, on arrive à présumer que le
+perfectionnement de l'analyse chimique conduira plus tard à ranger les
+derniers parmi les substances composées, dont la formation aurait exigé
+un concours spécial et rarement réalisé de circonstances favorables.
+
+Quelque opinion qu'on adopte sur l'origine de notre constitution
+terrestre, on peut, ce me semble, admettre, en effet, comme assez
+plausible, quoique nullement susceptible de démonstration véritable,
+sinon la répartition nécessairement presque uniforme des divers élémens,
+du moins que leur abondance doit être beaucoup moins inégale, dans
+l'ensemble du globe, que ne paraît l'indiquer jusque ici l'exploration
+de sa surface. Mais, il ne résulte point inévitablement de cette
+considération la conséquence irréfléchie qu'on a tenté d'en déduire.
+Car, notre examen minéralogique ne porte encore, et ne saurait,
+évidemment, jamais porter, même en le supposant complet, que sur les
+couches superficielles du globe, sans que nous puissions rien préjuger
+sur la vraie composition de la presque totalité de sa masse. Or, si au
+principe de l'uniforme dissémination des élémens, on voulait ajouter que
+cette égalité doit exister, non-seulement dans l'ensemble de la terre,
+mais spécialement aussi à la surface, il deviendrait aussitôt très
+précaire, et même fort invraisemblable; car on peut aisément, ce me
+semble, entrevoir beaucoup de motifs rationnels pour la prépondérance
+nécessaire de certaines substances élémentaires à la surface de notre
+planète, tandis que d'autres, domineraient, au contraire, dans son
+intérieur. Considérons, d'une part, que les élémens les plus rares à la
+surface du globe sont aussi, en général, les plus pesans; et, d'une
+autre part, que les plus communs sont, surtout, ceux qui concourent à la
+composition des corps vivans. Cette double relation incontestable,
+inaperçue jusque ici, tend évidemment, au contraire, à faire concevoir
+comme éminemment naturelle une très inégale distribution des diverses
+substances élémentaires entre l'intérieur de la terre et sa surface; les
+unes ayant dû prédominer intérieurement afin de rendre la moyenne
+densité du globe aussi supérieure qu'elle l'est certainement à celle des
+couches superficielles; et l'indispensable prépondérance des autres
+n'étant pas moins évidente pour l'extrême superficie, solide, liquide et
+gazeuse, où la vie devait exclusivement se développer. Ainsi, cette
+considération d'histoire naturelle, quand elle est suffisamment
+approfondie, au lieu de jeter aucun doute sur les résultats élémentaires
+de l'analyse chimique actuelle, se présente bien plutôt comme propre à
+les confirmer, du moins dans leur ensemble.
+
+Ces résultats doivent donc, quant à présent, passer pour incontestables,
+sauf les perfectionnemens ultérieurs. Depuis l'époque, très récente il
+est vrai, de la décomposition effective des élémens d'Aristote,
+l'histoire de la chimie ne présente pas un seul exemple d'une substance
+qui aurait vraiment passé du rang des corps simples à celui des
+composés, tandis que le cas inverse a été fréquent. Néanmoins, aucun
+chimiste ne conteste la possibilité que, par une analyse plus
+approfondie, le nombre des vrais élémens ne devienne, dans la suite,
+susceptible d'une plus ou moins forte réduction: car la simplicité
+chimique, telle qu'on la conçoit aujourd'hui, n'est, en réalité, qu'une
+qualité purement négative, qui ne saurait comporter ces démonstrations
+irrévocables, propres aux décompositions ou aux recompositions positives
+que les chimistes sont parvenus à opérer.
+
+Le grand exemple général des substances dites organiques, dont la
+théorie chimique est si compliquée malgré le petit nombre de leurs
+élémens, peut, sans doute, conduire à penser qu'une telle réduction
+n'offrirait point, pour le perfectionnement de l'ensemble des
+connaissances chimiques, d'aussi grands avantages qu'on le suppose
+communément. Mais, dans ce cas, la difficulté me paraît tenir
+principalement jusqu'ici au défaut de dualisme. Nonobstant cet exemple,
+il y a lieu de penser, sans doute, que la chimie deviendrait plus
+rationnelle et plus systématique, si les élémens étaient moins nombreux,
+par la liaison plus intime et plus générale qui devrait naturellement en
+résulter entre les diverses classes de phénomènes. Mais un tel
+perfectionnement ne saurait être qu'illusoire et stérile, si, tranchant
+la difficulté au lieu de la résoudre, on tentait d'y atteindre en
+anticipant, par des hypothèses hasardées, sur les vrais progrès
+ultérieurs de l'analyse chimique.
+
+Cette grande multiplicité des élémens actuels a dû naturellement
+conduire à s'occuper davantage de leur classification. Toutefois, ce qui
+surtout a fait comprendre la haute importance d'une telle question,
+c'est le sentiment, devenu plus profond et plus commun par le
+développement spontané de la philosophie chimique, de l'influence
+prépondérante que la classification rationnelle des corps simples doit
+exercer, de toute nécessité, sur celle des corps composés, et, par
+suite, sur l'ensemble du système chimique. On peut, à ce sujet, poser en
+principe que la _hiérarchie_[13] des substances élémentaires ne doit pas
+être uniquement déterminée par la seule considération de leurs propres
+caractères essentiels, mais aussi par celle, non moins indispensable,
+quoique indirecte, des principaux phénomènes relatifs aux composés
+qu'elles forment. Ainsi conçue, cette question est une des plus
+capitales que puisse présenter la philosophie chimique: bornée, au
+contraire, à l'examen direct des corps simples, elle offrirait aussi peu
+d'intérêt que de rationnalité; car, en soi-même, il importe assez peu,
+sans doute, suivant quel ordre conventionnel on procéderait à l'étude
+successive de ces cinquante-six corps, dont les histoires propres sont
+nécessairement indépendantes.
+
+ [Note 13: J'emploie à dessein cette expression pour
+ mieux marquer que je ne saurais concevoir de classification
+ vraiment philosophique là où l'on ne serait point parvenu à
+ saisir préalablement une considération prépondérante,
+ commune à tous les cas, et graduellement décroissante de
+ l'un à l'autre. Telle est, ce me semble, la condition
+ fondamentale imposée par la théorie générale des
+ classifications, et que ne contesteront point ceux qui
+ auront directement puisé cette théorie à sa véritable
+ source, c'est-à-dire dans l'application la plus prononcée et
+ la plus parfaite, relative aux corps vivans. L'origine,
+ évidemment politique, de tous nos termes relatifs aux idées
+ de classement, devrait suffire pour rappeler sans cesse,
+ dans une question quelconque d'ordre réel, la loi
+ indispensable de la subordination, mal appréciée jusqu'ici
+ par la plupart des philosophes inorganiques.]
+
+La division, encore classique, des divers élémens en comburens et
+combustibles, et surtout la subdivision de ceux-ci en métalliques et non
+métalliques, sont, évidemment, trop artificielles pour que les chimistes
+puissent les maintenir, si ce n'est provisoirement, jusqu'à la formation
+d'un véritable système naturel. Cette classification repose sur des
+caractères mal définis, d'une généralité insuffisante, et dont on
+exagère arbitrairement l'importance réelle. Aussi, depuis vingt ans,
+s'est-on beaucoup occupé de la remplacer, sans que, jusqu'ici, on ait
+encore obtenu une classification vraiment rationnelle et irrévocable.
+
+M. Ampère paraît être le premier qui ait dignement signalé l'importance
+d'une semblable recherche: et tel est le principal mérite du travail
+remarquable qu'il publia sur ce sujet en 1816. Cet essai indique,
+d'ailleurs, une connaissance insuffisante et peu approfondie de la
+théorie générale des classifications, qui alors, il est vrai, était bien
+moins nettement caractérisée qu'aujourd'hui. On ne peut pas même
+regarder cette tentative comme ayant suffi pour mettre en pleine
+évidence l'ensemble des vraies conditions principales du problème. Dans
+la conception générale de ce projet de classification, la considération
+exclusive des seuls corps simples exerce une beaucoup trop grande
+prépondérance. Quant à son exécution, elle pèche, de la manière la plus
+sensible, contre les premières injonctions du goût et de la convenance
+dans l'art de classer, qui prescrivent, évidemment, de maintenir une
+certaine harmonie entre le nombre des coupes à établir et celui des
+objets à ranger. Les cinquante corps que M. Ampère voulait classer
+présentent un plus grand nombre de divisions principales que n'en offre
+quelquefois la hiérarchie animale tout entière. Aussi cette ébauche
+n'a-t-elle pas même déterminé les chimistes à renoncer à l'usage de leur
+ancienne classification, dont la structure binaire rend, du moins,
+l'application très facile, à défaut de propriétés plus essentielles.
+
+Très peu d'années après ce travail de M. Ampère, un chimiste du premier
+ordre, M. Berzélius, a proposé, sous les formes les plus simples, et
+d'une manière, pour ainsi dire, incidente, un système de classification
+infiniment supérieur, qui indique le sentiment le plus profond de
+l'ensemble des conditions fondamentales propres à une telle recherche.
+Il a compris, le premier, à ce sujet, la nécessité de parvenir
+finalement à une série unique, constituant, d'après un caractère
+uniforme et prépondérant, une véritable hiérarchie; tandis que M.
+Ampère avait seulement apprécié l'importance des groupes naturels, dont
+la coordination restait essentiellement arbitraire. Quoique les deux
+conditions soient également imposées par la théorie générale des
+classifications, celle que M. Berzélius a eu surtout en vue est
+certainement, en principe, supérieure à l'autre, et spécialement dans le
+cas actuel, où le très petit nombre des objets à classer ne laisse
+qu'une importance très secondaire à la formation des groupes, pourvu que
+la série totale soit pleinement naturelle.
+
+La belle conception de M. Berzélius sur la hiérarchie fondamentale des
+corps simples, résulte de la considération approfondie des phénomènes
+électro-chimiques. Son principe, éminemment simple et lucide, consiste à
+disposer les élémens dans un ordre tel que chacun soit électro-négatif
+relativement à tous ceux qui le précèdent et électro-positif envers tous
+ceux qui le suivent. La série qui en dérive paraît jusqu'ici devoir être
+essentiellement conforme à l'ensemble des propriétés connues, soit des
+élémens eux-mêmes, soit de leurs principaux composés. Toutefois, une
+telle vérification générale est encore trop peu avancée pour que les
+chimistes aient pu réellement porter à ce sujet un jugement complet et
+définitif. D'un autre côté, la prépondérance chimique des caractères
+électriques ne paraît pas être encore, à beaucoup près, assez
+rationnellement établie, pour qu'on doive imposer, en principe, la
+nécessité de chercher, dans un tel ordre de phénomènes, les bases de
+toute classification naturelle. Enfin, il faudrait, ce me semble,
+constater directement, avant tout, la réalité du point de départ,
+c'est-à-dire examiner s'il existe, en effet, entre les divers élémens,
+un ordre constant d'électrisation, qui se maintienne invariablement dans
+toutes les circonstances extérieures, et dans tous les états
+d'agrégation, et surtout dans tous les modes de décomposition: or, cet
+indispensable examen n'a pas encore été convenablement entrepris, et
+peut-être même a-t-on lieu de craindre que son résultat général ne fût
+contraire au principe proposé.
+
+Il reste donc, sous ces divers rapports essentiels, beaucoup à faire
+encore relativement à cette importante question de philosophie chimique.
+Mais, quels que puissent être, à cet égard, les résultats définitifs des
+travaux ultérieurs, M. Berzélius s'est assuré, dès à présent, l'honneur
+éternel d'avoir, le premier, dévoilé la vraie nature du problème, et mis
+en pleine évidence l'ensemble de ses conditions principales, si ce n'est
+même d'avoir indiqué dans quel ordre d'idées il faut chercher sa
+solution. Quand cette solution aura été enfin obtenue d'une manière
+vraiment conforme à une telle position de la question, ou peut assurer
+que la chimie aura fait un pas immense vers l'état pleinement rationnel
+qui convient à sa nature scientifique. Car, d'après une hiérarchie
+fondamentale des élémens, la nomenclature systématique des diverses
+substances composées suffira presque pour donner, en quelque sorte
+spontanément, une première indication réelle de l'issue générale propre
+à chaque événement chimique, ou, du moins, pour restreindre
+l'incertitude à cet égard entre d'étroites limites.
+
+Toutefois, à raison même de cette intime connexité d'une semblable
+recherche avec l'ensemble des études chimiques, je ne pense pas qu'elle
+puisse être très efficacement poursuivie tant qu'on l'isolera, comme on
+l'a fait jusqu'ici, de la question générale relative à l'établissement
+d'un système complet de classification chimique, pour tous les corps,
+simples ou composés. Or, cette grande question me paraît aujourd'hui
+prématurée. Car, d'après les considérations sommairement indiquées dans
+la leçon précédente, les conditions préliminaires, soit de méthode, soit
+de doctrine, indispensables à son élaboration rationnelle, sont encore
+loin, ce me semble, d'être suffisamment remplies. Un tel système général
+de classification naturelle, devant, par lui-même, constituer
+directement, sous un double aspect, le résumé essentiel et l'aperçu
+fondamental de toute la philosophie chimique, je crois convenable de
+développer davantage en ce moment ma pensée principale à ce sujet.
+
+Quant à la méthode, elle a besoin d'un double perfectionnement capital,
+que les chimistes philosophes doivent emprunter à la science des corps
+vivans, seule source où il puisse être judicieusement cherché. Il faut,
+d'abord, en effet, une connaissance approfondie de la théorie
+fondamentale des classifications naturelles, qui ne peut être réellement
+obtenue d'aucune autre manière: car, ainsi que je l'ai établi dès le
+début de cet ouvrage, la méthode ne saurait être, sous aucun rapport
+essentiel, étudiée avec une véritable et féconde efficacité, ailleurs
+que dans ses applications les plus étendues et les plus parfaites. Il
+faut, ensuite, par le même motif, étudier aussi, à la même école,
+l'esprit général de la méthode comparative proprement dite, dont les
+chimistes ne se forment ordinairement, jusqu'ici, aucune idée juste, et
+sans laquelle, néanmoins, on ne peut procéder convenablement à la
+recherche d'une classification chimique vraiment rationnelle, comme je
+l'ai expliqué dans la leçon précédente. Telles sont les deux
+améliorations fondamentales que la philosophie chimique doit aller
+puiser aujourd'hui dans la philosophie biologique. L'une est
+indispensable pour bien poser, dans son ensemble, le grand problème de
+la classification chimique, l'autre pour en entreprendre avec succès la
+solution générale.
+
+À l'aspect de ces importantes harmonies spontanées, et par le sentiment
+de ces larges applications mutuelles, entre des sciences vulgairement
+traitées comme isolées et indépendantes, les diverses classes de savans
+finiront, sans doute, par comprendre la réalité et l'utilité de la
+conception fondamentale de cet ouvrage: la culture rationnelle, et
+néanmoins spéciale, des différentes branches de la philosophie
+naturelle, sous l'impulsion préalable et la direction prépondérante d'un
+système général de philosophie positive, base commune et lien uniforme
+de tous les travaux vraiment scientifiques. On ne peut guère se former
+aujourd'hui une juste idée des perfectionnemens, aussi directs
+qu'essentiels, dont nos diverses sciences se trouvent être jusqu'ici
+radicalement privées par l'esprit étroit et irrationnel suivant lequel
+elles sont encore habituellement cultivées, surtout relativement à la
+méthode. Quand la constitution intégrale et définitive du système
+philosophique des modernes aura, plus tard, régulièrement organisé les
+grandes relations scientifiques, on pourra s'expliquer à peine, si ce
+n'est sous le point de vue historique, que l'étude de la nature ait
+jamais été autrement conçue et dirigée.
+
+En second lieu, relativement à la doctrine, il est d'abord évident,
+comme je l'ai indiqué à la fin de la leçon précédente, que la formation
+de la vraie classification chimique ne saurait être directement
+entreprise dans son ensemble, tant que l'on n'aura point, avant tout,
+irrévocablement décidé la question préliminaire de la prépondérance
+entre les deux considérations générales, de l'ordre de composition des
+principes immédiats, et de leur degré de pluralité: or, un tel problème
+n'a pas même été encore rationnellement posé. Nous pouvons, néanmoins,
+le supposer ici résolu, en concevant établie la règle que j'ai proposée,
+de traiter le premier point de vue comme nécessairement supérieur au
+second, ce qui me semble en effet, presque impossible à contester dans
+une discussion formelle. Mais, après cet indispensable préliminaire
+général, deux conditions plus spéciales me paraissent encore nécessaires
+pour permettre de procéder immédiatement à la construction rationnelle
+du système définitif des substances chimiques, par la méthode ci-dessus
+caractérisée.
+
+La première, dont l'accomplissement peut, aujourd'hui, être jugé
+prochain, consiste à concevoir l'ensemble de la chimie comme un tout
+unique et homogène, en faisant radicalement disparaître la distinction
+irrationnelle des diverses substances en organiques et inorganiques. Par
+l'examen direct des caractères généraux de la chimie organique, j'espère
+prouver, dans la trente-neuvième leçon, que cette spécialité mal
+constituée doit peu à peu se décomposer entièrement, une partie des
+études qu'elle embrasse appartenant à la chimie proprement dite, et
+l'autre à la physiologie. Quand une combinaison quelconque est assez
+stable pour comporter une véritable étude chimique, il faut, sans doute,
+l'assujettir à un ordre fixe de considérations homogènes, quels que
+puissent être son origine et son mode effectif d'existence concrète,
+dont la vraie chimie abstraite et générale ne doit nullement s'enquérir,
+si ce n'est, du moins, comme d'un simple renseignement accessoire. Tant
+que la classification systématique devra d'abord se conformer à cette
+étrange conception d'une sorte de double chimie, établie sur cette
+fausse division des substances, elle ne saurait être qu'essentiellement
+précaire et artificielle dans ses détails, étant, dès lors, profondément
+viciée dans son principe. Une telle séparation empêche, de toute
+nécessité, de fonder définitivement, en chimie, aucune doctrine
+rationnelle et complète, toutes les analogies essentielles se trouvant,
+par là, ou rompues ou déguisées. Cette première condition est donc
+évidemment indispensable. On commence déjà certainement à la bien
+sentir, car tous les travaux actuels de quelque importance sur la chimie
+organique manifestent une tendance très prononcée à ramener les
+combinaisons organiques aux lois générales des combinaisons
+inorganiques. Il ne suffirait pas, néanmoins, comme on pourrait d'abord
+le penser, qu'un chimiste distingué prît enfin, à cet égard, une
+initiative large et directe, pour déterminer aussitôt l'entier et
+unanime accomplissement de cette importante réforme. Car, une telle
+opération philosophique, quelque préparée qu'elle soit en effet, surtout
+depuis les belles recherches de M. Chevreul, ne peut être exécutée,
+d'une manière vraiment irrévocable, sans un travail spécial et
+difficile, qui exige une combinaison très délicate du point de vue
+chimique et du point de vue physiologique, afin d'établir, dans la
+décomposition générale de la chimie organique, une judicieuse
+répartition entre ce qui doit rester à la chimie et ce qui revient à la
+physiologie.
+
+La seconde condition, intimement liée à la précédente, se rapporte à un
+autre perfectionnement général fort important que doit subir la doctrine
+chimique, afin de pouvoir conduire à l'établissement d'un système
+complet de classification rationnelle, susceptible d'offrir, par sa
+seule composition, une expression abrégée de la vraie philosophie de la
+science, comme le prescrit la théorie fondamentale des classifications
+naturelles. Ce nouveau perfectionnement consisterait à soumettre, s'il
+est possible, toutes les combinaisons quelconques à la loi du dualisme,
+érigée en un principe constant et nécessaire de philosophie chimique.
+Toutefois, quelque éminente que dût être, en elle-même, une semblable
+amélioration, qui tendrait directement à simplifier, à un haut degré,
+l'ensemble des conceptions chimiques, il faut reconnaître, pour ne rien
+exagérer, qu'elle n'est point aussi strictement indispensable que la
+précédente au grand travail de la classification, quoique, par sa
+nature, elle soit propre à le faciliter beaucoup. Sans la première
+condition, en effet, la classification rationnelle serait rigoureusement
+impossible: sans la seconde, au contraire, on pourrait encore la
+concevoir, mais seulement moins parfaite et plus pénible. Au reste, la
+tendance générale des études chimiques, même dans leur état actuel,
+est, sans doute, tout aussi réelle et non moins prononcée sous le
+dernier point de vue que sous le précédent, comme chacun peut l'observer
+aisément.
+
+Il importe d'autant plus de faire prédominer dans le système chimique,
+ainsi que je le propose, la considération de l'ordre de composition des
+principes immédiats sur celle de leur degré de pluralité, que la
+première est, par sa nature, claire et incontestable, tandis que l'autre
+est toujours, de toute nécessité, plus ou moins obscure et douteuse.
+L'une se réduit constamment à la simple appréciation d'un fait
+analytique ou synthétique; la seconde présente sans cesse un certain
+caractère hypothétique, puisqu'on prononce alors sur le mode
+d'agglomération des particules élémentaires, qui nous est radicalement
+inaccessible. Ainsi, par exemple, un chimiste peut établir, avec une
+pleine certitude, que tel sel est un composé du second ordre, et que
+tels acides, ou tels alcalis, sont, au contraire, du premier ordre[14];
+car, l'analyse et la synthèse peuvent démontrer, sans équivoque, que
+chacun de ces derniers corps est composé de deux substances
+élémentaires, et que, au contraire, les principes immédiats du premier
+sont, à leur tour, décomposables en deux élémens. Mais, sous l'autre
+point de vue, quand l'analyse définitive d'une substance quelconque y a
+constaté l'existence de trois ou de quatre élémens, comme, par exemple,
+à l'égard des matières végétales ou animales, on ne peut, évidemment,
+sans se permettre une hypothèse plus ou moins hasardée, prononcer que
+cette combinaison est réellement ternaire ou quaternaire, au lieu d'être
+simplement binaire. Car il doit sembler toujours impossible de garantir
+que, par une analyse préliminaire, moins violente que cette analyse
+finale, on ne pourrait point, en effet, résoudre la substance proposée
+en deux principes immédiats du premier ordre, dont chacun serait
+ultérieurement susceptible d'une nouvelle décomposition binaire.
+
+ [Note 14: Un seul cas paraît présenter quelque
+ difficulté pour cette appréciation exacte du l'_ordre_ de
+ composition propre à chaque substance: c'est celui, devenu
+ maintenant assez fréquent, où les principes immédiats ne
+ sont pas tous deux du même ordre, comme, par exemple, à
+ l'égard des chlorures ou des sulfures alcalins, qui nous
+ offrent la combinaison d'un corps simple avec un composé de
+ deux élémens. Mais, alors, toute la difficulté réside
+ évidemment dans l'imperfection des dénominations usitées;
+ car, une telle combinaison est, par sa nature, clairement
+ intermédiaire entre celle de deux corps simples et celle de
+ deux principes immédiats composés chacun de deux élémens.
+ Quand la notion de l'ordre de composition sera généralement
+ reconnue comme prépondérante dans la philosophie chimique,
+ le langage qui s'y rapporte deviendra spontanément plus
+ complet et plus précis.]
+
+Si, pour fixer les idées, un chimiste grossier s'avisait aujourd'hui
+d'appliquer, à l'analyse du salpêtre, des moyens trop énergiques, les
+résultats de cette opération destructive pourraient, sans doute,
+l'autoriser, d'après nos erremens actuels, à concevoir légitimement
+cette substance comme une combinaison ternaire d'oxigène, d'azote, et de
+potassium: et, cependant, on sait qu'une telle conclusion serait ici
+certainement fausse, puisque la substance peut être aisément
+reconstruite par une combinaison directe entre l'acide nitrique et la
+potasse, dont une analyse moins perturbatrice eût, d'ailleurs, opéré la
+séparation, sans entraîner leur décomposition. Abstraction faite de tout
+préjugé, pourquoi ne penserions-nous pas qu'il peut en être ainsi à
+l'égard de chaque combinaison habituellement classée comme ternaire ou
+quaternaire? L'analyse immédiate étant jusqu'à présent si imparfaite,
+comparativement à l'analyse élémentaire, surtout quant à ces substances,
+serait-il rationnel de proclamer, dès aujourd'hui, son impuissance
+éternelle et nécessaire envers elles? De tels jugemens ne sont-ils pas
+même fréquemment fondés sur une confusion vicieuse entre ces deux sortes
+d'analyse, si réellement différentes, néanmoins, en elles-mêmes, et si
+bien caractérisées, d'ailleurs, dans leurs opérations, l'une par la
+délicatesse des procédés, l'autre par leur énergie?
+
+Une considération très importante, relative au point de vue synthétique,
+peut conduire, en effet, à montrer que, dans l'étude des combinaisons
+envisagées aujourd'hui comme plus que binaires, on ne distingue point
+assez l'analyse immédiate de l'analyse élémentaire: c'est l'extrême
+difficulté, et même, jusqu'ici, l'entière impossibilité pour la plupart
+des cas, de vérifier, par la synthèse, les résultats analytiques propres
+à ces substances. J'ai établi en principe, dans la leçon précédente, que
+la synthèse immédiate est, en général, caractérisée par sa facilité,
+tandis que la synthèse élémentaire l'est, au contraire, par les grands
+obstacles qu'elle doit présenter presque toujours. Ainsi,
+réciproquement, l'impossibilité d'opérer la recomposition constitue, ce
+me semble, un motif très rationnel de présumer que l'analyse n'a pas été
+immédiate, lorsque cette conclusion ne saurait d'ailleurs être attaquée
+par aucune autre considération, ce qui a certainement lieu ici. Ainsi,
+par exemple, on fait, d'ordinaire, hautement ressortir l'impossibilité
+de reproduire, par la synthèse, les substances végétales ou animales: on
+l'a même érigée en une sorte de principe empirique. Mais, cette
+prétendue impossibilité ne tiendrait-elle point uniquement à ce qu'on
+s'obstine à opérer une synthèse élémentaire, là où il faudrait procéder
+par une synthèse immédiate, dont les matériaux devraient être, en
+beaucoup de cas, préalablement découverts? Cette remarque se vérifie
+pour une foule de combinaisons, dont le dualisme n'est, toutefois,
+nullement douteux, et avec la seule différence que les principes
+immédiats sont mieux connus. Si, pour suivre l'exemple du nitre
+précédemment choisi, on entreprenait de le recomposer par la combinaison
+directe de l'oxigène, de l'azote, et du potassium, il est incontestable
+qu'on n'y parviendrait pas davantage que lorsqu'il s'agit de reproduire
+les substances organiques en unissant tout d'un coup leurs trois ou
+quatre élémens: les obstacles qu'on fait justement valoir dans ce
+dernier cas, seraient, en effet, essentiellement analogues et tout aussi
+puissans à l'égard du premier. Afin de prendre un exemple encore plus
+frappant, j'indiquerai, à ce sujet, l'expérience vraiment capitale où M.
+Woehler est parvenu à reproduire l'urée. Eût-il pu, en effet, obtenir un
+tel succès, si, d'après le préjugé ordinaire, il avait tenté de combiner
+directement l'oxigène, l'hydrogène, le carbone, et l'azote, qui
+concourent à former la constitution élémentaire de cette substance, au
+lieu d'unir seulement ses deux principes immédiats, jusque alors
+inconnus en cette qualité? Avons-nous réellement aucun motif rationnel
+de penser qu'il n'en est point ainsi dans tous les autres cas?
+
+Les chimistes peuvent donc, désormais, ce me semble, sans contredire
+réellement aucune observation positive, et en se conformant, au
+contraire, aux plus puissantes analogies, attribuer une entière
+généralité au principe fondamental du dualisme de toute combinaison,
+sous cette seule condition, facile à remplir sans doute, de regarder
+comme étant encore très imparfaite l'analyse actuelle des substances
+plus que binaires, et surtout les substances dites organiques, dont les
+vrais principes immédiats resteraient ainsi à découvrir. À la vérité,
+ces principes inconnus ne sauraient être conçus qu'en imaginant entre
+l'oxigène, l'hydrogène, le carbone, et l'azote, un nombre assez
+considérable de nouvelles combinaisons binaires, du premier et du second
+ordre, dont la réalisation doit sembler aujourd'hui presque impossible.
+Mais, cette indispensable supposition, quoique peu compatible avec les
+habitudes actuelles, n'entraîne réellement aucune grande difficulté
+scientifique; car, il suffit d'admettre cette réflexion très naturelle,
+que nos procédés analytiques sont, à cet égard, jusqu'ici trop violens
+et trop grossiers pour séparer les principes immédiats sans les
+décomposer. Quant à l'objection du nombre, elle ne saurait être
+prépondérante. Nous connaissons maintenant, en effet, au moins cinq
+combinaisons bien distinctes entre l'azote et l'oxigène; la notion d'un
+seul oxide d'hydrogène, qui, pendant quarante ans, avait semblé si
+inébranlable, a fait place à celle de deux composés très caractérisés;
+le carbone et l'azote, qui ne paraissaient point susceptibles d'être
+combinés, forment aujourd'hui le cyanogène; et, de même, dans presque
+tous les autres cas analogues. Rien n'empêche donc de concevoir, par
+extension, qu'il puisse exister, entre les élémens des substances
+ternaires ou quaternaires, plus de combinaisons directes et toujours
+binaires que la chimie n'en a encore constatées, indépendamment des
+composés des ordres suivans, dont la variété doit naturellement être
+bien supérieure. Il est extrêmement vraisemblable que, sans aller même
+au-delà du second ordre, on pourrait former, avec ces élémens, assez de
+principes immédiats parfaitement distincts pour correspondre exactement,
+par un dualisme perpétuel, à la composition réelle de toutes les
+substances organiques vraiment différentes, qui, d'un autre côté,
+suivant la critique, très rationnelle, au fond, quoique fort exagérée de
+M. Raspail, doivent être réputées beaucoup moins nombreuses que ne le
+fait supposer ordinairement un examen superficiel et peu judicieux,
+comme je l'indiquerai spécialement dans la trente-neuvième leçon.
+
+On doit, toutefois, remarquer, à ce sujet, que si les chimistes ne
+devaient point se décider enfin à circonscrire, d'une manière
+véritablement scientifique, le sens propre et général du mot
+_substance_, ce qui se réduirait à subordonner toujours son acception à
+l'idée d'une _combinaison_ réelle, le dualisme universel et indéfini ne
+pourrait être soutenu: car on citerait aisément, surtout dans la chimie
+physiologique, plusieurs cas très prononcés, où le défaut de dualisme
+est irrécusable. Mais, à moins de confondre entièrement la notion de
+_dissolution_, et même celle de _mélange_, avec celle de _combinaison_,
+on ne saurait envisager comme une véritable substance chimique _sui
+generis_, un assemblage fortuit de substances hétérogènes, dont
+l'agglomération est, presque toujours, évidemment mécanique, tels que la
+sève, le sang, l'urine, un calcul biliaire ou urinaire, etc., où le
+nombre des prétendus principes immédiats peut, en quelque sorte, être
+tout-à-fait illimité. En étendant, d'une manière aussi vague et
+indéfinie, la signification, dès lors presque arbitraire, du mot
+_substance_, si précieux, néanmoins, pour la science chimique, il ne
+serait pas, sans doute, plus irrationnel de traiter comme autant de
+nouvelles substances chimiques, les eaux des différentes mers, les
+diverses eaux minérales, les terrains naturels les plus hétérogènes,
+etc., et même, mieux encore, les mélanges purement artificiels d'un
+nombre quelconque de sels jetés au hasard dans une même dissolution
+aqueuse ou alcoolique. Du reste, les considérations réservées pour la
+trente-neuvième leçon indiqueront, j'espère, les moyens de faire
+disparaître, à l'égard des matières animales et végétales, les seules
+difficultés sérieuses qu'un tel sujet puisse présenter, en montrant que
+l'incertitude et la confusion à cet égard proviennent essentiellement de
+ce que, jusqu'ici, on n'a point assez séparé, par une opposition nette,
+rigoureuse, et convenablement approfondie, le point de vue chimique du
+point de vue physiologique. Sous ce rapport, comme sous tant d'autres
+précédemment signalés, on doit assurer que les notions les plus
+élémentaires de la philosophie chimique ne sauraient être établies d'une
+manière pleinement rationnelle, et de façon à réunir les trois
+propriétés essentielles de la clarté, de la généralité, et de la
+stabilité, sans être préalablement fondées sur une comparaison
+d'ensemble suffisamment élaborée, entre la chimie et la biologie,
+comparaison qu'un système complet de philosophie positive peut seul
+régulièrement organiser.
+
+En considérant, sous le point de vue fondamental qui nous occupe ici, le
+mouvement actuel des idées chimiques, la tendance universelle à un
+dualisme complet commence à s'y manifester aujourd'hui d'une manière non
+équivoque. Je ne fais pas seulement allusion à l'assimilation de plus en
+plus prononcée qu'on tente d'établir entre les combinaisons organiques
+et les combinaisons inorganiques, quoiqu'il en résulte nécessairement un
+progrès indirect, mais évident, vers le dualisme systématique. J'ai
+surtout en vue les expériences analogues à celle de M. Whoeler,
+malheureusement encore trop rares, où l'on ramène directement au
+dualisme, soit par l'analyse, ou par la synthèse, les composés qui
+semblaient le plus s'y refuser. On doit même remarquer, enfin, sous ce
+rapport, la disposition, devenue très commune, à représenter, en quelque
+sorte spontanément, par une formule binaire, la proportion des élémens
+propres aux substances les plus compliquées. Sans doute, il n'y a point
+un véritable dualisme, lorsque, par exemple, on exprime le résultat
+numérique de l'analyse élémentaire de l'alcool, en énonçant, pour plus
+de facilité, la composition de ce corps comme identique à celle d'un
+volume de gaz hydrogène percarboné et d'un volume de vapeur d'eau,
+condensés en un seul: car, on ne voit là qu'un simple artifice
+didactique destine à caractériser le résultat analytique par une formule
+abrégée, à laquelle on pourrait substituer, plus ou moins commodément,
+beaucoup d'autres fictions synthétiques assujetties au dualisme, et qui
+seraient toutes finalement équivalentes entre elles, quoique pas une
+seule peut-être ne fît réellement connaître les vrais principes
+immédiats de cette substance, envisagée comme binaire. Ce n'est,
+évidemment, que par un véritable travail chimique, et non par un tel jeu
+numérique, que l'alcool et tous les corps analogues pourront être
+effectivement dualisés: car, cette grande transformation exigera
+nécessairement, sinon une analyse ou une synthèse formelles, qu'on devra
+souvent ajourner, du moins la construction d'une hypothèse propre à
+représenter, autrement que sous le seul rapport des proportions,
+l'ensemble des caractères chimiques de la substance proposée. Quoique
+les habitudes auxquelles je fais allusion offrent peut-être quelque
+danger, en paraissant indiquer comme accompli ce qui n'est pas même
+commencé, il serait, néanmoins, impossible de méconnaître combien elles
+tendent à préparer les esprits à l'établissement réel d'un dualisme
+général.
+
+Afin de résumer, du point de vue le plus philosophique, l'ensemble de
+cette importante discussion sur le dualisme chimique, je remarquerai
+qu'on peut la réduire à établir que la chimie actuelle devrait profiter,
+avec plus d'habileté, pour la simplification de ses notions
+fondamentales, du degré d'indétermination que la nature de ses
+recherches laisse nécessairement quant à la constitution intime des
+corps. Le mode réel d'agglomération de leurs particules élémentaires
+nous étant radicalement inaccessible, et ne pouvant constituer nullement
+le vrai sujet de nos études chimiques, nous avons toujours, par suite,
+la faculté rationnelle, dans la sphère bien circonscrite de nos
+recherches positives, de concevoir la composition _immédiate_ d'une
+substance quelconque comme seulement binaire, de manière à représenter,
+néanmoins, avec une pleine exactitude, tous les phénomènes appréciables
+que la chimie peut nous offrir, à quelque état de perfectionnement qu'on
+la suppose jamais parvenue. Le maintien indéfini des hypothèses mal
+construites qui se rapportent à une composition plus que binaire,
+compliquerait inutilement, à un haut degré, le système général de nos
+travaux chimiques, sans nous rapprocher davantage de la véritable
+disposition moléculaire propre à chaque combinaison. Ainsi, je ne
+propose point le dualisme universel et invariable comme une loi réelle
+de la nature, que nous ne pourrions jamais avoir aucun moyen de
+constater; mais je le proclame un artifice fondamental de la vraie
+philosophie chimique, destiné à simplifier toutes nos conceptions
+élémentaires, en usant judicieusement du genre spécial de liberté resté
+facultatif pour notre intelligence, d'après le véritable but et l'objet
+général de la chimie positive. Ma pensée à ce sujet me paraît maintenant
+assez clairement formulée, pour devenir exactement jugeable pour tous
+les chimistes philosophes, à la haute méditation desquels je dois
+désormais l'abandonner.
+
+Telles sont les diverses conditions capitales, tant de méthode que de
+doctrine, dont la science chimique me semble avoir rigoureusement besoin
+d'obtenir, sinon l'entier accomplissement général, du moins une
+approximation pleinement caractérisée, avant qu'on puisse y procéder
+rationnellement à la construction directe et définitive d'un système
+complet de classification naturelle, susceptible de remplir, envers la
+chimie, mais à un degré beaucoup plus parfait, l'office fondamental
+auquel serait destinée, en biologie[15], la vraie hiérarchie universelle
+des corps vivans, si l'extrême complication des phénomènes pouvait y
+permettre le libre développement de ses propriétés essentielles.
+Peut-être trouvera-t-on que, jusqu'à présent, personne ne s'était formé
+une assez grande idée de la nature et de l'esprit d'une telle opération
+philosophique. À mes yeux, la classification chimique, ainsi conçue,
+c'est la science elle-même, condensée dans son résumé le plus
+substantiel. Je ne puis, à cet égard, m'attribuer d'autre mérite
+essentiel que d'avoir, le premier, convenablement transporté, dans la
+science chimique, le genre spécial d'esprit philosophique que développe
+spontanément, par sa nature, la science biologique, telle que l'ont
+conçue, depuis Aristote, tous ses grands maîtres, et en dernier lieu, le
+philosophe qui me paraît, dans le siècle actuel, en avoir le mieux saisi
+le vaste ensemble, mon illustre ami M. de Blainville. Si cette
+combinaison est jugée efficace, elle contribuera, j'espère, à mettre en
+pleine évidence la haute nécessité générale de régulariser ces grands
+rapports scientifiques, par l'usage habituel du système complet de
+philosophie positive, dont je m'efforce, dans cet ouvrage, d'organiser
+la construction.
+
+ [Note 15: Je ne pense pas qu'aucun philosophe puisse
+ aujourd'hui suivre un peu loin une série quelconque d'idées
+ générales sur l'ensemble rationnel des considérations
+ positives propres aux corps vivans, sans être, en quelque
+ sorte, naturellement obligé d'employer cette heureuse
+ expression de _biologie_, si judicieusement construite par
+ M. de Blainville, et dont le nom de _physiologie_, même
+ purifié, n'offrirait qu'un faible et équivoque équivalent.]
+
+L'extrême importance que j'ai attachée à la discussion précédente,
+tient surtout à la haute idée que je me forme du beau caractère que doit
+prendre, un jour, la science chimique, maintenant si faible et si
+incohérente, malgré sa riche collection de faits. Quoique le sujet de la
+chimie soit nécessairement fort étendu et très compliqué, il n'y a pas
+de science fondamentale, sauf l'astronomie, dont les phénomènes
+présentent, par leur nature, une aussi parfaite homogénéité réelle, et
+qui, par conséquent, eu égard aux difficultés qui lui sont propres,
+comporte, à un aussi haut degré, une véritable systématisation, en
+harmonie avec l'esprit général de ses recherches positives. Or, cette
+constitution unitaire de la science chimique me semble devoir
+essentiellement consister dans la formation rationnelle d'un système
+complet de classification naturelle, qui ne saurait être obtenue, au
+degré suffisant, tant que toutes les combinaisons ne seront point, d'une
+part, assujetties, sans distinction d'origine, à un ordre fixe de
+considérations homogènes, et, d'une autre part, constamment ramenées à
+un dualisme fondamental.
+
+L'état présent de la chimie ne permet guère de se former directement une
+idée nette et juste, ni du genre, ni du degré de consistance
+scientifique que cette partie capitale de la philosophie naturelle est
+ainsi destinée à acquérir plus tard. Toutefois, j'examinerai
+soigneusement, sous ce rapport, dans les deux leçons suivantes, les deux
+doctrines chimiques qui se rapprochent le plus aujourd'hui de cette
+rationnalité positive, la doctrine des proportions définies, et la
+théorie électro-chimique, quoique l'une et l'autre ne soient
+véritablement relatives qu'à un ordre partiel, et même secondaire, de
+considérations chimiques. Mais je dois, en outre, terminer cette leçon
+en signalant très sommairement, dans la chimie actuelle, les deux points
+généraux de doctrine qui me paraissent les plus propres, par leur
+nature, à indiquer avec précision le vrai dogmatisme vers lequel doit
+tendre l'ensemble de la science, d'après la marche précédemment
+caractérisée.
+
+Je citerai d'abord, et au premier rang, la loi capitale des doubles
+décompositions salines, découverte par Berthollet, et complétée ensuite
+par le grand et beau travail de M. Dulong sur l'action réciproque des
+sels solubles et des sels insolubles. En la bornant ici, pour plus de
+simplicité, au cas de la double solubilité, seul considéré par
+Berthollet, elle consiste dans ce fait général: deux sels solubles,
+d'ailleurs quelconques, se décomposent mutuellement toutes les fois que
+leur réaction peut produire un sel insoluble, ou, seulement même, moins
+soluble que chacun des premiers. Parmi les propositions chimiques d'une
+importance réelle et d'une certaine généralité, tout esprit
+philosophique doit éminemment distinguer aujourd'hui ce grand théorème,
+qui peut seul donner jusqu'ici une idée exacte de ce qui constitue, en
+chimie, une véritable _loi_; car, il en a seul tous les caractères
+essentiels. Il est directement relatif au sujet propre de la science
+chimique, c'est-à-dire à l'étude des phénomènes de composition et de
+décomposition: il établit une relation positive et fondamentale entre
+deux classes de phénomènes, jusque alors entièrement indépendantes:
+enfin, comme critérium décisif, il permet, envers une certaine catégorie
+d'effets chimiques, malheureusement trop restreinte, d'atteindre à la
+destination finale de toute science réelle, la prévision des phénomènes
+d'après leurs liaisons positives. Car, les divers degrés de solubilité
+des différens sels, dont la connaissance est déjà, en elle-même,
+indispensable aux chimistes, conduisent ainsi à prévoir avec certitude
+les résultats de plusieurs conflits. On peut faire à peu près les mêmes
+remarques sur une proposition analogue, relative aux réactions des sels
+par la voie sèche, où la considération de volatilité remplace celle de
+solubilité.
+
+En établissant cette loi importante, Berthollet a fait judicieusement
+ressortir la nullité de l'explication, essentiellement métaphysique,
+admise jusque alors, d'après l'illustre Bergmann, pour les phénomènes de
+décomposition réciproque, par l'antagonisme imaginaire des doubles
+affinités. Mais il a évidemment méconnu, lui-même, l'esprit fondamental
+de toute philosophie positive, quand, à son tour, il a tenté d'expliquer
+la loi qu'il venait de découvrir, abstraction faite même du rôle
+prépondérant qu'il attribue, dans cette explication, à une certaine
+prédisposition à la cohésion, qui est radicalement inintelligible.
+Aucune loi ne saurait être vraiment expliquée qu'en parvenant à la faire
+rentrer dans une autre plus générale: or, celle que nous considérons ici
+est, jusqu'à présent, seule en son genre: elle ne comporte donc aucune
+explication réelle. Si, plus tard, on pouvait la rattacher à une théorie
+fondamentale sur l'action réciproque de tous les composés du second
+ordre, une telle relation lui constituerait, sans doute, une véritable
+explication positive: mais, jusque là, on n'y peut voir qu'un simple
+fait général, nullement explicable, et qui, au contraire, sert à
+expliquer chacun des faits particuliers qu'il embrasse. L'importance de
+cette loi, et l'occasion qu'elle m'offrait de rendre plus sensible le
+véritable esprit, aujourd'hui si imparfaitement caractérisé, de la
+chimie positive, ont pu seules me déterminer à indiquer expressément une
+semblable remarque, dont la reproduction eût été presque puérile à
+l'égard d'une science plus avancée.
+
+Je crois devoir, enfin, mentionner ici, comme une des doctrines
+générales les plus parfaites de la chimie actuelle, l'ensemble très
+satisfaisant des notions maintenant acquises sur l'influence
+fondamentale de l'air et de l'eau dans la production des principaux
+phénomènes chimiques, naturels ou artificiels.
+
+Quand on envisage, d'un point de vue suffisamment élevé, l'action
+immense et capitale exercée par l'air et par l'eau dans l'économie
+générale de la nature terrestre, soit morte, soit vivante, on comprend
+l'enthousiasme scientifique qui a inspiré à plusieurs philosophes
+allemands, la conception, d'ailleurs évidemment irrationnelle, d'ériger
+le système de ces deux fluides en une sorte de troisième règne,
+intermédiaire entre le règne inorganique et le règne organique. Mais, ce
+n'est pas sous cet aspect que la chimie abstraite, qui doit rester
+essentiellement étrangère au point de vue concret de l'histoire
+naturelle proprement dite, considère principalement l'étude de l'air et
+de l'eau, qu'elle conçoit justement, néanmoins, comme l'un de ses
+fondemens les plus indispensables.
+
+Tous nos phénomènes chimiques, même artificiels, s'accomplissent
+habituellement dans l'air: tous exigent, presque toujours,
+l'intervention plus ou moins directe de l'eau, dont la plupart des
+liquides ne sauraient jamais être entièrement privés. Il est, dès lors,
+évident qu'aucune réaction chimique ne peut être rationnellement
+étudiée, si l'on n'est préalablement en état d'analyser avec exactitude
+la participation générale de ces deux fluides. Ainsi, la théorie
+chimique fondamentale de l'air et de l'eau, doit être conçue comme une
+sorte d'introduction nécessaire au système de la chimie proprement dite,
+comme appartenant bien davantage, par sa nature, à la méthode qu'à la
+doctrine, et enfin, comme devant être placée immédiatement à la suite de
+l'étude des corps simples. Quoique le mode habituel d'exposition des
+connaissances chimiques soit rarement conforme à cette conception, de
+tels caractères n'en sont pas moins irrécusables, même quand une
+distribution peu judicieuse tend à les faire méconnaître. Cela est
+surtout sensible à l'égard de l'air: car, autrement, à quels titres la
+chimie abstraite, qui ne considère point les mélanges,
+s'occuperait-elle, avec tant de soin, de l'air, qui n'est qu'un mélange,
+si ce n'était pour le motif général que je viens d'indiquer? Aussi, sous
+le point de vue historique, la double analyse de l'air et de l'eau
+a-t-elle caractérisé, de la manière la plus prononcée, le premier pas
+capital de la chimie moderne.
+
+L'influence de l'air dans l'ensemble des phénomènes chimiques, était,
+par sa nature, non pas moins importante, mais moins difficile à
+caractériser que celle de l'eau. Car, l'air, comme simple mélange,
+n'exerce point une action chimique qui lui soit propre, mais seulement
+celle qui résulte de ses deux gaz élémentaires, dont chacun agit
+essentiellement comme s'il était isolé, sauf la diminution d'intensité
+due à la diffusion, et en exceptant, toutefois, les cas peu fréquens où
+l'accomplissement du phénomène proposé détermine accessoirement leur
+combinaison. Il s'ensuit que l'étude vraiment chimique de l'air doit se
+réduire à reconnaître la nature et la proportion de ses principes
+constituans, en un mot, à son analyse: toute autre considération
+sortirait du domaine rationnel de la chimie abstraite, et appartiendrait
+à l'histoire naturelle. Or, cette analyse fondamentale a été
+convenablement exécutée, dès l'origine de la chimie moderne, sauf
+l'incertitude qui reste encore sur la proportion presque insensible de
+gaz acide carbonique, et peut-être de quelques autres principes encore
+plus disséminés, tels que l'hydrogène entre autres, dont on commence
+aujourd'hui à y soupçonner généralement l'existence.
+
+Quoique, pendant le cours d'un demi-siècle, l'analyse chimique n'ait
+constaté aucun changement appréciable dans la composition essentielle de
+l'air atmosphérique, il est, néanmoins, évidemment impossible de
+concevoir que cette composition ne doive pas s'altérer, à la longue, en
+un sens quelconque, par l'influence si prononcée des nombreuses forces
+perturbatrices qui agissent incessamment sur ce mélange. Leur
+antagonisme, il est vrai, et surtout celui des actions végétales et
+animales, les neutralise nécessairement en partie; mais un tel équilibre
+ne saurait être ni rigoureux ni constant. Déjà les considérations
+géologiques, et surtout celles de botanique fossile, ont conduit à
+présumer, avec beaucoup de vraisemblance, que, à des époques très
+reculées, la composition de l'air devait être sensiblement différente:
+les chimistes eux-mêmes, et principalement M. Th. de Saussure, ont
+positivement constaté quelques légères variations périodiques, quant à
+la proportion d'acide carbonique aux diverses saisons. Nous avons,
+d'ailleurs, de justes motifs de penser que nos moyens analytiques sont
+encore fort imparfaits, relativement aux divers principes accessoires de
+l'air: car, les chimistes ne savent encore saisir aucune distinction
+positive entre les airs propres aux localités les mieux caractérisées,
+dont l'influence si différente et si prononcée sur les êtres vivans
+prouve, néanmoins, d'une manière irrécusable quoique indirecte, le
+défaut certain d'identité réelle. L'étude générale, jusqu'ici
+extrêmement imparfaite, de l'ensemble des variations relatives à la
+composition du milieu atmosphérique, constitue l'un des problèmes à la
+fois les plus importans et les plus difficiles que l'histoire naturelle
+puisse se proposer, à cause de l'étendue et de l'utilité de ses
+applications principales: elle peut même conduire aux indications les
+plus intéressantes quant aux limites de durée des espèces vivantes, et
+surtout de la race humaine, dans un avenir indéfini, en assignant les
+lois des modifications propres aux conditions atmosphériques de leur
+existence. Mais, cet ordre de recherches, à peine ébauché et mal conçu
+encore, est, par sa nature, essentiellement étranger à la chimie
+proprement dite, car ces faibles variations ne sauraient exercer aucune
+influence notable sur les phénomènes chimiques habituellement explorés:
+et voilà pourquoi, sans doute, les chimistes s'en inquiètent si peu. Le
+véritable objet de leur science est exactement défini, sa sphère est
+nettement circonscrite, son importance fondamentale est évidente. Ils ne
+doivent donc point en sortir, pour faire intempestivement l'office des
+naturalistes proprement dits; leur intervention, à cet égard, serait
+radicalement contraire à la vraie distribution rationnelle de l'ensemble
+du travail scientifique, telle que je l'ai caractérisée dans la deuxième
+leçon: le blâme du public ne devrait tomber ici que sur les naturalistes
+eux-mêmes, qui manquent à leur destination. N'oublions pas, toutefois,
+que, d'après les principes établis au commencement de cet ouvrage,
+aucune étude concrète ne saurait être suivie d'une manière vraiment
+scientifique, sans avoir été préalablement organisée d'après une
+combinaison spéciale de toutes les sciences fondamentales ou abstraites.
+Cette règle est éminemment sensible envers la question actuelle, dont
+l'étude rationnelle exige, avec une pleine évidence, un ensemble très
+complexe de considérations, non-seulement chimiques et physiques, mais
+aussi physiologiques, et même, à un certain degré, astronomiques. Telle
+est, en réalité, la cause inévitable de la profonde imperfection de
+cette doctrine jusqu'à présent, imperfection commune, d'ailleurs, à
+toutes les autres parties importantes de la véritable histoire
+naturelle, qui n'a pu encore amasser, sous aucun rapport, que de simples
+matériaux, plus ou moins informes.
+
+L'étude chimique de l'eau exige, nécessairement, un ensemble de
+recherches beaucoup plus étendu et plus compliqué que celle de l'air; et
+pourtant elle n'est pas moins indispensable au système général de la
+science chimique. Car, l'eau constituant une véritable combinaison, et
+peut-être même la plus parfaite de toutes celles que nous connaissons,
+elle peut exercer des effets chimiques qui lui soient propres,
+indépendamment de ceux qui appartiennent à ses élémens, et outre son
+importance comme dissolvant, en écartant même toute idée de simple
+mélange. De là résultent trois aspects bien distincts, et presque
+également essentiels à divers titres, sous lesquels l'eau doit être
+soigneusement considérée par les chimistes, et dont l'exacte
+appréciation a été, inévitablement, lente et difficile, si tant est même
+que cet examen fondamental puisse aujourd'hui être regardé comme
+rigoureusement terminé.
+
+L'analyse de l'eau, représentée par une quantité d'hydrogène double en
+volume de celle de l'oxigène, et confirmée à l'aide d'une synthèse
+irrécusable, constitue la plus admirable de ces belles découvertes qui
+ont caractérisé les premiers pas de la chimie moderne, non-seulement en
+vertu de l'éclatante lumière que cette analyse a répandue sur l'ensemble
+des phénomènes chimiques et sur l'économie générale de la nature, mais
+aussi à raison des hautes difficultés qu'elle devait nécessairement
+présenter. Sous ce premier point de vue, la science chimique ne laisse
+aujourd'hui rien d'essentiel à désirer. Toutefois, la notion, acquise
+dans ces derniers temps, de l'existence d'une nouvelle combinaison plus
+oxigénée entre les deux élémens de l'eau, tend à soulever des questions
+intéressantes et encore indécises, non sur l'irrévocable composition de
+ce fluide, mais sur le genre d'influence chimique qu'on suppose
+ordinairement à sa décomposition et à sa recomposition dans une foule de
+phénomènes; et plus spécialement, sur le véritable mode d'union de
+l'oxigène et l'hydrogène dans toutes les substances, surtout liquides,
+qui ne peuvent être obtenues sans eau, et à l'égard desquelles un habile
+chimiste vient, tout récemment, d'élever des doutes ingénieux, qui
+mériteraient, ce me semble, d'être mûrement examinés.
+
+L'action dissolvante de l'eau a été le sujet d'une longue suite de
+laborieuses recherches, d'une difficulté très inférieure, et qui,
+naturellement, ne sauraient présenter aujourd'hui d'importantes lacunes.
+Néanmoins, il faut remarquer, à ce sujet, avec plus de soin qu'on n'a
+coutume de le faire, la belle expérience de Vauquelin, dans laquelle cet
+illustre et scrupuleux chimiste a montré que l'eau, saturée d'un sel,
+restait susceptible de se charger d'un autre, et acquerrait même ainsi
+la singulière propriété de dissoudre une nouvelle quantité du premier.
+Cette expérience, qui a été, pour ainsi dire, dédaignée, me semble
+capitale en ce genre, et me paraît devoir devenir la base d'une suite de
+recherches fort intéressantes sur les lois, si capricieuses en
+apparence, de la solubilité, dont l'étude est encore essentiellement
+empirique.
+
+Les chimistes ont été long-temps à concevoir, en principe, que l'eau,
+outre son influence dissolvante, pût agir, d'une manière vraiment
+chimique, autrement que par ses élémens. Cette combinaison, si
+éminemment neutre, semblait devoir être, en elle-même, pleinement
+inoffensive, et ne paraissait pouvoir altérer les autres substances que
+par sa décomposition. Le judicieux Proust a pensé que cette parfaite
+neutralité devait, par sa nature, faire présumer, au contraire,
+l'existence, pour l'eau, de certaines affections chimiques,
+indépendantes de sa composition. Telle est la considération très
+rationnelle qui a conduit ce chimiste à créer l'étude, désormais si
+importante, des _hydrates_ proprement dits, envisagés comme une sorte de
+sels nouveaux, où l'eau joue, pour ainsi dire, à l'égard des alcalis, le
+rôle d'une espèce d'acide hydrique. L'examen de ces combinaisons,
+souvent très énergiques, et de toutes les autres, plus ou moins
+prononcées, que l'eau peut former, avec des substances quelconques, sans
+se décomposer, constitue la troisième et dernière partie essentielle de
+l'étude fondamentale de l'eau, envisagée rationnellement ici comme un
+préliminaire indispensable au système général des études chimiques.
+
+Après m'être efforcé, dans cette leçon, de caractériser suffisamment,
+quoique par une discussion sommaire, le but et l'esprit des conceptions
+fondamentales qui me paraissent indispensables pour investir enfin
+irrévocablement la science chimique de la rationnalité positive qui
+convient à sa nature, je dois maintenant passer à l'examen philosophique
+plus spécial des deux doctrines générales qui, dans la chimie actuelle,
+présentent l'aspect le plus systématique, et, en premier lieu,
+apprécier philosophiquement, dans la leçon suivante, l'importante
+doctrine des proportions définies.
+
+
+
+
+TRENTE-SEPTIÈME LEÇON.
+
+Examen philosophique de la doctrine chimique des proportions définies.
+
+Malgré la grande importance réelle de cette doctrine, on ne doit pas
+méconnaître que, par sa nature, et même en la supposant complète, elle
+ne saurait exercer qu'une influence secondaire sur la solution générale
+du vrai problème fondamental de la science chimique, tel que je l'ai
+caractérisé dans la trente-cinquième leçon, c'est-à-dire sur l'étude des
+lois directement relatives aux phénomènes de composition et de
+décomposition. Lorsque des substances quelconques sont placées en
+relation chimique dans des circonstances déterminées, la théorie des
+proportions définies ne tend nullement, en elle-même, à nous faire mieux
+prévoir, parmi tous les cas que comporterait la composition des corps
+proposés, à quelles séparations et à quelles combinaisons nouvelles la
+réaction générale donnera effectivement lieu, ce qui constitue,
+néanmoins, la question essentielle. Cette doctrine suppose, au
+contraire, qu'une telle question est préalablement résolue; et, d'après
+un tel point de départ, elle a pour objet d'évaluer immédiatement, dans
+les cas où elle est applicable, la quantité précise de chacun des
+nouveaux produits, et l'exacte proportion de leurs élémens, ce qui
+constitue simplement un perfectionnement accessoire, quoique très utile,
+de la recherche principale. Ainsi, la théorie des proportions chimiques
+présente nécessairement aujourd'hui ce singulier caractère scientifique,
+de rendre rationnelle, dans ses détails numériques, une solution qui,
+sous son aspect le plus important, reste presque toujours
+essentiellement empirique.
+
+On conçoit aisément par là pourquoi les illustres fondateurs de la
+chimie moderne se sont, en général, si peu occupés d'une telle étude,
+qu'ils devaient naturellement regarder comme subalterne. Leur principale
+attention était justement fixée sur la recherche directe des lois
+essentielles de la composition et de la décomposition. Mais, le rapide
+développement de la science chimique ayant mis graduellement en évidence
+les hautes difficultés de ce grand problème, les chimistes, sans
+renoncer à la découverte ultérieure de ces lois, durent se rejeter
+spontanément de plus en plus sur l'étude secondaire des proportions,
+jusque alors négligée, qui, par sa nature, leur promettait un succès
+plus facile et plus prochain. À la vérité, tant que cette théorie
+subordonnée est conçue isolément de la théorie principale, elle ne
+saurait, par cela même, remplir que très imparfaitement sa plus
+importante destination, celle de suppléer, autant que possible, à
+l'expérience immédiate, dont elle ne dispense dès lors que sous le point
+de vue fort accessoire de la mesure des poids on des volumes. Aussi, la
+doctrine des proportions définies n'acquerra-t-elle toute sa valeur
+scientifique que lorsqu'elle pourra être enfin rattachée à un ensemble
+satisfaisant de lois vraiment chimiques, dont elle constituera
+naturellement l'indispensable complément numérique.
+
+Jusque là, néanmoins, l'usage habituel de cette doctrine peut évidemment
+offrir aux chimistes un secours réel, quoique secondaire, en rendant
+leurs analyses plus faciles et plus précises. Il est même incontestable
+que le principe fondamental de cette théorie, en restreignant à un très
+petit nombre de proportions distinctes les diverses combinaisons des
+mêmes substances, tend indirectement à diminuer, en général,
+l'incertitude primitive sur le résultat effectif de chaque conflit
+chimique, puisqu'elle rend beaucoup moindre le nombre des cas
+logiquement possibles, qui, sans cela, serait presque illimité. Sous
+cet aspect, la doctrine des proportions définies doit être regardée
+comme un préliminaire naturel à l'établissement des lois chimiques, dont
+elle serait, à d'autres égards, un appendice essentiel.
+
+Si les corps pouvaient se combiner, entre certaines limites, suivant
+toutes les proportions imaginables, il deviendrait, en effet, beaucoup
+plus difficile de concevoir l'existence de lois invariables et
+rigoureuses relatives à la composition ou à la décomposition, vu
+l'infinie variété des produits auxquels une réaction quelconque pourrait
+alors donner lieu. Ainsi, les illustres chimistes contemporains qui ont
+principalement consacré leurs travaux à fonder la théorie générale des
+proportions chimiques, tout en paraissant s'écarter du véritable but
+caractéristique de la science qu'ils cultivent, auront fait néanmoins,
+en réalité, un pas essentiel dans la voie directe du perfectionnement
+rationnel, en simplifiant d'avance, à un haut degré, l'ensemble du
+problème chimique, dont la solution effective est réservée à leurs
+successeurs. Outre cette importante considération, j'ai déjà remarqué,
+dans l'avant-dernière leçon, que la doctrine actuelle des proportions
+définies nous offre aujourd'hui, par sa nature, le type le plus parfait
+du genre précis de rationnalité que doit acquérir un jour la science
+chimique, directement envisagée sous ses aspects les plus essentiels.
+Tels sont les deux motifs prépondérans, l'un relatif à la doctrine,
+l'autre à la méthode, qui m'ont déterminé à consacrer, dans cet ouvrage,
+une leçon spéciale à l'examen philosophique de cette intéressante
+théorie, sans exagérer néanmoins sa vraie valeur scientifique.
+
+Après avoir ainsi caractérisé sommairement le véritable objet de la
+doctrine des proportions définies, et sa relation générale avec le
+système total de la science chimique, il est indispensable, pour
+faciliter son appréciation philosophique, de jeter d'abord un coup
+d'oeil rapide mais rationnel sur l'ensemble de son développement
+effectif, accompli tout entier dans le premier quart du siècle actuel.
+
+Dans cette belle série de recherches, l'impulsion primitive est
+essentiellement résultée de la double influence nécessaire, d'un
+phénomène fondamental découvert par Richter, et d'une indispensable
+discussion spéculative établie par Berthollet. Arrêtons un moment notre
+attention sur ce double point de départ.
+
+Pendant la seconde moitié du siècle dernier, plusieurs chimistes avaient
+remarqué que, dans la décomposition mutuelle de deux sels neutres, les
+deux nouveaux sels formés sont toujours également neutres. L'illustre
+Bergmann, entre autres, avait spécialement insisté sur cette importante
+observation. Toutefois, ce phénomène dut rester négligé, ou mal
+apprécié, jusqu'à ce que, dans les dernières années de ce siècle, le
+génie éminemment systématique de Richter, après l'avoir entièrement
+généralisé, l'envisageant enfin sous son aspect le plus essentiel, en
+eut rationnellement tiré la loi fondamentale qui porte si justement le
+nom de ce grand chimiste. Cette loi consiste proprement en ce que, les
+quantités pondérales des divers alcalis susceptibles de neutraliser un
+poids donné d'un acide quelconque, sont constamment proportionnelles à
+celles qu'exige la neutralisation du même poids de tout autre acide.
+Telle est, évidemment, en effet, la conséquence immédiate du maintien de
+la neutralité après la double décomposition. Dans l'ordre des idées
+chimiques, la grande complication du sujet, et le peu de rationnalité de
+nos habitudes intellectuelles jusqu'à présent, rendent très difficiles
+les déductions les moins prolongées, quand elles ont un certain degré de
+généralité et, par suite, un certain caractère d'abstraction; c'est
+pourquoi une semblable transformation, qui paraîtrait presque spontanée,
+si elle concernait une science plus simple et mieux cultivée, est
+réellement ici, outre sa haute utilité, d'un mérite capital. Cette loi
+de Richter, avec les divers complémens qu'elle a reçus depuis, constitue
+la première base essentielle de la doctrine générale des proportions
+chimiques. Elle a conduit, dès l'origine, à réaliser, pour un grand
+nombre de composés, la destination principale de cette doctrine,
+c'est-à-dire l'affectation à chaque substance d'un certain coefficient
+chimique, invariable et spécifique, indiquant suivant quelles
+proportions elle peut se combiner avec chacune de celles qui ont été
+pareillement caractérisées. Il suffit, en effet, de déterminer, par une
+double série d'essais préalables, la composition numérique de tous les
+sels que peut former un seul acide quelconque avec les divers alcalis et
+un seul alcali avec les différens acides, pour que la loi de Richter
+permette d'en déduire aussitôt les proportions relatives à tous les
+composés qui peuvent résulter de la combinaison binaire de ces deux
+ordres de substances. Richter conduisit lui-même sa découverte jusqu'à
+cette conséquence caractéristique, et dressa, pour les acides et les
+alcalis, mais d'après une expérimentation trop restreinte et trop
+imparfaite, une première table de ce qu'on a nommé plus tard les
+_équivalens_ chimiques.
+
+Quoique Berthollet ait énergiquement combattu le principe exclusif des
+proportions définies; on oublie trop aujourd'hui, ce me semble, que, le
+premier entre tous les chimistes, il fixa directement l'attention sur la
+considération générale et rationnelle des proportions dans l'ensemble
+des phénomènes chimiques. Quelques années après la découverte de
+Richter, Berthollet établit en principe fondamental, dans la _Statique
+chimique_, l'existence nécessaire des proportions définies pour certains
+composés de tous les ordres, et il assigna les conditions essentielles
+de cette propriété caractéristique, qu'il attribuait ou à une notable
+condensation des élémens combinés, ou à la précipitation graduelle d'un
+composé insoluble, etc.; en un mot, à toutes les causes susceptibles de
+soustraire le produit de la réaction chimique, à mesure qu'il se forme,
+à l'influence ultérieure des agens primitifs. Il importe de reconnaître
+cette belle théorie de Berthollet comme ayant été indispensable pour
+fonder l'étude générale des proportions chimiques. On n'a point, en
+effet, assez remarqué que la découverte de Richter, malgré son extrême
+importance, ne pouvait suffire pour imprimer, par elle-même, une telle
+impulsion scientifique; car, Richter ayant exclusivement considéré les
+sels neutres, un tel cas, quoique très étendu, était, par sa nature, si
+évidemment particulier sous le point de vue numérique, qu'il n'aurait
+pu entraîner les esprits vers une théorie générale des proportions
+déterminées. En tout temps, l'idée de neutralisation parfaite a dû, sans
+doute, rappeler inévitablement aux chimistes celle d'une proportion
+unique, en-deçà et au-delà de laquelle la neutralité était rompue.
+Ainsi, autant il est naturel que la doctrine des proportions chimiques
+ait commencé par l'étude des sels neutres, autant leur considération
+isolée eût été nécessairement insuffisante pour provoquer à la formation
+de cette doctrine générale. Il y a donc tout lieu de penser que la
+grande découverte de Richter n'aurait pu amener les conséquences
+étendues qu'on lui attribue communément d'une manière trop exclusive,
+si, à l'examen d'un cas qui, par sa nature, ne pouvait faire loi pour
+tous les autres, Berthollet n'avait point immédiatement ajouté la notion
+rationnelle d'une grande variété de cas assujettis au même principe, et
+dès lors susceptibles de conduire bientôt à son entière généralisation.
+On voit ainsi que ce serait apprécier très imparfaitement la
+participation capitale de Berthollet à la fondation de l'étude des
+proportions chimiques, que de la réduire, comme on le fait d'ordinaire,
+à la seule influence de la célèbre discussion que son ouvrage fit naître
+sur ce sujet entre lui et Proust, malgré la haute importance des
+heureux efforts de ce dernier chimiste, dans cette lutte mémorable, pour
+établir directement le principe général des proportions déterminées et
+invariables.
+
+Telle est donc la double influence fondamentale, expérimentale et
+spéculative, d'où devait graduellement résulter le développement naturel
+de la chimie numérique. À partir de cette origine, la principale phase
+de ce développement doit être attribuée à une autre double action
+capitale, produite par l'harmonie remarquable de la conception
+systématique de M. Dalton avec l'ensemble des belles séries de
+recherches expérimentales de MM. Berzélius, Gay-Lussac, et Wollaston. Il
+me reste maintenant à caractériser sommairement ces diverses parties
+essentielles de la grande opération scientifique qui a déterminé
+l'entière formation de la doctrine des proportions définies, telle qu'on
+la conçoit aujourd'hui.
+
+Aussitôt que l'illustre M. Dalton eut dirigé ses méditations vers cette
+face de la science chimique, son génie éminemment philosophique le
+poussa à embrasser, dans une seule conception générale, l'ensemble de
+cet important sujet, quoique l'étude en fût, pour ainsi dire, naissante.
+Ses heureux efforts produisirent la célèbre théorie atomistique, qui a
+présidé jusqu'ici à tous les développemens ultérieurs de la doctrine des
+proportions chimiques, et qui sert encore de base essentielle à son
+application journalière. Le principe général de cette théorie consiste à
+concevoir tous les corps élémentaires formés d'atomes absolument
+indivisibles, dont les différentes espèces en se réunissant, le plus
+souvent une à une, par groupes peu nombreux, constituent les atomes
+composés du premier ordre, toujours mécaniquement insécables, mais alors
+chimiquement divisibles, et qui, à leur tour, par une suite
+d'assemblages analogues, font naître tous les autres ordres de
+composition. Ce principe est tellement en harmonie avec l'ensemble des
+notions scientifiques de tous genres, qu'il se réduit presque à une
+heureuse généralisation directe des idées spontanément familières à tous
+les esprits qui cultivent les diverses parties de la philosophie
+naturelle: aussi son admission universelle a-t-elle eu lieu sans
+obstacles. Quoiqu'un tel principe conduise évidemment, d'une manière
+immédiate, à l'existence nécessaire des proportions déterminées, il
+importe néanmoins de considérer, d'après la remarque très judicieuse de
+M. Berzélius, que cette déduction serait essentiellement illusoire si
+les combinaisons n'étaient point nécessairement restreintes à un très
+petit nombre d'atomes; car, en supposant que ce nombre, même limité,
+pût être fort grand, les divers assemblages binaires deviendraient
+tellement multipliés, que l'on aurait presque alors l'équivalent réel
+des combinaisons en proportions quelconques: en sorte que, sans cette
+restriction capitale, la conception atomistique représenterait à peu
+près également bien, par sa nature, les deux doctrines chimiques
+opposées des proportions indéfinies ou définies. Mais, dès l'origine, M.
+Dalton avait formellement établi que, dans toute combinaison, l'un des
+principes immédiats entre constamment pour un seul atome, et l'autre
+pour un seul aussi le plus souvent, et toujours pour un nombre fort
+médiocre, qui excède rarement six. M. Dalton avait tellement senti
+l'importance de cette restriction, que les limites ainsi posées par lui
+ont semblé trop étroites à ses successeurs, qui n'ont pu, sans les
+reculer, y faire rentrer toutes les combinaisons effectives[16]. Avec
+cet indispensable complément, la conception atomistique représente
+évidemment l'ensemble de la doctrine des proportions définies.
+Toutefois, la nouvelle partie essentielle de cette doctrine qui en
+dérive le plus naturellement, c'est surtout la théorie des multiples
+successifs, dont la découverte caractérise plus spécialement l'influence
+capitale de M. Dalton sur l'étude de la chimie numérique. De son point
+de vue atomistique, il aperçut aisément, en effet, que si deux
+substances peuvent se combiner en plusieurs proportions distinctes, les
+quantités pondérales de l'une d'elles qui correspondront, dans les
+divers composés, à un même poids de l'autre, devront suivre
+naturellement la série des nombres entiers, puisque ces composés
+résulteront ainsi de l'union d'un atome de la seconde substance avec un,
+deux, ou trois, etc., atomes de la première: ce qui constitue un élément
+principal, jusque alors entièrement ignoré, de la théorie des
+proportions chimiques.
+
+ [Note 16: Un chimiste distingué vient, en sens inverse,
+ de proposer récemment de restreindre toujours à trois les
+ diverses combinaisons binaire de tous les atomes, en
+ admettant un composé principal formé d'un atome de chaque
+ espèce, et deux composés plus complexes, obtenus en doublant
+ la quantité de l'un ou de l'autre principe immédiat. Il
+ serait, sans doute, très désirable que cette vue
+ systématique pût un jour se réaliser, puisqu'elle
+ simplifierait évidemment, à un haut degré, la doctrine
+ générale des proportions chimiques; mais il semble peu
+ probable qu'un tel résultat puisse jamais être obtenu,
+ malgré les efforts remarquables de l'auteur de cette
+ proposition pour y ramener les principales combinaisons
+ connues, surtout par une ingénieuse intervention de l'eau et
+ de deutoxide d'hydrogène. Toutefois ce projet mériterait, de
+ la part des chimistes, un examen sérieux: car les tentatives
+ de ce genre, même directement infructueuses, peuvent hâter
+ beaucoup le perfectionnement de la chimie numérique
+ actuelle.]
+
+Inspiré d'abord par les travaux de Richter et de Berthollet, mais
+surtout guidé et soutenu ensuite, comme il l'a toujours si noblement
+proclamé, par la conception générale de M. Dalton, M. Berzélius
+entreprit, le premier, avec le plus heureux succès, une vaste étude
+expérimentale de l'ensemble des points importans relatifs à la chimie
+numérique, dont il a, plus qu'aucun autre chimiste, contribué à
+développer et à coordonner les diverses parties. Il perfectionna
+préalablement la loi de Richter, de façon à la lier intimement à la
+théorie atomistique, en montrant que, dans les différens sels neutres
+formés par un acide quelconque avec les divers alcalis, la quantité
+d'oxigène de l'acide est non-seulement toujours proportionnelle à la
+quantité d'oxigène de l'alcali, mais que le rapport de Richter, conçu
+sous cette forme, est constamment exprimé par un nombre entier très
+simple, que M. Berzélius reconnut plus tard être égal à celui des atomes
+d'oxigène propres à la composition de l'acide. Ainsi présentée, cette
+loi a été finalement étendue, par M. Berzélius lui-même, à tous les
+composés du second ordre. Mais, c'est surtout dans l'étude numérique des
+composés du premier ordre, seulement ébauchée par les travaux de Proust,
+que les belles recherches de M. Berzélius ont introduit de nouvelles et
+importantes lumières. En instituant une exacte comparaison générale
+entre la composition des sulfures métalliques et celle des oxides
+correspondans, il découvrit une loi essentielle, analogue à celle de
+Richter pour les sels, et consistant en ce que la quantité de soufre des
+premiers est constamment proportionnelle à la quantité d'oxigène
+combinée, dans les seconds, avec un même poids du radical. Cette loi est
+maintenant regardée, par induction, comme applicable à tous les composés
+du premier ordre auxquels l'ensemble de leurs phénomènes permet
+d'attribuer le même degré de neutralité chimique. Enfin, sous un dernier
+aspect essentiel, les lumineuses séries analytiques de M. Berzélius ont
+exactement vérifié, pour les divers degrés soit d'oxidation, soit de
+sulfuration, etc., d'un radical quelconque, la loi des multiples
+successifs, découverte par M. Dalton d'après sa théorie atomistique.
+
+Peu de temps après la fondation de cette même théorie, un autre chimiste
+du premier ordre, M. Gay-Lussac, l'avait aussi confirmée dans son
+ensemble, en suivant une marche très remarquable et entièrement neuve.
+En analysant de préférence, comme le faisait principalement M.
+Berzélius, des composés solides ou liquides, on avait l'avantage
+essentiel d'obtenir plus aisément des résultats dont l'exactitude fût
+incontestable: mais, d'un autre côté, la simplicité des rapports
+numériques indiqués par la théorie corpusculaire y était nécessairement
+plus difficile à constater avec une pleine évidence. Guidé par une
+inspiration aussi heureuse que rationnelle, l'illustre élève du grand
+Berthollet pensa très judicieusement que, si cette simplicité était
+réelle, elle devait surtout se manifester hautement dans les
+combinaisons gazeuses, considérées, non quant au poids, mais quant au
+volume. De là, l'importante série des analyses numériques de M.
+Gay-Lussac pour les composés gazeux, qui, en vérifiant, d'une manière
+spéciale et irrécusable, le principe général de la doctrine des
+proportions définies, l'a présenté en même temps sous ce nouvel aspect
+fondamental, étendu, par une sage induction graduelle, à tous les cas
+possibles: tous les corps, à l'état gazeux, se combinent dans des
+rapports numériques de volume invariables et extrêmement simples. On
+doit même, à ce sujet, remarquer accessoirement que M. Gay-Lussac, et
+d'après lui plusieurs autres chimistes ou physiciens, ont appliqué très
+heureusement cette belle découverte à la détermination rationnelle de la
+pesanteur spécifique des gaz, avec une exactitude souvent comparable à
+celle de l'évaluation expérimentale. Toutefois, on ne saurait
+méconnaître que l'extension hypothétique de cette théorie des volumes à
+un grand nombre de substances qu'on n'a pu jusqu'ici vaporiser, est
+susceptible d'égarer les esprits qui n'ont pas d'abord saisi directement
+l'équivalence générale et nécessaire du point de vue propre à M.
+Gay-Lussac au point de vue originel de M. Dalton, strictement adopté par
+M. Berzélius. Quoique ce dernier point de vue ait aujourd'hui
+universellement prévalu, comme plus immédiatement conforme à la réalité
+dans la plupart des cas, la considération des volumes n'en reste pas
+moins très utile pour exprimer souvent avec plus de facilité, surtout à
+l'égard des substances organiques, les résultats numériques de l'analyse
+chimique.
+
+Il faut ranger enfin, parmi les recherches fondamentales qui ont
+constitué la doctrine des proportions chimiques, les travaux
+remarquables de l'illustre Wollaston, philosophe aussi recommandable par
+la finesse et la pénétration de son esprit que par la rectitude et la
+lucidité de son jugement. Nous ne devons pas ici considérer
+principalement sa transformation, d'ailleurs très heureuse, de la
+théorie atomistique proprement dite en celle des _équivalens_ chimiques,
+qui offre un énoncé bien plus positif, et tend à préserver des enquêtes
+radicalement inaccessibles auxquelles la première peut donner lieu,
+quand elle n'est point judicieusement dirigée: cette substitution
+constituerait, sans doute, une amélioration capitale, si elle ne se
+réduisait point à un simple artifice du langage, la pensée réelle étant
+restée essentiellement identique. Il convient encore moins de s'arrêter
+aux expédiens ingénieux par lesquels Wollaston a si utilement popularisé
+la chimie numérique en rendant son usage plus clair et plus commode. Ce
+que nous devons surtout remarquer ici, ce sont les belles recherches de
+ce chimiste sur la composition numérique des sels acides, dont la
+conclusion générale a pu être étendue, par analogie, aux sels alcalins,
+et former ainsi le complément indispensable de la grande découverte de
+Richter sur les sels neutres. J'ai déjà indiqué précédemment que, quant
+à ceux-ci, la fixité de leur composition numérique n'avait jamais pu,
+par leur nature, être mise sérieusement en question. Mais, il en était
+tout autrement à l'égard des sels avec excès d'acide; car aucune
+considération ne semblait d'avance pouvoir, en général, limiter
+réellement cet excès. Ce cas était peut-être, en lui-même, le plus
+défavorable de tous au principe des proportions invariables. Il
+importait donc éminemment de l'y assujettir aussi. C'est ce que
+Wollaston exécuta de la manière la plus satisfaisante, en montrant, sur
+quelques exemples bien choisis, qu'un sel neutre ne devient point
+indéfiniment acide à mesure qu'on augmente sans cesse la quantité
+d'acide contenue dans sa dissolution, mais contracte seulement un petit
+nombre de degrés successifs d'acidité, caractérisés par certaines
+proportions fixes, où la quantité totale d'oxigène propre à l'acide est
+tour à tour double, triple, quadruple, etc., de celle qui lui correspond
+pour le sel neutre. Le principe des proportions définies exigeait
+nécessairement cette spéciale confirmation, qui est peut-être, par sa
+nature, la plus décisive de toutes.
+
+Tels sont, à la fois, l'enchaînement rationnel et la filiation
+historique des diverses séries de recherches principales dont
+l'influence combinée a finalement produit la constitution actuelle de la
+chimie numérique, en permettant de représenter, par un nombre invariable
+affecté à chacun des différens corps élémentaires, leurs rapports
+fondamentaux d'équivalence chimique, d'où, par des formules très
+simples, expressions immédiates des lois ci-dessus indiquées, on passe
+aisément à la composition numérique propre à chaque combinaison. Envers
+une doctrine aussi récente, cette étude générale de son développement
+effectif était, sans doute, la marche la plus convenable pour permettre
+d'en porter, avec sécurité et avec clarté, un vrai jugement
+philosophique. Aucun témoignage ne saurait, en effet, avoir, aux yeux
+de tout philosophe, une puissance plus irrésistible en faveur de la
+réalité nécessaire d'une telle doctrine, que cet admirable concours de
+tant d'esprits éminens, qui, malgré la haute indépendance de leurs vues
+originales, viennent tous exactement converger, par les diverses voies
+générales qu'ils se sont ouvertes, vers le même principe fondamental de
+la combinaison en proportions définies, et s'accordent ensuite
+complétement sur son application positive à tous les cas de quelque
+importance, sauf les variétés essentiellement relatives au mode
+d'expression des résultats, tenant à ce que la théorie atomistique doit
+laisser indéterminé, et, par suite, facultatif. Une coïncidence aussi
+décisive dispense évidemment ici de toute démonstration directe, qui
+serait déplacée dans cet ouvrage; mais, il importe beaucoup, au
+contraire, pour bien apprécier la nature du perfectionnement capital
+dont cette doctrine a encore indispensablement besoin, de jeter un coup
+d'oeil sommaire sur les principales difficultés que peut lui opposer une
+considération impartiale de l'ensemble des phénomènes chimiques.
+
+Commençons par indiquer brièvement, à ce sujet, les différens points
+fondamentaux qui sont définitivement en dehors de toute contestation,
+afin de mieux caractériser le véritable état de la question générale.
+
+Il est d'abord évident, et jamais aucun chimiste n'en a douté, que les
+substances diffèrent aussi bien par la proportion que par la nature de
+leurs principes constituans. Ceux mêmes qui admettent les combinaisons
+en toute proportion, s'accordent tous à reconnaître, comme un axiome
+essentiel de la philosophie chimique, qu'un changement quelconque dans
+la seule composition numérique fait varier nécessairement l'ensemble des
+propriétés spécifiques, à un degré d'autant plus prononcé que cette
+altération est elle-même plus grande. Les phénomènes chimiques propres
+aux corps vivans, quoique produisant les proportions à la fois les plus
+variées et les plus graduelles, fournissent eux-mêmes, pour cette maxime
+universelle, une éclatante confirmation. Aussi, dans l'état même le plus
+grossier de l'analyse chimique, les chimistes se sont-ils toujours
+efforcés d'assigner, autant qu'il leur était possible, comme une
+propriété caractéristique, l'exacte proportion des élémens de chaque
+substance. Quand on s'en dispensait, c'était précisément par la
+conviction tacite que la combinaison proposée ne pouvait exister qu'en
+une seule proportion, entre autres dans le cas des sels neutres.
+
+En second lieu, on a, depuis long-temps, universellement reconnu que,
+entre deux substances quelconques, il existe toujours nécessairement un
+certain minimum et un certain maximum de saturation réciproque, en-deçà
+et au-delà desquels toute combinaison devient impossible. Personne n'a
+jamais pensé, par exemple, qu'aucun radical pût réellement s'oxider ou
+se sulfurer autant et aussi peu qu'on veuille l'imaginer. Les limites
+effectives de la combinaison ont pu être seulement, dans les différens
+cas, plus on moins distantes, et, tout au plus, conçues comme
+susceptibles, par divers procédés, de certaines variations, qui ne
+pouvaient elles-mêmes être indéfinies. Berthollet, plus que tout autre
+chimiste, a surtout rationnellement établi l'existence générale et
+nécessaire de ces limites de la combinaison, l'un des principaux
+caractères qui la distinguent du simple mélange. Ainsi, même en ayant
+égard aux variations possibles des limites connues, il est évident que
+les deux degrés extrêmes de toute combinaison sont inévitablement
+assujettis à des proportions spéciales et invariables. D'après ce point
+de départ unanime, toute la discussion, entre les deux doctrines
+opposées des proportions indéfinies et définies, se réduit réellement à
+décider si le passage du minimum au maximum de saturation peut
+s'effectuer graduellement, et par nuances presque insensibles, ou si, au
+contraire, il s'opère toujours brusquement, par un petit nombre de
+degrés bien déterminés.
+
+Enfin, la possibilité et l'existence effective des proportions définies
+intermédiaires sont encore nécessairement admises par tous les
+chimistes, dont les divergences à cet égard ne peuvent porter que sur la
+généralité plus ou moins grande d'une semblable propriété. J'ai déjà
+signalé ci-dessus l'idée de la neutralité comme ayant dû, à une époque
+quelconque de la chimie, entraîner naturellement celle d'une proportion
+déterminée et immuable. Le développement graduel des connaissances
+chimiques a successivement fait attribuer le même caractère à des cas
+toujours plus variés et plus étendus. Berthollet, qui a si profondément
+traité ce sujet, a dévoilé plusieurs autres causes essentielles de
+proportions définies, entièrement méconnues avant lui, et qui peuvent se
+rencontrer dans presque toutes les combinaisons, en modifiant certaines
+circonstances du phénomène. La question précise consiste donc finalement
+à savoir si, outre ces composés déterminés, assujettis à des proportions
+fixes, entre les deux limites de toute combinaison, il existe ou non, en
+général, une série continue d'autres composés intermédiaires, à
+caractères moins prononcés; en un mot, si, comme on le pense
+aujourd'hui, la proportion définie constitue la règle, ou seulement,
+comme Berthollet avait tenté de l'établir, l'exception, d'ailleurs très
+importante à considérer: tel est, à ce sujet, le seul dissentiment qui
+puisse aujourd'hui être examiné.
+
+Par les considérations indiquées au début de cette leçon, il est
+évident, ce me semble, que la décision définitive d'une telle question,
+dans un sens ou dans l'autre, ne saurait avoir, à beaucoup près, pour le
+système général de la science chimique, toute l'importance qu'on y
+attache communément. Sans doute, en restreignant à un très petit nombre
+les diverses combinaisons possibles des mêmes substances, la doctrine
+des proportions définies a très heureusement tendu, comme je l'ai
+établi, à simplifier le problème général de la chimie, tel que je l'ai
+posé dans cet ouvrage. Mais il ne faudrait pas croire que, sans cette
+préalable simplification, sa solution fût radicalement impossible: car
+elle serait seulement plus difficile, et surtout moins précise. Si, au
+premier abord, l'existence d'un nombre indéterminé de combinaisons
+distinctes entre des élémens identiques, paraîtrait devoir interdire
+l'établissement d'aucune loi constante sur les compositions et les
+décompositions, il faut reconnaître, par une considération plus
+approfondie, que, dans une semblable hypothèse, ces divers composés
+successifs auraient nécessairement des propriétés très peu différentes,
+en sorte qu'il n'importerait guère de pouvoir les distinguer avec une
+scrupuleuse précision. Les termes d'une telle série qui seraient
+vraiment caractérisés par des propriétés très tranchées, se
+trouveraient, par cela même, comme l'établit la théorie de Berthollet,
+assujettis, en général, à des proportions définies, et, par conséquent,
+la difficulté scientifique n'en recevrait aucun accroissement nouveau.
+Ainsi, la précision chimique resterait encore également possible, là où
+elle acquiert une véritable importance, et ne cesserait d'être permise
+qu'à l'égard des cas où elle n'aurait aucune valeur essentielle. Ces
+réflexions philosophiques ne sont nullement destinées à diminuer le haut
+intérêt si justement attaché à la belle doctrine des proportions
+définies, mais seulement à empêcher, autant que possible, que son
+exclusive considération ne fasse perdre de vue le vrai but scientifique
+de la chimie. On conçoit que les importantes séries de travaux
+nécessaires à la formation de cette doctrine aient dû absorber
+essentiellement les éminens chimistes qui y ont si bien concouru. Mais
+leurs successeurs, pour lesquels, depuis dix ans au moins, la chimie
+numérique est tout aussi pleinement constituée qu'aujourd'hui, ne
+devraient point se borner, sans doute, à contempler ce vestibule,
+presque superflu, de la science chimique, pendant qu'ils négligent la
+construction directe, à peine ébauchée, de l'édifice lui-même, vers
+laquelle il est temps que l'attention se reporte enfin.
+
+Il est, néanmoins, indispensable de considérer exactement ici jusqu'à
+quel point le principe général des proportions définies peut être
+regardé désormais comme irrévocablement établi. À la manière dont une
+telle question a été posée ci-dessus, on reconnaît évidemment qu'elle ne
+saurait comporter de solution catégorique que par un examen effectif de
+tous les composés connus. Or, cet examen a été précisément effectué, de
+la manière la plus étendue et la plus décisive, pour tous les cas
+importans, par les illustres fondateurs de la chimie numérique, comme je
+l'ai précédemment expliqué. Il reste donc seulement à discuter si cette
+doctrine est suffisamment compatible avec certains phénomènes chimiques,
+négligés pendant sa formation, et qu'on s'est efforcé d'y rattacher
+ensuite.
+
+La première objection générale a été tirée du phénomène si important de
+la dissolution, évidemment possible en une infinité de proportions
+différentes. Il faut franchement reconnaître qu'on n'a répondu jusqu'ici
+à cette grande difficulté que par des distinctions peu satisfaisantes,
+et quelquefois même plus subtiles que réelles, entre l'état de
+dissolution et celui de combinaison. Sans doute, on peut signaler, entre
+ces deux états, cette différence essentielle que le premier maintient
+intactes toutes les propriétés chimiques de chaque substance, tandis que
+le second les altère toujours plus ou moins. Mais, sous tout autre
+rapport, il doit paraître impossible de ne point regarder, ainsi qu'on
+le propose, le phénomène de la dissolution comme un phénomène vraiment
+chimique. La dissolution présente évidemment, d'une manière tout aussi
+prononcée au moins que la combinaison elle-même, ce caractère spécifique
+et électif propre aux affections chimiques. Elle est toujours
+susceptible, ainsi que la combinaison, d'une limite supérieure de
+saturation, quoiqu'elle ne comporte point, à la vérité, de limite
+inférieure. Par ces deux propriétés essentielles, l'état de dissolution
+diffère radicalement de celui de simple mélange, qui ne peut
+naturellement exclure aucune proportion. Quant au seul caractère du
+maintien ou de l'altération des propriétés chimiques de la substance
+dissoute ou combinée, il est peut-être moins décisif, en général, qu'on
+ne le pense communément. Ceux qui regardent la dissolution comme le plus
+faible degré de la combinaison peuvent répondre que, dans toute
+combinaison peu énergique et où la saturation est très imparfaite, les
+propriétés du principal agent doivent être naturellement à peine
+dissimulées. Quand, par exemple, un alcali très puissant forme un
+sous-sel avec un acide très faible, les propriétés essentielles du
+premier ne sont pas beaucoup plus altérées par une telle combinaison que
+par une simple dissolution, comme on le voit surtout dans les
+sous-carbonates alcalins proprement dits. D'un autre côté, comment juger
+positivement si la dissolution a rigoureusement maintenu, sans aucune
+altération, les propriétés d'une substance, dans les cas nombreux où
+cette substance ne peut manifester son activité chimique qu'après avoir
+été préalablement dissoute? On manque évidemment alors du second terme
+de la comparaison. Ainsi, malgré les distinctions proposées, je
+considère l'extension effective du principe des proportions définies aux
+phénomènes de la dissolution, comme la seule réponse pleinement
+irrécusable qui puisse être faite à l'importante objection fondée sur la
+considération de ces phénomènes. Or, cette extension, quoique très
+difficile, ne me semble point nécessairement impossible à réaliser.
+Car, en l'admettant, il suffirait, pour la concilier avec les phénomènes
+ordinaires, d'envisager tous les degrés successifs de concentration du
+liquide comme de simples mélanges du petit nombre de dissolutions
+définies qu'on aurait établies, soit entre elles, soit avec le
+dissolvant, à la manière des mélanges habituels de l'eau avec l'alcool,
+ou l'acide sulfurique, etc. Cette hypothèse a déjà été proposée pour
+d'autres cas, où elle devait sembler moins admissible. Sa vérification
+positive doit, d'ailleurs, être extrêmement délicate, en quelque cas que
+ce soit. Du reste, en reprenant, sous ce point de vue, l'étude générale
+des dissolutions, il deviendrait indispensable, pour la rendre
+pleinement rationnelle, de la combiner avec celle des autres phénomènes
+chimiques analogues, relatifs à l'absorption des gaz par les liquides ou
+par les solides poreux. Tous ces divers modes d'union moléculaire sont
+souvent assez énergiques pour résister à des influences susceptibles de
+détruire certaines combinaisons proprement dites: pourquoi ne
+seraient-ils point, comme elles, soumis à la règle des proportions
+définies, si cette règle constitue vraiment une loi fondamentale de la
+nature?
+
+Les considérations précédentes peuvent être appliquées, d'une manière
+bien plus frappante, à un autre cas très étendu, quoique plus
+particulier, celui des divers alliages métalliques. Ici, on ne peut
+certainement contester, en aucune façon, l'existence d'un véritable état
+de combinaison, comparable à celui d'un grand nombre des composés
+assujettis aux lois de la chimie numérique: et, néanmoins, presque
+toutes les proportions s'y trouvent évidemment réalisées entre certaines
+limites. La supposition d'un mélange, qu'on n'a pas même tenté
+d'appliquer en ce cas, serait cependant le seul moyen de maintenir,
+envers de tels composés, la généralité du principe de la chimie
+numérique. Mais il paraît bien difficile de concevoir, entre des
+solides, un véritable mélange, qui puisse subir, sans aucune altération
+évidente, de grands changemens de température, l'influence de la
+cristallisation, et plusieurs autres causes perturbatrices qui
+sembleraient devoir le détruire nécessairement. Cette question délicate
+ne peut être réellement décidée que par une suite spéciale,
+rationnellement instituée, d'expériences directes sur les limites
+générales de la permanence des mélanges dont la nature n'est nullement
+équivoque. Ce nouvel ordre de recherches serait également indispensable
+pour juger positivement de la validité des explications proposées, avec
+une confiance trop hasardée, dans plusieurs autres questions de chimie
+numérique, par exemple à l'égard de certains oxides. En général,
+l'hypothèse habituelle d'un mélange a dû nécessairement prévaloir comme
+le seul moyen de ramener à la loi des proportions définies les diverses
+combinaisons qui semblent d'abord susceptibles d'une proportion
+indéterminée. Un tel dénouement est, sans doute, très rationnel, mais à
+la stricte condition de ne point rester indéfiniment hypothétique. Or,
+quoique l'état de mélange ait été, en quelques rares occasions,
+réellement constaté, on se contente ordinairement aujourd'hui, à ce
+sujet, d'éluder ainsi la difficulté par cet expédient facile, sans
+s'occuper aucunement d'établir, sur une expérimentation convenable, une
+véritable théorie chimique du mélange, qui puisse, en réalisant de
+semblables projets d'explication, détruire enfin une importante
+objection contre le principe fondamental de notre chimie numérique. Il y
+a lieu d'espérer, toutefois, que le travail essentiel, dont je viens
+d'indiquer l'esprit général, permettra plus tard aux chimistes de mettre
+ce principe à l'abri de toute difficulté sérieuse sous ce rapport.
+
+Mais, indépendamment de tous ces divers motifs secondaires, l'obstacle
+le plus profond et le plus capital à la généralisation rationnelle de la
+loi des proportions définies, celui qu'il est indispensable de
+surmonter sous peine de réduire cette loi importante à une simple règle
+empirique, uniquement destinée à faciliter un certain ordre d'analyses
+chimiques, consiste dans l'étrange anomalie générale que présente jusque
+ici, à cet égard, l'ensemble des substances dites organiques.
+
+Il a été précédemment remarqué, d'après M. Berzélius, que les
+proportions ne seraient point réellement _définies_, dans l'acception
+actuelle des chimistes, si, pour représenter la composition numérique de
+certaines substances, on était forcé d'y supposer un nombre très élevé
+d'atomes élémentaires, qui n'exclurait point, en d'autres cas,
+l'existence de tous les nombres inférieurs envers les mêmes élémens. Or,
+c'est ce qui a éminemment lieu, de la manière la plus étendue, dans ce
+qu'on nomme la chimie organique, où l'on voit souvent un élément entrer,
+tantôt pour cent cinquante à deux cents atomes, tantôt pour deux ou
+trois, et offrir ensuite la plupart des degrés intermédiaires, de telle
+sorte que, les divers composés de ce genre présentant d'ailleurs les
+mêmes élémens essentiels, l'ensemble de leur composition numérique
+réalise, à l'égard de ces élémens, presque toutes les proportions
+imaginables. Aussi les chimistes n'hésitent-ils point aujourd'hui à
+proclamer, plus ou moins franchement, que les substances organiques
+échappent au principe des proportions définies. Mais un tel aveu, s'il
+devait être définitif, équivaudrait réellement, ce me semble, à
+reconnaître que ce principe ne constitue point une véritable loi de la
+nature, ou, ce qui serait presque identique, que cette loi convient à
+tous les élémens, excepté à l'oxigène, à l'hydrogène, au carbone, et à
+l'azote. Car autrement, la séparation, évidemment arbitraire, que l'on
+établit entre la chimie inorganique et la chimie organique,
+pourrait-elle avoir une aussi profonde influence? Une loi réelle doit,
+sans doute, être radicalement indépendante de cette vicieuse division
+scolastique. Au fond, toute chimie n'est-elle point, par sa nature,
+nécessairement inorganique, c'est-à-dire homogène? Ainsi, l'immense
+exception que paraît offrir la composition numérique des substances
+dites organiques, doit, si elle est irrévocable, ruiner scientifiquement
+la doctrine des proportions définies, envisagée comme une théorie
+vraiment rationnelle, et la rabaisser à l'assemblage purement empirique
+de certaines remarques analytiques plus ou moins particulières et d'un
+usage plus ou moins commode. Cette doctrine aurait alors, en réalité,
+une consistance scientifique beaucoup moins satisfaisante que dans la
+théorie de Berthollet: car celle-ci, en restreignant à certains cas les
+proportions définies, leur assignait au moins des causes rigoureuses et
+intelligibles, tandis que, dans l'état provisoire de l'ensemble actuel
+de la chimie numérique, les cas de proportions définies resteraient
+encore limités, quoique à un moindre degré, sans que la restriction fût
+susceptible d'aucune justification véritable. Comme le principe des
+proportions définies ne peut, évidemment, par sa nature, être
+directement fondé sur aucune considération _à priori_, il ne saurait
+devenir vraiment rationnel que par une entière et stricte généralité,
+qui peut seule le dispenser d'une explication positive.
+
+Les considérations présentées dans les deux leçons précédentes, et qui
+se trouveront encore spécialement fortifiées par la trente-neuvième
+leçon, sur l'impérieuse nécessité de concevoir désormais la science
+chimique comme un tout homogène, sans aucune vaine distinction d'origine
+organique ou inorganique, montrent cette difficulté capitale sous son
+jour le plus éclatant. Je crois avoir, à ce sujet, radicalement détruit
+d'avance la principale ressource actuelle, qui consiste, en regardant
+les composés organiques comme ternaires ou quaternaires, à limiter aux
+seuls composés binaires la loi des proportions définies. Outre ce qu'une
+telle restriction aurait évidemment d'arbitraire et d'irrationnel, j'ai
+établi la nécessité et la possibilité, pour le perfectionnement
+essentiel de la science chimique, de ramener désormais toute combinaison
+quelconque à la conception universelle du dualisme.
+
+Si l'on ne pouvait réaliser cette double amélioration fondamentale qu'en
+renonçant à la doctrine des proportions définies, envisagée comme
+théorie générale, on ne devrait point, ce me semble, hésiter à faire un
+tel sacrifice; car les progrès que la chimie doit nécessairement
+éprouver par l'homogénéité des conceptions et par le dualisme
+systématique ont, sans doute, une bien plus haute importance que le
+perfectionnement général des études chimiques sous le simple point de
+vue numérique. Mais, malgré les apparences, il n'y a point, au fond, la
+moindre incompatibilité réelle entre ces deux sortes de progrès.
+J'espère prouver, au contraire, par les considérations suivantes, que la
+dissolution de la chimie organique comme corps de doctrine séparé, et
+surtout l'extension rationnelle du dualisme à tous les composés
+organiques, offrent les seuls moyens réels de faire naturellement
+acquérir enfin à la loi des proportions définies la généralité complète
+qui lui est indispensable. Quoique la nature de cet ouvrage m'interdise
+de donner ici à cette conception nouvelle les développemens essentiels
+qui pourraient la faire goûter, une simple indication générale suffira
+peut-être néanmoins pour la caractériser auprès des lecteurs qui auront
+convenablement saisi l'esprit des deux leçons précédentes.
+
+En incorporant désormais au système uniforme de la chimie proprement
+dite, tous les composés organiques susceptibles de la stabilité
+nécessaire, on sera simultanément conduit, par la même opération
+philosophique, comme je l'ai déjà indiqué dans la dernière leçon, à
+réunir au domaine de la physiologie, soit végétale, soit animale,
+l'étude des nombreuses substances secondaires qui ne doivent leur
+existence passagère et variable qu'au développement des phénomènes
+vitaux, et qui surtout ne présentent un véritable intérêt scientifique
+que sous le point de vue biologique. Cette importante séparation
+deviendra plus nette par un examen direct, réservé pour la
+trente-neuvième leçon; je dois me borner en ce moment à l'énoncer comme
+dérivant essentiellement, en principe, de la distinction fondamentale
+entre l'état de mort et l'état de vie. La seconde classe des matières
+organiques, qui est de beaucoup la plus étendue, se compose, en majeure
+partie, de véritables mélanges, qui, en tant que tels, comportent
+naturellement toutes les proportions imaginables, seulement limitées
+alors par les conditions vitales. Quant à celles de ces substances où
+l'on doit admettre des combinaisons réelles, il faudra, sans doute, les
+concevoir, en principe, assujetties à la loi des proportions définies,
+qui, sans cette rigoureuse extension, ne saurait avoir entièrement son
+vrai caractère scientifique. Mais la complication de tels composés, et
+surtout leur instabilité, ne permettront peut-être jamais de les étudier
+avec succès sous le point de vue numérique, qui, d'ailleurs, n'offre, en
+biologie, qu'un intérêt très subalterne. Cette épuration essentielle de
+la science chimique, outre sa haute importance directe, fournit donc
+accessoirement une puissante ressource préliminaire pour diminuer
+beaucoup la difficulté fondamentale qu'on éprouve aujourd'hui à étendre
+aux composés organiques la loi des proportions définies. Néanmoins,
+après une semblable préparation, le domaine rationnel de la chimie
+comprendrait encore un tel nombre de ces composés, que cette extension
+indispensable ne saurait être enfin réalisée, sans que le point de vue
+chimique ordinaire, à l'égard de ces substances ternaires ou
+quaternaires, n'ait été d'abord radicalement changé. Or, l'établissement
+général du dualisme rigoureux, dont j'ai déjà établi, sous des rapports
+d'une plus haute importance, la nécessité fondamentale, remplit, ce me
+semble, de la manière la plus naturelle, ce dernier office essentiel
+envers la doctrine générale des proportions chimiques. C'est ce qui me
+reste maintenant à expliquer sommairement.
+
+L'irrationnelle obstination des chimistes à considérer les combinaisons
+dites organiques comme ternaires ou quaternaires, en confondant leur
+analyse élémentaire avec une analyse immédiate, est si loin d'être
+propre, comme ils le croient, à justifier la doctrine numérique de ne
+point s'étendre à ces combinaisons, qu'elle constitue, au contraire, par
+la nature même du sujet, le principal obstacle à cette extension
+générale. En effet, tant que l'oxigène, l'hydrogène, le carbone et
+l'azote y seront envisagés comme directement unis, en combinaison
+ternaire ou quaternaire, les nombreux composés qui devront être reconnus
+distincts, même après une judicieuse et sévère épuration, continueront à
+former dès lors une invincible objection contre le principe fondamental
+de la chimie numérique. Mais si, au contraire, ces substances organiques
+devenaient de simples composés binaires du second ordre, ou, tout au
+plus, du troisième, dont les principes immédiats seraient seuls formés
+par la combinaison directe et toujours binaire de ces trois ou quatre
+élémens, on parviendrait à représenter exactement toutes les variétés
+numériques effectives que constate l'analyse élémentaire, en se bornant
+à concevoir, pour chaque degré de combinaison, un très petit nombre de
+proportions distinctes et bien définies.
+
+Considérons d'abord le cas ternaire, essentiellement propre aux composés
+d'origine végétale.
+
+Les trois élémens dont ils sont formés peuvent être unis en trois sortes
+de combinaisons binaires. En combinant de nouveau deux à deux ces
+premiers composés, ce qui conduit à employer toujours simultanément les
+trois élémens, oxigène, hydrogène et carbone, on obtient trois classes
+principales de composés du second ordre, qui, pour plus de clarté, dans
+l'écriture chimique actuelle, peuvent être représentés, en supprimant
+toute indication numérique, par les trois formules générales:
+
+ oh+oc, oc+ch, oh+ch.
+
+Or, dans l'état présent de la chimie, chacun des termes de ces diverses
+formules correspond réellement à deux corps bien distincts, tels que
+l'eau et le deutoxide d'hydrogène, le gaz oxide de carbone et le gaz
+acide carbonique, l'hydrogène carboné et le gaz oléfiant. Ainsi, en
+n'admettant qu'une seule proportion pour la combinaison binaire de ces
+corps, on pourvoirait déjà à la composition numérique de douze
+substances aujourd'hui ternaires. Mais, d'un autre côté, il doit
+paraître impossible de ne pas concevoir, en général, au moins trois
+proportions différentes pour toute combinaison binaire; l'une
+constituant la neutralisation parfaite, et les autres les deux limites
+extrêmes de la saturation réciproque: l'ensemble des analogies chimiques
+indique même évidemment, dans la plupart des cas bien explorés, un plus
+grand nombre de composés divers. Néanmoins, en se bornant au principe
+rationnel des trois rapports, il est clair que, même avec les seules
+combinaisons aujourd'hui connues de ces trois élémens, on peut parvenir,
+par un dualisme invariable, à représenter trente-six compositions
+distinctes, sans dépasser le second ordre. Enfin, il n'y aurait, sans
+doute, rien d'étrange maintenant à concevoir aussi une troisième
+combinaison possible entre l'oxigène et le carbone, où entre celui-ci et
+l'hydrogène, etc., qui, de nos jours, en fournissent deux, après avoir
+été long-temps regardés comme n'en admettant qu'une seule. Dès lors, par
+l'ensemble de ces considérations, chacun peut aisément s'assurer que le
+dualisme permettrait d'assujettir, de la manière la plus naturelle et la
+plus complète, à la loi générale des proportions définies,
+quatre-vingt-un composés du second ordre formés d'oxigène, d'hydrogène
+et de carbone; ce qui serait, sans doute, plus que suffisant pour
+représenter l'analyse élémentaire de toutes les substances vraiment
+distinctes propres à la chimie végétale.
+
+Passons maintenant au cas quaternaire, qui caractérise surtout ce qu'on
+nomme la chimie animale.
+
+Les classes principales de composés du second ordre semblent d'abord
+devoir être ici plus nombreuses; mais, la condition indispensable de
+faire concourir les quatre élémens à la fois permet encore seulement
+trois classes, représentées, comme ci-dessus, par les formules générales
+
+ oh+ac, oc+ah, oa+hc.
+
+Si l'on se borne strictement aux combinaisons connues aujourd'hui, les
+termes oh, oc, hc, déjà précédemment considérés, correspondent chacun à
+deux corps distincts; le terme ah ne représente encore qu'un seul corps,
+ainsi que le terme ac; mais le terme oa indique cinq composés différens.
+Dès lors, ces trois formules fourniraient seulement quatorze
+compositions diverses, avec une seule proportion, et quarante-deux, en
+admettant les trois rapports. Mais, en appliquant à tous les degrés la
+règle très rationnelle de la triple combinaison binaire, sans s'arrêter
+aux inévitables lacunes de la chimie actuelle, les formules précédentes
+comprendraient quatre-vingt-dix-neuf composés du second ordre,
+maintenant envisagés comme quaternaires. L'analyse rationnelle des
+substances animales est probablement fort loin d'en exiger réellement un
+aussi grand nombre. Du reste, les matières animales ayant subi, en
+général, un degré d'élaboration vitale de plus que les matières
+simplement végétales, il serait, ce me semble, très philosophique de
+reconnaître, à leur égard, la possibilité d'un ordre de composition
+supérieur, que les combinaisons physiologiques doivent surtout tendre à
+réaliser.
+
+Dans une semblable hypothèse, sans dépasser le troisième ordre, comme
+toutes les combinaisons binaires seraient alors logiquement admissibles,
+il est facile de constater, par la même méthode, que cette conception
+suffirait à représenter, entre l'oxigène, l'hydrogène, le carbone et
+l'azote, plus de dix mille composés prétendus quaternaires, tous formés
+d'après un dualisme invariable, et tous évidemment assujettis, sous la
+forme à la fois la plus simple et la plus stricte, à la loi des
+proportions définies, quoique étant, néanmoins, parfaitement distincts
+les uns des autres. Sans doute, la nature ne saurait permettre la
+réalisation effective d'une grande partie de ces combinaisons
+spéculatives. Mais j'ai cru devoir poursuivre les conséquences de ma
+conception jusqu'à cette extrême limite idéale, qui n'offre rien
+d'irrationnel, afin de caractériser, avec une plus énergique évidence,
+toute la fécondité des ressources simples et directes que fournirait
+cette théorie nouvelle pour satisfaire enfin aux justes exigences des
+philosophes impartiaux quant à la généralisation si indispensable, et
+aujourd'hui si incomplète, des lois fondamentales de la chimie
+numérique. Je serais, à cet égard, pleinement satisfait si quelques-uns
+des esprits distingués qui cultivent aujourd'hui la science chimique
+croyaient, d'après cette indication sommaire, pouvoir contribuer à son
+perfectionnement général, en suivant la voie que je viens de leur
+ouvrir, et dans laquelle ma destination spécialement philosophique doit
+m'interdire l'espoir de jamais marcher moi-même.
+
+Si l'on n'adoptait point cette conception, ou si, par toute autre
+méthode équivalente, dont je ne saurais comprendre quel pourrait être le
+principe, on ne parvenait point à étendre réellement aux composés
+organiques la doctrine des proportions définies, il faudrait
+nécessairement renoncer à ériger cette doctrine en une loi essentielle
+de la philosophie naturelle, et rentrer enfin dans la grande théorie de
+Berthollet, en se bornant à élargir beaucoup les cas généraux de
+proportions fixes qu'il avait admis. Dans l'état présent de l'ensemble
+de la question, il ne saurait exister aucune autre alternative. Mais, la
+théorie que je propose n'ayant pas été directement instituée pour une
+telle destination, et dérivant, au contraire, de la manière la plus
+naturelle, de principes établis, par un tout autre ordre de
+considérations supérieures, pour les besoins fondamentaux de la
+philosophie chimique, cette remarquable coïncidence constitue, ce me
+semble, une puissante présomption en faveur de sa réalisation future et
+peut-être prochaine.
+
+Tels sont les importans résultats généraux de l'examen philosophique
+auquel j'ai dû soumettre, dans cette leçon, la doctrine actuelle des
+proportions chimiques, envisagée sous ses divers aspects essentiels.
+Chacun peut désormais juger avec exactitude du véritable progrès
+fondamental de cette intéressante partie des études chimiques depuis son
+origine jusqu'à ce jour, des conditions essentielles qui doivent encore
+y être remplies avant de convertir le principe de cette doctrine en une
+grande loi de la nature, et enfin de la marche rationnelle qui peut
+seule conduire à cette constitution finale de la chimie numérique.
+
+Je dois maintenant considérer, sous un dernier point de vue général,
+l'ensemble actuel de la chimie inorganique, en consacrant la leçon
+suivante à l'examen philosophique de la théorie électro-chimique.
+
+
+
+
+TRENTE-HUITIÈME LEÇON.
+
+Examen philosophique de la théorie électro-chimique.
+
+Dès l'origine de la chimie moderne, l'influence chimique de
+l'électricité a commencé à se manifester, d'une manière non équivoque,
+dans plusieurs phénomènes importans, et surtout dans l'expérience
+capitale de la recomposition de l'eau par la combinaison directe de
+l'oxigène avec l'hydrogène, déterminée à l'aide de l'étincelle
+électrique. Mais, la puissance d'un tel agent, quoique de plus en plus
+employée, ne pouvait attirer fortement l'attention spéciale des
+chimistes, jusqu'à ce que l'immortelle découverte de Volta vînt
+permettre de dévoiler sa principale énergie, en rendant l'action
+électrique à la fois plus complète, plus profonde, et plus continue.
+Depuis cette mémorable époque, de nombreuses séries de phénomènes
+généraux ont graduellement constaté que l'électricité constitue un agent
+chimique encore plus universel et plus irrésistible que la chaleur
+elle-même, soit pour la décomposition, soit même pour la combinaison.
+Toutefois, quelle que soit désormais l'importance fondamentale de
+l'électro-chimie actuelle, il y a lieu de craindre qu'on ne s'exagère
+beaucoup aujourd'hui la véritable influence rationnelle d'un tel ordre
+de considérations sur le système général de la science chimique. Quoique
+la chimie soit ainsi liée plus intimement à la physique que par aucune
+autre classe de phénomènes, il n'en serait pas moins radicalement
+contraire à la saine philosophie de cesser, d'après ces relations, de
+l'envisager comme une science parfaitement distincte, en confondant,
+ainsi qu'on le propose, les propriétés chimiques parmi les propriétés
+électriques. L'objet essentiel de cette leçon, sous le point de vue
+philosophique, est de faire sentir combien il est indispensable de
+maintenir avec fermeté l'originalité fondamentale de la science
+chimique, sans atténuer, néanmoins, l'étendue et l'importance de ses
+vrais rapports généraux avec l'électrologie. Il faut, à cet effet,
+considérer d'abord sommairement la filiation réelle des principales
+notions qui ont graduellement conduit à former la théorie
+électro-chimique actuelle, telle que M. Berzélius l'a surtout
+systématisée.
+
+Le premier effet chimique important obtenu par l'influence voltaïque,
+consiste dans la décomposition de l'eau, que Nicholson parvint à
+constater en 1801. Cette découverte devait nécessairement résulter d'un
+examen attentif de l'action naturelle de la pile, sans aucune intention
+chimique. Quoiqu'elle n'ait immédiatement abouti, pour la chimie, qu'à
+confirmer d'une nouvelle manière une vérité mise depuis long-temps hors
+de doute, elle n'en constitue pas moins le vrai point de départ de
+l'ensemble des études électro-chimiques, comme ayant spontanément
+révélé, par un exemple irrécusable, la haute énergie chimique de
+l'admirable instrument que Volta venait de créer. On doit même rattacher
+à cette origine les premières tentatives pour fonder une théorie
+générale des phénomènes électro-chimiques: car la conception proposée
+alors par Grothuss afin d'expliquer l'observation de Nicholson, d'après
+la polarité électrique des molécules, contient réellement le germe
+primitif de toutes les idées essentielles qui, graduellement étendues et
+développées, à mesure que les phénomènes l'ont exigé, constituent
+maintenant la théorie électro-chimique.
+
+Une fois avertis, par cette observation fondamentale, de la puissance
+analytique propre à la pile de Volta, il était naturel que les chimistes
+s'efforçassent d'appliquer ce nouvel agent à la décomposition des
+substances qui avaient résisté jusque alors à l'ensemble des moyens
+connus. Cette première suite d'essais produisit, au bout de quelques
+années, la brillante découverte de l'illustre Davy sur l'importante
+analyse des alcalis proprement dits et des terres, que n'avaient pu
+encore opérer les influences purement chimiques. La grande et belle
+théorie de l'immortel Lavoisier avait conduit, dès sa naissance, à
+prévoir un tel résultat général, en établissant que toute base
+salifiable devait nécessairement provenir de la combinaison de l'oxigène
+avec un métal quelconque. À la vérité, la découverte essentielle de
+Berthollet sur la vraie composition de l'ammoniaque avait dû
+naturellement altérer déjà la confiance, jusque alors complète,
+qu'inspirait à tous les chimistes cette prévision rationnelle. Mais
+cette exception encore isolée, quoique capitale, ne pouvait alors
+prévaloir à cet égard sur l'ensemble des principales analogies
+chimiques. Il était donc vraiment inévitable que les chimistes, mis en
+possession d'un nouveau moyen analytique, dont l'énergie ne pouvait être
+contestée, entreprissent de constater la présence de l'oxigène dans les
+alcalis et dans les terres. L'importance majeure du beau résultat obtenu
+par Davy ne doit pas, sans doute, faire illusion sur la difficulté
+réelle d'une découverte aussi complétement préparée. L'institution du
+procédé purement chimique, d'après lequel M. Gay-Lussac parvint, un peu
+plus tard, à confirmer l'analyse électrique de la potasse, constituait
+peut-être un problème plus difficile, quoique le succès dût en être
+beaucoup moins éclatant.
+
+L'importante observation de Nicholson avait commencé l'électro-chimie;
+la belle découverte de Davy, outre sa haute valeur directe, détermina,
+dans cette nouvelle direction, une impulsion générale et décisive, qui
+fut la véritable source de tous les progrès ultérieurs. Néanmoins, il
+restait encore à étudier en elle-même l'influence chimique de
+l'électricité, envisagée sous un point de vue purement scientifique, et
+non plus seulement comme un moyen prépondérant d'opérer des
+décompositions nouvelles. Or le grand travail de Davy ne pouvait manquer
+encore de déterminer bientôt, d'une manière indirecte, mais nécessaire,
+cette indispensable conséquence philosophique. Car la chimie se trouvait
+ainsi avoir, évidemment, réalisé tout d'un coup les plus importantes et
+les plus difficiles des analyses inaccessibles jusque alors aux voies
+ordinaires; et, en effet, la science n'a fait depuis, sous ce rapport,
+aucune autre acquisition essentielle. Le sentiment de plus en plus
+profond de cette vérité frappante devait inévitablement rendre de plus
+en plus scientifique l'attention déjà irrévocablement fixée sur les
+actions électro-chimiques, bientôt assujetties à une étude directe et
+régulière. Cette dernière conséquence, qui a achevé de constituer
+l'électro-chimie, comme une partie fondamentale de la science chimique,
+a été surtout réalisée par l'importante série de recherches de M.
+Berzélius sur la décomposition voltaïque de tous les sels, et ensuite
+des principaux oxides et acides. De telles analyses, dont les résultats
+étaient faciles à prévoir d'après les expériences de Davy, ne pouvaient
+proprement avoir pour objet de dévoiler directement aucune nouvelle
+vérité chimique; mais elles étaient essentiellement destinées à
+présenter sous un aspect entièrement général l'influence chimique de
+l'électricité, jusque alors bornée à certains phénomènes isolés, quoique
+très importans. À cet égard, ce bel ensemble de recherches constituait
+une phase indispensable du développement naturel de l'électro-chimie,
+dès lors irrévocablement liée au système entier de la science chimique.
+C'est par l'influence graduelle de ces grands travaux de M. Berzélius,
+que la considération habituelle des propriétés électriques a pris une
+importance croissante dans l'étude chimique de toutes les substances,
+dont la division universelle en électro-négatives et électro-positives
+est bientôt devenue fondamentale pour leurs définitions scientifiques,
+comme on le voit surtout quant à la distinction générale entre les
+acides et les alcalis, qu'il serait difficile d'établir solidement
+aujourd'hui sur aucune autre base. Aussi est-ce à M. Berzélius qu'il
+devait naturellement appartenir de concevoir l'ensemble de la théorie
+électro-chimique sous une forme entièrement systématique, résultat
+presque spontané de l'esprit général de ses recherches.
+
+Quelle que fût la haute importance philosophique des travaux de M.
+Berzélius sur l'électro-chimie, une dernière condition était néanmoins
+encore indispensable à remplir pour donner à cette nouvelle branche
+essentielle de la chimie tout son vrai caractère scientifique. Jusque
+alors, en effet, l'action voltaïque avait été essentiellement envisagée
+sous le point de vue analytique; il restait à la considérer aussi, afin
+d'en avoir une notion complète, sous le point de vue synthétique. Cette
+grande lacune a été enfin comblée, de la manière la plus satisfaisante,
+par le bel ensemble des travaux de M. Becquerel. Sans doute, les
+décompositions opérées par la pile étant fréquemment accompagnées de
+certaines combinaisons, on ne pouvait depuis long-temps méconnaître,
+sous ce rapport, l'influence chimique de l'électricité galvanique. Mais
+ces observations accessoires ne dispensaient aucunement, pour un sujet
+aussi important, de l'étude directe et féconde organisée par M.
+Becquerel, qui a rendu pleinement irrécusable l'action synthétique de
+l'électricité convenablement administrée, et qui surtout l'a employée à
+réaliser de nouvelles et précieuses combinaisons, jusque ici impossibles
+d'après les voies ordinaires.
+
+Cette seconde face générale de l'électro-chimie a même nécessairement
+exigé d'abord une profonde et indispensable modification dans le mode
+primitif d'expérimentation. La première disposition de la pile, telle
+que Volta l'avait imaginée, devait être essentiellement maintenue pour
+opérer des décompositions, sauf les perfectionnemens successifs que
+l'expérience a dû naturellement provoquer, et qui étaient surtout
+destinés à augmenter l'énergie de l'appareil. Mais, à l'égard des
+combinaisons, cette extrême énergie voltaïque eût constitué, au
+contraire, un obstacle radical, en déterminant le plus souvent la
+décomposition des principes immédiats que l'on voulait unir. Il a donc
+fallu recourir inévitablement ici à l'action très prolongée de
+puissances électriques extrêmement faibles, dont l'efficacité fût
+augmentée par la disposition avantageuse suivant laquelle les diverses
+substances seraient habituellement soumises à leur influence. M.
+Becquerel a très heureusement satisfait à l'ensemble de ces conditions
+indispensables, en opérant presque toujours à l'aide d'un seul élément
+voltaïque, et en saisissant chaque corps dans l'état que les chimistes
+ont toujours reconnu comme le plus favorable à la combinaison,
+c'est-à-dire l'état _naissant_. Ce changement essentiel dans
+l'institution ordinaire des expériences, constitue le principal
+caractère scientifique de la marche propre à cet illustre savant, et qui
+ne pouvait être, sans doute, mieux adaptée à la nature des phénomènes
+qu'il voulait étudier. Non-seulement il a déterminé ainsi la combinaison
+directe de plusieurs corps, qu'on ne peut unir encore par aucun procédé
+purement chimique; mais, à l'égard même des composés susceptibles d'être
+autrement obtenus, ce nouveau mode présente la propriété remarquable de
+faire toujours éminemment ressortir leur structure géométrique, par une
+suite nécessaire de la lenteur et de la régularité de leur formation
+graduelle; ce caractère est surtout frappant envers certains sulfures
+métalliques, quelques oxides, et plusieurs sels.
+
+Il ne convient nullement d'insister ici sur l'importance évidente que
+doivent avoir un jour les principaux résultats de M. Becquerel
+relativement à l'histoire naturelle du globe, pour expliquer, d'une
+manière satisfaisante, un grand nombre d'origines minérales, quand le
+temps sera vraiment venu d'aborder avec succès un tel ordre de questions
+concrètes. Du point de vue abstrait, seul conforme à la nature de cet
+ouvrage, nous devons surtout remarquer cette importante série de travaux
+comme ayant directement perfectionné le système général de la méthode
+chimique, en créant de nouveaux et puissans moyens de recomposition,
+dont la valeur essentielle est d'autant plus grande que les progrès
+fondamentaux de la synthèse chimique sont loin jusque ici d'être
+suffisamment en harmonie avec ceux de l'analyse; la faculté de détruire
+étant naturellement susceptible d'un développement beaucoup plus rapide
+que celui de la puissance régénératrice. Enfin, quant à la suite de
+considérations qui nous occupe spécialement ici, les recherches de M.
+Becquerel ont évidemment complété la constitution générale de
+l'électro-chimie, qui, étant désormais à la fois synthétique et
+analytique, ne peut plus, quels que puissent être ses perfectionnemens
+futurs, que s'étendre et se développer, à des degrés quelconques,
+suivant quelqu'une des diverses directions principales, déjà pleinement
+caractérisées par l'ensemble des travaux exécutés depuis le commencement
+de notre siècle.
+
+Telle est la filiation générale des découvertes essentielles faites
+jusque ici dans l'étude des phénomènes électro-chimiques. Afin de mieux
+saisir comment cette étude a graduellement conduit à une nouvelle
+conception fondamentale pour l'ensemble des effets chimiques, il est
+indispensable de considérer maintenant le grand phénomène qui a été le
+sujet primitif de la théorie électro-chimique, après quoi l'appréciation
+philosophique de cette théorie s'effectuera en quelque sorte
+spontanément.
+
+On a souvent remarqué, et avec beaucoup de raison, que par sa nature,
+l'étude de la combustion constitue, pour ainsi dire, le point central du
+système des considérations chimiques. Cette remarque n'est pas seulement
+applicable aux époques les plus reculées de la chimie, envisagée dans un
+état encore théologique: elle convient surtout à la constitution la plus
+récente et la plus parfaite de son état métaphysique, principalement
+caractérisée par la transformation de la combustibilité, sous le nom de
+phlogistique, en une entité matérialisée, quoique insaisissable. Quand,
+après une longue préparation, la science chimique a commencé enfin à
+passer à l'état vraiment positif, sous l'influence prépondérante de
+l'admirable génie du grand Lavoisier, cette glorieuse révolution a
+essentiellement consisté dans l'établissement d'une nouvelle théorie
+fondamentale de la combustion. Aujourd'hui, enfin, c'est la nécessité
+reconnue de modifier profondément cette théorie, qui a surtout conduit à
+la conception électrique des phénomènes chimiques. Une telle conception
+ne saurait donc être nettement jugée, sans avoir préalablement apprécié
+cette destination principale.
+
+La théorie pneumatique de Lavoisier sur la combustion avait en vue deux
+objets essentiels, fort hétérogènes, qui n'ont pas été jusque ici
+nettement distingués: 1º l'analyse fondamentale du phénomène général de
+la combustion; 2º l'explication des effets de chaleur et de lumière qui
+en constituent, pour le vulgaire, le plus important caractère. L'une et
+l'autre condition furent remplies de la manière la plus admirable,
+d'après l'état des connaissances acquises: jamais, depuis cette grande
+époque, aucune théorie chimique n'a été aussi nettement et aussi
+profondément empreinte de ce double esprit de rationnalité et de
+positivité, dont l'irrésistible influence devait entraîner
+irrévocablement les intelligences vers un mode radicalement nouveau de
+philosopher sur les faits chimiques. Toute combustion, brusque ou
+graduelle, fut regardée comme consistant nécessairement dans la
+combinaison du corps combustible avec l'oxigène, d'où, quand le corps
+était simple, résulterait un oxide, le plus souvent susceptible de
+devenir la base d'un sel, et, si l'oxigène était prépondérant, un
+véritable acide, principe d'un certain genre de sels. Quant au
+dégagement de chaleur et de lumière, il fut attribué, en général, à la
+condensation de l'oxigène, et accessoirement à celle du combustible,
+dans cette combinaison. Il importe de juger séparément ces deux parties
+essentielles de la théorie anti-phlogistique.
+
+Sous le premier point de vue, en effet, cette théorie présente
+naturellement un caractère beaucoup plus philosophique que sous le
+second. Il était éminemment rationnel d'analyser avec exactitude, d'une
+manière générale, le phénomène de la combustion, afin de saisir ce qu'un
+tel phénomène, dont la nature chimique ne pouvait être contestée,
+offrait réellement de commun à tous les cas divers. Comme cet examen ne
+pouvait être d'abord rigoureusement complet, les conclusions fournies
+par une telle étude pouvaient pécher, sans doute, par une trop grande
+généralité, ainsi qu'on la constaté depuis: mais, restreintes dans leurs
+limites naturelles, elles constituaient nécessairement un précieux
+ensemble de vérités ineffaçables, qui, en effet, formera toujours une
+partie essentielle de la science chimique, quelles que puissent jamais
+être ses révolutions futures.
+
+Il en était tout autrement pour l'explication de la chaleur et de la
+lumière dégagées. D'abord, cette seconde question générale n'appartient
+point réellement, par sa nature, à la chimie, mais à la physique; en
+sorte que, quelle que doive être sa solution finale, on ne saurait
+comprendre comment elle entraînerait rationnellement un changement
+radical dans la manière de concevoir les phénomènes vraiment chimiques.
+Toutefois, ce qu'il faut surtout remarquer, à cet égard, c'est qu'une
+semblable explication, pour ne pas dégénérer en une tentative de
+pénétrer la nature intime du feu et son mode essentiel de production,
+devait nécessairement consister en une simple assimilation d'une telle
+source de chaleur avec une autre plus étendue, déjà reconnue. Car,
+chaque cas de manifestation du feu ne saurait être expliqué, d'une
+manière vraiment positive, qu'en établissant son analogie réelle avec un
+autre plus général, sans que nous puissions d'ailleurs, en aucun cas,
+découvrir jamais quelle est la véritable cause du phénomène. Or, en
+considérant la recherche proposée sous ce point de vue, le seul
+strictement scientifique, on ne pouvait nullement garantir d'avance que
+la similitude sur laquelle devait reposer l'explication désirée, ne
+serait point nécessairement gratuite et précaire, et, par suite,
+susceptible d'être renversée, comme en effet il arriva bientôt, par une
+étude ultérieure de la question. Aucun philosophe n'aurait voulu, à
+cette époque, et nul ne voudrait, sans doute, même aujourd'hui, ne
+reconnaître, en principe, qu'une seule source fondamentale de chaleur, à
+laquelle il faudrait inévitablement ramener toutes les autres: une telle
+obligation ne pourrait être remplie que par des rapprochemens très
+vagues et purement hypothétiques, qui ne sauraient avoir un vrai
+caractère scientifique. Dès lors, si l'on s'accorde à reconnaître, en
+général, plusieurs sources principales, parfaitement distinctes et
+indépendantes les unes des autres, pourquoi la combustion, ou, sous un
+point de vue plus étendu, toute action chimique très prononcée, ne
+constituerait-elle pas un de ces cas primordiaux, nécessairement
+irréductibles à aucun autre? Pourquoi une source de chaleur aussi
+puissante et aussi universelle serait-elle regardée comme secondaire,
+tandis que le frottement, par exemple, continuerait à être unanimement
+envisagé comme une source principale? Sans doute, on ne saurait se
+refuser à admettre, sous ce rapport, les analogies que l'observation
+aurait réellement constatées: mais il faut, néanmoins, reconnaître
+qu'il n'existait vraiment, à cet égard, aucun grand besoin scientifique
+d'anticiper hypothétiquement sur les résultats de l'étude expérimentale,
+ni même aucun espoir rationnel de le tenter avec succès. Nous aurons
+lieu, dans la seconde partie de ce volume, d'appliquer de nouveau les
+mêmes remarques philosophiques à une autre question capitale, d'un genre
+analogue, celle de la chaleur vitale, et spécialement animale, dont
+l'étude positive est jusqu'ici radicalement entravée par de vains
+efforts hypothétiques pour réduire cette grande source de chaleur aux
+sources purement physiques et surtout chimiques, sans qu'on veuille
+s'accorder à reconnaître enfin que l'action nerveuse peut constituer, en
+effet, une source distincte et primordiale, indépendante de toutes les
+autres, et susceptible d'altérer, plus ou moins profondément, les
+résultats naturels de leur influence directe. La philosophie
+métaphysique, pour laquelle les rapprochemens étaient nécessairement
+très faciles, parce qu'ils n'avaient aucune réalité, nous a laissé
+encore, à beaucoup d'égards, une tendance exagérée à la généralisation;
+et, quoique le principe de cette tendance soit aujourd'hui éminemment
+respectable, en vertu de son indispensable participation aux plus
+grandes découvertes scientifiques, sa prépondérance immodérée n'en est
+pas moins très préjudiciable au progrès naturel de nos connaissances
+positives.
+
+Cette suite de considérations nous amène à conclure que, tout en
+prononçant, comme il a dû le faire, sur l'analyse fondamentale du grand
+phénomène de la combustion, Lavoisier eût plus sagement procédé s'il se
+fût abstenu de tenter aucune explication générale pour les effets de
+chaleur et de lumière qui l'accompagnent ordinairement, ce qui l'eût
+dispensé de supposer, en principe, une condensation inévitable, qui
+n'est point la conséquence nécessaire d'un tel phénomène, et qui, en
+effet, a été, plus tard, trouvée fréquemment en défaut. Sans doute, la
+science serait plus parfaite si ce remarquable effet thermologique
+pouvait être constamment rattaché à la loi plus étendue, découverte
+antérieurement par Black, sur le dégagement de chaleur propre à tout
+passage d'un corps quelconque d'un état à un autre plus dense; et c'est
+certainement une telle espérance qui a surtout excité Lavoisier. Mais,
+cette perfection, qui n'est nullement indispensable, deviendrait
+totalement illusoire, si elle ne pouvait être obtenue qu'en altérant la
+réalité des phénomènes, ou même si la condensation supposée, sans être
+expressément contraire à l'observation, n'était pas effectivement
+indiquée par elle, dans la plupart des cas. Toutefois, il serait
+évidemment très déraisonnable d'exiger une réserve scientifique aussi
+difficile chez ceux qui, les premiers, tentent de ramener à des théories
+positives une science jusque alors essentiellement dominée par les
+conceptions métaphysiques; ces restrictions sévères, ces distinctions
+délicates, eussent probablement, imposées dès l'origine, arrêté le
+premier essor du génie positif. Mais, une semblable justification ne
+saurait être appliquée, dans le développement ultérieur de la science, à
+ceux qui, après avoir reconnu formellement l'insuffisance réelle des
+explications primitives, s'efforcent d'en construire d'analogues sur le
+même sujet, sans avoir préalablement examiné avec attention, d'après les
+règles essentielles de la saine philosophie, si ce sujet est
+effectivement susceptible d'une explication quelconque. Or, telle me
+paraît être aujourd'hui la grande erreur philosophique des chimistes qui
+ont voulu substituer la théorie électro-chimique à la théorie
+anti-phlogistique proprement dite. Afin de motiver convenablement ce
+jugement général, il faut maintenant poursuivre l'examen direct des
+principales considérations chimiques qui ont mis graduellement en
+évidence l'imperfection essentielle de la théorie de Lavoisier, que nous
+devons continuer à envisager sous les deux aspects ci-dessus
+distingués.
+
+Le plus illustre émule de Lavoisier reconnut bientôt la nécessité de
+modifier, sous un rapport très important, quoique indirect, la manière
+générale dont ce grand philosophe avait analysé le phénomène fondamental
+de la combustion. Une des principales conséquences de cette analyse
+consistait en ce que tout acide et toute base salifiable devaient
+inévitablement résulter d'une véritable combustion, c'est-à-dire de la
+combinaison d'un élément quelconque avec l'oxigène. Or Berthollet
+découvrit d'abord que l'un des alcalis les mieux caractérisés,
+l'ammoniaque, est uniquement formé d'hydrogène et d'azote, sans aucune
+participation de l'oxigène; et, peu de temps après, il établit aussi que
+le gaz hydrogène sulfuré, où l'oxigène n'existe pas davantage, présente
+néanmoins toutes les propriétés essentielles d'un acide réel. Ces deux
+points remarquables de doctrine ont été confirmés depuis par toutes les
+voies dont la science chimique peut jusqu'ici disposer, et spécialement
+par la méthode électrique. Une fois que les chimistes ont été ainsi
+avertis, par un double exemple aussi décisif, que, la théorie de
+Lavoisier exagérait beaucoup la prépondérance chimique de l'oxigène, ils
+ont successivement multiplié et diversifié, à un haut degré, soit à
+l'égard des alcalis, soit surtout envers les acides, ces exceptions
+capitales, dont la comparaison approfondie a graduellement investi les
+notions fondamentales de l'acidité et de l'alcalinité de cette haute
+généralité qui les distingue aujourd'hui. En outre, la théorie primitive
+de la combustion a été peu à peu modifiée, sous un point de vue plus
+direct, quoique moins important, en ce qu'on a positivement constaté
+qu'un rapide dégagement de chaleur et de lumière n'est pas toujours
+l'indice certain d'une combinaison quelconque avec l'oxigène. Le chlore,
+le soufre, et plusieurs autres corps, même non-élémentaires, ont été
+successivement reconnus susceptibles d'opérer de vraies combustions, si,
+comme il convient, on donne à l'usage scientifique de cette expression
+le sens général indiqué par son acception vulgaire. Enfin, le phénomène
+du feu n'est plus désormais exclusivement attribué à aucune combinaison
+spéciale, mais, en général, à toute action chimique à la fois très
+intense et très vive.
+
+Il importe, néanmoins, de remarquer ici, comme je l'ai précédemment
+indiqué, que, sous chacun de ces divers rapports essentiels, les
+éminentes vérités chimiques découvertes par le génie de Lavoisier ont
+nécessairement conservé toute leur valeur directe, et que ces études
+ultérieures ont seulement altéré leur généralité rigoureuse. Cette
+inévitable altération a même bien moins porté sur les phénomènes
+vraiment naturels que sur les cas principalement artificiels, à la
+considération desquels, il est vrai, la chimie générale, du point de vue
+abstrait qui la caractérise, doit rationnellement attacher une aussi
+grande importance. Ainsi, quoiqu'il existe des acides et des alcalis
+sans oxigène, il n'en reste pas moins incontestable que la plupart
+d'entre eux, et surtout les plus puissans, sont ordinairement oxigénés:
+de même, quoique l'oxigène ne soit pas réellement indispensable à la
+combustion, il en demeure néanmoins le principal agent, surtout à
+l'égard des combustions naturelles. Aussi, pour l'histoire naturelle
+proprement dite, la théorie de Lavoisier pourrait-elle, sans aucun
+inconvénient majeur, être encore appliquée dans son intégrité primitive,
+quoique le progrès fondamental de la science chimique exige
+impérieusement que son imperfection générale soit prise en haute
+considération abstraite. En un mot, si la souveraineté universelle de
+l'oxigène a été désormais irrévocablement abolie, il sera toujours
+cependant le principal élément de tout le système chimique.
+
+Sous le second aspect général, c'est-à-dire quant à l'explication du
+feu, la théorie primitive de la combustion a éprouvé, au contraire, un
+sort très différent; car, elle a été tout d'un coup radicalement
+détruite, pour ainsi dire aussitôt qu'on a tenté de la soumettre à un
+examen direct. Quoique des préoccupations plus importantes n'aient
+permis que très tard aux chimistes d'entreprendre cet examen, la théorie
+anti-phlogistique, était à cet égard, si peu positive et si peu
+rationnelle au fond, surtout comparativement à l'analyse de la
+combustion, que son renversement n'a pas exigé, comme sous ce premier
+rapport, la considération ultérieure de phénomènes nouveaux et
+difficiles à découvrir, mais seulement une appréciation plus
+scientifique des phénomènes universellement envisagés. Loin de pouvoir,
+ainsi que sous l'autre point de vue, être encore essentiellement
+maintenue par les naturalistes, comme suffisant à peu près aux besoins
+principaux des études concrètes, on peut dire qu'elle n'a jamais
+réellement expliqué les effets même les plus vulgaires, incessamment
+reproduits par la plupart des combustions naturelles.
+
+L'explication proposée obligeait nécessairement à constater, dans toute
+combustion, simple ou composée, une condensation quelconque, assez
+intense pour correspondre, d'une manière approchée, au dégagement
+effectif de chaleur, et qui ne fut point simultanément compensée par une
+dilatation presque équivalente. Or, dès l'origine, cette indispensable
+condition générale n'a été remplie qu'envers un petit nombre de cas,
+qui, sous ce rapport, n'étaient pas, à beaucoup près, les plus
+importans; et, surtout, elle a été manifestement en défaut à l'égard de
+plusieurs autres phénomènes, dont la considération était, au contraire,
+prépondérante. Aussi, sans la confusion vicieuse, mais radicale, d'une
+telle explication avec l'analyse de la combustion, qui devait être si
+justement admirée, on ne saurait comprendre comment elle a pu se
+maintenir jusqu'à une époque très récente, malgré que l'attention des
+chimistes dût être alors principalement absorbée par d'autres
+spéculations théoriques.
+
+Dans la combustion du phosphore, du fer, et de la plupart des métaux, en
+général quand la combinaison produit un composé solide, la condition
+précédente peut être regardée comme suffisamment remplie; quoique
+d'ailleurs on n'ait jamais examiné si le dégagement effectif de chaleur
+est réellement en harmonie avec celui qui correspondrait à une semblable
+condensation directe de l'oxigène, ce qui doit néanmoins sembler
+nécessaire pour justifier complétement l'explication; cette
+vérification supplémentaire serait, même aujourd'hui, presque impossible
+à instituer positivement. Mais, à l'égard des combustions nombreuses
+dont les produits sont, au contraire, essentiellement gazeux, et qui,
+cependant, présentent d'ordinaire, au degré le plus prononcé, le
+phénomène du feu, toute explication de ce genre est évidemment
+chimérique. Car, non-seulement on n'y remarque point le plus souvent une
+condensation suffisante; mais, en sens inverse, on observe clairement,
+dans les cas les plus énergiques, une dilatation totale très
+considérable, qui, suivant une telle théorie, devrait donner lieu à un
+immense refroidissement. Quelques exemples, choisis parmi les plus
+essentiels, feront aisément sentir l'irrésistible puissance de cette
+critique générale, qui est désormais à l'abri de toute réclamation, et
+dont il importe néanmoins à notre sujet actuel de préciser exactement la
+nature, afin de mieux apprécier le caractère fondamental de la théorie
+électro-chimique, sur la formation primitive de laquelle un tel ordre de
+considérations a exercé une influence principale et directe.
+
+La chaleur dégagée dans la combustion du carbone, a pu être d'abord
+attribuée, avec une certaine vraisemblance, malgré la grande dilatation
+de cet élément, à la condensation de l'oxigène, d'après la pesanteur
+spécifique très supérieure du gaz acide carbonique formé, quoique un tel
+accroissement de densité fût loin d'ailleurs de correspondre à
+l'intensité de l'effet thermologique. Mais, lorsqu'il a été reconnu, par
+des mesures exactes, qu'un volume quelconque d'oxigène fournit un volume
+parfaitement égal d'acide carbonique, ce qui constitue un fait essentiel
+pour la doctrine des proportions définies, il est aussitôt devenu
+évident que ce phénomène ne donnait lieu à aucune condensation, et que
+l'excès de pesanteur spécifique était seulement produit par
+l'interposition moléculaire du carbone, dont la vaporisation
+non-compensée eût dû alors déterminer, au contraire, un refroidissement
+très notable. À la vérité, tant qu'on n'a pas su évaluer avec quelque
+précision la chaleur spécifique des gaz, l'annulation d'une telle
+explication a pu être provisoirement retardée, en regardant _à priori_
+la chaleur spécifique de l'acide carbonique comme très inférieure à
+celle de l'oxigène, quoique cette inégalité supposée n'eût pû réellement
+satisfaire à l'ensemble des conditions du phénomène, sans excéder
+beaucoup toutes les limites probables. Toutefois, cette dernière et
+insuffisante ressource a été radicalement détruite, lorsqu'on est
+parvenu à constater d'une manière irrécusable, que si, à poids égal, la
+chaleur spécifique de l'oxigène est légèrement supérieure à celle de
+l'acide carbonique, celle-ci, au contraire, à volume égal, surpasse, de
+plus d'un tiers, la première: or, ici, il n'était nullement douteux,
+surtout d'après la composition numérique du gaz acide carbonique, que la
+comparaison devait porter sur les volumes et non sur les poids; en sorte
+que l'analyse exacte et complète du phénomène ne laissait plus aucune
+issue à la théorie primitive. La combustion du soufre donne lieu à des
+remarques essentiellement analogues. Quant à celle de l'hydrogène, la
+condensation des deux élémens paraissait d'abord devoir expliquer, d'une
+manière vraiment satisfaisante, l'énorme dégagement de chaleur dont elle
+est si évidemment accompagnée, parce que la densité de ces élémens était
+seulement mise en opposition avec celle de l'eau à l'état liquide. Mais,
+en réfléchissant que le produit immédiat d'une telle combinaison est, en
+réalité, de la vapeur d'eau, même très raréfiée, on a facilement reconnu
+que, au lieu d'une véritable condensation, ce phénomène détermine une
+dilatation très sensible, dont les expériences eudiométriques constatent
+d'ailleurs directement l'existence. La comparaison des chaleurs
+spécifiques est encore ici en sens inverse de l'explication primitive,
+qui, par l'ensemble judicieusement apprécié des circonstances
+caractéristiques de ce phénomène, devrait faire présumer, au contraire,
+un refroidissement très prononcé. J'indiquerai enfin, comme un dernier
+exemple frappant, pris dans les combustions indirectes et composées, le
+phénomène si vulgaire de l'inflammation de la poudre ordinaire. Tous les
+matériaux de cette réaction chimique sont solides, à l'exception de
+l'oxigène atmosphérique, dont la participation n'y est point
+numériquement considérable; tous les produits essentiels sont, au
+contraire, des gaz extrêmement dilatés, sauf un résidu solide, presque
+négligeable: et, néanmoins, malgré une réunion de conditions aussi
+défavorables d'après la théorie anti-phlogistique, le phénomène
+s'accomplit avec un intense échauffement. Les composés fulminans donnent
+lieu à une contradiction encore plus prononcée, quoique moins
+universellement connue, surtout dans le cas où une substance liquide, et
+même solide, se décompose presque spontanément, à la température
+ordinaire, en deux principes gazeux; en produisant néanmoins un
+échauffement très notable, et quelquefois une véritable inflammation.
+
+L'ensemble des considérations précédentes peut être suffisamment résumé,
+d'une manière aussi frappante que philosophique, par cette réflexion
+naturelle que, si le feu ordinaire de nos foyers n'était point pour nous
+le sujet d'une expérience intime et continue, son existence serait
+rendue très douteuse, et même formellement rejetée, par les prétendues
+explications scientifiques qu'on a jusqu'ici tenté si vainement
+d'établir pour ce grand phénomène. Rien n'est plus propre, ce me semble,
+qu'une telle pensée à faire sentir que la production chimique du feu ne
+saurait comporter, en général, aucune explication rationnelle. Car, s'il
+en était autrement, il devrait paraître incompréhensible, que, à une
+époque aussi rapprochée de nous, des hommes de génie, dont l'instruction
+essentielle, à cet égard, était presque équivalente à la nôtre, se
+fussent, sous ce rapport, aussi grossièrement trompés. Le feu
+électrique, tant recommandé maintenant pour une telle explication,
+était, sans doute, assez connu de Lavoisier, de Cavendish, de
+Berthollet, etc., pour que ces illustres philosophes eussent pu en faire
+la base principale de leur théorie, si une semblable hypothèse avait
+réellement, sur celle qu'ils ont adoptée, une prépondérance aussi
+parfaite qu'on le pense communément aujourd'hui. Mais, cette
+considération préjudicielle, quelle que soit son importance effective,
+ne saurait nullement nous dispenser d'un examen direct de la conception
+électro-chimique, qui se trouve ainsi convenablement préparé, et qui,
+par suite, peut être entrepris ici d'une manière satisfaisante, quoique
+très rapide, sous le point de vue philosophique.
+
+Suivant cette nouvelle théorie, le feu produit dans la plupart des
+fortes réactions chimiques devrait être attribué à une véritable
+décharge électrique qui s'opérerait au moment de la combinaison, par la
+neutralisation mutuelle, plus ou moins complète, des deux états
+électriques opposés propres aux deux substances considérées, dont l'une
+serait toujours électro-positive et l'autre électro-négative. Mais, il y
+a tout lieu de craindre que, lorsque cette nouvelle explication aura pu
+être soumise à une discussion aussi approfondie que l'ancienne, elle ne
+soit pas trouvée, au fond, plus rationnelle. Quoique la plupart des
+chimistes et des physiciens paraissent s'accorder aujourd'hui à
+reconnaître des effets électriques dans tous les phénomènes chimiques,
+cette électricité n'est pourtant jusqu'ici admise le plus souvent que
+d'après une simple induction analogique, en sorte que, si réellement
+elle existe toujours, elle doit être ordinairement assez peu intense
+pour avoir directement échappé à l'exploration très délicate de
+l'électrologie actuelle. Il est particulièrement digne de remarque que
+les phénomènes chimiques sur lesquels on a le plus justement insisté
+pour renverser l'ancienne explication, et dont je viens d'indiquer les
+principaux, fassent précisément partie de ceux où l'on n'a pu parvenir
+encore, par aucune voie, à constater réellement aucun symptôme
+électrique. Dans les cas où l'électrisation n'est point douteuse, son
+influence chimique est jusqu'ici tellement équivoque que les uns la
+regardent comme la cause, et les autres, au contraire, comme l'effet de
+la combinaison: cette dernière opinion est même devenue très
+vraisemblable, depuis que l'explication chimique des effets généraux de
+la pile de Volta a été définitivement établie par Wollaston. Quand M.
+Berzélius, pour mieux caractériser sa théorie électrique du feu
+chimique, a rapproché ce phénomène de la production de l'éclair et du
+tonnerre, il a involontairement donné lieu à une comparaison très
+défavorable pour sa conception, par le contraste si prononcé de
+l'admirable enchaînement de preuves positives d'après lequel l'immortel
+Franklin a si complétement démontré la nature électrique de ce grand
+phénomène atmosphérique, avec l'ensemble des considérations hasardées et
+insuffisantes sur lesquelles on veut fonder une opinion analogue à
+l'égard d'une multitude de phénomènes beaucoup plus variés et plus
+complexes. L'explication anti-phlogistique proprement dite, quoique
+radicalement vicieuse, avait néanmoins le mérite d'être, sinon
+rigoureusement démontrée, du moins extrêmement plausible, dans quelques
+cas particuliers, par exemple quant à la combustion du fer ou du zinc
+dans l'oxigène pur, où elle ne laisse rien à désirer qu'une exacte
+confrontation numérique des effets thermologiques. Au contraire,
+l'explication électrique n'est réellement établie jusqu'ici, d'une
+manière positive, pour aucun phénomène convenablement analysé.
+Toutefois, on peut craindre que sa nature vague ne permette point de la
+détruire aussi radicalement, et surtout aussi promptement, que
+l'ancienne. Car, celle-ci, en se rattachant à une condensation nettement
+spécifiée et exactement appréciable, comportait aisément une critique
+directe et irrécusable, qui a pu ne laisser aucune issue: tandis que la
+nouvelle conception réserve presque toujours la ressource spécieuse de
+regarder l'état électrique comme trop peu prononcé où trop fugitif pour
+être perceptible à nos moyens actuels d'exploration positive. Mais une
+semblable propriété devrait être loin, sans doute, de constituer aucun
+motif de recommandation, en faveur d'une théorie quelconque, auprès
+d'aucun esprit philosophique, surtout en considérant qu'il s'agit alors
+d'attribuer mystérieusement à des causes aussi faibles ou aussi
+équivoques des effets très intenses et fortement caractérisés. Ce n'est
+pas, néanmoins, que je veuille regarder le dégagement de chaleur et de
+lumière dans les grandes réactions chimiques comme ne pouvant jamais
+avoir une origine vraiment électrique, pas plus que je ne voudrais
+universellement exclure l'explication fondée sur la condensation. Mais,
+en considérant l'ensemble des phénomènes sans aucune préoccupation
+spéculative, je pense que, dans la plupart des combustions,
+artificielles ou naturelles, il n'y a ni condensation, ni électrisation.
+Enfin, du point de vue philosophique, ces vaines tentatives pour
+expliquer, de diverses manières, la production chimique du feu, me
+paraissent principalement résulter encore d'un reste de disposition
+métaphysique à pénétrer la nature intime des phénomènes et leur mode
+essentiel de génération. En un mot, l'action chimique constitue, à mes
+yeux, une des diverses sources primordiales de la chaleur et de la
+lumière, et ne saurait, par conséquent, comporter, le plus souvent, en
+cette qualité, aucune explication positive, c'est-à-dire être
+effectivement rattachée, sous ce rapport, à aucune autre influence
+fondamentale.
+
+Si la philosophie chimique n'était point aujourd'hui aussi
+imparfaitement constituée, même dans ses notions les plus simples et les
+plus élémentaires, il serait, sans doute, inutile de prouver
+expressément que la considération du feu, qui, malgré son importance
+réelle, constitue seulement un simple accessoire physique des vrais
+phénomènes chimiques, ne saurait être rationnellement susceptible de
+motiver un changement radical dans la conception fondamentale de toute
+action chimique, lors même qu'on croirait pouvoir adopter, à cet égard,
+l'explication vague et hasardée que je viens de caractériser. Quand nos
+prédécesseurs devaient regarder la chaleur comme le principal agent
+physique des phénomènes de composition et de décomposition, ils savaient
+s'abstenir de dénaturer une telle considération au point d'assimiler les
+effets chimiques à de simples effets thermologiques. On n'est pas, en
+général, aussi réservé de nos jours, depuis que le développement et
+l'extension des études expérimentales ont fait reconnaître la grande
+influence chimique de l'électricité, quoique cette influence soit
+d'ailleurs essentiellement analogue à celle de la chaleur, et seulement
+plus complète et plus prononcée dans l'ensemble des cas explorés. L'idée
+vague d'_attraction_, qui s'attache naturellement à toute considération
+électrique, a suffi ici pour entraîner à confondre l'auxiliaire du
+phénomène, ou, si l'on veut, son agent physique général, avec le
+phénomène lui-même, et pour faire tendre à dénaturer profondément la
+chimie en la confondant avec l'électrologie, par l'irrationnelle
+assimilation des propriétés chimiques à de simples propriétés
+électriques, comme on le voit surtout dans la théorie de M. Berzélius.
+
+Mais y a-t-il réellement aucune comparaison scientifique à établir entre
+la tendance de deux corps à rester mécaniquement adhérens l'un à l'autre
+après un certain mode d'électrisation, et la disposition à unir
+intimement toutes leurs molécules, intérieures ou extérieures, par suite
+d'une véritable action chimique? M. Berzélius a franchement déclaré que
+la cohésion proprement dite, c'est-à-dire la force qui réunit si
+énergiquement entre elles les particules d'un même corps, ne comporte
+réellement aucune explication électrique. Il serait difficile, en effet,
+que la faible adhérence de deux corps électrisés, même par le mode
+magnétique, si aisément surmontée, envers des masses considérables, par
+de médiocres efforts mécaniques, pût véritablement faire comprendre
+cette puissante liaison moléculaire, qui, sur le moindre fragment,
+résiste à toutes les forces mécaniques. On a beau envisager les
+particules d'un corps quelconque comme autant d'élémens voltaïques,
+ayant chacun son pôle positif et son pôle négatif, et attachés les uns
+aux autres par l'antagonisme électrique des pôles opposés; cette fiction
+inintelligible, et qui ne saurait admettre aucune vérification, ne peut
+pas donner la moindre idée de la véritable cohésion moléculaire. Mais
+l'affinité elle-même, c'est-à-dire la tendance à la combinaison, n'est
+pas, au fond, mieux expliquée par la théorie électro-chimique. Les
+phénomènes électriques, en tant que physiques, sont, de leur nature,
+éminemment généraux; ils ne présentent, d'un corps à un autre, que de
+simples différences d'intensité: tandis que les phénomènes chimiques
+sont, au contraire, essentiellement spéciaux ou électifs. On doit donc
+regarder comme anti-scientifique toute tentative de faire rentrer, dans
+une branche quelconque de la physique, l'ensemble de la chimie, qui
+constitue nécessairement une science fondamentale, d'un caractère propre
+et indépendant. Je sais que M. Berzélius croit avoir suffisamment égard
+aux différences spécifiques des diverses substances chimiques, en
+concevant, pour les corps élémentaires, un certain ordre électrique,
+primordial et invariable, que j'ai déjà eu occasion d'indiquer dans
+l'avant-dernière leçon, et suivant lequel ces élémens seraient toujours,
+les uns envers les autres, ou électro-positifs ou électro-négatifs.
+Mais l'existence d'un tel ordre, et surtout sa permanence rigoureuse,
+semblent d'abord radicalement contraires aux notions les plus certaines
+de l'électrologie, où l'on voit le plus léger changement, soit dans le
+mode, soit dans les circonstances de l'électrisation, déterminer
+souvent, entre les mêmes corps, le renversement de l'antagonisme
+électrique. Quoi qu'il en soit, en admettant même cette disposition
+fondamentale, on est loin de pouvoir aucunement en déduire les nouvelles
+propriétés électriques que la théorie électro-chimique oblige à supposer
+ensuite dans les composés des différens ordres. En se bornant à ceux du
+premier ordre, suivant quelles lois leurs caractères négatifs ou
+positifs dérivent-t-il de l'état électrique de chacun des deux élémens?
+Faut-il seulement avoir égard, dans une telle appréciation, à la simple
+composition numérique, ou bien doit-on considérer aussi l'énergie
+électrique propre à chaque élément, et qui ne semble guère susceptible
+d'estimation exacte? C'est ce que la théorie électro-chimique laisse
+jusqu'ici profondément indéterminé. Dès lors, même en la supposant
+réelle, comment pourrait-elle efficacement contribuer à nous rapprocher
+du véritable but général de la science chimique, tel que je l'ai
+caractérisé au commencement de ce volume, c'est-à-dire nous aider à
+prévoir les affections des composés par celles des composans? Mais il y
+a plus, quelque solution qu'on imagine à la question fondamentale qui
+vient d'être posée, l'ensemble des phénomènes chimiques lui opposera des
+difficultés inextricables. Ainsi, par exemple, dans la théorie
+électro-chimique, on doit regarder, avec M. Berzélius, l'oxigène comme
+l'élément le plus négatif, puisqu'il paraît l'être envers tous les
+autres: et, néanmoins, certains oxides, où la quantité pondérale
+d'oxigène est très considérable, doivent être ensuite envisagés comme
+positifs envers certains acides, où il est beaucoup moins abondant,
+quoique les radicaux des premiers soient souvent tout aussi négatifs que
+ceux des derniers. En un mot, loin de tendre à perfectionner le système
+de la science chimique, une telle théorie y introduit mal à propos de
+nouvelles difficultés fondamentales, en faisant naître une longue suite
+de questions vagues, obscures, insolubles même, et qui, en aucun cas, ne
+sauraient faciliter la découverte rationnelle des lois chimiques.
+
+Les composés organiques, suivant la franche déclaration de M. Berzélius
+lui-même, opposent, en général, à cette théorie des obstacles
+insurmontables, par la profonde et irrégulière perturbation que ces
+nombreuses substances, toujours formées de trois ou quatre élémens
+identiques, doivent naturellement jeter dans l'ordre primordial des
+relations électriques, qui se trouve alors continuellement interverti. À
+la vérité, M. Berzélius croit pouvoir suffisamment expliquer cette
+immense anomalie, en alléguant le défaut de permanence d'une telle
+classe de combinaisons. Mais, en principe, tout composé réel me semble
+devoir être regardé comme nécessairement stable par lui-même,
+c'est-à-dire comme n'étant susceptible d'aucune altération spontanée,
+s'il est exactement soustrait à toute cause extérieure de décomposition;
+et, en sens inverse, aucun composé ne saurait persister, d'une manière
+absolue, contre des influences convenables. Les substances dites
+organiques ne constituent point, par leur nature, la moindre exception
+réelle à cette règle fondamentale, sans laquelle la science chimique me
+paraîtrait radicalement impossible: soigneusement préservées du contact
+de l'air et de l'eau, ainsi que de toute autre action perturbatrice,
+elles persévèrent indéfiniment, tout aussi bien que les substances
+spécialement qualifiées d'inorganiques. Si leur conservation est
+habituellement plus difficile, c'est uniquement parce que,
+essentiellement formées, des élémens les plus répandus autour de nous,
+elles sont naturellement plus accessibles aux causes d'altération les
+plus fréquentes. Une semblable justification serait donc entièrement
+illusoire. On ne saurait non plus recourir ici au dualisme, dont la
+considération a été si importante, dans la leçon précédente, pour faire
+concevoir le moyen d'expliquer un jour, d'une manière pleinement
+satisfaisante, les principales anomalies actuelles de la doctrine des
+proportions définies. Quant à la théorie qui nous occupe maintenant, le
+dualisme en diminuerait, sans doute, la difficulté essentielle; il y
+serait même strictement indispensable, comme je l'indiquerai ci-dessous.
+Mais il ne pourrait, évidemment, suffire à lever les objections
+principales; car l'ordre invariable des relations électriques n'est pas,
+en réalité, beaucoup mieux observé jusqu'ici envers les composés
+notoirement assujettis au dualisme, qu'à l'égard de ceux qui ne sont pas
+encore ainsi considérés. D'ailleurs l'obstacle fondamental consistant
+ici dans l'identité des élémens opposée à la variété électrique, le
+dualisme ne saurait, évidemment, permettre de le surmonter.
+
+En faisant même abstraction de ces difficultés capitales, et en
+concédant l'existence d'un système fixe et uniforme de propriétés
+électro-chimiques, applicable à tous les degrés de composition, on
+n'aurait encore nullement éclairci la notion élémentaire des phénomènes
+chimiques, par leur vaine assimilation aux actions électriques
+proprement dites; car on n'aurait établi ainsi aucune harmonie
+intelligible entre les prétendues causes et les effets réels. En
+considérant surtout la belle série des expériences électro-chimiques de
+M. Becquerel, qui, par cela même qu'elles sont synthétiques et non
+analytiques, doivent être, à ce sujet, plus spécialement envisagées, il
+serait, sans doute, impossible de comprendre comment les faibles
+puissances électriques qu'on y emploie le plus souvent, pourraient être
+les véritables causes des combinaisons énergiques qui s'effectuent
+alors, si l'on croyait devoir faire abstraction de tout effet spécifique
+et spontané, inhérent aux substances combinées. De tels phénomènes sont,
+ce me semble, éminemment propres à faire ressortir l'influence purement
+auxiliaire, quoique très importante, de l'électricité dans les effets
+chimiques, où elle agit essentiellement à la manière de la chaleur, sauf
+l'énergie comparative. Cette conclusion est d'autant plus rationnelle,
+qu'il n'y a presque point de combinaisons électro-chimiques qui ne
+puissent aussi être opérées par les procédés chimiques ordinaires sans
+aucun symptôme électrique: du moins l'ensemble des analogies doit faire
+présumer, dès aujourd'hui, à cet égard, la régularisation future de
+tous les cas encore exceptionnels. Si, par une vaine obstination, trop
+ordinaire à l'esprit humain, on voulait sauver la théorie
+électro-chimique en investissant arbitrairement l'influence électrique
+de tous les attributs spécifiques et moléculaires qui caractérisent
+essentiellement l'action chimique, une opération philosophique aussi
+vicieuse n'aboutirait, en réalité, qu'à restaurer, sous une forme
+nouvelle, l'entité primitive de l'_affinité_, décorée seulement alors de
+quelques qualités matérielles purement hypothétiques, qui ne sauraient
+la rendre plus positive. Ce rapprochement fictif et irrationnel ne
+nuirait pas seulement à la chimie, mais aussi à la physique, par le
+vague presque indéfini qu'il répandrait nécessairement désormais sur les
+notions électriques, qui sont déjà fort loin d'être trop circonscrites.
+Au fond, une telle direction scientifique me paraît essentiellement due
+à la prépondérance prolongée de l'ancien esprit philosophique, qui, dans
+l'étude totale de la nature, prétendait établir une vaine unité
+systématique, non-seulement de méthode, mais de doctrine, radicalement
+incompatible, soit avec les différences profondes des diverses
+catégories générales de phénomènes, soit avec la faiblesse effective de
+notre intelligence. Il est aisé d'apercevoir, en effet, que M. Berzélius
+ne serait nullement éloigné, en thèse philosophique, de fondre
+systématiquement, dans l'électrologie, non-seulement la chimie tout
+entière, mais aussi la théorie de la chaleur, celle de la pesanteur, et
+probablement, par suite, la mécanique céleste. En ajoutant à cet
+assemblage hétérogène la confusion, très facile à établir d'une manière
+spécieuse, du prétendu fluide nerveux avec le prétendu fluide
+électrique, on arriverait aisément à une apparence de système universel,
+qui ne saurait avoir aucune efficacité scientifique, et qui, aussitôt
+qu'on essaierait de l'employer à des études réelles, se décomposerait
+spontanément en plusieurs catégories de doctrines indépendantes, à peu
+près analogues à nos sciences actuelles, sans que cet illusoire
+échafaudage eût pu exercer d'autre influence essentielle que
+d'embarrasser la philosophie naturelle de questions vagues,
+mystérieuses, et insolubles, qu'il faudrait préalablement écarter de
+nouveau.
+
+Ainsi, en résumé, la grande influence chimique de l'électricité, comme
+celle de la pesanteur, et surtout comme celle de la chaleur, ne saurait
+aujourd'hui être méconnue: et je me suis efforcé, dans cette leçon, de
+faire d'abord convenablement ressortir la haute importance de
+l'électro-chimie pour le perfectionnement général de la science
+chimique, dont elle constitue désormais un des élémens essentiels.
+Mais, je crois devoir, néanmoins, rejetter sans retour, comme
+profondément irrationnelle et radicalement nuisible, la conception
+générale par laquelle on a tenté de transformer tous les phénomènes
+chimiques en de simples phénomènes électriques. Du point de vue
+philosophique, la théorie de Lavoisier, surtout en la réduisant à
+l'analyse fondamentale du phénomène de la combustion, me paraît, malgré
+ses imperfections capitales, très supérieure, comme composition
+scientifique, à celle qu'on s'est efforcé de lui substituer, et qui est
+loin d'avoir été aussi fortement ni aussi heureusement conçue. La
+première se rapportait directement au but essentiel de la science
+chimique, l'établissement des lois générales de la composition et de la
+décomposition, dont la nouvelle théorie tend, au contraire, à écarter la
+considération immédiate, pour détourner l'attention sur une vaine
+enquête de la nature intime des phénomènes chimiques. Aussi, la
+conception anti-phlogistique a-t-elle réellement suggéré de nombreuses
+et importantes découvertes chimiques, tandis qu'il est fort douteux que
+cette propriété décisive puisse jamais appartenir à la conception
+électrique, qui, depuis quinze ans, n'en a présenté aucun exemple
+effectif[17].
+
+ [Note 17: Conformément à l'esprit de cet ouvrage, j'ai
+ dû me borner, à l'égard d'une conception qui, par sa nature,
+ est, à mes yeux, radicalement vicieuse, à considérer
+ seulement sa systématisation primitive, telle que M.
+ Berzélius l'a effectuée. Il eût été inutile, et même
+ intempestif, de discuter ici les diverses modifications
+ qu'elle a reçues postérieurement, sans que son caractère
+ essentiel ait été changé, d'après les hypothèses de M.
+ Faraday, de M. Becquerel, etc., et surtout de M. Ampère,
+ qui, en remplaçant la polarité électrique des molécules par
+ les notions des atmosphères électriques et de
+ l'électrisation permanente des atomes, a peut-être rendu
+ cette théorie encore plus vague et plus irrationnelle
+ qu'elle ne l'était d'abord, en s'écartant davantage de la
+ vraie considération fondamentale des phénomènes chimiques.]
+
+Cette conception pourra, néanmoins, sous un point de vue indirect,
+exercer aujourd'hui une heureuse influence accessoire, en ce que, par sa
+nature, elle tend à pousser les esprits à l'établissement général du
+dualisme chimique, dont j'ai fait ressortir, dans les leçons
+précédentes, la haute nécessité pour le progrès philosophique de la
+science. On voit aisément, en effet, que, l'antagonisme électrique étant
+nécessairement toujours binaire, les efforts pour étendre la théorie
+électro-chimique doivent conduire à dualiser tous les composés qui sont
+encore supposés plus que binaires. M. Berzélius paraît avoir senti cette
+liaison générale, et l'on pourrait s'étonner que sa prédilection pour la
+théorie électro-chimique ne l'ait point amené à ériger le dualisme en un
+principe fondamental, si une telle inconséquence apparente ne
+s'expliquait chez lui par sa répugnance naturelle à s'affranchir de la
+division primitive de la chimie en organique et inorganique. Mais, un
+tel obstacle ne saurait arrêter les chimistes déjà disposés d'ailleurs à
+détruire cette vicieuse distribution; et la théorie électro-chimique
+contribuera, sans doute, à les préparer au dualisme général, quoique, en
+principe, on ne doive pas compter sur la puissance des mauvais moyens
+pour amener indirectement de bons résultats.
+
+Sous un dernier point de vue collatéral, la théorie électro-chimique, et
+surtout l'ensemble des phénomènes qui y ont donné lieu, tend à fixer
+l'attention des chimistes sur un nouvel aspect très important de leur
+science, jusqu'ici beaucoup trop négligé. Il s'agit de l'influence
+propre exercée par le temps dans la production générale des effets
+chimiques, influence que plusieurs phénomènes ont déjà hautement
+manifestée, et qui, néanmoins, n'a pas encore été directement analysée.
+Non-seulement, en effet, le temps augmente naturellement la masse des
+produits de la réaction chimique, par la combinaison successive des
+diverses parties des deux principes, qui, le plus souvent, ne peuvent
+toutes agir à la fois. Mais, en outre, il est incontestable que la durée
+suffisamment prolongée des mêmes influences chimiques détermine des
+formations qui n'auraient pas eu lieu sans cela. C'est sous ce rapport
+que la théorie chimique du temps constitue encore, dans la science, une
+lacune essentielle. Or, les phénomènes électro-chimiques, et surtout
+ceux que M. Becquerel a si bien examinés, me paraissent éminemment
+propres à éclaircir nos idées à cet égard, comme rendant une telle
+influence plus spécialement sensible. Je n'ai pas besoin d'insister
+davantage ici sur cette importante indication, dont le sujet se rattache
+directement aux plus hautes questions de la géologie chimique, tout en
+constituant un élément indispensable des conceptions générales de la
+chimie abstraite.
+
+Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais
+présenter, dans cette leçon, sur l'électro-chimie actuelle; et tel est,
+enfin, le jugement, suffisamment motivé, auquel j'ai dû soumettre la
+théorie électro-chimique, qui en a été abusivement déduite. En créant un
+nouvel ordre essentiel d'études chimiques, cette grande série de travaux
+doit, néanmoins, maintenir inaltérable le caractère original et
+indépendant, si évidemment propre à la science chimique, et qui est
+strictement indispensable à ses progrès généraux. Si l'on voulait
+s'abandonner à suivre de vaines fictions scientifiques sur la forme des
+molécules élémentaires, et sur la petitesse de leurs dimensions
+comparativement à leurs intervalles, ainsi que Laplace l'avait proposé
+comme un simple jeu philosophique, on aboutirait à faire vaguement
+rentrer les effets de l'action chimique dans ceux de la gravitation
+générale, sans aucune utilité réelle pour le système des connaissances
+chimiques. Il en est essentiellement ainsi quant à la fusion, non moins
+hypothétique, et peut-être encore plus irrationnelle, de la chimie dans
+l'électrologie, malgré l'indication spécieuse de phénomènes
+mal-interprétés. La science chimique doit rester aujourd'hui, par son
+immense développement, aussi distinctement caractérisée, sans doute,
+qu'à l'époque où l'illustre Boërhaave avait si vainement entrepris, par
+une autre voie, de la confondre avec la physique, sous l'influence
+prépondérante de l'hypothèse des tourbillons.
+
+Je dois, en dernier lieu, consacrer maintenant la leçon suivante à
+l'examen direct des considérations philosophiques, déjà accessoirement
+signalées par les leçons précédentes, qui appartiennent spécialement à
+ce qu'on appelle la chimie organique, afin d'avoir envisagé le système
+actuel de la science chimique sous ses divers aspects fondamentaux,
+conformément à l'esprit général de cet ouvrage.
+
+
+
+
+TRENTE-NEUVIÈME LEÇON.
+
+Considérations générales sur la chimie dite _organique_.
+
+J'ai déjà suffisamment établi, dans les leçons précédentes, et surtout
+dans la trente-sixième, la haute nécessité, pour le perfectionnement
+général de la science chimique, de la concevoir désormais comme un tout
+homogène, en faisant disparaître la division scolastique, radicalement
+vicieuse, de la chimie en inorganique et organique. L'objet propre et
+essentiel de la leçon actuelle doit donc être de faire maintenant
+apprécier l'importance directe d'une telle réforme dans l'intérêt
+spécial des différentes études dont l'irrationnel assemblage constitue
+le système hétérogène désigné sous le nom de chimie organique; et de
+caractériser nettement le principe philosophique d'après lequel il
+faudrait procéder à la décomposition totale de cet ensemble factice,
+afin de répartir convenablement ses divers élémens scientifiques entre
+la chimie proprement dite et la science physiologique.
+
+Aucun esprit judicieux ne saurait méconnaître aujourd'hui que la chimie
+organique actuelle ne comprenne à la fois deux sortes de recherches,
+d'une nature parfaitement distincte, les unes évidemment chimiques, les
+autres, au contraire, évidemment physiologiques. Ainsi, par exemple,
+l'étude des acides organiques, et surtout végétaux, celle de l'alcool,
+des éthers, etc, ont aussi bien le caractère purement chimique qu'aucune
+des études inorganiques proprement dites. D'un autre côté, le caractère
+biologique n'est nullement douteux dans l'examen de la composition de la
+sève ou du sang, dans l'analyse des divers produits de la respiration,
+végétale ou animale, et dans une foule d'autres sujets qu'embrasse
+maintenant la chimie organique. Or, une telle confusion générale est
+extrêmement préjudiciable aux deux ordres de questions, et surtout à
+celles de l'ordre physiologique.
+
+Quant aux études vraiment chimiques, il est évident que, si la vaine
+séparation établie entre les composés organiques et les composés
+inorganiques tend à rompre et même à déguiser envers ceux-ci la plupart
+des analogies essentielles, elle ne doit pas moins produire, à l'égard
+des premiers, un effet identique. Rien ne ressemble plus, sans doute, en
+général, aux acides, aux alcalis, et aux sels végétaux ou animaux, que
+les acides, les alcalis, et les sels inorganiques; et cependant,
+d'après la marche habituelle, les lois des uns semblent différer
+radicalement de celles des autres. Le dualisme, qui est aujourd'hui
+presque universellement établi pour les composés inorganiques, paraît,
+au contraire, extrêmement rare dans les composés organiques. Or, j'ai
+démontré, par les considérations précédemment exposées, que cette
+différence fondamentale n'est nullement réelle, et qu'on ne doit y voir
+qu'un simple résultat de la méthode vicieuse qui dérive naturellement de
+cette division irrationnelle, le vrai dualisme chimique étant
+nécessairement, en lui-même, toujours facultatif. Cette division
+constitue aussi le principal obstacle à l'entière et irrévocable
+généralisation de la doctrine des proportions définies, comme je l'ai
+établi dans l'avant-dernière leçon. Nous avons reconnu, en effet, que la
+dualisation de tous les composés organiques offre aujourd'hui le seul
+moyen général de les assujettir enfin au principe de cette doctrine. Il
+en serait de même, ainsi que je l'ai indiqué, pour la théorie
+électro-chimique, si celle-ci, d'après la leçon précédente, n'était
+point nécessairement privée de toute véritable consistance scientifique.
+Mais, il est, néanmoins, très vraisemblable que les composés organiques
+sont aussi susceptibles d'analyse et même de synthèse électriques, dont
+une telle division, et le défaut de dualisme, qui lui correspond, ont
+seuls empêché, sans doute, de s'occuper jusqu'à présent. Quoi qu'il en
+soit, on peut, ce me semble, affirmer que, lorsque une véritable théorie
+chimique viendra enfin remplacer convenablement la théorie
+anti-phlogistique proprement dite, elle devra comprendre, de toute
+nécessité, les composés organiques aussi bien que les composés
+inorganiques, sous peine d'être illusoire et éphémère. Il serait
+superflu d'insister davantage ici sur le tort général qu'éprouve l'étude
+chimique des composés organiques par suite de cette fausse division,
+dont les inconvéniens commencent à être, sous ce rapport, suffisamment
+sentis, puisque ceux de nos chimistes qui cultivent aujourd'hui cette
+étude de la manière la plus philosophique tendent de plus en plus à
+l'identifier avec celle des composés inorganiques. On ne saurait douter
+maintenant que l'établissement définitif d'une telle identité ne doive
+être le premier résultat nécessaire de toute tentative scientifique
+destinée à constituer, en un système général et rationnel, l'ensemble
+des connaissances chimiques, par une classification vraiment naturelle.
+
+Sous le second point de vue, c'est-à-dire quant aux études biologiques
+indûment comprises dans la chimie organique actuelle, les inconvéniens
+de cette confusion fondamentale sont à la fois beaucoup plus graves et
+jusqu'ici beaucoup moins sentis, surtout par les chimistes. C'est
+pourquoi il importe davantage de les signaler avec soin, quoique
+sommairement.
+
+L'origine historique d'une telle confusion tient, en général, à ce que
+un grand nombre de questions physiologiques exigent, par leur nature, de
+véritables recherches chimiques, dont l'influence y est souvent
+prépondérante, et qui, d'une autre part, sont, d'ordinaire, très
+étendues et très difficiles. Dès lors, les physiologistes, auxquels ces
+recherches devaient naturellement appartenir, étant habituellement trop
+étrangers encore à la science chimique pour les suivre avec succès, les
+chimistes ont été ainsi conduits à s'en emparer, et les ont ensuite
+réunies mal-à-propos à leur vrai domaine scientifique. Les uns et les
+autres concourent donc presque également, quoique d'une manière
+différente, à cette mauvaise organisation du travail scientifique,
+ceux-ci en méconnaissant les limites rationnelles de leurs études,
+ceux-là en négligeant de satisfaire aux vraies conditions préliminaires
+de leur ordre de recherches. Par conséquent, chacune de ces deux classes
+de savans doit réformer, à un certain degré, ses habitudes actuelles,
+afin que la répartition générale des travaux effectifs devienne enfin
+conforme aux analogies naturelles. Mais, sous ce rapport, la tâche des
+physiologistes est plus difficile et plus importante que celle des
+chimistes; car, ces derniers, à cet égard, ont seulement à s'abstenir,
+tandis que les premiers doivent désormais se rendre aptes à ressaisir
+convenablement une attribution qu'ils ont laissé échapper jusqu'ici.
+
+La partie physiologique de la chimie organique, ayant été ainsi formée
+par des empiétemens successifs, n'est guère susceptible d'être nettement
+caractérisée, et surtout exactement circonscrite. Non-seulement elle
+embrasse aujourd'hui l'analyse chimique de tous les élémens anatomiques,
+solides ou fluides, et celle de tous les _produits_ de l'organisme; mais
+on peut aisément reconnaître aussi que, si ses usurpations continuaient
+à suivre librement leur progression naturelle, elle tendrait à
+comprendre bientôt l'étude des plus importans phénomènes relatifs à ce
+que Bichat a nommé la _vie organique_, c'est-à-dire, aux fonctions de
+nutrition et de sécrétion, seules communes à l'ensemble des corps
+vivans, et dans lesquelles le point de vue chimique doit sembler en
+effet naturellement prépondérant. La physiologie proprement dite se
+trouverait dès lors réduite à l'étude des fonctions de la vie animale,
+et à celle des lois du développement de l'être vivant. Or, il est facile
+de concevoir combien un dépècement aussi irrationnel de la science
+biologique deviendrait funeste à ses progrès; quand même il ne serait
+point poussé jusqu'à ces extrêmes conséquences logiques.
+
+Tout bon esprit peut aisément sentir, en effet, que les chimistes, par
+la nature de leurs études, sont essentiellement impropres à l'examen
+rationnel des importantes questions, soit d'anatomie, soit de
+physiologie, végétale ou animale, dont leur science est maintenant
+surchargée. Car, quelque haute importance que puissent avoir les
+recherches chimiques pour les études biologiques, leur considération
+exclusive et isolée doit nécessairement conduire à des vues fort
+incomplètes et même erronées, sur un sujet qui n'est susceptible d'être
+utilement divisé qu'après avoir été d'abord judicieusement conçu dans
+son ensemble total. Sous le rapport anatomique même, on ne saurait
+s'étonner que les chimistes méconnaissent continuellement la division
+fondamentale, si bien établie par M. de Blainville, entre les vrais
+_élémens_ de l'organisme et ses simples _produits_; à plus forte raison,
+n'ont-ils, d'ordinaire, aucun égard aux distinctions essentielles entre
+les tissus, les parenchymes, et les organes, qu'ils prennent presque
+indifféremment les uns pour les autres. Dans l'exécution de chacune de
+leurs opérations analytiques, ils ne peuvent ni choisir convenablement
+le vrai sujet de leurs recherches, ni diriger son analyse de la manière
+la plus propre à la solution des questions biologiques, dont l'esprit
+leur est inconnu. Ces inconvéniens généraux, déjà si considérables pour
+les études simplement anatomiques, doivent être nécessairement bien plus
+prononcés envers les problèmes physiologiques proprement dits, dont les
+chimistes, en tant que tels, ne sauraient apprécier les conditions
+essentielles, ce qui est la principale cause du peu d'efficacité réelle
+de leurs nombreux travaux à cet égard. Quoique les analyses
+physiologiques présentent, par leur nature, des difficultés supérieures,
+leur imperfection actuelle est certainement fort au-dessous de ce que
+permettrait aujourd'hui le développement de la chimie, si l'application
+de cette science y était mieux dirigée. Or, cette direction rationnelle
+ne peut vraiment résulter ici que de la subordination générale et
+nécessaire du point de vue chimique au point de vue physiologique, et,
+par conséquent, de l'emploi de la chimie par les physiologistes
+eux-mêmes, pour lesquels l'analyse chimique, quoique indispensable, ne
+saurait être qu'un simple moyen d'exploration. Nous avons déjà reconnu,
+dans le volume précédent, des inconvéniens essentiellement analogues,
+mais beaucoup moins prononcés, pour un autre cas d'organisation vicieuse
+du travail scientifique, quand il s'est agi de l'application générale de
+l'analyse mathématique aux questions de physique. Les remarques
+philosophiques présentées alors sur l'indispensable nécessité de
+subordonner la considération de l'instrument à celle de l'usage, et de
+confier désormais la direction du premier à ceux qui connaissent seuls
+suffisamment l'ensemble des conditions du second, peuvent être
+maintenant reproduites, avec un immense surcroît de force et
+d'importance, attendu la diversité bien plus profonde des deux points de
+vue dans le cas actuel. On ne saurait se former aujourd'hui aucune idée
+juste de la vraie nature des secours généraux que la biologie doit
+emprunter à la chimie, d'après les études irrationnelles et incohérentes
+que contient notre chimie organique, et qui ont si faiblement contribué
+jusqu'ici aux progrès de la science physiologique, dont elles ont même
+concouru plus d'une fois à égarer les recherches en les dénaturant.
+
+Quoique les considérations précédentes suffisent, sans doute, pour
+établir, en principe, le vice fondamental inhérent à la confusion
+générale instituée par la chimie organique entre les études chimiques et
+un certain ordre d'études biologiques, il est indispensable d'indiquer
+encore à ce sujet quelques exemples effectifs, soit anatomiques, soit
+physiologiques, afin de faire ressortir, d'une manière plus explicite et
+plus incontestable, la haute importance directe d'une meilleure
+organisation des travaux.
+
+Dans l'ordre anatomique, il est aisé de juger que la plupart des
+nombreuses recherches entreprises jusqu'ici à ce sujet par les
+chimistes, ont besoin d'être soumises, par les physiologistes, à une
+entière révision générale, avant qu'on puisse les appliquer
+définitivement à l'étude rationnelle des divers élémens ou produits de
+l'organisme, soit solides, soit même fluides. On doit en excepter
+toutefois la belle série des travaux de M. Chevreul sur les corps gras,
+où cet illustre chimiste, appréciant mieux qu'aucun de ses prédécesseurs
+la vraie relation générale entre le point de vue chimique et le point de
+vue biologique, a laissé si peu à faire aux physiologistes pour parvenir
+à une connaissance vraiment satisfaisante de la graisse, envisagée comme
+l'un des principaux élémens de l'organisation animale. Mais, en écartant
+cette mémorable exception, on citerait difficilement aujourd'hui une
+seule étude importante de chimie organique, susceptible d'être
+immédiatement appliquée à la biologie, soit animale, soit même
+végétale[18]. Dans l'analyse chimique du sang ou de la sève, et de
+presque tous les autres élémens anatomiques, solides ou fluides, un seul
+cas, pris au hasard, est ordinairement présenté par les chimistes comme
+un type suffisant, sans qu'ils aient compris l'importance de soumettre
+leur opération à un indispensable examen comparatif, non-seulement
+suivant chaque espèce d'organisme envisagée à l'état normal, mais aussi
+selon le degré de développement de l'être vivant, son sexe, son
+tempérament, son mode d'alimentation, le système de ses conditions
+extérieures d'existences, etc., et beaucoup d'autres modifications que
+les physiologistes peuvent seuls judicieusement apprécier[19]. Aussi de
+semblables analyses ne correspondent-elles réellement à rien en
+anatomie, si ce n'est au seul cas précis qui a été considéré, et que le
+chimiste a d'ailleurs négligé presque toujours de caractériser
+suffisamment. En même temps, une telle manière de procéder détermine
+naturellement, entre les différens chimistes, des divergences
+inévitables, par la diversité des types qu'ils ont choisis, sans que les
+discussions qui en résultent soient, le plus souvent, d'aucune utilité
+scientifique, vu la tendance trop ordinaire des chimistes à attribuer
+ces discordances apparentes aux divers moyens analytiques employés, au
+lieu d'y voir l'irrécusable confirmation des variations générales que la
+physiologie eût annoncées d'avance. Il en est essentiellement de même à
+l'égard des produits, d'abord sécrétés, ensuite excrétés, tels que
+l'urine, la bile, etc., où les parties de l'organisme dans lesquelles le
+produit a été recueilli, et les modifications qu'il a pu y éprouver par
+un séjour plus ou moins prolongé après sa production, viennent encore
+compliquer toutes les considérations précédentes, sans que les chimistes
+s'enquièrent ordinairement davantage des uns que des autres. Aussi
+toutes ces analyses, quoique fréquemment renouvelées, sont-elles,
+jusqu'ici, incohérentes entre elles, et radicalement insuffisantes.
+
+ [Note 18: On doit, toutefois, signaler encore a ce
+ sujet, dans les études plus spéciales, la belle observation
+ du même M. Chevreul sur la transformation du tissu fibreux
+ proprement dit en tissu jaune élastique, par sa combinaison
+ avec l'eau en certaines proportions déterminées, en-deçà et
+ au-delà desquelles l'élasticité cesse également, pour
+ reparaître aussitôt que cette condition est de nouveau
+ remplie. Cette expérience capitale comporte, évidemment, un
+ usage direct et très important dans la science
+ physiologique, ou plutôt elle appartient réellement à la
+ biologie et non à la chimie.]
+
+ [Note 19: Cette considération est encore plus frappante
+ pour les cas pathologiques, où la comparaison doit, en
+ outre, être directement faite entre l'état normal et les
+ divers états anormaux. On a pu voir, par exemple, il y a une
+ quinzaine d'années, dans les recueils chimiques, un mémoire,
+ d'ailleurs chimiquement assez remarquable, vaguement
+ intitulé: _Analyse du sang d'un malade_, où l'on se
+ proposait d'étudier l'altération survenue dans la
+ composition du sang, sans avoir aucunement défini la nature
+ de la maladie, et, à plus forte raison, l'organisation du
+ malade. Ni l'auteur du mémoire, ni le rapporteur, n'avait
+ seulement remarqué une aussi étrange omission. Je ne cite un
+ tel exemple que comme offrant, d'une manière plus prononcée,
+ un caractère commun à presque tous les travaux ordinaires de
+ chimie vitale.]
+
+En considérant spécialement les cas d'anatomie végétale, M. Raspail,
+dans ces derniers temps, s'est élevé, à ce sujet, avec une juste
+énergie, contre la facilité, en quelque sorte scandaleuse, de la plupart
+de ceux qui cultivent aujourd'hui la chimie organique, à multiplier
+presque indéfiniment les principes organiques, et surtout les alcalis
+végétaux, depuis la découverte remarquable de M. Sertuerner, d'après les
+caractères les plus frivoles, fondés sur les études les moins
+rationnelles. M. Raspail a judicieusement démontré que cette prétention
+d'envisager comme radicalement distinctes un grand nombre de ces
+substances, tenait, le plus souvent, à ce que les chimistes n'avaient
+point eu convenablement égard aux divers degrés successifs d'élaboration
+d'un même principe immédiat dans le développement général de la
+végétation, ou, plus grossièrement encore, à la confusion des matières
+proposées avec leurs enveloppes anatomiques. Il ne m'appartient pas
+d'examiner maintenant jusqu'à quel point cet habile naturaliste a pu
+exagérer sa manière de voir dans les différens cas particuliers, surtout
+en ce qui concerne l'importance des analyses microscopiques, dont
+l'introduction constitue, d'ailleurs, une utile innovation générale.
+Mais, la trop faible attention ordinairement accordée jusqu'ici à ses
+vues systématiques, me fait un devoir de signaler l'heureuse influence
+qu'elles doivent exercer sur le perfectionnement fondamental de la
+chimie organique. Personne n'a encore aussi profondément senti que M.
+Raspail la nécessité d'y subordonner le point de vue chimique au point
+de vue physiologique, et personne n'a aussi bien satisfait, ce me
+semble, aux conditions générales qu'exige la stricte observance
+habituelle d'une telle relation. Toutefois, en considérant son ouvrage
+sous l'aspect le plus philosophique, je suis convaincu que lui-même a
+trop cédé, à son insu, à l'influence ordinaire de notre éducation
+chimique, en concevant l'entreprise, radicalement vaine à mes yeux, de
+systématiser la chimie organique, qui doit, au contraire,
+irrévocablement disparaître comme corps de doctrine distinct; tandis que
+M. Raspail eût été si apte à fondre convenablement, dans l'ensemble de
+la biologie, sa portion vraiment physiologique de la chimie organique,
+dont il a continué à maintenir essentiellement l'irrationnelle
+constitution.
+
+Les recherches entreprises jusqu'ici pour analyser, sous le rapport
+chimique, les principaux phénomènes de la vie organique, sont encore
+plus propres que les questions d'un ordre purement anatomique à
+manifester clairement le vice fondamental d'une telle institution des
+travaux scientifiques, en faisant mieux ressortir l'inaptitude
+nécessaire des chimistes à des études naturellement réservées aux seuls
+physiologistes. Aucune des nombreuses tentatives déjà essayées à ce
+sujet n'a pu finalement aboutir à fixer solidement, en biologie, aucun
+point de doctrine général, et n'a réellement fourni que de simples
+matériaux, dont les physiologistes ne sauraient tirer une véritable
+utilité sans les avoir préalablement soumis à une nouvelle élaboration,
+sous l'influence prépondérante des considérations vitales. Je dois me
+borner ici à en indiquer les exemples les plus remarquables.
+
+Les belles expériences de Priestley, de Sennebier, de Saussure, etc.,
+relativement à l'action chimique mutuelle des végétaux et de l'air
+atmosphérique, ont eu, sans doute, une importance capitale, par la
+lumière positive qu'elles ont commencé à répandre sur l'ensemble de
+l'économie végétale, jusqu'alors presque inintelligible. Mais les
+études postérieures n'en ont pas moins constaté clairement que cette
+grande recherche ne saurait être réductible à l'état de simplicité
+naturellement supposé par les chimistes, qui avaient isolément analysé
+une seule partie du phénomène général de la végétation. L'absorption de
+l'acide carbonique et l'exhalation de l'oxigène, quoique très
+importantes à considérer dans l'action des feuilles, ne constituent
+qu'un seul aspect du double mouvement vital, et ne peuvent être
+convenablement appréciées qu'après avoir d'abord conçu l'ensemble de ce
+mouvement, du point de vue physiologique proprement dit. Cette action
+générale étant partiellement compensée, à d'autres égards, par l'action
+exactement inverse que produisent la germination des semences, la
+maturation des fruits, etc., et même le simple passage de la lumière à
+l'obscurité quant aux feuilles, elle ne peut nullement suffire, soit à
+expliquer la composition élémentaire des substances végétales, soit
+surtout à déterminer le genre d'altération que l'air atmosphérique
+éprouve réellement par l'influence de la végétation. De tels travaux ne
+sauraient être envisagés que comme ayant mis en évidence la véritable
+nature du problème, en offrant quelques matériaux indispensables à sa
+solution future, dans la recherche de laquelle les physiologistes
+peuvent seuls employer convenablement les notions et les moyens
+chimiques. Mais, quoiqu'il en soit, c'est surtout dans l'analyse des
+phénomènes plus compliqués de la physiologie animale, que l'insuffisance
+radicale des études instituées par les chimistes doit incontestablement
+ressortir.
+
+On peut citer éminemment, à cet égard, l'examen général des phénomènes
+chimiques de la respiration, envisagés surtout dans les animaux
+supérieurs, où, malgré de nombreuses observations, aucun point fixe
+n'est encore réellement établi. Dès l'origine de la chimie moderne, il
+semblait que l'absorption pulmonaire de l'oxigène atmosphérique et sa
+transformation en acide carbonique devaient suffire à l'explication
+générale du grand phénomène de la conversion du sang veineux en sang
+artériel. Mais, si une telle action constitue certainement une partie
+indispensable du phénomène, on a fini par reconnaître que la fonction
+est beaucoup plus compliquée que les chimistes ne pouvaient le présumer
+d'abord. L'ensemble de leurs travaux à ce sujet présente jusqu'ici les
+conclusions les plus contradictoires sur presque toutes les questions
+qui s'y rapportent. On ignore, par exemple, si la quantité d'acide
+carbonique formée correspond réellement à la quantité d'oxigène
+absorbée, ou si elle est, au contraire, supérieure ou inférieure. La
+simple différence générale entre l'air inspiré et l'air expiré, qui
+constitue évidemment le premier point à éclaircir, n'est point encore, à
+beaucoup près, positivement établie. C'est ainsi, entre autres lacunes,
+que les diverses analyses laissent une incertitude totale sur la
+participation de l'azote atmosphérique, dont la quantité paraît à
+ceux-ci augmentée, à ceux-là diminuée, et à d'autres identique, après
+l'accomplissement du phénomène. On conçoit que les divergences doivent
+être encore plus prononcées relativement à l'appréciation beaucoup plus
+difficile des changemens qu'éprouve la composition du sang, et qui ne
+sauraient se réduire à une simple décarbonisation. Cette question
+fondamentale est extrêmement propre à caractériser la confiance naïve
+avec laquelle les chimistes sont naturellement disposés à aborder les
+sujets physiologiques, sans avoir aucunement mesuré ni même soupçonné
+les difficultés variées qui leur sont inhérentes. Il est ici pleinement
+évident que les analyses chimiques les plus soignées doivent être
+essentiellement infructueuses, tant qu'elles ne sont point dirigées
+d'abord d'après un juste aperçu physiologique de l'ensemble du
+phénomène, et modifiées ensuite par une exacte connaissance des limites
+générales de variations normales dont il est nécessairement
+susceptible, à divers titres déterminés, et sous chacun de ses aspects
+principaux. Or, les physiologistes sont évidemment seuls compétens, en
+général, pour procéder ainsi.
+
+L'étude de la chaleur animale donne lieu à des remarques aussi
+clairement décisives, si même l'inaptitude des chimistes et des
+physiciens n'y est encore mieux manifestée. D'après les premières
+découvertes de la chimie moderne, ce grand phénomène a d'abord paru
+devoir être suffisamment expliqué par le dégagement de chaleur
+correspondant à la décarbonisation du sang dans l'appareil pulmonaire,
+que les chimistes envisageaient comme le foyer d'une véritable
+combustion. Mais une considération plus complète et plus approfondie du
+sujet a bientôt prouvé aux physiologistes l'extrême insuffisance d'un
+tel aperçu partiel, pour satisfaire aux conditions essentielles du
+problème, même en se bornant au cas normal, et, à plus forte raison,
+dans les divers cas pathologiques. Quoiqu'il existe encore, à cet égard,
+une grande incertitude sur la vraie coopération de l'influence
+pulmonaire, il est du moins bien constaté désormais que cette action ne
+doit pas seule être envisagée dans l'analyse fondamentale d'un phénomène
+auquel, par sa nature, toutes les fonctions vitales doivent
+nécessairement concourir plus ou moins. Il y a même lieu de penser
+aujourd'hui, en opposition directe à l'opinion des chimistes, que la
+respiration, loin de participer à la production normale de la chaleur
+animale, constitue, en général, au contraire, une source constante et
+nécessaire de ce refroidissement. Sans doute les phénomènes chimiques
+incessamment déterminés par le mouvement vital doivent être pris en
+considération dans l'étude de la chaleur animale. Mais leur influence,
+qui se combine avec beaucoup d'autres, surtout dans les organismes
+supérieurs, ne peut être bien appréciée que par les physiologistes,
+seuls aptes à saisir l'ensemble d'un tel sujet.
+
+On peut faire des remarques essentiellement analogues sur la digestion,
+les sécrétions, et toutes les autres fonctions chimiques relatives à la
+vie organique. Il sera toujours facile de vérifier que les études
+entreprises jusqu'ici par les chimistes sur ces divers sujets ont été
+constamment mal conçues et mal dirigées, et que cette vicieuse
+institution provient principalement de n'avoir pas subordonné le point
+de vue chimique au point de vue physiologique. Quand cette relation, que
+les physiologistes peuvent seuls bien comprendre, aura été enfin
+convenablement établie, il deviendra indispensable de soumettre tous les
+travaux antérieurs à une entière révision préalable, sans laquelle ils
+ne pourraient être définitivement employés dans la formation d'aucune
+doctrine positive. À l'égard des sujets de ce genre qui n'ont pas été
+abordés jusqu'à présent, la combinaison rationnelle du point de vue
+chimique avec le point de vue physiologique pourra y être instituée sans
+obstacles préliminaires, quoique elle n'y soit pas moins nécessaire. Il
+me suffit d'indiquer ici, comme dernier exemple, un seul de ces nouveaux
+cas, relatif à l'importante question, encore essentiellement intacte, de
+l'harmonie générale entre la composition chimique des corps vivans et
+celle de l'ensemble de leurs alimens, ce qui constitue un des principaux
+aspects de l'état vital.
+
+Il est évident, en principe, que tout corps vivant, quelle qu'ait pu
+être son origine, doit se trouver, à la longue, nécessairement composé
+des divers élémens chimiques propres aux différentes substances,
+solides, liquides, ou gazeuses, dont il se nourrit habituellement,
+puisque, d'une part, le mouvement vital assujettit ses parties à une
+rénovation continue, et que, d'une autre, on ne pourrait, sans
+absurdité, le supposer, comme l'ont pensé certains physiologistes
+métaphysiciens, capable de produire spontanément aucun véritable
+élément. Quand on se borne à établir cette comparaison d'une manière
+très générale, elle ne présente aucune difficulté essentielle. On doit
+même remarquer, avec quelque intérêt, que cette considération aurait pu
+conduire à deviner, pour ainsi dire, la nature générale des élémens
+principaux des corps vivans. Car, les animaux se nourrissent, en premier
+lieu, de végétaux, ou d'autres animaux, soumis eux-mêmes à une
+alimentation végétale; et, en second lieu, d'air et d'eau, qui
+constituent d'ailleurs la base essentielle de la nutrition des plantes:
+le monde organique ne pourrait donc évidemment comporter, en général,
+d'autres élémens chimiques que ceux fournis par la décomposition de
+l'air et par celle de l'eau. Ainsi, aussitôt que ces deux fluides ont
+été exactement analysés, les physiologistes auraient pu prévoir, en
+quelque sorte, que les substances animales et végétales doivent être
+essentiellement composées d'oxigène, d'hydrogène, d'azote et de carbone,
+comme la chimie l'enseigna bientôt. Une telle prévision eût été, il est
+vrai, extrêmement imparfaite, puisque cette vue générale ne pouvait
+nullement indiquer la différence fondamentale entre la composition des
+matières animales et celle des matières végétales, ni surtout pourquoi
+ces dernières contiennent, le plus souvent, tant de carbone et si peu
+d'azote. Mais ce premier aperçu, quoiqu'il commence à manifester la
+difficulté du problème, constate néanmoins la possibilité d'établir,
+avec plus ou moins de précision, cette harmonie générale.
+
+Il n'en est plus ainsi dès qu'on veut poursuivre, d'une manière un peu
+détaillée, une telle comparaison, qui engendre aussitôt une multitude
+d'objections importantes, jusqu'à présent insolubles. La plus capitale
+consiste en ce que l'azote paraît être tout aussi abondant dans les
+tissus des animaux herbivores que dans ceux des carnassiers, quoique les
+alimens solides des premiers en soient presque entièrement privés. M.
+Berzélius a indiqué, comme propre à résoudre cette grande difficulté,
+son opinion particulière sur la nature de l'azote, qui, à ses yeux, ne
+constitue point un véritable élément, mais une sorte d'oxide métallique.
+Cette hypothèse ne saurait évidemment suffire à l'explication du
+phénomène, à moins d'admettre, ce qui répugnerait justement à tous les
+chimistes et à M. Berzélius lui-même, que le prétendu radical de cet
+oxide se retrouve aussi dans l'hydrogène ou dans le carbone. L'opinion
+proposée par M. Raspail, suivant laquelle l'azote serait, en quelque
+sorte, adventice dans toutes les matières animales, qui ne
+contiendraient jamais cet élément qu'à l'état ammoniacal, ne remplirait
+pas mieux cette condition essentielle, puisqu'elle n'éclaircirait pas
+davantage l'origine de l'azote. Cette opinion semble d'ailleurs
+jusqu'ici tout-à-fait hasardée, et reposer uniquement sur une vague
+hypothèse générale, relative à la prétendue unité de composition
+chimique du monde organique. La difficulté subsiste donc encore, dans
+toute sa force primitive. Quoique l'ensemble du mouvement vital ait été
+jusqu'à présent très peu considéré sous cet aspect, il offre néanmoins
+une foule de cas analogues, plus ou moins prononcés, où l'on ne sait
+nullement expliquer la composition chimique des élémens anatomiques par
+celle des substances extérieures qui en constituent cependant l'origine
+incontestable. Telle est, par exemple, la question essentielle relative
+à la présence constante du carbonate et surtout du phosphate de chaux
+dans le tissu osseux, quoique la nature de l'ensemble des alimens ne
+paraisse presque jamais pouvoir donner lieu à la formation de ces deux
+sels.
+
+Ce système de recherches, envisagé dans toute son immensité, constitue
+certainement une des questions générales les plus importantes que puisse
+faire naître l'étude chimique de la vie. Or, ici, l'incompétence
+nécessaire des chimistes devient tellement évidente, que l'impossibilité
+de réunir un tel sujet à ce qu'on nomme la chimie organique ne saurait
+être, un seul instant, contestée, et aussi personne ne l'a-t-il jamais
+mise en doute. Quel succès réel pourrait-on espérer, à cet égard, de
+tout travail qui ne serait pas fondé sur une intime combinaison
+rationnelle du point de vue chimique avec le point de vue physiologique?
+Non-seulement les questions chimiques sont alors toujours posées
+nécessairement, et sans cesse modifiées, d'après des considérations
+biologiques; mais l'usage prépondérant de celles-ci est, en outre,
+évidemment indispensable pour diriger à chaque instant l'emploi
+judicieux des moyens chimiques et la saine interprétation des résultats
+qu'ils fournissent. Aussi doit-on penser que, si cette vaste étude est
+jusqu'ici à peine ébauchée, cela ne tient point uniquement à sa haute
+difficulté fondamentale, mais encore à cette vicieuse organisation des
+travaux scientifiques, relativement à toutes les questions de
+physiologie chimique, qui abandonne aux chimistes un ordre de recherches
+expressément destiné, par sa nature, aux seuls biologistes, et que
+ceux-ci ne sauraient trop promptement s'approprier désormais, après
+avoir convenablement rempli les conditions nécessaires. Du reste, cette
+conclusion générale doit se reproduire spontanément, sous un nouvel
+aspect, dans la seconde partie de ce volume.
+
+L'ensemble de la discussion précédente suffit pour démontrer, d'une
+manière irrécusable, soit d'après des motifs généraux, soit par des
+vérifications spéciales, combien l'irrationnelle constitution de la
+chimie organique actuelle est profondément nuisible aux diverses études
+qui s'y trouvent rassemblées, d'abord sous le point de vue chimique, et
+surtout sous le point de vue physiologique. On doit donc tendre
+désormais à détruire irrévocablement cet assemblage hétérogène et
+purement factice, pour en réunir les différentes parties, suivant leur
+nature respective, les unes à la chimie proprement dite, les autres à la
+biologie.
+
+Ceux qui ne verraient, dans une telle opération philosophique, qu'une
+simple transposition de sujets, en quelque sorte indifférente,
+témoigneraient ainsi un sentiment très imparfait de l'importance des
+méthodes rationnelles, et de l'harmonie nécessaire entre la nature des
+questions scientifiques et l'ensemble des conditions indispensables à
+leur étude. C'est surtout pour prévenir une semblable erreur, trop
+commune aujourd'hui, que j'ai cru devoir insister sur ce point
+essentiel, de manière à caractériser les graves inconvéniens qui
+résultent si clairement de l'organisation scientifique actuelle. Quand
+les sciences sont vaguement classées, comme il arrive le plus souvent,
+d'après des principes arbitraires, les transpositions de l'une à l'autre
+peuvent être conçues sans entraîner aucun dérangement important dans
+l'économie réelle de la philosophie naturelle. Mais, il n'en saurait
+être ainsi lorsque la hiérarchie des sciences a été directement fondée
+sur la comparaison rationnelle des différens ordres de phénomènes, de
+façon à correspondre à l'ensemble du développement positif de notre
+intelligence, comme je me suis toujours efforcé de le faire dans cet
+ouvrage. Alors, les questions d'attribution scientifique deviennent, au
+contraire, pour chaque étude, les plus capitales qu'on puisse concevoir,
+puisque leur solution détermine aussitôt l'esprit général des recherches
+et la nature des moyens employés, et exerce par là, sur tous les progrès
+effectifs, une influence principale et nécessaire.
+
+Il nous reste maintenant à examiner directement le principe général qui
+devra présider à la démolition rationnelle de la chimie organique,
+c'est-à-dire, à la répartition judicieuse de ses différentes portions
+entre la chimie et la physiologie. Les diverses considérations déjà
+indiqués dans cette leçon permettent d'établir aisément cette
+distinction fondamentale.
+
+Tout se réduit, en effet, pour cela, comme je l'ai annoncé dans
+l'avant-dernière leçon, à la séparation essentielle entre l'état de mort
+et l'état de vie, ou, ce qui revient à peu près au même sous le point
+de vue actuel, entre la stabilité et l'instabilité des combinaisons
+proposées, soumises à l'influence des agens ordinaires. Parmi les divers
+composés indistinctement réunis aujourd'hui sous la vague dénomination
+d'organiques, les uns ne doivent leur existence qu'au mouvement vital,
+ils sont assujettis à des variations continuelles, et constituent
+presque toujours de simples mélanges: ceux-là ne sauraient appartenir à
+la chimie, et ils rentrent dans le domaine de la biologie, soit
+statique, soit dynamique, suivant qu'on étudie ou leur état fixe, ou la
+succession vitale de leurs changemens réguliers; tels sont, par exemple,
+le sang, la lymphe, la graisse, etc. Les autres, au contraire, qui
+forment les principes les plus immédiats des premiers, sont des
+substances essentiellement mortes, susceptibles d'une permanence
+remarquable, et présentant tous les caractères de véritables
+combinaisons, indépendantes de la vie: ceux-ci ont évidemment leur place
+naturelle dans le système général de la science chimique, entre les
+substances d'origine inorganique, dont ils ne diffèrent réellement sous
+aucun rapport important; les acides organiques, l'alcool, l'albumine,
+l'urée, etc., en offrent des exemples incontestables.
+
+Ce second ordre de substances devrait seul composer le vrai domaine de
+la chimie organique, s'il pouvait exister aucun motif rationnel de
+séparer leur étude de celle de leurs divers analogues inorganiques, et
+si une semblable disposition n'avait point, en réalité, pour les uns et
+pour les autres, les plus graves inconvéniens scientifiques, comme je
+l'ai précédemment établi. Que la connaissance approfondie de telles
+combinaisons doive constituer un préliminaire spécialement indispensable
+à l'examen chimique des phénomènes vitaux, cela ne saurait être douteux;
+mais une telle propriété ne peut donner à cette partie de la chimie
+aucun droit particulier à la qualification exclusive d'_organique_:
+autrement, on serait conduit à reconnaître le même caractère dans la
+théorie de l'oxigène, de l'hydrogène, du carbone et de l'azote (qui
+sont, au moins, tout aussi directement nécessaires à cet égard), et même
+dans l'étude de beaucoup d'autres substances acides, alcalines ou
+salines, sans lesquelles l'anatomie et la physiologie chimiques seraient
+essentiellement inintelligibles. Quant aux phénomènes chimiques vraiment
+communs à tous les divers composés de cette classe, par suite de
+l'identité nécessaire de leurs élémens principaux, il importe
+certainement de les faire ressortir avec soin. Les plus généraux et les
+plus essentiels d'entre ces phénomènes constituent aujourd'hui la
+théorie, si intéressante et si imparfaite encore, des différentes
+espèces de fermentation. Mais la considération de ces propriétés
+communes n'est point, en elle-même, d'un autre ordre que celle qui
+résulte du même motif fondamental envers beaucoup d'autres composés,
+purement inorganiques. On ne saurait en déduire, sans exagération, la
+nécessité rationnelle de réunir, par cela seul, l'ensemble de ces
+substances en une même catégorie générale, isolée de tout le reste du
+système chimique. Cette analogie devra seulement être judicieusement
+pesée plus tard, en concurrence avec toute autre analogie réelle, qui
+pourra se trouver, ou supérieure, ou inférieure, lorsqu'il s'agira
+d'établir directement la classification naturelle des études chimiques,
+sans qu'on puisse aujourd'hui nullement prescrire d'avance, à cet égard,
+le résultat final d'une telle discussion. La propriété de fermenter,
+quelque grande que soit son importance effective, n'a pas, sans doute,
+une plus haute valeur scientifique que la propriété de brûler, et ne
+saurait constituer davantage un attribut caractéristique, ni un titre
+prépondérant et exclusif de classification. Néanmoins, il est bien
+reconnu aujourd'hui qu'on avait d'abord accordé une influence exagérée à
+la considération du phénomène de la combustion, dans l'ensemble des
+substances inorganiques. Pourquoi n'en serait-il point de même
+aujourd'hui, envers les substances dites organiques, pour le phénomène
+de la fermentation, ou pour toute autre propriété commune? Il y aurait
+donc une vaine présomption à vouloir assigner, dès à présent, la vraie
+position définitive de ces derniers composés dans le système rationnel
+de la science chimique: une telle question serait évidemment prématurée.
+Mais, nous pouvons affirmer, avec une pleine sécurité, que, dans ce
+système, ces diverses combinaisons seront nécessairement plus ou moins
+séparées les unes des autres, et intercalées parmi les combinaisons
+dites inorganiques. Or, il n'en faut pas davantage pour décider
+irrévocablement la question qui constitue le principal objet de la leçon
+actuelle, quant au maintien ou à la suppression de la chimie organique
+comme un corps de doctrine distinct.
+
+Le principe que je viens de poser ne peut laisser aucune difficulté
+essentielle pour distinguer exactement ce qui, dans cet ensemble
+artificiel, doit être incorporé à la chimie proprement dite, en
+réservant l'examen ultérieur du mode d'incorporation; et ce qui, au
+contraire, doit être enfin ressaisi par les physiologistes comme
+vraiment relatif à l'étude de la vie. Au reste, ce principe n'étant
+nullement arbitraire, les conséquences naturelles de son application à
+chaque cas particulier dissiperaient nécessairement toute incertitude,
+s'il pouvait en exister encore. Car, il suffirait de se demander si
+l'examen scientifique de la question proposée peut être effectué, d'une
+manière satisfaisante, par le seul emploi des connaissances chimiques,
+ou bien s'il exige aussi le concours indispensable des considérations
+biologiques. D'après une telle alternative, aucun bon esprit ne pourrait
+plus hésiter sur le vrai classement de chaque sujet de recherches. On a
+droit de s'étonner, par exemple, que la nécessité, bien reconnue
+aujourd'hui par tous les chimistes, d'introduire, dans leurs traités de
+chimie organique, diverses notions de physiologie végétale et animale
+(ordinairement, il est vrai, très vagues ou très superficielles), ne les
+ait point éclairés sur la confusion fondamentale de deux ordres d'idées
+hétérogènes, qui caractérise cette partie du système actuel de leurs
+études.
+
+Il serait contraire à la nature de cet ouvrage d'examiner ici aucun
+usage spécial de ce principe d'attribution scientifique, que j'ai dû me
+borner à formuler nettement après l'avoir sommairement motivé.
+Toutefois, en considérant l'ensemble de ses applications, il convient
+de remarquer que, dans ce dépècement total de la chimie organique
+actuelle au profit de la chimie proprement dite et de la biologie, ses
+deux parties essentielles, relatives, l'une à l'étude des substances
+végétales, l'autre à celle des substances animales, devront, par leur
+nature, se répartir très inégalement entre ces deux sciences
+fondamentales. La première, en effet, fournira nécessairement davantage
+à la chimie, et la seconde à la biologie.
+
+Un premier aperçu pourrait faire penser que la différence doit plutôt
+exister en sens inverse, car l'importance proportionnelle des
+considérations chimiques est réellement plus grande à l'égard des
+végétaux vivans qu'envers les animaux, pour lesquels, après qu'on a
+dépassé les rangs très inférieurs de la hiérarchie zoologique, les
+fonctions chimiques, quoique constituant toujours la base indispensable
+de leur vie, deviennent subordonnées à un ordre supérieur de nouvelles
+actions vitales. Mais, néanmoins, en vertu du degré plus élevé
+d'élaboration vitale que reçoit la matière dans l'organisme animal,
+comparé à l'organisme végétal, il demeure incontestable que la partie
+chimique de la physiologie animale présente beaucoup plus d'étendue et
+de complication que celle qui correspond à la physiologie végétale, où
+manque, par exemple, toute l'importante série des phénomènes de la
+digestion, où aussi l'assimilation et les sécrétions sont,
+comparativement, très simplifiées. La seule inspection générale d'un
+traité quelconque de chimie organique, permet de vérifier aisément que
+les questions de nature évidemment physiologique, se trouvent, en effet,
+bien plus multipliées dans la chimie animale que dans la chimie
+végétale. C'est l'inverse, au contraire, quant aux questions dont la
+nature est vraiment chimique. À raison même de cette élaboration vitale
+plus profonde, et du nombre supérieur de leurs élémens, les substances
+animales proprement dites doivent être, en général, beaucoup moins
+stables que la plupart des substances végétales; rarement peuvent-elles
+persister en dehors de l'organisme; et, en même temps, les nouveaux
+principes immédiats qui leur appartiennent exclusivement sont si peu
+nombreux que leur existence a pu être mise directement en question. La
+végétation constitue évidemment la principale source des vrais composés
+organiques, que l'organisme animal ne fait le plus souvent qu'emprunter
+à l'organisme végétal, en les modifiant, plus ou moins, soit par leurs
+combinaisons mutuelles, soit par de nouvelles influences extérieures.
+Ainsi, le domaine rationnel de la science chimique doit être
+nécessairement bien plus augmenté par l'étude des substances végétales
+que par celle des substances animales. Telles sont les principales
+remarques philosophiques auxquelles puisse donner lieu ici l'application
+générale de la règle fondamentale de répartition que j'ai proposée, et
+dont une semblable comparaison m'a paru propre à rendre plus sensible le
+caractère essentiel.
+
+La nécessité d'assujettir à la loi du dualisme les composés organiques
+dont l'étude doit être définitivement incorporée au système général de
+la science chimique, a été assez hautement constatée, sous les rapports
+les plus importans, dans la suite des leçons précédentes, pour que je
+sois entièrement dispensé de revenir ici, d'une manière spéciale, sur
+cette grande question de philosophie chimique. Je crois, néanmoins,
+convenable d'indiquer, en dernier lieu, un nouvel aspect, plus
+particulier, sous lequel une telle conception peut contribuer au
+perfectionnement des théories chimiques, en établissant une harmonie
+plus satisfaisante entre la composition des diverses substances
+organiques et l'ensemble de leurs propriétés caractéristiques.
+
+En considérant ces substances comme ternaires ou quaternaires,
+l'identité de leurs trois ou quatre élémens essentiels ne permet
+d'expliquer leur multiplicité très variée que par la seule diversité
+des proportions de leurs principes constituans. J'ai examiné ailleurs la
+difficulté fondamentale qui en résulte pour l'entière généralisation de
+la doctrine des proportions définies, et j'ai fait connaître le moyen
+principal d'y remédier. Mais, ici, en poursuivant, sous un autre point
+de vue, les conséquences d'une telle conception, je dois faire remarquer
+que, dans un grand nombre de cas, elle conduit à expliquer des
+différences très prononcées entre deux substances organiques par une
+très faible inégalité de leurs compositions numériques, de manière à
+choquer souvent l'ensemble des analogies chimiques. Il y a plus même.
+Outre cette insuffisante harmonie, la chimie organique offre déjà
+quelques exemples irrécusables, qui paraissent tendre aujourd'hui à se
+multiplier beaucoup, où l'on ne peut saisir aucune différence réelle de
+composition entre deux substances, qu'une exacte comparaison de leurs
+principales propriétés ne permet d'ailleurs nullement de regarder comme
+identiques: tels sont, entre autres, le sucre et la gomme. La manière
+actuelle de philosopher entraîne nécessairement les chimistes à supposer
+une très légère inégalité de composition numérique, dont leurs moyens
+analytiques ne sauraient être assez précis pour constater l'existence
+réelle. Un tel expédient, quoique très naturel, ne fait, tout au plus,
+que reculer la difficulté sans la résoudre; et il est, en lui-même,
+directement contraire à l'esprit général de la vraie philosophie
+chimique, qui prescrit évidemment de proportionner toujours la
+différence de composition au degré de diversité des principaux
+phénomènes. Or, on peut aisément concevoir que la dualisation des
+composés organiques tend à dissiper entièrement cet ordre important
+d'anomalies. Car, en distinguant convenablement l'analyse immédiate de
+l'analyse élémentaire, le dualisme chimique permet de résoudre
+directement, de la manière la plus naturelle, le paradoxe général de la
+diversité réelle de deux substances composées des mêmes élémens, unis
+suivant les mêmes proportions. En effet, ces substances isomères
+différeraient alors par leurs analyses immédiates, quoique, dans
+l'analyse élémentaire, elles eussent fourni des résultats parfaitement
+identiques, ce qu'il est très facile de concilier, en procédant à peu
+près comme je l'ai fait dans l'avant-dernière leçon pour la loi des
+proportions définies. Les chimistes ont déjà remarqué, par exemple, dans
+une tout autre intention, la possibilité de représenter exactement la
+composition numérique de l'alcool, ou de l'éther, etc., d'après
+plusieurs formules binaires, radicalement distinctes les unes des
+autres, et néanmoins finalement équivalentes quant à l'analyse
+élémentaire, en combinant, tantôt le gaz oléfiant avec l'eau, tantôt
+l'hydrogène carboné avec l'acide carbonique ou avec le deutoxide
+d'hydrogène, etc. Or, si ces combinaisons fictives devenaient jamais
+susceptibles de réalisation, elles donneraient évidemment lieu à des
+substances très distinctes, qui pourraient même différer beaucoup par
+l'ensemble de leurs propriétés chimiques, et qui cependant
+coïncideraient par leur composition élémentaire. Parmi les composés
+purement inorganiques, et bien dualisés aujourd'hui, on conçoit, par
+exemple, que le sulfite formé par un métal au plus haut degré
+d'oxidation, pourrait produire, à l'analyse finale, des résultats
+absolument identiques à ceux que fournirait le sulfate du même métal
+moins oxidé, sans que personne eût néanmoins la pensée de confondre ces
+deux composés. Il suffirait donc de transporter le même esprit dans
+l'étude des combinaisons organiques, par l'établissement d'un dualisme
+universel, pour dissiper aussitôt toutes ces anomalies paradoxales. Les
+considérations indiquées dans la trente-septième leçon sont très propres
+à faire ressortir toute la fécondité nécessaire de cette nouvelle
+ressource générale, qui se trouve ainsi pouvoir être heureusement
+préparée avant que les cas d'isomérie soient encore devenus très
+fréquens.
+
+Tel est l'ensemble des considérations générales que je devais signaler,
+dans cette leçon, pour compléter l'appréciation philosophique du corps
+de doctrine radicalement hétérogène que forme aujourd'hui la chimie
+organique. On ne peut plus tarder à reconnaître ainsi que le maintien
+irréfléchi de cette conception vicieuse constitue directement un
+obstacle insurmontable à toute systématisation vraiment rationnelle de
+la science chimique. Les physiologistes surtout seront, sans doute,
+bientôt disposés à sentir convenablement combien l'abandon inexcusable
+d'une partie fondamentale de leurs attributions entre les mains des
+chimistes, nécessairement plus ou moins incompétens, est profondément
+nuisible au progrès général de la science biologique. D'après le
+principe que j'ai établi, la répartition judicieuse de la chimie
+organique entre la chimie et la biologie ne peut donner lieu à aucune
+grande difficulté scientifique. Enfin, le dualisme systématique permet
+d'établir une uniformité fondamentale dans l'étude chimique de tous les
+composés, sans acception d'origine organique ou inorganique, en même
+temps qu'il fournit le moyen général de les ramener tous aux mêmes lois
+essentielles de composition numérique, et qu'il conduit aussi à
+instituer partout une exacte harmonie naturelle entre la composition des
+substances et l'ensemble de leurs caractères.
+
+Par la suite des leçons déjà contenues dans ce volume, je me suis
+efforcé de caractériser avec exactitude le véritable esprit général de
+la science chimique, successivement envisagée sous tous les points de
+vue philosophiques que comporte son état actuel, en dirigeant cet examen
+de manière à faire bien ressortir les principales conditions
+indispensables à son perfectionnement essentiel, qui doit bien moins
+consister désormais en une vaine surabondance de nouveaux matériaux que
+dans la systématisation rationnelle des connaissances déjà acquises, la
+chimie étant aujourd'hui aussi riche en détails qu'elle est
+imparfaitement constituée comme science fondamentale. Deux pensées
+prépondérantes, distinctes, mais intimement liées, ont dominé l'ensemble
+de ce travail sur la philosophie chimique: la fusion de toutes les
+études chimiques, préalablement bien circonscrites d'après la nature de
+la science, en un seul corps de doctrine homogène; la réduction
+universelle de toutes les combinaisons quelconques à la conception
+indispensable d'un dualisme toujours facultatif. Je me suis surtout
+attaché à présenter ces deux conditions corrélatives comme strictement
+nécessaires pour la constitution définitive de la science chimique, avec
+le caractère qui lui est propre et le genre de consistance que comporte
+sa nature. L'application directe d'une telle conception philosophique à
+la seule partie des études chimiques qui manifeste réellement
+aujourd'hui une rationnalité positive, a dû mettre hors de doute son
+opportunité générale, en montrant son aptitude spontanée à résoudre
+complétement les anomalies fondamentales de la chimie numérique. Ainsi,
+cet examen de la philosophie chimique, outre qu'il constitue un élément
+indispensable de mon système général de philosophie positive, pourra
+contribuer immédiatement au progrès futur de la science chimique, s'il
+parvient à fixer convenablement l'attention des esprits spéciaux.
+
+Cette nouvelle partie fondamentale de la grande opération philosophique
+que j'ai osé entreprendre complète l'appréciation de l'ensemble de la
+philosophie naturelle, en ce qui concerne les phénomènes universels, ou
+inorganiques. Je dois maintenant procéder à l'examen d'un ordre de
+phénomènes beaucoup plus compliqué, dont l'étude rationnelle,
+nécessairement encore plus imparfaite, est jusqu'ici à peine organisée,
+et qui, néanmoins, malgré leur spécialité, donnent lieu à la partie la
+plus indispensable de la philosophie naturelle, celle dont l'homme, et
+ensuite la société, constituent directement l'objet principal, et sans
+laquelle, par cela même, aucune conception positive, d'une nature
+quelconque, ne saurait être rigoureusement complète; ce qui la lie
+intimement au développement fondamental de notre intelligence dans
+toutes les directions possibles.
+
+
+
+
+QUARANTIÈME LEÇON.
+
+Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science
+biologique[20].
+
+ [Note 20: Afin de préciser davantage mes considérations
+ philosophiques sur l'état présent de la science des corps
+ vivans, j'ai dû, en général, les rapporter intuitivement à
+ une exposition complète et bien déterminée de l'ensemble de
+ cette science. Or, je dois ici spécifier directement que
+ j'ai, à cet effet, principalement choisi le cours de
+ physiologie générale et comparée, commencé en 1829 et
+ terminé en 1832, à la faculté des sciences de Paris, par mon
+ illustre ami M. de Blainville. Quoique fort éloigné de m'y
+ restreindre d'une manière exclusive, j'ai considéré ce cours
+ mémorable, que je me féliciterai toujours d'avoir
+ intégralement suivi, comme le type le plus parfait de l'état
+ le plus avancé de la biologie actuelle.
+
+ Tous ceux qui s'intéressent au progrès de la saine
+ philosophie physiologique doivent regretter profondément
+ qu'un travail aussi capital, où, pour la première fois, du
+ moins en France, le système entier de la science vitale a
+ été rationnellement exposé par un esprit à la hauteur d'une
+ telle entreprise, n'ait pu encore être livré à la méditation
+ habituelle des intelligences capables de l'apprécier
+ dignement. La première année, comprenant les prolégomènes et
+ l'anatomie générale, a seule été publiée en 1830.]
+
+L'étude de l'homme et celle du monde extérieur constituent
+nécessairement le double et éternel sujet de toutes nos conceptions
+philosophiques. Chacun de ces deux ordres généraux de spéculations peut
+être appliqué à l'autre, et lui servir même de point de départ. De là
+résultent deux manières de philosopher entièrement différentes, et même
+radicalement opposées, selon qu'on procède de la considération de
+l'homme à celle du monde, ou, au contraire, de la connaissance du monde
+à celle de l'homme. Quoique, parvenue à sa pleine maturité, la vraie
+philosophie doive inévitablement tendre à concilier, dans leur ensemble,
+ces deux méthodes antagonistes, leur contraste fondamental constitue
+néanmoins le germe réel de la différence élémentaire entre les deux
+grandes voies philosophiques, l'une théologique, l'autre positive, que
+notre intelligence a dû suivre successivement, comme je l'établirai,
+d'une manière spéciale et directe, dans le volume suivant. Je ferai voir
+alors que le véritable esprit général de toute philosophie théologique
+ou métaphysique consiste à prendre pour principe, dans l'explication des
+phénomènes du monde extérieur, notre sentiment immédiat des phénomènes
+humains; tandis que, au contraire, la philosophie positive est toujours
+caractérisée, non moins profondément, par la subordination nécessaire et
+rationnelle de la conception de l'homme à celle du monde. Quelle que
+soit l'incompatibilité fondamentale manifestée, à tant de titres, entre
+ces deux philosophies, par l'ensemble de leur développement successif,
+elle n'a point, en effet, d'autre origine essentielle, ni d'autre base
+permanente, que cette simple différence d'ordre entre ces deux notions
+également indispensables. En faisant prédominer, comme l'esprit humain a
+dû, de toute nécessité, le faire primitivement, la considération de
+l'homme sur celle du monde, on est inévitablement conduit à attribuer
+tous les phénomènes à des _volontés_ correspondantes, d'abord
+naturelles, et ensuite extra-naturelles, ce qui constitue le système
+théologique. L'étude directe du monde extérieur a pu seule, au
+contraire, produire et développer la grande notion des _lois_ de la
+nature, fondement indispensable de toute philosophie positive, et qui,
+par suite de son extension graduelle et continue à des phénomènes de
+moins en moins réguliers, a dû être enfin appliquée à l'étude même de
+l'homme et de la société, dernier terme de son entière généralisation.
+Aussi peut-on remarquer avec intérêt que les diverses écoles
+théologiques et métaphysiques, malgré les profondes et innombrables
+divergences qui les annulent réciproquement aujourd'hui, s'accordent
+néanmoins toujours en ce seul point fondamental de concevoir comme
+primordiale la considération de l'homme, en reléguant, comme secondaire,
+celle du monde extérieur, le plus souvent presque entièrement négligée.
+De même, l'école positive n'a pas de caractère plus tranché que sa
+tendance spontanée et invariable à baser l'étude réelle de l'homme sur
+la connaissance préalable du monde extérieur.
+
+Bien que ce ne soit point ici le lieu de traiter convenablement cette
+haute question philosophique, j'ai dû néanmoins, dès ce moment,
+indiquer, par anticipation, cette vue générale, comme éminemment propre
+à faire directement ressortir, d'un seul aspect, le véritable esprit
+fondamental de la philosophie positive, et à signaler en même temps
+l'imperfection principale de sa constitution scientifique actuelle. À
+l'égard de toute autre science, une telle considération concernerait
+seulement sa vraie position encyclopédique, sans affecter directement
+son caractère essentiel. Mais, pour la physiologie, cette subordination
+générale à la science du monde extérieur constitue réellement, au
+contraire, le premier fondement nécessaire de sa positivité rationnelle.
+Vainement a-t-on accumulé, depuis long-temps, dans l'étude de l'homme,
+une multitude de faits plus ou moins bien analysés: la manière primitive
+de philosopher a dû s'y trouver essentiellement maintenue, par cela seul
+qu'une telle étude était toujours conçue comme directe et isolée de
+celle de la nature inerte. La physiologie n'a commencé à prendre un vrai
+caractère scientifique, en tendant à se dégager irrévocablement de
+toute suprématie théologique ou métaphysique, que depuis l'époque,
+presque contemporaine, où les phénomènes vitaux ont enfin été regardés
+comme assujettis aux lois générales, dont ils ne présentent que de
+simples modifications. Cette révolution décisive est maintenant
+irrécusable, quoique jusqu'ici très incomplète, quelque récentes et
+quelque imparfaites que soient encore les tentatives philosophiques pour
+rendre positive l'étude des phénomènes physiologiques les plus
+compliqués et les plus particuliers, surtout celle des fonctions
+nerveuses et cérébrales. La prétendue indépendance des corps vivans
+envers les lois générales, si hautement proclamée encore, au
+commencement de ce siècle, par le grand Bichat lui-même, n'est plus
+désormais directement soutenue, en principe, que par les seuls
+métaphysiciens. Néanmoins, le sentiment naissant du vrai point de vue
+spéculatif sous lequel la vie doit être étudiée est jusqu'ici assez peu
+énergique pour n'avoir pu déterminer réellement aucun changement radical
+dans l'ancien système de culture de la science biologique, surtout en ce
+qui concerne sa préparation rationnelle, qui continue à être
+habituellement indépendante de la philosophie mathématique et de la
+philosophie inorganique, véritables sources de l'esprit scientifique,
+et seuls fondemens solides de l'entière positivité des études vitales.
+
+Il n'y a donc pas de science fondamentale à l'égard de laquelle
+l'opération philosophique qui constitue le principal objet de ce traité
+puisse avoir autant d'importance qu'envers la biologie, pour fixer
+définitivement son vrai caractère général, jusqu'ici essentiellement
+indécis, et qui n'a jamais été, d'une manière directe et complète,
+rationnellement discuté.
+
+Une telle opération n'est pas seulement destinée à soustraire enfin sans
+retour l'étude des corps vivans aux diverses influences métaphysiques
+qui y altèrent encore, à un si haut degré, la plupart des conceptions
+essentielles. Elle doit remplir en outre un autre office non moins
+capital, en préservant désormais de toute atteinte sérieuse
+l'originalité scientifique de cette étude, continuellement exposée
+jusqu'ici aux empiétemens exagérés de la philosophie inorganique, qui
+tend à la transformer en un simple appendice de son domaine
+scientifique. Depuis environ un siècle que la biologie fait effort pour
+se constituer dans la hiérarchie rationnelle des sciences fondamentales,
+elle a été en quelque sorte incessamment ballotée entre la métaphysique
+qui s'efforçait de la retenir et la physique qui tendait à l'absorber,
+entre l'esprit de Stahl et l'esprit de Boërhaave. Ce déplorable
+tiraillement, qui est encore très sensible, quoique heureusement fort
+atténué, ne saurait être entièrement dissipé que par un examen direct du
+vrai caractère propre à la science biologique, considérée du point de
+vue le plus élevé de la philosophie positive, dont la prépondérance peut
+seule permettre à l'étude des corps vivans de marcher sans hésitation
+dans la voie systématique qui convient à sa véritable nature.
+
+L'extrême complication des phénomènes physiologiques, comparés à tous
+ceux du monde inorganique, explique aisément, de la manière la plus
+satisfaisante, la grande imperfection relative de leur étude, en y
+ajoutant d'ailleurs, comme suite naturelle de cette complication, la
+culture beaucoup plus récente d'une telle classe de recherches. Cette
+différence fondamentale nous interdit même, conformément à la règle
+encyclopédique établie dans les prolégomènes de ce traité, d'espérer que
+la science biologique puisse comporter, à aucune époque, des progrès
+équivalens à ceux qui peuvent être plus ou moins complètement réalisés à
+l'égard des parties plus simples et plus générales de la philosophie
+naturelle. Toutefois, une judicieuse appréciation philosophique doit
+mettre en évidence que, malgré sa profonde imperfection actuelle,
+l'étude des corps vivans est, en réalité, bien plus avancée déjà que ne
+peut le faire présumer l'irrationnelle disposition d'esprit d'après
+laquelle on a coutume de la juger aujourd'hui. L'influence plus
+prononcée que la philosophie métaphysique, ou même théologique, continue
+à exercer vulgairement jusqu'ici sur cet ordre de conceptions, conduit
+trop souvent à y rechercher encore ces notions absolues et radicalement
+inaccessibles auxquelles, depuis long-temps, l'esprit humain a eu la
+sagesse de renoncer envers les phénomènes moins compliqués. Par une
+inconséquence singulière, et néanmoins spontanée, les mêmes
+intelligences qui, relativement aux plus simples effets naturels,
+reconnaissent l'inanité nécessaire de toute spéculation sur les causes
+premières et sur le mode essentiel de production des phénomènes,
+n'hésitent pas cependant à aborder directement ces vaines questions dans
+l'étude si complexe des corps vivans. Depuis près d'un siècle, tous les
+bons esprits s'accordent à dispenser désormais la physique de pénétrer
+le mystère de la pesanteur, dont elle doit seulement dévoiler les lois
+effectives; mais cela n'empêche point qu'on ne reproche journellement à
+la saine physiologie de ne rien nous apprendre sur l'essence intime de
+la vie, du sentiment, et de la pensée. Il est aisé de juger combien
+cette tendance métaphysique doit inspirer une opinion exagérée de
+l'imperfection réelle de la biologie actuelle. En apportant, dans
+l'examen de cette grande science, la même disposition philosophique qu'à
+l'égard des parties antérieures de l'étude de la nature, on reconnaîtra,
+je pense, que si, par une impérieuse et évidente nécessité, la biologie
+est plus arriérée qu'aucune autre science fondamentale, elle possède
+néanmoins déjà, sur les vrais sujets de ses recherches positives, des
+notions rationnelles infiniment précieuses, et que, en un mot, son
+caractère scientifique est beaucoup moins inférieur qu'on n'a coutume de
+le supposer à celui des sciences précédentes. Du reste, l'appréciation
+philosophique de ces diverses sciences, préalablement effectuée avec
+soin dans les sections correspondantes de cet ouvrage, nous permettra de
+fixer avec exactitude le vrai degré de perfection relative de la science
+biologique, lorsque la suite naturelle de ce discours nous aura conduits
+à l'examen direct d'une telle comparaison.
+
+Après ce préambule général, nous devons considérer ici l'ensemble de la
+biologie sous les mêmes aspects philosophiques que toutes les sciences
+fondamentales envisagées jusqu'à présent. Il faut donc nous attacher
+d'abord à caractériser, d'une manière précise, son objet essentiel, et à
+circonscrire, le plus rigoureusement possible, le véritable champ de
+ses recherches propres.
+
+Le développement spontané de notre intelligence tend, sans doute, à
+déterminer graduellement par lui-même, sans aucun autre mobile, le
+passage de chaque branche de nos connaissances de l'état théologique et
+ensuite métaphysique à l'état positif, comme je l'établirai directement
+dans le volume suivant. Mais nos facultés spéculatives ont
+naturellement, même chez les esprits les plus éminens, trop peu
+d'activité propre pour qu'une telle progression ne fût pas
+nécessairement d'une extrême lenteur, si elle n'eût point été
+heureusement accélérée par une stimulation étrangère et permanente,
+d'ailleurs inévitable. L'histoire entière de l'esprit humain ne présente
+jusqu'ici aucun exemple de quelque importance où cette révolution
+décisive se soit réellement accomplie par la seule voie rationnelle du
+simple enchaînement logique de nos conceptions abstraites. Parmi ces
+influences auxiliaires, si indispensables pour hâter le progrès naturel
+de la raison humaine, il faut distinguer avec soin, comme la plus
+générale, la plus directe, et la plus efficace, l'impulsion énergique
+qui résulte des besoins de l'application. C'est ce qui a fait dire à la
+plupart des philosophes que toute science naissait d'un art
+correspondant, maxime fort exagérée sans doute, mais qui renferme
+néanmoins un grand fonds de vérité, si, comme il convient, on la
+restreint à la séparation effective de chaque science d'avec le système
+universel et primitif de la philosophie théologique ou métaphysique,
+produit immédiat du premier essor spontané de notre intelligence. En ce
+sens, il est très vrai que, dans tous les genres, la formation des
+véritables sciences a été, sinon déterminée, du moins extrêmement hâtée
+par la double réaction nécessaire exercée sur elles par les arts, soit à
+raison des données positives qu'ils leur fournissent involontairement,
+soit surtout en vertu de leur inévitable et heureuse tendance à
+entraîner les recherches spéculatives vers le domaine des questions
+réelles et accessibles, et à faire plus hautement ressortir l'inanité
+radicale des conceptions théologiques ou métaphysiques.
+
+Mais, quoique la liaison des sciences aux arts ait été long-temps d'une
+importance capitale pour le développement des premières, et qu'elle
+continue à réagir encore très utilement sur leur progrès journalier, il
+est néanmoins incontestable que, d'après le mode irrationnel suivant
+lequel cette relation est presque toujours organisée jusqu'ici, elle
+tend, d'un autre côté, à ralentir la marche des connaissances
+spéculatives, une fois parvenues à un certain degré d'extension, en
+assujettissant la théorie à une trop intime connexion avec la pratique.
+Quelque limitée que soit, en réalité, notre force de spéculation, elle a
+cependant, par sa nature, beaucoup plus de portée que notre capacité
+d'action, en sorte qu'il serait radicalement absurde de vouloir
+astreindre la première, d'une manière continue, à régler son essor sur
+celui de la seconde, qui doit au contraire, s'efforcer de la suivre
+autant que possible. Les domaines rationnels de la science et de l'art
+sont, en général, parfaitement distincts, quoique philosophiquement
+liés: à l'une il appartient de connaître, et par suite de prévoir; à
+l'autre, de pouvoir, et par suite d'agir. Si, dans sa positivité
+naissante, chaque science dérive d'un art, il est tout aussi certain
+qu'elle ne peut prendre la constitution spéculative qui convient à sa
+nature, et qu'elle ne saurait comporter un développement ferme et
+rapide, que lorsque elle est enfin directement conçue et librement
+cultivée, abstraction faite de toute idée d'art. Cette irrécusable
+nécessité se vérifie aisément à l'égard de chacune des sciences
+fondamentales dont le caractère propre est déjà nettement prononcé. Le
+grand Archimède en avait, sans doute, un bien profond sentiment,
+lorsque, dans sa naïve sublimité, il s'excusait envers la postérité
+d'avoir momentanément appliqué son génie à des inventions pratiques.
+Toutefois, à l'égard des sciences mathématiques, et même de
+l'astronomie, cette vérification, quoique très réelle, est peu sensible
+aujourd'hui, vu l'époque trop reculée de leur formation. Mais, quant à
+la physique, et surtout à la chimie, à la naissance scientifique
+desquelles nous avons, pour ainsi dire, assisté, chacun sent à la fois
+et combien leur relation aux arts a été essentielle à leurs premiers
+pas, et combien ensuite leur entière séparation d'avec eux a contribué à
+la rapidité de leurs progrès. C'est aux travaux d'art que sont dus
+évidemment, par exemple, les séries primitives de faits chimiques: mais
+l'immense développement de la chimie depuis un demi-siècle doit être
+certainement attribué, en grande partie, au caractère purement
+spéculatif qu'a pris enfin cette étude, devenue dès lors pleinement
+indépendante de la culture d'un art quelconque.
+
+Ces réflexions générales sont éminemment applicables à la science
+physiologique, dont elles tendent à épurer la constitution philosophique
+actuelle. Il n'y a pas de science dont la marche ait dû être aussi
+étroitement liée au développement de l'art correspondant que l'histoire
+ne le montre pour la biologie, comparée à l'art médical; la
+complication supérieure d'une telle science et l'importance
+prépondérante d'un tel art, expliquent aisément cette connexion plus
+intime. C'est, à la fois, en vertu des besoins croissants de la médecine
+pratique, et des indications qu'elle a nécessairement procurées sur les
+principaux phénomènes vitaux, que la physiologie a commencé à se
+détacher du tronc commun de la philosophie primitive, pour se composer
+de plus en plus de notions vraiment positives. Sans cette heureuse et
+puissante influence, la physiologie en serait encore restée très
+probablement à ces dissertations académiques, moitié littéraires et
+moitié métaphysiques, parsemées çà et là de quelques observations
+purement épisodiques, dont elle était, il n'y a guère plus d'un siècle,
+presque uniquement formée. On ne saurait donc mettre en doute la haute
+importance d'une telle relation pour le développement effectif de la
+vraie physiologie jusqu'à présent. Toutefois, il y a lieu de penser que
+la science biologique est parvenue aujourd'hui, comme l'ont fait avant
+elle les autres sciences fondamentales, à cette époque de pleine
+maturité où, dans l'intérêt de ses progrès ultérieurs, elle doit prendre
+un essor franchement spéculatif, entièrement libre de toute adhérence
+directe, soit à l'art médical, soit à aucune autre application
+quelconque. La coordination rationnelle du vrai système des
+connaissances humaines impose strictement une telle condition, sans
+laquelle nos conceptions fondamentales auraient nécessairement un
+caractère équivoque et bâtard, susceptible d'entraver beaucoup leur
+développement naturel. Seulement, quand toutes les sciences spéculatives
+auront ainsi pris définitivement la constitution abstraite propre à
+chacune d'elles, il doit être bien entendu, comme je l'ai établi dans la
+deuxième leçon, que la philosophie devra soigneusement s'occuper de
+rattacher, d'une manière directe et générale, le système des arts à
+celui des sciences, d'après un ordre intermédiaire de conceptions
+rationnelles, spécialement adaptées à cette importante destination, et
+dont la nature est jusqu'ici peu prononcée, ainsi que je l'ai indiqué
+alors. Mais une semblable opération serait maintenant prématurée,
+puisque le système des sciences fondamentales n'est point encore, en
+réalité, complétement formé. Pour la physiologie surtout, c'est
+principalement à l'isoler de la médecine qu'il faut tendre aujourd'hui,
+afin d'assurer l'originalité de son vrai caractère scientifique, en
+constituant la philosophie organique à la suite de la philosophie
+inorganique. Depuis Haller, cette importante séparation s'accomplit
+visiblement de plus en plus, surtout en Allemagne et en France; mais
+elle est loin encore d'être assez parfaite pour permettre à la biologie
+de prendre un libre et rapide essor abstrait. Non-seulement cette
+adhérence trop prolongée à l'art médical imprime aujourd'hui aux
+recherches physiologiques un caractère d'application immédiate et
+spéciale qui tend à les rétrécir extrêmement, et même à les empêcher
+d'acquérir l'entière généralité dont elles ont besoin pour prendre leur
+véritable rang dans le système de la philosophie naturelle; mais elle
+s'oppose directement, en outre, à ce que la science biologique soit
+cultivée par les intelligences les plus capables de diriger
+convenablement ses progrès spéculatifs. Il résulte, en effet, d'une
+telle confusion d'idées, que, sauf un très petit nombre de précieuses
+exceptions, cette étude capitale est jusqu'ici entièrement livrée aux
+seuls médecins, que la haute importance de leurs occupations
+principales, et, ordinairement aussi, la profonde imperfection de leur
+éducation actuelle, doivent rendre essentiellement impropres à une telle
+destination. Quoique l'organisation du monde savant soit, en général,
+très éloignée aujourd'hui de la constitution rationnelle qu'elle
+pourrait aisément acquérir, cependant sa première condition essentielle
+est, du moins, remplie, à un degré suffisant, envers toutes les autres
+sciences fondamentales, dont chacune est spécialement affectée à des
+esprits qui s'y consacrent d'une manière exclusive. La physiologie seule
+fait encore exception à cette règle évidente: elle n'a pas même une
+place régulièrement déterminée dans les corporations scientifiques les
+mieux instituées. Son importance capitale et sa difficulté supérieure ne
+sauraient permettre, sans doute, de concevoir une telle inconséquence
+comme un état normal et permanent. Ceux qui rejetteraient comme absurde
+la pensée de confier aux navigateurs la culture de l'astronomie,
+finiront probablement par trouver étrange l'usage d'abandonner, d'une
+manière analogue, les études biologiques aux loisirs des médecins; car,
+l'un n'est pas, en soi, plus rationnel que l'autre. Une aussi vicieuse
+organisation des travaux nous offre un témoignage irrécusable du peu de
+netteté des idées actuelles sur le vrai caractère philosophique propre à
+la science physiologique; et, en même temps, par une réaction
+nécessaire, elle doit contribuer fortement à prolonger cette incertitude
+fondamentale, d'où elle est d'abord provenue.
+
+Le seul motif spécieux qui puisse être allégué en faveur d'une telle
+confusion, consiste dans la crainte vulgaire que la théorie, livrée
+désormais à son libre élan, ne perde trop de vue les besoins de la
+pratique, dont une semblable séparation tendrait à ralentir ainsi le
+perfectionnement essentiel. Mais le bon sens indique clairement que la
+science pourrait encore moins concourir au progrès de l'art, si
+celui-ci, en s'efforçant de la retenir adhérente, s'opposait éminemment,
+par cela même, à son vrai développement. D'ailleurs, l'expérience
+éclatante et unanime des autres sciences fondamentales doit achever de
+dissiper à ce sujet toute inquiétude sérieuse. Car, c'est précisément
+depuis que, uniquement consacrée à découvrir le plus complétement
+possible les lois de la nature, sans aucune vue d'application immédiate
+à nos besoins, chacune d'elles a pu faire d'importans et rapides
+progrès, qu'elles ont pu déterminer, dans les arts correspondans,
+d'immenses perfectionnemens, dont la recherche directe eût étouffé leur
+essor spéculatif. Cette considération, dès long-temps si frappante à
+l'égard de l'astronomie, est devenue, de nos jours, extrêmement sensible
+pour la physique, et surtout pour la chimie, qui, après son entière
+séparation d'avec les arts, leur a fait éprouver, en un demi-siècle, de
+plus grandes améliorations que pendant l'époque si prolongée où elle
+n'en était point distincte. Pourquoi en serait-il autrement dans
+l'ordre des phénomènes vitaux? Toutefois, il n'en importe pas moins, en
+ce genre, comme en tout autre, d'organiser ultérieurement, entre la
+théorie et la pratique, des relations systématiques, plus certaines et
+plus efficaces que ces réactions spontanées, qui semblent toujours
+présenter quelque chose de fortuit. Mais il ne saurait exister de
+relations nettes et rationnelles qu'entre des conceptions préalablement
+distinctes et indépendantes.
+
+À l'égard des sciences plus avancées, la discussion précédente eût été,
+dans cet ouvrage, certainement superflue. Mais, envers la physiologie,
+un tel préliminaire m'a paru indispensable afin de mieux motiver, dès
+l'origine, l'aspect purement spéculatif sous lequel elle doit être ici
+exclusivement considérée, et qui est encore trop peu prononcé pour
+n'avoir pas besoin d'être caractérisé d'une manière spéciale. Examinons
+dès lors directement le véritable objet général de la science
+biologique, ainsi désormais abstraitement conçue. Or, l'étude des lois
+vitales constituant le sujet essentiel de la biologie, il est nécessaire
+pour se former une idée précise d'une telle destination, d'analyser
+d'abord en elle-même la notion fondamentale de la _vie_, envisagée sous
+le point de vue philosophique auquel l'état présent de l'esprit humain
+permet enfin de s'élever à cet égard.
+
+Bichat est le premier qui ait tenté d'établir directement sur une base
+positive cette grande notion, jusque alors constamment enveloppée sous
+le vain et ténébreux assemblage des abstractions métaphysiques. Mais ce
+grand physiologiste, après avoir judicieusement senti qu'une telle
+définition ne pouvait être fondée que sur un heureux aperçu général de
+l'ensemble des phénomènes propres aux corps vivans, ne sut point
+réaliser une sage application du principe rationnel qu'il avait si
+nettement posé. Subissant, à son insu, l'influence de cette ancienne
+philosophie dont il s'efforçait de sortir, il continua à se préoccuper
+de la fausse idée d'un antagonisme absolu entre la nature morte et la
+nature vivante, et il choisit, en conséquence, cette lutte chimérique
+pour le caractère essentiel de la vie. Comme l'examen sommaire de cette
+erreur capitale peut contribuer beaucoup à l'éclaircissement général de
+la question, il convient ici de nous y arrêter un moment.
+
+La profonde irrationnalité d'une telle conception, consiste surtout en
+ce qu'elle supprime entièrement l'un des deux élémens inséparables dont
+l'harmonie constitue nécessairement l'idée générale de _vie_. Cette
+idée suppose, en effet, non-seulement celle d'un être organisé de
+manière à comporter l'état vital, mais aussi celle, non moins
+indispensable, d'un certain ensemble d'influences extérieures propres à
+son accomplissement. Une telle harmonie entre l'être vivant et le
+_milieu_ correspondant, caractérise évidemment la condition fondamentale
+de la vie. Si, comme le supposait Bichat, tout ce qui entoure les corps
+vivans tendait réellement à les détruire, leur existence serait, par
+cela même, radicalement inintelligible: car, où pourraient-ils puiser la
+force nécessaire pour surmonter, même temporairement, un tel obstacle? À
+la vérité, la vie de chaque être dans chaque milieu cesse d'être
+possible aussitôt que la constitution de ce milieu vient à subir, sous
+un aspect quelconque, de trop grandes perturbations: et, en ce cas,
+l'action extérieure devient, en effet, destructive. Mais cela
+empêche-t-il que, renfermée entre des limites de variation convenables,
+cette action ne soit habituellement conservatrice? Dans tous les degrés
+de l'échelle biologique, l'altération et la cessation de la vie sont,
+sans doute, au moins aussi fréquemment déterminées par les modifications
+nécessaires et spontanées de l'organisme que par l'influence des
+circonstances ambiantes. Si, par exemple, un certain degré de froid ou
+de sécheresse ralentit et quelquefois suspend la vie de tel animal
+atmosphérique, un retour convenable de la chaleur et de l'humidité
+ranime ou rétablit son existence. Or, dans l'un comme dans l'autre cas,
+c'est également du milieu que provient l'influence: pourquoi ne pas
+avoir égard au concours aussi bien qu'à l'antagonisme? L'état de vie
+serait donc très vicieusement caractérisé par cette indépendance
+imaginaire envers les lois générales de la nature ambiante, par cette
+opposition fantastique avec l'ensemble des actions extérieures.
+
+Une semblable conception serait même tellement erronée qu'elle
+présenterait en un sens entièrement inverse de la réalité l'une des
+différences les plus capitales entre les corps vivans et les corps
+inertes, comme plusieurs physiologistes l'ont déjà judicieusement
+remarqué. En effet, les phénomènes inorganiques, en vertu de leur
+généralité supérieure, continuent à se produire, avec de simples
+différences de degré, dans presque toutes les circonstances extérieures
+où les corps peuvent être placés; ou du moins ils admettent à cet égard,
+des limites de variation extrêmement écartées. Ces limites deviennent
+d'autant plus distantes qu'on s'éloigne davantage des phénomènes
+physiologiques, en remontant la hiérarchie scientifique fondamentale que
+j'ai établie: enfin, parvenu jusqu'aux phénomènes de pesanteur et de
+gravitation, on trouve dès lors une rigoureuse universalité,
+non-seulement quant aux corps, mais aussi quant aux circonstances. C'est
+donc là que se manifeste réellement la plus haute indépendance envers le
+système ambiant. Le mode d'existence des corps vivans est, au contraire,
+nettement caractérisé par une dépendance extrêmement étroite des
+influences extérieures, soit pour la multiplicité des diverses actions
+dont il exige le concours déterminé, soit quant au degré spécial
+d'intensité de chacune d'elles. Il importe même de remarquer, afin de
+compléter cette observation philosophique, que, plus on s'élève dans la
+hiérarchie organique, plus, en général, cette dépendance augmente
+nécessairement, par la plus grande complication qu'éprouve le système
+des conditions d'existence à mesure que les fonctions se développent en
+se diversifiant davantage. Toutefois, pour qu'un tel aperçu soit exact,
+il faut considérer soigneusement, d'une autre part, que, si des
+fonctions plus variées multiplient inévitablement les relations
+extérieures, l'organisme, en s'élevant ainsi, réagit en même temps de
+plus en plus sur le système ambiant, de manière à le modifier en sa
+faveur. On doit donc distinguer, à ce sujet, afin d'éviter toute
+exagération, entre la multiplicité des actions extérieures, et les
+limites normales de leur intensité. Si, sous le premier point de vue,
+l'organisme vivant, à mesure qu'il s'élève, devient incontestablement de
+plus en plus dépendant du milieu correspondant, il en dépend d'ailleurs
+de moins en moins sous le second aspect: c'est-à-dire, que son existence
+exige un ensemble plus complexe de circonstances extérieures, mais
+qu'elle est compatible avec des limites de variation plus étendues de
+chaque influence prise à part. Un coup d'oeil général sur la hiérarchie
+biologique suffit pour vérifier clairement cette double relation
+nécessaire. Ainsi, au dernier rang, se trouvent les végétaux, et les
+animaux fixés, qui, ne pouvant presque aucunement modifier la
+constitution du milieu correspondant, subissent nécessairement la fatale
+influence de ses plus légères altérations, mais dont l'existence serait,
+par cela même, impossible, si, d'un autre côté, elle n'était point
+inévitablement liée au concours d'un très petit nombre d'actions
+extérieures distinctes. De même, à l'autre extrémité, on voit les
+animaux supérieurs, et surtout l'homme, qui ne sauraient vivre qu'à
+l'aide de l'ensemble le plus complexe de conditions extérieures
+favorables, soit atmosphériques, soit terrestres, sous les divers
+aspects physiques et chimiques, mais qui, par une compensation non moins
+indispensable, sont susceptibles de supporter, à ces différens égards,
+des limites de variation beaucoup plus étendues que celles relatives aux
+organismes inférieurs, en vertu de leur plus grande aptitude à réagir
+sur le système ambiant. Néanmoins, quelle que soit l'importance de cette
+corrélation générale, on n'en pourrait, évidemment, induire aucun
+argument favorable à l'idée d'une prétendue indépendance fondamentale
+des corps vivans envers le monde extérieur, puisque, quand la dépendance
+est moindre en un sens, elle est nécessairement plus complète en un
+autre. Une telle opinion est donc, en réalité, directement
+contradictoire avec la notion même de la vie, envisagée dans l'ensemble
+des êtres connus. On comprend toutefois qu'elle ait pu séduire le génie
+de Bichat, à une époque où la considération fondamentale de la
+hiérarchie biologique ne pouvait encore servir de guide habituel aux
+méditations physiologiques, bornées à l'examen de l'homme, dont la
+véritable analyse est trop difficile pour être heureusement effectuée
+d'une manière directe. Mais il est aisé de prévoir combien le vice
+radical d'un tel point de départ a dû nécessairement altérer tout le
+système des conceptions physiologiques de Bichat, qui s'en est, en
+effet, profondément ressenti, comme nous aurons bientôt l'occasion de le
+constater avec précision.
+
+Depuis que le développement de l'anatomie comparée, en rendant familière
+la considération de l'ensemble rationnel des êtres organisés, a permis
+enfin de fonder, d'une manière systématique, sur des bases vraiment
+positives, la notion abstraite de la vie, plusieurs philosophes
+contemporains, surtout en Allemagne, quoique dirigés par ce lumineux
+principe, se sont laissé égarer à ce sujet par une vicieuse tendance à
+généraliser outre mesure cette notion fondamentale. Une extension
+abusive du langage usité les a conduits à rendre l'idée de vie
+exactement équivalente à celle d'activité spontanée. Dès lors, comme
+tous les corps naturels sont évidemment actifs, à des degrés plus ou
+moins intenses et sous des rapports plus ou moins variés, il devenait
+par cela même nécessairement impossible d'attacher au nom de vie aucune
+signification scientifique nettement déterminée. Il est clair qu'une
+telle aberration logique tendrait même directement à rétablir cette
+confusion fondamentale qui constituait le caractère essentiel de
+l'ancienne philosophie, en représentant un corps quelconque comme plus
+ou moins vivant. L'inconvenance évidente d'affecter deux termes
+philosophiques distincts à la désignation d'une même idée générale, doit
+faire sentir que, afin d'éviter la dégénération déplorable des plus
+hautes questions scientifiques en de puériles discussions de mots, il
+n'est pas moins indispensable de restreindre soigneusement le nom de
+_vie_ aux seuls êtres réellement vivans, c'est-à-dire organisés, que de
+lui attribuer une acception assez étendue pour s'appliquer
+rigoureusement à tous les organismes possibles et à tous leurs modes de
+vitalité. Sous ce rapport, comme relativement à toutes les notions
+vraiment primordiales, les philosophes auraient beaucoup gagné sans
+doute à traiter avec moins de dédain les grossières mais judicieuses
+indications du bon sens vulgaire, véritable point de départ éternel de
+toute sage spéculation scientifique.
+
+Je ne connais jusqu'ici d'autre tentative pleinement efficace pour
+satisfaire à l'ensemble des conditions essentielles d'une définition
+philosophique de la vie que celle de M. de Blainville, lorsqu'il a
+proposé, il y a quinze ans, dans la belle introduction à son traité
+d'anatomie comparée, de caractériser ce grand phénomène par le double
+mouvement intestin, à la fois général et continu, de composition et de
+décomposition, qui constitue en effet sa vraie nature universelle. Cette
+lumineuse définition ne me paraît laisser rien d'important à désirer, si
+ce n'est une indication plus directe et plus explicite de ces deux
+conditions fondamentales co-relatives, nécessairement inséparables de
+l'état vivant, un _organisme_ déterminé et un _milieu_ convenable. Mais
+une telle critique n'est réellement que secondaire, car elle se rapporte
+bien plus à la seule formule qu'à la conception propre. En effet, le
+simple énoncé de M. de Blainville doit spontanément suggérer la double
+pensée d'une organisation disposée de manière à permettre cette
+continuelle rénovation intime, et d'un milieu susceptible à la fois de
+fournir à l'absorption et de provoquer à l'exhalation, quoiqu'il eût été
+plus convenable sans doute d'introduire dans la formule même une mention
+expresse de cette harmonie fondamentale. Sauf cette unique modification,
+il est évident qu'une semblable définition remplit directement, dans la
+plus juste mesure, toutes les prescriptions principales inhérentes à la
+nature d'un tel sujet, et qui ont été ci-dessus suffisamment
+caractérisées. Car, elle présente ainsi l'exacte énonciation du seul
+phénomène rigoureusement commun à l'ensemble des êtres vivans,
+considérés dans toutes leurs parties constituantes et dans tous leurs
+divers modes de vitalité, en excluant d'ailleurs, par sa composition
+même, tous les corps réellement inertes. Telle est, à mes yeux, la
+première base élémentaire de la vraie philosophie biologique.
+
+Au premier abord, les philosophes qui se seraient arrêtés d'une manière
+trop exclusive à la seule considération de l'homme pourraient envisager
+la conception précédente comme directement contraire à la théorie
+générale des définitions, qui prescrit évidemment de chercher la
+caractéristique d'un phénomène quelconque dans les cas où il est le plus
+développé, et non dans ceux où il l'est le moins. Il semble en effet que
+la définition de M. de Blainville n'a point convenablement égard à la
+grande pensée d'Aristote et de Buffon, si fortement établie par Bichat,
+malgré ses exagérations évidentes, sur la distinction capitale entre la
+vie _organique_ et la vie _animale_, et qu'elle se rapporte entièrement
+à la seule vie végétative. Mais cette importante objection n'aboutirait
+qu'à faire ressortir avec une plus haute évidence toute la judicieuse
+profondeur de la définition proposée, en montrant combien elle repose
+sur une exacte appréciation de l'ensemble de la hiérarchie biologique.
+Car, il est incontestable que, dans l'immense majorité des êtres qui en
+jouissent, la vie _animale_ ne constitue qu'un simple perfectionnement
+complémentaire, sur-ajouté, pour ainsi dire, à la vie _organique_ ou
+fondamentale, et propre, soit à lui procurer des matériaux par une
+intelligente réaction sur le monde extérieur, suit même à préparer ou à
+faciliter ses actes par les sensations, les diverses locomotions, ou
+l'innervation, soit enfin à la mieux préserver des influences
+défavorables. Les animaux les plus élevés, et surtout l'homme, sont les
+seuls où cette relation générale puisse en quelque sorte paraître
+totalement intervertie, et chez lesquels la vie végétale doive sembler,
+au contraire, essentiellement destinée à entretenir la vie animale,
+devenue en apparence le but principal et le caractère prépondérant de
+l'existence organique. Mais, dans l'homme lui-même, cette admirable
+inversion de l'ordre général du monde vivant ne commence à devenir
+compréhensible qu'à l'aide d'un développement très notable de
+l'intelligence et de la sociabilité, qui tend de plus en plus à
+transformer artificiellement l'espèce en un seul individu, immense et
+éternel, doué d'une action constamment progressive sur la nature
+extérieure. C'est uniquement sous ce point de vue qu'on peut considérer
+avec justesse cette subordination volontaire et systématique de la vie
+végétale à la vie animale comme le type idéal vers lequel tend sans
+cesse l'humanité civilisée, quoiqu'il ne doive jamais être entièrement
+réalisé. Il suit de là que, pour la nouvelle science fondamentale dont
+je m'efforcerai, dans le volume suivant, de constituer enfin, sous le
+nom de physique sociale, le système philosophique, une telle notion
+devient convenable comme tendant à présenter sous une forme plus
+énergique l'ensemble des caractères distinctifs de la vie humaine
+proprement dite, et à indiquer d'un seul aspect le but général de notre
+espèce. Mais, en biologie pure, une semblable manière de voir ne serait
+certainement qu'une poétique exagération, dont la nature
+anti-scientifique conduirait nécessairement aux plus vicieuses
+conséquences philosophiques. Quoique le grand objet de la biologie soit
+sans doute, en dernière analyse, une exacte connaissance de l'homme, il
+ne faut pas oublier que, en réalité, c'est seulement dans l'état social,
+et même après une civilisation déjà très prolongée, que se manifestent,
+avec une éclatante évidence, les propriétés essentielles de l'humanité.
+La base et le germe de ces propriétés doivent incontestablement être
+empruntés à la science biologique par la science sociale, qui ne saurait
+trouver ailleurs son point de départ rationnel; mais l'étude directe et
+spéciale des lois de leur développement effectif ne pourrait, sans la
+plus déplorable confusion de doctrines et même de méthodes, être
+abandonnée à la biologie pure, comme je l'établirai soigneusement dans
+le volume suivant. Ainsi, même à l'égard de l'homme, la biologie,
+nécessairement limitée, par sa vraie nature philosophique, à l'étude
+exclusive de l'individu, doit maintenir rigoureusement la notion
+primordiale de la vie animale subordonnée à la vie végétale, comme loi
+générale du règne organique, et dont la seule exception apparente forme
+l'objet spécial d'une toute autre science fondamentale. Il faut enfin
+ajouter, à ce sujet, que, même dans les organismes supérieurs, où la vie
+animale est le plus développée, la vie organique, outre qu'elle en
+constitue à la fois la base et le but, reste encore la seule entièrement
+commune à tous les divers tissus dont ils sont composés, en même temps
+que, suivant la belle observation philosophique de Bichat, elle est
+aussi la seule qui s'exerce d'une manière nécessairement continue, la
+vie animale étant, au contraire, essentiellement intermittente. Tels
+sont les principaux motifs rationnels qui doivent finalement confirmer
+la définition éminemment philosophique de la vie introduite par M. de
+Blainville, tout en concevant néanmoins la considération de l'animalité,
+et même de l'humanité, comme l'objet le plus important de la biologie.
+
+Cette exacte analyse préliminaire du phénomène général qui constitue le
+sujet invariable des spéculations biologiques, nous rendra maintenant
+beaucoup plus facile une définition nette et précise de la science
+elle-même, directement envisagée dans sa destination positive la plus
+complète et la plus étendue. Nous avons reconnu, en effet, que l'idée de
+vie suppose constamment la co-relation nécessaire de deux élémens
+indispensables, un organisme approprié et un milieu[21] convenable.
+C'est de l'action réciproque de ces deux élémens que résultent
+inévitablement tous les divers phénomènes vitaux, non-seulement animaux,
+comme on le pense d'ordinaire, mais aussi organiques. Il s'ensuit
+aussitôt que le grand problème permanent de la biologie positive doit
+consister à établir, pour tous les cas, d'après le moindre nombre
+possible de lois invariables, une exacte harmonie scientifique entre ces
+deux inséparables puissances du conflit vital et l'acte même qui le
+constitue, préalablement analysé; en un mot, à lier constamment, d'une
+manière non-seulement générale, mais aussi spéciale, la double idée
+d'_organe_ et de _milieu_ avec l'idée de _fonction_. Au fond, cette
+seconde idée n'est pas moins double que la première: car, d'après la loi
+universelle de l'équivalence nécessaire entre la réaction et l'action,
+le système ambiant ne saurait modifier l'organisme sans que celui-ci
+n'exerce à son tour sur lui une influence correspondante. La notion de
+_fonction_ ou d'_acte_ doit comprendre, en réalité, les deux résultats
+du conflit, mais avec cette distinction essentielle que, la modification
+organique étant, par sa nature, la seule vraiment importante en
+biologie, on néglige le plus souvent la réaction sur le milieu, d'où est
+résultée habituellement l'acception moins étendue du mot _fonction_,
+affecté seulement aux actes organiques, indépendamment de leurs
+conséquences externes. Toutefois, quand le milieu n'est point
+susceptible d'un renouvellement immédiat et facultatif, comme à l'égard
+du végétal ou de l'animal en repos, il devient évidemment indispensable
+au biologiste lui-même de prendre en sérieuse considération cette
+modification nécessaire du système ambiant, vu l'influence ultérieure
+qu'elle peut exercer sur l'organisme. Dans l'espèce humaine, surtout à
+l'état de société où elle est seulement susceptible de se développer,
+son action, dès lors collective, sur le monde extérieur, ne
+constitue-t-elle point un élément de son étude aussi essentiel que la
+propre modification de l'homme? Néanmoins, on doit reconnaître qu'une
+telle considération, envers chaque organisme, appartient bien plus à son
+histoire naturelle proprement dite qu'à sa physiologie, sauf la
+restriction que je viens d'indiquer. Il y aura donc peu d'inconvéniens à
+conserver ici au mot _fonction_ sa signification la plus usitée,
+quoiqu'il fût plus rationnel de lui attribuer toute son extension
+philosophique, en l'employant à désigner l'ensemble des résultats de
+l'action réciproque continuellement exercée entre l'organisme et le
+milieu.
+
+ [Note 21: Il serait superflu, j'espère, de motiver
+ expressément l'usage fréquent que je ferai désormais, en
+ biologie, du mot _milieu_, pour désigner spécialement, d'une
+ manière nette et rapide, non-seulement le fluide où
+ l'organisme est plongé, mais, en général, l'ensemble total
+ des circonstances extérieures, d'un genre quelconque,
+ nécessaires à l'existence de chaque organisme déterminé.
+ Ceux qui auront suffisamment médité sur le rôle capital que
+ doit remplir, dans toute biologie positive, l'idée
+ correspondante, ne me reprocheront pas, sans doute,
+ l'introduction de cette expression nouvelle. Quant à moi, la
+ spontanéité avec laquelle elle s'est si souvent présentée
+ sous ma plume, malgré ma constante aversion pour le
+ néologisme systématique, ne me permet guère de douter que ce
+ terme abstrait ne manquât réellement jusqu'ici à la science
+ des corps vivans.]
+
+D'après les notions précédentes, la biologie positive doit donc être
+envisagée comme ayant pour destination générale de rattacher constamment
+l'un à l'autre, dans chaque cas déterminé, le point de vue anatomique et
+le point de vue physiologique, ou, en d'autres termes, l'état statique
+et l'état dynamique. Cette relation perpétuelle constitue son vrai
+caractère philosophique. Placé dans un système donné de circonstances
+extérieures, un organisme défini doit toujours agir d'une manière
+nécessairement déterminée; et, en sens inverse, la même action ne
+saurait être identiquement produite par des organismes vraiment
+distincts. Il y a donc lieu à conclure alternativement, ou l'acte
+d'après le sujet, ou l'agent d'après l'acte. Le système ambiant étant
+toujours censé préalablement bien connu, d'après l'ensemble des autres
+sciences fondamentales, on voit ainsi que le double problème biologique
+peut être posé, suivant l'énoncé le plus mathématique possible, en ces
+termes généraux: _étant donné l'organe ou la modification organique,
+trouver la fonction ou l'acte, et réciproquement_. Une telle définition
+me paraît satisfaire évidemment aux principales conditions
+philosophiques de la science biologique. Elle me semble propre surtout à
+faire hautement ressortir ce but nécessaire de prévision rationnelle,
+que j'ai tant représenté, dans les diverses parties de cet ouvrage,
+comme la destination caractéristique de toute _science_ réelle, opposée
+à la simple _érudition_. Car, elle indique clairement que la vraie
+biologie doit tendre à nous permettre de toujours prévoir comment agira,
+dans des circonstances données, tel organisme déterminé, ou par quel
+état organique a pu être produit tel acte accompli.
+
+Sans doute, vu l'extrême imperfection de la science, due nécessairement
+à son immense complication, cette divination rationnelle peut rarement,
+surtout aujourd'hui, être exercée d'une manière à la fois sûre et
+étendue. Mais tel n'en est pas moins le but évident de la biologie,
+quoique cette science, comme toute autre, et même plus qu'aucune autre,
+doive éternellement rester plus ou moins inférieure à sa destination
+philosophique, terme idéal qui, à l'égard d'une science quelconque, est
+strictement indispensable pour diriger sans hésitation, dans la voie
+d'une positivité systématique, les travaux partiels de tous ceux qui la
+cultivent. Cet office fondamental doit avoir, par sa nature, encore plus
+d'importance envers une science que l'immensité de ses inextricables
+détails expose nécessairement plus qu'aucune autre à la stérile et
+déplorable dispersion des efforts intellectuels sur d'oiseuses et
+incohérentes recherches secondaires. Pour vérifier la rationnalité d'une
+telle destination générale de la biologie, il n'est nullement
+indispensable que ce but soit toujours atteint, ni même qu'il le soit le
+plus souvent: il suffit que, de l'aveu de tous, les points de doctrine à
+l'égard desquels il a pu être jusqu'ici plus ou moins complétement
+réalisé constituent les parties de la science les plus parfaites; or,
+c'est ce que personne, sans doute, ne contestera.
+
+Ma définition de la science biologique s'écarte beaucoup, il est vrai,
+des habitudes actuelles, en ce qu'elle a peu d'égards à la distinction
+vulgaire entre l'anatomie et la physiologie, qui s'y trouvent intimement
+combinées. Je dois à ce sujet directement avouer avec franchise que, ni
+sous le point de vue dogmatique, ni sous l'aspect historique, je ne
+reconnais de motifs suffisans pour maintenir la séparation ordinaire
+entre ces deux faces, rationnellement inséparables à mes yeux, d'un
+problème unique. D'une part, en effet, s'il ne peut évidemment exister
+de saine physiologie isolée de l'anatomie, n'est-il pas réciproquement
+tout aussi certain que, sans la physiologie, l'anatomie n'aurait aucun
+vrai caractère scientifique, et serait même le plus souvent
+inintelligible? Les considérations d'usages éclairent autant celles de
+structure qu'elles en sont éclairées. En second lieu, l'origine
+historique de cette vicieuse séparation me semble démontrer clairement
+qu'elle n'est qu'un résultat passager de l'enfance de la science
+biologique; car, elle est uniquement provenue de ce que la physiologie
+proprement dite faisait autrefois partie du système universel de la
+philosophie métaphysique, quelque disposés que nous soyons aujourd'hui à
+oublier un état encore si rapproché. C'est d'abord par les seules
+considérations anatomiques, comme plus simples et plus faciles, que
+cette vaine philosophie a été à cet égard discréditée, et que la
+positivité a commencé à s'introduire en biologie; en sorte qu'une telle
+distinction n'avait réellement d'autre office primitif que de séparer
+nettement entre elles la partie positive et la partie métaphysique de
+l'étude des corps vivans, comme on le voit encore dans les écoles
+arriérées. Depuis que l'accomplissement graduel de cette grande
+révolution intellectuelle a commencé aussi à convertir la physiologie
+elle-même en une véritable science, il n'existe plus aucun motif
+légitime d'une séparation qui ne se prolonge encore que par un usage
+irréfléchi, ou par une fausse interprétation philosophique d'une
+situation transitoire. Il est d'ailleurs assez évident désormais que
+cette division momentanée tend, de jour en jour, à s'effacer
+complétement. Au reste, je dois naturellement revenir, à la fin de ce
+discours, sur la véritable appréciation définitive d'une telle division.
+
+D'après les explications antérieures, on doit remarquer, en outre, que
+non-seulement ma définition de la biologie ne sépare point, d'avec la
+physiologie proprement dite, la simple anatomie, mais qu'elle y joint
+même nécessairement une autre partie essentielle, dont la nature est
+jusqu'ici peu connue. En effet, si l'idée de vie est réellement
+inséparable de celle d'organisation, l'une et l'autre ne sauraient
+s'isoler davantage, comme je l'ai établi, de celle d'un milieu spécial
+en relation déterminée avec elles. Il en résulte donc un troisième
+aspect élémentaire, non moins indispensable, du sujet fondamental de la
+biologie, savoir la théorie générale des milieux organiques, et de leur
+action sur l'organisme, envisagée d'une manière abstraite. Les
+philosophes naturistes de l'Allemagne contemporaine ont eu, ce me
+semble, un sentiment confus, mais irrécusable, de cette nouvelle partie
+essentielle, lorsqu'ils ont ébauché leur célèbre conception d'une sorte
+de règne intermédiaire, composé de l'air et de l'eau, servant de lien
+général entre le monde inorganique et le monde organique. Toutefois,
+personne ne me paraît en avoir nettement conçu une juste idée avant M.
+de Blainville, qui, le premier, a directement tenté de l'introduire,
+dans son grand cours de physiologie ci-dessus mentionné, sous le nom
+très expressif d'étude des modificateurs externes, soit généraux, soit
+spéciaux. Malheureusement, cette partie, qui, après l'anatomie
+proprement dite, constitue le préliminaire général le plus indispensable
+de la biologie définitive, est encore tellement imparfaite et même si
+peu caractérisée que la plupart des physiologistes actuels n'en
+soupçonnent pas l'existence distincte et nécessaire.
+
+Pour apprécier convenablement la destination philosophique de la
+biologie, telle que je l'ai définie, il faut ajouter enfin que cette
+relation permanente entre les idées d'organisation et les idées de vie
+doit être, autant que possible, établie d'après les lois fondamentales
+du monde inorganique, convenablement modifiées par les propriétés
+spéciales des tissus vivans. Il est clair, en effet, que, toutes les
+fois qu'il se produit, dans l'organisme, un acte vraiment mécanique,
+physique, ou chimique, ce qui a fréquemment lieu, l'explication d'un tel
+phénomène serait radicalement imparfaite si l'on ne la rattachait point
+aux lois générales des phénomènes analogues, qui doivent nécessairement
+s'y vérifier, quelle que soit d'ailleurs la difficulté d'y réaliser leur
+exacte application. On doit, du reste, soigneusement éviter de pousser
+jusqu'à une irrationnelle exagération cette tendance philosophique; car,
+un grand nombre de phénomènes vitaux ne pouvant, par leur nature, avoir
+réellement aucun analogue parmi les phénomènes inorganiques, il serait
+manifestement absurde de chercher dans ces derniers les bases positives
+de la théorie des premiers. La saine biologie ne peut alors que saisir,
+dans les phénomènes vitaux eux-mêmes, le plus fondamental de tous, afin
+d'y rattacher les autres, conformément à l'esprit général de toute
+véritable explication scientifique. À cet égard, la grande distinction
+de la vie en organique et animale doit avoir nécessairement une extrême
+importance, comme j'aurai lieu de le développer dans les leçons
+suivantes. Car, en principe, tous les actes de la vie organique sont
+essentiellement physiques et chimiques, ce qui ne saurait être pour les
+actes de la vie animale, du moins à l'égard des phénomènes primordiaux,
+et surtout en ce qui concerne les fonctions nerveuses et cérébrales. Les
+uns sont donc susceptibles, par leur nature, d'un ordre plus parfait
+d'explications, que les autres ne comportent pas, ainsi que je
+l'établirai ultérieurement d'une manière spéciale.
+
+La définition que j'ai proposée pour la science biologique, conduit
+d'elle-même à caractériser avec précision, non-seulement l'objet de la
+science, ou la nature propre de ses recherches, mais aussi son sujet,
+c'est-à-dire, le champ qu'elle doit embrasser. Car, d'après cette
+formule générale, ce n'est pas simplement dans un organisme unique, mais
+essentiellement dans tous les organismes connus, et même possibles, que
+la biologie philosophique doit s'efforcer d'établir cette harmonie
+constante et nécessaire entre le point de vue anatomique et le point de
+vue physiologique. J'examinerai directement plus bas l'importance
+vraiment fondamentale de cette extension totale de la biologie à
+l'ensemble de son vaste domaine, en montrant qu'il ne peut exister, dans
+une telle science, de notions pleinement satisfaisantes que celles qui
+sont réellement communes à la hiérarchie entière des êtres vivans, y
+compris non-seulement tous les animaux, mais encore, et même plus
+spécialement à plusieurs titres, les végétaux. Du reste, afin de
+maintenir avec soin, sous la forme la plus explicite, cette parfaite
+unité du sujet, qui constitue une des principales beautés philosophiques
+de la biologie, il convient d'ajouter ici que, malgré cette apparence
+d'une diversité presque indéfinie, l'étude de l'homme doit toujours
+hautement dominer le système complet de la science biologique, soit
+comme point de départ, soit comme but. En effet, un esprit philosophique
+ne saurait, à vrai dire, étudier spécialement aucun autre organisme que
+dans l'espoir rationnel des lumières indispensables qui doivent
+nécessairement en résulter pour une plus exacte connaissance de l'homme
+lui-même. D'un autre côté, la notion générale de l'homme étant, par sa
+nature, la seule immédiate, elle constitue inévitablement la seule unité
+fondamentale d'après laquelle nous puissions apprécier, à un degré plus
+ou moins exact, tous les autres systèmes organiques; c'est uniquement là
+que le point de vue essentiel de la philosophie primitive doit être
+convenablement maintenu par une philosophie plus profonde. Telle est
+donc la solidarité nécessaire de toutes les parties de la science
+biologique, malgré l'imposante immensité de son domaine rationnel.
+
+Après avoir ainsi nettement caractérisé le but et l'objet de la
+biologie, et circonscrit exactement le champ général de ses recherches,
+nous pourrons procéder, d'une manière plus sommaire, et néanmoins
+satisfaisante, à l'examen philosophique de ses divers autres aspects
+essentiels. Nous devons, à cet effet, considérer maintenant, en premier
+lieu, la vraie nature des moyens fondamentaux d'investigation qui lui
+sont propres.
+
+La loi philosophique que j'ai établie, dans le volume précédent, sur
+l'inévitable accroissement général de nos ressources scientifiques à
+mesure que la nature des phénomènes étudiés se complique davantage, se
+vérifie ici de la manière la moins équivoque. Si, d'un côté, les
+phénomènes biologiques sont incomparablement plus compliqués que tous
+les précédens, d'une autre part, et comme suite naturelle de cette
+complication supérieure, ainsi que nous allons le constater, leur étude
+comporte nécessairement l'ensemble le plus étendu de moyens
+intellectuels, dont plusieurs essentiellement nouveaux, et développe
+dans l'esprit humain des facultés pour ainsi dire inactives jusqu'alors,
+ou que du moins les autres sciences fondamentales ne pouvaient offrir
+qu'à l'état rudimentaire, malgré l'invariable unité de la méthode
+positive. Je ne dois point envisager ici, quelle que soit, en réalité,
+leur extrême importance, les moyens rationnels qui résultent
+immédiatement, pour la science biologique, de sa relation philosophique
+avec le système des sciences antérieures, soit quant à la méthode, ou à
+la doctrine; ils seront naturellement ci-après le sujet d'un examen
+spécial, en traitant de la vraie position de la biologie dans ma
+hiérarchie encyclopédique. En ce moment, je ne dois m'occuper que des
+moyens essentiels d'exploration directe et d'analyse des phénomènes, qui
+appartiennent à cette nouvelle branche fondamentale de la philosophie
+naturelle.
+
+Parmi les trois modes principaux que j'ai distingués, en général, dans
+l'art d'observer, le premier et le plus fondamental de tous,
+l'observation proprement dite, acquiert évidemment en biologie une
+extension supérieure. Nous avons déjà reconnu, dans la première partie
+de ce volume, que, à partir des phénomènes chimiques, le sujet de la
+philosophie naturelle devient nécessairement susceptible d'exploration
+immédiate par l'ensemble de tous nos sens, jusqu'alors plus ou moins
+incomplètement applicable. Tant que les recherches scientifiques se
+bornent à des phénomènes très généraux, et par cela même fort simples,
+comme en physique, en astronomie surtout, et éminemment en mathématique,
+on ne doit éprouver aucun inconvénient réel à être nécessairement réduit
+à l'emploi de deux ou trois sens, ou même d'un seul; et ces sciences,
+malgré cette apparente infériorité de moyens matériels, n'en constituent
+pas moins, comme nous l'avons pleinement établi jusqu'ici, vu l'extrême
+simplicité de leur sujet, les parties incomparablement les plus
+parfaites de la philosophie naturelle. Mais il n'en serait plus ainsi à
+l'égard des phénomènes chimiques, et, à plus forte raison, envers les
+phénomènes biologiques. Aussi ces deux nouvelles catégories
+comportent-elles directement, par leur nature, l'emploi combiné des cinq
+sens. La biologie présente, sous cet aspect, comparativement à la chimie
+elle-même, un accroissement très important et non moins nécessaire.
+
+Il consiste d'abord dans l'usage des appareils artificiels destinés à
+perfectionner les sensations naturelles, surtout en ce qui concerne la
+vision. Malgré les remontrances, justes quoique exagérées, de M.
+Raspail à ce sujet, il est certain que de tels appareils seront toujours
+peu employés par les chimistes, parce que la nature des phénomènes
+chimiques ne permet guère d'en concevoir aucune application générale
+fort importante. Ils sont, au contraire, éminemment propres à améliorer
+l'exploration biologique, quelque sages précautions qu'y exige
+d'ailleurs leur emploi, si aisément illusoire, et nonobstant l'abus qui
+en a souvent été fait, ou l'importance démesurée qu'on leur a trop
+fréquemment accordée. Sous le point de vue statique surtout, ils
+permettent de mieux apprécier une structure, dont les détails les moins
+perceptibles peuvent acquérir, à tant d'égards, une importance capitale.
+Même sous le point de vue dynamique, quoiqu'ils y soient bien moins
+efficaces, ils conduisent quelquefois à observer directement le jeu
+élémentaire des moindres parties organiques, base ordinaire des
+principaux phénomènes vitaux. Jusqu'à présent, ces perfectionnemens
+artificiels sont essentiellement bornés à la vision, qui continue à être
+ici, comme pour tous les autres phénomènes, le fondement essentiel de
+l'observation scientifique. On doit néanmoins remarquer avec intérêt les
+appareils imaginés de nos jours pour le perfectionnement de l'audition,
+et qui, primitivement destinés aux explorations pathologiques,
+conviennent également à l'étude de l'organisme dans l'état normal.
+Quoique grossiers encore, et nullement comparables aux appareils
+microscopiques, ces instrumens peuvent néanmoins donner une idée des
+améliorations que comportera sans doute ultérieurement l'audition
+artificielle. Il faut même concevoir, par analogie, que tous les autres
+sens, sans en excepter le toucher, seraient très probablement
+susceptibles de donner lieu à de semblables artifices, qui pourront être
+un jour suggérés à l'inquiète sagacité des explorateurs par une théorie
+plus rationnelle et plus complète des sensations correspondantes, ce qui
+achèverait le système, à peine ébauché, de nos moyens factices
+d'observation directe.
+
+En second lieu, les ressources fondamentales de l'observation biologique
+sont supérieures à celles de l'observation chimique sous un autre aspect
+encore plus capital, et plus nécessairement inhérent à la nature propre
+des phénomènes. Car, d'après la vraie position relative des deux
+sciences, le biologiste peut, évidemment, disposer de l'ensemble des
+procédés chimiques, comme d'une sorte de faculté nouvelle, pour
+perfectionner l'exploration préliminaire du sujet de ses recherches. Un
+tel moyen serait, par sa nature, radicalement interdit au chimiste, pour
+lequel son usage constituerait directement un cercle vicieux
+fondamental, puisqu'on supposerait ainsi réellement accomplie l'étude
+même qu'on entreprend. Les caractères purement physiques sont les seuls
+admissibles dans la définition préalable des corps dont le chimiste
+s'occupe, en vertu de l'antériorité scientifique de la physique comparée
+à la chimie: il ne connaîtra leurs propriétés chimiques qu'après
+l'entière solution de ses problèmes, et, en conséquence, il ne saurait
+les ranger parmi ses données, quoique une exposition peu rationnelle
+tende ordinairement à déguiser une telle nécessité, que les recherches
+effectives mettent toujours en pleine évidence. Pour le biologiste, au
+contraire, la chimie devant être tout aussi connue que la physique, il
+peut employer l'une et l'autre science à l'éclaircissement préliminaire
+de son sujet propre, conformément à cette règle philosophique évidente
+que toute doctrine peut être convertie en une méthode à l'égard de
+celles qui la suivent dans la vraie hiérarchie scientifique, et jamais
+envers celles qui l'y précèdent[22]. La biologie commence aujourd'hui à
+utiliser, quoique très imparfaitement encore, cette importante propriété
+fondamentale, compensation nécessaire, bien qu'insuffisante, de la
+complication supérieure de ses phénomènes. C'est surtout dans les
+observations anatomiques, ainsi qu'il eût été facile de le prévoir, que
+l'on a fait déjà, à un certain degré, un heureux usage des procédés
+chimiques pour mieux caractériser les divers tissus élémentaires et les
+principaux produits de l'organisme, en suivant, à cet égard comme à tant
+d'autres, les lumineuses indications de Bichat. Quoique les observations
+physiologiques proprement dites comportent beaucoup moins, par leur
+nature, l'emploi d'un tel moyen, il peut cependant y être aussi d'une
+efficacité réelle et notable. Il est, du reste, sous-entendu que, dans
+l'un ou l'autre cas, ce genre d'exploration doit être, comme tout autre,
+toujours soigneusement subordonné aux maximes générales de la saine
+philosophie biologique; en sorte que, par exemple, il faut savoir éviter
+ces minutieux détails numériques qui surchargent trop souvent les
+analyses chimiques des tissus organiques, et qui sont radicalement
+incompatibles avec le véritable esprit de la science des corps vivans.
+Enfin, pour achever de caractériser sommairement l'accroissement des
+moyens élémentaires d'observation proprement dite en biologie, il ne
+faut pas négliger de noter que les substances qui composent
+immédiatement les corps organisés sont, presque toujours, par leur
+nature, plus ou moins alibiles; d'où il résulte que l'examen des effets
+alimentaires peut souvent devenir, mais sous le seul point de vue
+anatomique, un utile complément des autres procédés d'exploration,
+surtout de l'exploration chimique et de la gustation, dont il constitue,
+pour ainsi dire, un appendice naturel. Bichat, qui, le premier, en a
+introduit l'usage, l'a plusieurs fois très heureusement employé, pour
+suppléer à l'absence ou à l'imperfection des épreuves chimiques.
+
+ [Note 22: Il peut être utile de remarquer, à ce sujet,
+ que cette règle est souvent méconnue, sous un rapport grave,
+ dans l'exposition dogmatique de la biologie actuelle.
+ Bichat, dans son immortel Traité d'_Anatomie générale_, a
+ consacré l'usage peu rationnel de comprendre les propriétés
+ physiologiques elles-mêmes parmi les caractères essentiels
+ destinés à définir chaque tissu, au même titre que les
+ caractères physiques, chimiques, et purement anatomiques, ce
+ qui constitue, ce me semble, un véritable cercle vicieux. On
+ ne saurait concevoir, sans doute, que deux tissus,
+ identiques sous tous les divers aspects statiques, pussent
+ différer physiologiquement, en sorte qu'une telle addition
+ serait au moins superflue. Mais, en outre, elle me paraît
+ tendre directement à faire méconnaître le véritable esprit
+ de la science biologique, qui consiste précisément, comme je
+ l'ai établi, à conclure l'état dynamique de l'état statique,
+ ou réciproquement, tandis qu'un tel usage mêle confusément
+ les inconnues du problème avec les données. On peut vérifier
+ aisément cette critique, en considérant que si ces notions
+ dynamiques, mal à propos introduites, pour chaque tissu,
+ parmi les notions purement statiques, n'étaient pas toujours
+ nécessairement incomplètes, la physiologie se trouverait
+ ainsi graduellement absorbée, en ce qu'elle a de plus
+ capital, par la simple anatomie, qui, par sa nature, n'en
+ saurait être qu'un préliminaire indispensable. En un mot,
+ cette disposition est, en elle-même, aussi irrationnelle que
+ celle des chimistes qui emploieraient les propriétés
+ chimiques à caractériser les corps dont ils s'occupent.]
+
+Considérons maintenant le second mode fondamental d'investigation
+biologique, c'est-à-dire, l'expérimentation proprement dite, qui
+s'applique nécessairement, d'une manière plus spéciale, aux phénomènes
+purement physiologiques, et dont l'exacte appréciation philosophique est
+d'une importance capitale, en même temps que d'une plus grande
+difficulté, surtout à cause des notions vicieuses qu'on s'en forme
+encore habituellement.
+
+En examinant, sous un point de vue général, les conditions essentielles
+d'une expérimentation rationnelle, j'ai déjà établi, à ce sujet, dans la
+vingt-huitième leçon et dans la trente-cinquième, que, parmi tous les
+ordres de phénomènes, les phénomènes physiques sont ceux qui, par leur
+nature, doivent le mieux comporter un tel genre d'exploration. Ils sont
+assez complexes, et par suite assez variés, pour permettre, et même pour
+exiger, l'application la plus étendue de l'art expérimental; et,
+néanmoins, en vertu de leur grande généralité, de leur simplicité
+relative, et de l'extrême diversité des circonstances compatibles avec
+leur production, les expériences peuvent y être instituées de la manière
+la plus satisfaisante. Aussitôt qu'on s'écarte de cet heureux ensemble
+de caractères, en passant à des phénomènes plus particuliers et plus
+compliqués, l'usage de l'expérimentation devient nécessairement de moins
+en moins décisif. Même à l'égard des phénomènes chimiques, nous avons
+reconnu qu'ils présentent, sous ce rapport, de grandes difficultés
+fondamentales, et que l'emploi des expériences ne semble y être si
+étendu que par suite d'une disposition peu philosophique, trop commune
+aujourd'hui, à confondre l'observation d'un phénomène artificiel avec
+une véritable expérimentation. Toutefois, l'art expérimental proprement
+dit offre encore à la chimie une ressource capitale. Mais, dans l'étude
+des corps vivans, la nature des phénomènes me paraît opposer directement
+des obstacles presque insurmontables à toute large et féconde
+application d'un tel procédé; ou, du moins, c'est par des moyens d'un
+autre ordre que doit être surtout poursuivi le perfectionnement
+essentiel de la science biologique.
+
+Une expérimentation quelconque est toujours destinée à découvrir suivant
+quelles lois chacune des influences déterminantes ou modificatrices d'un
+phénomène participe à son accomplissement; et elle consiste, en général,
+à introduire, dans chaque condition proposée, un changement bien défini,
+afin d'apprécier directement la variation correspondante du phénomène
+lui-même. L'entière rationnalité d'un tel artifice et son succès
+irrécusable reposent évidemment sur ces deux suppositions fondamentales:
+1º. que le changement introduit soit pleinement compatible avec
+l'existence du phénomène étudié, sans quoi la réponse serait purement
+négative; 2º. que les deux cas comparés ne diffèrent exactement que sous
+un seul point de vue, car autrement l'interprétation, quoique directe,
+serait essentiellement équivoque. Or, la nature des phénomènes
+biologiques doit rendre presque impossible une suffisante réalisation de
+ces deux conditions préliminaires, et surtout de la seconde. Nous avons
+établi, en effet, que ces phénomènes exigent nécessairement le concours
+indispensable d'un grand nombre d'influences distinctes, tant
+extérieures qu'intérieures, qui, malgré leur diversité, sont étroitement
+liées entre elles, et dont l'harmonie ne saurait persister, au degré
+convenable qu'entre certaines limites de variation plus ou moins
+étendues. Rien n'est donc plus facile, sans doute, que de troubler, de
+suspendre, ou même de faire entièrement cesser, l'accomplissement de
+tels phénomènes; mais, au contraire, nous devons éprouver les plus
+grandes difficultés à y introduire une perturbation exactement
+déterminée, soit quant au genre, soit, à plus forte raison, quant au
+degré. Trop prononcée, elle empêcherait le phénomène; trop faible, elle
+ne caractériserait point assez le cas artificiel. D'un autre côté, lors
+même qu'elle a pu être primitivement restreinte à la modification
+directe d'une seule des conditions du phénomène, elle affecte
+nécessairement presqu'aussitôt la plupart des autres, en vertu de leur
+consensus universel. À la vérité, cette inévitable perturbation
+indirecte peut quelquefois n'exercer, sur certains phénomènes, qu'une
+influence réellement négligeable; et c'est ce qui a permis, en plusieurs
+occasions, très importantes quoique fort rares, une judicieuse
+application de l'art expérimental aux recherches biologiques. Mais, à
+l'égard même des questions qui comportent effectivement, à un degré
+suffisant, un tel mode d'examen, l'institution rationnelle des
+expériences présente des difficultés capitales, qui ne sauraient être
+surmontées que par un esprit très philosophique, procédant, avec une
+extrême circonspection, d'après une étude préalable, convenablement
+approfondie, de l'ensemble du sujet à explorer. Aussi, sauf un petit
+nombre d'heureuses exceptions, les expériences physiologiques ont-elles
+jusqu'ici suscité ordinairement des embarras scientifiques supérieurs à
+ceux qu'elles se proposaient de lever, sans parler, d'ailleurs, de
+celles, plus multipliées encore, qui n'avaient réellement aucun but
+bien défini, et qui n'ont abouti qu'à encombrer la science de détails
+oiseux et incohérens.
+
+Pour compléter, sous le point de vue philosophique de ce Traité, cette
+sommaire appréciation de l'expérimentation biologique proprement dite,
+je crois devoir y introduire une nouvelle considération générale, qui
+pourrait contribuer à mieux diriger désormais l'emploi d'un tel moyen.
+En effet, les phénomènes vitaux dépendent, par leur nature, de deux
+ordres bien distincts de conditions fondamentales, les unes relatives à
+l'organisme lui-même, les autres au système ambiant. De là, ce me
+semble, résultent nécessairement deux modes nettement différens
+d'appliquer à ces phénomènes la méthode expérimentale, en introduisant,
+tantôt dans l'organisme, et tantôt dans le milieu, des perturbations
+déterminées. L'altération du milieu tend constamment, il est vrai, à
+troubler l'organisme, en sorte qu'une telle division peut paraître
+impraticable; mais il faut considérer que l'étude de cette réaction
+constituerait elle-même une partie essentielle de l'analyse proposée,
+indépendamment de l'exploration directe des effets purement
+physiologiques, ce qui permet évidemment de maintenir une semblable
+distinction.
+
+Jusqu'ici les principales séries d'expériences tentées en biologie,
+appartiennent presque exclusivement à la première de ces deux catégories
+générales, c'est-à-dire qu'elles sont essentiellement relatives à une
+perturbation artificielle de l'organisme et non du milieu, sans qu'on se
+soit, d'ailleurs, expressément occupé le plus souvent de maintenir le
+milieu dans un état invariable. Or, il importe de remarquer, en
+principe, que ce mode d'expérimentation doit précisément être,
+d'ordinaire, le moins rationnel, parce qu'il est beaucoup plus difficile
+d'y satisfaire convenablement aux conditions fondamentales ci-dessus
+rappelées. En effet, la vie est bien moins compatible avec l'altération
+des organes qu'avec celle du système ambiant; et, de plus, le consensus
+des différens organes entre eux est tout autrement intime que leur
+harmonie avec le milieu. Sous l'un et l'autre aspect, on ne saurait
+ordinairement imaginer, en ce genre d'expériences moins susceptibles
+d'un vrai succès scientifique que celles de vivisection, qui ont été
+néanmoins les plus fréquentes. La mort, plus ou moins prochaine et
+souvent rapide, qu'elles déterminent presque toujours dans un système
+éminemment indivisible, et le trouble universel que l'ensemble de
+l'économie organique en éprouve immédiatement, les rendent, en général,
+plus spécialement impropres à procurer aucune solution positive. Je
+fais, d'ailleurs, ici complétement abstraction de l'évidente
+considération sociale qui, non-seulement à l'égard de l'homme, mais
+aussi envers les animaux (sur lesquels nous ne saurions, sans doute,
+nous reconnaître des droits absolument illimités), doit faire hautement
+réprouver cette légèreté déplorable qui laisse contracter à la jeunesse
+des habitudes de cruauté, aussi radicalement funestes à son
+développement moral que profondément inutiles, pour ne pas dire
+davantage, à son développement intellectuel.
+
+La seconde classe essentielle d'expériences physiologiques, où, sans
+affecter directement les organes, on modifie seulement, sous un point de
+vue déterminé, le système des circonstances extérieures, me paraît
+constituer, en général, le mode d'expérimentation le mieux approprié à
+la nature des phénomènes vitaux, quoiqu'il ait été jusqu'à présent à
+peine employé, si ce n'est, par exemple, dans quelques recherches fort
+incomplètes sur l'action des atmosphères artificielles, sur l'influence
+comparative de différentes sortes d'alimentation, etc. Alors, en effet,
+on est évidemment beaucoup plus maître de circonscrire, avec une
+exactitude scientifique, la perturbation factice dont il s'agit
+d'apprécier l'influence physiologique, et qui porte sur un système
+susceptible d'une bien plus complète connaissance. En même temps, son
+action sur l'organisme, quoique assez prononcée pour rester aisément
+appréciable, peut être ménagée de telle manière que le trouble général
+de l'économie vienne beaucoup moins altérer l'observation spéciale de
+l'effet principal. Il faut ajouter enfin que toute expérimentation de ce
+genre comporte bien davantage une suspension volontaire, qui permet de
+rétablir l'état normal, à la seule condition, bien plus facile à
+remplir, de n'avoir produit dans l'organisme aucune modification
+profonde et durable. Or, cette dernière propriété, qui ne saurait guère
+appartenir au premier mode d'expérimentation, est éminemment favorable à
+la rationnalité des inductions, en rendant le parallèle plus direct et
+plus parfait. Car, lorsque l'organisme a été directement modifié, et
+surtout dans les expériences de vivisection, la comparaison entre le cas
+artificiel et le cas naturel, outre les causes essentielles
+d'incertitude propres à une telle méthode, est ordinairement exposée,
+par suite même de la violence du procédé, à cette nouvelle chance
+d'erreur que l'état normal se juge sur un individu et sa perturbation
+sur un autre, souvent pris au hasard. Le parallèle peut, sans doute,
+être beaucoup plus juste dans le second mode d'expérimentation, qui
+permet d'apprécier les deux états sur le même individu. Il est
+satisfaisant de reconnaître, par un tel ensemble de motifs, que le genre
+d'expériences le moins violent doive nécessairement être aussi le plus
+instructif.
+
+En considérant l'application générale de la méthode expérimentale
+proprement dite aux divers organismes de la série biologique, la nature
+des difficultés essentielles change beaucoup plus que leur intensité
+réelle, qui néanmoins n'est pas toujours la même. Plus l'organisme est
+élevé, plus il devient artificiellement modifiable, soit par
+l'altération directe d'un ensemble de conditions organiques plus
+compliqué, soit d'après les changemens plus variés d'un système plus
+étendu d'influences extérieures. Sous ce point de vue, le champ de
+l'expérimentation physiologique, dans l'un ou l'autre de ces deux modes
+fondamentaux, acquiert une extension croissante, à mesure qu'on remonte
+la hiérarchie biologique. Mais, d'un autre côté, la difficulté d'une
+rationnelle institution des expériences augmente proportionnellement,
+par une suite non moins nécessaire des mêmes caractères; en sorte que, à
+mon avis, la facilité d'expérimenter est dès lors plus que compensée,
+pour le vrai perfectionnement de la science, par l'extrême embarras
+qu'on éprouve à le faire avec succès. Quand il s'agit, au contraire,
+d'organismes inférieurs, des organes plus simples et moins variés, liés
+entre eux par un consensus moins intime, et en même temps un milieu
+moins complexe et mieux défini, présentent à la saine expérimentation
+biologique un ensemble de conditions évidemment plus favorable, quoique,
+sous un autre aspect, son domaine y doive être, par cela même, plus
+restreint, surtout à l'égard des circonstances extérieures, dont les
+variations admissibles sont plus limitées; il faut d'ailleurs considérer
+qu'on s'éloigne alors extrêmement de l'unité fondamentale de la
+biologie, c'est-à-dire du type humain, ce qui doit rendre le jugement
+plus incertain, principalement en ce qui concerne les phénomènes de la
+vie animale. Néanmoins, quelque équivalens que paraissent, pour les
+divers organismes, les différens obstacles fondamentaux à une large et
+satisfaisante application de la méthode expérimentale, il me semble
+incontestable, en dernière analyse, que cette méthode devient d'autant
+plus convenable que l'on descend davantage dans la hiérarchie
+biologique, parce qu'on est dès lors moins éloigné de la constitution
+scientifique propre à la physique inorganique, à laquelle l'art des
+expériences est, à mes yeux, par sa nature, essentiellement destiné.
+
+Malgré cette sévère appréciation philosophique de l'art expérimental
+appliqué aux recherches physiologiques, personne ne conclura, j'espère,
+que je veuille, d'une manière absolue, condamner son usage en biologie,
+lorsqu'on a pu parvenir à réaliser, à un degré suffisant, le difficile
+accomplissement de l'ensemble si complexe des conditions variées qu'il
+exige. Il faudrait, sans doute, être égaré par de bien puissantes
+préoccupations pour ne pas sentir vivement le profond mérite et la haute
+importance scientifique des expériences si simples de Harvey sur la
+circulation, de la lumineuse série d'essais de Haller sur
+l'irritabilité, d'une partie des expériences remarquables de Spallanzani
+sur la digestion et sur la génération, du bel ensemble de recherches
+expérimentales de Bichat sur la triple harmonie entre le coeur, le
+cerveau, et le poumon dans les animaux supérieurs, des belles
+expériences de Legallois sur la chaleur animale, etc., et de plusieurs
+autres tentatives analogues, qui, vu l'immense difficulté du sujet,
+peuvent rivaliser, pour ainsi dire, avec ce que la physique proprement
+dite nous présente de plus parfait. Le soin que j'ai pris ici d'indiquer
+sommairement quelques nouvelles vues philosophiques relatives au
+perfectionnement général de l'expérimentation biologique, doit, ce me
+semble, suffisamment constater que je regarde l'art expérimental comme
+pouvant, en effet, concourir efficacement aux vrais progrès ultérieurs
+de l'étude des corps vivans. Mais, je devais néanmoins, contribuer,
+autant qu'il est en moi, à rectifier les notions fausses ou exagérées
+qu'on se forme communément aujourd'hui d'une telle méthode, vers
+laquelle son apparente facilité tend à entraîner presque exclusivement
+les esprits, et qui est si loin toutefois de constituer le mode général
+d'exploration le mieux approprié à la nature des phénomènes biologiques.
+Il faut maintenant, afin que cette importante question soit
+convenablement envisagée dans son ensemble, ajouter ici encore une
+nouvelle considération capitale, sur la haute destination scientifique
+de l'exploration pathologique, envisagée comme offrant, pour la
+biologie, d'une manière bien plus satisfaisante, le véritable équivalent
+général de l'expérimentation proprement dite.
+
+Suivant une remarque déjà indiquée dès le volume précédent, le vrai
+caractère de la saine expérimentation scientifique ne saurait consister
+dans l'institution artificielle des circonstances d'un phénomène
+quelconque; mais il résulte surtout du choix rationnel des cas,
+d'ailleurs naturels ou factices, les plus propres à mettre en évidence
+la marche essentielle du phénomène proposé. Les dispositions établies
+par notre intervention volontaire n'ont jamais de valeur scientifique
+que comme devant mieux satisfaire à cette seule condition essentielle,
+envers les phénomènes d'après lesquels s'est formée, à ce sujet, notre
+éducation philosophique, c'est-à-dire, les phénomènes inorganiques.
+Mais, si, au contraire, il pouvait arriver, dans un sujet quelconque de
+recherches positives, que l'exploration des cas artificiels fût
+nécessairement plus inextricable, et que, en sens inverse, certains cas
+naturels heureusement choisis s'adaptassent spécialement à une plus
+lucide analyse, ce serait, évidemment, prendre le moyen pour le but, et
+sacrifier puérilement le fond à la forme, que de persister alors, avec
+une obstination routinière, à préférer l'expérience proprement dite à
+une observation ainsi caractérisée: une semblable prédilection
+deviendrait aussitôt directement contraire au vrai principe
+philosophique de la méthode expérimentale elle-même. Or, une telle
+hypothèse se réalise complétement à l'égard des phénomènes
+physiologiques. Autant leur nature se refuse, en général, comme nous
+venons de le reconnaître, à l'expérimentation purement artificielle,
+autant elle comporte éminemment l'usage le plus étendu et le plus
+heureux de cette sorte d'expérimentation spontanée, qui résulte
+inévitablement d'une judicieuse comparaison entre les divers états
+anormaux de l'organisme et son état normal. C'est ce qu'on peut aisément
+établir.
+
+Quelle est, en réalité, la propriété essentielle de toute expérience
+directe? C'est, sans doute, d'altérer l'état naturel de l'organisme, de
+façon à présenter sous un aspect plus évident l'influence propre à
+chacune des conditions de ses différens phénomènes. Or, le même but
+n'est-il pas nécessairement atteint, d'une manière beaucoup plus
+satisfaisante et d'ailleurs non moins étendue, par l'observation des
+maladies, considérées sous un simple point de vue scientifique? Suivant
+le principe éminemment philosophique qui sert désormais de base générale
+et directe à la pathologie positive, et dont nous devons l'établissement
+définitif au génie hardi et persévérant de notre illustre concitoyen M.
+Broussais[23], l'état pathologique ne diffère point radicalement de
+l'état physiologique, à l'égard duquel il ne saurait constituer, sous un
+aspect quelconque, qu'un simple prolongement plus ou moins étendu des
+limites de variation, soit supérieures, soit inférieures, propres à
+chaque phénomène de l'organisme normal, sans pouvoir jamais produire de
+phénomènes vraiment nouveaux, qui n'auraient point, à un certain degré,
+leurs analogues purement physiologiques. Par une suite nécessaire de ce
+principe, la notion exacte et rationnelle de l'état physiologique doit
+donc fournir, sans doute, l'indispensable point de départ de toute saine
+théorie pathologique; mais il en résulte, d'une manière non moins
+évidente, que, réciproquement, l'examen scientifique des phénomènes
+pathologiques est éminemment propre à perfectionner les études
+uniquement relatives à l'état normal. Un tel mode d'expérimentation,
+quoique indirect, est, en général, mieux adapté qu'aucun autre à la
+vraie nature des phénomènes biologiques. Au fond, une expérience
+proprement dite sur un corps vivant, est-elle réellement autre chose
+qu'une maladie plus ou moins violente, brusquement produite par une
+intervention artificielle? Or, ces circonstances, qui seules distinguent
+ces altérations factices des dérangemens naturels qu'éprouve
+spontanément l'organisme par une suite inévitable du système si complexe
+et de l'harmonie si étroite de ses diverses conditions d'existence
+normale, ne sauraient, sans doute, être regardées comme favorables, en
+elles-mêmes, à une saine exploration scientifique, qui doit en éprouver,
+au contraire, un immense surcroît de difficulté. L'invasion successive
+d'une maladie, le passage lent et graduel d'un état presque entièrement
+normal à un état pathologique pleinement caractérisé, loin de
+constituer, pour la science, d'inutiles préliminaires, peuvent déjà
+offrir, évidemment, par eux-mêmes, d'inappréciables documens au
+biologiste capable de les utiliser. Il en est encore ainsi, d'une
+manière non moins sensible, pour l'autre extrémité du phénomène, surtout
+dans les cas d'heureuse terminaison, spontanée ou provoquée, qui
+présente la même exploration en sens inverse et comme une sorte de
+vérification générale de l'analyse primitive. Si l'on considère enfin
+qu'un tel préambule et une telle conclusion n'empêchent point d'ailleurs
+l'examen direct du phénomène principal, et tendent, au contraire, à
+l'éclairer vivement, on sentira quelle doit être, en général, dans
+l'étude des corps vivans, la haute supériorité nécessaire de l'analyse
+pathologique sur l'expérimentation proprement dite. Je n'ai pas besoin
+d'ailleurs de faire expressément ressortir cette propriété, aussi
+essentielle qu'évidente, du premier mode d'exploration biologique, de
+pouvoir être immédiatement appliqué, de la manière la plus étendue, à
+l'homme lui-même, sans préjudice de la pathologie des animaux, et même
+des végétaux, qui, long-temps négligées, commencent aujourd'hui à être
+enfin judicieusement introduites parmi les moyens fondamentaux de la
+biologie. On doit, sans doute, regarder comme fort honorable pour notre
+espèce d'être ainsi parvenue à faire tourner au profit de son
+instruction positive l'étude des nombreux dérangemens qu'entraîne
+malheureusement la perfection même de sa propre organisation et de celle
+des autres races plus ou moins vivantes. Il est vraiment déplorable que
+la constitution de nos grands établissemens médicaux soit, en général,
+assez peu rationnelle jusqu'ici, du moins si j'en juge par la France,
+pour qu'une telle source d'instruction reste encore presque entièrement
+stérile, faute d'observations suffisamment complètes et d'observateurs
+convenablement préparés.
+
+ [Note 23: On ne saurait méconnaître les droits réels de
+ M. Broussais à cette fondation capitale, quoique d'ailleurs
+ il fût également injuste de négliger la part essentielle de
+ ses plus illustres prédécesseurs, depuis environ un
+ demi-siècle, dans la préparation indispensable à
+ l'établissement direct d'un tel principe, qui, comme toute
+ autre idée-mère, a dû être long-temps et diversement élaboré
+ avant de pouvoir être saisi dans son ensemble et par suite
+ rationnellement proclamé. Je ne peux m'empêcher, à ce sujet,
+ de réclamer ici hautement contre la profonde injustice
+ nationale qui a succédé, en général, envers M. Broussais, à
+ quelques années d'un enthousiasme irréfléchi. La postérité
+ n'oubliera point, sans doute, que M. Broussais a bien voulu,
+ après avoir fourni sa principale carrière scientifique, se
+ porter candidat à l'Académie des Sciences de Paris, et qu'il
+ en a été aveuglément repoussé; la plupart des membres de
+ cette illustre compagnie étaient, à la vérité, des juges
+ incompétens d'une telle capacité philosophique. Toutefois,
+ ce qui mérite davantage encore d'être signalé à l'opinion
+ vraiment impartiale et éclairée, c'est l'indifférence
+ systématique, pour ne pas dire plus, de la majeure partie
+ des médecins actuels, surtout en France, à l'égard de M.
+ Broussais, quoique ses travaux aient certainement concouru,
+ d'une manière plus ou moins directe mais fondamentale, au
+ développement intellectuel de la plupart d'entre eux, et
+ malgré d'ailleurs l'intérêt social évident de la corporation
+ médicale à se rallier sous un chef éminent, intérêt que
+ n'eussent point, sans doute, aussi légèrement négligé des
+ corporations rétrogrades mais plus habituées à la
+ hiérarchique coordination des efforts, comme celle des
+ prêtres, et même celle des avocats.]
+
+Cette exploration pathologique doit être assujettie, comme tout autre
+mode d'expérimentation, à la distinction générale que j'ai ci-dessus
+établie. En effet, les perturbations naturelles, aussi bien que les
+altérations artificielles, peuvent provenir d'une double origine, ou des
+dérangemens spontanés qu'éprouve l'organisme par l'action mutuelle de
+ses diverses parties, ou des troubles primitifs dans le système
+extérieur de ses conditions d'existence. Or, ici, comme précédemment, il
+faut reconnaître, en général, et d'après les mêmes motifs essentiels,
+que les maladies produites par l'altération du milieu conviennent
+nécessairement davantage à l'analyse biologique que celles directement
+relatives à la perturbation de l'organisme. Les causes en doivent être,
+d'ordinaire, mieux circonscrites et plus connues, la marche plus
+claire, et l'heureuse terminaison plus facile. Il serait superflu
+d'insister davantage ici sur une extension aussi évidente de notre
+remarque fondamentale.
+
+Le moyen général d'exploration biologique qui résulte d'une judicieuse
+analyse des phénomènes pathologiques, est évidemment applicable, encore
+plus que l'expérimentation directe, à l'ensemble de la série organique.
+Il est, comme celui-ci, d'autant plus fécond et plus varié qu'il s'agit
+d'un organisme plus élevé; mais il est aussi, en même temps, plus
+incertain et plus difficile, quoiqu'il le soit toujours beaucoup moins
+que le précédent. C'est pourquoi il y a encore plus de véritable utilité
+scientifique à l'étendre à tous les degrés de la hiérarchie biologique,
+lors même qu'on ne se proposerait d'autre but qu'une plus exacte
+connaissance de l'homme, dont les maladies propres peuvent être
+éclairées, d'une manière souvent très heureuse, par une saine analyse
+des dérangemens relatifs à tous les autres organismes, jusques et y
+compris l'organisme végétal, ainsi que nous l'établirons d'ailleurs tout
+à l'heure en traitant du procédé comparatif.
+
+Non-seulement l'analyse pathologique est applicable, par sa nature, à
+tous les organismes quelconques, mais elle peut embrasser aussi tous
+les divers phénomènes du même organisme, ce qui constitue un dernier
+motif général de la supériorité évidente de ce mode indirect
+d'expérimentation biologique, opposé au mode direct. Celui-ci, en effet,
+est trop perturbateur et trop brusque pour qu'on puisse réellement
+l'appliquer jamais avec succès à l'étude de certains phénomènes, qui
+exigent la plus délicate harmonie d'un système de conditions très varié;
+tandis que ces mêmes caractères sont loin, malheureusement, de mettre de
+tels phénomènes à l'abri des altérations pathologiques. On conçoit que
+j'ai principalement en vue ici les phénomènes intellectuels et moraux,
+relatifs aux animaux supérieurs, et surtout à l'homme, dont l'étude est
+à la fois si importante et si difficile, et qui, par leur nature, ne
+sauraient être le sujet d'aucune expérimentation un peu énergique,
+susceptible seulement de les faire immédiatement cesser. L'observation
+des nombreuses maladies, primitives ou consécutives, du système nerveux,
+nous offre, évidemment, un moyen spécial et inappréciable de
+perfectionner l'exacte connaissance de leurs véritables lois, quoique
+les obstacles particuliers à une telle exploration, et, en même temps,
+l'inaptitude plus prononcée de la plupart des explorateurs jusqu'à
+présent, n'aient pas permis encore d'utiliser beaucoup une ressource
+aussi capitale.
+
+On doit, enfin, pour avoir un aperçu complet de l'ensemble des moyens
+généraux que la biologie peut emprunter à l'analyse pathologique, y
+ajouter, comme un appendice naturel, l'examen des organisations
+exceptionnelles, ou des cas de monstruosité. Ces anomalies organiques,
+plus long-temps encore que les autres phénomènes, ainsi qu'on devait s'y
+attendre, n'ont été le sujet, presque jusqu'à nos jours, que d'une
+aveugle et stérile curiosité. Mais, depuis que la science, d'après
+d'heureuses analyses particulières, tend de plus en plus à les ramener
+directement, en général, aux lois fondamentales de l'organisme régulier,
+leur étude a commencé à devenir un important complément de l'ensemble
+des procédés relatifs à l'exploration biologique, et spécialement du
+procédé pathologique, dont elle constitue une sorte de prolongement
+universel, en considérant de telles exceptions comme de vraies maladies,
+dont l'origine est seulement plus ancienne et moins connue, et la nature
+ordinairement plus incurable, double caractère qui doit, toutefois, leur
+faire attribuer, en principe, une moindre valeur scientifique. À cela
+près, le moyen tératologique est d'ailleurs applicable, comme le moyen
+pathologique, soit à l'ensemble de la hiérarchie biologique, soit à
+tous les divers aspects essentiels de chaque organisme, animal ou
+végétal; et ce n'est qu'en l'employant ainsi dans toute son extension
+philosophique, qu'on en pourra réaliser, de même qu'envers tout autre
+procédé, des applications d'une véritable importance spéculative.
+
+Quel que soit le mode d'expérimentation, direct ou indirect, artificiel
+ou naturel, que l'on se propose de suivre dans une étude biologique
+quelconque, on devra, évidemment, remplir, en général, ces deux
+conditions constamment indispensables, à défaut desquelles tant de
+recherches compliquées ont laborieusement avorté jusqu'ici: 1º avoir en
+vue un but nettement déterminé, c'est-à-dire, tendre à éclaircir tel
+phénomène organique, sous tel aspect spécial; 2º connaître, le plus
+complétement possible, d'après l'observation proprement dite, le
+véritable état normal de l'organisme correspondant et les vraies limites
+de variation dont il est susceptible. Sans la première condition, le
+caractère du travail serait, de toute nécessité, vague et incertain;
+sans la seconde, l'institution des expériences ne serait dirigée par
+aucune considération rationnelle, et leur interprétation finale n'aurait
+aucune base solide. À l'égard de sciences plus simples et plus
+anciennes, dont la constitution positive est plus avancée, et la vraie
+philosophie mieux connue, de telles recommandations générales
+sembleraient, en quelque sorte, puériles. Malheureusement, envers une
+science fondamentale aussi compliquée et aussi récente que l'est la
+biologie, il s'en faut encore de beaucoup que la philosophie positive
+puisse désormais se dispenser de reproduire, d'une manière spéciale et
+pressante, ces maximes élémentaires. C'est surtout dans les problèmes
+relatifs à la vie animale, que leur inobservance habituelle est très
+frappante, quoique les recherches sur la vie organique ne soient point,
+assurément, toujours irréprochables sous ce rapport. Si, par exemple,
+les nombreuses observations recueillies jusqu'ici quant aux divers
+dérangemens des phénomènes intellectuels et moraux n'ont réellement
+répandu encore presque aucune lumière importante sur les lois naturelles
+de leur accomplissement, on doit principalement l'attribuer, soit à
+l'absence d'un sujet de recherches nettement conçu et distinctement
+spécifié, soit, plus fortement peut-être, à la trop imparfaite notion
+préalable de l'état normal correspondant. Ainsi, en dernière analyse,
+quelle que puisse être, en biologie, la valeur fondamentale du mode le
+plus convenable d'expérimentation, il ne faut jamais oublier que, ici
+comme partout ailleurs, et même beaucoup plus qu'ailleurs, l'observation
+pure doit nécessairement être toujours placée en première ligne, comme
+éclairant d'abord, d'une indispensable lumière, l'ensemble du sujet dont
+il s'agit de perfectionner ensuite, sous tel point de vue déterminé,
+l'étude spéciale, par voie d'expérimentation.
+
+Il me reste, enfin, à considérer, en troisième lieu, la dernière méthode
+fondamentale propre à l'exploration biologique, celle qui, par sa
+nature, est le plus spécialement adaptée à l'étude des corps vivans,
+d'où elle tire, en effet, sa véritable source logique, et dont elle
+doit, par son application toujours plus complète et plus rationnelle,
+déterminer désormais, plus qu'aucune autre, le progrès incessamment
+croissant. On voit qu'il s'agit, en un mot, de la méthode comparative
+proprement dite, que nous devons caractériser ici sous son aspect le
+plus philosophique.
+
+En établissant, au commencement du volume précédent, ma division
+rationnelle des trois modes fondamentaux de l'art d'observer, j'ai déjà
+fait sentir, en général, que le dernier de ces modes, le plus indirect
+et le plus difficile de tous, la comparaison, était essentiellement
+destiné, par sa nature, à l'étude des phénomènes les plus particuliers,
+les plus compliqués, et les plus variés, dont il devait constituer la
+principale ressource. Nous avons d'abord reconnu que les vrais
+phénomènes astronomiques, nécessairement limités au seul monde dont nous
+faisons partie, ne pouvaient aucunement comporter, si ce n'est d'une
+manière tout-à-fait secondaire, l'application d'un tel procédé
+d'exploration. Passant ensuite aux divers phénomènes de la physique
+proprement dite, nous avons également constaté que, quoique leur nature
+y interdise beaucoup moins une utile introduction de la méthode
+comparative, c'est néanmoins d'après un tout autre mode fondamental que
+l'art d'observer doit y être spécialement employé. Enfin, à partir des
+phénomènes chimiques, nous avons établi que, malgré qu'une telle méthode
+n'ait jusqu'ici aucun rang déterminé dans le système logique de la
+philosophie chimique, le caractère des phénomènes commence dès lors à
+devenir susceptible d'une heureuse et importante combinaison de ce mode
+avec les deux autres, qui doivent néanmoins y rester prépondérans. Mais
+c'est seulement dans l'étude, soit statique, soit dynamique, des corps
+vivans, que l'art comparatif proprement dit peut prendre tout le
+développement philosophique qui le caractérise, de manière à ne pouvoir
+être convenablement transporté à aucun sujet qu'après avoir été
+exclusivement emprunté à cette source primitive, suivant le principe
+logique si fréquemment proclamé et pratiqué dans ce Traité.
+
+Quelles sont, en effet, les conditions fondamentales sur lesquelles
+doive nécessairement reposer, en général, l'application rationnelle d'un
+tel mode d'exploration? Elles consistent, évidemment, par la nature même
+du procédé, dans cet indispensable concours de l'unité essentielle du
+sujet principal avec la grande diversité de ses modifications
+effectives. Sans la première condition, la comparaison n'aurait aucune
+base solide; sans la seconde, elle manquerait d'étendue et de fécondité:
+par leur réunion, elle devient à la fois possible et convenable. Or,
+d'après la définition même de la vie, ces deux caractères sont, de toute
+nécessité, éminemment réalisés dans l'étude des phénomènes biologiques,
+sous quelque point de vue qu'on les envisage. L'exacte harmonie entre le
+moyen et le but est ici tellement spontanée et si nettement prononcée,
+que son entière appréciation philosophique peut être aisément effectuée
+sans donner lieu à ces discussions spéciales qui ont été indispensables
+ci-dessus pour caractériser avec justesse la vraie fonction rationnelle,
+bien plus équivoque et plus litigieuse, de la méthode expérimentale en
+biologie.
+
+Tout le système de la science biologique dérive, comme nous l'avons
+établi, d'une seule grande conception philosophique: la correspondance
+générale et nécessaire, diversement reproduite et incessamment
+développée, entre les idées d'organisation et les idées de vie. L'unité
+fondamentale du sujet ne saurait donc être, en aucun cas, plus parfaite;
+et la variété presque indéfinie de ses modifications, soit statiques,
+soit dynamiques, n'a pas besoin, sans doute, d'être formellement
+constatée. Sous le point de vue purement anatomique, tous les organismes
+possibles, toutes les parties quelconques de chaque organisme, et tous
+les divers états de chacun, présentent nécessairement un fond commun de
+structure et de composition, d'où procèdent successivement les diverses
+organisations plus ou moins secondaires qui constituent des tissus, des
+organes, et des appareils de plus en plus compliqués. De même, sous
+l'aspect physiologique proprement dit, tous les êtres vivans, depuis le
+végétal jusqu'à l'homme, considérés dans tous les actes et à toutes les
+époques de leur existence, sont essentiellement doués d'une certaine
+vitalité commune, premier fondement indispensable des innombrables
+phénomènes qui les caractérisent graduellement. L'une et l'autre de ces
+deux grandes faces corrélatives du sujet universel de la biologie,
+montrent toujours ce que les différens cas offrent de semblable comme
+étant nécessairement, et en réalité, plus important, plus fondamental,
+que les particularités qui les distinguent; conformément à cette loi
+essentielle de la philosophie positive, dont j'ai fait, dès le début et
+dans tout le cours de cet ouvrage, une des principales bases de ma
+conception philosophique, que, en tout genre, les phénomènes plus
+généraux dominent constamment ceux qui le sont moins. C'est sur une
+telle notion que repose directement l'admirable rationnalité de la
+méthode comparative appliquée à la biologie.
+
+Au premier aspect, l'obligation strictement prescrite à cette grande
+science d'embrasser ainsi, dans son entière immensité, l'imposant
+ensemble de tous les cas organiques et vitaux, paraît devoir accabler
+notre intelligence sous une insurmontable accumulation de difficultés
+capitales: et, sans doute, ce sentiment naturel a dû long-temps
+contribuer, en effet, d'une manière spéciale, à retarder le
+développement de la saine philosophie biologique. Il est néanmoins
+exactement vrai qu'une telle extension du sujet jusqu'à ses extrêmes
+limites philosophiques, loin de constituer, pour la science, un
+véritable obstacle, devient, au contraire, son plus puissant moyen de
+perfectionnement, par la lumineuse comparaison fondamentale qui en
+résulte nécessairement, une fois que l'esprit humain, familiarisé enfin
+avec les conditions essentielles de cette difficile étude, parvient à
+disposer tous ces cas divers dans un ordre qui leur permette de
+s'éclairer mutuellement. Bornée à la seule considération de l'homme,
+comme elle l'a été si long-temps, la science biologique ne pouvait, en
+réalité, par sa nature, faire aucun progrès essentiel, même purement
+anatomique, si ce n'est quant à cette anatomie descriptive et
+superficielle, uniquement applicable à l'art chirurgical; car, en
+procédant ainsi, elle abordait directement la solution du problème le
+plus difficile par l'examen isolé du cas le plus compliqué, ce qui
+devait ôter nécessairement tout espoir d'un véritable succès. Sans
+doute, il était non-seulement évidemment inévitable, mais encore
+rigoureusement indispensable, que la biologie commençât par un tel point
+de départ, afin de se constituer une unité fondamentale, qui pût servir
+ensuite à la coordination systématique de la série entière des cas
+biologiques. Un tel type ne pouvait, en effet, sous peine de nullité
+radicale, être arbitrairement choisi; et ce n'est point uniquement, ni
+même principalement, comme le mieux connu et le plus intéressant, que le
+type humain a dû être nécessairement préféré; c'est surtout par la
+raison profonde qu'il offre, en lui-même, le résumé le plus complet de
+l'ensemble de tous les autres cas, dont il permet dès lors de concevoir
+une coordination exactement rationnelle. Ainsi, une première analyse
+(obtenue d'après l'observation proprement dite, convenablement aidée de
+l'expérimentation) de l'homme, envisagé à l'état adulte et au degré
+normal, sert à former la grande unité scientifique, suivant laquelle
+s'ordonnent les termes successifs de l'immense série biologique, à
+mesure qu'ils s'éloignent davantage de ce type fondamental, en
+descendant jusqu'aux organisations les plus simples et aux modes
+d'existence les plus imparfaits. Mais, cela posé, la science, quant à
+l'homme lui-même, resterait éternellement à l'état de grossière ébauche,
+si, après une telle opération préliminaire, uniquement destinée à
+permettre son développement rationnel, on ne reprenait intégralement
+l'ensemble de cette étude pour obtenir des connaissances plus
+approfondies, par la comparaison perpétuelle, sous tous les aspects
+possibles, du terme primordial à tous les autres termes de moins en
+moins complexes de cette série générale, ou, réciproquement, par
+l'analyse comparative des complications graduelles qu'on observe en
+remontant du type le plus inférieur au type humain. Soit qu'il s'agisse
+d'une disposition anatomique, ou d'un phénomène physiologique, une
+semblable comparaison méthodique de la suite régulière des différences
+croissantes qui s'y rapportent, offrira toujours nécessairement, par la
+nature de la science, le moyen le plus général, le plus certain, et le
+plus efficace d'éclaircir, jusque dans ses derniers élémens, la question
+proposée. Non-seulement on connaîtra ainsi un beaucoup plus grand nombre
+de cas, mais, ce qui importe bien davantage, on connaîtra mieux chacun
+d'eux par une conséquence inévitable et immédiate de leur rapprochement
+rationnel. Sans doute, un tel effet ne serait point réellement produit,
+et le problème aurait été rendu ainsi plus complexe au lieu de se
+simplifier, si, par leur nature, tous ces cas divers ne présentaient pas
+nécessairement une similitude fondamentale, accompagnée de modifications
+graduelles, toujours assujetties à une marche régulière: et c'est
+pourquoi cette méthode comparative ne convient essentiellement qu'à la
+seule biologie, sauf l'usage capital que je montrerai, dans le volume
+suivant, qu'on en peut faire aussi, d'après les mêmes motifs
+philosophiques, quoique à un degré beaucoup moindre, pour la physique
+sociale. Mais, à l'égard de toutes les études biologiques, l'ensemble
+des considérations précédentes ne peut laisser, ce me semble, en
+principe, aucune incertitude sur l'évidente convenance directe et
+générale d'une telle méthode, tout en indiquant d'ailleurs les
+difficultés essentielles que doit présenter le plus souvent l'heureuse
+application d'un instrument aussi délicat, dont bien peu d'esprits
+encore ont su faire un usage convenable.
+
+Quelque complète et spontanée que soit, en réalité, cette harmonie
+fondamentale, tout vrai philosophe doit, néanmoins, sans doute,
+contempler avec une profonde admiration l'art éminent à l'aide duquel
+l'esprit humain a pu convertir en un immense moyen ce qui devait d'abord
+paraître constituer une difficulté capitale. Une telle transformation
+offre, à mes yeux, un des plus grands et des plus irrécusables
+témoignages de force réelle que notre intelligence ait jamais fournis en
+aucun genre. Et, c'est bien ici, comme à l'égard de toutes les autres
+facultés scientifiques vraiment primordiales, l'oeuvre de l'espèce
+entière, graduellement développée dans la longue suite des siècles, et
+non le produit original d'aucun esprit isolé, malgré la frivole et
+inqualifiable prétention de quelques modernes à se proclamer, ou à se
+laisser proclamer les vrais créateurs privilégiés de la biologie
+comparative! Depuis le simple usage primitif que le grand Aristote fit,
+en quelque sorte spontanément, d'une telle méthode dans les cas les
+plus faciles (ne fût-ce qu'en comparant, par exemple, la structure des
+membres inférieurs de l'homme à celle des membres supérieurs), jusqu'aux
+rapprochemens les plus profonds et les plus abstraits de la biologie
+actuelle, on trouve réellement une série très étendue d'états
+intermédiaires constamment progressifs, entre lesquels l'histoire ne
+saurait individuellement signaler que les travaux susceptibles
+d'indiquer, pour l'époque correspondante, une plus parfaite intelligence
+du vrai génie de l'art comparatif, manifestée par son application plus
+heureuse et plus large. Il est évident, en un mot, que la méthode
+comparative des biologistes, pas plus que la méthode expérimentale des
+physiciens, n'a été ni pu être proprement inventée par personne.
+
+Distinguons maintenant les divers aspects généraux sous lesquels doit
+être poursuivie la comparaison biologique, que nous continuerons
+toujours à envisager à la fois comme statique et comme dynamique. On
+peut les rapporter à cinq chefs principaux, que je classe ici, autant
+que possible, dans l'ordre de leur enchaînement naturel et de leur
+valeur scientifique croissante: 1º comparaison entre les diverses
+parties de chaque organisme déterminé; 2º comparaison entre les sexes;
+3º comparaison entre les diverses phases que présente l'ensemble du
+développement; 4º comparaison entre les différentes races ou variétés de
+chaque espèce; 5º enfin, et au plus haut degré, comparaison entre tous
+les organismes de la hiérarchie biologique. Il est d'ailleurs
+sous-entendu que, dans l'un quelconque de ces parallèles, l'organisme
+sera constamment considéré à l'état normal, ainsi qu'on l'a toujours
+fait jusqu'ici, comme il était indispensable de le faire d'abord. Quand
+les lois essentielles relatives à cet état auront été convenablement
+établies, l'esprit humain pourra passer rationnellement à la pathologie
+comparée, soit statique, soit dynamique, dont l'étude, encore plus
+détaillée par sa nature, devra conduire à perfectionner ces lois en
+étendant leur portée primitive. Mais toute semblable tentative serait
+actuellement prématurée, l'organisme normal n'étant point encore assez
+bien connu. Jusqu'alors, l'exploration pathologique ne saurait être
+employée régulièrement en biologie qu'à titre d'équivalent de
+l'expérimentation proprement dite, comme je l'ai précédemment expliqué.
+D'ailleurs, il faut reconnaître, ce me semble, que ce système distinct
+et complet de pathologie comparative, quelque précieux qu'il fût,
+n'appartiendrait point réellement, en aucun cas, à la vraie biologie,
+quoiqu'il en devînt l'application nécessaire, mais essentiellement à
+l'art médical, envisagé dans son entière extension, dont il
+constituerait rationnellement la base indispensable et directe.
+
+Si l'on ne devait point attacher une véritable importance à ne pas trop
+multiplier les motifs généraux de comparaison, on aurait pu comprendre,
+parmi ceux que je viens d'énumérer, l'examen des différences que
+présente chaque partie ou chaque acte organique suivant les diverses
+circonstances extérieures normales sous l'influence desquelles
+l'organisme est placé, ce qui embrasse à la fois les considérations
+essentielles de climat, de régime, etc. Mais, il est évident que
+l'entier développement de ces considérations appartient rationnellement,
+d'une manière spéciale, à l'histoire naturelle proprement dite, et non à
+la pure biologie. Quant à leur ébauche fondamentale, qui convient
+réellement aux études biologiques, elle est tout naturellement comprise
+dans le domaine effectif de la simple observation directe, dont elle
+constitue le complément indispensable, et non proprement dans celui de
+la méthode comparative, qui, ce me semble, doit toujours reposer sur une
+modification quelconque de l'organisme lui-même et non du milieu. On
+pourrait aussi distinguer, sans doute, comme titre séparé, la
+comparaison entre les divers tempéramens, c'est-à-dire, entre les
+différentes modifications natives, à la fois normales et fixes, d'un
+même organisme à un âge quelconque. Mais cette considération a trop peu
+d'importance propre, si ce n'est dans l'espèce humaine, pour exiger, en
+général, une mention distincte. Du reste, parvenue à son maximum
+d'influence, elle se trouve implicitement comprise dans la considération
+des variétés ou races proprement dites, qui ne paraissent être, suivant
+la judicieuse théorie de M. de Blainville, que des tempéramens poussés
+jusqu'à l'extrême limite des variations normales dont l'organisme
+correspondant était susceptible, et rendus en même temps plus
+persistans, par l'influence continue d'un milieu fixe et plus prononcé,
+agissant, pendant une longue suite de générations, sur une espèce
+primitivement homogène.
+
+Quel que soit le mode général suivant lequel on se propose d'appliquer
+la méthode comparative à une recherche biologique quelconque, son esprit
+essentiel consiste toujours à concevoir tous les cas envisagés comme
+devant être radicalement analogues sous le point de vue que l'on
+considère, et à représenter, en conséquence, leurs différences
+effectives comme de simples modifications, déterminées, dans un type
+fondamental et abstrait, par l'ensemble des caractères propres à
+l'organisme ou à l'être correspondant; en sorte que les différences
+secondaires soient sans cesse rattachées aux principales d'après des
+lois constamment uniformes, dont le système doit constituer la vraie
+philosophie biologique, soit statique, soit dynamique, destinée à
+fournir ainsi l'explication rationnelle et homogène de chaque cas
+déterminé. Si la question est simplement anatomique, on regarde, à
+partir de l'homme adulte et normal pris pour unité fondamentale, toutes
+les autres organisations comme des simplifications successives, par voie
+de dégradation continue, de ce type primordial, dont les dispositions
+essentielles doivent se retrouver toujours dans les cas même les plus
+éloignés, qui les montrent dégagées de toute complication plus ou moins
+accessoire. De même, en traitant un problème physiologique proprement
+dit, on cherche surtout à saisir l'identité fondamentale du phénomène
+principal qui caractérise la fonction proposée, à travers les
+modifications graduelles que présente la série entière des cas comparés,
+jusqu'à ce que les plus simples d'entre eux aient enfin réalisé, autant
+que possible, l'isolement, d'abord abstrait, d'un tel phénomène, dont
+la notion essentielle, ainsi fixée, peut être ensuite revêtue
+successivement, en sens inverse, des diverses attributions secondaires
+qui la compliquaient primitivement. Il est donc évident, sous l'un ou
+l'autre aspect, que la conception qualifiée par quelques naturalistes
+contemporains du nom de _théorie des analogues_, et qu'on s'est efforcé
+de présenter comme une innovation récente, ne constitue réellement, sous
+une autre dénomination, que le principe nécessaire et invariable de la
+méthode comparative elle-même, directement envisagée dans son ensemble
+philosophique. On conçoit aisément quelle profonde et éclatante lumière
+une telle méthode, convenablement appliquée, est éminemment destinée à
+répandre sur toutes les études biologiques, dont les immenses détails
+doivent, par leur nature, trouver, dans cet intime rapprochement mutuel
+de tous les cas possibles, les principaux moyens d'explication
+scientifique qui leur sont propres. Il serait, d'ailleurs, impossible de
+méconnaître combien des esprits irrationnels ou mal préparés peuvent
+facilement abuser d'une méthode, aussi délicate en elle-même, et encore
+aussi imparfaitement appréciée d'ordinaire, de manière à entraver le
+vrai développement de la science par de vicieuses spéculations sur des
+analogies qui ne sauraient exister, faute d'avoir d'abord exactement
+circonscrit le champ général des analogies réelles, correspondant à
+l'ensemble des organes ou des actes véritablement communs.
+
+Parmi les motifs essentiels de comparaison biologique précédemment
+énumérés, les seuls qui présentent un caractère assez nettement tranché
+pour devoir être ici spécialement examinés sont, la comparaison entre
+les diverses parties d'un même organisme, celle des différentes phases
+de chaque développement, et surtout celle de tous les termes distincts
+de la grande hiérarchie des corps vivans. Afin de compléter cet aperçu
+général de la méthode comparative, il convient maintenant d'apprécier
+séparément la valeur philosophique de chacun de ces trois modes
+principaux.
+
+C'est, de toute nécessité, par le premier que cette méthode a dû
+commencer à s'introduire spontanément dans les recherches quelconques,
+soit statiques, soit dynamiques, relatives aux corps vivans. En se
+bornant même à la seule considération de l'homme, aucun esprit
+philosophique ne saurait éviter d'être plus ou moins frappé
+immédiatement de la similitude remarquable que présentent, à tant
+d'égards, ses diverses parties principales, soit dans leur structure,
+soit dans leurs fonctions, malgré leurs grandes et incontestables
+différences. D'abord, tous les tissus, tous les appareils, en tant
+qu'organisés et vivans, offrent, d'une manière homogène, ces caractères
+fondamentaux inhérens aux idées mêmes d'organisation et de vie, et
+auxquels sont réduits les derniers organismes. Mais, en outre, sous un
+point de vue plus spécial, l'analogie des organes devient nécessairement
+de plus en plus prononcée à mesure que celle des fonctions l'est
+davantage, et, réciproquement, ce qui peut conduire, et a souvent
+conduit, en effet, aux plus lumineux rapprochemens, anatomiques ou
+physiologiques, en passant ainsi alternativement de l'une à l'autre
+similitude. Quelque admirable extension qu'ait pris, de nos jours, à
+d'autres titres, la méthode comparative, les biologistes sont loin de
+renoncer à employer désormais, comme moyen d'importantes découvertes, ce
+mode originaire et simple de l'art comparatif. C'est ainsi, par exemple,
+que le grand Bichat, quoique essentiellement réduit à la seule
+considération de l'homme, envisagé même à l'état adulte, a découvert
+cette analogie fondamentale entre le système muqueux et le système
+cutané, qui a déjà répandu tant de précieuses lumières sur la biologie
+et sur la pathologie. De même, malgré cette profonde et familière
+intelligence de la méthode comparative, envisagée dans sa plus grande
+extension philosophique et sous tous ses divers aspects essentiels, qui
+caractérise éminemment les travaux de M. de Blainville, on ne saurait
+douter, par exemple, que l'assimilation capitale établie par cet
+illustre biologiste entre le crâne et les autres élémens de la colonne
+vertébrale, ne pût être suffisamment indiquée par la simple analyse
+rationnelle de l'organisme humain.
+
+Le second mode général de l'art comparatif, qui consiste dans le
+rapprochement des divers états par lesquels passe successivement chaque
+corps vivant depuis sa première origine jusqu'à son entière destruction,
+présente à la science biologique un nouvel ordre de ressources
+fondamentales. Sa principale valeur philosophique résulte de ce que, par
+sa nature, il permet d'envisager, sur un courte échelle, et pour ainsi
+dire d'un seul aspect, l'ensemble sommaire et rapide de la série
+successive des organismes les plus tranchés que puisse offrir la
+hiérarchie biologique. Car, on conçoit que l'état primitif de
+l'organisme même le plus élevé doit nécessairement représenter, sous le
+point de vue anatomique ou physiologique, les caractères essentiels de
+l'état complet propre à l'organisme le plus inférieur, et ainsi
+successivement; quoique on doive, d'ailleurs soigneusement éviter toute
+prétention, à la fois puérile et absurde, à retrouver minutieusement
+l'analogue exact de chaque terme principal relatif à la partie
+inférieure de la série organique dans la seule analyse, bien plus et
+tout autrement circonscrite, des diverses phases du développement de
+chaque organisme supérieur. Il reste, néanmoins, incontestable qu'une
+telle analyse des âges offre, à l'anatomie et à la physiologie, la
+propriété essentielle de réaliser, dans un même individu, cette
+complication successive d'organes et de fonctions qui caractérise
+l'ensemble sommaire de la hiérarchie biologique, et dont le
+rapprochement, devenu ainsi plus homogène et plus complet en même temps
+que moins étendu, constitue un ordre spécial de comparaisons lumineuses,
+qui ne pourrait être entièrement suppléé par aucun autre. Quoique utile
+à tous les degrés de l'échelle organique, c'est, évidemment, dans
+l'espèce humaine, et dans le sexe mâle, que cette analyse doit
+nécessairement acquérir la plus grande valeur, puisque l'intervalle
+entre l'origine et le maximum du développement est alors aussi prononcé
+qu'on puisse jamais le concevoir, tous les organismes ayant, à peu près,
+le même point de départ. Malheureusement, l'extrême difficulté
+d'explorer ici l'organisation et la vie intra-utérines, qui sont,
+néanmoins, sous ce point de vue, les plus importantes à analyser,
+entrave beaucoup encore la principale application de ce précieux moyen
+d'instruction. Enfin, c'est essentiellement pour la période ascendante
+de la vie que cette analyse offre une ressource capitale: la période
+opposée, qui n'est, en réalité, qu'une mort graduellement accomplie,
+présente, à cet égard, peu d'intérêt scientifique. Car, s'il doit
+exister une foule de manières de vivre, il ne peut guère y avoir, au
+fond, qu'une seule manière naturelle de mourir; quoique, d'ailleurs,
+l'analyse rationnelle de cette mort naturelle soit loin, sans doute,
+d'être dépourvue, en elle-même, d'une véritable importance pour la
+science biologique, dont elle constitue une sorte de corollaire général,
+propre à vérifier utilement l'ensemble de ses lois principales.
+
+Malgré l'éminente valeur des deux modes précédens de comparaison
+biologique, c'est surtout de l'immense parallèle rationnel institué
+entre tous les termes de la série organique que la méthode comparative
+proprement dite doit tirer, non-seulement son plus admirable
+développement, mais encore son principal caractère philosophique comme
+méthode distincte. Aussi conçoit-on sans peine l'exagération vulgaire
+qui porte si fréquemment à ne reconnaître formellement l'existence
+effective d'une telle méthode que dans les seuls cas où elle est
+immédiatement appliquée sous ce dernier point de vue, le plus étendu et
+le plus efficace de tous, quoique cette appréciation démesurée entraîne
+d'ailleurs l'inconvénient capital de masquer la véritable origine de
+l'art comparatif. En effet, l'idée de comparaison entre plus ou moins,
+de toute nécessité, dans la notion de toute observation, quel que soit
+son mode, et même à quelque sujet qu'elle se rapporte: car, il faut
+bien, au moins, comparer toujours les conditions sous lesquelles le
+phénomène s'accomplit avec les circonstances qui caractérisent son
+accomplissement; cela est encore plus spécialement indispensable dans
+toute expérimentation proprement dite. Ce n'est donc point par cet
+unique attribut que la méthode exclusivement qualifiée de comparative
+mérite sa dénomination propre; et une telle remarque peut expliquer
+pourquoi les métaphysiciens, qui ont seuls tenté jusqu'ici d'analyser la
+marche de notre entendement, sont parvenus à confondre, avec quelque
+apparence de raison, les méthodes les plus réellement distinctes, faute
+de les avoir étudiées dans leurs applications caractéristiques. La vraie
+différence essentielle entre ce nouveau mode fondamental de l'art
+d'observer et les deux autres plus simples et plus généraux, que j'en
+ai séparés sous les noms spéciaux d'observation et d'expérimentation,
+consiste en ce qu'il est fondé sur une comparaison très prolongée d'une
+suite fort étendue de cas analogues, où le sujet se modifie par une
+succession continue de dégradations presque insensibles. Telle est la
+qualité générale qui justifie évidemment le titre formel de cette
+troisième méthode d'exploration, et qui, en même temps, la destine,
+d'une manière si manifeste et pour ainsi dire exclusive, à l'étude des
+corps vivans. Or, c'est surtout dans la comparaison entre les organismes
+de la hiérarchie biologique que cet attribut caractéristique est
+éminemment prononcé. Le parallèle entre les parties analogues d'un seul
+organisme, et même l'analyse comparative des âges successifs, ne
+sauraient offrir directement une assez longue suite de cas variés pour
+suffire isolément à rendre hautement incontestable la nature propre
+d'une telle méthode, quoiqu'on ait dû ensuite les y comprendre
+rationnellement, quand une fois son véritable esprit général a été enfin
+nettement révélé par son application la moins équivoque.
+
+Il est heureusement inutile aujourd'hui d'insister beaucoup, en
+principe, sur l'admirable clarté que doit nécessairement porter, dans
+le système entier des études biologiques, cette comparaison rationnelle
+entre tous les organismes connus, dont l'usage commence maintenant à
+devenir familier à tous les bons esprits occupés, à un titre quelconque,
+de la théorie des corps vivans. Chacun doit aisément sentir, d'après
+l'ensemble des considérations précédentes, qu'il n'y a pas de structure
+ni de fonction dont l'analyse fondamentale ne puisse être directement et
+éminemment perfectionnée par l'examen judicieux de ce que tous les
+divers organismes offrent, à cet égard, de commun, et de la
+simplification continue qui fait graduellement disparaître les
+caractères accessoires à mesure qu'on descend davantage dans la
+hiérarchie biologique, jusqu'à ce qu'on soit enfin parvenu à ce terme,
+plus ou moins éloigné, où subsiste seul l'attribut essentiel du sujet
+proposé, et d'où la pensée peut procéder, en sens inverse, à la
+reconstruction successive de l'organe ou de l'acte dans toute sa
+première complication, d'abord inextricable. On peut même avancer, sans
+exagération, qu'aucune disposition anatomique, et, à plus forte raison,
+aucun phénomène physiologique, ne sauraient être vraiment connus tant
+qu'on ne s'est point élevé, par cette décomposition spontanée, à la
+notion abstraite de leur principal élément, en y rattachant
+successivement toutes les autres notions plus ou moins importantes
+suivant l'ordre rationnel rigoureusement indiqué par leur persistance
+plus ou moins prolongée dans la série organique. Nul autre procédé
+comparatif ne saurait, évidemment, être assez étendu, assez fécond, et
+assez gradué, pour permettre, avec autant de précision, l'analyse
+rationnelle du sujet considéré, et pour mesurer, d'une manière aussi
+approchée, les vrais rapports de subordination entre ses divers élémens.
+Une telle méthode me paraît offrir, en quelque sorte, quant aux
+recherches biologiques, un caractère philosophique semblable à celui de
+l'analyse mathématique appliquée aux questions de son véritable ressort,
+où elle présente surtout, comme nous l'avons reconnu dans le premier
+volume de cet ouvrage, la propriété essentielle de mettre en évidence,
+dans chaque suite indéfinie de cas analogues, la partie fondamentale
+réellement commune à tous, et qui, avant cette généralisation abstraite,
+était profondément enveloppée sous les spécialités secondaires de chaque
+cas isolé. On ne saurait douter que l'art comparatif des biologistes ne
+produise, jusqu'à un certain point, un résultat équivalent, surtout par
+la considération rationnelle de la hiérarchie organique.
+
+Cette grande considération, qui devait d'abord s'établir dans les études
+purement anatomiques, a été peu adaptée jusqu'ici aux problèmes
+physiologiques proprement dits. Elle y est, néanmoins, encore plus
+nécessaire, et, en même temps, tout aussi applicable, sauf la difficulté
+supérieure d'un tel genre d'observations. Il faut remarquer, enfin, que
+pour réaliser entièrement les propriétés caractéristiques d'une telle
+méthode, principalement à l'égard des questions physiologiques, il
+importe beaucoup de lui attribuer habituellement, avec plus de force
+qu'on ne le fait encore, toute l'extension rationnelle dont elle est
+susceptible, en assujettissant à nos comparaisons scientifiques,
+non-seulement tous les cas de l'organisme animal, mais en outre
+l'organisme végétal lui-même. On conçoit, en effet, que plusieurs
+phénomènes fondamentaux ne sauraient être, par leur nature,
+convenablement analysés, si la comparaison biologique n'est pas poussée
+jusqu'à ce terme extrême. Tels sont, évidemment, même dans l'homme, les
+principaux phénomènes de la vie organique proprement dite. L'organisme
+végétal est éminemment propre à leur étude rationnelle, non-seulement en
+ce qu'on peut les y observer seuls et réduits à leur partie strictement
+élémentaire, mais encore, par une raison moins sentie, en ce qu'ils y
+sont nécessairement plus prononcés. Car, c'est dans le grand acte de
+l'assimilation végétale que la matière brute passe réellement à l'état
+organisé; toutes les transformations ultérieures qu'elle peut éprouver
+de la part de l'organisme animal sont nécessairement bien moins
+tranchées. Ainsi, l'organisme végétal est réellement le plus propre à
+nous dévoiler les véritables lois élémentaires et générales de la
+nutrition, qui doivent y exercer une influence à la fois plus simple et
+plus intense.
+
+La méthode comparative est, évidemment, par sa nature, applicable à tous
+les organes et à tous les actes, sans aucune exception. Mais, elle est
+loin, néanmoins, d'offrir à tous les divers sujets de recherches des
+ressources également étendues, puisque sa valeur scientifique doit
+inévitablement diminuer, envers les organismes supérieurs, à mesure
+qu'il s'agit d'appareils et de fonctions d'un ordre plus élevé, dont la
+persistance est moins prolongée en descendant l'échelle biologique. Tel
+est surtout le cas des fonctions intellectuelles et morales les plus
+éminentes, qui, après l'homme, disparaissent presque entièrement, ou, du
+moins, deviennent à peine reconnaissables, dès qu'on a dépassé les
+premières classes de mammifères. On doit regarder, sans doute, comme
+une imperfection radicale de la méthode comparative, de devenir ainsi
+moins complétement applicable, au moment même où la complication et
+l'importance supérieures des phénomènes exigeraient un concours plus
+énergique de ressources fondamentales. Toutefois, même en ce cas, il
+serait peu philosophique de méconnaître les vives lumières que peut
+répandre, sur l'analyse de l'homme moral, l'étude intellectuelle et
+affective des animaux supérieurs, et plus ou moins de tous les autres,
+quoique cette comparaison, qui présente d'ailleurs des difficultés
+spéciales, n'ait pas été encore instituée et poursuivie de manière à
+conduire à des indications positives d'une valeur capitale. On doit
+remarquer, en outre, que, sous ce point de vue, la méthode comparative
+retrouve, jusqu'à un certain point, dans l'analyse rationnelle des âges,
+naturellement devenue alors plus nette, plus étendue, et plus complète,
+l'équivalent partiel des diminutions qu'elle éprouve relativement à la
+hiérarchie biologique.
+
+Tels sont les principaux caractères philosophiques de la méthode
+comparative proprement dite, envisagée comme le mode fondamental
+d'exploration le mieux adapté à l'étude positive des corps vivans.
+Suivant la définition universelle que j'ai posée, dès le début de ce
+traité, des véritables lois naturelles, qui consistent toujours à
+saisir, dans les phénomènes, leurs relations constantes, soit de
+succession, soit de similitude, on devait sentir, en effet, qu'aucune
+méthode ne saurait plus sûrement et plus directement conduire à établir,
+en biologie, de pareilles lois que celle dont l'esprit général tend
+immédiatement à nous faire concevoir tous les cas organiques comme
+radicalement analogues et comme pouvant être déduits les uns des autres.
+
+Cette exacte appréciation sommaire de l'ensemble des moyens essentiels
+d'investigation inhérens à la nature des études biologiques, nous a fait
+vérifier, sans doute, de la manière la plus étendue et la moins
+équivoque, combien nous étions fondés à prévoir, d'après les principes
+philosophiques précédemment établis que la complication supérieure d'un
+tel ordre de recherches devait nécessairement entraîner, comme une
+conséquence inévitable, un accroissement correspondant dans le système
+général de nos ressources fondamentales. Nous avons effectivement
+reconnu que les deux modes élémentaires d'exploration propres aux
+parties antérieures de la philosophie naturelle acquièrent ici une
+extension capitale; et que, surtout, un troisième mode, jusqu'alors
+imperceptible, prend aussitôt un développement presque indéfini, par une
+suite spontanée de la nature même des phénomènes. Il faut passer
+maintenant à un nouvel aspect principal de la philosophie biologique,
+l'examen rationnel de la vraie position encyclopédique de la biologie
+dans la hiérarchie des sciences fondamentales, c'est-à-dire de
+l'ensemble de ses relations essentielles, soit de méthode, soit de
+doctrine, avec les sciences qui la précèdent, et même avec celle qui
+doit la suivre, d'où résultera naturellement l'exacte détermination du
+genre et du degré de perfection spéculative qu'elle comporte, ainsi que
+celle du plan général de l'éducation préliminaire la mieux adaptée à sa
+culture systématique. C'est ici le lieu, en un mot, d'expliquer et de
+justifier, d'une manière spéciale, le rang philosophique assigné à la
+biologie, par la formule encyclopédique établie dans la deuxième leçon,
+entre la science chimique et la science sociale.
+
+Je dois me borner, en ce moment, à indiquer en général, sans aucune
+discussion, sa relation nécessaire avec cette dernière science, relation
+qui sera naturellement, dans le volume suivant, le sujet direct d'un
+examen approfondi. La nécessité de fonder sur l'ensemble de la
+philosophie biologique le point de départ immédiat de la physique
+sociale est, en elle-même, trop évidente, pour que j'aie besoin de m'y
+arrêter actuellement. Quand l'instant sera venu d'analyser
+convenablement cette subordination générale, j'aurai bien plus à
+insister sur l'indispensable séparation rationnelle de ces deux grandes
+études que sur leur intime filiation positive, dont le développement
+spontané de la philosophie naturelle tend plutôt aujourd'hui à faire
+concevoir une notion exagérée. Il n'y a plus désormais que les
+philosophes purement métaphysiciens qui puissent persister à classer la
+théorie de l'esprit humain et de la société comme antérieure à l'étude
+anatomique et physiologique de l'homme individuel. Nous pouvons donc ici
+regarder ce premier point comme suffisamment établi, et réserver toute
+notre attention actuelle pour l'analyse philosophique, bien plus
+délicate et jusqu'à présent beaucoup plus incertaine, des vraies
+relations générales de la science biologique avec les diverses branches
+fondamentales de la philosophie inorganique.
+
+Les considérations présentées au commencement de ce discours, ont dû
+mettre en évidence l'importance capitale que prend, d'une manière toute
+spéciale, envers la biologie, cette question de position encyclopédique,
+envisagée dans son ensemble. Nous avons reconnu, en effet, que cette
+subordination rationnelle et nécessaire de la philosophie organique à la
+philosophie inorganique constitue le premier caractère fondamental de
+l'étude positive des corps vivans, par opposition aux vagues conceptions
+primitives, métaphysiques ou théologiques, qui ont si long-temps dominé
+toutes les théories biologiques. Il ne nous reste donc plus, à cet
+égard, qu'à examiner ici successivement la dépendance plus spéciale de
+la science biologique envers chacune des sciences antérieures, dont la
+priorité collective demeure incontestable.
+
+C'est, évidemment, à la chimie que la biologie doit, par sa nature, se
+subordonner de la manière à la fois la plus directe et la plus complète.
+D'après l'analyse élémentaire du phénomène général de la vie proprement
+dite, il est devenu irrécusable ci-dessus que les actes fondamentaux
+dont la succession perpétuelle caractérise un tel état, sont
+nécessairement chimiques, puisqu'ils consistent en une suite continue de
+compositions et de décompositions plus ou moins profondes. M. de
+Blainville a très judicieusement remarqué que, au moment précis où
+s'opère une combinaison chimique quelconque, il se passe réellement
+quelque chose d'analogue à la vie, sans aucune autre différence radicale
+que l'instantanéité d'un semblable phénomène, qui, au contraire, dans
+tout organisme en rapport avec un milieu convenable, se renouvelle
+continuellement par cette lutte régulière et permanente entre le
+mouvement de décomposition et celui de composition, d'où résulte le
+maintien et le développement de l'état organique, en même temps que
+l'impossibilité d'un entier accomplissement de l'acte chimique. Quoique
+des attributs aussi caractéristiques doivent, sans doute, profondément
+séparer, même dans les plus imparfaits organismes, les réactions vitales
+d'avec les effets chimiques ordinaires, il n'en est pas moins
+incontestable que, par leur nature, toutes les fonctions de la vie
+organique proprement dite sont nécessairement dominées par ces lois
+fondamentales relatives aux phénomènes quelconques de composition et de
+décomposition, qui constituent le sujet philosophique de la science
+chimique. Si l'on conçoit, à tous les degrés de l'échelle biologique, ce
+parfait isolement de la vie organique envers la vie animale, dont les
+végétaux seuls peuvent nous offrir l'entière réalisation, le mouvement
+vital ne saurait plus présenter à notre intelligence que des idées
+purement chimiques, sauf les circonstances essentielles qui
+différencient un tel genre de réactions moléculaires. Or, la source
+générale de ces importantes différences consiste, ce me semble, en ce
+que le résultat effectif de chaque conflit chimique, au lieu de dépendre
+toujours uniquement de la simple composition, médiate ou immédiate, des
+corps entre lesquels il a lieu, est alors plus ou moins modifié par leur
+organisation proprement dite, c'est-à-dire par leur structure
+anatomique[24]. Ces modifications peuvent sans doute être telles, que,
+lors même que les lois générales de l'action chimique seraient enfin
+connues avec un degré de perfection qu'il est à peine possible de
+concevoir aujourd'hui, leur application ne saurait réellement suffire
+pour déterminer _à priori_, sans une étude directe de l'organisme
+vivant, l'issue précise de chaque réaction vitale. Mais, malgré cette
+insuffisance nécessaire, il serait néanmoins absurde de regarder les
+actes de la vie organique comme soustraits à l'empire général des lois
+chimiques, en confondant abusivement une simple modification avec une
+infraction véritable, ainsi que n'ont pas craint de le faire quelques
+physiologistes modernes, égarés par une vaine métaphysique. C'est donc
+évidemment à la chimie seule qu'il appartient de fournir le vrai point
+de départ de toute théorie rationnelle relative à la nutrition, aux
+sécrétions, et, en un mot, à toutes les grandes fonctions de la vie
+végétative considérée isolément, dont chacune est toujours
+essentiellement dominée, dans son ensemble, par l'influence des lois
+chimiques, sauf les modifications spéciales tenant aux conditions
+organiques. Si, maintenant, nous rétablissons la considération, un
+instant écartée, de la vie animale, nous voyons qu'elle ne saurait
+aucunement altérer cette subordination fondamentale, quoique elle doive
+en compliquer beaucoup l'application effective. Car, nous avons
+précédemment établi que la vie animale, malgré son extrême importance,
+ne doit jamais être regardée, en biologie, même pour l'homme, que comme
+destinée à étendre et à perfectionner la vie organique, dont elle ne
+peut changer la nature générale. Une telle influence modifie de nouveau,
+et souvent à un très haut degré, les lois essentiellement chimiques
+propres aux fonctions purement organiques, de manière à rendre l'effet
+réel encore plus difficile à prévoir; mais ces lois n'en continuent pas
+moins, de toute nécessité, à dominer l'ensemble du phénomène. Lorsque,
+par exemple, le simple changement du mode ou du degré d'innervation
+suffit, dans un organisme supérieur, pour troubler, quant à son énergie
+et même quant à sa nature, une sécrétion donnée, on ne saurait concevoir
+toutefois qu'une telle altération puisse jamais devenir absolument
+quelconque; or, ses limites générales résultent précisément de ce que de
+semblables modifications, quelque irrégulières qu'elles paraissent,
+restent constamment soumises aux lois chimiques du phénomène organique
+fondamental, qui, tout en permettant certaines variations, en
+interdisent un beaucoup plus grand nombre. Ainsi, la complication,
+souvent inextricable, produite par la vie animale, ne saurait, en
+principe, empêcher la subordination nécessaire de l'ensemble des
+fonctions organiques proprement dites au système des lois qui régissent
+tous les phénomènes quelconques de composition et de décomposition:
+l'usage réel de ces lois devient seulement beaucoup plus difficile et
+bien moins propre à fournir d'exactes indications, par la nécessité de
+considérer, outre le simple organisme, la nouvelle source continue de
+modifications qui résulte de l'action nerveuse. Cette relation générale
+est d'une telle importance philosophique, que, sans elle on ne pourrait
+vraiment concevoir, en biologie, aucune théorie scientifique digne de ce
+nom, puisque les phénomènes les plus fondamentaux y seraient dès lors
+regardés comme susceptibles de variations entièrement arbitraires, qui
+ne comporteraient aucune loi réelle. Quand on a vu, de nos jours,
+proclamer, au sujet de l'azote, cette inintelligible hérésie que
+l'organisme a la faculté de créer spontanément certaines substances
+élémentaires, on doit comprendre combien il est encore indispensable
+d'insister directement sur de tels principes, qui peuvent seuls réfréner
+ici l'esprit d'aberration.
+
+ [Note 24: Les effets chimiques ne sont pas, sans doute,
+ toujours entièrement indépendans des conditions de
+ structure, comme on le voit surtout depuis la découverte des
+ phénomènes remarquables produits par les éponges
+ métalliques, où certaines circonstances de structure
+ déterminent des réactions énergiques, que la seule nature
+ des substances eût été insuffisante à réaliser. Mais, en
+ chimie, de tels cas sont éminemment exceptionnels. S'ils
+ étaient beaucoup plus communs, il est incontestable que la
+ nature scientifique des phénomènes chimiques différerait dès
+ lors bien moins de celle des réactions vitales, quoique la
+ diversité des conditions organiques continuât à distinguer
+ profondément les deux cas.]
+
+Indépendamment de cette subordination directe et fondamentale de la
+science biologique à la science chimique, celle-ci peut fournir à
+l'autre, sous le simple point de vue de la méthode, des ressources très
+précieuses à divers égards. La nature beaucoup moins complexe des
+phénomènes chimiques y rendant l'observation et surtout
+l'expérimentation bien plus parfaites, leur étude philosophique est
+susceptible de contribuer fort utilement à la saine éducation
+préliminaire des biologistes, en ce qui concerne l'art général
+d'observer et l'art d'expérimenter. À la vérité, les phénomènes encore
+plus simples de la physique et de l'astronomie conviennent mieux, sans
+doute, comme nous allons le voir, à une telle destination. Mais, quelle
+que soit, sous ce rapport, leur extrême importance, on conçoit que les
+phénomènes chimiques, en vertu de leur moindre dissemblance avec les
+phénomènes biologiques, doivent offrir des modèles, sinon aussi
+parfaits, du moins plus frappans et plus immédiatement applicables.
+Quant aux facultés purement rationnelles, il est évident que ce n'est
+point par la chimie, dont l'état logique est encore si peu satisfaisant,
+que les biologistes doivent s'attacher à les cultiver préalablement.
+Néanmoins, nous avons reconnu, dans la première partie de ce volume, que
+la chimie possède, par sa nature, la propriété spéciale de développer,
+plus éminemment qu'aucune autre science fondamentale, l'art général des
+nomenclatures scientifiques. C'est donc là surtout que les biologistes
+doivent étudier cette partie importante de la méthode positive, dont
+leur science peut comporter, à un degré assez étendu, une heureuse
+application, quoique la complication supérieure de son sujet propre et
+l'extrême diversité de ses aspects principaux ne permettent point, comme
+je l'ai indiqué, d'attribuer ici à l'usage rationnel d'un tel art la
+haute valeur scientifique qui le caractérise si bien en chimie. Une
+judicieuse imitation de la nomenclature chimique a effectivement dirigé
+jusqu'ici les utiles tentatives de Chaussier et de plusieurs autres
+biologistes pour assujettir à des dénominations systématiques les
+dispositions anatomiques les plus simples, certains états pathologiques
+bien définis, et les degrés les plus généraux de la hiérarchie animale.
+C'est aussi par une étude plus profonde de cet élément important de la
+philosophie chimique que l'on pourra désormais développer convenablement
+un tel ordre de perfectionnemens, et reconnaître en même temps les
+vraies limites rationnelles entre lesquelles il doit être soigneusement
+contenu en biologie.
+
+D'après cet ensemble de considérations diverses, la position
+encyclopédique de la science biologique immédiatement après la chimie ne
+me paraît devoir laisser maintenant aucune incertitude. On peut vraiment
+regarder, sans la moindre exagération, l'ensemble des études chimiques
+comme constituant, par leur nature, une transition spontanée de la
+philosophie inorganique à la philosophie organique, malgré les profondes
+différences qui doivent les séparer radicalement l'une de l'autre.
+
+Cette relation fondamentale avec la science chimique doit, en elle-même,
+constituer aussi la biologie en subordination, nécessaire quoique
+indirecte, envers la physique proprement dite, base préliminaire
+indispensable de toute chimie rationnelle. Mais il existe, en outre,
+quant à la doctrine et quant à la méthode, à divers titres essentiels,
+une dépendance plus directe et plus spéciale du système des études
+biologiques à l'égard de l'ensemble des théories purement physiques,
+bien que cette liaison soit cependant moins profonde et moins complète
+que par rapport à la chimie.
+
+Relativement à la doctrine, il est évident, en principe, qu'aucun
+phénomène physiologique ne saurait être convenablement analysé sans
+exiger, par sa nature, l'application exacte des lois générales propres à
+une ou plusieurs branches principales de la physique, dont toutes les
+diverses notions fondamentales doivent être ainsi successivement
+employées d'une manière plus ou moins étendue par les biologistes qui
+remplissent les vraies conditions préliminaires de leurs travaux
+scientifiques. Cette application est d'abord indispensable pour
+apprécier judicieusement la vraie constitution du milieu sous
+l'influence duquel l'organisme accomplit ses phénomènes vitaux, et dont
+l'analyse doit être ici ordinairement plus complète qu'en aucun autre
+cas, puisque les variations de ce milieu les moins importantes en
+apparence, et à tous autres égards presque négligeables, exercent
+souvent une réaction très puissante sur des phénomènes aussi éminemment
+modifiables. Mais, de plus, les études biologiques dépendent encore des
+théories physiques par la considération directe de l'organisme lui-même,
+qui, sous quelque aspect qu'on l'envisage, ne saurait cesser, malgré ses
+propriétés caractéristiques, d'être constamment soumis à l'ensemble des
+diverses lois fondamentales relatives aux phénomènes généraux soit de la
+pesanteur, soit de la chaleur, ou de l'électricité, etc. On peut
+remarquer à ce sujet que si l'étude de la vie organique fournit, comme
+nous venons de le reconnaître, le principal motif de la subordination
+fondamentale de la biologie envers la chimie, c'est surtout, au
+contraire, par l'étude de la vie animale proprement dite, que la
+biologie se trouve directement constituée en relation nécessaire avec la
+physique. Cette règle est particulièrement évidente pour la saine
+théorie physiologique des sensations les plus spéciales et les plus
+élevées, la vision et l'audition, dont une application approfondie de
+l'optique et de l'acoustique doit nécessairement établir le point de
+départ rationnel. Une telle remarque se vérifie aussi, d'une manière non
+moins irrécusable, dans la théorie de la phonation, dans l'étude des
+lois de la chaleur animale, et dans l'analyse positive des propriétés
+électriques de l'organisme, qui ne sauvaient avoir aucun vrai caractère
+scientifique sans l'introduction préalable des branches correspondantes
+de la physique, convenablement employées. Il serait inutile d'insister
+davantage ici sur une notion philosophique aussi sensible.
+
+Toutefois il importe de reconnaître que, jusqu'à présent, les
+biologistes même qui ont le plus profondément senti la relation générale
+et nécessaire de leur science avec l'ensemble de la physique, n'ont pas
+su ordinairement, faute d'une étude assez rationnelle, effectuer une
+judicieuse et sévère séparation entre les notions vraiment positives qui
+constituent le fond scientifique de la physique actuelle, et les
+conceptions essentiellement métaphysiques qui l'altèrent encore par un
+reste d'influence de l'ancienne philosophie, ainsi que je l'ai établi
+dans la seconde partie du volume précédent. On doit convenir, en un mot,
+que, le plus souvent, les biologistes ont accepté, pour ainsi dire
+aveuglément, tout ce que les physiciens leur présentaient comme propre à
+diriger leurs travaux. Cette confiance démesurée et irrationnelle offre
+ici des inconvéniens analogues à ceux du respect aveugle que j'ai
+reproché ailleurs aux physiciens eux-mêmes envers les géomètres, et par
+suite duquel j'ai constaté, chez ces derniers, une déplorable tendance à
+entraver aujourd'hui le vrai développement de la physique par
+l'importance vicieuse attachée à des travaux illusoires, fondés sur des
+conceptions chimériques, abusivement déguisées sous un verbeux appareil
+algébrique. En principe philosophique, il me semble évident que, si les
+sciences les plus générales sont, par leur nature, radicalement
+indépendantes des moins générales, qui doivent, au contraire, reposer
+préalablement sur elles, il résulte de cette indépendance même que les
+savans livrés à la culture des premières sont essentiellement impropres
+à diriger d'une manière convenable leur application fondamentale aux
+secondes, dont ils ne sauraient connaître suffisamment les vraies
+conditions caractéristiques. Dans toute judicieuse division du travail,
+il est clair, en un mot, que l'usage d'un instrument quelconque,
+matériel ou intellectuel, ne peut jamais être rationnellement dirigé par
+ceux qui l'ont construit, mais par ceux, au contraire, qui doivent
+l'employer, et qui peuvent seuls, par cela même, en bien comprendre la
+vraie destination spéciale. C'est donc exclusivement aux physiciens et
+non aux géomètres qu'appartient l'application convenable de l'analyse
+mathématique aux études physiques, comme je l'ai fait voir dans le
+volume précédent. Mais, par une conséquence nouvelle du même principe,
+on doit concevoir aussi, dans le cas actuel, que les biologistes sont
+naturellement seuls compétens pour appliquer avec succès les théories
+physiques à la solution rationnelle des problèmes physiologiques: le
+motif est même ici plus puissant encore; en vertu de la différence bien
+plus profonde entre les deux sciences. Une telle organisation du travail
+exige seulement désormais, de la part des biologistes, une éducation
+préliminaire plus forte, plus complète, et plus systématique, qui puisse
+les mettre en état de s'appuyer judicieusement sur les autres sciences
+fondamentales, au lieu d'attendre vainement d'heureuses indications
+générales de la part de ceux qui n'en peuvent connaître la véritable
+destination.
+
+D'après ces considérations, on ne saurait être surpris que
+l'application, à peine ébauchée encore, et même si mal instituée
+jusqu'ici, de la physique à la physiologie, ait effectivement fourni si
+peu de résultats satisfaisans, ni même qu'elle ait contribué quelquefois
+à entraver le vrai développement rationnel des études biologiques; ce
+qui, aux yeux de juges irréfléchis, a pu faire souvent méconnaître la
+haute valeur scientifique que nous savons devoir être propre à cette
+application bien conçue. Il est certain, par exemple, que les hypothèses
+anti-scientifiques des physiciens sur les prétendus fluides électriques,
+aveuglément embrassées par les physiologistes avec plus de confiance
+encore que par les physiciens eux-mêmes, ont eu, en biologie, pour effet
+journalier d'introduire des conceptions vagues et chimériques sur le
+prétendu fluide nerveux, qui nuisent infiniment au progrès de la
+physiologie positive, et qui paraissent même fournir une sorte de point
+d'appui rationnel aux plus absurdes hallucinations des adeptes du
+magnétisme animal. Dans l'ordre plus simple et plus rigoureux des idées
+purement anatomiques, je ne crains pas de signaler ici, chez un
+biologiste du premier ordre, un cas important où l'influence de ces
+systèmes vicieux, qui altèrent si profondément la physique actuelle, me
+paraît avoir égaré l'application de la méthode comparative elle-même, si
+éminemment appropriée à la nature des recherches biologiques. Il s'agit
+de l'analogie spéciale et complète entre la structure essentielle de
+l'oeil et celle de l'oreille, conçue _à priori_, par mon illustre ami M.
+de Blainville, comme devant nécessairement résulter de la similitude
+fondamentale supposée par les physiciens entre la lumière et le son,
+d'après la vaine hypothèse des ondulations éthérées rapprochée du
+phénomène général des vibrations aériennes. Sur un semblable sujet, je
+ne saurais évidemment avoir jamais la prétention déplacée d'engager,
+surtout avec un tel maître, aucune discussion anatomique, relative à la
+vérification effective d'une pareille comparaison dans l'ensemble de la
+série animale, pour décider s'il existe réellement une analogie
+constante et spéciale entre les parties constituantes de l'appareil
+auditif et celles de l'appareil visuel[25]. C'est seulement le principe
+philosophique d'une telle similitude anatomique, que je dois regarder
+ici comme étant, par sa nature, radicalement vicieux, d'après le
+jugement motivé que j'ai porté, dans le volume précédent, sur les vaines
+hypothèses physiques relatives à la lumière. Or, pour se convaincre
+aisément, en général, combien de pareilles hypothèses sont, en
+elles-mêmes, impropres à fournir d'heureuses indications biologiques, il
+suffit, ce me semble, de se rappeler avec quelle confiance naïve les
+anatomistes du siècle dernier, qui étudiaient la structure de l'oeil
+sous l'influence prépondérante du système de l'émission newtonienne,
+admiraient l'harmonie fondamentale de cette structure avec ce mode
+chimérique de production de la lumière. La singulière facilité avec
+laquelle des systèmes aussi opposés que ceux de l'ondulation et de
+l'émission lumineuses s'adaptent à un même ensemble de dispositions
+anatomiques, me paraît vérifier clairement que ces hypothèses
+fantastiques ne peuvent pas plus diriger convenablement l'exercice
+positif de notre intelligence en biologie qu'en physique. Si, dans le
+cas précédent, le pernicieux crédit qu'on leur attribue encore n'a
+peut-être pas été sans quelque danger pour le philosophe que je viens de
+citer, malgré l'éminente rationnalité qui caractérise profondément son
+génie scientifique, qu'on juge des écarts où elles doivent tendre à
+entraîner les esprits moins vigoureux qui cultivent habituellement
+l'étude systématique de la nature.
+
+ [Note 25: Ces deux appareils doivent, sans doute, offrir
+ nécessairement, dans leur structure, une certaine analogie
+ fondamentale, commune à tous les appareils sensoriaux. La
+ plus grande similitude de ces deux sens, en tant qu'agissant
+ l'un et l'autre à distance et sans effet chimique, et
+ concourant principalement au développement intellectuel et
+ social, doit, en outre, correspondre à une conformité
+ anatomique plus spéciale, dont le degré rationnel n'a pas
+ encore été bien déterminé. Des rapprochemens aussi
+ philosophiques méritent certainement d'être poursuivis avec
+ persévérance: et c'est surtout afin de contribuer à les
+ purifier et à les rendre prépondérans que je signale ici
+ l'inanité nécessaire des comparaisons illusoires fondées sur
+ la chimérique identité des modes de production de deux
+ ordres de sensations aussi distincts.]
+
+En considérant maintenant, sous le seul point de vue de la méthode, la
+vraie relation générale de la biologie à la physique, on conçoit,
+d'après les principes établis dans ce traité, et spécialement rappelés
+par la discussion précédente, que ce n'est point relativement à la saine
+institution des hypothèses scientifiques que je puis proposer la
+physique pour type préliminaire aux biologistes. Quoique, comme nous
+l'avons reconnu en son lieu, la physique actuelle renferme un certain
+nombre d'hypothèses vraiment rationnelles, elles y sont encore tellement
+mêlées à d'absurdes systèmes, qui les dominent le plus souvent, que leur
+judicieuse analyse propre est très difficile à établir nettement
+aujourd'hui, et ne saurait, en conséquence, devenir un heureux moyen
+d'éducation préalable. C'est à une autre branche fondamentale de la
+philosophie naturelle que les biologistes, ainsi que les physiciens
+eux-mêmes, doivent aller emprunter cette partie capitale de la méthode
+positive, suivant la règle expliquée à ce sujet dans le volume
+précédent. Mais, sous un aspect différent, dont l'importance
+philosophique n'est pas moindre, la physique est, au contraire,
+éminemment apte à fournir à la biologie les modèles les plus parfaits de
+la méthode positive universelle. On conçoit que je veux parler de
+l'observation proprement dite, et surtout de l'expérimentation. Sans
+doute les observations astronomiques sont, par leur nature, encore plus
+pleinement satisfaisantes: mais elles se rapportent à des phénomènes
+trop simples et trop peu variés pour servir utilement de modèle immédiat
+aux observations biologiques; et même, la précision numérique qui les
+caractérise spécialement tend à rappeler un point de vue qui doit être,
+en général, soigneusement écarté dans l'étude des corps vivans, avec
+laquelle il est nécessairement incompatible. Les observations physiques,
+au contraire, offrent déjà une telle complication et une si grande
+diversité que leur étude philosophique présente aux biologistes un type
+général éminemment susceptible d'une heureuse imitation, abstraction
+faite des considérations numériques, qui peuvent en être aisément
+détachées. Toutefois, les observations chimiques, dont la perfection est
+aujourd'hui presque aussi grande, et dont le sujet est bien moins
+hétérogène à celui des observations physiologiques, possèdent à peu près
+aussi complètement cette propriété essentielle, comme nous l'avons
+reconnu ci-dessus. Aussi est-ce principalement quant à la méthode
+expérimentale proprement dite, que l'étude philosophique de la physique
+me paraît destinée à fournir aux biologistes un précieux moyen spécial
+d'éducation préliminaire, qui ne saurait être convenablement suppléé par
+aucun autre, d'après les principes précédemment établis dans cet
+ouvrage. Nous avons reconnu, en effet, que cette science, à laquelle
+l'esprit humain doit surtout le développement de l'art général de
+l'expérimentation, en offre nécessairement, par sa nature, les plus
+parfaits modèles. Or, la contemplation familière et approfondie de ce
+type fondamental doit devenir d'autant plus indispensable aux
+physiologistes que leurs études présentent, comme je l'ai fait voir, les
+plus puissans obstacles à une heureuse application scientifique de l'art
+d'expérimenter, dont l'usage ne saurait y être introduit, avec une
+assurance rationnelle de quelques succès réels, qu'après que notre
+intelligence s'est d'abord suffisamment préparée, dans les cas les plus
+simples et les plus satisfaisans, à remplir les conditions logiques
+qu'exigent, en général, la saine institution et la direction judicieuse
+des expériences relatives à un sujet aussi difficile.
+
+Telles sont, en aperçu, les relations essentielles, soit scientifiques,
+soit purement logiques, qui constituent nécessairement la biologie dans
+une dépendance étroite et directe envers la physique proprement dite.
+Considérons maintenant, d'une manière analogue, sa subordination
+fondamentale par rapport à la science astronomique, sans que, toutefois,
+nous ayons besoin d'envisager à part la liaison indirecte qui doit
+évidemment résulter de la prépondérance générale suffisamment constatée
+de l'astronomie sur la physique elle-même.
+
+Sous le point de vue de la doctrine, il faut reconnaître, ce me semble,
+que cette relation directe de la biologie avec l'astronomie, quoique
+beaucoup moins intime et surtout bien moins précise que dans le cas
+précédent, a plus d'importance réelle qu'on ne le suppose communément.
+Je ne parle pas seulement de l'impossibilité manifeste de comprendre
+nettement la théorie de la pesanteur, et d'établir une exacte analyse
+rationnelle de ses effets généraux sur l'organisme, tant qu'on isolerait
+ce phénomène fondamental de celui de la gravitation céleste, sans lequel
+il serait si imparfaitement appréciable. Dans un ordre d'idées
+astronomiques plus spécial, je regarde, en outre, comme radicalement
+impossible de concevoir, d'une manière vraiment scientifique, le système
+général des conditions d'existence réellement propres aux corps vivans,
+si l'on néglige de prendre en suffisante considération l'ensemble des
+élémens astronomiques qui caractérisent la planète à la surface de
+laquelle nous étudions la vie. Quoique, sur un tel sujet, toute
+observation directe et toute appréciation comparative nous soient
+nécessairement à jamais interdites, les raisonnemens les plus positifs
+de la philosophie naturelle ne nous permettent point de méconnaître
+l'influence fondamentale de ces conditions astronomiques sur le mode
+effectif d'accomplissement des phénomènes physiologiques. Cette
+influence sera, par sa nature, plus spécialement examinée dans le volume
+suivant, où, en traitant des lois générales du développement réel de la
+société humaine, j'aurai à analyser, sous ce rapport, le cas le plus
+sensible et le plus étendu, puisqu'il se rapportera directement à l'être
+le plus compliqué, envisagé en même temps comme susceptible d'une
+existence indéfiniment prolongée. Je dois néanmoins esquisser déjà
+sommairement, à cet égard, les indications principales.
+
+Une telle analyse exige d'abord qu'on établisse, entre les diverses
+données astronomiques propres à notre planète, une distinction générale,
+suivant qu'elles se rapportent à l'état statique ou à l'état dynamique.
+Le premier point de vue n'a besoin que d'être indiqué, tant son
+importance biologique est manifeste. Pour chacune des conditions
+essentielles qui lui correspondent, soit quant à la masse terrestre
+comparée à la masse solaire, d'où résulte l'intensité effective de la
+pesanteur proprement dite, soit quant à sa forme générale, qui règle la
+direction de cette force, soit quant à l'équilibre fondamental et aux
+oscillations régulières des fluides dont sa surface est couverte en
+majeure partie, et à l'état desquels l'existence des êtres vivans est
+étroitement liée, soit même quant à ses dimensions effectives, qui
+imposent des limites nécessaires à la multiplication indéfinie des
+races vivantes et surtout de la race humaine, soit enfin quant à sa
+distance réelle au centre de notre monde, qui constitue un des élémens
+indispensables de sa température propre, la relation avec le mode
+fondamental d'accomplissement de l'ensemble des phénomènes
+physiologiques ne saurait, évidemment, être contestée par aucun esprit
+philosophique. Toute hésitation à cet égard serait, d'ailleurs, aisément
+dissipée en se bornant à imaginer qu'il survînt brusquement une
+altération notable dans l'une quelconque de ces conditions; car on
+sentirait aussitôt que la vie devrait en éprouver dès lors d'inévitables
+modifications. Mais c'est surtout par l'influence des élémens
+astronomiques propres à l'état dynamique de la terre que l'on doit
+sentir l'impossibilité de constituer, d'une manière vraiment
+rationnelle, la saine philosophie biologique, en persistant à l'isoler
+de la philosophie astronomique. En considérant d'abord le seul mouvement
+de rotation, celui dont l'action biologique doit être nécessairement la
+plus prononcée, on conçoit que sa double stabilité fondamentale, soit
+quant à la fixité essentielle des pôles autour desquels il s'exécute,
+soit quant à l'invariable uniformité de sa vitesse angulaire, constitue
+directement une des principales conditions générales strictement
+indispensables à l'existence des corps vivans, qui serait, par sa
+nature, radicalement incompatible avec cette profonde et continuelle
+perturbation des milieux organiques naturellement correspondante au
+défaut de ces deux caractères astronomiques. Bichat a déjà très
+judicieusement remarqué, dans sa belle théorie de l'intermittence
+fondamentale de la vie animale proprement dite, la subordination
+naturelle et constante de la période essentielle de cette intermittence
+avec celle de la rotation diurne de notre planète. On peut même
+observer, plus généralement, que tous les phénomènes périodiques d'un
+organisme quelconque, à l'état normal ou à l'état pathologique, se
+rattachent, d'une manière plus ou moins étroite, à la même
+considération, sauf les modifications variées qui peuvent résulter des
+influences secondaires et transitoires. Mais, en outre, il y a tout lieu
+de penser que, dans chaque organisme, la durée totale de la vie et celle
+de ses principales phases naturelles, dépendent nécessairement de la
+vitesse angulaire effective propre à la rotation de notre planète. Car,
+l'ensemble des études biologiques me paraît nous autoriser aujourd'hui à
+admettre, en principe, que, toutes choses d'ailleurs égales, la durée de
+la vie doit être d'autant moins prolongée, surtout dans l'organisme
+animal, que les phénomènes vitaux se succèdent avec plus de rapidité.
+Or, si la rotation de la terre était supposée s'accélérer notablement,
+le cours des principaux phénomènes physiologiques ne saurait manquer
+d'en éprouver une certaine accélération correspondante, d'où
+résulterait, par conséquent, une diminution nécessaire de la durée de la
+vie; en sorte que, dans le véritable état des choses, cette durée doit
+être regardée comme dépendant de la durée du jour. Par une raison
+analogue, en considérant maintenant le mouvement total de la terre
+autour du soleil, on conçoit aussi que la durée de l'année doit
+inévitablement exercer, pour chaque organisme donné, une semblable
+influence générale sur la durée de la vie, qui, par exemple, d'après ce
+double motif, ne saurait être la même sur les diverses planètes
+habitables de notre monde, quand on supposerait que l'ensemble des
+autres conditions principales pût y rester identique. Mais le système
+des données astronomiques relatives à notre mouvement annuel domine, à
+d'autres égards, d'une manière à la fois bien moins équivoque et
+beaucoup plus capitale, l'existence générale des corps vivans à la
+surface de la terre. Cette existence est surtout radicalement liée à la
+forme essentielle de l'orbite terrestre, comme je l'ai déjà indiqué dans
+la première partie du volume précédent. Nous savons maintenant que
+l'état de vie suppose, par sa nature, entre l'organisme qui l'éprouve et
+le milieu où il s'accomplit, une harmonie fondamentale, qui ne saurait
+persister, au degré convenable, si l'un ou l'autre de ces deux élémens
+co-relatifs, et à plus forte raison tous les deux, pouvait devenir
+susceptible d'altérations très étendues. Or, il est clair que si
+l'ellipse terrestre, au lieu d'être à peu près circulaire, était
+supposée aussi excentrique que celle des comètes proprement dites, les
+milieux organiques, et l'organisme lui-même en admettant son existence,
+éprouveraient, à des époques peu éloignées, des variations presque
+indéfinies, qui dépasseraient extrêmement, à tous égards, les plus
+grandes limites entre lesquelles la vie puisse être réellement conçue.
+Ainsi, nous pouvons, je crois, regarder désormais comme démontré, par
+l'ensemble de la philosophie naturelle, que la faible excentricité de
+l'ellipse terrestre constitue une des premières conditions générales
+indispensables à l'accomplissement des phénomènes biologiques: elle est
+presque aussi nécessaire, par exemple, que la stabilité de la rotation.
+Tous les autres élémens astronomiques du mouvement annuel exercent
+pareillement, d'une manière incontestable, une influence biologique plus
+ou moins prononcée, quoique d'une importance beaucoup moins capitale.
+Cela est surtout manifeste quant à la direction du plan de l'orbite,
+comparé à l'axe de rotation de la planète. En effet, l'obliquité
+effective de ce plan devient le principe immédiat de la division
+essentielle de la terre en climats, d'où résulte la première loi
+fondamentale relative à la distribution géographique des diverses
+espèces vivantes, animales ou végétales. De même, sous un second aspect,
+cette obliquité, en tant que principale cause originaire des différentes
+saisons, doit influer notablement sur les diverses phases réelles
+propres à l'existence de chaque organisme quelconque. À l'un ou à
+l'autre titre, on ne saurait douter que les phénomènes physiologiques
+actuels ne fussent sensiblement altérés par une variation subite et
+prononcée dans l'inclinaison de l'orbite terrestre sur l'axe de
+rotation. Il n'y a pas même jusqu'à la permanence essentielle de la
+ligne des noeuds qui ne mérite, à un certain degré, d'être prise aussi
+en considération, si l'on tient à faire une exacte analyse rationnelle
+des diverses conditions astronomiques auxquelles la vraie philosophie
+biologique doit avoir égard; car, si la révolution de cette ligne était
+conçue hypothétiquement beaucoup plus rapide, la vie en serait sans
+doute affectée; ce qui montre, en sens inverse, que son immobilité
+presque absolue doit avoir effectivement quelque valeur biologique.
+
+Telles sont, par aperçu, les grandes et incontestables relations qui,
+malgré nos vaines divisions scolastisques ordinaires, subordonnent,
+d'une manière directe et profonde, l'ensemble des conceptions
+biologiques à la vraie doctrine astronomique. Les considérations
+précédentes me paraissent, en outre, devoir clairement établir, à ce
+sujet, que, pour remplir convenablement, sous ce point de vue, les
+conditions philosophiques imposées par la nature de leurs études, les
+biologistes ne sauraient se borner à s'informer, en quelque sorte,
+auprès des astronomes, des vrais élémens propres à la constitution
+céleste de notre planète. Ces faciles renseignemens ne dispenseraient
+nullement les biologistes rationnels de faire directement, par
+eux-mêmes, une étude préalable, positive quoique seulement générale, des
+principales théories astronomiques. Il ne leur suffit point, en effet,
+de connaître à peu près les valeurs actuelles des élémens astronomiques
+de la terre, ce qui d'ailleurs, pour être intelligible et profitable,
+suppose une plus longue étude qu'on n'a coutume de le présumer. La saine
+biologie exige aussi, d'une manière encore plus indispensable peut-être,
+la notion exacte des lois générales relatives aux limites de variation
+de ces divers élémens, ou, du moins, l'analyse scientifique des
+principaux motifs de leur permanence essentielle; car, c'est surtout
+d'une telle permanence qu'on doit déduire le fondement astronomique des
+études biologiques, comme je me suis efforcé de le faire sentir. Or, une
+semblable notion positive ne saurait être convenablement obtenue, sans
+que notre intelligence se soit d'abord rendue familière la considération
+philosophique des principales conceptions astronomiques, soit
+géométriques, soit mécaniques.
+
+L'esprit fondamental de ce Traité, spécialement rappelé, sous le point
+de vue qui nous occupe, au commencement de ce discours, permet aisément
+d'expliquer, en principe philosophique, pourquoi l'ensemble de la
+science astronomique se trouve ainsi plus complètement et plus
+directement lié au sujet général de la biologie qu'à celui d'aucune des
+sciences intermédiaires, ce qui pourrait d'abord paraître une véritable
+anomalie encyclopédique, contraire aux notions de hiérarchie
+scientifique que j'ai établies. Cela tient essentiellement à ce que,
+malgré l'indispensable nécessité de la physique et de la chimie,
+l'astronomie et la biologie constituent néanmoins, par leur nature, les
+deux principales branches de la philosophie naturelle proprement dite.
+Ces deux grandes études, complémentaires l'une de l'autre, embrassent,
+dans leur harmonie rationnelle, le système général de toutes nos
+conceptions fondamentales. À l'une, le monde; à l'autre, l'homme: termes
+extrêmes, entre lesquels seront toujours comprises nos pensées réelles.
+Le monde d'abord, l'homme ensuite, telle est, dans l'ordre purement
+spéculatif, la marche positive de notre intelligence; quoique, dans
+l'ordre directement actif, elle doive être nécessairement inverse. Car,
+les lois du monde dominent celles de l'homme, et n'en sont pas
+modifiées. Entre ces deux pôles co-relatifs de la philosophie naturelle,
+viennent s'intercaler spontanément, d'une part, les lois physiques,
+comme une sorte de complément des lois astronomiques, et, d'une autre
+part, les lois chimiques, préliminaire immédiat des lois biologiques.
+Tel est, du point de vue philosophique le plus élevé, l'indissoluble
+faisceau rationnel des diverses sciences fondamentales. On doit
+maintenant concevoir avec précision pourquoi j'ai attaché, dès
+l'origine, une si haute importance à présenter, comme le premier
+caractère philosophique de toute biologie positive, cette subordination
+systématique de l'étude de l'homme à l'étude du monde, sur laquelle on
+ne saurait plus conserver désormais aucune incertitude réelle.
+
+Quoique l'esprit humain, dans son enfance théologique et dans son
+adolescence métaphysique, ait conçu, d'une manière absolument opposée,
+la relation nécessaire entre la science astronomique et la science
+biologique, du moins n'avait-il point négligé de la considérer, comme
+nous tendons à le faire aujourd'hui par suite des habitudes rétrécies
+d'un positivisme naissant et incomplet. Au fond des absurdes chimères de
+l'ancienne philosophie sur l'influence physiologique des astres, on
+trouve, néanmoins, le sentiment confus, vague mais énergique, d'une
+certaine liaison entre les phénomènes vitaux et les phénomènes célestes.
+Ce sentiment, comme toutes les inspirations primitives de notre
+intelligence, n'avait réellement besoin que d'être profondément rectifié
+par la philosophie positive, qui ne saurait le détruire; quoique, à vrai
+dire, dans l'ordre scientifique comme dans l'ordre politique, notre
+faible nature nous oblige malheureusement à ne pouvoir réorganiser
+qu'après un renversement passager. Parce que les observations, soit
+anatomiques, soit physiologiques, ne montraient point, par elles-mêmes,
+l'influence des conditions astronomiques, la philosophie moderne en a
+superficiellement conclu jusqu'ici la nullité de cette influence; comme
+si les faits pouvaient jamais témoigner immédiatement des conditions
+fondamentales sans lesquelles ils ne s'accompliraient pas, quand elles
+sont de nature à ne pouvoir être un seul instant suspendues! On vient
+de voir, néanmoins, que l'étude rationnelle des phénomènes naturels est
+aujourd'hui assez développée pour que l'ensemble de ses principes les
+plus positifs puisse mettre en pleine évidence l'incontestable réalité
+d'un tel ordre de conditions primordiales. Toutefois, afin de prévenir
+désormais, d'une manière irrévocable, le renouvellement ultérieur de
+notions vicieuses ou exagérées, plus ou moins analogues aux chimériques
+hypothèses de la philosophie théologique et métaphysique sur l'influence
+physiologique des astres, il importe d'établir ici, en principe, à ce
+sujet, une considération essentielle. D'abord, ces vraies conditions
+astronomiques de l'existence générale des corps vivans sont
+nécessairement circonscrites, comme toutes les notions scientifiques de
+la véritable astronomie positive, dans l'intérieur de notre monde, ce
+qui écarte aussitôt l'idée vague et indéfinie d'univers, à laquelle se
+rattachaient surtout les aberrations primitives. En second lieu, elles
+ne portent jamais directement sur l'organisme lui-même, qui est
+essentiellement indépendant de toute action céleste immédiate, ainsi que
+tous les autres phénomènes purement terrestres. L'influence capitale de
+ces conditions ne peut se rapporter, par elle-même, qu'à l'ensemble des
+élémens astronomiques qui caractérisent la constitution de notre
+planète, suivant les explications précédentes. C'est seulement en
+altérant quelques-uns de ces élémens que les autres astres de notre
+monde pourraient troubler le mode actuel d'accomplissement de nos
+phénomènes vitaux; ce qui limite rigoureusement le genre de notions
+astronomiques qui doit être réellement pris en considération
+fondamentale par les biologistes rationnels. L'action céleste, vague et
+inintelligible, que plusieurs philosophes contemporains, très éclairés
+d'ailleurs, ont mystérieusement introduit dans la prétendue explication
+de certains effets physiologiques ou pathologiques, doit faire
+comprendre la haute utilité de cette règle générale, qui, tout en
+manifestant sans équivoque la vraie subordination positive de la
+biologie envers l'astronomie, tend néanmoins à prévenir radicalement, à
+cet égard, toute grave aberration de notre intelligence.
+
+Malgré l'importance capitale d'une telle subordination sous le seul
+aspect scientifique proprement dit, l'étude philosophique de la science
+astronomique est peut-être encore plus indispensable à la saine
+éducation préliminaire des biologistes rationnels sous le point de vue
+purement logique, c'est-à-dire quant à la méthode. À la vérité, sous ce
+nouvel aspect, la relation n'a rien de directement particulier à la
+biologie. Tout se réduit ici à la propriété générale que nous avons
+reconnue, dans le volume précédent, devoir nécessairement appartenir à
+la science céleste, de fournir, par sa nature, le plus parfait modèle de
+la manière fondamentale de philosopher sur des phénomènes quelconques;
+propriété qui doit être utilisée, ainsi que je l'ai déjà expliqué, par
+les physiciens et par les chimistes aussi bien que par les biologistes,
+afin que tous se proposent nettement un type idéal de perfection
+scientifique, convenablement modifié d'après l'ensemble des conditions
+de leurs diverses études propres. Mais la nécessité de ce type
+primordial devient, évidemment, d'autant plus profonde que la
+complication croissante des phénomènes tend davantage à faire dégénérer
+les études vraiment scientifiques en d'oiseuses recherches d'érudition
+ou en de vaines dissertations métaphysiques. Or, c'est à ce titre que la
+philosophie astronomique se recommande plus éminemment, comme guide
+logique, à la soigneuse méditation préalable des vrais biologistes. À
+quelle autre source, en effet, pourraient-ils puiser les véritables
+élémens essentiels de la méthode positive proprement dite, si ce n'est
+dans la science qui en offre, par sa nature, le développement le plus
+complet, le plus pur, et le plus spontané? Comment pourraient-ils
+habituellement sentir, avec une efficacité réelle, en quoi consiste la
+saine explication scientifique d'un phénomène, s'ils n'ont pas d'abord
+cherché à saisir, pour les phénomènes les plus simples, le caractère
+général des explications les plus parfaites? Plus le sujet de leurs
+travaux est profondément difficile, plus ils doivent éprouver vivement
+le besoin d'aller souvent retremper les forces positives de leur
+intelligence, par la féconde et lumineuse contemplation de l'ensemble de
+vérités fondamentales le plus satisfaisant que puisse jamais offrir la
+philosophie naturelle tout entière. Une telle comparaison est seule
+propre à faire hautement ressortir à leurs yeux l'inanité radicale des
+conceptions plus ou moins métaphysiques dont la physiologie est encore
+si encombrée, sur le principe vital de Barthez, les forces vitales de
+Bichat, et tant d'autres notions analogues, qui ne constituent
+réellement que de pures entités, dont l'astronomie, seule entre toutes
+les sciences fondamentales, est aujourd'hui complètement purgée, comme
+nous l'avons constaté. Les biologistes auxquels la philosophie
+astronomique aura fait nettement concevoir en quoi consiste la véritable
+explication scientifique de la pesanteur, ne se proposeront plus, sans
+doute, de remonter à l'origine de la vie, de la sensibilité, etc., et
+sauront néanmoins donner à leurs recherches l'essor le plus sublime dont
+elles soient susceptibles dans l'ordre positif; tandis que jusqu'ici on
+ne peut se dissimuler que la positivité des travaux n'a été
+ordinairement obtenue, en biologie, qu'aux dépens de leur élévation. Ce
+caractère de prévision rationnelle des événemens quelconques, que je ne
+saurais trop reproduire comme l'infaillible critérium de toute vraie
+théorie scientifique complètement développée, où les biologistes en
+étudieraient-ils la valeur philosophique, autrement que dans la seule
+science qui en offre aujourd'hui une réalisation étendue et
+incontestable?
+
+Enfin, c'est uniquement par la méditation familière de la philosophie
+astronomique, comme je l'ai établi, que les biologistes peuvent
+apprendre en quoi consiste la saine institution générale des hypothèses
+scientifiques dignes de ce nom. La biologie positive n'a pas osé encore
+faire un usage libre et important de ce puissant auxiliaire logique: et
+cette circonspection est très naturelle, à défaut de principes propres à
+prévenir l'abus désordonné d'un tel moyen; mais elle retarde
+certainement beaucoup les progrès rationnels de cette difficile étude.
+Néanmoins, l'étude des corps vivans, à raison même de sa complication
+supérieure, réclame, plus qu'aucune autre science fondamentale,
+l'emploi régulier et développé de ce grand artifice intellectuel. Ici,
+la nature philosophique de la science, exactement définie dans ce
+discours, indique, pour ainsi dire d'elle-même, le caractère général des
+hypothèses vraiment scientifiques. Nous avons établi, en effet, qu'il
+s'agit toujours, en biologie, de déterminer ou la fonction d'après
+l'organe, ou l'organe d'après la fonction. On pourra donc, pour
+accélérer les découvertes, construire directement et sans scrupule
+l'hypothèse la plus plausible sur la fonction inconnue d'un organe
+donné, ou sur l'organe caché de telle fonction évidente. Pourvu que la
+supposition soit le mieux possible en harmonie avec l'ensemble des
+connaissances acquises, on aura usé, de la manière la plus légitime, à
+l'imitation des astronomes, du droit général de l'esprit humain dans
+toutes les recherches positives. Si l'hypothèse n'est point exactement
+vraie, comme il devra arriver le plus souvent, elle n'en aura pas moins
+toujours contribué nécessairement au progrès réel de la science, en
+dirigeant l'ensemble des recherches effectives vers un but nettement
+déterminé. La seule condition fondamentale, ici comme ailleurs, c'est
+que, par leur nature, les hypothèses soient constamment susceptibles
+d'une vérification positive; ce qui, en biologie, résultera
+inévitablement du caractère que je viens de leur assigner.
+
+Je ne vois jusqu'ici, dans l'étude des corps vivans, qu'un seul exemple
+capital de semblables hypothèses; et il a été donné par un homme de
+génie, qui, suivant l'usage de ses pareils, a rempli spontanément à cet
+égard, comme par instinct, de la manière la plus satisfaisante,
+l'ensemble des conditions rationnelles propres à la nature de ses
+recherches. Quand M. Broussais, dans l'intention éminemment
+philosophique de localiser tout à coup les prétendues fièvres
+essentielles, leur a imposé pour siége général la membrane muqueuse du
+canal digestif, il a imprimé à la saine pathologie la plus heureuse
+impulsion positive, quoiqu'il ait peut-être commis, en effet, une grande
+erreur actuelle, ce que je n'ai point à examiner ici. Car, cette
+hypothèse étant évidemment accessible à une exploration irrécusable,
+elle devait nécessairement hâter beaucoup, confirmée ou infirmée par les
+observations judicieuses, la découverte effective du véritable siége
+organique de ces entités pathologiques. Le vulgaire des médecins,
+incapable d'apprécier une telle propriété philosophique, s'est consumé à
+ce sujet en de vaines critiques de détail, qui ne pouvaient affecter
+nullement la question fondamentale. Mais l'histoire générale de l'esprit
+humain n'en recueillera pas moins précieusement un jour ce premier
+exemple mémorable de la judicieuse introduction spontanée de l'art des
+hypothèses rationnelles dans l'étude positive des corps vivans. Pour
+quiconque a convenablement étudié la philosophie astronomique, cette
+innovation hardie n'offre réellement que le timide équivalent d'un usage
+dès long-temps pratiqué, sur une bien plus large échelle, par ceux de
+tous les savans qui sont universellement reconnus aujourd'hui comme
+procédant de la manière la plus rigoureuse. Toutefois, l'étude
+philosophique de l'ensemble de la science astronomique n'est pas
+seulement destinée, à cet égard, à dissiper radicalement les vains
+scrupules de ceux qui persisteraient encore à repousser tout usage
+étendu des artifices hypothétiques dans les recherches biologiques. Elle
+a surtout pour objet, sous ce point de vue, de mieux diriger, d'après
+une judicieuse imitation des plus parfaits modèles, les heureux efforts
+des hommes de génie qui se proposent d'appliquer aux parties les plus
+difficiles de la philosophie naturelle un procédé logique aussi
+impérieusement réclamé par la complication supérieure d'un tel ordre de
+problèmes.
+
+Après avoir ainsi caractérisé suffisamment la subordination fondamentale
+de la biologie envers l'astronomie, soit quant à la doctrine, ou quant
+à la méthode, nous devons compléter maintenant cette exacte analyse
+sommaire des grandes relations encyclopédiques propres à l'étude des
+corps vivans, en examinant enfin, d'une manière analogue, sa dépendance
+réelle à l'égard de la science mathématique, premier fondement général
+du système entier de la philosophie positive.
+
+Sous le seul point de vue scientifique proprement dit, on doit, à ce
+sujet, commencer par reconnaître hautement la profonde justesse de
+l'énergique réprobation prononcée par plusieurs biologistes philosophes,
+et surtout par le grand Bichat, contre toute tentative d'application
+effective et spéciale des théories mathématiques aux questions
+physiologiques. Les purs géomètres, par cela même que leur science
+constitue réellement la base préliminaire indispensable de toute la
+philosophie naturelle, doivent être, en général, éminemment disposés à
+envahir, d'une manière presque indéfinie, le domaine des autres sciences
+fondamentales, qui leur paraissent ordinairement subalternes. En même
+temps, l'extrême généralité et la parfaite indépendance de leurs études
+propres ne permettent point que cette tendance spontanée soit
+directement contenue par un sentiment énergique des vraies conditions
+caractéristiques de chacune de ces sciences, dont le génie essentiel
+leur est naturellement inconnu. Aussi, jusqu'à ce qu'une judicieuse
+éducation philosophique commune vienne mettre habituellement les
+diverses classes de savans en état de concevoir nettement la
+coordination rationnelle de leurs attributions respectives, ce sera
+seulement par leur antagonisme continuel, très préjudiciable et
+néanmoins fort insuffisant, que les sciences les plus difficiles
+pourront péniblement éviter d'être absorbées et annulées par les plus
+simples. Cette vicieuse organisation des relations scientifiques, n'est
+en aucun cas, plus manifeste, et n'engendre de plus déplorables
+conséquences, que lorsqu'il s'agit des rapports fondamentaux entre les
+études mathématiques et les études biologiques. Jusqu'ici, les
+biologistes, toujours exposés, à des intervalles plus ou moins
+rapprochés, aux empiètemens abusifs des géomètres, ne sont parvenus à
+s'en garantir incomplètement que par l'irrationnel expédient de
+trancher, pour ainsi dire, toute communication quelconque entre les deux
+ordres de conceptions; tandis que c'est, au contraire, par une juste
+appréciation directe de la subordination générale de l'ensemble de leurs
+travaux à la doctrine élémentaire sur laquelle repose préalablement le
+système entier de la philosophie naturelle, qu'ils doivent désormais
+maintenir avec fermeté l'indépendante originalité de leur vrai
+caractère scientifique. Or, les principes de philosophie mathématique
+établis dans le premier volume de ce traité, et l'exacte analyse que
+nous venons d'exécuter du véritable esprit général de l'étude positive
+des corps vivans, nous permettent maintenant de remplir sans difficulté,
+quoique très sommairement, cette condition essentielle.
+
+L'étude rationnelle de la nature suppose nécessairement, en général, que
+tous les phénomènes, d'un ordre quelconque, sont essentiellement
+assujettis à des lois invariables, dont la découverte constitue toujours
+le but de nos diverses spéculations philosophiques. Si l'on pouvait
+concevoir, en aucun cas, que, sous l'influence de conditions exactement
+similaires, les phénomènes ne restassent point parfaitement identiques,
+non-seulement quant au genre, mais aussi quant au degré, toute théorie
+scientifique deviendrait aussitôt radicalement impossible: nous serions
+dès lors nécessairement réduits à une stérile accumulation de faits, qui
+ne sauraient plus comporter aucune relation systématique, susceptible de
+conduire à leur prévision. Il est donc indispensable de reconnaître, en
+principe, que, même dans les phénomènes éminemment complexes qui se
+rapportent à la science des corps vivans, chacune des diverses actions
+vraiment élémentaires qui concourent à leur production varierait
+nécessairement selon des lois tout-à-fait précises, c'est-à-dire,
+mathématiques, si nous pouvions, en effet, l'étudier en elle-même,
+isolément de tout autre. Tel est, à cet égard, le point de départ
+philosophique des géomètres, dont la parfaite rationnalité ne saurait
+être contestée. Si donc les phénomènes les plus généraux du monde
+inorganique sont éminemment calculables, tandis que les phénomènes
+physiologiques ne peuvent l'être nullement, cela ne tient évidemment à
+aucune distinction fondamentale entre leurs natures respectives; cette
+différence provient uniquement de l'extrême simplicité des uns, opposée
+à la profonde complication des autres. L'erreur capitale des géomètres à
+ce sujet n'est due qu'à leur manière fort imparfaite d'apprécier la
+juste portée de cette considération, dont rien ne leur permet de mesurer
+la véritable étendue philosophique. Il ne s'agirait néanmoins ici que de
+prolonger convenablement les réflexions que doivent naturellement
+suggérer les questions inorganiques susceptibles de solutions
+mathématiques, et dans lesquelles on voit, d'une manière si prononcée,
+ces solutions devenir graduellement plus difficiles et plus imparfaites
+à mesure que le sujet se complique davantage en rapprochant peu à peu
+l'état abstrait de l'état concret, à tel point que, au-delà des
+phénomènes purement astronomiques ou de leurs analogues les plus
+immédiats, une semblable perfection logique ne s'obtient presque jamais,
+comme nous l'avons constaté, qu'aux dépens de la réalité des recherches,
+même sans sortir des études générales de la physique proprement dite.
+Aussitôt qu'on passe aux problèmes chimiques, toute application réelle
+des théories mathématiques devient nécessairement incompatible avec la
+grande complication du sujet. Que sera-ce donc à l'égard des questions
+biologiques?
+
+Par une suite inévitable de sa complication caractéristique, l'étude des
+corps vivans repousse directement de deux manières différentes tout
+véritable usage des procédés mathématiques. En effet, lors même que l'on
+supposerait exactement connues les lois mathématiques propres aux
+différentes actions élémentaires dont le concours détermine
+l'accomplissement des phénomènes vitaux, leur extrême diversité et leur
+multiplicité inextricable ne pourraient aucunement permettre à notre
+faible intelligence d'en poursuivre avec efficacité les combinaisons
+logiques, comme le témoignent déjà si clairement les questions
+astronomiques elles-mêmes malgré l'admirable simplicité de leurs
+élémens mathématiques, lorsqu'on veut y considérer simultanément plus de
+deux ou trois influences essentielles. Mais en outre, une semblable
+complication s'oppose même radicalement à ce que ces lois élémentaires
+puissent jamais être mathématiquement dévoilées, ce qui doit éloigner
+jusqu'à la seule pensée hypothétique d'une telle manière de philosopher
+en biologie. Car, ces lois ne pourraient devenir accessibles que par
+l'analyse immédiate de leurs effets numériques. Or, sous quelque aspect
+qu'on étudie les corps vivans, les nombres relatifs à leurs phénomènes
+présentent nécessairement des variations continuelles et profondément
+irrégulières, ce qui, pour les géomètres, offre un obstacle aussi
+insurmontable que si ces degrés pouvaient être, en réalité, entièrement
+arbitraires. Par la définition même de la vie, on conçoit que la seule
+notion qui, en chimie, comportât encore, comme nous l'avons reconnu,
+certaines considérations numériques, c'est-à-dire, la composition, cesse
+évidemment de les admettre ici: car, toute idée de chimie numérique doit
+devenir inapplicable à des corps dont la composition moléculaire varie
+continuellement, ce qui constitue précisément le caractère fondamental
+de tout organisme vivant. Sans doute, s'il nous était possible de faire
+varier séparément, à divers degrés, chacune des conditions qui
+président aux phénomènes vitaux, en maintenant toutes les autres dans
+une stricte identité mathématique, la comparaison des effets
+correspondants pourrait faire espérer de découvrir la loi numérique de
+leurs variations, quoique cette précision idéale, ne pût, en réalité,
+contribuer aucunement au perfectionnement positif de la science, par
+suite de l'insurmontable difficulté du problème mathématique relatif à
+la combinaison rationnelle de ces différentes lois. Mais les mêmes
+obstacles qui s'opposent radicalement, en vertu des motifs précédemment
+expliqués, à tout emploi important et vraiment décisif de la méthode
+expérimentale proprement dite dans les recherches physiologiques, ne
+doivent-ils point, avec encore plus d'énergie, détruire l'espoir de
+toute opération de ce genre, qui ne serait réellement qu'une
+expérimentation portée au plus haut degré de perfection, c'est-à-dire
+poussée jusqu'à la précision numérique? Puisque déjà nous ne saurions
+jamais instituer, en biologie, deux cas qui ne diffèrent exactement que
+sous un seul rapport, que serait-ce donc si, à la conformité des
+conditions essentielles du phénomène, il fallait joindre l'identité de
+leurs degrés, ce que toute appréciation mathématique exigerait néanmoins
+rigoureusement? Ainsi, aucune idée de nombres fixes, à plus forte
+raison de lois numériques, et surtout enfin d'investigation
+mathématique, ne peut être regardée comme compatible avec le caractère
+fondamental des recherches biologiques. Si, avant que ce génie propre
+fût suffisamment développé, les biologistes ont dû, à cet égard, céder,
+jusqu'à un certain point, et non sans utilité, à l'irrésistible
+ascendant des géomètres, une telle condescendance deviendrait désormais
+essentiellement nuisible aux progrès rationnels de l'étude positive des
+corps vivans envisagés sous un aspect quelconque.
+
+À la vérité, l'esprit de calcul tend de nos jours à s'introduire dans
+cette étude, surtout en ce qui concerne les questions médicales, par une
+voie beaucoup moins directe, sous une forme plus spécieuse, et avec des
+prétentions infiniment plus modestes. Je veux parler principalement de
+cette prétendue application de ce qu'on appelle la statistique à la
+médecine, dont plusieurs savans attendent des merveilles, et qui
+pourtant ne saurait aboutir, par sa nature, qu'à une profonde
+dégénération directe de l'art médical, dès lors réduit à d'aveugles
+dénombremens. Une telle méthode, s'il est permis de lui accorder ce nom,
+ne serait réellement autre chose que l'empirisme absolu, déguisé sous de
+frivoles apparences mathématiques. Poussée jusqu'à ses extrêmes
+conséquences logiques, elle tendrait à faire radicalement disparaître
+toute médication vraiment rationnelle, en conduisant à essayer au hasard
+des procédés thérapeutiques quelconques, sauf à noter, avec une
+minutieuse précision, les résultats numériques de leur application
+effective. Il est évident, en principe, que les variations continuelles
+auxquelles tout organisme est assujetti sont nécessairement encore plus
+prononcées dans l'état pathologique que dans l'état normal, en sorte que
+les cas doivent être alors encore moins exactement similaires; d'où
+résulte l'impossibilité manifeste de comparer judicieusement deux modes
+curatifs d'après les seuls tableaux statistiques de leurs effets,
+abstraction faite de toute saine théorie médicale. Sans doute, la pure
+expérimentation directe, restreinte entre des limites convenables, peut
+avoir une grande importance pour la médecine, comme pour la physiologie
+elle-même: mais c'est précisément à la stricte condition de ne jamais
+être simplement empirique, et de se rattacher toujours, soit dans son
+institution, soit dans son interprétation, à l'ensemble systématique des
+doctrines positives correspondantes. Malgré l'imposant aspect des formes
+de l'exactitude, il serait difficile de concevoir, en thérapeutique, un
+jugement plus superficiel et plus incertain que celui qui reposerait
+uniquement sur cette facile computation des cas funestes ou favorables,
+sans parler des pernicieuses conséquences pratiques d'une telle manière
+de procéder, où l'on ne devrait d'avance exclure aucune sorte de
+tentative. On doit déplorer l'espèce d'encouragement dont les géomètres
+ont quelquefois honoré une aberration aussi profondément irrationnelle,
+en faisant de vains et puérils efforts pour déterminer, d'après leur
+illusoire théorie des chances, le nombre de cas propre à légitimer
+chacune de ces indications statistiques.
+
+Quoique l'abus de l'esprit mathématique, ou plutôt de l'esprit de
+calcul, ait été ainsi fréquemment nuisible, sous divers rapports, au
+vrai développement de l'étude positive des corps vivans, les biologistes
+qu'un sentiment exagéré de cette fâcheuse influence a conduits à
+méconnaître toute subordination réelle de cette étude à l'ensemble des
+études mathématiques n'en ont pas moins commis une erreur grave,
+directement préjudiciable au perfectionnement systématique de leur
+science. Les principes précédemment établis dans cet ouvrage doivent
+rendre cette erreur très sensible, en faisant hautement ressortir cette
+subordination nécessaire. Elle existe d'abord, d'une manière évidente
+bien qu'indirecte, d'après les relations indispensables, ci-dessus
+constatées, de la saine biologie avec la physique et avec l'astronomie,
+puisque les biologistes ne sauraient convenablement entreprendre ces
+deux ordres d'études préliminaires sans s'être préalablement
+familiarisés avec l'ensemble des principales doctrines mathématiques.
+Mais, en outre, on ne peut contester qu'une judicieuse application des
+notions fondamentales de la géométrie et de la mécanique ne devienne
+directement nécessaire pour bien comprendre, soit la structure, soit le
+jeu, d'un appareil aussi compliqué que l'organisme vivant, surtout dans
+les animaux. Cela est particulièrement évident envers tous les divers
+phénomènes de la mécanique animale, statiques ou dynamiques, qui doivent
+paraître profondément inintelligibles à tous ceux auxquels sont
+étrangères les lois générales de la mécanique rationnelle. L'absurde
+principe de la prétendue indépendance des êtres vivans à l'égard des
+lois universelles du monde matériel, a souvent conduit les
+physiologistes à regarder ces êtres comme essentiellement soustraits à
+l'empire des théories fondamentales de l'équilibre et du mouvement;
+tandis que ces théories constituent, au contraire, la véritable base
+élémentaire de l'économie organique envisagée sous cet aspect. Je me
+suis efforcé, dans le premier volume, de démontrer directement que, par
+leur nature, ces théories sont nécessairement applicables à des
+appareils quelconques, puisqu'elles ne dépendent aucunement de l'espèce
+des forces considérées, mais seulement de leur énergie effective: il ne
+peut exister, à ce sujet, d'autre différence réelle que la difficulté
+plus grande de préciser, surtout numériquement, une telle application, à
+mesure que l'appareil se complique davantage. Ainsi, en écartant
+d'ailleurs, comme éminemment chimérique, toute idée d'évaluation, on ne
+saurait douter que les théorèmes généraux de la statique et de la
+dynamique abstraites ne doivent se vérifier constamment dans le
+mécanisme des corps vivans, sur l'étude rationnelle duquel ils sont, en
+effet, destinés à porter une indispensable lumière. Dans ses divers
+modes de repos ou de mouvement, l'animal même le plus élevé se comporte
+essentiellement comme tout autre appareil mécanique d'une complication
+analogue, sauf la seule différence du moteur, qui n'en peut produire
+aucune quant aux lois élémentaires de la combinaison et de la
+communication des mouvemens, ou de la neutralisation des efforts
+quelconques. La nécessité d'introduire convenablement l'usage
+philosophique de la mécanique rationnelle dans toute biologie positive
+n'est donc nullement équivoque. Quant à la géométrie, outre que, dans
+ses plus simples élémens, la mécanique ne saurait s'en passer, on
+conçoit aisément combien les spéculations anatomiques ou physiologiques
+exigent, par leur nature, l'habitude de suivre exactement des relations
+complexes de forme et de situation, et combien même la connaissance
+familière des principales lois géométriques peut y donner lieu à
+d'heureuses indications directes. Il serait inutile ici d'insister
+davantage à cet égard.
+
+Cette subordination fondamentale de la science biologique à la science
+mathématique devient encore plus indispensable et plus évidente en
+comparant les deux ordres d'études sous le point de vue logique
+proprement dit, c'est-à-dire, quant à la méthode. Nous avons, en effet,
+établi, en principe philosophique, que le système des études
+mathématiques constitue nécessairement la véritable origine spontanée de
+l'art général du raisonnement positif, dont l'esprit humain ne pouvait
+réaliser complètement le libre développement qu'à l'égard des recherches
+à la fois les plus générales, les plus abstraites, les plus simples, et
+les plus précises. C'est donc à cette source primitive et universelle
+que doivent constamment remonter toutes les classes de philosophes
+positifs pour préparer convenablement leurs facultés rationnelles à
+l'ultérieure élaboration directe des théories plus imparfaites qui se
+rapportent à des sujets plus spéciaux, plus complexes, et plus
+difficiles. La marche inévitable suivie à cet égard par l'esprit humain
+dans l'ensemble de son perfectionnement social, doit naturellement
+servir de guide général à la progression systématique de chaque
+intelligence individuelle. À mesure que le sujet de nos recherches se
+complique davantage, il exige nécessairement un recours plus urgent à ce
+type primordial de toute rationnalité positive, dont la familière
+contemplation philosophique devient plus indispensable pour nous
+détourner des conceptions illusoires et des combinaisons sophistiques,
+tout en excitant néanmoins notre essor spéculatif, bien loin de
+l'entraver par de vains et timides scrupules. C'est donc en vertu même
+de la complication supérieure qui les caractérise, que les études
+biologiques réclament plus impérieusement, chez ceux qui se proposent de
+les cultiver d'une manière vraiment scientifique, cette première
+éducation rationnelle que peut seule procurer une connaissance générale
+suffisamment approfondie de la philosophie mathématique. Si une telle
+préparation logique, depuis long-temps reconnue indispensable aux
+astronomes, commence aujourd'hui à être aussi regardée généralement
+comme nécessaire aux vrais physiciens, et même aux chimistes
+rationnels, il y aurait sans doute une étrange anomalie à prétendre,
+pour les seuls biologistes, que l'instrument intellectuel a moins besoin
+d'être aiguisé quand on le destine à des problèmes plus difficiles.
+
+Jusqu'ici néanmoins, ce n'est point, en général, aux études
+mathématiques que les biologistes les plus systématiques ont cru devoir
+recourir pour cette indispensable éducation préliminaire, mais à la
+vaine considération ontologique de ce qu'on appelle la logique
+proprement dite, isolée de tout raisonnement déterminé. Quelque absurde
+que doive sembler aujourd'hui, chez des philosophes positifs, une telle
+persistance dans les usages émanés du système métaphysique de l'ancienne
+éducation, elle paraîtra cependant, à plusieurs égards, naturelle et
+même excusable, en pensant à la profonde incurie des géomètres à
+organiser, d'une manière vraiment rationnelle, l'ensemble de
+l'enseignement mathématique. On n'a peut-être jamais composé, en aucun
+genre, des ouvrages didactiques aussi radicalement médiocres, aussi
+complètement dénués de tout véritable esprit philosophique, que la
+plupart des traités élémentaires d'après lesquels sont encore
+essentiellement dirigées toutes les études mathématiques ordinaires. Il
+semblerait qu'on ne s'y est imposé d'autre obligation que celle
+d'éviter scrupuleusement des erreurs matérielles, comme si le facile
+accomplissement d'une semblable condition pouvait avoir aujourd'hui
+aucun mérite dans un pareil sujet. Ce n'est point ici le lieu de
+remonter aux causes de ce fait déplorable, qui ressortent d'ailleurs
+aisément des principes que j'ai établis. Nous devons seulement remarquer
+combien un système d'enseignement aussi vicieux a pu naturellement faire
+méconnaître, même par d'excellens esprits, les propriétés logiques
+fondamentales qui caractérisent réellement, d'une manière à la fois si
+éminente et si exclusive, la nature des études mathématiques. La
+direction ordinaire de ces études dissimule et même dénature tellement
+ces précieuses propriétés, que l'on s'explique aisément l'exagération,
+d'ailleurs évidemment irréfléchie, de certains philosophes qui ont
+directement soutenu que, loin de pouvoir préparer convenablement
+l'organe intellectuel à l'interprétation rationnelle de la nature,
+l'éducation mathématique tendait effectivement bien plutôt à développer
+l'esprit d'argumentation sophistique et de spéculation illusoire. Mais
+une semblable dégénération, quoique trop fréquemment réalisée, ne
+saurait détruire, sans doute, la valeur intrinsèque du plus puissant
+moyen d'éducation positive qui puisse être offert à nos facultés
+élémentaires de combinaison et de coordination: elle fait seulement
+mieux ressortir l'évidente nécessité d'une profonde rénovation
+philosophique du système entier de l'enseignement mathématique. Il est
+clair, en effet, que toute l'utilité réelle que l'on peut attribuer à
+l'étude préalable de la logique proprement dite pour diriger et
+raffermir la marche générale de notre intelligence, se retrouve
+nécessairement, d'une manière à la fois beaucoup plus étendue, plus
+variée, plus complète, et plus lumineuse, dans les études mathématiques
+convenablement dirigées, avec l'immense avantage que présente un sujet
+bien déterminé, nettement circonscrit, et susceptible de la plus
+parfaite exactitude, et sans le danger fondamental inhérent à toute
+logique abstraite, quelque judicieusement qu'on l'expose, de conduire ou
+à des préceptes puérils d'une évidente inutilité, ou a de vagues
+spéculations ontologiques, aussi vaines qu'inapplicables. La méthode
+positive, malgré ses modifications diverses, reste, au fond, constamment
+identique dans l'ensemble de ses applications quelconques, surtout en ce
+qui concerne directement l'art homogène du raisonnement. C'est pourquoi
+les sciences les plus compliquées, et la biologie elle même, ne
+sauraient offrir aucun genre de raisonnement dont la science
+mathématique ne puisse d'abord fournir fréquemment l'analogue plus
+simple et plus pur. Ainsi, même sous cet aspect, la philosophie positive
+forme, par sa nature, un système rigoureusement complet, qui peut
+entièrement suffire, d'après ses seules ressources propres, à tous ses
+divers besoins réels, sans emprunter, à aucun titre, le moindre secours
+étranger; ce qui doit enfin conduire à l'élimination totale de l'unique
+portion de l'ancienne philosophie susceptible de présenter encore
+quelque apparence d'utilité véritable, c'est-à-dire sa partie logique,
+dont toute la valeur effective est désormais irrévocablement absorbée
+par la science mathématique. C'est donc exclusivement à cette dernière
+école que les biologistes rationnels doivent aller maintenant étudier
+l'art logique général avec assez d'efficacité pour l'appliquer
+convenablement au perfectionnement de leurs difficiles recherches. Là
+seulement, ils pourront acquérir réellement le sentiment intime et
+familier des vrais caractères et des conditions essentielles de cette
+pleine évidence scientifique qu'ils doivent s'efforcer ensuite de
+transporter, autant que possible, à leurs théories propres. Comment
+l'apprécieraient-ils sainement à l'égard des questions les plus
+complexes, si d'abord ils ne s'étaient exercés à la considérer dans les
+cas les plus simples et les plus parfaits?
+
+En examinant cette relation fondamentale sous un point de vue plus
+spécial, il est aisé de sentir que les principaux raisonnemens
+biologiques exigent, par leur nature, un genre d'habitudes
+intellectuelles dont les spéculations mathématiques, soit abstraites,
+soit concrètes, peuvent seules procurer un heureux développement
+préalable. Je veux parler surtout de cette aptitude à former et à
+poursuivre des abstractions positives, sans laquelle on ne saurait, en
+biologie, faire aucun usage rationnel et étendu, ni physiologique, ni
+même simplement anatomique, de la méthode comparative proprement dite,
+dont j'ai déjà signalé l'analogie philosophique avec le caractère
+essentiel de l'analyse mathématique. On conçoit, en effet, que pour
+suivre convenablement, dans la biologie comparée, l'étude générale d'un
+organe ou d'une fonction quelconques, il est indispensable d'en avoir
+d'abord nettement construit la notion abstraite, qui peut seule être le
+sujet direct de la comparaison, isolément de toutes les diverses
+modifications particulières attachées à chacune de ses réalisations
+effectives: si cette abstraction est méconnue ou altérée d'une manière
+quelconque pendant le cours de l'analyse biologique, le procédé
+comparatif avorte nécessairement. Une telle opération intellectuelle
+ressemble sans doute beaucoup à celle que notre esprit effectue si
+spontanément, à un si haut degré, et avec tant de facilité, dans toutes
+les combinaisons mathématiques, dont l'habitude constitue donc
+évidemment, sous ce rapport, la meilleure préparation philosophique aux
+spéculations les plus élevées de la biologie positive. L'anatomiste ou
+le physiologiste qui négligerait un secours aussi direct et aussi
+capital, se créerait ainsi artificiellement une nouvelle difficulté
+fondamentale, en voulant tout à coup abstraire dans le sujet le plus
+complexe, sans s'y être préalablement exercé sur le sujet le plus
+simple. Quant à ceux qui n'auraient pu réussir dans une telle épreuve
+préliminaire, ils devraient, ce me semble, se reconnaître, par cela
+seul, radicalement impropres aux plus hautes recherches biologiques, et
+s'y borner judicieusement, en conséquence, à l'utile travail secondaire
+de recueillir convenablement des matériaux susceptibles d'une
+élaboration philosophique ultérieure de la part d'intelligences mieux
+organisées. Ainsi, une saine éducation mathématique rendrait à la
+science biologique ce double service essentiel d'essayer et de classer
+les esprits aussi bien que de les préparer et de les diriger.
+L'élimination spontanée de ceux qui ne tendent qu'à encombrer la
+biologie de travaux sans but et sans caractère, n'offrirait pas, je
+pense, moins d'intérêt réel que l'institution plus parfaite de ceux qui
+peuvent en bien remplir les conditions principales.
+
+La sage introduction de l'esprit mathématique pourrait contribuer,
+d'ailleurs, à perfectionner la philosophie biologique sous un nouvel
+aspect, qui, beaucoup moins fondamental que le précédent, mérite
+cependant d'être indiqué ici. Il s'agit de l'usage systématique des
+fictions scientifiques proprement dites, dont l'artifice est si familier
+aux géomètres, et qui me paraîtraient aussi susceptibles d'augmenter
+utilement les ressources logiques de la haute biologie, quoique leur
+emploi dût y être ménagé, sans doute, avec une bien plus circonspecte
+sobriété. Dans la plupart des études mathématiques, on a souvent trouvé
+de grands avantages à imaginer directement une suite quelconque de cas
+purement hypothétiques, dont la considération, quoique simplement
+artificielle, peut faciliter beaucoup, soit l'éclaircissement plus
+parfait du sujet naturel des recherches, soit même son élaboration
+fondamentale. Un tel art diffère essentiellement de celui des hypothèses
+proprement dites, avec lequel il a été toujours confondu jusqu'ici par
+les plus profonds philosophes. Dans ce dernier, la fiction ne porte que
+sur la seule solution du problème; tandis que, dans l'autre, le
+problème lui-même est radicalement idéal, sa solution pouvant être,
+d'ailleurs, entièrement régulière. La fiction scientifique présente ici
+tous les caractères principaux de l'imagination poétique: elle est
+seulement, en général, plus difficile. Il est évident que la nature des
+recherches biologiques ne saurait y comporter l'emploi d'un tel artifice
+logique à un degré nullement comparable à celui que permettent les
+spéculations mathématiques, auxquelles il s'adapte si éminemment. On
+doit néanmoins reconnaître, à mon avis, que le caractère abstrait des
+hautes conceptions de la biologie comparative les rend, à quelques
+égards, susceptibles d'un semblable perfectionnement, qui consisterait
+alors à intercaler, entre les divers organismes connus, certains
+organismes purement fictifs, artificiellement imaginés de manière à
+faciliter leur comparaison, en rendant la série biologique plus homogène
+et plus continue, en un mot plus régulière, et dont plusieurs
+admettraient peut-être une réalisation ultérieure plus ou moins exacte,
+parmi les organismes d'abord inexplorés. L'étude positive des corps
+vivans me paraît être aujourd'hui assez avancée, pour que nous puissions
+désormais former le projet hardi, et auparavant téméraire, de concevoir
+directement le plan rationnel d'un organisme nouveau, propre à
+satisfaire à telles conditions données d'existence. Je ne doute point
+que le judicieux rapprochement, à la manière des géomètres, des cas
+réels avec quelques fictions de ce genre heureusement imaginées, ne soit
+plus tard utilement employé à compléter et à perfectionner les lois
+générales de l'anatomie et de la physiologie comparées, et ne puisse
+même servir à y devancer quelquefois l'exploration immédiate. Dès à
+présent, l'usage rationnel d'un tel artifice me semblerait, du moins,
+pouvoir être appliqué à éclaircir et à simplifier essentiellement le
+système ordinaire du haut enseignement biologique. On conçoit,
+d'ailleurs, sous l'un ou l'autre aspect, que l'introduction d'un procédé
+aussi délicat doit appartenir exclusivement aux esprits les plus élevés,
+d'abord convenablement préparés par une étude approfondie de la
+philosophie mathématique, afin de prévenir le désordre que pourrait
+apporter dans la science la considération intempestive d'une foule de
+cas mal imaginés ou mal intercalés.
+
+Tels sont les principaux rapports, soit de doctrine, soit de méthode,
+sous lesquels la saine biologie doit se subordonner directement au
+système entier de la science mathématique, indépendamment de leurs
+relations indirectes au moyen des sciences intermédiaires. On peut, à
+ce sujet, utilement remarquer, d'après les notions précédentes, que,
+parmi les trois élémens essentiels que nous avons reconnus dans
+l'ensemble de la philosophie mathématique, c'est surtout la mécanique
+qui s'applique à la biologie sous le point de vue scientifique
+proprement dit; tandis que, au contraire, sous le point de vue purement
+logique, la liaison s'opère principalement par la géométrie; l'une et
+l'autre étant, d'ailleurs, convenablement appuyées sur les théories
+analytiques indispensables à leur développement systématique.
+
+Cet examen complet, quoique sommaire, des relations fondamentales de
+l'étude positive des corps vivans avec les différentes branches
+antérieures de la philosophie naturelle, ne peut plus, ce me semble,
+laisser aucune incertitude sur la réalité ni sur l'importance du rang
+précis que j'ai assigné à la science biologique dans ma hiérarchie
+encyclopédique. Pour tout esprit philosophique, la seule considération
+d'une telle position doit offrir le résumé concis mais exact de
+l'ensemble des divers rapprochemens que je viens d'analyser. Il en
+résulte immédiatement la juste appréciation générale du genre et du
+degré de perfection dont la biologie est susceptible par sa nature, et,
+encore plus directement, la détermination essentielle du plan rationnel
+de l'éducation préliminaire correspondante.
+
+Si la perfection d'une science quelconque devait être mesurée par
+l'étendue et la variété des moyens fondamentaux qui lui sont propres,
+aucune science ne pourrait, sans doute, rivaliser avec la biologie. Les
+immenses ressources logiques que nous venons de déduire rigoureusement
+de ses liaisons nécessaires avec les différentes sciences antérieures,
+concourent avec les procédés essentiels d'exploration que nous avions
+d'abord reconnu lui appartenir d'une manière encore plus spontanée. On
+peut dire que l'esprit humain réunit ici, avec une profusion jusqu'alors
+ignorée, l'ensemble de tous ses divers artifices pour surmonter les
+difficultés capitales que lui oppose cette grande étude. Et, néanmoins,
+un tel faisceau de puissances intellectuelles ne pourra jamais nous
+offrir qu'une très imparfaite compensation de l'accroissement radical
+des obstacles. Sans doute, suivant la loi philosophique que j'ai
+établie, la complication croissante du sujet fondamental de nos
+recherches positives détermine nécessairement une extension
+correspondante dans le système entier de nos moyens généraux
+d'investigation scientifique: et nous venons d'en reconnaître ici la
+plus irrécusable vérification. Mais cependant, quand on entreprend de
+ranger les différentes sciences dans l'ordre effectif de leur perfection
+relative, on peut réellement faire abstraction totale de cette grande
+considération, et se borner à envisager la complication graduelle des
+phénomènes, sans aucun égard à l'accroissement inévitable des ressources
+correspondantes, qui ne saurait jamais être exactement en harmonie avec
+elle, et qui nous permet seulement d'aborder des recherches dont les
+difficultés seraient entièrement inaccessibles à notre faible
+intelligence si nous ne pouvions leur appliquer des moyens plus étendus.
+Cette règle, que nous ont toujours confirmée jusqu'ici les branches
+précédentes de la philosophie naturelle, est, malheureusement, loin de
+se démentir envers la science biologique. Il ne faut pas croire que sa
+plus grande imperfection relative tienne principalement aujourd'hui à
+son passage beaucoup plus récent à l'état positif. Elle est surtout la
+conséquence inévitable et permanente de la complication très supérieure
+de ses phénomènes. Quelques importans progrès qu'on doive y espérer
+prochainement du développement plus complet et du concours plus
+rationnel de tous les moyens divers qui lui sont propres, cette étude
+restera nécessairement toujours inférieure aux différentes branches
+fondamentales de la philosophie inorganique, sans en excepter la chimie
+elle-même, soit pour la coordination systématique de ses phénomènes,
+soit pour leur prévision scientifique. Toutefois, ceux qui n'ont point
+directement examiné, avec une certaine profondeur, sa vraie nature
+philosophique, doivent se former une trop faible idée de la perfection
+spéculative qu'elle comporte réellement, d'après la considération
+exclusive, tout-à-fait insuffisante, de son état actuel, qui ne présente
+encore, à tant d'égards, qu'une stérile accumulation d'observations
+incomplètes ou incohérentes et de conceptions arbitraires ou
+hétérogènes. On doit réellement envisager l'ensemble des travaux
+biologiques jusqu'à présent comme constituant une vaste opération
+préliminaire, principalement destinée à caractériser et à développer
+tous les divers moyens principaux qui appartiennent à cette difficile
+étude, et dont l'usage ne pouvait être que provisoire tant que leur
+concours n'était point systématiquement organisé. Sous ce point de vue,
+l'état de la science commence à être, en effet, très satisfaisant,
+puisque une telle organisation fondamentale est déjà pleinement réalisée
+chez un petit nombre d'esprits supérieurs. Quant à l'établissement
+direct des lois biologiques, quoiqu'il ait été encore essentiellement
+prématuré, le peu de notions exactes déjà formées à ce sujet suffit,
+néanmoins, pour faire sentir aujourd'hui que, soigneusement restreinte
+aux recherches positives, la science des corps vivans, eu égard à la
+complication supérieure de ses phénomènes, peut atteindre réellement,
+d'une manière bien plus complète qu'on n'a coutume de le supposer, à
+leur coordination rationnelle et par suite à leur prévision,
+conformément à son rang effectif dans le système général de la
+philosophie naturelle.
+
+L'examen des relations nécessaires de la biologie avec chacune des
+autres sciences fondamentales, nous a naturellement conduits à fixer, à
+l'abri de tout arbitraire, l'éducation préliminaire la mieux adaptée à
+la vraie nature d'une telle science. Cette éducation, consistant dans
+l'étude philosophique préalable de l'ensemble de la science
+mathématique, et ensuite successivement, à divers degrés déterminés de
+spécialité, de l'astronomie, de la physique, et enfin de la chimie, est
+nécessairement plus difficile que celle précédemment assignée à toute
+autre classe de savans. Mais nous avons reconnu qu'elle est aussi
+beaucoup plus nécessaire; et l'on ne saurait douter que la marche timide
+et vacillante de la biologie positive ne tienne aujourd'hui, en grande
+partie, à l'éducation radicalement vicieuse de presque tous ceux qui la
+cultivent. Du reste, quelles que soient les difficultés réelles de cette
+éducation rationnelle, il ne faut pas oublier que le temps si
+déplorablement consumé aujourd'hui à d'inutiles études de mots ou à de
+vaines spéculations métaphysiques, suffirait pleinement à son entière
+réalisation chez des esprits fortement organisés, les seuls aptes à
+cultiver avec succès une science aussi profondément compliquée. Enfin,
+il importe de remarquer que, par une suite nécessaire de l'éducation
+ainsi déterminée par la nature de leurs travaux propres, les anatomistes
+et les physiologistes se trouveront désormais directement placés au
+point de vue philosophique le plus complet, comme l'exige l'action
+capitale que, plus qu'aucune autre classe de savans, ils sont
+spontanément appelés à exercer sur le gouvernement intellectuel de la
+société. Car cette action est, de toute nécessité, naturellement
+attachée à l'entière généralité des conceptions et à la parfaite
+homogénéité des doctrines, seules propriétés par lesquelles, malgré leur
+irrécusable caducité, la philosophie théologique et la philosophie
+métaphysique conservent aujourd'hui assez d'empire pour exclure encore
+la philosophie positive de la suprême direction régulière du monde
+moral, comme je l'expliquerai dans le volume suivant, quoique
+elles-mêmes soient désormais devenues radicalement impuissantes à le
+conduire réellement.
+
+Après avoir jusqu'ici convenablement examiné la nature propre et le but
+général de la science biologique, l'ensemble des moyens fondamentaux qui
+lui sont propres, et le système de ses diverses relations nécessaires
+avec toutes les autres branches essentielles de la philosophie
+naturelle, il me reste maintenant à faire ressortir directement ses
+propriétés philosophiques les plus générales, c'est-à-dire à
+caractériser sa puissante influence immédiate sur le développement
+radical et l'émancipation définitive de la raison humaine.
+
+Par la nature de son sujet, l'étude positive de l'homme a toujours
+possédé nécessairement l'incontestable privilége de fournir, à la masse
+des esprits judicieux étrangers aux spéculations scientifiques
+proprement dites, la mesure usuelle la plus décisive et la plus étendue
+du véritable degré de force fondamentale propre aux diverses
+intelligences. Ce mode habituel de classement est, en lui-même, beaucoup
+plus rationnel que ne l'a souvent fait penser une critique
+superficielle. Quoique, dans une science quelconque, les faits les plus
+importans soient aussi, de toute nécessité, les plus communs, cependant,
+en vertu des artifices plus ou moins raffinés qu'exige ordinairement la
+saine observation scientifique des principaux phénomènes inorganiques,
+on conçoit qu'un grand nombre de bons esprits puissent néanmoins être
+fréquemment détournés de porter leur attention sur l'étude de ces
+différens ordres de phénomènes. Aussi, quant aux parties correspondantes
+de la philosophie naturelle, la patiente mais facile élaboration qu'y
+suppose l'acquisition des connaissances scientifiques déjà obtenues,
+doit-elle souvent faire illusion sur la valeur réelle de la plupart des
+esprits qui les possèdent et dont tout le mérite véritable consiste
+quelquefois à avoir heureusement profité des circonstances favorables
+sous l'influence desquelles ils ont été élevés. Cette confusion
+difficile à éviter entre l'instruction acquise et la force spontanée,
+est encore plus ordinaire à l'égard des études mathématiques, vu
+l'application plus spéciale et plus prolongée qu'elles nécessitent, et
+la langue hiéroglyphique très caractérisée qu'elles doivent employer, et
+dont l'imposant appareil est si propre à masquer, aux yeux du vulgaire,
+une profonde médiocrité intellectuelle. Aussi peut-on voir
+journellement, dans les différentes sciences inorganiques, et surtout
+dans les sciences mathématiques, des exemples très prononcés d'esprits
+peu éminens parvenus, au moins pendant leur vie, à une certaine
+importance scientifique, à l'aide d'une prudente conduite
+intellectuelle, fondée sur un juste sentiment instinctif des ressources
+spéciales que présente la nature de leurs travaux pour égarer le
+jugement du public impartial. Quoique une telle méprise ne soit point,
+malheureusement, sans exemple à l'égard des sciences biologiques, il
+faut néanmoins reconnaître que l'étude de l'homme, et principalement de
+l'homme intellectuel et moral, doit, par sa nature, permettre bien moins
+qu'aucune autre une semblable illusion; ce qui justifie la préférence
+universelle que le bon sens vulgaire lui a constamment accordée comme
+principale épreuve des intelligences. Ici, en effet, les plus importans
+phénomènes sont nécessairement connus de tous; et tous aussi sont
+naturellement stimulés à les observer: en sorte que les priviléges de
+l'instruction spéciale deviennent beaucoup moins étendus. L'intelligence
+développée qui ne se serait point livrée à un tel ordre d'observations,
+serait, par cela seul, essentiellement jugée. En même temps que
+l'universalité de ce grand sujet organise ainsi, entre tous les esprits,
+une sorte de concours spontané, la profonde difficulté nécessaire et
+l'extrême importance directe qui caractérisent si hautement sa
+judicieuse investigation rendent ce concours éminemment propre à servir
+habituellement de base principale au classement rationnel de l'ensemble
+des intelligences. À ces propriétés fondamentales, on doit ajouter
+d'ailleurs que jusqu'ici l'imperfection radicale de nos études
+scientifiques proprement dites sur les lois positives de phénomènes
+aussi compliqués, constitue, à cet égard, un motif de plus, en
+attribuant plus d'influence à l'originalité des méditations
+individuelles. Quand ces lois seront mieux connues, ce dernier motif
+sera essentiellement remplacé par l'habileté plus prononcée qu'exigera
+nécessairement leur sage application systématique à ces difficiles
+recherches. D'après un tel ensemble de caractères, le monde moral ne
+cessera donc jamais d'employer la connaissance plus ou moins profonde de
+la véritable nature humaine comme le signe le moins équivoque et la
+mesure la plus usuelle de toute vraie supériorité intellectuelle. Ce
+critérium est tellement certain que l'histoire universelle permet de le
+vérifier clairement, même à l'égard des esprits qui n'ont fourni leurs
+principaux témoignages de force réelle que par des travaux relatifs aux
+sujets scientifiques les plus éloignés de cette étude, et chez lesquels
+néanmoins on peut toujours apercevoir des traces plus ou moins
+distinctes de hautes méditations originales sur l'homme ou sur la
+société, comme le montrent évidemment, à toutes les époques, tant
+d'illustres exemples analogues à ceux de Leïbniz, de Descartes, de
+Pascal, etc. Les facultés fondamentales de notre intelligence étant
+nécessairement identiques dans leurs applications les plus diverses, on
+ne saurait comprendre, sans doute, comment les géomètres, les
+astronomes, les physiciens et les chimistes, qui ont fait preuve d'un
+vrai génie scientifique, auraient jamais pu s'abstenir entièrement de
+diriger spécialement les forces de leur entendement vers le sujet qui
+provoque le plus spontanément et avec le plus d'énergie l'attention
+universelle, quoiqu'ils aient pu ne pas nous laisser constamment des
+indications formelles de cette inévitable diversion. Ceux qui, de nos
+jours, ont quelquefois tenté vainement de discréditer, à cet égard, les
+usages invariables de la sagesse vulgaire, ont donc ainsi, à leur insu,
+directement prononcé contre eux-mêmes, et confirmé involontairement la
+règle qu'ils essayaient de détruire.
+
+D'après cette indispensable considération préliminaire, l'analyse
+rationnelle des principales propriétés philosophiques qui caractérisent
+la science biologique devient maintenant plus facile et plus nette.
+Examinons d'abord ces propriétés relativement à la méthode.
+
+Sous ce premier point de vue, la philosophie biologique doit être
+regardée comme directement destinée, par sa nature, à perfectionner,
+ou, pour mieux dire, à développer, deux des plus importantes facultés
+élémentaires de l'esprit humain, dont aucune autre branche fondamentale
+de la philosophie naturelle ne pouvait permettre la libre et pleine
+évolution. Je veux parler de l'art comparatif proprement dit, et de
+l'art de classer, qui, malgré leur co-relation nécessaire, sont
+néanmoins parfaitement distincts. Au sujet du premier, les explications
+précédemment exposées dans ce discours ont déjà suffisamment démontré
+l'éminente et incontestable aptitude de la biologie positive au
+développement spécial de ce grand moyen logique. Par cela même, la
+démonstration doit aussi être implicitement fort avancée à l'égard de la
+seconde faculté rationnelle, qui sera d'ailleurs l'objet essentiel et
+direct de l'une des leçons suivantes. Nous devons donc nous borner ici,
+en ce qui la concerne, à la simple indication sommaire, mais toutefois
+caractéristique, du principe philosophique fondamental, conformément à
+l'esprit général de ce discours.
+
+La théorie universelle des classifications philosophiques, destinées
+non-seulement à faciliter les souvenirs mais surtout à perfectionner les
+combinaisons scientifiques, se trouve nécessairement employée, d'une
+manière plus ou moins importante et plus ou moins caractérisée, par
+l'une quelconque des différentes sciences fondamentales, qui toutes
+réclament inévitablement l'exercice plus ou moins prononcé de l'ensemble
+des diverses facultés élémentaires de notre intelligence. J'ai déjà
+spécialement établi, à cet égard, dès le premier volume de ce traité,
+que la science mathématique elle-même, source primitive de toutes les
+autres, nous offre spontanément une application capitale de la vraie
+théorie générale des classifications, par la grande conception, trop peu
+appréciée encore du vulgaire des géomètres, de l'illustre Monge, sur la
+classification fondamentale des surfaces en familles naturelles d'après
+leur mode de génération, où l'on peut reconnaître tous les caractères
+philosophiques essentiels des saines méthodes zoologiques et botaniques,
+avec la pureté et la perfection supérieures que devait comporter la
+nature si éminemment simple d'un tel sujet. Toutefois, quelle que soit
+l'importance des remarques analogues auxquelles peuvent aussi donner
+lieu les diverses branches de la philosophie inorganique, et notamment
+la science chimique, on doit incontestablement reconnaître que le
+principal développement philosophique de l'art de classer était
+nécessairement réservé à la science biologique. Car, il est évident, en
+général, que chacune de nos facultés élémentaires doit être
+spécialement développée par celle de nos études positives fondamentales
+qui en exige la plus urgente application, et qui lui présente, en même
+temps, le champ le plus étendu, ainsi que je l'ai déjà remarqué, à tant
+d'autres égards, dans les précédentes parties de cet ouvrage. Or, sous
+l'un et l'autre aspect, aucune science ne saurait tendre, par sa nature,
+aussi directement ni aussi complètement que la biologie à favoriser
+l'essor spontané de la théorie générale des classifications. D'abord,
+aucune ne pouvait éprouver, d'une manière aussi profonde, le besoin
+capital des classifications rationnelles, non-seulement en vertu de
+l'immense multiplicité des êtres distincts, et pourtant analogues, que
+les spéculations biologiques doivent inévitablement embrasser; mais
+surtout par la nécessité fondamentale d'organiser, entre tous ces êtres
+divers, une exacte comparaison systématique, qui constitue, comme nous
+l'avons reconnu, le plus puissant moyen d'investigation propre à l'étude
+positive des corps vivans, et dont l'application régulière exige
+évidemment l'institution préalable de la vraie hiérarchie biologique,
+considérée au moins dans ses dispositions les plus générales. En second
+lieu, les mêmes caractères essentiels qui rendent ici absolument
+indispensables les classifications philosophiques, tendent éminemment
+aussi à provoquer et à faciliter leur établissement spontané. Les
+esprits étrangers à la philosophie biologique doivent, au premier
+aspect, regarder le nombre et la complication des sujets à classer comme
+autant d'obstacles élémentaires à leur disposition systématique. Mais,
+en réalité, on doit concevoir, au contraire, que la multiplicité même
+des êtres vivans et l'extrême diversité de leurs rapports tendent
+naturellement à rendre leur classification plus facile et plus parfaite,
+en permettant de saisir entre eux des analogies scientifiques à la fois
+plus spontanées, plus étendues, et plus aisées à vérifier sans
+équivoque. Cette loi philosophique est tellement incontestable que nous
+reconnaîtrons spécialement, dans la quarante-deuxième leçon, que, si la
+classification rationnelle des animaux est, par sa nature, très
+supérieure à celle des végétaux, cette différence résulte précisément de
+la variété et de la complication beaucoup plus grandes des organismes
+animaux, qui offrent ainsi plus de prise à l'art de classer. J'ai déjà
+fait, en philosophie mathématique, une remarque analogue, en opposant à
+la classification, si imparfaitement ébauchée jusqu'à présent, des
+courbes, et même des courbes planes, la parfaite disposition
+systématique du vaste ensemble total des surfaces; ce qui tient, en
+effet, à ce que les surfaces, par leur multiplicité et leur complication
+supérieures, nous permettent d'établir entre elles des comparaisons,
+soit géométriques, soit analytiques, plus nettes et mieux caractérisées
+que celles relatives à l'étude trop restreinte et trop homogène des
+courbes, et surtout des courbes planes. On conçoit donc aisément, par
+ces divers motifs, que la nature même des difficultés fondamentales
+propres à la science biologique ait dû à la fois y exiger et y permettre
+le développement le plus prononcé et le plus spontané de l'art général
+des classifications rationnelles.
+
+C'est donc essentiellement à une telle source que tout philosophe
+judicieux devra venir toujours puiser l'exacte connaissance de cet art
+capital, dont on ne saurait, d'aucune autre manière, se former jamais
+une juste idée, dans quelque sujet qu'on se propose d'ailleurs d'en
+réaliser l'application ultérieure. Parmi les géomètres, les astronomes,
+les physiciens, et même les chimistes, ceux dont l'esprit, quelque
+éminent qu'on le suppose, n'a jamais convenablement franchi les bornes
+spéciales de leurs études, se font ordinairement remarquer par
+d'étranges aberrations relativement aux conditions fondamentales de la
+vraie théorie des classifications quelconques, soit qu'il s'agisse de
+la formation des groupes naturels, ou de leur coordination rationnelle,
+double élément philosophique de cette théorie, et surtout du principe
+général de la subordination des caractères, qui constitue son artifice
+le plus essentiel. Sous ces trois importans rapports, les biologistes,
+seuls entre toutes les classes de savans, peuvent aujourd'hui avoir
+habituellement des notions nettes et positives. C'est uniquement à leur
+école que les autres philosophes positifs peuvent désormais apprendre à
+cultiver avec succès cette faculté essentielle, de manière à en
+introduire, dans les autres sciences fondamentales, d'heureuses
+applications, que plusieurs d'entr'elles réclament maintenant à divers
+égards. J'ai spécialement insisté, dans la première partie de ce volume,
+sur l'urgente nécessité philosophique où se trouvent aujourd'hui les
+chimistes de recourir à un tel moyen d'éducation logique, pour réaliser
+convenablement le perfectionnement capital le plus indispensable à la
+constitution actuelle de leur science. Quoique le génie de Monge ait su
+faire instinctivement, dans sa principale conception mathématique, un
+admirable usage du véritable principe général de la théorie des
+classifications rationnelles, sans que ses travaux aient laissé
+d'ailleurs aucune trace appréciable de l'influence indirecte exercée, à
+cet égard, sur son intelligence par les considérations de philosophie
+biologique, je n'hésite pas néanmoins à conjecturer que ce génie, qui
+n'était point exclusivement mathématique, puisqu'il a découvert, d'une
+manière si originale, la vraie composition de l'eau, fut éminemment
+excité et même dirigé à ce sujet, à son insu sans doute, par
+l'inévitable réaction des belles discussions philosophiques qui alors
+retentissaient partout autour de lui sur cette question fondamentale,
+depuis la mémorable impulsion que l'esprit humain avait reçue des grands
+travaux de Bernard de Jussieu et de Linné.
+
+Ainsi, l'étude positive des corps vivans est essentiellement destinée,
+par sa nature, sous le point de vue logique, au développement général de
+l'art universel de classer, aussi bien que de l'art comparatif
+proprement dit. Ces deux attributs caractéristiques devraient lui
+attirer, d'une manière toute spéciale, l'attention profonde de tout
+esprit philosophique, même abstraction faite du haut intérêt
+scientifique qu'inspirent naturellement les connaissances capitales
+qu'elle se propose définitivement de nous dévoiler. On peut assurer à
+cet égard, sans aucune exagération, que toute intelligence restée
+étrangère aux études biologiques, n'a pu recevoir qu'une éducation
+radicalement imparfaite, puisqu'elle a laissé dans l'inaction plusieurs
+des facultés fondamentales dont l'ensemble constitue le pouvoir positif
+général de l'esprit humain. C'est ainsi que, conformément au principe
+essentiel de ma philosophie, la méthode positive universelle, malgré son
+invariabilité nécessaire, ne saurait être vraiment connue, sous tous ses
+aspects importans, que par l'examen approfondi de tous les divers
+élémens de la hiérarchie scientifique; car chacun d'eux possède, par sa
+nature, la propriété exclusive de développer spécialement quelqu'un des
+grands procédés logiques dont la méthode est composée. Quoique les
+sciences les plus générales et les plus simples soient directement
+indépendantes des sciences plus particulières et plus compliquées, qui,
+au contraire, reposent immédiatement sur elles; on vérifie ici
+néanmoins, d'une manière irrécusable, l'inévitable réaction logique que
+les moins parfaites doivent exercer sur les plus parfaites, à
+l'amélioration fondamentale desquelles elles peuvent ainsi utilement
+concourir, par les facultés rationelles qu'il leur appartient de
+cultiver éminemment. Telle est la grande considération philosophique qui
+fait à la fois ressortir, et le principe de subordination nécessaire,
+propre à constituer la vraie hiérarchie scientifique, et le _consensus_
+général, d'où résulte la rigoureuse unité du système. Lorsque ces
+notions capitales seront enfin convenablement examinées, je parviendrai
+aisément, sans doute, à rendre sensible la profonde irrationnalité du
+mode actuel d'isolement exclusif qui préside encore à l'organisation
+essentielle de nos études positives, et qui est aussi nuisible à leurs
+divers progrès spéciaux qu'à leur action collective sur le gouvernement
+intellectuel de l'humanité.
+
+Il nous reste maintenant à envisager, sous le point de vue scientifique
+proprement dit, les propriétés philosophiques directes de la science
+biologique, c'est-à-dire, sa haute participation spéciale à
+l'irrévocable émancipation de la raison humaine, et à son développement
+fondamental, considéré désormais, non plus seulement quant à la méthode
+positive, mais aussi quant à l'esprit positif, dont cette grande science
+est si clairement destinée à fournir l'indispensable complément.
+
+Nous pouvons, d'abord, vérifier ici et appliquer la loi générale que
+j'ai établie à ce sujet en examinant de la même manière les deux
+dernières branches de la philosophie inorganique, et surtout la chimie.
+Elle consiste, comme on l'a vu, en ce que l'étude positive d'un ordre
+quelconque de phénomènes tend toujours directement à détruire
+radicalement toutes les conceptions essentielles de la philosophie
+théologique, par ces deux voies universelles, complémentaires l'une de
+l'autre, de la prévision rationnelle des phénomènes, et de la
+modification volontaire que l'homme exerce sur eux; la dernière faculté
+devenant nécessairement plus étendue, pendant que la première devient
+moins parfaite, à mesure que le genre des phénomènes se complique
+davantage; de façon à constater sans cesse, d'une manière également
+irrécusable, quoique à l'aide de procédés différens, que les divers
+événemens du monde réel ne sont pas régis par des volontés
+surnaturelles, mais par des lois naturelles. La science biologique
+confirme éminemment cette double tendance nécessaire.
+
+Quoique sa complication caractéristique doive, sans doute, lui permettre
+beaucoup moins, surtout dans son état actuel d'imperfection, de
+développer la faculté de prévision, on conçoit cependant, d'après la
+définition même que j'en ai donnée, que la biologie positive a aussi sa
+manière scientifique propre de témoigner directement son incompatibilité
+radicale avec les fictions théologiques, et avec les entités
+métaphysiques. Un tel témoignage général résulte inévitablement, en
+effet, de cette exacte analyse des diverses conditions, soit organiques,
+soit extérieures, indispensables à chacun des actes de l'existence des
+corps vivans, analyse qui constitue immédiatement l'objet perpétuel de
+toutes les études anatomiques ou physiologiques. L'opposition spontanée
+de ce genre de recherches à toute conception théologique ou métaphysique
+doit être aujourd'hui particulièrement remarquée à l'égard des théories
+relatives aux phénomènes intellectuels et affectifs, dont le positivisme
+est si récent, et qui sont enfin les seuls, avec les phénomènes sociaux
+qui en dérivent, au sujet desquels la lutte demeure encore engagée, pour
+le vulgaire des esprits, entre la philosophie positive et l'ancienne
+philosophie. Ces phénomènes sont en effet, en vertu même de leur
+complication supérieure, ceux dont l'accomplissement régulier exige
+nécessairement le concours le plus déterminé de l'ensemble le plus
+étendu de conditions diverses, tant extérieures qu'intérieures; en sorte
+que leur étude positive peut faire plus aisément ressortir, avec une
+évidence irrésistible pour les intelligences les moins cultivées, la
+profonde inanité nécessaire des prétendues explications abstraites
+émanées de la philosophie théologique ou métaphysique: ce qui rend
+facilement raison de l'aversion plus prononcée que cette étude a le
+privilége d'inspirer spontanément aujourd'hui aux différentes sectes de
+théologiens et de métaphysiciens. Le public impartial ne pouvait, sans
+doute, éviter d'être vivement frappé des vains efforts de ceux-ci pour
+faire concorder le jeu illusoire des influences surnaturelles ou des
+entités psychologiques, dans la production des phénomènes moraux, avec
+l'étroite dépendance où le milieu et l'organisme tiennent si évidemment
+ces phénomènes, à mesure qu'elle a été dévoilée ou signalée par les
+travaux des anatomistes et des physiologistes modernes. Tels sont, sous
+ce premier point de vue, les grands services que le développement de la
+science biologique a directement rendus à l'établissement philosophique
+de la doctrine positive universelle, qu'elle a mise enfin en possession
+de la partie du domaine intellectuel sur laquelle l'ancienne philosophie
+avait fondé, avec le plus de sécurité, son principal point d'appui.
+
+Cette tendance spontanée de l'ensemble des saines études anatomiques ou
+physiologiques à positiver immédiatement nos conceptions les plus
+compliquées devient encore plus manifeste, si nous considérons
+maintenant les phénomènes vitaux sous le second aspect philosophique
+indiqué ci-dessus, c'est-à-dire, comme éminemment modifiables. Le
+concours beaucoup plus étendu de conditions hétérogènes, qu'exige
+nécessairement l'accomplissement de ces phénomènes, nous permet, en
+effet, de les modifier, bien plus que tous les autres, au gré de notre
+intervention, à l'action de laquelle la plupart de ces conditions sont,
+par leur nature, accessibles, soit qu'elles se rapportent à l'organisme
+ou au système ambiant. Or, cette faculté volontaire de troubler de tels
+phénomènes, de les suspendre, et même de les détruire, devient ici
+tellement frappante, qu'elle doit immédiatement conduire à repousser
+toute idée d'une direction théologique ou métaphysique. Comme la
+précédente, dont elle ne constitue, à vrai dire, qu'un simple
+prolongement mieux caractérisé, cette nouvelle influence philosophique
+de la biologie positive est plus spécialement prononcée à l'égard des
+phénomènes moraux proprement dits, les plus modifiables de tous les
+phénomènes organiques. Le psychologue le plus obstiné ne saurait, sans
+doute, persister à soutenir la souveraine indépendance de ses entités
+intellectuelles, si seulement il daignait réfléchir, par exemple, que la
+simple inversion momentanée de sa station verticale ordinaire suffit
+pour opposer aussitôt un insurmontable obstacle au cours de ses propres
+spéculations.
+
+Par ces deux ordres de considérations, les doctrines biologiques
+rachètent donc très complétement, sous le rapport anti-théologique ou
+antimétaphysique, la moindre perfection nécessaire de leur caractère
+scientifique en ce qui concerne la prévision systématique des phénomènes
+correspondans. Toutefois, quoique nous devions certainement regretter
+beaucoup, à d'autres égards, que cette divination rationnelle soit, en
+biologie, aussi imparfaite, il importe de remarquer ici que cette
+faculté n'a pas besoin d'être fort développée pour produire suffisamment
+un tel effet philosophique, même abstraction faite de tout autre motif.
+Car, en voyant, ne fût-ce que dans quelques cas bien caractérisés, les
+événemens biologiques s'accomplir d'une manière essentiellement conforme
+aux prévisions de la science, ce qui, incontestablement, a souvent lieu,
+même aujourd'hui, entre les limites de variation convenables à la nature
+des phénomènes, le bon sens du vulgaire ne peut s'empêcher de
+reconnaître que ces phénomènes sont, comme tous les autres, assujettis à
+d'invariables lois naturelles, dont la complication inévitable est la
+seule cause des contradictions réelles que peuvent essuyer, en d'autres
+occasions, nos déterminations scientifiques. La conclusion philosophique
+ne saurait devenir radicalement impossible, que si la prévision
+scientifique était toujours en défaut; ce que les détracteurs les plus
+exagérés des doctrines anatomiques et physiologiques n'oseraient, sans
+doute, prétendre désormais.
+
+Indépendamment de cette spéciale influence philosophique, analogue à
+celle des autres sciences fondamentales, et seulement plus prononcée à
+certains égards et moins à d'autres, l'étude positive des corps vivans a
+constamment soutenu, dès sa naissance, contre le système général de la
+philosophie théologique et métaphysique, une lutte plus originale et
+plus directe, à l'issue de laquelle elle a tendu à transformer
+définitivement un dogme ancien en un principe nouveau, aussi réel que le
+premier était vain, et aussi fécond que celui-ci était stérile. Chaque
+branche essentielle de la philosophie inorganique nous a déjà manifesté,
+sous un aspect plus ou moins capital, une semblable propriété. Je l'ai
+signalée, au commencement de ce volume, pour la chimie, substituant, à
+l'absurde idée primitive des destructions et créations absolues de
+matière, l'exacte notion générale des décompositions et recompositions
+perpétuelles. Dans le volume précédent, l'astronomie nous avait d'abord
+montré cette tendance sous un point de vue encore plus immédiat et plus
+fondamental, en représentant l'ordre essentiel du monde comme le
+résultat nécessaire et spontané de l'action mutuelle des principales
+masses qui le composent, en même temps qu'elle ruine radicalement, avec
+une irrésistible évidence, l'hypothèse des causes finales et de tout
+gouvernement providentiel. La science biologique, constituée, par sa
+nature, plus profondément qu'aucune autre, en harmonie philosophique,
+directe et générale, avec la science astronomique, ainsi que je l'ai
+établi, est venue enfin compléter, pour les phénomènes les plus spéciaux
+et les plus compliqués, l'ensemble de cette grande démonstration.
+Attaquant à son tour, et à sa manière, le dogme élémentaire des causes
+finales, elle l'a graduellement transformé dans le principe fondamental
+des conditions d'existence, dont le développement et la systématisation
+appartiennent, sans aucun doute, à la biologie, quoique, en lui-même, il
+soit, d'ailleurs, essentiellement applicable à tous les ordres
+quelconques de phénomènes naturels.
+
+À la vérité, l'irrationnelle éducation préliminaire de la plupart des
+anatomistes et des physiologistes actuels les conduit encore trop
+souvent à employer un tel principe avec des formes qui le dénaturent, en
+le rapprochant mal à propos du dogme théologique qu'il a remplacé. Le
+véritable esprit général de la science biologique doit certainement nous
+conduire à penser que, par cela même que tel organe fait partie de tel
+être vivant, il concourt nécessairement, d'une manière déterminée,
+quoique peut-être inconnue, à l'ensemble des actes qui composent son
+existence: ce qui revient simplement à concevoir qu'il n'y a pas plus
+d'organe sans fonction que de fonction sans organe. Puisque le
+développement précis de la co-relation nécessaire entre les idées
+d'organisation et les idées de vie constitue, comme je l'ai établi, le
+but caractéristique de toutes nos études biologiques, une telle
+disposition intellectuelle est donc éminemment philosophique et d'un
+usage indispensable. Mais il faut convenir que cette tendance
+systématique à regarder tout organe quelconque comme exerçant
+nécessairement une certaine action, dégénère encore très fréquemment en
+une aveugle admiration anti-scientifique du mode effectif
+d'accomplissement des divers phénomènes vitaux. Une semblable
+disposition, émanation évidente de l'ancienne suprématie théologique,
+est en opposition directe avec toute saine interprétation du principe
+des conditions d'existence, d'après lequel, quand nous avons observé une
+fonction quelconque, nous ne saurions être surpris que l'analyse
+anatomique vienne réellement dévoiler, dans l'organisme, un mode
+statique propre à permettre l'accomplissement de cette fonction. Cette
+admiration irrationnelle et stérile, en nous persuadant que tous les
+actes organiques s'opèrent aussi parfaitement que nous puissions
+l'imaginer, tend immédiatement à comprimer l'essor général de nos
+spéculations biologiques: elle conduit souvent à s'émerveiller sur des
+complications évidemment nuisibles[26]. Les philosophes qui ont le plus
+insisté à cet égard, ne se sont point aperçus, sans doute, qu'ils
+finissaient par marcher directement eux-mêmes contre le but religieux
+qu'ils s'étaient proposé, puisqu'ils assignaient ainsi la sagesse
+humaine pour règle et même pour limite à la sagesse divine, qui, dans un
+tel parallèle, devait se trouver plus d'une fois réellement inférieure.
+Quoique notre imagination reste nécessairement circonscrite, en tous
+genres, dans la seule sphère de nos observations effectives, et que, par
+suite, il nous soit surtout impossible d'imaginer des organismes
+radicalement nouveaux, on ne saurait douter, néanmoins, ce me semble,
+que le génie scientifique ne soit aujourd'hui, même en biologie, assez
+développé et assez émancipé pour que nous puissions directement
+concevoir, d'après l'ensemble de nos lois biologiques, des organisations
+qui diffèrent notablement de toutes celles que nous connaissons, et qui
+leur seraient incontestablement supérieures sous tel point de vue
+déterminé, sans que ces améliorations fussent inévitablement compensées,
+à d'autres égards, par des imperfections équivalentes. Cette faculté me
+paraît tellement irrécusable, que je n'ai point hésité précédemment à
+proposer l'emploi systématique d'un tel ordre de fictions scientifiques
+comme propre à introduire désormais, dans les élémens de la philosophie
+biologique, un perfectionnement réel, bien que simplement accessoire.
+
+ [Note 26: On peut, à ce sujet, indiquer, comme un
+ exemple frappant de cette absurde disposition, la puérile
+ affectation de certains philosophes à vanter la prétendue
+ sagesse de la nature dans la structure de l'oeil,
+ particulièrement en ce qui concerne le rôle du cristallin,
+ dont ils sont allés jusqu'à admirer l'inutilité
+ fondamentale, comme s'il pouvait y avoir beaucoup de sagesse
+ à introduire aussi intempestivement une pièce qui n'est
+ point indispensable au phénomène, et qui néanmoins devient,
+ en certains cas, capable de l'empêcher entièrement. Il
+ serait aisé d'en dire autant d'une foule d'autres
+ particularités organiques; et, entre autres, de la vessie
+ urinaire, qui, envisagée comme un simple récipient de
+ l'appareil dépurateur, n'a sans doute qu'une importance très
+ secondaire, et dont la principale influence, dans les
+ animaux supérieurs et surtout dans l'homme, consiste
+ certainement à déterminer souvent un grand nombre de
+ maladies incurables. En général, l'analyse pathologique ne
+ démontre que trop clairement que l'action perturbatrice de
+ chaque organe sur l'ensemble de l'économie est fort loin
+ d'être toujours exactement compensée par son utilité réelle
+ dans l'état normal. Si, entre certaines limites, tout est
+ nécessairement disposé de manière à pouvoir être, on
+ chercherait néanmoins vainement, dans la plupart des
+ arrangemens effectifs, des preuves d'une sagesse réellement
+ supérieure, ou même seulement égale, à la sagesse humaine.]
+
+Malgré les reproches plus ou moins graves qu'on est en droit d'adresser,
+sous ce rapport, aux habitudes actuelles de presque tous les
+biologistes, l'aptitude fondamentale de la science biologique à
+développer spontanément et à mettre dans tout son jour le principe
+philosophique des conditions d'existence, n'en demeure pas moins
+irrécusable. Aucune science ne pouvait, sans doute, faire, de ce grand
+principe, un usage aussi étendu et aussi capital, que celle qui, par sa
+nature, s'occupe continuellement d'établir une exacte harmonie entre la
+considération du moyen et celle du but, outre que la difficulté
+caractéristique du sujet devait y rendre un tel secours encore plus
+indispensable. La science sociale, comme je l'expliquerai dans le volume
+suivant, est, après la biologie, celle qui comporte et qui exige même
+l'application la plus complète et la plus importante de ce principe
+général, dont elle doit achever de développer l'esprit et de constater
+la féconde efficacité. Cette application ultérieure constituait pour moi
+un nouveau motif de signaler ici plus spécialement la véritable origine
+philosophique d'une telle notion fondamentale. On conçoit d'ailleurs que
+cette notion convient nécessairement à tous les ordres de phénomènes
+sans exception, puisqu'il n'en saurait exister aucun où l'on ne puisse
+réaliser plus ou moins la distinction capitale, si bien établie par M.
+de Blainville, comme je l'ai indiqué dès la première leçon, entre
+l'analyse statique du sujet et son analyse dynamique. Le principe
+philosophique des conditions d'existence n'est autre chose, en effet,
+que la conception directe et générale de l'harmonie nécessaire de ces
+deux analyses. Si ce principe est éminemment adapté à la nature de la
+science biologique, il n'en peut exister d'autre motif que l'importance
+très supérieure et le caractère beaucoup plus prononcé que doit prendre
+spontanément, en biologie, cette double analyse.
+
+Telles sont, sous le point de vue de la doctrine, les grandes propriétés
+philosophiques qui appartiennent spécialement, de la manière la moins
+équivoque, à la biologie positive. Il résulte évidemment de leur examen
+sommaire, comme nous l'avons déjà reconnu quant à la méthode, que
+l'esprit positif ne saurait être complétement développé, dans toutes ses
+diverses dispositions essentielles, chez ceux qui n'ont point
+convenablement étudié le nouvel aspect fondamental qu'il affecte dans la
+science des corps vivans, même abstraction faite des inconvéniens
+directs d'une semblable ignorance. Aussi, vu l'extrême imperfection et
+les profondes lacunes de nos éducations scientifiques actuelles, même
+les moins irrationnelles, on ne doit pas être étonné de rencontrer si
+fréquemment le déplorable spectacle d'intelligences, éminentes sur
+certains points déterminés, et presque puériles sur un grand nombre
+d'autres non moins importans. Quoique plusieurs philosophes aient
+vainement tenté d'ériger, en une sorte de principe permanent, cette
+anomalie trop commune aujourd'hui, il n'est pas douteux néanmoins
+qu'elle est uniquement le résultat transitoire de l'espèce d'interrègne
+intellectuel qu'a dû produire la lente et difficile révolution qui
+conduit enfin l'esprit humain de la philosophie théologique et
+métaphysique à un système homogène complet et exclusif de philosophie
+positive, dont l'universelle prépondérance fera naturellement cesser
+cette vicieuse disparité.
+
+Pour terminer enfin l'examen philosophique de l'ensemble de la science
+biologique, envisagé sous tous les divers points de vue fondamentaux, il
+ne nous reste plus maintenant qu'à jeter rapidement un coup d'oeil
+général sur la division principale de ses différentes parties
+essentielles et sur la coordination rationnelle qui leur est propre.
+
+Les divers aspects généraux sous lesquels tout corps vivant peut être
+étudié, ont été caractérisés, de la manière la plus nette et la plus
+rationnelle, par M. de Blainville, dans les prolégomènes de son cours de
+physiologie comparée. Au premier abord, leur intime connexion nécessaire
+semble devoir présenter l'étude complète de chaque organisme comme
+formant, malgré son immense étendue, un tout absolument indivisible.
+Mais la séparation philosophique de ces différens points de vue
+n'importe pas moins au progrès réel d'un tel ordre de connaissances que
+leur judicieuse coordination. Cette division et cette subordination
+résultent ici spontanément l'une et l'autre de la simple application
+directe des principes élémentaires de classification encyclopédique que
+j'ai établis, dès le début de ce traité, pour une catégorie quelconque
+de phénomènes naturels, principes dont l'usage ne saurait être à la fois
+plus évident ni plus indispensable que dans le cas actuel. La positivité
+beaucoup plus récente des diverses études organiques, et en même temps
+leur harmonie bien plus prononcée, conduisent encore habituellement à
+maintenir entre elles une confusion vicieuse, déjà essentiellement
+dissipée à l'égard de tous les phénomènes antérieurs, et qui entrave à
+un haut degré la marche générale de chacune d'elles; aussi, afin de
+circonscrire nettement le véritable champ de la biologie proprement
+dite, sommes-nous obligés ici de signaler, d'une manière spéciale
+quoique très sommaire, une discussion philosophique dont la nature mieux
+appréciée des autres sciences fondamentales nous avait jusqu'à présent
+dispensés. Cette discussion sera, par les mêmes motifs, encore plus
+essentielle, dans le volume suivant, relativement à la physique sociale.
+
+Suivant le principe philosophique posé dès la deuxième leçon, nous ne
+devons admettre, pour un ordre quelconque de phénomènes, au rang des
+sciences vraiment fondamentales, que celles qui sont à la fois
+spéculatives et abstraites. Or, en considérant d'abord le premier
+caractère, qui correspond à la division capitale entre la théorie et la
+pratique, j'ai déjà suffisamment examiné, au commencement de ce
+discours, les motifs essentiels qui doivent faire constamment écarter,
+avec une scrupuleuse rigueur, de la science biologique proprement dite,
+toute recherche relative à des applications immédiates, dans l'intérêt
+commun des études théoriques et des études pratiques, dont les unes
+seraient dénaturées et les autres entravées par ce mélange irrationnel.
+Ici les études pratiques, philosophiquement envisagées, se rapportent à
+ces deux grands sujets: 1º. L'_éducation_ des êtres vivans, végétaux et
+animaux, c'est-à-dire la direction systématique de l'ensemble de leur
+développement pour un but déterminé; 2º. Leur _médication_, c'est-à-dire
+l'action rationnelle exercée par l'homme pour les ramener à l'état
+normal[27]. L'une et l'autre application générale constituent, par leur
+nature, une suite de corollaires philosophiques de l'exacte connaissance
+des lois biologiques, et ne sauraient reposer solidement sur aucune
+autre base. Sans doute, ces deux études secondaires peuvent, à leur
+tour, utilement réagir sur l'étude fondamentale, en fournissant à la
+biologie d'importantes indications, dont il serait absurde de vouloir la
+priver. Cela est surtout sensible à l'égard des effets thérapeutiques,
+dont l'analyse scientifique a si fréquemment éclairé le mode réel
+d'accomplissement des divers phénomènes vitaux. Mais, malgré ces
+emprunts intéressans, la biologie n'en est pas moins radicalement
+indépendante de la thérapeutique, qui, au contraire, est nécessairement
+fondée sur elle; on doit même remarquer, à ce sujet, que lorsque la
+physiologie utilise ainsi les observations médicales, c'est toujours à
+titre d'une simple expérimentation indirecte, et abstraction faite de
+toute idée de médication: car, une mauvaise médication, convenablement
+analysée, est tout aussi propre qu'une bonne à l'éclaircissement des
+questions physiologiques, pourvu que les effets en aient été
+soigneusement observés. Cette remarque est également applicable aux
+observations relatives à l'art de l'éducation, que les physiologistes
+ont d'ailleurs jusqu'ici beaucoup trop négligé de consulter. Ainsi,
+malgré ces importantes relations, l'indépendance et l'isolement de la
+biologie spéculative n'en demeurent pas moins incontestables.
+
+ [Note 27: Dans cette seconde application, la médecine
+ humaine est nécessairement comprise, comme cas principal.
+ Mais il n'en est pas de même sous le premier point de vue.
+ Quelque influence capitale que la biologie proprement dite
+ doive, sans doute, exercer sur la détermination, soit
+ générale, soit spéciale, du plan rationnel de l'éducation
+ humaine, ce serait exagérer très vicieusement cette relation
+ indispensable que de ranger cette grande question sous la
+ compétence exclusive et directe de la science biologique.
+ Car, l'éducation réelle de l'homme étant surtout dominée, à
+ chaque époque, par l'état correspondant du développement
+ social, c'est à la physique sociale, et non à la biologie,
+ qu'il appartient principalement de la diriger toujours, afin
+ d'éviter les utopies absolues et plus ou moins vagues, que
+ toute autre manière de s'écarter de l'empirisme à cet égard
+ tendrait inévitablement à faire naître, comme je
+ l'expliquerai dans le volume suivant.]
+
+En second lieu, l'étude des phénomènes vitaux doit être exactement
+assujettie, comme celle de tous les autres phénomènes naturels, à la
+division scientifique moins tranchée, mais presque aussi indispensable,
+de l'ensemble de nos recherches spéculatives en abstraites et concrètes;
+les unes seules vraiment fondamentales, les autres purement secondaires,
+quelle que soit leur extrême importance. L'étude concrète de chaque
+organisme comprend deux branches principales: 1º. son histoire naturelle
+proprement dite, c'est-à-dire, le tableau rationnel et direct de
+l'ensemble de son existence réelle; 2º. sa pathologie, c'est-à-dire
+l'examen systématique des diverses altérations dont il est susceptible,
+ce qui constitue une sorte d'appendice et de complément de son histoire.
+Ces deux ordres de considérations sont également étrangers, par leur
+nature, au vrai domaine philosophique de la biologie proprement dite. En
+effet, celle-ci doit toujours se borner à l'étude essentielle de l'état
+normal, en concevant l'analyse pathologique comme un simple moyen
+d'exploration, ainsi que je l'ai expliqué. De même, quoique les
+observations d'histoire naturelle puissent fournir à l'anatomie et à la
+physiologie de très précieuses indications, la vraie biologie n'en doit
+pas moins, tout en se servant d'un tel moyen, décomposer toujours
+l'étude, soit statique, soit dynamique, de chaque organisme dans celles
+de ses diverses parties constituantes, sur lesquelles seules peuvent
+immédiatement porter les lois biologiques fondamentales; tandis qu'une
+telle décomposition est, au contraire, directement opposée au véritable
+esprit de l'histoire naturelle, où l'être vivant est constamment
+envisagé dans l'ensemble indivisible de toutes ses différentes
+conditions d'existence. Si, d'une part, il est évident que l'analyse
+rationnelle de l'état pathologique suppose nécessairement la
+connaissance préalable des lois relatives à l'état normal, dont elle
+constitue un simple corollaire universel; d'une autre part, il n'est pas
+moins incontestable que l'établissement des saines théories générales de
+la biologie proprement dite, où tous les élémens de l'organisation et de
+la vie ont été ramenés à des lois uniformes et abstraites, doit
+spontanément conduire à l'étude concrète de leurs diverses combinaisons
+effectives dans chaque être particulier. Aucune autre catégorie de
+phénomènes ne fait ressortir d'une manière aussi prononcée la réalité et
+la nécessité de cette grande division philosophique entre la science
+abstraite, générale, et par suite fondamentale, et la science concrète,
+particulière, et par suite secondaire. En rapprochant ici cette division
+de la précédente; il convient de remarquer enfin que chacune des deux
+branches essentielles de la biologie concrète est plus spécialement en
+harmonie avec une des deux branches principales de l'art biologique,
+l'histoire naturelle, avec l'art de l'éducation; la pathologie, avec
+l'art médical. Tel est le vrai système philosophique des différentes
+parties générales de l'étude positive des corps vivans qui doivent être
+soigneusement écartées de la science biologique proprement dite, d'où
+elles dérivent d'une manière plus ou moins directe, désormais
+suffisamment caractérisée.
+
+Ainsi, quoique la philosophie positive puisse quelquefois éprouver le
+besoin d'employer la dénomination de _biologie_ pour désigner
+sommairement l'ensemble de l'étude réelle des corps vivans, envisagés
+sous tous les divers aspects généraux qui leur sont propres; on doit
+cependant réserver soigneusement cette importante expression comme titre
+spécial de la partie vraiment fondamentale de cette immense étude, où
+les recherches sont à la fois spéculatives et abstraites, conformément
+aux explications précédentes. Suivant l'esprit invariable de cet
+ouvrage, indiqué dès l'origine, cette partie doit seule être ici le
+sujet direct et permanent de notre examen philosophique, et je n'ai
+signalé les autres qu'afin de mieux caractériser sa véritable nature
+distinctive, qui se trouve ainsi très nettement prononcée. Considérons
+maintenant la principale distribution intérieure de cette biologie
+proprement dite.
+
+On conçoit aisément d'avance qu'une telle division ne saurait être, à
+beaucoup près, ni aussi tranchée ni aussi importante que celles qui
+viennent d'être examinées, puisqu'il s'agit ici d'un sujet philosophique
+toujours strictement identique, dont les divers aspects spéculatifs et
+abstraits s'éclairent mutuellement, et sont réellement inséparables.
+Nous pouvons imaginer sans peine un biologiste très éminent qui ne se
+serait jamais sérieusement occupé d'histoire naturelle proprement dite,
+surtout de pathologie, et à plus forte raison de thérapeutique; à peu
+près comme un astronome resté étranger à l'art nautique. De tels
+exemples commencent heureusement à devenir aujourd'hui très marqués; et
+le développement ultérieur de l'étude positive des corps vivans tendra
+naturellement à les multiplier sans cesse et à les caractériser
+davantage, en y perfectionnant la saine répartition du travail
+intellectuel. Au contraire, nous ne saurions comprendre désormais un
+vrai physiologiste qui ne serait point en même temps anatomiste, ni même
+réciproquement: et, depuis l'établissement de ce qu'on appelle la
+méthode naturelle en zoologie ou en botanique, les purs classificateurs,
+étrangers aux spéculations anatomiques et physiologiques, ont
+radicalement cessé d'être possibles; comme les anatomistes et les
+physiologistes, à leur tour, ne peuvent plus demeurer étrangers à la
+théorie des classifications. Je ne doute même nullement que ces trois
+ordres de travaux ne soient, dans la suite, beaucoup plus simultanément
+cultivés que nous ne le voyons aujourd'hui, quoique chaque biologiste
+puisse d'ailleurs accorder à l'un d'eux une préférence spéciale, ainsi
+qu'on l'observe à l'égard de toute autre science fondamentale. En un
+mot, la division qui nous reste à considérer ne peut plus exister entre
+des sciences vraiment distinctes, mais seulement entre les divers
+élémens essentiels d'une science nécessairement unique. Tel est le
+principe qui doit ici distinguer une indispensable distribution des
+travaux d'une stérile dispersion des efforts intellectuels.
+
+Quoiqu'il ne faille point attacher, à la division intérieure de la
+biologie proprement dite, une importance ni même une réalité exagérées,
+cette division n'en conserve pas moins une haute valeur philosophique,
+pour faire mieux concevoir l'ensemble rationnel de cette science
+fondamentale, et, par suite, pour en diriger l'exposition systématique.
+Une telle division consiste d'abord à décomposer, en général, l'étude
+spéculative et abstraite de l'organisme en statique et dynamique,
+suivant qu'on recherche les lois de l'organisation ou celles de la vie.
+En second lieu, la biologie statique doit être ensuite subdivisée en
+deux parties essentielles, suivant qu'on étudie isolément la structure
+et la composition de chaque organisme particulier, ou que l'on construit
+la grande hiérarchie biologique qui résulte de la comparaison
+rationnelle de tous les organismes connus; ces deux branches ont été
+fort heureusement désignées, à l'égard des animaux, par M. de
+Blainville, à l'aide des noms de _zootomie_ pour la première, et de
+_zootaxie_ pour la seconde, qu'il serait aisé de modifier commodément de
+manière à les rendre communs aux animaux et aux végétaux. La biologie
+dynamique, à laquelle pourrait être spécialement réservé le nom de
+_bionomie_, comme au but final de l'ensemble de ces études, ne comporte
+évidemment aucune subdivision analogue. Telles sont donc les trois
+branches générales de la science biologique: la biotomie, la biotaxie,
+et enfin la bionomie pure ou physiologie proprement dite; le nom de
+biologie étant consacré à désigner leur ensemble total.
+
+La seule définition de ces trois parties explique suffisamment leur
+vraie dépendance nécessaire, et par suite, détermine, sans aucune
+incertitude, leur coordination philosophique. Il serait heureusement
+inutile aujourd'hui de démontrer que les études physiologiques supposent
+préalablement des notions anatomiques; personne ne conteste plus qu'il
+soit indispensable de connaître la structure d'un appareil avant d'en
+étudier le jeu. Mais la subordination générale de la bionomie envers la
+biotaxie est jusqu'ici beaucoup moins profondément sentie. On ne saurait
+douter, néanmoins, que l'exacte connaissance du véritable rang
+qu'occupe chaque être vivant dans la hiérarchie biologique ne constitue,
+par sa nature, le premier fondement nécessaire de l'étude directe de
+l'ensemble de ses phénomènes, dont une telle position présente
+immédiatement l'aperçu le plus général, comme elle en sera plus tard le
+résumé le plus fidèle. Nous avons d'ailleurs suffisamment constaté déjà
+que la considération habituelle de cette hiérarchie est rigoureusement
+indispensable à l'usage rationnel du plus puissant moyen d'investigation
+que puissent admettre les recherches physiologiques, c'est-à-dire la
+méthode comparative proprement dite. Ainsi, la double relation
+nécessaire de la biologie dynamique à la biologie statique demeure
+également irrécusable sous quelque aspect qu'on l'envisage.
+
+Quant aux deux parties essentielles de la biologie statique, leur
+distinction doit naturellement être encore moins prononcée que celle qui
+les sépare l'une et l'autre de la physiologie proprement dite; et, par
+suite, leur vraie subordination respective est nécessairement moins
+sensible. Il semble même que, dans quelque ordre qu'on les place, on ne
+saurait éviter un véritable cercle vicieux général. Car, si, d'un côté,
+la classification rationnelle des êtres vivans exige la connaissance
+préalable de leur organisation, il est certain, d'une autre part, que
+l'anatomie elle-même, comme la physiologie, ne peut être convenablement
+étudiée, à l'égard de tous les organismes, sans se diriger toujours
+d'après une judicieuse institution préliminaire de la hiérarchie
+biologique. Aussi faut-il reconnaître, entre les études biotomiques et
+les études biotaxiques, une intime connexité mutuelle, qui rendra
+toujours solidaires leurs perfectionnemens respectifs, comme le
+développement de la science l'a constamment montré jusqu'ici. Néanmoins,
+une séparation nette et une coordination déterminée étant
+philosophiquement indispensables à notre intelligence, on ne saurait
+hésiter, ce me semble, à placer dogmatiquement la théorie de
+l'organisation avant celle de la classification. Car, celle-ci, à moins
+d'être réduite à un simple artifice mnémonique, a un besoin vraiment
+fondamental de la première; tandis qu'elle ne lui fournit, au contraire,
+qu'un important moyen de perfectionnement, dont l'absence ne
+s'opposerait même pas entièrement, comme nous l'avons reconnu, à un
+certain usage de la méthode comparative en anatomie, quoique son
+développement y fût, par cela même, beaucoup plus restreint. En un mot,
+on ne peut rationnellement classer que des organismes préalablement
+connus; au lieu que chacun d'eux peut et même doit être étudié, à un
+premier degré, sans être comparé aux autres. Rien ne s'oppose d'ailleurs
+à ce que, dans une exposition systématique de la philosophie anatomique,
+on emprunte directement à la biotaxie sa construction effective de la
+hiérarchie organique, afin d'éviter de scinder l'étude complète de la
+structure, ce qui constituerait un inconvénient beaucoup plus grave que
+n'en peut produire une semblable anticipation. Du reste, il faut
+reconnaître, à ce sujet, pour trancher toute difficulté philosophique,
+que, d'après un ordre quelconque, une première exposition du système des
+connaissances biologiques ne saurait jamais être pleinement
+satisfaisante, si elle n'est point conçue, dès l'origine, comme devant
+être ultérieurement complétée par une judicieuse révision générale,
+destinée à faire directement ressortir les relations essentielles de
+chaque partie avec les autres. Cette règle ne convient pas seulement aux
+deux grandes sections de la biologie statique, comparées l'une à
+l'autre; on doit également l'appliquer à l'harmonie fondamentale entre
+l'ensemble de la biologie statique et celui de la biologie dynamique. En
+effet, si le jeu d'un appareil quelconque ne saurait être convenablement
+étudié sans que sa structure soit d'abord connue, il n'est pas moins
+incontestable, en sens inverse, que cette structure elle-même sera bien
+mieux appréciée lorsqu'on pourra reprendre son analyse en considérant la
+fonction spéciale de chaque organe. Ainsi, ces questions de priorité,
+entre les diverses parties constituantes d'un sujet unique, ne peuvent
+avoir, par leur nature, l'importance exagérée qu'on y a trop souvent
+attachée, même sous le point de vue didactique. Il est d'ailleurs
+nécessaire d'ajouter qu'une telle nécessité de révision philosophique
+n'est nullement particulière au système des connaissances biologiques,
+où elle apparaît seulement avec un caractère plus prononcé, en vertu du
+consensus plus profond de ces diverses études. Nous avons déjà reconnu,
+dans la 36º leçon, l'existence d'une nécessité analogue, quoique moins
+tranchée, pour l'ensemble des études chimiques. Elle se manifeste aussi,
+comme je l'ai remarqué, à un degré plus ou moins sensible, envers toutes
+les autres sciences fondamentales, dont l'exposition rationnelle serait
+toujours notablement perfectionnée par l'usage systématique de ce double
+enseignement.
+
+La coordination philosophique des trois branches fondamentales de la
+biologie étant ainsi nettement caractérisée, la principale distribution
+intérieure de chacune d'elles, ne saurait maintenant présenter aucune
+difficulté essentielle. Nous pouvons la déduire, en effet, du principe
+universel qui a constamment dirigé jusqu'ici toutes nos distinctions
+encyclopédiques, et qui préside évidemment à la subordination que nous
+venons d'examiner, le principe du degré de généralité et d'abstraction
+des diverses études, d'où résulte leur vraie dépendance mutuelle. Ce
+principe conduit directement ici à placer la théorie, soit statique,
+soit dynamique, de la vie organique proprement dite avant celle de la
+vie animale, puisque celle-ci, en même temps qu'elle est plus spéciale
+et plus compliquée, repose nécessairement sur la première, qui, au
+contraire, en est indépendante dans ses élémens les plus essentiels. La
+même règle suffit aussi à établir une disposition rationnelle entre les
+diverses études relatives à l'une ou à l'autre vie, en plaçant toujours
+après les autres celles dont le sujet propre devient plus spécial et
+plus compliqué, et qui, par cela même, dépendent constamment des
+précédentes. De cette manière, la théorie des fonctions et des organes
+les plus élevés de l'homme termine naturellement le système biologique;
+et les moyens s'accumulent graduellement à mesure que les difficultés
+s'accroissent, comme l'exige toute judicieuse organisation des
+recherches scientifiques.
+
+On a souvent agité la question si, en étudiant chaque organe ou chaque
+fonction dans toute la série biologique, il convient de préférer l'ordre
+naturel de la formation de cette série, qui commence nécessairement par
+l'homme, ou bien l'ordre inverse, qui présente l'avantage d'une
+complication croissant peu à peu. Cette question de philosophie
+biologique n'a pas l'importance démesurée qu'on lui a trop fréquemment
+attribuée, puisque tous les bons esprits reconnaissent d'ailleurs la
+nécessité et la possibilité d'employer tour à tour les deux ordres à
+l'égard d'une recherche quelconque, quel que soit celui qu'on ait
+d'abord adopté. Néanmoins, il faudrait ce me semble, distinguer, à ce
+sujet, entre l'étude de la vie organique et celle de la vie animale.
+Pour les fonctions fondamentales de la première, qui sont
+essentiellement chimiques, il est beaucoup moins nécessaire de commencer
+par l'homme, en descendant toujours la hiérarchie biologique. Je conçois
+même que l'on pourrait, sous ce point de vue, trouver un grand avantage
+scientifique à procéder en sens inverse, en considérant d'abord
+l'organisme végétal, où, comme je l'ai déjà remarqué, ces fonctions sont
+à la fois plus pures et plus prononcées, et comportent, à ce titre, une
+étude plus facile et plus complète. Du reste, il n'en serait pas moins
+utile de se représenter ensuite l'enchaînement opposé, afin de mieux
+saisir l'influence capitale exercée, dans les êtres supérieurs, par les
+actions animales sur les phénomènes purement végétatifs. Mais, au
+contraire, toute recherche, soit anatomique, soit physiologique,
+relative à la vie animale elle-même, serait essentiellement obscure si
+elle ne commençait par la considération de l'homme, seul être où un tel
+ordre de phénomènes soit jamais immédiatement intelligible. C'est
+nécessairement l'état évident de l'homme, de plus en plus dégradé, et
+non l'état indécis de l'éponge, de plus en plus perfectionné, que nous
+pouvons poursuivre dans toute la série animale, quand nous y analysons
+l'un quelconque des caractères constitutifs de l'animalité. Dans ce cas,
+les mêmes motifs qui président inévitablement à la construction de
+l'échelle biologique doivent aussi en diriger essentiellement
+l'application rationnelle, ce qui est loin d'être indispensable à
+l'égard des autres questions. Si nous paraissons ici nous écarter de la
+marche ordinaire, où nous procédions toujours du sujet le plus général
+et le plus simple au plus particulier et au plus complexe, c'est
+uniquement afin de nous mieux conformer, sans aucune puérile affectation
+de symétrie scientifique, au vrai principe philosophique qui nous a
+d'abord prescrit cette marche générale, et qui consiste à passer
+constamment du plus connu au moins connu. C'est, du reste, la seule
+classe de recherches pour laquelle une telle marche cesse d'être la plus
+convenable aux études biologiques.
+
+Telles sont les considérations principales que je devais actuellement
+indiquer sur la division nécessaire du système des connaissances
+biologiques et sur la coordination rationnelle de ses vrais élémens
+généraux. Ainsi se trouve complété l'examen philosophique de l'ensemble
+de la science biologique, directement envisagée sous tous les divers
+aspects fondamentaux qui lui sont propres, comme je devais ici le faire.
+Si l'étendue de ce discours a beaucoup excédé les bornes ordinaires dans
+lesquelles j'avais pu renfermer jusqu'à présent l'exécution d'une telle
+opération philosophique à l'égard des autres sciences fondamentales, il
+faut l'attribuer surtout à un concours spécial et nécessaire de
+nouvelles difficultés capitales. Une science beaucoup plus récente, et
+dont le vrai caractère spéculatif, jusqu'ici plus imparfaitement
+apprécié, est toutefois plus important à établir avec une scrupuleuse
+exactitude philosophique; une destination générale moins bien connue, et
+néanmoins plus spécialement indispensable à définir rigoureusement; des
+moyens essentiels d'investigation plus variés et plus étendus, et, en
+même temps moins exactement jugés; des relations encyclopédiques plus
+multipliées et plus profondes, et cependant plus mal conçues; des
+propriétés philosophiques plus étendues et plus capitales, et toutefois
+confusément senties; enfin, des aspects élémentaires plus nombreux et
+mieux prononcés, et pourtant moins bien séparés et coordonnés; tous ces
+motifs réunis expliquent assez, sans doute, le développement inusité de
+cet indispensable examen. Du reste, ce grand travail préliminaire nous
+permettra d'exécuter maintenant, d'une manière beaucoup plus rapide,
+quoique suffisante à la destination de ce traité, l'appréciation
+philosophique plus spéciale de cette belle science fondamentale, dont
+les détails, d'ailleurs si peu satisfaisans jusqu'ici, ne doivent
+nullement nous occuper, et dont il nous reste seulement à mieux
+caractériser le véritable esprit, dans les leçons suivantes, par le
+jugement séparé de chacune de ses diverses parties essentielles,
+coordonnées entre elles suivant le plan général ci-dessus indiqué,
+depuis les simples considérations de pure anatomie jusqu'à cette étude
+positive des phénomènes intellectuels et effectifs les plus élevés de la
+nature humaine, d'où résultera ensuite la transition spontanée de la
+biologie à la physique sociale, objet final de cet ouvrage.
+
+
+
+
+QUARANTE-UNIÈME LEÇON.
+
+Considérations générales sur la philosophie anatomique.
+
+D'après les principes établis dans le discours précédent, l'étude
+statique des corps vivans ne pouvait être philosophiquement constituée
+tant qu'elle n'était point systématiquement étendue à l'ensemble des
+organismes connus; condition que l'esprit humain n'a réellement commencé
+à remplir, d'une manière suffisamment large et rationnelle, que pendant
+la seconde moitié du siècle dernier, par les travaux de Daubenton et
+surtout de Vicq-d'Azyr, dont les leçons et les écrits de Cuvier ont tant
+propagé et accéléré l'influence régénératrice. Mais quelque
+indispensable que fût évidemment cette conception fondamentale pour
+permettre le développement de la véritable science anatomique, en
+résultat final des recherches préparatoires qui avaient eu lieu
+jusqu'alors, il importe de reconnaître que, par elle-même, elle ne
+pouvait entièrement suffire à imprimer à la biologie statique son vrai
+caractère définitif, sans avoir d'abord été complétée et régularisée
+d'après une autre grande notion de philosophie biologique, due au génie
+de notre immortel Bichat. On conçoit que j'ai ici en vue cette pensée
+capitale de la décomposition générale de l'organisme en ses divers
+tissus élémentaires, dont la haute portée philosophique ne me semble pas
+encore dignement appréciée.
+
+Le développement naturel de l'anatomie comparative aurait tendu sans
+doute à nous dévoiler tôt ou tard, en quelque sorte spontanément, cette
+lumineuse analyse. Car, l'examen approfondi de l'ensemble de la
+hiérarchie organique, depuis les derniers rangs jusqu'à l'homme, nous
+présente successivement, de la manière la plus irrécusable, les
+différens tissus anatomiques avec tous les caractères qui leur sont
+propres, à mesure que les diverses fonctions, d'abord confondues et
+ébauchées, se spécialisent et se prononcent davantage. Mais une telle
+marche, quoique certaine, eût été nécessairement très lente: on en peut
+aisément juger en considérant combien, même aujourd'hui, la plupart des
+anatomistes comparans répugnent encore à abandonner enfin l'étude
+exclusive des appareils, malgré que, depuis Bichat, aucun d'eux ne
+conteste, en principe, l'importance prépondérante de l'étude des tissus.
+En tous genres, les changemens relatifs à la méthode sont
+inévitablement les plus difficiles à réaliser; et, vu la faiblesse de
+notre intelligence, il n'y a peut-être pas d'exemple qu'ils se soient
+jamais accomplis en résultat spontané des progrès successifs dirigés par
+les anciennes méthodes, sans l'impulsion directe et extérieure d'une
+nouvelle conception originale, assez énergique pour produire, dans le
+système de nos études, une indispensable révolution. La biologie, en
+vertu de sa complication supérieure, doit être plus soumise qu'aucune
+autre science fondamentale à une telle nécessité. A la vérité, la
+multiplicité bien plus variée et l'intime connexion mutuelle des
+différens points de vue généraux qui la caractérisent, lui présentent,
+comme je l'ai établi, une sorte de compensation, en augmentant les
+ressources essentielles qui résultent de leur application réciproque.
+Cette propriété a été utilisée de la manière la plus heureuse dans le
+cas actuel.
+
+Quoique l'analyse zoologique fournisse le moyen le plus rationnel et le
+plus complet d'effectuer la séparation des divers tissus organiques, et
+surtout de préciser le vrai sens philosophique de cette grande notion,
+l'analyse pathologique offrait, par sa nature, une voie bien plus
+directe et plus rapide pour suggérer la première pensée d'une semblable
+décomposition, même en se bornant à la seule considération de
+l'organisme humain. Aussitôt que l'étude générale de l'anatomie
+pathologique eût été fondée par les travaux de l'illustre Morgagni, il
+était pour ainsi dire impossible, malgré la division purement
+topographique maintenue par ce grand anatomiste, qu'on tardât à
+reconnaître que, dans les maladies les mieux caractérisées, aucun organe
+proprement dit n'est jamais entièrement lésé, et que les altérations
+sont ordinairement limitées à certaines de ses parties constituantes,
+pendant que les autres conservent leur état normal. La distinction des
+divers tissus élémentaires n'aurait pu, sous aucun autre aspect, se
+manifester d'une manière aussi nette et aussi sensible, indépendamment
+de l'active sollicitude qu'une telle origine devait si directement
+inspirer. Par l'évidente association, dans un seul organe, de tissus
+restés sains à des tissus déjà altérés, et, en second lieu, par la
+considération, non moins décisive, des organes différens affectés de
+maladies semblables en vertu de la lésion d'un tissu commun, l'analyse
+des principaux élémens anatomiques était, de toute nécessité,
+spontanément ébauchée, en même temps que l'étude des tissus se
+présentait directement ainsi comme plus importante que celle des
+organes. Il serait contraire à l'esprit de cet ouvrage d'insister
+davantage sur l'influence capitale d'une telle notion pour le
+perfectionnement de la pathologie, dont elle constitue désormais le vrai
+point de départ philosophique comme Bichat l'a si bien établi. Mais j'ai
+jugé indispensable de caractériser nettement la nécessité intellectuelle
+qui devait naturellement attribuer à l'analyse pathologique
+l'introduction primitive d'un élément aussi essentiel de la philosophie
+biologique. Ce fut, en effet, l'heureuse innovation purement
+pathologique de Pinel sur la considération simultanée des maladies
+propres aux diverses membranes muqueuses, qui provoqua, comme on sait,
+dans le génie de Bichat, le développement de cette grande conception, si
+justement devenue son plus beau titre scientifique. Telle est la
+mémorable filiation suivant laquelle Bichat, quoique resté
+essentiellement étranger à l'étude de la hiérarchie organique, devait
+enlever, à ceux qui cultivaient spécialement l'anatomie comparative, la
+découverte de l'une des idées-mères les plus indispensables au
+perfectionnement général de la philosophie anatomique.
+
+J'ai toujours profondément admiré, à ce sujet, avec quelle énergique
+supériorité intrinsèque l'intelligence de Bichat, si puissamment
+rappelée, par la nature de son éducation, et par l'origine même de
+cette grande pensée, vers la considération exclusive des applications
+pathologiques, avait su néanmoins se maintenir constamment au vrai point
+de vue général de la biologie spéculative, sans qu'un tel essor fût
+aucunement soutenu par la salutaire influence de l'anatomie comparative.
+Son travail a même essentiellement consisté, sous le point de vue
+philosophique, à rattacher rationnellement à l'état normal une notion
+primitivement déduite de l'état pathologique, en vertu probablement de
+cette réflexion naturelle que, si les divers tissus d'un même organe
+peuvent être isolément malades et chacun à sa manière, cela seul doit
+indiquer que, dans l'état sain, ils offrent nécessairement des modes
+d'existence distincts, dont la vie de l'organe est réellement composée.
+L'ensemble du traité de Bichat a pour objet essentiel d'établir _à
+posteriori_ le développement le plus satisfaisant de ce principe
+évident, jusqu'alors entièrement inaperçu, et désormais inébranlable. On
+doit seulement regretter, à cet égard, que Bichat, en créant si
+glorieusement ce nouvel aspect fondamental de la science anatomique, ne
+l'ait point caractérisé par un titre plus expressif que celui qu'il a
+choisi, et dont une telle autorité tend à interdire la rectification
+usuelle; la dénomination d'anatomie _abstraite_ ou _élémentaire_ serait
+certainement plus convenable que le nom d'anatomie _générale_, pour
+marquer le véritable esprit qui distingue cette considération statique
+de l'organisme, et pour indiquer en même temps sa vraie relation avec
+les autres points de vue anatomiques.
+
+Telle est l'origine propre de la grande notion primordiale qui, dans le
+système définitif de la saine philosophie anatomique, me paraît destinée
+à compléter la conception essentielle de la hiérarchie organique, ou,
+pour mieux dire, à diriger l'application précise de cette conception
+universelle à l'étude statique des corps vivans. À mes yeux, la
+philosophie anatomique ne commence réellement à prendre son vrai
+caractère définitif que depuis l'époque très récente où l'esprit humain
+tend à combiner profondément ces deux idées-mères. C'est donc sur cette
+combinaison fondamentale, jusqu'ici si imparfaitement accomplie, que
+notre examen philosophique doit surtout porter désormais, afin
+d'indiquer nettement et sa double influence nécessaire et les
+principales conditions qu'elle exige.
+
+La distinction irrationnelle, encore dominante chez la plupart des
+anatomistes, même parmi les plus avancés, entre les différentes espèces
+d'anatomie, au nombre de cinq ou six au moins, suffirait seule pour
+constater indirectement que les divers points de vue généraux propres à
+la science anatomique ne sont pas aujourd'hui systématiquement
+coordonnés les uns aux autres d'après leurs vraies relations
+élémentaires. Car, une telle dispersion de la science provient surtout
+de la considération isolée et exclusive de chacun de ces points de vue,
+et témoigne clairement qu'on s'inquiète peu de leur subordination
+mutuelle. On peut, sans doute, pour les différens usages, poursuivre
+l'étude anatomique de l'organisme jusqu'à tel ou tel degré de
+développement spécial: on peut aussi en diriger l'application vers telle
+ou telle destination déterminée. Mais, si la science était
+définitivement constituée d'une manière vraiment philosophique, elle
+serait au fond toujours la même, dans quelque intention qu'elle fût
+étudiée, parce que tous ses divers aspects fondamentaux s'y trouveraient
+intimement combinés. Par leur nature, ils forment un système
+rationnellement indissoluble: leur vaine séparation tend à dissimuler la
+plus importante partie de la science, qui consiste dans le développement
+de leur enchaînement réciproque. Ainsi, nous ne devons ici reconnaître
+qu'une seule anatomie scientifique, nécessairement homogène et complète,
+principalement caractérisée par la combinaison philosophique de la
+méthode comparative avec la notion fondamentale de la décomposition des
+organes en tissus.
+
+Quelle peut être, en effet, la rationnalité générale de l'anatomie
+comparée, même étendue à l'ensemble systématique de la hiérarchie
+organique, lorsqu'on persiste aujourd'hui à la réduire, comme on a dû le
+faire autrefois, à la seule étude des appareils, sans lui donner pour
+base l'étude préalable de leurs vrais élémens anatomiques? Le dernier,
+le plus spécial, et le plus complexe des degrés d'organisation
+pourrait-il être convenablement examiné, en faisant ainsi abstraction du
+degré le plus élémentaire, le plus général, et le plus simple? Du point
+de vue philosophique, il est incontestable que l'anatomie rationnelle
+doit nécessairement commencer par l'étude des tissus, pour analyser
+ensuite les lois de leurs diverses combinaisons en organes, et
+considérer enfin le groupement de ces organes eux-mêmes en appareils
+proprement dits: tel est, évidemment, l'ordre naturel et invariable des
+spéculations anatomiques[28]. Il n'y a point là sans doute plusieurs
+sortes d'anatomie, mais diverses phases nécessaires et successives d'un
+système unique, dont chacune ne saurait être complétement jugée que par
+sa relation avec les autres. En elle-même, l'étude des tissus, quelque
+fondamentale qu'elle soit, est purement préliminaire: car, les tissus,
+isolément envisagés, n'ont qu'une simple existence abstraite, dont
+l'examen des organes et même des appareils peut seul fixer la véritable
+notion. D'une autre part, l'étude des appareils et des organes ne
+saurait avoir aucun fondement rationnel sans une exacte connaissance
+préliminaire des élémens anatomiques qui les composent. Ces différens
+aspects statiques de l'organisme sont donc nécessairement inséparables,
+et complémentaires les uns des autres. En un mot, pour découvrir les
+lois de la structure générale des corps vivans, il a été indispensable
+de décomposer rationnellement l'organisme: l'étude des tissus constitue
+le dernier terme philosophique de cette analyse fondamentale, ébauchée,
+dès l'origine de la science, par la subdivision presque spontanée des
+appareils en organes, dont la première n'est réellement qu'une suite
+inévitable, quoique profondément cachée.
+
+ [Note 28: Pour philosopher d'une manière pleinement
+ rationnelle sur la structure générale des corps vivans, il
+ est même, ce me semble, indispensable d'intercaler, avec M.
+ de Blainville, entre l'idée de _tissu_ ou plutôt d'_élément
+ anatomique_, et l'idée d'_organe_ proprement dit, une
+ nouvelle abstraction anatomique, qui consiste dans la notion
+ de _parenchyme_, telle que l'a définie cet illustre
+ anatomiste. Cette notion se rapporte à la pure composition,
+ c'est-à-dire à la combinaison des élémens qui constituent
+ chaque parenchyme existant, et abstraction faite de la
+ considération de forme déterminée, qui devient, au
+ contraire, le principal attribut caractéristique de l'idée
+ d'organe. Tel doit donc être, en résumé, l'ordre graduel et
+ définitif des divers degrés généraux de la spéculation
+ anatomique, suivant leur enchaînement nécessaire et leur
+ complication croissante: d'abord, le tissu ou l'élément, qui
+ détermine la _structure_ fondamentale; en second lieu, le
+ parenchyme, qui fixe la _composition_ anatomique
+ essentielle; ensuite, l'organe, où l'on envisage surtout la
+ _forme_ spéciale que prend chaque parenchyme conformément à
+ sa destination; et enfin, l'appareil, où domine la
+ considération nouvelle de la _disposition_ réciproque des
+ organes constituans, auxquels d'ailleurs peuvent s'ajouter
+ le plus souvent les _produits_ correspondans.]
+
+Depuis que les principes essentiels de l'analyse anatomique ont été
+ainsi pleinement dévoilés par le génie de Bichat, l'esprit général
+suivant lequel l'anatomie comparée avait dû jusqu'alors être
+habituellement cultivée aurait sans doute radicalement changé, si la
+vraie capacité philosophique n'était point malheureusement la plus rare
+de toutes. Après la haute impulsion régénératrice que Bichat produisit,
+il est presque inconcevable que la plupart des anatomistes comparans
+persistent encore à suivre aveuglément le plan primitif des recherches,
+uniquement, sans doute, parce que Bichat n'avait pu lui-même donner
+l'exemple de la combinaison de son analyse anatomique avec l'étude déjà
+ébauchée de la hiérarchie organique. Il me paraît incontestable que ce
+puissant rénovateur n'eût point hésité à faire ce dernier pas
+fondamental, conséquence nécessaire de ses premiers travaux, si son
+admirable carrière n'avait pas été aussi déplorablement abrégée.
+L'impartiale postérité jugera probablement avec une haute sévérité la
+portée philosophique de Cuvier, malgré sa réputation infiniment
+exagérée, en considérant surtout que, nonobstant l'influence du grand
+Bichat, il a continué à s'occuper, en anatomie comparée, de l'étude
+exclusive des appareils, sans que jamais il ait paru sentir l'importance
+supérieure de l'étude des tissus, et la révolution prochaine qui devait
+nécessairement en résulter dans le système général de la science
+anatomique. Néanmoins, l'application complète de la méthode comparative
+à l'analyse des tissus dans l'ensemble de la série biologique, quoique
+retardée par un tel exemple, commence enfin à être dignement appréciée
+aujourd'hui de tous les esprits supérieurs: cet heureux résultat est dû
+principalement aux travaux de Meckel en Allemagne, et de M. de
+Blainville en France. Toutefois, cette nouvelle disposition des
+intelligences n'est point encore assez énergique ni assez profonde pour
+avoir réformé, comme elle devra le faire, la direction habituelle du
+système des spéculations anatomiques.
+
+Quelque imparfaite que doive être jusqu'ici une combinaison aussi
+récente, elle a cependant déjà introduit, ce me semble, des
+perfectionnemens vraiment fondamentaux dans l'étude générale des élémens
+anatomiques, telle que Bichat l'avait créée. Ce grand anatomiste, étant
+essentiellement réduit à la seule considération de l'homme, n'avait pu
+employer la méthode comparative que dans ses deux modes les plus simples
+et les plus restreints, la comparaison des parties et celle des âges,
+auxquelles son génie a su donner une si admirable efficacité. On devait
+donc s'attendre à voir s'opérer, dans son idée-mère, d'heureuses et
+profondes transformations, aussitôt qu'elle aurait pu subir l'épreuve
+décisive de la comparaison anatomique, envisagée surtout dans son
+extension philosophique à l'ensemble de la hiérarchie biologique, qui
+constitue notre plus puissant moyen d'exploration organique. Ces
+modifications essentielles ont tendu jusqu'ici, soit à compléter, sous
+divers rapports importans, le principe fondamental de philosophie
+anatomique établi par Bichat, soit même à en rectifier, à plusieurs
+titres intéressans, la conception générale.
+
+Le plus profond de ces perfectionnemens, surtout sous le point de vue
+logique, me paraît consister dans la distinction capitale introduite par
+M. de Blainville entre les vrais _élémens_ anatomiques et les simples
+_produits_ de l'organisme, que Bichat avait essentiellement confondus.
+J'ai déjà signalé, dans la première partie de ce volume, la haute
+importance d'une telle séparation pour l'étude chimique des substances
+organiques. Nous devons maintenant la considérer, d'une manière directe,
+comme conception anatomique.
+
+On a reconnu ci-dessus que la vie, réduite à sa notion la plus simple et
+la plus générale, est essentiellement caractérisée par le double
+mouvement continu d'absorption et d'exhalation, dû à l'action réciproque
+de l'organisme et du milieu ambiant, et propre à maintenir, entre
+certaines limites de variation, pendant un temps déterminé, l'intégrité
+de l'organisation. Il en résulte que, envisagé à un instant quelconque
+de sa durée, tout corps vivant doit nécessairement présenter, dans sa
+structure et dans sa composition, deux ordres de principes très
+différens: les matières absorbées, à l'état d'assimilation; les matières
+exhalées, à l'état de séparation. Telle est la vraie source primordiale
+de la grande distinction anatomique entre les élémens et les produits
+organiques. Les corps absorbés, quand ils ont été complétement
+assimilés, constituent seuls, en effet, les véritables matériaux de
+l'organisme proprement dit; les substances exhalées, soit solides, soit
+fluides, après leur entière séparation, sont devenues réellement
+étrangères à l'organisme, où elles ne pourraient, en général, long-temps
+séjourner sans danger. Considérés à l'état solide, les vrais élémens
+anatomiques se trouvent toujours nécessairement en continuité de tissu
+avec l'ensemble de l'organisme; s'il s'agit d'élémens fluides, soit
+stagnans, soit circulans, ils reposent constamment dans la profondeur
+même du tissu général, dont ils sont également inséparables. Quant aux
+simples produits, au contraire, ils ne sont jamais que déposés, pour un
+temps plus ou moins limité, à la surface extérieure ou intérieure de
+l'organisme, avec laquelle ils ne sauraient contracter aucune véritable
+continuité. Sous le point de vue dynamique, les différences ne sont pas
+moins caractéristiques. En effet, les élémens proprement dits doivent
+seuls être envisagés comme réellement vivans; seuls ils participent au
+double mouvement vital; seuls ils croissent ou décroissent par
+intùs-susception. Avant même d'être finalement excrétés, les produits
+sont déjà des substances essentiellement mortes, qui ne croissent que
+par une juxta-position purement inorganique, et dont les altérations
+chimiques ultérieures, indépendantes de l'action vitale, sont
+nécessairement identiques à celles que ces substances pourraient
+éprouver, en-dehors de l'organisme, sous de semblables influences
+moléculaires.
+
+Quelque inattaquable que soit, en principe, cette conception
+fondamentale, son application peut présenter, en certains cas, de
+véritables difficultés, pour opérer, entre les élémens et les produits,
+une exacte et judicieuse séparation, lorsque, comme il arrive souvent,
+ils se combinent dans une même disposition anatomique afin de concourir
+à une même fonction. Tous les produits, en effet, ne sont point, ainsi
+que la sueur, l'urine, les fèces, etc., destinés à être plus ou moins
+immédiatement expulsés sans aucun usage ultérieur dans l'économie
+organique. Plusieurs autres, tels que la salive, les sucs gastriques, la
+bile, etc., exercent, comme substances extérieures, et en vertu de leur
+composition chimique, une action indispensable pour préparer, chez tous
+les êtres un peu élevés, l'assimilation des matériaux organiques. Ces
+corps devenant ainsi susceptibles de rentrer réellement, du moins en
+partie, dans l'organisme, on peut éprouver beaucoup d'embarras à fixer,
+avec une scrupuleuse précision, le vrai moment où ils cessent d'être de
+simples produits pour se transformer en véritables élémens, c'est-à-dire
+le passage rigoureux de l'état inorganique à l'état organique, de la
+mort à la vie. Ainsi, par exemple, le chyle, considéré sur l'intestin,
+n'est, incontestablement, qu'un produit, tandis que, après son
+absorption, il finit bientôt par se convertir en élément fluide, sans
+qu'on puisse aujourd'hui assigner rigoureusement à quelle époque
+précise il change de caractère. Mais de telles incertitudes sont, en
+réalité, trop peu considérables, et elles tiennent trop évidemment à
+l'extrême imperfection actuelle de notre analyse des phénomènes vitaux,
+pour ébranler, en aucune manière, la distinction fondamentale entre les
+produits et les élémens de l'organisme, si clairement indiquée, en
+principe, par la définition même de l'état vital, et si nettement
+établie, en fait, par tant d'irrécusables comparaisons. Il convient,
+néanmoins, de remarquer encore, à ce sujet, afin d'avoir signalé toutes
+les principales sources de difficultés, que, en d'autres circonstances,
+certains produits, surtout parmi les solides, sont étroitement unis à de
+vrais élémens anatomiques dans la structure de certains appareils,
+auxquels ils fournissent des moyens essentiels de perfectionnement.
+Telles sont, par exemple, la plupart des productions épidermiques, les
+poils, et éminemment les dents proprement dites. En général, cette
+notion forme une des bases indispensables de l'importante en lumineuse
+théorie du _phanère_, si heureusement créée par M. de Blainville, et que
+j'aurai l'occasion naturelle de caractériser ultérieurement. Mais, sous
+ce point de vue, une dissection délicate et éclairée, la seule
+considération de la position qui est toujours extérieure quant à la
+partie purement produite de l'appareil, et même une analyse judicieuse
+de l'ensemble de la fonction, doivent constamment dissiper toute
+incertitude, et permettent, en effet, d'assigner, avec une sévère
+exactitude, ce qu'il y a de vraiment organique et de simplement
+inorganique dans la structure proposée, quelque équivoque que son
+caractère puisse d'abord paraître à un anatomiste mal préparé. On
+conçoit, toutefois, que la considération de ces cas litigieux ait dû
+donner lieu à beaucoup de fausses appréciations, avant que le principe
+général propre à les rectifier eût pu être distinctement saisi. C'est
+ainsi que Bichat a confondu les dents parmi les os, et qu'il a érigés en
+tissus, à la suite du tissu cutané, l'épiderme et les poils. Quelque
+naturelle, et même inévitable, que fût à cette époque une semblable
+erreur, sa rectification n'en avait pas moins, évidemment, une
+importance capitale; car, une telle confusion s'opposait directement à
+toute définition nette et générale de l'idée de _tissu_, ou plutôt
+d'_élément anatomique_, qui pouvait devenir dès lors entièrement vague
+et indéterminée. Enfin, il convient de remarquer ici que cet
+éclaircissement fondamental devait être nécessairement un des résultats
+les plus immédiats d'une application large et rationnelle de la méthode
+comparative au grand principe de philosophie anatomique établi par
+Bichat. La considération approfondie de l'ensemble de la hiérarchie
+animale montre, en effet, de la manière la plus sensible, que ces
+parties inorganiques, qui, dans l'homme, paraissent inséparables de
+l'appareil essentiel, n'y constituent réellement, au contraire, que de
+simples moyens de perfectionnement, dont l'introduction graduelle
+s'opère toujours à des termes assignables de la série biologique
+ascendante.
+
+Ainsi, malgré ces divers ordres de difficultés, la distinction
+fondamentale de M. de Blainville entre les élémens anatomiques et les
+produits organiques, quoiqu'elle ne soit pas encore habituellement
+employée par la masse des anatomistes, me paraît devoir être regardée
+comme irrévocablement acquise au domaine essentiel de la philosophie
+anatomique, où elle constitue désormais le complément nécessaire et même
+l'épuration indispensable de l'idée-mère de Bichat, qui, sans une telle
+explication, ne saurait avoir, à mes yeux, un caractère vraiment
+rationnel. Ce n'est point à dire, sans doute, que l'étude des produits
+doive être aucunement négligée par les anatomistes. Elle a, évidemment,
+au contraire, d'après les indications précédentes, une extrême
+importance pour la physiologie, dont les principaux phénomènes seraient
+radicalement inintelligibles, si on ne prenait profondément en
+considération la constitution exacte des divers produits et les
+différentes modifications qu'ils comportent. Comment pourrait-on se
+former aucune idée nette du grand phénomène de l'exhalation, qui
+constitue l'un des deux élémens généraux de l'état vital, si l'on ne
+compare point convenablement, avec la nature de l'organisme exhalant,
+celle du produit exhalé, à un degré quelconque de l'échelle biologique?
+D'ailleurs, tout produit devant ordinairement séjourner, pendant un
+temps plus ou moins long, et quelquefois très étendu, à la surface
+intérieure ou extérieure de l'organisme, il exerce nécessairement sur
+lui, comme corps étranger, une action souvent très prononcée, dont
+l'analyse est indispensable. Enfin, cette nécessité devient plus
+spécialement évidente à l'égard des produits qui doivent, sous une autre
+forme, rentrer ultérieurement dans l'organisme, aussi bien qu'envers
+ceux destinés à s'incorporer anatomiquement, d'une manière permanente,
+aux élémens proprement dits, conformément à l'explication ci-dessus
+indiquée. Mais c'est surtout en étudiant la vie pathologique qu'on doit
+éprouver le plus vivement le besoin profond d'une exacte connaissance de
+toutes les classes de produits. Soit qu'on les envisage comme
+résultats, ou comme modificateurs, leur considération fournit
+habituellement les indices les moins irrécusables et les plus précis des
+principales altérations organiques, et présente en même temps la
+véritable origine d'un grand nombre d'entre elles. Ainsi, sous aucun
+rapport, la théorie des produits organiques ne perdra rien de son
+importance primitive pour être désormais soigneusement séparée de
+l'étude des vrais élémens anatomiques: et, au contraire, cette
+séparation rationnelle, en élaguant sans retour de faux rapprochemens,
+tend à fixer, d'une manière bien plus directe, l'attention spéciale des
+biologistes sur la participation réelle des produits organiques à
+l'ensemble des phénomènes vitaux, soit normaux, soit anormaux. Il
+résulte seulement du concours des considérations précédentes que, dans
+l'ordre des spéculations purement anatomiques, c'est-à-dire quant à la
+notion statique de l'organisme, l'étude des produits devra être
+effectivement classée comme secondaire à la suite de la théorie des
+élémens proprement dits, et avant de procéder à la combinaison de
+ceux-ci en organes et finalement en appareils. Car, il est maintenant
+incontestable que ces élémens constituent seuls la trame fondamentale
+dont l'organisme est essentiellement formé, et d'où l'on pourrait, du
+moins abstraitement, concevoir retirés tous les simples produits, sans
+que l'idée générale d'organisation cessât réellement de subsister.
+
+La considération des produits organiques étant une fois rationnellement
+écartée de la véritable analyse anatomique, cette analyse a pu acquérir
+dès lors un caractère de plénitude et de netteté, qui était
+primitivement impossible, faute d'un principe suffisamment circonscrit.
+Ainsi, l'on a pu entreprendre enfin une exacte énumération de tous les
+vrais élémens anatomiques, soit solides, soit fluides, tandis que
+Bichat, pour ne point tomber dans un vague indéfini, avait dû se borner
+à l'examen des seuls élémens solides, auxquels la notion de _tissu_
+était exclusivement applicable. D'un autre côté, la classification de
+ces tissus d'après leurs véritables relations générales, et même leur
+réduction philosophique à un seul tissu fondamental diversement modifié
+suivant des lois déterminées, ont pu remplacer l'ordre purement factice
+et essentiellement arbitraire que Bichat avait dû suivre dans leur
+étude. Telles sont les deux autres transformations capitales,
+nécessairement co-relatives, qu'une heureuse application générale de la
+méthode comparative a fait subir jusqu'ici à la grande théorie
+anatomique de Bichat. Ces deux derniers ordres de perfectionnemens, qui
+nous restent maintenant à caractériser, seraient l'un et l'autre
+évidemment impossibles, ou du moins illusoires, s'ils n'étaient point
+conçus comme subordonnés à la séparation primordiale entre les élémens
+et les produits, qui peut seule circonscrire, d'une manière réellement
+scientifique, le véritable champ général de l'analyse anatomique
+fondamentale. Occupons-nous d'abord de la première considération, qui se
+rattache nécessairement à la grande question de la vitalité des fluides
+organiques, sur laquelle les idées sont encore loin, ce me semble,
+d'être suffisamment fixées.
+
+Un premier coup d'oeil sur l'ensemble de la nature organique, depuis
+l'homme jusqu'au végétal, montre clairement que tout corps vivant est
+continuellement formé d'une certaine combinaison de solides et de
+fluides, dont les proportions varient d'ailleurs, suivant les espèces,
+entre des limites très écartées. La définition même de l'état vital
+suppose évidemment l'harmonie nécessaire de ces deux sortes de principes
+constituans, mutuellement indispensables. Car, ce double mouvement
+intestin de composition et de décomposition permanentes, qui caractérise
+essentiellement la vie générale, ne saurait être conçu, à aucun degré,
+dans un système entièrement solide. D'un autre côté, indépendamment de
+ce qu'une masse purement liquide, et à plus forte raison gazeuse, ne
+pourrait exister sans être circonscrite par une enveloppe solide, il est
+clair qu'elle ne saurait comporter aucune véritable organisation, sans
+laquelle la vie proprement dite devient inintelligible. Si ces deux
+idées-mères de vie et d'organisation n'étaient point nécessairement
+co-relatives, et par suite réellement inséparables, on pourrait
+concevoir que la première appartient essentiellement aux fluides, comme
+seuls éminemment modifiables, et la seconde aux solides, comme seuls
+susceptibles de structures déterminées, ce qui reproduirait, sous un
+autre aspect philosophique, l'évidente nécessité de cette harmonie
+fondamentale entre les deux ordres d'élémens organiques. L'examen
+comparatif des principaux types de la hiérarchie biologique confirme, en
+effet, ce me semble, comme règle générale, que l'activité vitale
+augmente essentiellement à mesure que les élémens fluides prédominent
+davantage dans l'organisme, tandis que la prépondérance croissante des
+solides y détermine, au contraire, une plus grande persistance de l'état
+vital. Depuis long-temps, tous les biologistes philosophes avaient déjà
+signalé cette loi incontestable, en considérant seulement la série des
+âges, d'où Bichat surtout la fit si nettement ressortir.
+
+Ces réflexions me paraissent propres à établir clairement que la
+controverse si agitée quant à la vitalité des fluides repose
+essentiellement, ainsi que tant d'autres controverses fameuses, sur une
+position vicieuse de la question; puisqu'une telle co-relation
+nécessaire entre les solides et les fluides exclut aussitôt, comme
+également irrationnels, l'humorisme et le solidisme absolus. Pourvu
+qu'on écarte, bien entendu, la considération des simples produits, qui
+d'ailleurs peuvent être solides autant que fluides, on ne saurait douter
+que les vrais élémens fluides de l'organisme ne manifestent une vie tout
+aussi réelle que celle des solides. Il paraît même incontestable
+aujourd'hui que les fondateurs de la pathologie moderne, dans leur
+réaction si nécessaire contre l'antique humorisme, ont beaucoup trop
+négligé d'avoir égard, pour la théorie des maladies, aux altérations
+directes et spontanées dont les fluides organiques, et surtout le sang,
+sont éminemment susceptibles, en vertu de leur composition si complexe.
+Du point de vue philosophique, on devait, sans doute, trouver étrange
+que les élémens anatomiques les plus actifs et les plus modifiables
+n'eussent point une participation capitale, tantôt primitive, tantôt
+consécutive, aux perturbations générales de l'organisme vivant. Mais,
+d'une autre part, il n'est pas moins certain que les fluides, animaux
+ou végétaux, cessent de vivre aussitôt qu'ils se trouvent en dehors de
+l'organisme, comme, par exemple, le sang extrait des vaisseaux: ils
+perdent alors toute organisation proprement dite, et ils subissent
+seulement les réactions moléculaires compatibles avec leur composition
+chimique et avec la nature du milieu où ils sont placés. La vitalité des
+fluides, envisagés isolément, constitue donc une question mal définie,
+et par suite interminable.
+
+Toutefois, en considérant les divers principes immédiats propres à la
+composition si hétérogène des fluides organiques, il y a lieu de
+poursuivre, à leur égard, une recherche générale très positive quoique
+fort difficile, et qui, peu avancée jusqu'ici, présente réellement un
+haut intérêt philosophique, pour achever de fixer nos idées
+fondamentales sur la véritable vitalité des fluides anatomiques. La vie
+de ces fluides étant désormais hors de doute, on doit se proposer, en
+effet, de déterminer, autant que possible, dans quels de leurs principes
+immédiats elle réside essentiellement; car on ne saurait, évidemment,
+admettre que tous vivent indistinctement. Ainsi, par exemple, le sang
+étant formé d'eau en majeure partie, il serait absurde de concevoir un
+tel véhicule inerte comme participant à la vie incontestable de ce
+fluide; mais alors quel en est, parmi les autres principes immédiats,
+le véritable siége? L'anatomie microscopique a entrepris, de nos jours,
+de répondre à cette question capitale, en plaçant ce siége dans les
+globules proprement dits, qui seraient seuls à la fois organisés et
+vivans. Une telle solution, quelque précieuse qu'elle soit en effet, ne
+peut cependant, à mon avis, être encore envisagée que comme une simple
+ébauche. Car, on admet en même temps, d'après l'ensemble des
+observations, que ces globules, quoique affectant toujours une forme
+déterminée, se rétrécissent de plus en plus à mesure que le sang
+artériel passe dans un ordre inférieur de vaisseaux, c'est-à-dire en
+avançant vers le lieu de son incorporation aux tissus; et qu'enfin, à
+l'instant précis de l'assimilation définitive, il y a liquéfaction
+complète des globules. Or, quelque naturelle que doive paraître, en
+elle-même, cette dernière condition, elle semble directement
+contradictoire au principe de l'hypothèse fondamentale, puisque, d'après
+ce principe, le sang cesserait donc d'être réputé vivant au moment même
+où s'accomplit son plus grand acte de vitalité. D'un autre côté, cette
+hypothèse n'a pas encore été assez sévèrement soumise à une
+contre-épreuve générale, qui, purement négative, est néanmoins
+indispensable. Elle consiste à reconnaître l'existence des vrais
+globules comme exclusivement caractéristique des fluides réellement
+vivans, en opposition à ceux qui, en qualité de simples produits, sont
+essentiellement inertes, et qui présentent beaucoup de particules
+solides suspendues, si aisément susceptibles d'être confondues avec les
+globules proprement dits, malgré la forme déterminée par laquelle ces
+derniers sont principalement définis. Les observations microscopiques
+sont, par leur nature, trop délicates, et jusqu'ici trop fréquemment
+illusoires, pour que ce point essentiel de doctrine anatomique puisse
+encore être regardé comme irrévocablement établi.
+
+Quoi qu'il en soit de ces divers éclaircissemens généraux qui restent
+encore à désirer sur la vitalité précise des élémens fluides de
+l'organisme, il demeure nécessairement incontestable que l'étude
+statique des corps vivans serait radicalement incomplète, et ne
+constituerait qu'une très insuffisante préparation à leur étude
+dynamique, si un tel ordre d'élémens n'était point désormais compris, au
+même titre que les élémens solides ou tissus proprement dits, dans le
+domaine fondamental de l'analyse anatomique. Telle est la lacune
+capitale qu'avait laissée le grand traité de Bichat. Mais, malgré
+l'évidente nécessité de cet immense complément, il n'en faut pas moins
+continuer à regarder, dans l'ordre rationnel des spéculations
+anatomiques, tout aussi bien que d'après la marche historique de leur
+développement, l'anatomie des solides comme devant toujours précéder et
+préparer l'anatomie des fluides: en sorte que, si Bichat n'a pu
+entreprendre l'ensemble du travail, il a cependant commencé par le
+véritable point de départ philosophique. On conçoit, en effet, que, sous
+le point de vue physiologique, la considération des fluides devienne
+peut-être encore plus importante que celle des solides, du moins en ce
+qui concerne la vie organique proprement dite, c'est-à-dire la vie
+végétative fondamentale. Sous le point de vue purement anatomique, au
+contraire, l'étude des solides doit être nécessairement prépondérante,
+puisque c'est en eux que réside essentiellement l'organisation bien
+caractérisée. En même temps, l'anatomie des fluides, beaucoup plus
+délicate et plus difficile, et jusqu'à présent si imparfaite, ne saurait
+être entreprise avec succès qu'après que l'esprit, et même les sens, ont
+été convenablement disposés par une étude préalable, suffisamment
+approfondie, de l'anatomie des solides. Les obstacles caractéristiques
+que présente l'exploration anatomique des élémens fluides de
+l'organisme, résultent nécessairement, en général, d'une sorte de cercle
+vicieux fondamental, tenant à l'impossibilité évidente d'étudier ces
+fluides dans l'organisme même, combinée avec la désorganisation presque
+immédiate qui accompagne leur extraction. Comme l'inspection anatomique
+proprement dite devient alors impraticable, on ne peut plus appliquer
+que deux moyens essentiels d'observation directe, l'examen
+microscopique, et surtout l'exploration chimique. Or, l'un et l'autre
+procédé, et principalement le second, qui est pourtant le plus précieux
+et le plus décisif, doivent être éminemment contrariés par cette rapide
+désorganisation. Voilà surtout pourquoi les chimistes, lors même qu'ils
+ne confondent pas, suivant leur coutume jusqu'ici presque invariable,
+les élémens et les produits de l'organisme, nous donnent habituellement
+de si fausses et si incohérentes notions de la vraie constitution
+moléculaire des fluides organisés, qu'ils n'ont le plus souvent
+examinés, à leur insu, que dans un état de décomposition plus ou moins
+avancée. D'après un tel ensemble de difficultés capitales, on conçoit
+que l'anatomie des fluides serait à peu près inextricable, si l'on ne
+parvenait à l'éclairer indirectement par la lumière générale que doit
+répandre sur elle l'étude préalable de l'anatomie des solides, dans
+laquelle consiste d'ailleurs essentiellement la connaissance
+fondamentale de l'organisme, envisagé sous l'aspect statique. Il
+serait, du reste, superflu d'expliquer expressément, à ce sujet, que la
+même règle qui prescrit de placer l'étude anatomique des fluides à la
+suite de celle des solides exige également, par des motifs entièrement
+analogues, que les diverses parties de la première soient aussi
+examinées dans l'ordre successif de la condensation décroissante, en
+considérant d'abord les élémens semi-liquides, tels que la graisse,
+ensuite les vrais liquides, comme le sang, et enfin les élémens à l'état
+de vapeur ou de gaz, dont l'admission, quoique encore incertaine, paraît
+indispensable, et qui seront toujours nécessairement les plus mal
+connus.
+
+Telles sont les indications générales que je devais présenter ici sur la
+véritable extension et sur la délinéation principale du domaine
+fondamental de l'analyse anatomique, constituée avec la plénitude
+rationnelle qu'ont dû lui attribuer les successeurs de Bichat. Ayant
+ainsi graduellement reconnu l'anatomie des tissus proprement dits comme
+la base indispensable de tout le système anatomique, il nous reste
+maintenant à considérer directement cette anatomie elle-même sous un
+point de vue général, qui, plus restreint, par sa nature, que les deux
+précédens, n'en est pas moins aussi essentiel. Il s'agit d'examiner le
+principe philosophique de la classification rationnelle des divers
+tissus, d'après leur mutuelle filiation anatomique. Ce dernier ordre des
+perfectionnemens introduits, dans la grande conception anatomique de
+Bichat, sous l'influence de la méthode comparative, était également
+nécessaire pour achever de constituer rationnellement le principe
+fondamental, soit en circonscrivant, avec une précision sévère, l'idée
+primitive de tissu, soit en assignant à l'analyse anatomique ses
+véritables limites générales, au-delà desquelles l'esprit humain se
+consumerait nécessairement en de vagues et illusoires spéculations.
+
+L'analyse anatomique de l'organisme humain présente, par sa nature, une
+complication trop profonde, pour qu'il soit possible, en la poursuivant
+exclusivement, de se former une juste idée de la vraie constitution
+fondamentale des divers tissus organiques, sans exagérer leurs
+différences réelles, et sans méconnaître les lois de leur filiation
+successive. À la vérité, l'étude approfondie des principales phases de
+développement peut remplacer, à un certain degré, à cet égard comme à
+tout autre, la comparaison des types essentiels de la hiérarchie
+biologique. Mais, sous ce rapport surtout, une telle ressource n'en est
+pas moins nécessairement insuffisante. Car, les premières phases du
+développement humain, dont l'importance anatomique est évidemment
+prépondérante, sont trop rapides et trop peu distinctes, elles sont, en
+outre, trop peu accessibles à toute observation directe et complète,
+pour qu'un semblable moyen d'exploration, quelque précieux qu'il soit
+d'ailleurs, puisse jamais servir de base exclusive à la découverte des
+véritables principes de l'analogie anatomique. Il était donc inévitable
+que, en se bornant, comme a dû le faire Bichat, à la seule considération
+de l'homme, la nature caractéristique des différens tissus, et surtout
+leurs vraies relations générales, restassent d'abord essentiellement
+inconnues. Aussi est-ce uniquement depuis que l'anatomie des tissus a pu
+être soumise à une étude comparative dans l'ensemble de la série
+organique, que l'on commence à établir des notions justes et définitives
+sur l'organisation fondamentale des corps vivans, envisagés comme
+nécessairement assujétis à des lois uniformes de structure et de
+composition.
+
+Par un premier examen anatomique de l'échelle biologique, on reconnaît
+aussitôt que le tissu cellulaire forme la trame essentielle et primitive
+de tout organisme, puisqu'il est le seul qui se retrouve constamment à
+chaque degré quelconque. Tous ces divers tissus, qui, chez l'homme,
+paraissent si multipliés et si distincts, perdent successivement tous
+leurs attributs caractéristiques à mesure qu'on parcourt la série
+descendante, et tendent toujours davantage à se fondre entièrement dans
+le tissu cellulaire général, qui reste enfin l'unique base de
+l'organisation végétale, et peut-être même du dernier mode de
+l'organisation animale. En remontant, aussi loin qu'on a pu le tenter
+jusqu'ici, vers l'origine de l'état embryonnaire propre aux organismes
+les plus élevés, on a lieu de croire que la même structure fondamentale
+se retrouve essentiellement. Mais, quoi qu'il en soit, la saine anatomie
+comparée ne peut laisser aucun doute à ce sujet. Nous devons surtout
+remarquer ici que la nature d'une telle organisation élémentaire et
+commune se présente pleinement en harmonie philosophique avec ce qui
+constitue le fonds nécessaire et uniforme de la vie générale, réduite à
+son extrême simplification abstraite. Car, le tissu cellulaire, sous
+quelque forme qu'on le conçoive, est éminemment apte, par sa structure,
+à cette absorption et à cette exhalation fondamentales, dans lesquels
+consistent les deux parties essentielles du grand phénomène vital. À
+l'origine inférieure de la hiérarchie biologique, l'organisme vivant,
+placé dans un milieu invariable, se borne réellement à absorber et
+exhaler par ses deux surfaces, entre lesquelles circulent ou plutôt
+oscillent les fluides destinés à l'assimilation et ceux qui résultent
+de la désassimilation. Or, pour d'aussi simples fonctions générales,
+l'organisation celluleuse est évidemment suffisante, sans la
+participation d'aucun tissu plus spécial. Telle est donc nécessairement
+la base primitive de l'organisme universel. Mais, pour compléter cette
+conception fondamentale des tissus organiques, de manière à la rendre
+réellement applicable, il était indispensable de déterminer suivant
+quelles lois le tissu primordial se modifie peu à peu pour engendrer
+successivement tous les autres avec les divers attributs qui d'abord
+empêchaient d'apercevoir leur véritable origine commune. C'est ce que
+l'anatomie comparée a déjà commencé aussi à établir nettement, toujours
+guidée par ce même principe, également simple et lumineux, qui consiste
+à regarder les différens tissus secondaires comme plus profondément
+éloignés du tissu générateur à mesure que leur première apparition se
+manifeste dans des organismes plus spéciaux et plus élevés.
+
+Ces modifications caractéristiques du tissu fondamental doivent être, en
+général, distinguées en deux classes principales: les unes, plus
+communes et moins profondes, se bornent essentiellement à la simple
+structure; les autres, plus intimes, et plus spéciales, atteignent
+aussi jusqu'à la composition elle-même.
+
+Dans le premier ordre, la transformation la plus directe et la plus
+répandue donne naissance au tissu dermeux proprement dit, qui constitue
+le fond nécessaire de l'enveloppe organique générale, soit extérieure,
+soit intérieure. Ici, la modification se réduit à une pure condensation,
+diversement prononcée, chez l'animal, suivant que la surface doit être,
+comme à l'extérieur, plus exhalante qu'absorbante, ou en sens inverse à
+l'intérieur. Cette première transformation, quelque simple et commune
+qu'elle soit, n'est pas même rigoureusement universelle: il faut
+s'élever déjà à un certain degré de l'échelle biologique pour
+l'apercevoir nettement caractérisée. Non-seulement, dans la plupart des
+derniers animaux, il n'y a pas de différence essentielle d'organisation
+entre les deux parties, intérieure et extérieure, de la surface
+générale, qui peuvent, comme on le sait depuis long-temps, se suppléer
+mutuellement: mais, en outre, si l'on descend un peu davantage, on ne
+reconnaît plus aucune disposition anatomique qui distingue notablement
+l'enveloppe d'avec l'ensemble de l'organisme, dès lors devenu
+uniformément celluleux.
+
+Une condensation croissante, et plus ou moins également répartie, du
+tissu générateur, détermine, à partir du derme proprement dit, et à un
+degré plus élevé de la série organique, trois tissus distincts mais
+inséparables, qui sont destinés, dans l'économie animale, à un rôle très
+important quoique passif, soit comme enveloppes protectrices des organes
+nerveux, soit comme auxiliaires de l'appareil locomoteur. Ce sont les
+tissus fibreux, cartilagineux, et osseux, dont l'analogie fondamentale
+était trop manifeste, malgré l'insuffisance des moyens primitifs de
+l'analyse anatomique, pour avoir échappé au coup d'oeil de Bichat, qui
+les classa soigneusement dans leur ordre rationnel. M. Laurent, dans son
+projet de nomenclature systématique, a judicieusement fixé ce
+rapprochement incontestable, en proposant l'heureuse dénomination de
+tissu _scléreux_, pour caractériser l'ensemble de ces trois tissus
+secondaires, envisagés sous un point de vue commun. La rationnalité
+d'une telle considération est d'autant plus évidente, que, en réalité,
+les différens degrés de la consolidation tiennent essentiellement ici au
+dépôt, dans le réseau celluleux, d'une substance hétérogène, soit
+organique, soit inorganique, dont l'extraction ne laisse aucun doute sur
+la véritable nature du tissu. Quand, au contraire, par une dernière
+condensation directe, le tissu fondamental devient lui-même plus
+compacte, sans s'encroûter de matière étrangère, on passe alors à une
+nouvelle modification principale, où l'imperméabilité devient compatible
+avec la souplesse, ce qui caractérise le tissu séreux, ou plus
+exactement _kysteux_ (suivant la dénomination de M. Laurent), dont la
+destination propre consiste, soit à s'interposer entre les divers
+organes mobiles, soit surtout à contenir des liquides, stagnans ou
+circulans.
+
+Le second ordre général de transformations du tissu primitif donne lieu
+aux deux sortes de tissus secondaires qui distinguent le plus
+profondément l'organisme animal, considéré dans tous les êtres nettement
+prononcés; ce sont, d'abord le tissu musculaire, et ensuite le tissu
+nerveux, qui doivent, sans doute, se manifester essentiellement au même
+degré de l'échelle animale. Pour chacun d'eux, la modification
+principale est surtout caractérisée par l'intime combinaison anatomique
+du tissu fondamental avec un élément organique spécial, semi-solide, et
+éminemment vivant, qui, dans le premier cas, a reçu depuis long-temps le
+nom de _fibrine_, dont l'usage a naturellement suggéré à M. de
+Blainville, pour le second cas, la dénomination parfaitement
+correspondante de _neurine_.
+
+Ici, la transformation du tissu générateur devient tellement profonde,
+qu'il est très difficile de la constater directement, et surtout de la
+découvrir, dans les organismes supérieurs, ce qui serait néanmoins
+nécessaire afin d'étudier, d'une manière pleinement rationnelle, les
+deux substances caractéristiques. Toutefois la suite des analogies
+fournies par l'anatomie comparée ne paraît aujourd'hui laisser, en
+principe, aucun doute sur la réalité d'une telle constitution. On doit
+seulement désirer à ce sujet de connaître, avec plus de précision, le
+mode effectif d'union anatomique de la substance propre, musculaire ou
+nerveuse, avec le tissu fondamental.
+
+Ceux qui n'admettent point cette théorie, sont obligés de concevoir
+trois tissus primitifs au lieu d'un seul, le cellulaire, le musculaire,
+et le nerveux. Mais la généralité supérieure ou plutôt l'exclusive
+universalité du premier n'en demeure pas moins nécessairement un
+résultat irrévocable de l'ensemble des comparaisons anatomiques. Or,
+l'existence simultanée, dans certains organismes, de trois tissus
+radicalement indépendans les uns des autres altérerait beaucoup la
+perfection de la philosophie biologique, en rompant dès lors, par sa
+base anatomique, l'admirable unité du monde organique, que l'esprit
+humain avait enfin si péniblement constituée. Il me semble même évident
+que, par-là, on ne maintiendrait plus, comme l'exige la nature
+fondamentale de la science, une exacte harmonie générale entre le point
+de vue statique et le point de vue dynamique. Car, malgré l'importance
+capitale des fonctions sensoriales et locomotrices qui caractérisent
+spécialement l'animalité proprement dite, on ne saurait douter que la
+vie essentielle ne soit, au fond, toujours la même, et que ces
+phénomènes plus éminens ne viennent simplement s'ajouter aux phénomènes
+primitifs, comme moyens supérieurs de perfectionnement attribués aux
+organismes élevés, ainsi que je l'ai établi dans le discours précédent.
+À cette considération dynamique, doit donc naturellement correspondre,
+dans l'ordre statique, celle d'un fonds commun et invariable
+d'organisation primordiale, produisant successivement, par des
+modifications de plus en plus profondes, tous les divers élémens
+anatomiques spéciaux. Une telle manière de philosopher résulte ainsi de
+l'usage légitime et rationnel du degré de liberté générale resté
+facultatif, pour notre intelligence, par la nature des études
+anatomiques, tant que les observations positives n'ont point directement
+infirmé nos conceptions, ce qui certainement n'a pus lieu, du moins
+jusque ici, dans le cas actuel.
+
+En examinant maintenant la principale subdivision de chacun des deux
+grands tissus secondaires, soit musculaire, soit nerveux, on reproduit
+l'équivalent très perfectionné de la distinction confusément ébauchée à
+leur égard par Bichat, lorsqu'il distinguait, pour l'un et pour l'autre,
+ce qui, chez l'homme, appartient à la vie animale, ou bien à la vie
+organique. À ce caractère mal choisi et vaguement défini, par la nature
+même de tels tissus, doit être désormais substituée une considération
+vraiment anatomique, celle de la situation générale, en rapport constant
+avec une modification plus ou moins notable mais toujours sensible de la
+structure elle-même. L'analyse comparative démontre, en effet, soit pour
+le système musculaire, soit pour le système nerveux, que l'organisation
+du tissu devient d'autant plus spéciale et plus élevée qu'il est situé
+plus profondément entre les deux surfaces intérieure et extérieure de
+l'enveloppe animale. De là résulte naturellement la division rationnelle
+de chacun de ces systèmes, en superficiel et profond, dont les
+propriétés caractéristiques, quoique essentiellement les mêmes, offrent
+des modifications anatomiques très appréciables dans la disposition et
+dans la structure. Cette distinction est plus particulièrement
+remarquable à l'égard du système nerveux, disposé, en premier lieu, sous
+forme de cordons, et ensuite sous celle de ganglions, avec ou sans
+appareil extérieur.
+
+Telle est, en aperçu philosophique, la vraie filiation générale des
+tissus élémentaires dont l'étude approfondie constitue le sujet
+essentiel de l'analyse anatomique fondamentale, qui n'a plus besoin que
+d'être complétée, comme je l'ai précédemment expliqué, par une exacte
+exploration des élémens fluides de l'organisme. Je sortirais entièrement
+des limites nécessaires que prescrit la nature de ce traité, si je
+tentais ici d'indiquer suivant quelles lois de composition doit
+s'effectuer le passage rationnel de cette étude primordiale à celle des
+parenchymes, de celle-ci à la théorie des organes, et enfin à l'étude
+des appareils, dernier terme nécessaire de la synthèse anatomique, et
+préparation immédiate à l'analyse physiologique. Quoique les transitions
+successives entre ces divers ordres de notions pussent aisément donner
+lieu à des considérations philosophiques d'un haut intérêt, elles
+seraient maintenant d'autant plus déplacées que, la science anatomique
+n'ayant jamais été traitée encore dans son ensemble suivant ce seul plan
+rigoureusement rationnel, notre examen général ne trouverait point, à
+cet égard, vu l'état présent de la science, ce préalable fondement
+indispensable auquel j'ai toujours dû me rattacher soigneusement, et
+sans lequel, en effet, ce traité général de philosophie positive,
+dégénérait en une suite de traités philosophiques spéciaux, qu'il
+m'était interdit d'entreprendre. Il me suffisait ici, à ce sujet,
+d'avoir déjà nettement indiqué l'enchaînement méthodique des quatre
+degrés généraux de la spéculation anatomique, sur lequel il ne saurait
+actuellement rester, ce me semble, aucune incertitude réelle. Pour
+terminer convenablement cet ensemble de réflexions relatives à la vraie
+philosophie anatomique, il faut seulement ajouter encore quelques
+simples considérations directes sur les limites nécessaires que notre
+intelligence doit toujours s'imposer dans le perfectionnement positif de
+l'analyse statique de l'organisme. Ce dernier trait, quoique purement
+restrictif, me paraît essentiel pour compléter la définition du vrai
+caractère général que je me suis efforcé d'assigner à cette analyse.
+
+L'unité fondamentale du règne organique exige nécessairement, sous le
+point de vue anatomique, comme nous l'avons précédemment reconnu, que
+tous les divers tissus élémentaires soient rationnellement ramenés à un
+seul tissu primitif, terme essentiel de tout organisme, d'où ils
+dérivent successivement par des transformations spéciales de plus en
+plus profondes. C'est dans le perfectionnement général de cette
+réduction finale, graduellement devenue plus complète, plus précise, et
+plus nette, que doit surtout consister le progrès philosophique de la
+véritable analyse anatomique. Quand une telle filiation ne laissera plus
+aucune obscurité, quand les lois invariables de la transformation du
+tissu générateur en chaque tissu secondaire seront enfin exactement
+établies, on devra regarder la philosophie anatomique comme ayant acquis
+tout le degré de perfection fondamentale compatible avec sa nature,
+puisque dès-lors il y régnera ainsi une rigoureuse unité scientifique.
+On ne pourrait tendre à dépasser ce but général (qui, ainsi que tout
+autre type philosophique, ne sera jamais pleinement atteint), sans
+s'égarer aussitôt dans cet ordre de recherches vagues, arbitraires, et
+inaccessibles, qu'interdit si impérieusement le véritable esprit
+fondamental de la philosophie positive. C'est pourquoi je ne puis
+m'empêcher ici de signaler, en la déplorant, la déviation manifeste qui
+existe aujourd'hui, à cet égard, principalement en Allemagne, parmi
+quelques-unes des intelligences, d'ailleurs éminentes à plusieurs autres
+titres, qui poursuivent maintenant les spéculations supérieures de la
+science biologique.
+
+Peu satisfaits d'avoir conçu tous les tissus organiques comme
+réductibles à un seul, ces esprits ambitieux ont tenté de pénétrer
+au-delà du terme naturel de l'analogie anatomique, en s'efforçant de
+former le tissu générateur lui-même par le chimérique et inintelligible
+assemblage d'une sorte de monades organiques, qui seraient dès-lors les
+vrais élémens primordiaux de tout corps vivant. L'abus des recherches
+microscopiques, et le crédit exagéré qu'on accorde trop souvent encore à
+un moyen d'exploration aussi équivoque, contribuent surtout à donner une
+certaine spéciosité à cette fantastique théorie, issue d'ailleurs
+évidemment d'un système essentiellement métaphysique de philosophie
+générale. Il serait, ce me semble, impossible d'imaginer, dans l'ordre
+anatomique, une conception plus profondément irrationnelle, et qui fût
+plus propre à entraver directement les vrais progrès de la science.
+
+En considérant, dans le discours précédent, le système total de la
+philosophie biologique, j'ai démontré combien il serait absurde et
+illusoire de vouloir rattacher, en principe, le monde organique au monde
+inorganique, autrement que par les lois fondamentales propres aux
+phénomènes généraux qui leur sont nécessairement communs. Toutes les
+spéculations positives, soit anatomiques, soit physiologiques,
+directement relatives aux deux grandes notions inséparables de vie et
+d'organisation, forment, par leur nature, un système rigoureusement
+circonscrit, dans l'intérieur duquel on doit, sans doute, établir,
+autant que possible, la plus parfaite unité, mais qui doit dire toujours
+profondément séparé de l'ensemble des théories inorganiques, dont le
+sujet ne saurait offrir aucun ordre de phénomènes réellement analogue.
+Or, l'aberration anatomique que je viens de caractériser me paraît tenir
+radicalement, par une incontestable filiation, à ce vain esprit d'une
+fusion incompréhensible entre les deux élémens essentiels de la
+philosophie naturelle. Elle se combine ordinairement, en effet, avec
+cette autre aberration physiologique, exactement correspondante, qui
+consiste à envisager la vie comme universellement répandue dans la
+nature, sans distinction d'organique ou d'inorganique, et résidant
+éminemment dans les molécules. Ces deux chimériques suppositions me
+paraissent également contradictoires, l'une avec l'idée même
+d'organisation, l'autre avec l'idée de vie, en conservant soigneusement
+à ces deux termes indispensables leur exacte interprétation
+scientifique, qui n'est, au fond, qu'une sage généralisation
+philosophique de l'acception vulgaire. Il ne saurait y avoir, d'après
+les seules définitions fondamentales, ni vie ni organisation, sans un
+certain système indissoluble de parties plus ou moins hétérogènes
+concourant à un but commun. En quoi pourrait donc consister réellement,
+soit l'_organisation_, soit la _vie_, d'une simple monade? Que la
+philosophie inorganique conçoive les corps comme finalement composés de
+molécules indivisibles: cette notion est pleinement rationnelle,
+puisqu'elle est parfaitement conforme à la nature des phénomènes
+étudiés, qui, constituant le fonds général de toute existence
+matérielle, doivent nécessairement appartenir, d'une manière
+essentiellement identique, aux plus petites particules corporelles.
+Mais, au contraire, la double aberration que nous considérons, et qui,
+en termes intelligibles, revient réellement à se figurer les animaux
+comme essentiellement formés d'animalcules, n'est qu'une intempestive et
+absurde imitation d'une telle conception. L'une est aussi radicalement
+opposée à la nature des phénomènes correspondans, que l'autre y est
+heureusement adaptée: car, en admettant cette fiction irrationnelle, les
+animalcules élémentaires seraient évidemment encore plus
+incompréhensibles que l'animal composé, indépendamment de l'insoluble
+difficulté qu'on aurait dès-lors gratuitement créée quant au mode
+effectif d'une aussi monstrueuse association. Dans l'ordre
+physiologique, tout bon esprit repousse sur-le-champ, par exemple, la
+ridicule explication qu'on a osé quelquefois déduire sérieusement d'une
+semblable doctrine quant au mouvement du sang, en l'attribuant à la
+locomotion spontanée des animalcules globulaires. Chacun sent aussitôt,
+à de tels égards, que la difficulté serait ainsi purement transposée,
+sans préjudice des nombreux mystères intermédiaires qui deviendraient
+indispensables à la transition. Mais n'en doit-il pas être de même, au
+fond, sous le point de vue anatomique? Un organisme quelconque
+constitue, par sa nature, un tout nécessairement indivisible, que nous
+ne décomposons, d'après un simple artifice intellectuel, qu'afin de le
+mieux connaître, et en ayant toujours en vue une recomposition
+ultérieure. Or, le dernier terme de cette décomposition abstraite
+consiste dans l'idée de tissu, au-delà de laquelle il ne peut réellement
+rien exister en anatomie, puisqu'il n'y aurait plus d'organisation.
+Tenter le passage de cette notion à celle de molécule, c'est,
+évidemment, sortir de la philosophie organique pour entrer
+irrationnellement dans la philosophie inorganique; et l'on a peine à
+concevoir que l'orgueil spéculatif ait pu conduire à qualifier
+d'_anatomie transcendante_ ce qui, par sa nature même, cesserait
+nécessairement d'appartenir, sous aucun rapport, à la science
+anatomique. Faudrait-il donc aujourd'hui regarder comme insuffisamment
+démontré encore pour la biologie, ce qui est si pleinement reconnu pour
+les plus simples sciences fondamentales, que nos théories positives ne
+sauraient avoir d'autre but réel que l'établissement méthodique de
+relations exactes entre des phénomènes analogues; et que, par
+conséquent, toute tentative pour pénétrer l'origine première et le mode
+essentiel de production des phénomènes, ou même seulement pour établir
+une vaine assimilation entre des ordres de phénomènes radicalement
+hétérogènes, doit être aussitôt exclue comme anti-scientifique?
+
+Il serait, sans doute, inutile ici de prolonger davantage cette
+discussion, dont la nécessité est peu honorable pour notre état présent
+de virilité intellectuelle. Elle conduit, ce me semble, à reconnaître,
+sous un nouvel aspect philosophique, la théorie des tissus, telle que je
+l'avais d'abord caractérisée, comme le dernier degré rationnel de la
+saine analyse anatomique, en montrant que l'idée de _tissu_ constitue,
+dans le système des spéculations organiques, le véritable équivalent
+logique de l'idée de _molécule_, exclusivement adaptée à la nature des
+spéculations inorganiques.
+
+Tel est l'ensemble des considérations très sommaires que je devais
+présenter, dans cette leçon, sur l'esprit fondamental de la vraie
+philosophie anatomique. On reconnaît ainsi, conformément à ce que j'ai
+indiqué en commençant, que nous possédons enfin aujourd'hui toutes les
+conceptions essentielles destinées à constituer rationnellement, sur ses
+bases invariables, le système général de la science anatomique; mais
+que, néanmoins, chez les esprits même les plus éminens, les deux pensées
+principales de l'anatomie comparative et de l'anatomie textulaire ne
+sont point encore assez complétement ni assez profondément combinées.
+Cet état transitoire n'aura donc réellement cessé que lorsque la notion
+irrationnelle de plusieurs anatomies hétérogènes et indépendantes aura
+enfin été habituellement remplacée, comme il serait déjà possible de le
+faire avec les matériaux existans, par la succession hiérarchique,
+précédemment définie, des quatre degrés analytiques, mutuellement
+complémentaires, qu'il faut désormais distinguer et coordonner dans la
+spéculation anatomique.
+
+
+
+
+QUARANTE-DEUXIÈME LEÇON.
+
+Considérations générales sur la philosophie biotaxique.
+
+À l'analyse statique fondamentale des corps vivans, succède
+nécessairement, dans le système rationnel de la philosophie biologique,
+la coordination hiérarchique de tous les organismes connus, ou même
+possibles, en une seule série générale, destinée ensuite à servir
+habituellement de base indispensable à l'ensemble des spéculations
+biologiques. Nous devons donc maintenant caractériser, d'une manière
+directe, les principes essentiels de cette grande opération
+philosophique. Tel est l'objet de la leçon actuelle.
+
+Quoique l'esprit fondamental de la vraie théorie logique des
+classifications rationnelles soit, par sa nature, uniformément
+applicable à tous nos ordres quelconques de conceptions positives, j'ai
+déjà expliqué, dans la quarantième leçon, pourquoi la formation et le
+développement d'une telle théorie avaient dû être essentiellement
+réservés au système des études biologiques. J'ai même fait pressentir
+dès-lors que l'organisme animal, précisément en vertu de sa complication
+supérieure, et par la variété beaucoup plus prononcée qui en résulte
+inévitablement dans sa disposition universelle, avait dû spontanément
+offrir la plus ancienne et la plus parfaite application des principes
+naturels de coordination inhérens à la raison humaine. On ne peut, en
+effet, contempler le développement général de la science des corps
+vivans depuis Aristote, sans être vivement frappé, sous ce rapport, de
+cette circonstance remarquable, que, à toutes les époques, l'organisme
+végétal paraît avoir été le sujet essentiel des principaux efforts
+directement relatifs au perfectionnement de la classification
+biologique; tandis que, en même temps, la considération des animaux
+fournissait constamment, en réalité, le type fondamental destiné à
+diriger les spéculations philosophiques correspondantes, toujours
+d'autant plus heureuses qu'elles suivaient mieux ce guide naturel. Ce
+double caractère fut spécialement sensible dans le mémorable mouvement
+philosophique excité, à cet égard, pendant la seconde moitié du siècle
+dernier, par la grande impulsion due à l'admirable génie classificateur
+de Linné et à la raison profonde de Bernard de Jussieu. Les distinctions
+essentielles propres aux divers organismes animaux sont trop prononcées
+et trop évidentes, et, en même temps, les attributs communs de
+l'animalité fondamentale sont trop incontestables, pour qu'une
+classification plus ou moins rationnelle n'ait pas dû, dès l'origine de
+la science, s'établir, en quelque sorte spontanément, dans leur étude
+comparative, sans avoir besoin d'être précédée par aucune discussion
+philosophique spéciale. Quelque imparfaite qu'ait été nécessairement,
+dans ses dispositions secondaires, la classification zoologique
+d'Aristote, elle était infiniment supérieure à tout ce qui pouvait être
+alors tenté d'analogue envers les végétaux. Il est surtout très digne de
+remarque que, même aujourd'hui, on puisse envisager, sans aucune
+exagération, cette classification primordiale comme ayant été bien
+plutôt justifiée et rectifiée, par l'ensemble des travaux ultérieurs,
+que radicalement changée; tandis que l'inverse a eu lieu évidemment à
+l'égard des classifications phytologiques. En dernière analyse, de
+nombreux essais spontanés, sinon définitifs, du moins des plus
+satisfaisans, de classification zoologique ont précédé de très loin
+l'établissement des premiers principes de la vraie théorie taxonomique
+universelle: au contraire, c'est seulement par une laborieuse
+application systématique de ces règles fondamentales préalablement
+découvertes qu'on a pu enfin, depuis un siècle au plus, entreprendre
+avec quelque succès la coordination rationnelle des espèces végétales,
+nécessairement trop peu prononcée pour comporter une manifestation
+directe. Les considérations indiquées ci-dessus font aisément concevoir
+l'explication générale d'une marche en apparence aussi étrange.
+
+Dans tous les genres quelconques de composition intellectuelle, soit
+scientifique, soit littéraire, soit artistique, l'établissement réel des
+principes élémentaires de logique positive destinés à diriger
+méthodiquement la marche générale de notre entendement n'a jamais pu
+avoir lieu qu'après un long exercice spontané des facultés
+correspondantes, borné d'abord aux seuls cas où les conditions
+fondamentales étaient assez prononcées pour que le génie naturel dût les
+sentir immédiatement, quoique les difficultés caractéristiques y fussent
+néanmoins assez grandes pour qu'un tel sentiment instinctif dût, en même
+temps, échapper aux esprits vulgaires. Sans cet indispensable
+développement préliminaire, les saines observations logiques n'auraient
+pu avoir aucun fondement solide, sur lequel on pût élever des principes
+vraiment efficaces, susceptibles, à leur tour, de perfectionner
+ultérieurement, à un haut degré, l'essor primitif de notre intelligence,
+soit en rectifiant ce qu'il y avait inévitablement d'incomplet et de
+désordonné dans ses premières opérations, soit en l'appliquant à des cas
+nouveaux et plus difficiles. Cette marche constante est particulièrement
+incontestable sous le point de vue scientifique, où l'on aperçoit à la
+fois avec plus d'évidence, à tous les égards importans, et la nécessité
+des types intellectuels et leur formation spontanée. La théorie générale
+des classifications rationnelles nous en offre ici un exemple capital et
+irrécusable. Il est aisé de reconnaître, en effet, par l'examen attentif
+des principaux ouvrages qui s'y rapportent, que tous les préceptes
+essentiels dont elle se compose ont été fondés sur une judicieuse
+analyse philosophique de l'ordre naturel qui caractérise le règne
+animal, conformément à l'explication précédente. Nous ne saurions
+concevoir quelle autre base réelle il eût été possible d'attribuer à ces
+principes, à moins de se borner à quelques vagues généralités logiques,
+radicalement équivoques, et nullement susceptibles de diriger avec
+efficacité la marche ultérieure du génie classificateur.
+
+Mais, dans cette grande opération philosophique, où tous les esprits
+originaux se proposaient pour but presque exclusif la coordination
+rationnelle du seul règne végétal, en ne considérant essentiellement le
+règne animal que comme un type naturel et indispensable, il importe
+maintenant de remarquer que, par une heureuse réaction nécessaire, le
+principal résultat effectif a jusqu'ici abouti finalement, au contraire,
+au perfectionnement capital des classifications zoologiques, auquel on
+avait d'abord à peine pensé. Nous avons même tout lieu de craindre
+aujourd'hui, comme je l'expliquerai plus bas, que, par la nature trop
+simple et trop uniforme de l'organisme végétal, les classifications
+phytologiques ne puissent jamais s'élever beaucoup au-dessus de l'état
+d'imperfection où ont dû les laisser les réformateurs du siècle dernier.
+La mémorable série de leurs travaux est bien loin, sans doute, d'avoir
+été inutile au progrès fondamental de notre intelligence: seulement, ce
+qu'ils avaient entrepris pour le règne végétal a surtout profité au
+règne animal. Il ne pouvait en être autrement, si l'on considère que la
+même propriété caractéristique qui permettait à ce dernier règne de
+servir de type primordial à la théorie taxonomique, devait aussi lui
+rendre éminemment applicables tous les perfectionnemens issus des
+principes généraux dont cette théorie se serait ainsi formée. On sent
+néanmoins que le caractère essentiel de cette philosophie taxonomique
+devait nécessairement rester encore incomplet et indécis, tant que la
+classification végétale continuerait à y paraître le but principal des
+efforts, et jusqu'à ce qu'on l'eût enfin conçue, d'une manière directe
+et distincte, comme étant surtout destinée au perfectionnement de la
+classification animale. C'est donc seulement par cette dernière
+transformation que la théorie générale des classifications rationnelles,
+quoique tous ses principes les plus importans fussent depuis long-temps
+établis, a pu commencer à être constituée philosophiquement sur ses
+bases définitives. Tel a été le plus précieux résultat des mémorables
+travaux de l'illustre Lamarck pour perfectionner la classification
+fondamentale des animaux inférieurs, à peine ébauchée par Aristote, et
+si insuffisamment traitée par le grand Linné lui-même. L'heureuse
+impulsion résultée de cet essai capital a dès-lors rapidement produit,
+dans le premier quart de notre siècle, surtout en France et en
+Allemagne, le développement rationnel et complet de la vraie philosophie
+biotaxique, avec tous les attributs qui doivent la caractériser.
+Quoique, pendant cette dernière époque, la considération des animaux ait
+obtenu enfin, d'un aveu unanime, l'incontestable prépondérance qui lui
+appartient, et que l'organisme végétal ait même été alors
+essentiellement négligé, je n'hésite pas néanmoins à penser que cette
+nouvelle disposition des intelligences finira par devenir, en réalité,
+beaucoup plus utile au perfectionnement rationnel des classifications
+phytologiques que la préoccupation exclusive qu'elles avaient dû
+inspirer auparavant. Car, sous quelque point de vue qu'on l'envisage, le
+règne végétal ne constitue philosophiquement que le terme le plus
+inférieur de la grande hiérarchie biologique; en sorte que les méthodes
+de classification qui lui sont propres ne sauraient être qu'un simple
+prolongement judicieux de celles dont la valeur a été éprouvée dans
+toute la série supérieure. En un mot, on fera désormais sciemment, à cet
+égard, ce que jadis on faisait instinctivement; on ne peut donc mettre
+en doute la rapidité et la sécurité bien plus grandes des progrès qui
+s'accompliront sous cette nouvelle influence, du moins en tant que
+l'organisation végétale peut réellement le permettre. Il serait
+cependant indispensable, pour le perfectionnement général de la vraie
+philosophie biologique, que, dans cette partie essentielle de la science
+des corps vivans, ainsi que dans le partie anatomique et dans la partie
+physiologique, les naturalistes contractassent enfin l'habitude
+rationnelle de pousser jusqu'à ce terme extrême leurs considérations
+relatives à l'ensemble de la série organique, qui ne sauraient jamais
+être réellement complètes et définitives tant qu'elles ne s'étendent
+point à l'organisme végétal. Mais une telle extension sera, sans doute,
+la suite nécessaire de la direction éminemment philosophique dans
+laquelle les zoologistes sont désormais irrévocablement engagés: la
+principale difficulté consistait à s'élever enfin au vrai point de vue
+général propre à là théorie fondamentale des classifications naturelles;
+or, on peut affirmer aujourd'hui que l'esprit humain y est
+définitivement placé. C'est ainsi que notre intelligence a, en quelque
+sorte, acquis une faculté nouvelle, ou, pour mieux dire, qu'elle a
+régularisé le développement de l'une de ses tendances primordiales,
+jusque alors livrée à son seul essor instinctif, faute d'avoir pu
+rencontrer plutôt le genre déterminé d'applications scientifiques qui
+devait dévoiler ses véritables lois naturelles.
+
+Par cet ensemble de réflexions préliminaires, le caractère philosophique
+qui doit distinguer la leçon actuelle se trouve nettement défini et
+pleinement motivé. Quoique nous devions avoir essentiellement en vue
+l'ensemble de la biotaxie, on reconnaît ainsi que la considération
+prépondérante du seul règne animal constitue nécessairement notre sujet
+immédiat et explicite, soit pour établir les bases rationnelles de la
+théorie générale des classifications, soit pour apprécier son
+application la plus capitale et la plus parfaite, double aspect sous
+lequel nous devons examiner ici la philosophie biotaxique.
+
+Deux grandes notions philosophiques dominent la théorie fondamentale de
+la méthode naturelle proprement dite, savoir: la formation des groupes
+naturels; et ensuite leur succession hiérarchique. Ces deux conceptions
+pourraient, sans doute, sous le point de vue logique, être aisément
+résumées, comme on le verra ci-après, en un principe unique, puisque les
+mêmes règles doivent, au fond, nécessairement présider, par des
+applications plus ou moins abstraites et plus ou moins précises, à
+l'accomplissement réel de ces deux sortes de conditions taxonomiques,
+sans quoi la méthode ne serait point homogène. Mais il n'en est pas
+moins indispensable, pour analyser plus nettement la méthode naturelle,
+de séparer soigneusement ici ces deux ordres principaux de
+considérations, qui correspondent à des opérations intellectuelles
+vraiment distinctes, ou plutôt qui indiquent deux degrés inégaux et
+successifs dans le développement général du génie classificateur. Il est
+incontestable, en effet, que l'esprit humain a commencé à se former des
+idées exactes de la vraie constitution des familles naturelles, soit à
+l'égard des animaux, soit même envers les végétaux, dès le milieu du
+seizième siècle, long-temps avant de s'être élevé à aucune vue nette et
+directe sur l'ensemble de la hiérarchie organique. Aujourd'hui même, la
+classification végétale est évidemment beaucoup plus parfaite sous le
+premier aspect que sous le second. Enfin, pour confirmer pleinement
+qu'une telle distinction est réellement conforme à la marche
+fondamentale de notre intelligence, il suffirait, ce me semble, de
+remarquer sa reproduction spontanée dans tous les cas taxonomiques,
+malgré leur hétérogénéité. Ainsi, par exemple, en considérant le
+mémorable commencement de classification philosophique que j'ai
+précédemment signalé plusieurs fois en géométrie, au sujet des diverses
+familles de surfaces, on peut y regarder l'établissement des véritables
+groupes naturels comme étant déjà très avancé, tandis que jusqu'ici il
+n'existe encore aucune conception générale destinée à soumettre tous les
+différens groupes à une même hiérarchie rationnelle. La distinction
+primitive de ces deux points de vue taxonomiques doit donc être
+irrévocablement maintenue, quoiqu'il ne faille jamais oublier leur
+indispensable combinaison finale.
+
+En considérant ainsi d'abord, d'une manière strictement isolée, la
+formation des groupes naturels, elle consiste proprement à saisir, entre
+des espèces plus ou moins nombreuses, un tel ensemble d'analogies
+essentielles que, malgré leurs différences caractéristiques, les êtres
+appartenant à une même catégorie quelconque, soient toujours, en
+réalité, plus semblables entre eux qu'à aucun de ceux qui n'en font
+point partie, sans que d'ailleurs on doive s'occuper encore ni de
+l'ordre général à établir entre ces diverses agrégations partielles, ni
+même de la distribution intérieure convenable à chacune d'elles. Si
+cette classe préliminaire d'opérations taxonomiques devait rester
+unique, elle présenterait, à certains égards, un caractère vague et même
+arbitraire, puisque aucun principe rigoureux ne tendrait à y déterminer
+le juste degré d'extension qui doit être assigné à chaque groupe
+naturel, ce qui altérerait directement la propriété fondamentale de la
+classification proposée; car, avec des groupes trop étendus, les
+rapprochemens des espèces deviendraient presque illusoires, tandis que
+des groupes trop restreints, et par suite trop multipliés, rendraient
+les comparaisons presque impossibles. Aussi les naturalistes ont-ils, en
+effet, long-temps attribué, surtout dans le règne végétal, des
+acceptions générales très discordantes aux dénominations d'_ordre_, de
+_famille_, et même de _genre_. Mais la difficulté principale d'une telle
+circonscription doit essentiellement disparaître, quand on procède
+ensuite à l'établissement de la hiérarchie fondamentale, qui, parvenue
+à son entière perfection philosophique, finirait par assigner à chaque
+espèce une place rigoureusement déterminée. Ces notions de _genre_, de
+_famille_, de _classe_, etc., peuvent être alors nettement définies,
+comme indiquant, dans cette hiérarchie totale, différentes sortes de
+décompositions, constamment effectuées d'après certaines modifications
+plus ou moins profondes du principe même qui a dirigé la formation de la
+série générale. Le règne animal, considéré surtout dans sa partie
+supérieure, est, en effet, le seul jusqu'ici où ces divers degrés
+successifs aient pu être caractérisés d'une manière pleinement
+scientifique.
+
+Il était sans doute inévitable et même indispensable que l'esprit humain
+commençât ainsi, dans le développement graduel de la méthode naturelle,
+par la construction successive des premiers groupes, non-seulement comme
+essai nécessaire et spontané de ses facultés taxonomiques, mais aussi
+afin de préparer, par une large simplification préliminaire, la
+formation ultérieure de la hiérarchie générale, en y substituant
+d'avance, à la comparaison directe, presque inextricable, de toutes les
+espèces, la seule comparaison beaucoup plus facile des genres ou même
+des familles. Par-là se trouvait heureusement éliminée, dès l'origine,
+la partie la plus délicate et la moins certaine de l'opération totale,
+celle qui consiste dans la rationnelle distribution intérieure de chaque
+groupe naturel, laissée d'abord entièrement indéterminée. Quoique une
+telle distribution doive nécessairement s'effectuer d'après les mêmes
+principes fondamentaux qui auront déjà présidé à la coordination
+hiérarchique des groupes eux-mêmes, il est néanmoins incontestable que
+l'application de ces principes doit alors devenir bien plus équivoque,
+et toutefois, à la vérité, bien moins importante, puisque la comparaison
+n'y peut plus porter que sur des nuances peu prononcées et très
+difficiles à caractériser avec une précision vraiment scientifique.
+Aussi, malgré le grand perfectionnement actuel de la philosophie
+zoologique, cette dernière partie de la méthode naturelle
+présente-t-elle encore aujourd'hui beaucoup d'incertitude et une
+disposition presque arbitraire. Elle eût donc, à plus forte raison,
+profondément entravé l'ensemble de l'opération taxonomique, si elle n'en
+avait pas été, dès l'origine, spontanément écartée, par la recherche
+prépondérante, et même exclusive, des seuls groupes naturels.
+
+Mais, quelle qu'ait dû être l'indispensable utilité de cette marche
+nécessaire pour le développement général de la vraie philosophie
+biotaxique, la formation de ces groupes serait bien loin de constituer,
+par elle-même, comme les botanistes sont trop souvent disposés à le
+concevoir, la partie scientifique la plus importante de la méthode
+naturelle, si ce n'est à titre de simple opération préliminaire.
+L'établissement régulier des seules familles naturelles peut, sans
+doute, fournir directement à la science biologique un instrument logique
+susceptible de quelque efficacité; car, lorsque ces familles ont été
+heureusement construites, les espèces qui s'y trouvent rapprochées
+offrent nécessairement, soit dans leur organisation, soit dans leur vie,
+une certaine similitude fondamentale, propre à simplifier et à faciliter
+les diverses explorations biologiques, dès-lors essentiellement
+réductibles à l'examen d'un seul cas de chaque groupe. Toutefois, une
+telle propriété ne correspondrait nullement à la principale destination
+philosophique de la méthode naturelle, désormais envisagée comme le
+moyen rationnel le plus capital qui puisse appartenir à l'étude
+générale, soit statique, soit dynamique, du système des corps vivans,
+ainsi que je me suis tant efforcé de le faire sentir dans les deux
+leçons précédentes. Sous ce point de vue fondamental, la condition
+taxonomique essentielle consiste, en effet, en ce que la seule position
+assignée à chaque organisme par la classification totale tende
+spontanément à faire aussitôt ressortir l'ensemble de sa vraie nature
+anatomique et physiologique, comparativement, soit à tous ceux qui le
+précèdent, soit à tous ceux qui le suivent. C'est par-là surtout que la
+méthode naturelle acquiert un caractère profondément scientifique, et
+dévient infiniment supérieure aux plus heureux artifices mnémoniques,
+avec lesquels elle est encore trop souvent confondue par les esprits
+exclusivement bornés à l'étude de la philosophie inorganique. Pour tous
+ceux qui ont dignement apprécié le vrai génie de cette méthode, la suite
+des tableaux dont elle est finalement composée constitue réellement,
+dès-lors, le résumé à la fois le plus exact et le plus concis du système
+actuel des connaissances biologiques, et en même temps le principal
+instrument logique de leur perfectionnement ultérieur. Or, la
+classification rationnelle ne pourrait nullement posséder ces admirables
+propriétés caractéristiques, si on la supposait seulement réduite à
+l'établissement des familles naturelles, quand même toutes les espèces
+s'y trouveraient groupées de la manière la plus satisfaisante, opération
+qui, d'ailleurs, par sa nature, ne saurait être complétement réalisée
+sans faire intervenir la considération prépondérante de la série
+organique. Car, l'ordre essentiellement arbitraire qui régnerait alors,
+de toute nécessité, entre les diverses familles, et la décomposition
+non moins indéterminée de chacune d'elles en espèces, feraient aussitôt
+radicalement disparaître cette aptitude fondamentale à la haute
+comparaison anatomique ou physiologique, pour ne plus permettre
+désormais que la recherche d'analogies à la fois partielles et
+secondaires, comme le règne végétal nous le montre aujourd'hui si
+évidemment.
+
+La méthode naturelle est donc principalement caractérisée, sous le point
+de vue philosophique, par l'établissement général de la vraie hiérarchie
+organique, réduite, si l'on veut, pour plus de facilité, à la simple
+coordination rationnelle des genres, ou même des familles, dont le règne
+animal nous offre seul aujourd'hui la réalisation inévitable, quoique
+encore à l'état d'ébauche. Je n'ai pas besoin d'insister ici, d'une
+manière directe et spéciale, sur l'importance prépondérante d'une telle
+conception, déjà présentée, à tant d'égards essentiels, dans les deux
+leçons précédentes, comme devant dominer l'ensemble des spéculations
+biologiques, auquel seule elle peut donner une imposante unité
+philosophique: les trois leçons suivantes nous offriront d'ailleurs
+beaucoup d'occasions naturelles de faire ressortir, sous de nouveaux
+aspects généraux, son admirable efficacité. On doit sentir aussi que
+l'esprit de cet ouvrage m'interdit nécessairement toute discussion
+formelle sur la réalité et la possibilité de cette grande coordination
+hiérarchique, première base nécessaire de la saine philosophie
+biologique, et rendue désormais inattaquable par la série des travaux
+des modernes zoologistes. Les lecteurs auxquels une semblable
+démonstration directe paraîtrait encore indispensable, reconnaîtraient,
+ce me semble, par cela seul, que ce traité ne leur était point destiné:
+nous ne pouvons ici remettre en question l'existence même de la science,
+dont nous tentons uniquement d'apprécier le vrai caractère
+philosophique. Il me suffit simplement de rappeler ici, à ce sujet,
+comme un résultat général de l'ensemble des études biologiques, que les
+espèces animales, considérées sous le point de vue statique, offrent
+évidemment une complication organique toujours croissante, soit quant à
+la diversité, à la multiplicité, et à la spécialité de leurs élémens
+anatomiques, soit quant à la composition et à la variété de plus en plus
+grandes de leurs organes et de leurs appareils; en second lieu, que cet
+ordre fondamental correspond exactement, sous le point de vue dynamique,
+à une vie toujours plus complexe et plus active, composée de fonctions
+plus nombreuses, plus variées, et mieux définies; et que, enfin, ce qui
+est moins connu quoique également incontestable, l'être vivant devient
+ainsi, par une suite nécessaire, de plus en plus modifiable, en même
+temps qu'il exerce, sur le monde extérieur, une action toujours plus
+profonde et plus étendue. C'est par l'indissoluble faisceau de ces trois
+lois fondamentales que se trouve désormais rigoureusement fixé le vrai
+sens philosophique de la hiérarchie biologique, chacun de ces aspects
+devant habituellement dissiper l'incertitude que pourraient laisser les
+deux autres. De là résulte nécessairement, en effet, la possibilité de
+concevoir finalement l'ensemble des espèces vivantes disposé dans un
+ordre tel que l'une quelconque d'entre elles soit constamment inférieure
+à toutes celles qui la précèdent et constamment supérieure à toutes
+celles qui la suivent; quelle que doive être d'ailleurs, par sa nature,
+l'immense difficulté de réaliser jamais, jusqu'à ce degré de précision,
+ce type hiérarchique.
+
+Conformément aux explications précédentes, je ne m'arrêterai nullement
+ici à discuter, ni même à signaler, aucune des objections innombrables
+et plus ou moins vaines qui ont été soulevées contre la conception
+générale de la hiérarchie biologique, jusqu'à l'époque très récente où
+tous les esprits supérieurs se sont enfin accordés à prendre
+irrévocablement cette conception pour le véritable point de départ
+philosophique de toutes les spéculations relatives aux corps vivans[29].
+Je crois seulement devoir, à cet égard, appeler sommairement l'attention
+spéciale du lecteur sur la seule controverse vraiment capitale qui s'y
+soit rattachée, et dont l'influence tendait directement à éclaircir et
+même à perfectionner ce principe fondamental de la méthode naturelle. On
+conçoit qu'il s'agit de la mémorable discussion soulevée avec tant de
+force par l'illustre Lamarck, et soutenue surtout, quoique d'une manière
+imparfaite, par Cuvier, relativement à la permanence générale des
+espèces organiques.
+
+ [Note 29: Je ne dois pas même examiner la conception
+ équivoque de quelques naturalistes, qui proposaient de
+ substituer, à l'ordre nécessairement linéaire de la série
+ animale, un ordre à deux ou trois dimensions, analogue à
+ celui des cartes géographiques et des plans en relief, où
+ chaque groupe naturel serait simultanément en contact,
+ suivant des directions variées, avec beaucoup d'autres, sans
+ qu'il y eût réellement ni supérieur ni inférieur. Cette
+ irréalisable hypothèse, symptôme évident d'un sentiment
+ naissant et encore confus de la vraie méthode naturelle, lui
+ enlèverait radicalement ses principales propriétés
+ philosophiques et détruirait toute large application de
+ l'art comparatif aux recherches anatomiques ou
+ physiologiques. Il conviendrait encore moins de discuter ici
+ l'étrange proposition faite récemment par M. Ampère, de
+ rompre directement l'unité générale de la suite zoologique,
+ en partageant le règne animal en deux séries parallèles et
+ essentiellement indépendantes, l'une affectée aux animaux
+ vertébrés, l'autre aux animaux invertébrés. Les zoologistes
+ n'ont pas même daigné combattre cette singulière conception,
+ qui témoigne, en effet, une appréciation trop erronée de la
+ vraie destination philosophique propre à la méthode
+ naturelle, ainsi que de la véritable nature des difficultés
+ relatives à son application spéciale.]
+
+Il faut, avant tout, reconnaître, à ce sujet, que, quelle que dût être
+la décision finale de cette grande question biologique, elle ne saurait,
+en réalité, aucunement affecter l'existence fondamentale de la
+hiérarchie organique. Au premier abord, on pourrait penser que, dans
+l'hypothèse de Lamarck, il n'y a plus de véritable série zoologique,
+puisque tous les organismes animaux seraient dès-lors essentiellement
+identiques, leurs différences caractéristiques étant ainsi entièrement
+attribuées désormais à l'influence diverse et inégalement prolongée du
+système des circonstances extérieures. Mais, en examinant cette opinion
+d'une manière plus approfondie, on aperçoit aisément, au contraire, que
+toute son influence se réduirait, à cet égard, à présenter la série sous
+un nouvel aspect, qui en rendrait même l'existence encore plus claire et
+plus irrécusable. Car, l'ensemble de la série zoologique deviendrait
+alors, aussi bien en fait qu'en spéculation, parfaitement analogue à
+l'ensemble du développement individuel, restreint du moins à sa seule
+période ascendante: il ne s'agirait plus que d'une longue succession
+déterminée d'états organiques, déduits graduellement les uns des autres
+dans la suite des siècles, par des transformations de plus en plus
+complexes, dont l'ordre, nécessairement linéaire, serait exactement
+comparable à celui des métamorphoses consécutives des insectes
+hexapodes, et seulement beaucoup plus étendu. En un mot, la marche
+progressive de l'organisme animal, qui n'est pour nous qu'une
+abstraction commode, simplement destinée, en abrégeant le discours, à
+faciliter la pensée, se convertirait ainsi rigoureusement en une
+véritable loi naturelle. Il est même digne de remarque que, des deux
+célèbres antagonistes entre lesquels s'agitait surtout cette importante
+discussion, Lamarck était incontestablement celui qui manifestait le
+sentiment le plus net et le plus profond de la vraie hiérarchie
+organique, dont Cuvier, sans jamais la combattre en principe,
+méconnaissait souvent les caractères philosophiques les plus
+essentiels[30]. On ne saurait donc mettre en doute que la conception
+fondamentale de la série biologique ne soit, au fond, réellement
+indépendante de toute opinion quelconque sur la permanence ou la
+variation des espèces vivantes.
+
+ [Note 30: On doit surtout remarquer, à ce sujet, dans
+ l'ensemble des travaux zoologiques de Cuvier, soit a l'égard
+ des espèces actuelles, soit même envers les races fossiles,
+ l'importance démesurée qu'il a si souvent attachée, contre
+ le véritable esprit fondamental de la méthode naturelle, à
+ la considération du mode d'alimentation. Il est bien reconnu
+ aujourd'hui qu'un tel principe ne saurait dominer la
+ détermination générale d'aucun organisme animal, puisque, à
+ tous les différens degrés de l'échelle zoologique, on trouve
+ également et des carnassiers et des herbivores; ce qui
+ vérifie clairement que cet aspect secondaire doit être
+ toujours subordonné à l'examen du rang qu'occupe l'animal
+ dans la grande hiérarchie biologique, comme l'indique
+ d'ailleurs directement l'analyse rationnelle de la doctrine
+ taxonomique.
+
+ En laissant indéterminé le degré d'animalité, la notion du
+ genre de nourriture ne saurait, par sa nature, fournir
+ aucune indication réelle sur la constitution anatomique de
+ l'animal. Ainsi, a l'époque où Cuvier reprochait si
+ judicieusement à Lamarck d'attribuer aux circonstances
+ extérieures une influence organique fort exagérée, il
+ tombait lui-même dans une erreur philosophique
+ essentiellement analogue, par cette irrationnelle
+ prépondérance zoologique accordée à un caractère purement
+ inorganique, et, à ce titre, aussi accessoire que la plupart
+ de ceux considérés par son illustre antagoniste.]
+
+Le seul attribut de cette série qui puisse être affecté par une telle
+controverse, consiste simplement dans la continuité ou la discontinuité
+nécessaire de la progression organique. Car, en admettant l'hypothèse de
+Lamarck, où les divers états organiques se succèdent lentement par des
+transitions imperceptibles, il faudra évidemment concevoir la série
+ascendante comme rigoureusement continue. Si, au contraire, on reconnaît
+finalement la fixité fondamentale des espèces vivantes, il sera non
+moins indispensable de poser en principe la discontinuité de cette
+série, sans prétendre d'ailleurs y limiter aucunement _à priori_ les
+moindres intervalles élémentaires. Tel est donc, en écartant, d'une
+manière irrévocable, toute vaine contestation sur l'existence même de la
+hiérarchie organique, le seul vrai point de vue sous lequel nous devons
+considérer ici cette haute question de philosophie biologique. Ainsi
+circonscrite, la discussion n'en conserve pas moins une extrême
+importance pour le perfectionnement général de la méthode naturelle, qui
+sera, en effet, bien plus nettement caractérisée, si l'on peut enfin
+concevoir, en réalité, les espèces comme essentiellement fixes, et, par
+suite, la série organique, même parvenue à son plus entier
+développement, comme composée de termes distinctement séparés. Car,
+l'idée d'_espèce_, qui constitue, par sa nature, la principale unité
+biotaxique, cesserait presque absolument de comporter aucune exacte
+définition scientifique, si nous devions admettre la transformation
+indéfinie des diverses espèces les unes dans les autres, sous
+l'influence suffisamment prolongée de circonstances extérieures
+suffisamment intenses. Quoique l'ensemble de la série biologique
+conservât nécessairement une pleine évidence, sa réalisation précise
+nous présenterait dès-lors des difficultés presque insurmontables; ce
+qui doit faire comprendre le haut intérêt philosophique propre à cette
+question capitale, sur laquelle on ne saurait croire, il faut l'avouer,
+que les idées soient encore convenablement arrêtées.
+
+Toute la célèbre argumentation de Lamarck reposait finalement sur la
+combinaison générale de ces deux principes incontestables, mais
+jusqu'ici trop mal circonscrits: 1º l'aptitude essentielle d'un
+organisme quelconque, et surtout d'un organisme animal, à se modifier
+conformément aux circonstances extérieures où il est placé, et qui
+sollicitent l'exercice prédominant de tel organe spécial, correspondant
+à telle faculté devenue plus nécessaire; 2º la tendance, non moins
+certaine, à fixer dans les races, par la seule transmission héréditaire,
+les modifications d'abord directes et individuelles, de manière à les
+augmenter graduellement à chaque génération nouvelle, si l'action du
+milieu ambiant persévère, identiquement. On conçoit sans peine, en
+effet, que, si cette double propriété pouvait être admise d'une manière
+rigoureusement indéfinie, tous les organismes pourraient être envisagés
+comme ayant été, à la longue, successivement produits les uns par les
+autres, du moins en disposant de la nature, de l'intensité, et de la
+durée des influences extérieures avec cette prodigalité illimitée qui ne
+coûtait aucun effort à la naïve imagination de Lamarck. Il serait
+entièrement déplacé de s'engager ici dans aucune discussion spéciale sur
+cette ingénieuse hypothèse, puisque la fausseté radicale en est
+aujourd'hui pleinement reconnue par presque tous les naturalistes. Mais
+il ne sera point inutile, au contraire, de caractériser sommairement,
+en quoi consiste son vice fondamental, dont la rectification doit tant
+contribuer à faire mieux concevoir la vraie notion scientifique de
+l'organisme.
+
+Nous n'avons point à nous occuper des suppositions si gratuites que
+nécessite une telle conception, quant au temps incommensurable pendant
+lequel chaque système de circonstances extérieures aurait dû prolonger
+son action pour produire la transformation organique correspondante. Ce
+défaut secondaire est tellement éclatant, qu'il n'a besoin d'aucun
+examen spécial, puisque le temps ne saurait être disponible qu'entre
+certaines limites. Je dois seulement signaler, sous ce rapport, comme
+directement contraire au véritable esprit fondamental de la philosophie
+positive, l'expédient irrationnel employé par quelques-uns de ceux qui
+ont appuyé la thèse de Lamarck, lorsque, pour éluder d'insurmontables
+objections, ils ont imaginé de recourir à une antique constitution,
+entièrement idéale, des milieux organiques, alors privés de toute
+analogie essentielle avec les milieux actuels. D'après la théorie
+générale des hypothèses vraiment scientifiques, établie dans le volume
+précédent, une telle manière de philosopher doit être immédiatement
+réprouvée, comme échappant, par sa nature, à toute espèce de contrôle
+positif, soit direct, soit même indirect.
+
+Écartant maintenant toute imperfection accessoire, afin de mieux
+apprécier le principe fondamental de l'hypothèse proposée, il est aisé
+de reconnaître, ce me semble, qu'il repose sur une notion profondément
+erronée de la nature générale de l'organisme vivant. Sans doute, chaque
+organisme déterminé est en relation nécessaire avec un système également
+déterminé de circonstances extérieures, comme je l'ai établi dans la
+quarantième leçon. Mais il n'en résulte nullement que la première de ces
+deux forces co-relatives ait dû être produite par la seconde, pas plus
+qu'elle n'a pu la produire: il s'agit seulement d'un équilibre mutuel
+entre deux puissances hétérogènes et indépendantes. Si l'on conçoit que
+tous les organismes possibles soient successivement placés, pendant un
+temps convenable, dans tous les milieux imaginables, la plupart de ces
+organismes finiront, de toute nécessité, par disparaître, pour ne
+laisser subsister que ceux qui pouvaient satisfaire aux lois générales
+de cet équilibre fondamental: c'est probablement d'après une suite
+d'éliminations analogues que l'harmonie biologique a dû s'établir peu à
+peu sur notre planète, où nous la voyons encore, en effet, se modifier
+sans cesse d'une manière semblable. Or, la notion d'un tel équilibre
+général deviendrait inintelligible, et même contradictoire, si
+l'organisme était supposé modifiable à l'infini sous l'influence suprême
+du milieu ambiant, sans avoir aucune impulsion propre et indestructible.
+
+Il est incontestable que l'exercice sollicité par des circonstances
+extérieures déterminées tend à altérer, entre certaines limites,
+l'organisation primitive, en la développant davantage suivant la
+direction correspondante. Mais, cette influence du milieu, et cette
+aptitude de l'organisme, sont certainement très circonscrites. Pour les
+concevoir indéfinies, il faudrait admettre, avec Lamarck, contre
+l'ensemble des observations les plus irrécusables, que les besoins
+peuvent toujours créer les facultés, au lieu de se borner à en exciter
+le développement quand l'organisation primitive l'a rendu possible, et
+lorsque, en même temps, les obstacles extérieurs ne sont pas trop
+considérables: et, d'ailleurs, d'où pourraient réellement provenir les
+besoins, s'il n'existait point de tendances primordiales? Ne voyons-nous
+pas continuellement, au contraire, dans des cas infiniment moins
+défavorables que ces chimériques suppositions à la permanence de
+l'harmonie biologique, un tel équilibre cesser de subsister par
+l'impossibilité où se trouve l'organisme de se modifier assez pour
+s'adapter aux nouvelles circonstances qui l'entourent? C'est ainsi, par
+exemple, que les espèces animales les plus élevées tendent à disparaître
+entièrement à mesure que l'homme envahit leur territoire, et même que
+les races humaines les moins civilisées s'effacent, par une déplorable
+fatalité, devant celles qui le sont davantage, faute de pouvoir se
+conformer spontanément aux exigences de leur nouvelle situation. Et,
+néanmoins, il est bien reconnu, d'après l'examen général de toute la
+série animale, que l'organisme se modifie avec d'autant plus de facilité
+qu'il est plus élevé. On voit que l'hypothèse de Lamarck exigerait, en
+sens inverse, la plus grande aptitude à la modification dans l'organisme
+le plus inférieur, ce qui serait évidemment absurde. Sous le point de
+vue purement statique, une telle conception obligerait à regarder la
+première ébauche animale comme renfermant, du moins à l'état
+rudimentaire, non-seulement tous les tissus, ce qui est, jusqu'à un
+certain point, admissible d'après leur réduction fondamentale à un seul
+tissu générateur, mais aussi tous les organes et tous les appareils, ce
+qui est certainement contraire à l'ensemble des comparaisons
+anatomiques.
+
+Le principe général de la doctrine de Lamarck doit donc, à tous les
+égards essentiels, être reconnu directement contradictoire aux vraies
+notions fondamentales de l'organisation et de la vie; il tend même, par
+sa nature, ce me semble, à rompre entièrement l'équilibre philosophique
+entre ces deux idées-mères de la biologie, en conduisant nécessairement
+à supposer le plus de vie là où il y a le moins d'organisation.
+
+Presque tous les cas considérés par Lamarck présentent, de la manière la
+plus prononcée, l'irrationnel et mystérieux assemblage d'une soumission
+passive de l'animal aux moindres influences extérieures, même quand il
+pourrait le plus aisément s'y soustraire, avec une activité illimitée et
+inconcevable pour adapter sa propre organisation à la plus faible
+provocation du dehors. Ainsi, malgré cette imposante autorité,
+l'aptitude incontestable de tout organisme à se modifier d'après la
+constitution spéciale du milieu correspondant, sera désormais
+irrévocablement circonscrite entre d'étroites limites, d'autant plus
+écartées toutefois que cet organisme est plus élevé. La difficulté
+générale consiste seulement à établir le principe de philosophie
+biologique destiné à déterminer ces limites, en chaque cas, avec toute
+la précision suffisante; et, sous ce rapport, il reste réellement
+beaucoup à faire encore. Tous les naturalistes s'accordent aujourd'hui à
+reconnaître que l'action du milieu, soit directe, soit augmentée par la
+transmission héréditaire et même par le croisement, ne peut jamais
+s'étendre jusqu'à la transformation mutuelle des genres, et à plus forte
+raison des familles. Quant aux diverses espèces de chaque genre naturel,
+la question est nécessairement bien plus délicate, et l'unanimité
+beaucoup moins complète. Néanmoins, on ne saurait guère douter, surtout
+d'après la lumineuse argumentation de Cuvier, que les espèces ne
+demeurent aussi, par leur nature, essentiellement fixes, à travers
+toutes les variations extérieures compatibles avec leur existence.
+
+Cette argumentation repose sur ces deux considérations principales,
+complémentaires l'une de l'autre: la permanence des espèces les plus
+anciennement observées; la résistance des espèces actuelles aux plus
+grandes forces modificatrices: en sorte que, sous le premier aspect, le
+nombre des espèces ne diminue point, et que, sous le second, il
+n'augmente pas davantage. La première considération est surtout
+frappante, quand on examine l'état présent des espèces décrites, il y a
+plus de vingt siècles, par Aristote; à plus forte raison, en ayant
+égard, dans l'ensemble de la série animale, à l'identité remarquable des
+espèces fossiles qui n'ont pas été détruites; et enfin, en
+reconnaissant, dans les momies les plus antiques, jusqu'aux simples
+différences secondaires qui caractérisent aujourd'hui les diverses
+races humaines. Sous le second point de vue, l'argument le plus décisif
+résulte d'une exacte analyse générale de l'influence organique de la
+domestication prolongée, soit sur les végétaux, soit même envers les
+animaux. Il est clair, en effet, que la perturbation artificielle
+introduite, à tant de titres, par l'intervention humaine dans le système
+extérieur des conditions d'existence propres aux diverses espèces
+devenues domestiques, constituait nécessairement le cas le plus
+favorable à leur variation fondamentale, surtout lorsqu'elle a concouru
+avec le changement de séjour, comme, par exemple, à l'égard des espèces
+domestiques transplantées, depuis plus de trois siècles, d'Europe en
+Amérique. Or, malgré les changemens très appréciables que de telles
+influences ont dû déterminer, même en une localité constante et par le
+seul laps du temps, on reconnaît néanmoins la persévérance incontestable
+des caractères essentiels propres à chaque espèce, sans qu'aucune
+d'elles ait jamais pu se transformer réellement en aucune autre. Enfin,
+dans l'espèce humaine elle-même, la plus éminemment modifiable de
+toutes, la nature fondamentale reste évidemment invariable et toujours
+hautement prononcée, à travers les diverses modifications de races et
+celles presque aussi importantes que produit, à la longue, le seul
+perfectionnement nécessaire et continu de l'état social.
+
+Ainsi, sans s'égarer dans de vaines et inaccessibles spéculations sur
+l'origine primitive des divers organismes, on ne saurait refuser
+d'admettre, comme une grande loi naturelle, la tendance essentielle des
+espèces vivantes à se perpétuer indéfiniment avec les mêmes caractères
+principaux, malgré la variation du système extérieur de leurs conditions
+d'existence. Tant que cette variation croissante n'est pas devenue
+contradictoire à cette nature fondamentale qui ne saurait changer,
+l'espèce subsiste en se modifiant, surtout si les différences sont
+graduelles; au-delà, l'espèce ne se modifie point, elle périt
+nécessairement. Quelque précieuse que soit une telle proposition, il
+faut néanmoins reconnaître qu'elle ne fixe pas encore suffisamment le
+genre précis de l'influence incontestable qu'exerce sur l'organisme la
+constitution du milieu ambiant. Car, sous ce point de vue, nous n'avons
+acquis par là que des lumières en quelque sorte négatives, en
+restreignant seulement dans l'intérieur de chaque organisme spécifique
+le champ général des modifications possibles, dont l'étendue effective
+reste essentiellement inconnue. On sait, par exemple, que la
+perturbation convenablement prolongée du système total des
+circonstances extérieures peut aller jusqu'à altérer beaucoup le
+développement proportionnel de chacun des organes propres à chaque
+espèce, ainsi que la durée, soit totale, soit relative, des diverses
+périodes principales de son existence. Mais, de telles modifications
+constituent-elles, comme on est aujourd'hui disposé à le croire, les
+vraies limites supérieures de l'influence organique du milieu ambiant?
+Aucune considération positive, _à priori_ ou _à posteriori_, ne l'a
+jusqu'ici véritablement démontré. En un mot, la théorie rationnelle de
+l'action nécessaire des divers milieux sur les divers organismes reste
+encore presque tout entière à former. On doit regarder cette question
+comme ayant été simplement posée conformément à sa vraie nature
+philosophique, en résultat final de la grande controverse établie par
+Lamarck, qui aura ainsi rendu un éminent service au progrès général de
+la saine philosophie biologique. Un tel ordre de recherches, quoique
+fort négligé, constitue, sans doute, l'un des plus beaux sujets que
+l'état présent de cette philosophie puisse offrir à l'activité de toutes
+les hautes intelligences. Il devrait, ce me semble, inspirer d'autant
+plus d'intérêt que les lois générales de ce genre de phénomènes
+seraient, par leur nature, immédiatement applicables à la vraie théorie
+du perfectionnement systématique des espèces vivantes, y compris même
+l'espèce humaine.
+
+Quoi qu'il en soit, nous pouvons désormais, en nous restreignant
+pleinement à notre sujet actuel, regarder comme démontrée la
+discontinuité nécessaire de la grande série biologique. Les diverses
+transitions pourront, sans doute, y devenir ultérieurement plus
+graduelles, soit par la découverte d'organismes intermédiaires, soit par
+une étude mieux dirigée de ceux déjà connus. Mais la fixité essentielle
+des espèces nous garantit que cette série sera toujours composée de
+termes nettement distincts, séparés par des intervalles
+infranchissables. Si l'examen précédent a pu d'abord paraître constituer
+ici une digression superflue, on doit maintenant comprendre la haute
+importance philosophique que je devais attacher à constater, dans la
+hiérarchie générale des corps vivans, une telle propriété
+caractéristique, aussi directement destinée à augmenter le degré de
+perfection rationnelle que comporte l'établissement définitif de cette
+hiérarchie.
+
+Après avoir ainsi suffisamment caractérisé, suivant leur importance
+respective, les deux grandes notions philosophiques des groupes naturels
+et de la hiérarchie biologique, dont la combinaison générale constitue
+le vrai principe de la méthode naturelle proprement dite, il me reste
+maintenant, pour compléter l'appréciation abstraite d'une telle méthode,
+à qualifier sommairement deux grandes conditions logiques, l'une
+primordiale, l'autre finale, que notre intelligence doit sans cesse
+avoir en vue dans toute élaboration taxonomique. La première, depuis
+long-temps bien sentie, se réduit au principe de la subordination des
+caractères: la seconde, beaucoup moins comprise, et cependant non moins
+indispensable, prescrit la traduction définitive des caractères
+intérieurs en caractères extérieurs; celle-ci résulte toujours, à vrai
+dire, d'un examen approfondi de ce même principe.
+
+Dès la première origine distincte de la méthode naturelle, au seizième
+siècle, par l'action combinée des travaux de Magnol, des Bauhin, de
+Gessner, etc., on a commencé à reconnaître nettement que les divers
+caractères taxonomiques ne devaient point, en général, être seulement
+comptés, mais aussi en quelque sorte pesés, suivant les règles d'une
+certaine subordination fondamentale qui devait exister entre eux. Lors
+même qu'on s'occupait exclusivement de la formation des groupes
+naturels, sans avoir aucune idée claire de la hiérarchie organique, on
+ne pouvait se dispenser d'avoir égard, d'une manière plus ou moins
+rationnelle, à une telle subordination, quoique la notion de la série
+biologique puisse seule en dévoiler la véritable base philosophique, et
+dissiper irrévocablement les incertitudes essentielles relatives à son
+application effective. Cette pondération scientifique des caractères
+constituait évidemment, en effet, le seul attribut logique qui pût alors
+séparer profondément les premières tentatives de classification
+naturelle d'avec toutes les méthodes purement artificielles, où, par
+leur nature, le choix et l'ordre des motifs taxonomiques devaient rester
+essentiellement arbitraires. Nous pouvons même reporter à cette époque
+originaire le premier aperçu général de la principale règle destinée à
+faire apprécier, du moins par la voie empirique, la vraie valeur
+fondamentale des divers caractères, d'après leur persévérance plus ou
+moins profonde et plus ou moins prolongée dans l'ensemble des espèces.
+Mais quelle que soit l'importance réelle d'une semblable considération,
+cette règle serait, de toute nécessité, incomplète et insuffisante, si
+on ne parvenait point à la rationnaliser par son accord général avec la
+seule subordination taxonomique qui puisse être établie d'une manière
+directe et vraiment scientifique, c'est-à-dire, celle qui résulte d'une
+exacte analyse comparative des différens organismes. Or, cette dernière
+condition n'a été remplie que beaucoup plus tard, et ne l'est encore
+convenablement jusqu'ici qu'à l'égard du seul règne animal. Ainsi, tant
+que la méthode naturelle a été cultivée indépendamment de l'anatomie
+comparée, il était impossible qu'on se formât le plus souvent de justes
+notions philosophiques de la vraie subordination naturelle des
+caractères biotaxiques. C'est par là que, comme je l'indiquais tout à
+l'heure, la véritable théorie générale d'une telle pondération se
+trouve, par sa nature, intimement liée à la conception fondamentale de
+la hiérarchie organique, puisque l'une et l'autre dépendent du même
+ordre primitif de considérations scientifiques, dont elles constituent
+seulement deux applications diverses mais co-relatives, qui se sont
+toujours mutuellement perfectionnées. On voit ainsi combien tous les
+divers aspects essentiels de la biotaxie, quoique réellement distincts,
+doivent être, de toute nécessité, profondément combinés; ce qui
+caractérise à la fois et la plus haute difficulté et la principale
+ressource de cette partie capitale de la science biologique.
+
+L'analyse comparative des différens organismes conduit directement, en
+effet, à la subordination rationnelle des divers caractères
+taxonomiques, en mesurant leur importance respective d'après la
+relation plus ou moins intime des organes correspondans avec les
+phénomènes qui constituent les attributs prépondérans des espèces
+considérées. Ce principe s'applique également à tous les degrés
+consécutifs de la classification proposée, en ayant égard à des
+phénomènes plus spéciaux quand on descend à des subdivisions plus
+particulières. En un mot, dans cet ordre général de spéculations
+biologiques, comme dans tout autre, le véritable esprit philosophique
+consiste nécessairement à établir toujours une exacte harmonie
+fondamentale entre les conditions statiques et les propriétés
+dynamiques, entre les idées de vie et les idées d'organisation, que nos
+abstractions scientifiques ne doivent jamais séparer qu'afin d'en
+perfectionner la combinaison ultérieure. C'est ainsi que, pour la
+construction de la méthode naturelle, les différens caractères
+taxonomiques peuvent être enfin rigoureusement subordonnés les uns aux
+autres, sans qu'aucune disposition importante présente rien
+d'arbitraire: du moins tel est le but vers lequel on doit tendre,
+quoique souvent difficile à atteindre. L'analyse approfondie de
+l'organisme vivant indiquera toujours d'avance avec certitude à quel
+genre doivent être empruntés les caractères principaux, et suivant
+quelle loi diminue graduellement leur valeur rationnelle: mais
+l'application définitive des caractères ainsi préparés au classement
+effectif des espèces pourra rencontrer, à chaque époque, des obstacles
+momentanés, en présence desquels il faudra savoir se résigner à
+reconnaître, dans la science biotaxique, de véritables lacunes
+actuelles, surtout en arrivant aux dernières subdivisions, où des
+caractères moins tranchés doivent si aisément donner lieu à de fausses
+coordinations. Il convient de remarquer, en général, à ce sujet, que
+nous ne sommes point encore assez profondément familiarisés avec le
+véritable esprit de la méthode naturelle pour prévoir avec maturité et
+supporter sans impatience les diverses imperfections nécessaires de nos
+tableaux biotaxiques: nos habitudes intellectuelles ne sont pas
+jusqu'ici suffisamment affranchies du régime si prolongé des
+classifications purement artificielles, qui, par leur nature, devaient
+comporter, en effet, une perfection absolue et immédiate, dont
+l'irréalisation pouvait être justement imputée à leurs auteurs, et
+nullement aux conditions du problème. On sent qu'il en est tout
+autrement à l'égard de la classification rationnelle: en la concevant
+désormais comme une science réelle, il faudra bien que l'esprit humain
+s'accoutume à l'envisager enfin comme continuellement perfectible, et,
+par suite, comme toujours plus ou moins imparfaite, à la manière de
+toute science positive. L'exacte coordination générale des diverses
+espèces vivantes doit constituer, sans doute, une étude aussi modifiable
+que l'analyse, statique ou dynamique, d'un organisme déterminé.
+
+Par la nature fondamentale des problèmes taxonomiques, les hautes
+difficultés qui leur sont propres deviendraient souvent presque
+inextricables, si, dans leur élaboration primitive, notre intelligence
+ne s'imposait d'abord aucune restriction pratique quant aux choix des
+divers caractères auxquels la théorie peut conduire. Ainsi, quelle que
+puisse être l'incommodité de ces caractères, de quelques obstacles que
+leur vérification effective puisse être entravée, il sera indispensable
+de commencer par les admettre indifféremment, en n'ayant égard qu'à leur
+seule rationnalité positive, fondée sur l'analyse comparative,
+anatomique ou physiologique, qui les aura fait découvrir. Ce problème
+spéculatif restera encore assez profondément compliqué d'ordinaire, pour
+qu'on y doive, dès l'origine, soigneusement écarter toute tentative
+déplacée de conciliation prématurée entre des qualités aussi
+hétérogènes, quoiqu'elles ne soient, sans doute, nullement
+incompatibles. Les premiers auteurs de la méthode naturelle, surtout à
+l'égard du règne animal, ont dû, en effet, adopter indifféremment, et
+sans aucun scrupule, les caractères les plus difficiles à vérifier, et
+qui souvent même ne pouvaient être aperçus que sur un seul sexe de
+l'espèce, ou pendant une seule époque de son existence: il leur
+suffisait strictement que ces caractères quelconques fussent réellement
+conformes à l'ensemble des analogies naturelles. Mais, quelque légitime
+et même indispensable que soit, en de telles recherches, une semblable
+manière de procéder, il est clair, néanmoins, d'un autre côté, que ce
+premier travail ne saurait être admis, en biotaxie, qu'à titre de
+fondement préliminaire de la classification définitive, laquelle exige
+nécessairement une nouvelle opération complémentaire, consistant à
+éliminer, parmi tous les caractères d'abord introduits, ceux dont la
+vérification habituelle serait trop difficile, afin de leur substituer
+des équivalens vraiment usuels. Sans cette indispensable transformation,
+communément mal appréciée jusqu'ici, la méthode naturelle possède bien,
+sans doute, quoique à un moindre degré, ses principales propriétés
+philosophiques, comme base essentielle des spéculations générales, soit
+anatomiques, soit physiologiques, relatives aux corps vivans; mais le
+passage effectif, finalement nécessaire, de l'abstrait au concret, s'y
+trouve ainsi radicalement entravé. En un mot, l'anatomiste et le
+physiologiste peuvent bien se contenter d'une telle définition des
+groupes, mais non le zoologiste proprement dit, et à plus forte raison
+le naturaliste. Cette révision et cette épuration générales de la
+caractéristique primitive, constituent donc le complément nécessaire de
+l'ensemble de l'opération taxonomique, sans lequel le travail ne saurait
+être regardé comme vraiment terminé. Ne serait-il point absurde, en
+effet, que, pour assigner le genre ou la famille de tel animal, il
+devint indispensable, par exemple, de commencer par le détruire, ainsi
+que l'exigent encore tant de classifications zoologiques, littéralement
+interprétées? Une théorie taxonomique aussi incomplète ne manque-t-elle
+point essentiellement, par cela même, à sa destination immédiate?
+L'accomplissement général de cette grande condition finale est donc
+évidemment indispensable.
+
+En définissant ainsi l'objet nécessaire de cette seconde opération
+taxonomique, il est aisé de préciser en quel genre de transformations
+elle doit surtout consister. On conçoit d'abord combien il importe
+d'écarter tous les caractères qui ne seraient point permanens, et ceux
+qui n'appartiendraient pas aux diverses modifications naturelles de
+l'espèce considérée: les uns et les autres ne sauraient être admis que
+comme provisoires, jusqu'à ce qu'on leur ait découvert de vrais
+équivalens, à la fois fixes et communs, vers lesquels on devra toujours
+tendre. Mais la nature même du problème indique néanmoins clairement que
+la principale substitution doit avoir pour but général de remplacer tous
+les caractères intérieurs par des caractères purement extérieurs: c'est
+ce qui constitue la difficulté prépondérante, et en même temps la plus
+haute perfection, de cette opération finale. Quand une telle condition a
+pu être enfin réalisée, sans porter aucune atteinte à la rationnalité
+fondamentale de la classification primitive, la méthode naturelle a été
+dès-lors irrévocablement constituée, dans la plénitude de toutes ses
+diverses propriétés essentielles, comme nous le voyons aujourd'hui à
+l'égard du règne animal, surtout depuis les mémorables travaux
+zoologiques de M. de Blainville.
+
+La vraie théorie de la subordination rationnelle des caractères,
+envisagée d'une manière approfondie, suffit, ce me semble, pour établir
+clairement, en général, sous le point de vue philosophique, la
+possibilité nécessaire de cette grande transformation. En effet,
+l'animalité étant principalement caractérisée par l'action sur le monde
+extérieur et par la réaction correspondante, c'est donc à la surface de
+séparation entre l'organisme et le milieu que doivent nécessairement se
+passer les plus importans phénomènes primitifs de la vie animale. Ainsi,
+les considérations relatives à cette enveloppe, envisagée soit quant à
+sa forme, ou à sa consistance, etc., fourniront naturellement les
+principales différences qui doivent distinguer les diverses
+organisations animales. Les organes vraiment intérieurs, privés de toute
+relation directe et continue avec le milieu ambiant, conserveront une
+importance capitale pour les phénomènes végétatifs, base primitive et
+uniforme de la vie générale: mais ils seront, par leur nature, purement
+secondaires, quant à la définition essentielle des divers modes, ou
+plutôt des divers degrés, d'animalité. Il est même sensible, par cette
+raison, que la partie intérieure de l'enveloppe animale, principalement
+destinée à l'élaboration préliminaire des divers matériaux assimilables,
+aura, sous le rapport taxonomique, une moindre valeur fondamentale que
+la partie extérieure proprement dite, siége nécessaire des phénomènes
+les plus caractéristiques. D'après cela, la transformation générale des
+caractères zoologiques intérieurs en caractères extérieurs, au lieu de
+constituer seulement un ingénieux et indispensable artifice, est, en
+elle-même, tellement rationnelle, qu'on peut l'envisager, au fond, sans
+aucune exagération, comme un simple retour inévitable à la marche
+philosophique directe, que l'esprit humain n'avait pas pu suivre, dans
+le développement historique de la méthode naturelle, à cause de
+l'ensemble des connaissances biologiques, à peine combinées aujourd'hui,
+qu'exigeait une telle manière de philosopher. Ainsi, l'usage encore
+prépondérant des caractères intérieurs en zootaxie n'indique réellement
+qu'un de ces détours provisoires, si familiers à notre intelligence en
+toute grande occasion scientifique, quand elle n'a pas encore atteint à
+la vraie maturité définitive de ses conceptions générales. Tout emploi
+capital de tels caractères n'atteste point seulement que l'opération
+taxonomique n'est pas terminée; il témoigne même que l'ensemble
+philosophique de cette opération a été imparfaitement conçu,
+c'est-à-dire, qu'on n'a point remonté jusque alors, par la saine analyse
+biologique, à la véritable source primordiale des analogies
+empiriquement découvertes. Loin de regarder les caractères extérieurs,
+directement propres à la vie animale, comme une heureuse traduction
+factice des caractères intérieurs, essentiellement relatifs à la vie
+organique, il faudrait, au contraire, renverser désormais la
+proposition, en voyant, dans l'usage de ceux-ci, une ressource
+provisoire, indispensable quoique imparfaite, pour suppléer à
+l'ignorance où l'on devait être d'abord de la vraie prépondérance
+fondamentale des autres[31].
+
+ [Note 31: J'ai dû me borner a considérer envers les
+ seuls animaux cette transformation indispensable des
+ caractères intérieurs en caractères extérieurs, parce que ce
+ cas est l'unique où une semblable opération puisse
+ présenter, par la nature d'un tel organisme, une véritable
+ difficulté scientifique, du moins sous l'influence des
+ habitudes encore prépondérantes. À l'égard des végétaux,
+ tous les organes importans de leurs doubles fonctions
+ générales de nutrition et de reproduction étant
+ nécessairement toujours extérieurs, il n'y a jamais eu lieu
+ à s'occuper d'une pareille substitution, dont la difficulté
+ essentielle, pour l'organisme animal, provient précisément
+ de ce que les fonctions végétatives, dès-lors devenues
+ intérieures, n'avaient pu d'abord être assez subordonnées
+ par les zoologistes aux fonctions animales extérieures.]
+
+Telles sont, en aperçu, les diverses notions capitales, soit
+scientifiques, soit logiques, dont la combinaison constitue, à mes yeux,
+le véritable esprit général de la méthode naturelle proprement dite,
+abstraitement envisagée. Mais, quoique cette considération abstraite ait
+dû, par la nature de ce traité, former ici le sujet essentiel de notre
+examen philosophique, il me semble que la méthode naturelle ne serait
+point assez nettement caractérisée, si, après l'avoir analysée en
+elle-même, je ne procédais maintenant à l'appréciation sommaire de son
+application effective et actuelle à la coordination rationnelle de la
+série biologique, condensée toutefois en ses masses principales. Une
+telle spécification me paraît indispensable pour fixer exactement, à
+l'abri de toute incertitude, la véritable interprétation positive des
+conceptions fondamentales de la philosophie biotaxique, qui viennent
+d'être directement, exposées, indépendamment du haut intérêt que
+présente d'ailleurs, en elle-même, la contemplation attentive de cette
+grande construction graduellement élevée par l'esprit humain, depuis
+Aristote jusqu'à nos jours.
+
+Il suffit ici d'indiquer d'abord, sans discussion, la division la plus
+générale du monde organique, en deux règnes principaux, l'un animal,
+l'autre végétal. Malgré tous les efforts tentés, à diverses époques, et
+surtout vers la fin du dernier siècle, pour présenter cette
+décomposition fondamentale comme essentiellement artificielle, il est
+demeuré certain que là, ainsi qu'ailleurs, et même plus qu'ailleurs, la
+grande série biologique présente nécessairement une discontinuité réelle
+et profonde, qui ne saurait être effacée par aucune transition
+quelconque. À mesure qu'on approfondit davantage l'étude, d'abord si
+vicieuse, des animaux inférieurs, on reconnaît de plus en plus que la
+locomotion proprement dite, au moins partielle[32], et un degré
+correspondant de sensibilité générale, constituent, à tous les degrés de
+l'échelle animale, les caractères prépondérans et uniformes de
+l'ensemble de ce règne. Des rudimens très appréciables de système
+nerveux ont déjà été constatés, depuis quelques années, chez un certain
+nombre de radiaires, ce qui doit y faire présumer un état naissant de
+fibres musculaires. On ne saurait, il est vrai, s'attendre à les
+découvrir aussi dans le dernier degré d'animalité, c'est-à-dire chez les
+animaux amorphes, si toutefois un tel mode doit être finalement admis,
+envers des êtres souvent composés, et du moins toujours agrégés, dont
+l'analyse biologique n'est point encore assez avancée pour comporter un
+jugement irrévocable: mais, là même, il y a tout lieu de penser que le
+tissu cellulaire général doit offrir, à la surface, une modification
+anatomique correspondante à une première ébauche de la sensibilité et de
+la contractilité. Ces deux attributs essentiels du règne animal,
+paraissent même persister encore davantage que l'existence d'un canal
+digestif, communément envisagée comme son principal caractère exclusif.
+Il est évident qu'on n'a attribué à ce dernier caractère une telle
+prépondérance, quoique, par sa nature, il se rapporte immédiatement à la
+seule vie organique, que en y voyant une conséquence nécessaire, et, par
+suite, un indice irrécusable, de cette double propriété fondamentale,
+dont la prééminence inévitable est ainsi clairement confirmée.
+Toutefois, une telle transformation taxonomique, quoique très précieuse
+en elle-même, ne saurait être parfaitement rationnelle, ce me semble,
+qu'à l'égard des animaux qui ne sont point fixés: en sorte que, pour les
+suivans, il resterait à trouver une autre indication plus générale de
+l'animalité universelle, si l'on croyait devoir renoncer à y découvrir
+ultérieurement toute condition anatomique directe des deux propriétés
+essentiellement animales. D'un autre côté, quant à divers végétaux, tels
+surtout que l'_hedysarum gyrans_, qui paraissent présenter quelques
+indices de ces propriétés co-relatives, l'analyse de leurs mouvemens,
+quoique très confuse encore, n'autorise nullement, en effet, à attribuer
+à ces singuliers phénomènes aucun vrai caractère d'animalité, puisqu'on
+n'y aperçoit aucune relation constante et immédiate, soit avec les
+impressions extérieures, soit avec le mode d'alimentation.
+
+ [Note 32: On ne doit pas, ce me semble, perdre de vue, à
+ ce sujet, qu'une telle locomotion partielle, quoique la
+ moins importante par ses résultats immédiats, fournit
+ cependant le vrai point de départ nécessaire de la
+ locomotion totale, même dans les organismes les plus élevés,
+ où, en effet, le déplacement du centre de gravité ne saurait
+ s'accomplir, en général, que par une combinaison convenable
+ entre les mouvemens relatifs des différentes parties de la
+ surface animale et les diverses réactions mécaniques du
+ milieu ambiant. Pour qu'une semblable combinaison puisse
+ produire ce déplacement, il n'y a pas d'autre condition
+ mécanique indispensable que la libre mobilité de la masse
+ animale. On peut donc penser que si les animaux les plus
+ imparfaits n'étaient point adhérens au sol, par une
+ circonstance en quelque sorte étrangère à leur organisation,
+ nullement comparable à la fixité des végétaux, et qui peut
+ n'être point toujours permanente, les mouvemens partiels
+ qu'ils exécutent pourraient déterminer une ébauche de
+ locomotion totale.]
+
+Après la distinction fondamentale des deux règnes organiques, nous
+devons surtout considérer ici la hiérarchie rationnelle du seul règne
+animal, qui, par l'ensemble des motifs philosophiques ci-dessus
+indiqués, offre, de toute nécessité, la plus parfaite application des
+divers principes essentiels que nous a présentés la vraie théorie
+élémentaire de la méthode naturelle. Sans l'examen philosophique d'une
+telle application, on ne saurait acquérir de cette grande conception un
+sentiment général assez distinct et assez profond pour l'étendre avec
+succès, et sauf les modifications convenables, à de nouveaux ordres
+d'études positives.
+
+L'élaboration graduelle de la méthode naturelle, pendant le cours du
+siècle dernier, a successivement détruit la vicieuse prépondérance
+taxonomique jusqu'alors si souvent attribuée aux diverses considérations
+irrationnelles de séjour, de mode d'alimentation, etc., pour mettre
+enfin dans tout son jour la considération suprême de l'organisme plus ou
+moins compliqué, plus ou moins parfait, plus où moins spécial, et plus
+ou moins élevé, en un mot, du degré de _dignité_ animale, suivant la
+belle expression de M. de Jussieu, qui résume admirablement le véritable
+esprit général d'une telle philosophie. C'est surtout depuis l'heureuse
+impulsion philosophique, déjà signalée ci-dessus, produite par les
+travaux zoologiques de Lamarck, que la coordination rationnelle du règne
+animal a marché rapidement vers son entière maturité. Toutefois, avant
+de pouvoir entreprendre l'établissement d'une classification pleinement
+homogène, il fallait encore que l'esprit humain précisât davantage
+l'interprétation taxonomique des conditions anatomiques, en déterminant
+l'ordre général d'importance suivant lequel les différens organes
+devaient participer à la construction de la hiérarchie animale. Ce
+dernier pas préliminaire ne pouvait manquer d'avoir lieu, quand les
+zoologistes auraient eu convenablement égard à l'analyse générale de la
+vie, à sa décomposition fondamentale en animale et végétative, sur
+laquelle Bichat, malgré ses exagérations à cet égard, venait, après
+Buffon, de porter si énergiquement une éclatante lumière. La combinaison
+inévitable de ces deux grandes impulsions, l'une tendant à chercher dans
+l'organisation les véritables bases rationnelles de la hiérarchie
+zoologique, l'autre à faire apprécier les degrés successifs d'animalité
+propres aux différens organes, a produit enfin, dès le commencement de
+ce siècle, une première esquisse directe et générale de la zootaxie
+définitive. On a reconnu dès-lors, en effet, que le système nerveux
+constituant, par sa nature, l'élément anatomique le plus animal, c'était
+surtout d'après lui que la classification devait être nécessairement
+dirigée[33], en ne recourant aux autres organes, et, _à fortiori_, aux
+conditions essentiellement inorganiques, que lorsque ce principe
+deviendrait insuffisant à l'égard des subdivisions plus spéciales, et en
+employant toujours successivement les autres caractères suivant leur
+animalité décroissante. Quelle que soit la part essentielle de plusieurs
+zoologistes contemporains, surtout en France et en Allemagne, soit à la
+formation d'une telle théorie, soit à son heureux développement
+effectif, l'admirable homogénéité rationnelle, qui, en résultat
+nécessaire de l'ensemble des spéculations antérieures, commence enfin à
+s'établir aujourd'hui dans la série zoologique, me paraît due surtout
+aux travaux éminemment philosophiques de M. de Blainville, auquel la
+zootaxie devra spécialement l'indispensable substitution générale des
+caractères extérieurs aux caractères intérieurs, par suite d'une analyse
+taxonomique plus profonde et mieux conçue. C'est donc d'après la
+classification de ce grand naturaliste, tout en regrettant qu'elle n'ait
+pas encore donné lieu à un traité systématique, qu'il nous reste ici à
+apprécier sommairement la plus parfaite application de la méthode
+naturelle à la construction directe de la vraie hiérarchie animale.
+
+ [Note 33: Les zoologistes me paraissent aujourd'hui
+ avoir trop oublié la haute participation de M. Vircy à
+ l'établissement direct de ce grand principe, par
+ l'importante discussion philosophique qu'il éleva, le
+ premier, à ce sujet, en la caractérisant même par une
+ tentative générale de délinéation rationnelle du règne
+ animal, considéré dans son ensemble.]
+
+La plus heureuse innovation qui distingue ce système zoologique,
+consiste dans la haute importance taxonomique qu'il attribue si
+justement à la forme générale de l'enveloppe animale, jusqu'alors
+négligée par les naturalistes, et qui, néanmoins, était, en elle-même,
+si directement propre à fournir le principe de la première délinéation
+rationnelle, puisque la symétrie constitue le caractère le plus simple
+et le plus universel de l'organisme animal, comme Bichat l'a si bien
+établi. Toutefois, il semble que, dès l'origine, un tel système présente
+une sorte de paradoxe, dont la solution serait indispensable quoique
+très difficile, en ce qu'il admet l'existence d'animaux amorphes, ou
+plutôt non-symétriques. Ce sont précisément, il est vrai, ceux chez
+lesquels on n'a encore aperçu aucune trace appréciable de système
+nerveux, ce qui sauve, jusqu'à un certain point, le principe, ou du
+moins recule et transforme la difficulté. Mais il me paraît
+incontestable que la notion fondamentale de ce dernier mode de
+l'animalité n'est point jusqu'ici convenablement analysée, et qu'il faut
+concevoir la hiérarchie animale, sous la seule réserve de cet examen
+ultérieur. On ne sera point surpris que les idées soient aujourd'hui
+confuses à cet égard, en réfléchissant combien étaient encore
+profondément erronées, il y a deux générations à peine, les conceptions
+zoologiques relatives à des animaux bien supérieurs, l'ordre entier des
+radiaires, une partie des mollusques, et même des derniers articulés.
+
+En réduisant ainsi le règne animal aux seuls êtres réguliers qui le
+composent presque exclusivement, on doit y distinguer d'abord deux
+espèces fondamentales de symétrie, dont la plus parfaite est relative à
+un plan, et l'autre à un point ou plutôt à un axe. De là résulte la
+première classification des animaux, en pairs et rayonnés, ou
+_artiozoaires_ et _actinozoaires_, suivant la nomenclature systématique
+de M. de Blainville. On ne saurait trop admirer avec quelle rigoureuse
+exactitude un attribut, en apparence aussi peu important, correspond
+réellement, d'après le beau travail de Lamarck, à l'ensemble des plus
+hautes comparaisons biologiques, qui viennent toutes converger
+spontanément vers cette simple et lumineuse distinction. Néanmoins,
+l'incontestable prépondérance d'un tel caractère reste jusqu'ici
+essentiellement empirique, et laisse encore à désirer une explication
+nette et rationnelle, à la fois physiologique et anatomique, de
+l'extrême infériorité nécessaire des animaux rayonnés envers les animaux
+pairs, qui, par leur nature, doivent être évidemment bien plus
+rapprochés de l'homme, unité fondamentale de la zoologie.
+
+Envisageant désormais le seul ordre général des artiozoaires, il se
+divise naturellement d'après la consistance de l'enveloppe, suivant
+qu'elle est dure ou molle, ce qui doit la rendre plus ou moins propre à
+la locomotion. Cette considération est, en quelque sorte, le
+prolongement nécessaire de la précédente, puisque la symétrie générale
+de l'animal sera évidemment beaucoup plus complète et plus prononcée
+dans le premier cas que dans le second. Les deux attributs essentiels de
+l'animalité, la locomotion et les sensations, établissent entre ces deux
+cas des différences profondes et incontestables, à la fois anatomiques
+et physiologiques, qu'on peut, en général, aisément rattacher, d'une
+manière rationnelle, à cette distinction primitive, et qui concourent
+toutes à présenter les animaux inarticulés comme nécessairement
+inférieurs aux animaux articulés. On a peine à comprendre comment Cuvier
+a pu entièrement méconnaître cette importante analogie zoologique, si
+bien pressentie par le génie du grand Linné, en persistant à placer, au
+contraire, les mollusques avant les insectes, ce qui a beaucoup entravé
+l'étude générale des uns et des autres. Cette erreur capitale paraît
+avoir résulté d'une insuffisante pondération préalable des caractères
+taxonomiques, considérés sous le point de vue philosophique; car ce
+célèbre naturaliste n'a été conduit à une telle classification qu'en
+accordant aux organes de la vie végétative une prééminence radicalement
+vicieuse sur ceux de la vie animale.
+
+Les animaux articulés seront maintenant distingués en deux grandes
+classes, suivant qu'ils sont articulés intérieurement, sous l'enveloppe
+cutanée, par un véritable squelette osseux, ou même cartilagineux chez
+les derniers d'entr'eux; ou que, au contraire, l'articulation est
+simplement extérieure, d'après la consolidation plus prononcée de
+certaines parties cornées de l'enveloppe, alternant avec des parties
+molles. On conçoit aisément _à priori_ l'infériorité relative et jamais
+contestée de cette seconde organisation animale, surtout quant aux
+fonctions les plus élevées, celles du système nerveux. Il est
+remarquable que le développement beaucoup plus imparfait de ce système
+éminemment animal, coïncide toujours alors avec une différence
+fondamentale dans la position générale de sa partie centrale, qui, en
+effet, constamment supérieure au canal digestif chez les animaux
+vertébrés, passe au-dessous de ce canal chez tous ceux à articulation
+extérieure.
+
+Telle est donc, par une première analyse zoologique, la hiérarchie
+rationnelle des principaux organismes propres à la partie supérieure de
+la série animale, et qui y constituent les trois grandes classes des
+_ostéozoaires_ ou vertébrés proprement dits, des _entomozoaires_ ou
+articulés extérieurement, et enfin des _malacozoaires_ ou mollusques.
+
+Considérant, en dernier lieu, la division générale des seuls
+ostéozoaires, nous devons remarquer que les grandes analogies naturelles
+auxquelles ont dû donner lieu, pour ainsi dire dès l'origine de la
+zoologie, des êtres aussi pleinement caractérisés, peuvent désormais
+être rattachées encore, de la manière la plus heureuse et la plus
+exacte, à l'état de l'enveloppe animale, dont l'invariable prépondérance
+taxonomique permet alors d'éliminer les définitions irrationnelles
+empruntées à la vie organique ou même à des conditions extérieures. Il
+suffit ici d'envisager cette enveloppe sous un nouvel aspect plus
+secondaire, quant à la nature des productions inorganiques qui la
+séparent immédiatement du milieu ambiant. On peut apprécier, en effet,
+dans la classification de M. de Blainville, comment l'incontestable
+dégradation animale qui, à partir de l'homme, se manifeste graduellement
+chez les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les amphybiens, et enfin
+les poissons, se trouve toujours fidèlement traduite par la simple
+considération d'une surface cutanée recouverte de poils, de plumes, ou
+d'écailles, ou bien dénudée. Cette prééminence nécessaire de
+l'enveloppe, sous le point de vue taxonomique, n'est pas moins prononcée
+dans l'ordre des entomozoaires, où le décroissement successif de
+l'animalité se trouve désormais exactement mesuré par la seule
+considération du nombre croissant de paires d'appendices locomoteurs,
+depuis les hexapodes jusqu'aux myriapodes, et même jusqu'aux apodes, qui
+en constituent l'extrémité la plus inférieure.
+
+Il serait contraire à l'esprit de cet ouvrage de poursuivre davantage
+une aussi insuffisante indication des principaux degrés successifs que
+l'on a enfin établis rationnellement dans la hiérarchie animale. Mon
+unique motif, en les signalant ici, a été de fixer avec plus d'énergie
+l'attention spéciale du lecteur sur ma recommandation préalable
+d'étudier, au moins dans son ensemble, la coordination actuelle du règne
+animal, comme une indispensable explication concrète des conceptions
+abstraites que j'avais d'abord exposées relativement au génie
+fondamental de la méthode naturelle, dont l'exacte appréciation
+philosophique constituait seule l'objet essentiel de cette leçon. Du
+reste, il ne saurait être nullement question ici d'aucun traité
+particulier de philosophie biotaxique. C'est pourquoi je ne dois pas
+même m'arrêter à l'examen des divers moyens employés par les zoologistes
+pour définir, aux divers degrés de l'échelle animale, les vraies notions
+de _famille_ et de _genre_, d'une manière exactement conforme au
+véritable esprit de la méthode naturelle. Quoique un tel sujet puisse
+présenter des considérations générales d'un haut intérêt, susceptibles
+de faire mieux connaître l'ensemble de cette méthode, elles
+appartiennent évidemment aux ouvrages spéciaux sur la philosophie
+zoologique. En considérant surtout, sous ce point de vue, l'ensemble des
+tableaux zoologiques de M. de Blainville, tous les esprits
+philosophiques reconnaîtront, avec une profonde satisfaction, comment,
+même dans ces deux dernières subdivisions générales de la hiérarchie
+animale, la classification, constamment homogène et rationnelle, repose
+encore sur des caractères anatomiques plus ou moins directement relatifs
+aux attributs essentiels de l'animalité. La construction de cette grande
+série laisse aujourd'hui, sans doute, beaucoup d'anomalies partielles à
+résoudre, et une multitude de genres, ou même de familles, à mieux
+établir ou à mieux coordonner, principalement envers les animaux
+inférieurs. Mais ces nombreuses imperfections secondaires, inévitables
+dans une opération aussi vaste, aussi difficile, et aussi récente,
+n'altèrent plus désormais, en aucune manière, le vrai caractère
+philosophique de l'ensemble d'un tel système, la tendance directe et
+prépondérante à disposer tous les êtres suivant l'ordre rigoureux de
+leur animalité décroissante. Pour qu'on puisse atteindre, autant que
+possible, à cette idéale perfection taxonomique, il ne reste plus à
+constituer aujourd'hui qu'une dernière partie générale du système
+fondamental, celle qui concerne la distribution rationnelle des espèces
+de chaque genre naturel, dont les principes propres sont encore très
+vaguement aperçus. Autant il eût été inopportun de considérer plus tôt
+cette application extrême et délicate de la théorie taxonomique, autant
+il conviendrait de commencer à s'en occuper maintenant.
+
+Quant au règne végétal, l'ensemble des principes établis dans cette
+leçon démontre clairement que, malgré tous les efforts, la méthode
+naturelle ne saurait y comporter jamais une perfection comparable à
+celle dont le règne animal est susceptible, même dans ses degrés les
+plus inférieurs. Les familles peuvent y être regardées aujourd'hui comme
+établies d'une manière satisfaisante, quoique par une voie
+essentiellement empirique. Mais leur coordination naturelle reste, de
+toute nécessité, presque entièrement arbitraire, faute d'un principe
+hiérarchique qui puisse les subordonner rationnellement les unes aux
+autres. La notion d'animalité admet, en elle-même, une succession
+évidente de différens degrés profondément tranchés, susceptible de
+fournir, comme nous venons de le constater, la base naturelle d'une
+vraie hiérarchie animale. Il n'en saurait être ainsi, au contraire, pour
+la végétabilité. Celle-ci n'est point, sans doute, à beaucoup près,
+toujours également intense; mais elle est, par sa nature, chez tous les
+êtres, essentiellement homogène: il n'y a jamais qu'une assimilation et
+une désassimilation continues, aboutissant à une reproduction
+nécessaire. Or, les différences d'intensité, que peuvent seules
+comporter de tels phénomènes fondamentaux, ne sauraient donner lieu à la
+formation distincte d'aucune véritable échelle végétale, analogue à
+l'échelle animale, d'autant plus que, en général, ces divers degrés
+tiennent réellement au moins autant à l'influence prépondérante des
+circonstances extérieures qu'à l'organisation caractéristique de chaque
+végétal. Ainsi, la comparaison hiérarchique n'aurait ici aucune base
+rationnelle suffisante.
+
+Je crois devoir même, en second lieu, signaler sommairement, à ce sujet,
+une nouvelle considération, qui, sans être aussi fondamentale que la
+précédente, peut faire ressortir, sous un autre aspect essentiel,
+l'extrême difficulté nécessaire d'établir entre les diverses familles
+végétales aucune hiérarchie véritable. Elle consiste à remarquer le
+profond embarras scientifique que doit présenter toute définition nette
+et directe de l'être végétal, attendu que chacun des végétaux
+observables ne constitue presque jamais un être déterminé, mais une
+confuse agglomération d'une multitude d'êtres distincts et indépendans.
+On se formerait une très fausse idée d'une telle disposition, en
+regardant un grand végétal comme une sorte de polype immense; car, la
+composition animale proprement dite est, en elle-même, d'une tout autre
+nature. Dans les derniers rangs de la hiérarchie animale, les êtres,
+jusqu'alors nécessairement simples, deviennent, en effet, très
+fréquemment composés; mais le système, quelque étendu qu'il puisse
+être, ne cesse point de comporter une exacte définition scientifique.
+Les êtres qui le composent ne sont pas simplement agrégés ou
+juxta-posés; ou, du moins, ce cas ne se présente que très rarement, et
+uniquement à l'extrémité la plus inférieure de l'échelle zoologique: ils
+constituent réellement une sorte de société intime, involontaire et
+indissoluble, caractérisée par un seul appareil organique général en
+relation avec divers appareils animaux indépendans les uns des autres,
+mais tous inséparables de leur commune base vitale. Dans le règne
+végétal, au contraire, il n'y a jamais qu'une simple agglomération, que
+nous pouvons même souvent produire à notre gré par l'artifice de la
+greffe. Tous les êtres ainsi réunis sont alors entièrement séparables,
+et ne présentent d'autres élémens communs que des parties
+essentiellement inorganiques, dont le principal usage consiste à fournir
+au système un moyen général de consolidation mécanique. Quoique les lois
+essentielles d'une telle agglomération soient jusqu'ici très
+imparfaitement connues, il y a tout lieu de penser néanmoins que nulle
+condition vraiment organique ne tend à limiter nécessairement
+l'extension possible d'un semblable système, laquelle paraît surtout
+dépendre de conditions purement physiques et chimiques, combinées avec
+l'influence totale des diverses circonstances extérieures. Or, on
+conçoit aisément combien cette notion générale doit entraver directement
+toute subordination rationnelle des différentes familles végétales à une
+hiérarchie commune, puisque la vraie diversité organique fondamentale
+qui pouvait exister entre elles, déjà si peu prononcée par la nature
+même de la végétation, se trouve ainsi profondément atténuée.
+
+Le seul commencement de coordination vraiment philosophique qu'on soit
+encore parvenu à établir dans l'ensemble du règne végétal, se réduit, en
+réalité, à la division principale qui sert de point de départ à la
+classification de M. de Jussieu. En distinguant les végétaux suivant
+l'existence ou l'absence de feuilles séminales, et, pour le premier cas,
+suivant qu'ils en offrent plusieurs ou une seule, on obtient l'unique
+disposition taxonomique qui présente, dans le règne végétal, un
+caractère philosophique comparable à celui de l'échelle animale. Car, le
+passage successif et général des dicotylédons aux monocotylédons et de
+ceux-ci aux acotylédons peut, en effet, être regardé comme constituant
+une sorte de dégradation croissante, analogue à la succession des divers
+degrés de la série zoologique, quoique beaucoup moins caractérisée. Une
+telle considération a dû surtout prévaloir depuis que la comparaison
+primitive, fondée sur les organes de la reproduction, a été vérifiée,
+dans son ensemble, par l'examen des organes de la nutrition, d'après la
+belle découverte de Desfontaines, seul exemple capital jusqu'ici d'une
+large et heureuse application de l'anatomie comparée à l'organisme
+végétal. Par un aussi remarquable concours des deux modes nécessaires de
+comparaison anatomique propres à la nature de cet organisme, cette
+grande proposition générale a désormais pris rang parmi les plus éminens
+théorèmes de la philosophie naturelle. Mais, le commencement de
+hiérarchie qui se trouve ainsi établi dans le règne végétal, demeure
+toutefois évidemment insuffisant; puisque les familles très nombreuses
+qui composent chacune de ces trois divisions principales n'en restent
+pas moins disposées entr'elles suivant un ordre purement arbitraire,
+auquel il y a peu d'espérance plausible de pouvoir jamais imposer une
+véritable rationnalité. On conçoit, par suite, que la distribution
+intérieure des espèces, et peut-être même celle des genres, dans chaque
+famille, doit présenter nécessairement, à plus forte raison, une
+semblable imperfection fondamentale, comme dépendant, par sa nature,
+des mêmes principes taxonomiques, dont l'application la plus précise et
+la plus délicate ne saurait être tentée sans qu'on eût préalablement
+surmonté la difficulté beaucoup moindre, et néanmoins jusqu'ici
+invincible, de la coordination des familles. La méthode naturelle ne
+présente donc réellement aujourd'hui, à l'égard du règne végétal,
+d'autre résultat usuel que le seul établissement, plus ou moins
+empirique, des familles et des genres.
+
+Quelque précieuse que soit, en elle-même, une semblable acquisition, on
+ne saurait être surpris qu'elle n'ait point encore déterminé, si elle
+doit jamais le faire, l'exclusion totale de l'usage effectif des
+méthodes purement artificielles, et surtout de celle de Linné; quoique,
+pendant sa longue élaboration graduelle de la méthode naturelle,
+l'esprit humain ait paru, jusqu'à notre époque, avoir essentiellement en
+vue la coordination du seul règne végétal. Il ne faut pas oublier,
+toutefois, que la méthode naturelle ne constitue pas un simple moyen de
+classification, mais surtout, même dans son état le moins parfait, un
+important système de connaissances réelles sur les vraies relations des
+êtres existans. Ainsi, quand même la botanique descriptive devrait
+finalement renoncer à l'employer, le perfectionnement continu d'une
+telle méthode n'en présenterait pas moins un haut intérêt pour le
+progrès de l'étude générale des végétaux, dont les résultats comparatifs
+se trouvent ainsi fixés et combinés. Cependant, vu l'imperfection
+nécessaire de la taxonomie végétale, et l'impossibilité fondamentale d'y
+établir aucune véritable hiérarchie organique, l'esprit de ce traité
+nous oblige, en dernière analyse, de concevoir désormais collectivement
+le règne végétal comme le dernier terme général de la grande série
+biologique, sans considérer davantage sa décomposition intérieure, qui,
+malgré son importance propre et directe, ne saurait, en effet, exercer
+aucune influence capitale sur le perfectionnement des hautes
+spéculations biologiques, soit statiques, soit dynamiques, sujet
+prépondérant de notre travail. En général, l'admirable propriété
+philosophique de la hiérarchie biologique, comme principal instrument
+logique de la science des corps vivans, doit devenir d'autant moins
+prononcée qu'on descend à des subdivisions plus spéciales: elle
+appartient surtout à l'étude comparative d'un assez petit nombre de
+modes essentiels d'organisation, se succédant par des dégradations
+profondément tranchées; l'organisme végétal constitue nécessairement le
+dernier de ces modes fondamentaux. Quand on croît devoir recourir à une
+décomposition plus développée, il est aisé de comprendre, en principe,
+qu'une seule grande division du règne animal, l'entomologie par exemple,
+offrira, sous ce point de vue, beaucoup plus de ressources scientifiques
+que le règne végétal tout entier, comme donnant réellement lieu à la
+comparaison d'organismes bien plus variés, et surtout bien mieux
+caractérisés.
+
+La haute destination spéculative de la partie fondamentale de la
+biologie dont je viens d'examiner le vrai caractère philosophique, doit
+faire excuser, sans doute, l'extension presque inévitable de cette
+longue leçon. Plus qu'aucune autre, cette partie est aujourd'hui fort
+imparfaitement appréciée par les meilleurs esprits étrangers aux études
+biologiques spéciales, et aussi par la plupart des biologistes
+eux-mêmes. Trop souvent encore, on ne voit qu'un simple artifice de
+classification, dans ce qui, par sa nature, constitue, au contraire, et
+le résumé le plus substantiel de l'ensemble des diverses connaissances
+biologiques, et le plus puissant moyen rationnel de leur
+perfectionnement ultérieur. Il était donc particulièrement
+indispensable, et à la fois plus difficile, de faire nettement ressortir
+cette admirable construction de la grande hiérarchie organique, l'une
+des plus éminentes créations de la philosophie positive. Bien loin de
+regarder les considérations précédentes comme plus développées que ne le
+prescrivait la nature propre de cet ouvrage, j'ai plutôt lieu de
+craindre qu'elles ne suffisent point encore pour caractériser dignement
+le véritable esprit général de cette belle conception, et pour donner
+une juste idée de sa portée nécessaire. L'ensemble des trois leçons
+suivantes complètera, j'espère, cette imparfaite appréciation
+philosophique, en manifestant spontanément l'usage fondamental d'une
+telle notion dans le système entier des spéculations physiologiques.
+
+Je devais ici m'attacher seulement à expliquer par quel inévitable
+enchaînement d'opérations, soit scientifiques, soit logiques, l'esprit
+humain avait pu enfin parvenir, après tant de laborieux essais
+préliminaires, à coordonner l'immense série des êtres vivans, depuis
+l'homme jusqu'au végétal, en une seule hiérarchie rationnelle, dont la
+composition essentielle n'offrît jamais rien d'arbitraire, et qui tendît
+à fixer, avec une rigoureuse précision, le véritable degré de dignité
+biologique propre à chaque espèce. Cette extrême perfection taxonomique
+est encore loin, sans doute, d'une entière et exacte réalisation, qui ne
+saurait même jamais être complétement obtenue. Mais notre intelligence y
+tend évidemment désormais, d'une manière directe et systématique, avec
+la pleine conscience de sa destination définitive. Quoique peu
+développée jusqu'ici, la saine biotaxie est donc aujourd'hui
+philosophiquement constituée, avec tous ses vrais attributs
+caractéristiques, depuis que la méthode naturelle, d'abord
+essentiellement établie pour la coordination du seul règne végétal, a
+été enfin directement conçue comme destinée surtout, par sa nature, au
+perfectionnement nécessaire et continu du règne animal, qui avait dû,
+dans l'origine, en fournir le type spontané, ainsi que je l'ai expliqué.
+Telle est l'unique source où tous les bons esprits doivent constamment
+étudier la véritable théorie générale des classifications naturelles, à
+quelque ordre de phénomènes qu'ils se proposent finalement d'en faire
+une heureuse application: c'est sous ce point de vue spécial que la
+science biologique devait, par sa nature, directement concourir au
+perfectionnement fondamental de l'ensemble de la méthode positive, dont
+cette théorie constitue un indispensable élément, qui n'était pas
+susceptible de se développer par aucune autre voie, et qui ne saurait
+même être autrement apprécié.
+
+
+
+
+QUARANTE-TROISIÈME LEÇON.
+
+Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie végétative
+ou _organique_.
+
+Nous avons suffisamment caractérisé, dans les deux leçons précédentes,
+le véritable esprit philosophique propre à chacune des deux parties
+essentielles de la biologie statique, l'une relative à l'analyse
+fondamentale de tout organisme déterminé, l'autre à la coordination
+rationnelle de tous les divers organismes en une seule hiérarchie
+générale. Cette double étude fournit, sans doute, par sa nature, la base
+indispensable de toutes les recherches vraiment scientifiques sur les
+lois positives des phénomènes vitaux; mais, en elle-même, elle ne
+saurait constituer, sous ce point de vue final, qu'un simple travail
+préliminaire. Néanmoins, cette première moitié de la science biologique
+est malheureusement la seule aujourd'hui, en vertu de sa moindre
+complication nécessaire, dont le vrai caractère philosophique puisse
+être regardé comme irrévocablement prononcé. Quoique un développement
+systématique aussi récent doive être encore fort imparfait, nous avons
+cependant bien reconnu que toutes les diverses conceptions essentielles
+destinées à garantir indéfiniment la rationnalité positive de la
+biologie statique sont désormais pleinement établies, quant à l'un ou à
+l'autre des deux aspects généraux propres à cette étude fondamentale.
+Ainsi, l'esprit humain n'a plus, à cet égard, qu'à suivre avec
+persévérance et sans hésitation une voie scientifique nettement tracée,
+où les progrès sont assurés d'avance, et dont la direction ne saurait
+donner lieu à aucune contestation capitale. Il s'en faut de beaucoup, au
+contraire, que les mêmes conditions essentielles aient été
+convenablement remplies jusqu'ici envers la biologie dynamique, qui
+constitue néanmoins le véritable sujet final de la philosophie
+organique, et sur laquelle nous devons maintenant fixer une attention
+directe et exclusive.
+
+La judicieuse comparaison rapportée par Fontenelle, pour caractériser,
+au commencement du siècle dernier, l'extrême disproportion générale de
+nos connaissances anatomiques à nos connaissances physiologiques[34],
+continuerait à être, même aujourd'hui, essentiellement applicable,
+malgré les nombreuses et importantes acquisitions qui ont tant enrichi
+depuis lors le système des saines études biologiques. Non-seulement les
+notions positives sur la vraie théorie fondamentale de la vie, réduite
+même à ses plus simples phénomènes, sont encore fort restreintes et très
+confuses; mais, surtout, la véritable méthode philosophique qui doit
+diriger les recherches purement physiologiques demeure presque
+entièrement inconnue à la plupart des esprits occupés aujourd'hui d'un
+tel ordre de spéculations. Le principal attribut de cette méthode
+consiste, comme nous l'avons si pleinement démontré, dans l'extension
+fondamentale et habituelle de la comparaison biologique à l'ensemble des
+organismes connus. Or, cette condition caractéristique n'est presque
+jamais suffisamment remplie, aujourd'hui, pour les travaux de
+physiologie pure, qui, cependant, vu leur complication supérieure,
+doivent réclamer, plus impérieusement même que les questions de simple
+anatomie, l'usage régulier et permanent de ce moyen capital[35]. Ainsi
+privé de son plus puissant instrument rationnel, le système des études
+physiologiques ne saurait être regardé aujourd'hui comme vraiment
+constitué sur les bases définitives qui lui sont propres. Malgré
+l'importance réelle des recherches déjà entreprises, on ne peut voir,
+dans la plupart d'entre elles, que de simples essais préliminaires,
+qu'il faudra nécessairement refondre et compléter d'après un plan
+systématique, avant de pouvoir les convertir en élémens irrévocables de
+la saine biologie dynamique.
+
+ [Note 34: «Nous autres anatomistes, disait alors
+ ingénieusement Méry, nous ressemblons aux commissionnaires
+ de Paris, qui connaissent exactement toutes les rues,
+ jusqu'aux plus petites et aux plus écartées, mais qui
+ ignorent ce qui se passe dans les maisons.»]
+
+ [Note 35: La constitution actuelle de l'enseignement
+ biologique, surtout en France, offre une vérification très
+ sensible d'une telle disposition générale, puisque aucune
+ chaire n'y est encore consacrée à la physiologie comparée.
+ Sauf le cours mémorable de M. de Blainville, qui ne fut
+ qu'une infraction formelle et momentanée des usages
+ réguliers, les études physiologiques officielles n'ont
+ jamais cessé jusqu'ici d'y être entièrement bornées à la
+ seule considération de l'homme, tandis que les études
+ anatomiques y ont acquis une extension à peu près
+ suffisante, du moins dans certains établissemens[A].]
+
+ [Note A: Depuis que cette note a été écrite, une chaire
+ de physiologie comparée a été instituée au Muséum d'histoire
+ naturelle de Paris.]
+
+Cette incertitude radicale sur le vrai caractère scientifique de la
+physiologie, est aujourd'hui la cause essentielle, non-seulement de la
+divergence prononcée des diverses écoles régulières, mais aussi du
+crédit déplorable qu'obtiennent encore avec tant de facilité les plus
+monstrueuses aberrations, ordinairement secondées par le charlatanisme
+le plus grossier, comme on le voit chez les magnétiseurs, les
+homéopathes, etc. Sauf les études sociales, où, par un motif semblable
+et encore plus énergique, aucun frein intellectuel n'est imposé
+jusqu'ici à cette tendance anarchique, nulle autre partie de la
+philosophie naturelle ne saurait présenter désormais le honteux
+spectacle d'un tel désordre, qui paraît indiquer le bouleversement
+momentané des notions les plus élémentaires et les mieux établies. Les
+esprits livrés aux recherches mathématiques, astronomiques, physiques et
+chimiques, ne sont point, sans doute, ordinairement d'une trempe plus
+forte ni d'une nature plus rationnelle que ceux qui s'occupent de
+spéculations physiologiques; mais, quelle que puisse être leur
+disposition spontanée aux aberrations fondamentales, elle se trouve
+toujours suffisamment contenue aujourd'hui par la constitution
+irrévocablement définie de la science correspondante, qui circonscrit de
+plus en plus le champ général de la divagation et du charlatanisme.
+Cette triste exception propre à la physiologie actuelle, peut être
+attribuée, il est vrai, à l'éducation profondément vicieuse de presque
+tous ceux qui la cultivent maintenant, et qui abordent brusquement
+l'étude des phénomènes les plus complexes sans avoir aucunement préparé
+leur intelligence par l'habitude intime des spéculations les plus
+simples et les plus positives, ainsi que je l'ai expliqué dans la
+quarantième leçon. Néanmoins, malgré l'incontestable influence d'un
+régime aussi irrationnel, je persiste à regarder l'indétermination
+actuelle du véritable esprit général de la science physiologique
+proprement dite comme la principale cause immédiate de cette licence
+presque illimitée que peuvent y usurper encore les intelligences les
+plus désordonnées. À vrai dire, les deux considérations rentrent
+essentiellement l'une dans l'autre; car, cette absurde éducation
+préalable serait, de toute nécessité, bientôt rectifiée, en dépit des
+diverses obstacles, si le vrai caractère de la science, nettement établi
+aux yeux de tous, avait enfin mis en pleine évidence la nature des
+conditions préliminaires indispensables à sa culture rationnelle.
+
+Sous le point de vue philosophique, cette constitution encore vague et
+indécise de la science physiologique devait sans doute paraître
+inévitable, puisque la biologie statique, première base nécessaire de la
+biologie dynamique, n'a pu acquérir complétement que de nos jours la
+véritable organisation systématique qui lui est propre, comme nous
+l'avons précédemment reconnu. Mais, quoiqu'il n'y ait pas lieu de
+s'étonner d'une telle imperfection générale, cet état d'enfance de la
+physiologie rationnelle nous oblige à modifier ici la nature de nos
+considérations philosophiques sur l'étude dynamique des corps vivans. Au
+lieu de procéder directement à l'appréciation analytique de conceptions
+fondamentales irrévocablement établies, comme nous avons pu le faire
+pour la biologie statique, nous devons surtout examiner, quant à la
+physiologie pure, les seules notions de méthode, c'est-à-dire, le mode
+général d'organisation des recherches destiné, par la vraie nature d'une
+telle science, à conduire ultérieurement à la connaissance définitive
+des lois réelles des phénomènes vitaux, au sujet desquelles on n'a guère
+pu obtenir jusqu'ici que de simples matériaux. Quelque peu satisfaisante
+que paraisse, en elle-même, une semblable opération philosophique, sa
+nécessité prépondérante la recommande éminemment aujourd'hui à tous les
+bons esprits, puisque c'est surtout de là que doit désormais résulter le
+développement rapide et régulier des saines doctrines physiologiques. En
+un mot, c'est l'institution nette et rationnelle des questions
+physiologiques, bien plus que leur résolution directe et définitive,
+encore essentiellement prématurée, qui maintenant importe surtout au
+progrès général de la vraie philosophie biologique. Les conceptions
+relatives à la méthode auront toujours nécessairement beaucoup plus de
+prix dans l'étude des lois vitales qu'à l'égard d'aucune branche
+antérieure de la philosophie naturelle; en vertu de la complication
+supérieure des phénomènes, qui doit nous exposer bien davantage à une
+mauvaise direction des travaux: à plus forte raison cette considération
+doit-elle prédominer tant que la science n'est qu'à l'état naissant.
+Combien la véritable nature de la science physiologique ne doit-elle
+point paraître aujourd'hui profondément méconnue quand, à la frivole
+témérité qui y préside ordinairement aux recherches les plus difficiles,
+on oppose la scrupuleuse prudence des géomètres et des astronomes à
+l'égard des études les mieux constituées, circonscrites aux sujets les
+plus simples, où tout écart peut être si aisément signalé et rectifié!
+
+Quoique tous les phénomènes vitaux soient nécessairement toujours
+solidaires les uns des autres, il est néanmoins indispensable de
+décomposer ici leur étude spéculative et abstraite d'après le même
+principe philosophique qui nous a constamment dirigés dans les autres
+sciences fondamentales, c'est-à-dire, par la considération naturelle de
+leur généralité décroissante. Cette considération équivaut
+essentiellement, dans ce cas, à la distinction capitale irrévocablement
+établie par Bichat, entre la vie organique ou végétative, fondement
+commun de l'existence de tous les êtres vivans, et la vie animale
+proprement dite, particulière aux seuls animaux, et dont les principaux
+caractères ne sont même très nettement prononcés que dans la partie
+supérieure de l'échelle zoologique. Mais, à l'analyse rationnelle de ces
+deux ordres de phénomènes, il faut désormais ajouter, depuis Gall, comme
+troisième partie essentielle, l'étude positive des phénomènes
+intellectuels et moraux, qui se distinguent nécessairement des précédens
+par une spécialité encore plus prononcée, puisque les organismes les
+plus rapprochés de l'homme comportent seuls leur exacte exploration.
+Bien que, suivant les définitions rigoureuses, cette dernière classe de
+fonctions soit, sans doute, implicitement comprise dans ce qu'on nomme
+la vie animale, cependant sa généralité évidemment moindre, la
+positivité à peine ébauchée de son étude systématique, et la nature
+propre des difficultés supérieures qu'elle présente, nous prescrivent,
+surtout aujourd'hui, de concevoir directement cette nouvelle théorie
+scientifique comme une dernière branche fondamentale de la physiologie,
+afin qu'une intempestive fusion ne dissimule point sa haute importance
+et n'altère pas son vrai caractère. Tel est donc l'ordre rationnel
+suivant lequel les trois dernières leçons de ce volume doivent
+successivement contenir l'examen philosophique des trois parties
+essentielles de la théorie de la vie, en consacrant d'abord la leçon
+actuelle à la considération de la vie organique proprement dite. Il
+demeure toutefois bien entendu qu'une telle analyse de la vie, quelque
+indispensable qu'elle soit à la connaissance positive de ses lois
+générales, doit toujours être conçue en vue d'une recomposition
+ultérieure, propre à faire convenablement ressortir cet intime consensus
+universel qui caractérise si profondément le sujet permanent de la
+science physiologique.
+
+Avant de considérer directement l'étude générale de la vie végétative,
+il faut nécessairement signaler ici, d'une manière distincte quoique
+très sommaire, une théorie préliminaire fort importante, dont le besoin
+a déjà été indiqué dans la quarantième leçon, la théorie fondamentale
+des _milieux_ organiques, sans laquelle l'analyse des phénomènes vitaux
+ne saurait comporter aucune véritable rationnalité.
+
+La mémorable controverse soulevée, au commencement de ce siècle, par
+l'illustre Lamarck, sur la variation des espèces animales en vertu de
+l'influence prolongée des diverses circonstances extérieures, doit être
+réellement envisagée, d'après la leçon précédente, comme le premier
+grand travail qui ait irrévocablement introduit dans la philosophie
+biologique ce nouvel aspect élémentaire, jusqu'alors essentiellement
+négligé ou mal apprécié. Peut-être même l'exagération, d'ailleurs
+inévitable, de la doctrine de Lamarck à ce sujet, était-elle
+indispensable pour transporter avec efficacité notre faible intelligence
+à ce nouveau point de vue; car l'histoire de l'esprit humain me paraît
+manifester toujours un semblable phénomène logique en toute occasion
+analogue. Aujourd'hui que la biologie tend à s'affranchir entièrement
+d'une telle exagération, cette impulsion énergique ne laissera bientôt
+d'autre résultat permanent que le nouvel ordre d'études fondamentales
+dont la science s'est ainsi à jamais enrichie. Quoi qu'il en soit, nous
+devons ici soigneusement éliminer, à cet égard, tout ce qui ne saurait
+concerner la physiologie proprement dite, réduite à la théorie abstraite
+de l'organisme vivant. Or, la question, telle que Lamarck l'avait posée,
+se rapportait surtout à la biologie concrète, c'est-à-dire à l'histoire
+naturelle des races vivantes; ou, du moins, elle n'intéressait, en
+biologie abstraite, que la seule philosophie zootaxique, comme je l'ai
+précédemment expliqué: puisqu'il s'agissait essentiellement d'apprécier
+la puissance totale de l'ensemble des circonstances extérieures pour
+modifier le développement graduel de chaque espèce. L'esprit éminemment
+analytique qui, dans le système des études biologiques, doit
+spécialement distinguer la physiologie pure, me semble exiger qu'un tel
+examen préliminaire y soit désormais institué d'une tout autre manière,
+qui consiste, en approfondissant davantage ce sujet capital, à
+considérer séparément chacune des influences fondamentales sous
+lesquelles s'accomplit toujours le phénomène général de la vie. Nous
+avons, en effet, suffisamment reconnu que l'état vital suppose, par sa
+nature, le concours nécessaire et permanent, avec l'action propre de
+l'organisme, d'un certain ensemble d'actions extérieures convenablement
+modérées, sans lesquelles il ne saurait être conçu. C'est l'analyse
+exacte de ces diverses conditions essentielles de l'existence générale
+des corps vivans, qui constitue le véritable objet précis de cette
+théorie préliminaire des _milieux_ organiques, en attribuant à ce terme
+toute l'extension philosophique que je lui ai accordée dans la
+quarantième leçon. Il serait superflu de faire expressément ressortir
+ici la haute importance d'une théorie ainsi caractérisée, puisque elle
+est directement relative à l'un des élémens nécessaires du dualisme
+vital, et que, à ce titre, elle doit être aussi indispensable à la vraie
+physiologie, que l'étude statique de l'organisme. Nous devons seulement
+signaler, à ce sujet, la subordination profonde et générale qui
+s'établit par là avec tant d'évidence de la philosophie organique à la
+philosophie inorganique; car l'influence réelle du milieu sur
+l'organisme ne saurait être rationnellement étudiée, tant que la
+constitution propre de ce milieu n'est point d'abord, en elle-même,
+exactement connue.
+
+Ces conditions extérieures de l'existence fondamentale des corps vivans
+doivent être préalablement distinguées en deux grandes classes, suivant
+leur nature ou physique ou chimique, c'est-à-dire, en d'autres termes,
+ou mécanique ou moléculaire. Quoique les unes et les autres soient, sans
+doute, également indispensables, les premières peuvent néanmoins, en
+vertu de leur permanence plus rigoureuse et plus sensible, être
+réellement envisagées comme plus générales, sinon quant aux divers
+organismes, du moins quant à la durée continue de chacun d'eux.
+
+Parmi les influences purement physiques, il faut placer, au premier rang
+dans l'ordre de la généralité, l'action de la pesanteur, dont la
+puissance physiologique ne saurait être ni contestée ni négligée. Malgré
+l'ascendant trop prolongé qu'exerce encore sur la plupart des
+physiologistes une vaine philosophie métaphysique, qui représente
+abstraitement les corps vivans comme soustraits, par leur nature, à
+l'empire des lois physiques, les esprits les plus chimériques n'ont
+jamais pu être assez conséquens pour oser directement admettre aucune
+suspension réelle de la pesanteur dans l'état vital. Quel que fût
+l'entraînement des préoccupations spéculatives, le bon sens universel
+aurait bientôt rectifié une aberration aussi prononcée, en rappelant
+que, conformément à la théorie fondamentale de l'équilibre et du
+mouvement, le plus entier développement de l'activité vitale ne saurait
+un seul instant empêcher l'homme lui-même d'obéir strictement, en tant
+que poids ou projectile, aux mêmes lois mécaniques que toute autre masse
+équivalente; ce qui a d'ailleurs été pleinement confirmé par les
+expériences directes les plus exactes. Aussi la biologie est-elle
+désormais heureusement dispensée d'examiner spécialement ce principe
+incontestable de la rigoureuse universalité de la pesanteur, dont la
+démonstration formelle doit surtout appartenir aux géomètres et aux
+physiciens. Mais, à raison même de cette universalité nécessaire, il est
+impossible que l'influence continue de la pesanteur ne participe point,
+d'une manière notable, à la production générale dès phénomènes vitaux,
+auxquels elle doit être tantôt favorable, tantôt contraire, et presque
+jamais indifférente; c'est la juste appréciation de cette coopération
+inévitable qui seule constitue un important sujet de recherches
+biologiques, jusqu'ici à peine ébauché. L'exécution précise d'une telle
+analyse présente malheureusement, par sa nature, de très grandes
+difficultés, puisque, dans la plupart des cas, une semblable influence
+ne peut être ni complétement suspendue ni notablement modifiée.
+Toutefois, l'examen attentif des phénomènes a déjà mis en pleine
+évidence, sous divers rapports importans, l'influence positive de la
+pesanteur sur l'accomplissement réel des phénomènes physiologiques, soit
+à l'état normal, soit à l'état pathologique. À cet égard, les différens
+degrés principaux de la hiérarchie biologique présentent chacun des
+avantages propres. Dans la partie inférieure de l'échelle, et surtout
+dans l'organisme végétal, l'action physiologique de la pesanteur est
+beaucoup moins variée, mais aussi bien plus prépondérante et plus
+sensible, vu la moindre complication de l'état vital, alors aussi
+rapproché que possible de l'état inorganique. Les lois ordinaires et les
+limites générales de l'accroissement des végétaux paraissent
+essentiellement dépendre de cette influence, comme l'ont si clairement
+vérifié les ingénieuses expériences de M. Knight, sur la germination
+modifiée par un mouvement de rotation plus ou moins rapide. Des
+organismes bien plus élevés sont même assujétis à des conditions
+analogues, sans lesquelles on ne saurait expliquer, par exemple,
+pourquoi les plus grandes masses animales vivent constamment dans un
+fluide assez dense pour supporter presque tout leur poids, et souvent
+pour le soulever spontanément. Cependant, la partie supérieure de la
+série animale est nécessairement moins propre à l'exacte appréciation de
+l'influence physiologique de la pesanteur, qui concourt alors avec un
+trop grand nombre d'actions hétérogènes. Mais cette influence, quoique
+moins dominante et plus cachée, peut y être étudiée sous un autre
+aspect, en vertu de l'extrême variété des actes vitaux auxquels elle
+doit participer; car, il n'est presqu'aucune fonction, soit organique,
+soit animale, et même intellectuelle, où l'on ne puisse signaler avec
+certitude une indispensable intervention générale de la pesanteur, qui
+se manifeste spécialement en tout ce qui concerne la stagnation ou le
+mouvement des fluides. Il est donc très regrettable qu'un sujet aussi
+étendu et aussi important n'ait point encore donné lieu à des recherches
+directes vraiment rationnelles, largement conçues et méthodiquement
+poursuivies dans l'ensemble de la hiérarchie biologique.
+
+Après cette étude physiologique de la pesanteur, on doit naturellement
+placer, comme une sorte de complément nécessaire, l'examen des autres
+conditions purement mécaniques de l'existence fondamentale des corps
+vivans. La principale d'entre elles se rapporte à la pression générale
+qu'exerce sur l'organisme le milieu proprement dit, soit gazeux, soit
+liquide; pression qui n'est qu'une suite indirecte de la pesanteur,
+envisagée toutefois dans ce milieu et non plus dans l'organisme. Quoique
+cette seconde influence soit aussi très imparfaitement analysée encore,
+la facilité avec laquelle elle peut être modifiée par diverses
+circonstances, naturelles ou artificielles, a déjà permis d'obtenir,
+sous ce rapport, quelques résultats scientifiques moins insuffisans.
+L'existence générale de tout animal atmosphérique, sans en excepter
+l'homme, est nécessairement renfermée entre certaines limites plus ou
+moins écartées de l'échelle barométrique, hors desquelles on ne saurait
+la concevoir. Nous ne pouvons vérifier aussi directement une telle loi
+chez les animaux aquatiques, sans que néanmoins il y ait lieu d'élever à
+ce sujet aucun doute raisonnable; il est même évident que, vu la densité
+supérieure du milieu, les limites verticales ainsi assignables au séjour
+de chaque espèce doivent être certainement beaucoup plus rapprochées. Il
+faut cependant convenir que, pour l'un ou pour l'autre milieu, nous
+n'avons jusqu'ici aucune notion vraiment scientifique de l'exacte
+relation générale entre l'intervalle de ces limites et le degré
+d'organisation, nos idées à cet égard étant même tout-à-fait confuses
+quant aux organismes inférieurs, et surtout à l'organisme végétal. On
+s'est d'ailleurs presque exclusivement occupé des effets physiologiques
+dus à des changemens brusques de pression; l'influence plus
+intéressante, et peut-être fort distincte, des variations graduelles a
+été à peine examinée. Enfin, dans le cas atmosphérique, seul susceptible
+d'une exploration très étendue, il est très difficile, et néanmoins
+indispensable, en altérant la pression extérieure, de dégager
+soigneusement, de la perturbation vitale due à cette cause mécanique, la
+modification toujours simultanée que ce nouvel état du milieu doit
+imprimer à l'ensemble des fonctions nutritives par suite de la
+raréfaction ou de la condensation du milieu, qui peut être souvent le
+vrai motif principal des phénomènes observés. Mais, quoique, par ces
+diverses complications, la science soit encore, sous ce rapport, à
+l'état naissant, plusieurs recherches déjà ébauchées, comme les
+tentatives de quelques physiologistes pour constater l'influence de la
+pression atmosphérique sur la circulation veineuse, les ingénieuses
+indications récemment signalées au sujet de sa coopération directe au
+mécanisme général de la station et même de la locomotion, etc.,
+témoignent évidemment, chez les biologistes actuels, une heureuse
+tendance à étudier rationnellement cet ordre important de questions
+préliminaires.
+
+Outre ces deux conditions fondamentales de pesanteur et de pression, une
+analyse exacte et complète de l'ensemble des influences mécaniques
+indispensables à l'état vital, exigerait aussi l'appréciation directe,
+et même préalable, de l'action physiologique générale du mouvement et du
+repos, considérés soit dans la masse vivante, soit dans ses divers
+organes essentiels. Quoique jusqu'ici à peine ébauchée, cette étude
+présente néanmoins une incontestable importance; puisque le mouvement
+contribue souvent d'une manière capitale au mécanisme des principales
+fonctions. C'est ainsi, par exemple, que les physiologistes les plus
+positifs expliquent aujourd'hui, par la subite immobilité de l'estomac,
+la perturbation profonde qu'éprouve la digestion aussitôt après la
+section ou la compression des nerfs gastriques, comme quand le défaut
+d'agitation du récipient fait cesser une action chimique. Malgré la
+confusion et l'obscurité qui subsistent encore sur de tels sujets, il y
+a déjà, ce me semble, tout lieu de penser, en principe, qu'aucun
+organisme, même parmi les plus simples, ne saurait vivre dans un état de
+complète immobilité. Le double mouvement de la terre, et surtout sa
+rotation, n'étaient peut-être pas moins directement nécessaires pour y
+permettre le développement de la vie, que par leur influence
+indispensable sur la répartition périodique de la chaleur et de la
+lumière. Il est, du reste, évident que si, comme il arrive le plus
+souvent, le mouvement est produit par l'organisme lui-même, on devra
+soigneusement éviter de confondre l'influence de cette opération vitale
+avec les effets directement propres à ce mouvement. C'est pourquoi, afin
+d'éluder cette distinction difficile, l'exploration du mouvement
+communiqué sera presque toujours préférable, dans l'élaboration
+judicieuse d'une telle doctrine, à l'analyse du mouvement spontané.
+D'après les lois fondamentales de la mécanique universelle, c'est
+surtout du mouvement de rotation qu'il importe de déterminer exactement
+l'influence physiologique, puisque, par sa nature, toute rotation tend
+directement à désorganiser un système quelconque, et, à plus forte
+raison, à troubler ses phénomènes intérieurs. Il serait donc d'un haut
+intérêt, pour la biologie positive, de poursuivre, dans l'ensemble de la
+hiérarchie organique, et spécialement dans sa partie supérieure, une
+étude comparative des modifications que peuvent éprouver les
+principales fonctions en imprimant à l'organisme une rotation
+graduellement variée, entre les limites de vitesse compatibles avec
+l'état normal, et qui devraient être préalablement déterminées. Or,
+cette étude n'a été jusqu'ici le sujet de quelques tentatives vraiment
+scientifiques, qu'à l'égard des seuls végétaux, dans les expériences
+ci-dessus signalées, qui avaient même pour principal objet l'influence
+de la pesanteur. Le cas des animaux, et surtout de l'homme, qui
+présente, à cet égard, une importance bien supérieure, soit par la
+délicatesse de l'organisme, soit par la variété de ses phénomènes,
+n'offre encore, sous ce rapport, que quelques observations incomplètes
+et incohérentes, qui vont à peine au-delà des notions les plus
+vulgaires[36].
+
+ [Note 36: Le simple mouvement, indépendamment de tout
+ changement de lieu, a été quelquefois employé, avec beaucoup
+ de succès, comme moyen thérapeutique, non-seulement dans les
+ maladies de la vie animale, mais dans celles même qui se
+ rapportent essentiellement à la vie organique, et surtout
+ dans les hydropisies abdominales, ce qui vérifie clairement
+ la haute importance réelle d'une telle influence
+ physiologique.]
+
+Parmi les conditions purement physiques de l'existence des corps vivans,
+dont le caractère n'est point simplement mécanique, en ce qu'elles
+tendent directement à modifier la structure intime, la plus fondamentale
+est sans doute l'action thermologique du milieu ambiant. C'est aussi la
+mieux connue, ou plutôt celle dont l'analyse générale présente
+aujourd'hui le moins d'imperfections capitales. Rien de plus manifeste,
+en effet, que cette irrésistible nécessité qui, dans l'ensemble de la
+hiérarchie organique, restreint le développement de la vie entre
+certaines limites déterminées de l'échelle thermométrique extérieure, et
+qui resserre spécialement ces limites à l'égard de chaque famille et
+même de chaque race vivante; quoique, d'ailleurs, toute idée de nombres
+précis et constans soit ici aussi déplacée que dans aucun autre genre de
+considérations biologiques. Les variations thermométriques compatibles
+avec l'état vital paraissent même encore moins étendues que les
+variations barométriques. C'est d'un tel ordre de conditions que dépend
+surtout, en histoire naturelle, la répartition permanente des divers
+organismes sur la surface de notre planète, selon des zones assez
+spécialement définies pour fournir quelquefois, aux physiciens, de
+véritables indications thermométriques, certaines quoique grossières.
+Mais, malgré la multitude de faits recueillis maintenant à cet égard, ce
+sujet fondamental n'est réellement qu'à peine ébauché jusqu'ici, aux
+yeux de tous ceux qui s'attachent principalement à la coordination de
+ces phénomènes en une doctrine générale et rationnelle. Presque tous les
+points essentiels d'une telle doctrine sont encore obscurs et
+incertains. La science manque même aujourd'hui d'une série suffisante de
+bonnes observations comparatives sur les divers intervalles
+thermométriques correspondans aux différens états organiques, et, à plus
+forte raison, d'une loi quelconque relative à cette harmonie, qui n'a
+jamais été vraiment rattachée à aucun autre caractère biologique
+essentiel. Cette immense lacune n'existe pas seulement pour l'échelle
+générale des espèces vivantes, mais aussi pour les états successifs de
+chaque organisme considéré à ses différens âges. Sous l'un et l'autre
+aspect, ce sont surtout les moindres degrés d'organisation dont l'étude,
+à cet égard, exige le plus une révision complète et systématique: car, à
+l'état d'oeuf, ou dans les organismes très inférieurs, les limites
+thermométriques de la vie paraissent devenir beaucoup plus écartées,
+quelque obscurité que présente encore un tel sujet; plusieurs
+biologistes philosophes ont même pensé que la vie avait peut-être été
+toujours possible, à un certain degré, sur notre planète, malgré les
+divers systèmes de température par lesquels sa surface a dû
+successivement passer. On peut dire, à la vérité, que l'ensemble des
+documens analysés jusqu'ici converge vers cette loi générale: l'état
+vital est tellement subordonné, par sa nature, à un intervalle
+thermométrique déterminé, que cet intervalle décroît sans cesse à mesure
+que la vie se prononce davantage, soit en remontant la hiérarchie
+biologique, soit en considérant chaque développement individuel. Mais,
+quelque plausible que doive déjà paraître une telle loi, il s'en faut
+encore de beaucoup que nous puissions la regarder aujourd'hui comme
+scientifiquement établie, les nombreuses anomalies qu'elle présente
+n'étant point jusqu'ici résolues d'une manière vraiment satisfaisante.
+Une semblable imperfection dans l'étude fondamentale des limites
+thermométriques propres à chaque état vital, doit faire aisément
+présumer une plus profonde ignorance quant à l'analyse plus délicate des
+modifications produites dans l'organisme par les variations de la
+chaleur extérieure, lorsque ces changemens sont renfermés entre des
+limites pleinement compatibles avec le mode d'existence correspondant.
+Dans le petit nombre d'observations systématiques que la science possède
+à cet égard, on a même confondu presque toujours l'influence des
+changemens brusques avec celle très différente qui résulte des
+variations graduelles; quoique, indépendamment de la saine philosophie
+biologique, d'irrécusables expériences directes des physiologistes
+anglais aient constaté depuis long-temps, dans l'espèce humaine,
+l'aptitude à supporter impunément, pendant un certain temps, par suite
+d'habitudes graduellement contractées, des accroissemens de température
+extérieure très supérieurs à ceux que semblait seule permettre la
+considération des perturbations violentes. Enfin, ce qui montre le plus
+clairement combien l'ensemble de ce sujet a été jusqu'ici mal étudié,
+c'est que nous pouvons, sans aucune exagération, regarder la question
+comme n'ayant pas même été nettement posée, attendu la confusion
+vicieuse qui a toujours plus ou moins dominé dans ces recherches, entre
+l'influence physiologique de la chaleur extérieure et la production
+organique de la chaleur vitale. Ces deux ordres d'études, que la notion
+commune de chaleur peut seule vaguement rapprocher, constituent
+évidemment, par leur nature, deux branches radicalement distinctes de la
+théorie biologique, puisque l'un se rapporte aux principes mêmes de la
+vie, tandis que l'autre est relatif, au contraire, à ses résultats
+généraux. Des recherches assez irrationnellement instituées pour avoir
+constamment mêlé deux problèmes aussi différens, pouvaient-elles, aux
+yeux de tout philosophe, comporter aucune véritable efficacité
+scientifique?
+
+Les mêmes remarques philosophiques s'appliquent, avec plus de force
+encore, à l'étude des autres conditions physiques extérieures de la vie
+générale, telles que la lumière, et surtout l'électricité, soit
+statique, soit dynamique. Sous ces deux rapports, encore plus que sous
+le précédent, la plupart des travaux entrepris jusqu'ici ne peuvent
+réellement être envisagés, dans la construction rationnelle de la
+doctrine physiologique, que comme ayant irrécusablement constaté
+l'indispensable nécessité scientifique d'une telle étude préliminaire,
+en mettant hors de doute le besoin fondamental d'une certaine influence
+permanente, lumineuse et électrique, du milieu ambiant pour la
+production et l'entretien de la vie, dans tous les modes et à tous les
+degrés qu'elle comporte. Mais, à cela près, nos connaissances réelles à
+ce sujet sont certainement plus imparfaites aujourd'hui que relativement
+à la chaleur elle-même, les observations élémentaires y étant à la fois
+beaucoup plus rares et plus grossières, en sorte que ces deux théories
+ne présentent encore aucun aspect qui ne paraisse très vague et très
+obscur, quelque incontestable que soit néanmoins la réalité d'une
+pareille étude. Sous le point de vue électrique essentiellement, la
+confusion fondamentale que je viens de signaler pour la chaleur, se
+reproduit, d'une manière plus prononcée encore, entre l'influence
+physiologique de l'électrisation extérieure, et l'électrisation
+spontanée produite par l'ensemble des actes vitaux, c'est-à-dire
+toujours entre les principes et les résultats; d'où provient également
+la stérilité nécessaire de recherches ainsi dirigées, fussent-elles même
+beaucoup plus étendues. Mais il faut remarquer, en outre, conformément à
+l'esprit des règles générales de hiérarchie scientifique établies dans
+ce Traité, que cette partie de la théorie préliminaire des milieux
+organiques, se rapportant à une branche de la physique bien plus
+imparfaite, par sa nature, que ne l'est la barologie et même la
+thermologie, elle doit nécessairement être spécialement affectée par
+cette plus grande infériorité de la doctrine qui lui sert de base
+indispensable. Tout philosophe peut, en effet, reconnaître aisément,
+dans l'ébauche actuelle d'une telle portion de la physiologie positive,
+l'influence désastreuse qu'exercent si profondément les vaines
+hypothèses anti-scientifiques qui vicient encore aujourd'hui la plupart
+des recherches d'optique et d'électrologie, comme je l'ai soigneusement
+établi en considérant la physique. Ces conceptions chimériques sur les
+fluides ou les éthers, lumineux et électriques, que les physiciens les
+moins arriérés n'osent plus préconiser qu'à titre de simple artifice
+logique, sont, au contraire, habituellement envisagées, en physiologie,
+comme caractérisant les principes réels de deux ordres d'actions
+extérieures indispensables à l'état vital. Dans l'étude de l'influence
+électrique, cette mauvaise manière de philosopher se fait plus
+spécialement ressentir, à cause de l'espèce de solidarité que la plupart
+des biologistes ont naturellement imaginé entre les prétendus fluides
+électriques et les prétendus fluides nerveux ou vitaux, en vertu de
+laquelle ces deux classes d'hypothèses illusoires s'y fortifient
+mutuellement. Tout ce système de spéculations physiologiques ne consiste
+le plus souvent aujourd'hui qu'à se représenter, plus ou moins
+confusément, le jeu fantastique de ces êtres imaginaires, auxquels
+l'organisme ne sert guère que de théâtre, et dont l'inintelligible
+contemplation absorbe nécessairement la considération, dès-lors très
+secondaire, du petit nombre de phénomènes réels qui constituaient
+primitivement le vrai sujet des recherches scientifiques. À cette cause
+essentielle d'une stérilité plus spéciale, il n'est peut-être pas
+inutile d'ajouter ici, comme obstacle accessoire mais général, suivant
+une remarque déjà signalée à l'égard de la philosophie chimique, la
+subtilité exagérée que la plupart des électriciens actuels ont
+introduite dans l'analyse des moindres sources d'électrisation, et qui
+les a fréquemment conduits à attribuer une influence évidemment
+démesurée à des phénomènes presque imperceptibles. C'est ainsi, par
+exemple, que souvent on explique, par de très faibles variations de
+l'électricité atmosphérique, des phénomènes pathologiques très
+considérables, sans être aucunement arrêté par l'absurde disproportion
+entre l'intensité des résultats effectifs et celle des principes
+prétendus. Toutefois, il faut reconnaître qu'une telle cause
+d'aberrations affecte bien plus aujourd'hui la théorie du développement
+spontané de l'électrisation animale que celle relative à l'influence
+physiologique des électrisations extérieures. Sous l'un et l'autre
+aspect, ce sont d'aussi vicieuses exagérations qui fournissent un
+fondement spécieux à l'argumentation sophistique des physiologistes
+métaphysiciens contre toute action électrique dans l'organisme.
+
+Telles sont les diverses lacunes fondamentales que présente la biologie
+actuelle relativement aux différentes conditions purement physiques
+indispensables au développement des phénomènes physiologiques,
+considérées surtout en ce qu'elles ont de commun à l'ensemble total des
+corps vivans, et étudiées suivant l'ordre hiérarchique établi, dans cet
+ouvrage, entre les principales branches de la physique générale. Mais
+l'analyse exacte des conditions d'existence qui offrent les caractères
+chimiques constitue, en outre, dans la théorie préliminaire des
+_milieux_ organiques, une seconde division essentielle, dont
+l'importance n'est certainement pas moindre, et dont les progrès ne sont
+jusqu'ici guère plus satisfaisans.
+
+Réduite à ce qui est strictement général, cette dernière étude a pour
+objet propre la détermination rationnelle de l'influence physiologique
+fondamentale exercée par l'air et par l'eau, dont le mélange, à divers
+degrés, compose directement le _milieu_ commun nécessaire à tous les
+êtres vivans, en prenant ce terme dans son acception habituelle la plus
+circonscrite. Les philosophes allemands qui, de nos jours, ont érigé ce
+milieu en une sorte de règne intermédiaire entre les deux mondes
+inorganique et organique, comme je l'ai déjà indiqué en traitant de la
+philosophie chimique, n'ont fait que rendre, sous une forme vicieuse, un
+sentiment aussi juste que profond de la haute importance physiologique
+d'une telle notion.
+
+La première considération scientifique à ce sujet consiste à
+reconnaître, d'après le lumineux aperçu de M. de Blainville, que l'air
+et l'eau ne doivent point, sous ce rapport, être étudiés séparément, à
+la manière des physiciens et des chimistes, mais que leur intime
+mélange, dont les proportions seules varient, est constamment
+indispensable à tout état vital. Il serait naturel de le penser, en se
+bornant même à envisager la composition chimique des corps vivans, dont
+les divers élémens essentiels ne peuvent se retrouver que dans
+l'ensemble de ces deux fluides. Mais ce principe devient surtout
+directement sensible sous le point de vue physiologique; puisque, en
+discutant avec soin les différentes observations, il est maintenant
+facile de constater que l'air dépourvu de toute humidité et l'eau
+nullement aérée sont également contraires à l'existence des êtres
+vivans, sans aucune distinction d'espèces. À cet égard, entre les êtres
+atmosphériques et les êtres aquatiques, animaux ou végétaux, les mieux
+caractérisés, il n'existe d'autre différence réelle que l'inégale
+proportion des deux fluides, soit que, chez les uns, l'air, devenu
+prépondérant, serve de véhicule à l'eau vaporisée, ou que l'eau,
+dominant à son tour, apporte aux autres l'air liquéfié. Dans les deux
+cas, l'eau fournit toujours la première base indispensable de tous les
+liquides organiques, et l'air les élémens essentiels de la nutrition
+fondamentale. On sait aujourd'hui que les mammifères les plus élevés, et
+l'homme lui-même, périssent nécessairement par la seule influence d'un
+desséchement convenable de l'air ambiant, aussi bien que les poissons
+placés dans une eau que la distillation a suffisamment privée d'air.
+Entre ces deux termes extrêmes, l'ensemble de la hiérarchie biologique,
+analysée sous le rapport du séjour, présente sans doute une multitude
+d'intermédiaires, dont les plus tranchés sont seuls un peu connus, où
+l'air devenu de plus en plus humide et l'eau de plus en plus aérée
+constituent une suite presque graduelle de milieux physiologiques, dont
+chacun correspond à un organisme déterminé. La seule considération des
+divers états d'un organisme unique confirme même, par d'irrécusables
+indications, l'harmonie générale que dévoile directement, à cet égard,
+la comparaison de l'ensemble des organismes; puisque, chez l'homme par
+exemple, les simples variations hygrométriques de l'atmosphère suffisent
+pour modifier notablement la marche des phénomènes physiologiques, sans
+dépasser la partie de l'échelle hygrométrique compatible avec l'état
+vital.
+
+Mais, si un judicieux examen sommaire d'un tel sujet a rendu désormais
+incontestable la réalité et l'importance de cette étude fondamentale, il
+est malheureusement trop facile de reconnaître, quand on veut
+entreprendre une analyse vraiment scientifique, que la biologie est
+aujourd'hui, à cet égard comme sous les rapports précédemment signalés,
+dans une véritable enfance, puisque la question peut tout au plus être
+ainsi regardée comme posée; et encore ne l'est-elle habituellement que
+d'une manière vague et obscure. Outre que les limites physiologiques des
+variations relatives à la proportion des deux fluides sont jusqu'ici
+très mal déterminées pour la plupart des cas, nous n'avons encore que
+des notions extrêmement confuses sur le mode de participation de chaque
+fluide à l'entretien de la vie générale. Un mélange aussi peu intime que
+celui des élémens de l'air, doit sans doute produire surtout de
+véritables effets chimiques; mais l'oxigène est le seul de ces élémens
+dont l'influence physiologique ait été jusqu'ici scientifiquement
+étudiée, quoique d'une manière finalement peu satisfaisante; quant aux
+autres, et principalement quant à l'azote, des physiologistes également
+compétens continuent à s'en former les idées les plus contradictoires. À
+l'égard de l'eau, l'obscurité et l'incertitude sont nécessairement
+encore plus grandes, vu l'extrême difficulté qu'on éprouve à concevoir
+qu'un appareil chimique aussi peu énergique que l'est tout corps vivant
+puisse réellement décomposer une substance aussi complétement neutre,
+comme le supposent cependant aujourd'hui tant de physiologistes.
+Toutefois l'importante théorie des hydrates, si heureusement introduite
+par les progrès récens de la chimie, doit sans doute fournir, à ce
+sujet, de lumineuses indications, en agrandissant nos idées
+fondamentales sur les divers genres d'action chimique dont l'eau est
+susceptible; mais jusqu'à présent cette théorie n'a pas été prise en
+sérieuse considération dans les spéculations biologiques, quoique on
+commence à y avoir égard sous le point de vue purement anatomique.
+Ainsi, la notion positive de l'influence physiologique du milieu général
+demeure encore profondément indéterminée. On ne saurait donc être
+surpris, à plus forte raison, qu'il n'existe jusqu'à présent aucune loi
+scientifique sur l'appréciation comparative, nécessairement bien plus
+délicate, des divers modes et degrés de cette influence dans les
+principales divisions de la hiérarchie biologique, où nous ne voyons pas
+même nettement si une telle condition d'existence devient plus ou moins
+inévitable à mesure que l'organisme s'élève.
+
+Quoique la théorie fondamentale des milieux organiques ne doive sans
+doute strictement comprendre que les agens extérieurs dont l'action
+physiologique est rigoureusement générale, et par suite seule
+indispensable, cependant, pour compléter cette théorie, et même pour
+l'éclaircir, on sera naturellement conduit, ce me semble, à y
+incorporer bientôt, du moins à titre d'appendice essentiel, l'analyse
+rationnelle des modifications spéciales les plus prononcées qu'impriment
+à certains organismes certaines substances correspondantes; car un tel
+sujet rentre nécessairement aussi dans la grande étude de l'harmonie
+primordiale entre le monde organique et le monde inorganique. Une
+meilleure philosophie médicale tend fort heureusement de nos jours à
+diminuer de plus en plus le nombre des _spécifiques_ proprement dits, si
+abusivement multipliés par l'empirisme métaphysique des temps
+antérieurs. Mais ce serait tomber dans une exagération non moins
+irrationnelle et non moins nuisible, que de méconnaître, au contraire,
+en principe, l'incontestable influence exercée par plusieurs substances
+spéciales sur divers organismes déterminés, et même sur divers tissus
+élémentaires. Il serait évidemment absurde de concevoir qu'une
+spécialité aussi caractérisée dans l'état normal, comme on le voit à
+l'égard des alimens et des poisons, cessât brusquement dans l'état
+pathologique à l'égard des médicamens, puisque ces deux ordres de
+substances extérieures ne diffèrent pas plus radicalement l'un de
+l'autre que ces deux états de l'organisme. Aussi le dogmatiste le plus
+préoccupé ne niera-t-il jamais sérieusement l'action spécifique de
+l'alcool, de l'opium, etc., soit au degré physiologique, soit au degré
+pathologique. Or, la réalité d'un tel genre d'effets étant une fois mise
+hors de toute discussion, il importe beaucoup, non-seulement pour les
+progrès de la saine thérapeutique, mais aussi pour le perfectionnement
+de la simple biologie abstraite, qui doit seule ici nous intéresser, de
+les soumettre systématiquement à de véritables études scientifiques, à
+cause de la lumière générale qui doit nécessairement en rejaillir sur
+l'analyse des conditions plus fondamentales de l'existence des corps
+vivans. Par cela même que de semblables actions sont spéciales et
+discontinues, et par suite non indispensables, la méthode expérimentale
+peut s'appliquer, d'une manière bien plus certaine et mieux
+circonscrite, en même temps que plus variée, à leur exacte exploration.
+Leur étude doit donc rationnellement compléter la doctrine biologique
+préliminaire que j'ai qualifiée de théorie des milieux organiques, à
+laquelle elle fournit, par sa nature, des ressources essentielles qui
+lui sont propres et qui ne sauraient résulter d'aucune autre voie.
+Malheureusement ce complément nécessaire est aujourd'hui encore moins
+avancé que le sujet principal, malgré la multitude d'observations,
+incohérentes ou même inachevées, déjà recueillies à cet égard.
+
+L'imperfection fondamentale que nous venons de constater, sous tous les
+rapports importans, dans cette partie préliminaire de la physiologie
+positive, à peine ébauchée jusqu'ici, et qui constitue cependant une
+introduction aussi évidemment indispensable à l'étude rationnelle des
+lois réelles de la vie, suffit pour faire aisément concevoir _à priori_
+combien cette étude, que nous avons désormais à considérer directement,
+doit être aujourd'hui dans l'enfance, non-seulement comme peu avancée
+encore, mais même comme instituée d'une manière insuffisante. Quiconque,
+en effet, appréciera judicieusement l'ensemble des spéculations
+actuelles sur ce grand sujet, sans se laisser éblouir par l'imposant
+appareil de la multitude de matériaux particuliers dont la science est
+maintenant enrichie, et, à beaucoup d'égards, encombrée, reconnaîtra
+clairement que la physiologie proprement dite n'a commencé que de nos
+jours, et seulement encore chez un petit nombre d'intelligences d'élite,
+à atteindre son véritable état positif; et que, chez la plupart de ceux
+qui la cultivent, elle n'est point sortie aujourd'hui, sous divers
+aspects essentiels, de l'état métaphysique: comme l'expliquera
+d'ailleurs très bien l'histoire générale de l'esprit humain dans le
+volume suivant.
+
+Cet état présent de la science ne peut être nettement conçu que d'après
+la considération philosophique de ses antécédens les plus immédiats
+depuis environ un siècle. Le mouvement fondamental imprimé par notre
+grand Descartes à l'ensemble de la raison humaine, et tendant à
+positiver directement toutes nos spéculations essentielles, a produit,
+en physiologie, l'illustre école de Boerrhaave, qui, entreprenant une
+opération philosophique alors prématurée, fut entraîné par un sentiment
+exagéré et même vicieux de la subordination nécessaire de la biologie
+envers les parties antérieures et plus simples de la philosophie
+naturelle, à ne concevoir d'autre moyen de rendre enfin positive l'étude
+de la vie que par sa fusion, à titre de simple appendice, dans le
+système général de la physique inorganique. Une inévitable réaction,
+déterminée par les conséquences absurdes auxquelles devait
+nécessairement conduire le développement effectif d'une telle aberration
+philosophique, aboutit à la théorie de Stahl, qu'on peut regarder comme
+la formule la plus scientifique de l'état métaphysique de la
+physiologie. Depuis cette époque, il n'y a eu réellement, et il n'y a
+encore chez le vulgaire des biologistes, de lutte directe et ostensible
+qu'entre ces deux écoles antagonistes, qui, en France, se trouvent, en
+quelque sorte, personnifiées par les deux célèbres Facultés de Paris et
+de Montpellier. En considérant avec attention l'histoire générale de
+cette grande lutte, on reconnaît aisément que le caractère organique y a
+toujours essentiellement appartenu à l'école métaphysique, qui
+remplissait au moins la principale condition de concevoir la physiologie
+comme science distincte: l'école physico-chimique n'a eu d'efficacité
+réelle que par une action purement critique, de plus en plus secondée
+par les progrès effectifs de la science, qui dévoilaient, avec une
+évidence croissante, la dépendance fondamentale des lois organiques à
+l'égard des lois inorganiques. Cette action a produit, dans les
+conceptions essentielles de la physiologie métaphysique, des
+modifications graduelles, tendant continuellement à les rapprocher
+davantage de l'état positif, et dont il suffit ici de signaler les deux
+principales, formulées l'une par la théorie de Barthez, et l'autre par
+celle de Bichat, comparées toutes deux à la théorie primitive de Stahl.
+
+La conception de Barthez ne semble d'abord différer de celle de Stahl
+que dans l'expression, seulement, en ce qu'il nomme _principe vital_ la
+même entité métaphysique que son illustre prédécesseur avait appelée
+_âme_, et Van-Helmont _archée_. Mais, pour un ordre d'idées aussi
+chimérique, un tel changement d'énoncé indique toujours nécessairement
+une modification effective de la pensée principale. Aussi peut-on
+affirmer, sans hésitation, que la formule de Barthez représente un état
+métaphysique de la physiologie plus éloigné de l'état théologique que ne
+le supposait la formule employée par Stahl, de même que celle-ci avait,
+à son tour, une supériorité exactement analogue envers la formule de
+Van-Helmont. Il suffirait, pour s'en convaincre, de considérer
+l'admirable discours préliminaire dans lequel Barthez établit, d'une
+manière si nette et si ferme, les caractères essentiels de la saine
+méthode philosophique, après avoir si victorieusement démontré l'inanité
+nécessaire de toute tentative sur les causes primordiales et la nature
+intime des phénomènes d'un ordre quelconque, et réduit hautement toute
+science réelle à la découverte de leurs _lois_ effectives. On ne saurait
+donc douter que l'intention dominante de Barthez ne fût de dégager enfin
+irrévocablement la science biologique de la vaine tutelle métaphysique
+dans laquelle il la trouvait si profondément entravée; et telle n'était
+point évidemment la tendance de Stahl, qui, ainsi que je l'ai ci-dessus
+caractérisée, ne constituait en effet qu'une énergique réaction contre
+les exagérations physico-chimiques de Boerrhaave. Mais, comme je l'ai
+déjà indiqué au volume précédent, faute d'avoir étudié la méthode
+positive à sa véritable source, le système des sciences mathématiques,
+Barthez ne la connaissait point d'une manière assez complète ni assez
+familière pour que la grande réforme qu'il avait si bien projetée
+n'avortât point nécessairement et radicalement dans l'exécution d'une
+entreprise que l'état de l'esprit humain rendait certainement
+prématurée. C'est ainsi que, entraîné à son insu par la tendance même
+qu'il combattait, après avoir d'abord introduit son principe vital à
+titre de simple formule scientifique, uniquement consacrée à désigner
+abstraitement la cause inconnue des phénomènes vitaux, il fut
+inévitablement conduit à investir ensuite ce prétendu principe d'une
+existence réelle et très compliquée, quoique profondément
+inintelligible, que son école a, de nos jours, si amplement développée.
+Mais, quelle qu'ait dû être l'inefficacité d'une entreprise aussi mal
+préparée, on ne saurait méconnaître l'intention évidemment progressive
+qui en avait dicté la pensée première.
+
+Cet esprit progressif est beaucoup plus prononcé dans la théorie
+physiologique de Bichat, aujourd'hui généralement admise, quoiqu'elle
+présente aussi, en réalité, le caractère essentiel des conceptions
+métaphysiques, c'est-à-dire l'emploi des entités. La nature de ces
+entités s'y trouve, en effet, notablement perfectionnée, et tend bien
+davantage à rapprocher la science de l'état pleinement positif,
+puisqu'un siége déterminé et visible leur est nécessairement imposé, au
+lieu du siége éminemment vague et mystérieux des entités imaginées par
+Stahl et même par Barthez. Mais, quelque réel et important que soit un
+tel progrès pour accélérer la transition finale de la biologie dynamique
+vers son entière positivité, on ne peut véritablement y voir qu'une
+dernière transformation de la physiologie métaphysique, telle que Stahl
+l'avait formulée. Car, en examinant le rôle que Bichat prescrit à ses
+diverses forces vitales, il est clair qu'elles interviennent dans les
+phénomènes à la manière des anciennes entités spécifiques introduites en
+physique et en chimie, pendant la période métaphysique de ces deux
+sciences fondamentales, sous le nom de facultés ou vertus occultes, que
+Descartes a si énergiquement poursuivies, et que Molière a si
+heureusement ridiculisées. Un tel caractère est surtout irrécusable à
+l'égard de cette prétendue _sensibilité organique_, vraiment réduite,
+par sa définition inintelligible et contradictoire, à une simple
+existence nominale, et dont les affections diverses paraissent
+néanmoins suffire à Bichat pour _expliquer_ les phénomènes
+physiologiques, tandis qu'on ne fait ainsi que reproduire leur énoncé
+sous une forme abusivement abstraite: comme, par exemple, quand Bichat
+croit avoir rendu raison du passage successif de divers liquides dans un
+même canal excréteur, en se bornant à dire que la sensibilité organique
+de ce conduit est successivement en harmonie avec chacun d'eux et
+antipathique à tous les autres.
+
+On peut néanmoins conjecturer, d'une manière très plausible, que si une
+mort, à jamais déplorable, n'avait point brusquement tranché le
+développement original de la théorie de Bichat, cet admirable génie, qui
+naissait en un temps suffisamment opportun, serait parvenu, par ses
+efforts spontanés, à rompre entièrement les entraves métaphysiques que
+son éducation lui imposait, et dont il venait déjà d'atténuer aussi
+utilement la prépondérance. Chacun reconnaîtra aisément, en effet, que,
+sous cet aspect fondamental, le grand Traité de l'_Anatomie générale_,
+quoique postérieur de bien peu d'années, est en progrès notable sur le
+Traité _de la vie et de la mort_. Dans la construction même de sa
+théorie métaphysique des forces vitales, Bichat a certainement
+introduit, le premier, sous le titre de _propriétés de tissu_, une
+considération capitale, évidemment destinée, par son extension
+graduelle, à absorber inévitablement toutes les conceptions
+ontologiques, et à préparer ainsi l'entière positivité des principales
+notions élémentaires de la physiologie. Car, l'opération philosophique
+se réduit ici essentiellement à substituer aux anciennes idées de
+_forces_ de simples idées de _propriétés_, en consacrant ce terme à la
+seule acception positive de désigner les actes les plus généraux dans
+lesquels puissent être décomposés les divers phénomènes biologiques. Or,
+la création de Bichat sur les propriétés de tissu remplissait cette
+condition fondamentale envers une classe d'effets très étendue quoique
+partielle. C'est ainsi que la théorie de Bichat, en même temps qu'elle
+amendait très heureusement la doctrine métaphysique de Stahl et de
+Barthez, préparait d'ailleurs les voies directes de son entière
+réformation, en présentant le germe immédiat et même l'exemple
+caractéristique de conceptions purement positives. Tel est l'état précis
+dans lequel se trouve encore aujourd'hui la philosophie physiologique
+chez la plupart des esprits qui s'y livrent. La lutte générale entre la
+tendance métaphysique et la tendance physico-chimique, entre l'école de
+Stahl et celle de Boerrhave, en est essentiellement demeurée au point où
+la grande impulsion de Bichat l'avait amenée.
+
+Il est cependant sensible que le progrès ultérieur de la science ne
+saurait être, sans de graves dangers, indéfiniment abandonné aux
+oscillations désordonnées qui résultent du simple antagonisme spontané
+de ces deux mouvemens contraires, dont chacun, à sa manière, présente un
+caractère radicalement vicieux, puisque, s'ils ne se contenaient point
+mutuellement, le premier déterminerait directement une véritable
+rétrogradation vers l'état théologique, et le second une sorte de
+dissolution anarchique de toute doctrine physiologique proprement dite;
+à peu près comme les deux grandes tendances politiques, l'une
+rétrograde, l'autre révolutionnaire, qui se disputent si déplorablement
+aujourd'hui la suprême direction sociale, et avec lesquelles en effet
+nos deux tendances physiologiques ont une affinité incontestable,
+quoique méconnue du vulgaire des observateurs. Qu'une telle pondération
+ait été, et soit même encore, provisoirement indispensable à la
+conservation et au développement de la science, aucun bon esprit ne peut
+en douter. Mais les prétendus éclectiques qui conçoivent cet état
+transitoire comme un ordre définitif, méconnaissent certainement, d'une
+étrange manière, et les vrais besoins fondamentaux de l'esprit humain et
+la marche générale de son développement historique, ainsi que le
+témoigne clairement la situation actuelle des parties les plus avancées
+de la philosophie naturelle, dont chacune jadis a aussi passé par une
+phase analogue. La science physiologique n'aura donc atteint sa
+véritable maturité, son progrès ne deviendra direct et rationnel, que
+lorsque l'universelle prépondérance de conceptions élémentaires purement
+positives, appropriées à la nature effective des phénomènes biologiques,
+aura enfin irrévocablement relégué, dans le simple domaine de
+l'histoire, ce déplorable conflit entre deux impulsions à peu près
+également nuisibles, quoiqu'à des titres très différens. Or, tous les
+symptômes essentiels d'une issue philosophique aussi désirable me
+paraissent réalisés aujourd'hui; les deux écoles se sont mutuellement
+assez discréditées pour s'annuller réciproquement: et, en même temps, le
+développement naturel de la science a fourni, ce me semble, tous les
+moyens indispensables pour commencer directement à procéder à son
+institution définitive. Telle est, à mes yeux, la tâche caractéristique
+de la génération scientifique actuelle, qui n'a essentiellement besoin
+que de s'en rendre plus digne par une éducation mieux dirigée, dont j'ai
+suffisamment déterminé, dans les leçons précédentes, et surtout dans la
+quarantième, le véritable esprit général[37].
+
+ [Note 37: Si, par la complication supérieure des
+ phénomènes, la formation de la physiologie devait être
+ nécessairement postérieure à celle des autres branches
+ fondamentales de la philosophie naturelle, selon les
+ principes établis dans ce Traité, on a droit d'espérer au
+ moins, que, par une sorte de compensation de ce retard
+ inévitable, le développement ultérieur de cette science
+ pourra suivre une marche plus rationnelle et plus rapide, en
+ profitant de l'expérience philosophique que présentent les
+ sciences antécédentes, pour ne point s'arrêter à certaines
+ phases transitoires qui n'étaient pas absolument
+ indispensables, et qui tenaient seulement à la nouveauté de
+ la situation de l'esprit humain quand il passait, dans ses
+ premiers élans scientifiques, de l'état métaphysique à
+ l'état vraiment positif. C'est ainsi que, relativement à la
+ physique surtout, nous avons reconnu, entre ces deux états,
+ une transition intermédiaire, encore pendante de nos jours à
+ plusieurs égards, et caractérisée par le règne des fluides
+ et des éthers fantastiques, substitués aux entités comme
+ celles-ci jadis aux dieux et aux génies. La physiologie peut
+ certainement éviter aujourd'hui, par une heureuse direction
+ philosophique, devenue désormais possible, de subir une
+ semblable préparation, qui, dans ce cas, serait presque sans
+ excuses. Comme les biologistes sont, par la nature de leurs
+ études, les plus disposés, parmi les savans actuels, à
+ prendre convenablement en considération la marche générale
+ de l'esprit humain, il faut espérer qu'ils sauront épargner
+ à leur science cette halte inutile et honteuse. Mais leur
+ éducation ordinaire est encore tellement vicieuse, qu'on
+ peut, à cet égard, conserver quelques doutes très légitimes,
+ en les voyant, dans la physique actuelle, porter précisément
+ leur principale attention sur ces chimères
+ quasi-métaphysiques.]
+
+Le vrai caractère philosophique de la physiologie positive consistant,
+comme je l'ai établi, à instituer partout une exacte et constante
+harmonie entre le point de vue statique et le point de vue dynamique,
+entre les idées d'organisation et les idées de vie, entre la notion de
+l'agent et celle de l'acte, il en résulte évidemment, dans le sujet
+fondamental qui nous occupe, la stricte obligation de réduire toutes les
+conceptions abstraites de _propriétés_ physiologiques à la seule
+considération de phénomènes élémentaires et généraux, dont chacun
+rappelle nécessairement à notre intelligence l'inséparable pensée d'un
+siége plus ou moins circonscrit mais toujours déterminé. On peut dire,
+en un mot, sous une forme plus précise, que la réduction des diverses
+_fonctions_ aux _propriétés_ correspondantes doit toujours être
+envisagée comme la simple suite de la décomposition habituelle de la vie
+générale elle-même dans les différentes fonctions, en écartant toute
+vaine prétention à rechercher les _causes_ des phénomènes, et ne se
+proposant que la découverte de leurs _lois_. Sans cette indispensable
+condition fondamentale, les idées de propriétés reprendraient
+nécessairement, en physiologie, leur ancienne nature d'entités purement
+métaphysiques. Conformément aux indications précédentes, la conception
+vraiment originale, et trop peu appréciée, de Bichat sur les propriétés
+de tissu, contient, en effet, le premier germe direct de cette
+rénovation capitale. Mais ce grand travail ne peut réellement servir
+qu'à bien caractériser la véritable nature de cette opération
+philosophique, et ne contient nullement d'ailleurs la solution, même
+ébauchée, du problème. Outre la confusion secondaire entre les
+propriétés de tissu et de simples propriétés physiques, comme à l'égard
+de la _contractilité par défaut d'extension_ de Bichat, qui, évidemment,
+n'est autre chose que l'élasticité, la conception générale se trouve
+directement faussée, dans son principe même, par l'irrationnelle
+distinction entre les propriétés de tissu et les propriétés vitales.
+Car, une propriété quelconque ne saurait être admise en physiologie,
+sans que, de toute nécessité, elle soit à la fois vitale et de tissu;
+vitale, en tant que particulière à l'état de vie, et de tissu en tant
+que toujours manifestée par un tissu déterminé. Telle est l'origine
+logique du caractère essentiellement métaphysique que Bichat a conservé,
+tout en l'améliorant, à ses diverses propriétés _vitales_.
+
+En s'efforçant d'accorder, autant que possible, les différens degrés
+généraux de l'analyse physiologique avec ceux de l'analyse anatomique,
+on peut poser, à ce sujet, comme principe philosophique, que l'idée de
+_propriété_, qui indique le dernier terme de l'une, doit nécessairement
+correspondre à l'idée de _tissu_, terme extrême de l'autre; tandis que
+l'idée de _fonction_ correspond, au contraire, à celle d'_organe_: de
+telle sorte que les notions successives de fonction et de propriété
+présentent entre elles une gradation intellectuelle parfaitement
+semblable à celle qui existe entre les notions d'organe et de tissu,
+avec la seule différence fondamentale de l'acte à l'agent. D'après cette
+relation générale, qui me semble constituer, en philosophie biologique,
+une règle incontestable et importante, on peut, je crois, établir déjà,
+d'une manière rigoureuse, une première division principale entre les
+diverses propriétés physiologiques. Nous avons reconnu, en effet, dans
+la quarante-unième leçon, que les différens élémens anatomiques doivent
+être d'abord distingués en un tissu fondamental et générateur (le tissu
+cellulaire), et divers tissus secondaires et spéciaux qui résultent de
+l'intime combinaison anatomique de certaines substances caractéristiques
+avec cette trame primordiale et commune. Les propriétés physiologiques
+doivent donc aussi être nécessairement divisées en deux groupes
+essentiels, comprenant l'un les propriétés générales qui appartiennent à
+tous les tissus et qui constituent la vie propre du tissu cellulaire
+fondamental, et l'autre les propriétés spéciales qui caractérisent
+physiologiquement ses modifications les plus tranchées, c'est-à-dire, le
+tissu musculaire et le tissu nerveux.
+
+Cette première division, ainsi indiquée par l'anatomie, me semble
+d'autant plus rationnelle qu'elle concourt spontanément, d'une manière
+vraiment frappante, avec la grande distinction physiologique, si bien
+établie par Bichat, entre la vie organique ou plutôt végétative, et la
+vie animale proprement dite; puisque le premier ordre de propriétés doit
+nécessairement constituer, par sa nature, le fond essentiel de la vie
+générale commune à tous les êtres organisés et à laquelle se réduit
+l'existence végétale; tandis que le second se rapporte exclusivement, au
+contraire, à la vie spéciale des êtres animés. Une telle correspondance
+est éminemment propre à faciliter l'application de cette règle
+élémentaire, aussi bien qu'à rendre le principe plus irrécusable.
+
+Si nous considérons maintenant à quel point est déjà parvenue, chez les
+esprits les plus avancés, la construction effective de cette théorie
+physiologique fondamentale, nous reconnaîtrons que l'opération peut être
+envisagée comme suffisamment accomplie à l'égard des propriétés
+spéciales, relatives aux deux grands tissus secondaires essentiellement
+animaux: en sorte que, suivant la marche naturelle de notre
+intelligence, le cas le plus tranché est aussi le mieux apprécié. Tous
+les phénomènes généraux de la vie animale sont aujourd'hui assez
+unanimement rattachés à l'irritabilité et à la sensibilité, considérées
+chacune comme l'attribut caractéristique d'un tissu nettement défini,
+au moins dans les degrés supérieurs de l'échelle zoologique. Mais il
+règne encore une extrême confusion et une profonde divergence à l'égard
+des propriétés vraiment générales, qui correspondent à la vie
+universelle ou végétative. Néanmoins, l'exacte analyse fondamentale de
+cette première classe de propriétés est évidemment encore plus
+indispensable que celle de l'autre à la constitution rationnelle et
+définitive de la physiologie positive, non-seulement à cause de leur
+généralité supérieure, mais surtout aussi parce que, la vie végétative
+étant la base nécessaire de la vie animale, le vague et l'obscurité qui
+subsistent encore sur les notions élémentaires de la première doivent
+inévitablement empêcher toute conception complète et satisfaisante de la
+seconde. La science est donc certainement aujourd'hui, sous ce rapport
+capital, dans un état purement provisoire; puisque cette grande
+opération philosophique a été jusqu'ici conduite suivant un ordre
+entièrement inverse de celui qu'exige sa nature.
+
+De tous les biologistes actuels, M. de Blainville me paraît être, sans
+aucun doute, celui qui a le mieux compris, à cet égard, les vrais
+besoins essentiels de la physiologie positive; en même temps qu'il a
+plus profondément senti qu'aucun autre le véritable esprit philosophique
+d'une telle théorie, comme l'indique le mémorable cours de physiologie
+comparée auquel j'ai fait si fréquemment allusion dans ce volume.
+Néanmoins, outre que cet illustre biologiste ne me semble pas avoir
+lui-même assez nettement établi, tout en s'y conformant, la division
+primitive que je viens de signaler, son analyse fondamentale des
+propriétés générales, quoique incomparablement supérieure à toutes les
+tentatives précédentes, n'est peut-être point suffisante pour servir
+désormais de base effective au développement rationnel de la science
+vitale. Cette analyse consiste à reconnaître, dans la vie végétative
+commune à tous les êtres organisés, trois propriétés essentielles,
+l'hygrométricité, la capillarité et la rétractilité[38], attributs
+caractéristiques du tissu primordial. Or, en exceptant cette dernière
+propriété, qui remplit évidemment toutes les conditions convenables, et
+qui ne peut plus être le sujet d'aucun dissentiment capital, il est
+peut-être incertain qu'une telle analyse corresponde suffisamment à la
+nature de l'opération proposée. Les propriétés purement physiques ou
+chimiques des tissus vivans doivent être, sans doute, nettement séparées
+des propriétés vraiment organiques, sauf à les étudier préalablement
+avec beaucoup de soin, et d'une manière plus satisfaisante qu'on ne l'a
+fait encore. Il semble donc que les deux premières propriétés générales
+admises par M. de Blainville, n'ont pas assez profondément le véritable
+caractère physiologique, quoique leur réalité et leur importance soient
+d'ailleurs incontestables. Ces deux propriétés ne sont peut-être point
+aussi assez distinctes l'une de l'autre, puisque la faculté
+hygrométrique des tissus paraît fréquemment tenir à une simple action
+capillaire. Enfin, on peut surtout craindre que l'ensemble de ces trois
+propriétés ne suffise pas à représenter exactement tous les phénomènes
+organiques dont elles sont regardées comme caractérisant les actes les
+plus élémentaires. Une discussion ultérieure, convenablement fondée sur
+l'usage effectif d'une telle théorie dans les diverses spéculations
+biologiques, pourra seule, à cet égard, dissiper tous les doutes, et
+déterminer, s'il y a lieu, l'assentiment universel des physiologistes
+rationnels. Il suffisait, suivant l'esprit de ce traité, de constater
+clairement ici l'incertitude et l'obscurité qui subsistent encore
+habituellement sur les notions rudimentaires de la physiologie positive,
+dont la constitution systématique manque ainsi essentiellement d'un
+premier principe indispensable. Tel est le motif évident de l'importance
+que j'ai dû attacher à caractériser avec soin cette situation provisoire
+et précaire de la doctrine physiologique.
+
+ [Note 38: Cette dénomination, qui correspond à la fois à
+ la _contractilité de tissu_ et à la _contractilité organique
+ insensible_ de Bichat, a été très heureusement introduite
+ pour éviter l'équivoque si profondément inhérente
+ aujourd'hui au mot de _contractilité_, depuis l'emploi
+ irrationnel et abusif qu'on a fait d'un terme aussi clair
+ par lui-même. Elle est exclusivement destinée, chez M. de
+ Blainville, à désigner la tendance directe et constante de
+ tous les tissus, et surtout du tissu générateur, à se
+ resserrer spontanément et graduellement sous l'influence
+ d'un stimulant quelconque, comme l'action d'un alcali, la
+ chaleur, etc, tandis que le nom d'_irritabilité_, qui
+ représente en même temps la _contractilité organique
+ sensible_ et la _contractilité animale_ de Bichat, indique,
+ depuis Haller, la faculté de contraction rapide, sensible,
+ et intermittente que peut seule développer, dans le tissu
+ musculaire, l'action nerveuse, momentanément remplacée
+ quelquefois par l'électrisation galvanique.]
+
+Une telle imperfection fondamentale dans les rudimens généraux des
+conceptions physiologiques, fait assez présumer combien doit être encore
+arriérée l'étude directe, à la fois positive et rationnelle, de la vie
+végétative ou organique elle-même, base nécessaire des phénomènes plus
+spéciaux et plus élevés qui constituent l'animalité. Non-seulement la
+coordination des divers phénomènes essentiels, et par suite leur
+explication, restent aujourd'hui à peine ébauchées; mais leur simple
+analyse préliminaire demeure même jusqu'ici fort incomplète et très peu
+satisfaisante. On ne peut maintenant regarder comme suffisamment
+arrêté, et exclusivement chez les biologistes les plus avancés, que le
+plan général d'une semblable étude, résultant d'une première
+appréciation philosophique de l'ensemble des phénomènes vitaux. Je ne
+connais, à ce sujet, rien d'aussi rationnel que le beau travail de M. de
+Blainville dans la conception de son cours de physiologie[39], qui me
+paraît remplir déjà, sauf divers perfectionnemens secondaires, toutes
+les grandes conditions d'un programme convenablement systématique,
+destiné à diriger, avec une pleine efficacité, la suite des recherches
+ultérieures qu'exige désormais la construction directe de la saine
+doctrine bionomique, en considérant tous les divers essais antérieurs
+comme n'ayant pu fournir que de simples matériaux, susceptibles, le plus
+souvent, d'une indispensable révision.
+
+ [Note 39: Pour suppléer, autant que possible, à
+ l'entière publication, si désirable à tant de titres, du
+ système physiologique de M. de Blainville, tous les esprits
+ philosophiques, pourvu que la considération positive d'un
+ tel sujet leur soit déjà suffisamment familière, pourront
+ aujourd'hui fort utilement consulter le tableau synoptique
+ éminemment remarquable que ce grand biologiste en a composé,
+ et qui indique, d'une manière très lumineuse, les vrais
+ caractères d'une coordination pleinement rationnelle de
+ l'ensemble des phénomènes vitaux.]
+
+Quoique la discussion formelle de ce plan fût ici déplacée, je dois
+néanmoins y signaler un très heureux perfectionnement dans la division
+la plus générale des phénomènes physiologiques. Il consiste à distinguer
+soigneusement d'avec les _fonctions_ proprement dites, toujours réduites
+désormais à l'action d'un organe ou, tout au plus, d'un appareil bien
+déterminé, les phénomènes plus composés et très différens, qu'on leur
+avait vaguement assimilés jusqu'alors, et qui résultent, d'une manière
+plus ou moins nécessaire, de l'ensemble des diverses fonctions
+essentielles, comme, par exemple, la production de la chaleur vitale,
+dont Chaussier était allé jusqu'à faire, non-seulement une fonction,
+mais même une vraie propriété directe, sous le nom métaphysique de
+_caloricité_. Sans cette indispensable division, il est évidemment
+impossible de se former aucune notion claire et rigoureuse de ce que les
+biologistes doivent entendre, en général, par une _fonction_. Mais,
+ainsi conçue, l'analyse physiologique présentera toujours, dans la
+succession nécessaire de ses divers degrés principaux, une marche
+rationnellement conforme à celle qui caractérise l'analyse anatomique,
+suivant la loi ci-dessus indiquée. L'idée fondamentale de _propriété_
+correspondra désormais à la notion élémentaire de _tissu_, l'idée de
+_fonction_ à celle d'_organe_, et la notion définitive de _résultat_ à
+la considération finale de l'ensemble de l'_organisme_: la gradation
+étant essentiellement analogue dans les deux ordres de conceptions, et
+la comparaison d'un ordre à l'autre rappelant sans cesse à notre esprit
+l'indispensable relation de l'acte à l'agent, qui constitue, par sa
+nature, le fond général de toute la philosophie biologique.
+
+Les fonctions proprement dites qui appartiennent à la vie végétative,
+envisagée dans l'ensemble total de la hiérarchie biologique, se
+réduisent, par leur nature, à deux vraiment fondamentales, dont
+l'antagonisme continu correspond à la définition même de la vie: 1º
+l'_absorption_ intérieure des matériaux nutritifs puisés dans le système
+ambiant, d'où résulte inévitablement, d'après leur assimilation
+graduelle, la nutrition finale; 2º l'_exhalation_ à l'extérieur des
+molécules, dès-lors étrangères, qui se désassimilent nécessairement à
+mesure que cette nutrition s'accomplit. Aucune autre notion primordiale
+ne saurait entrer dans la conception générale et abstraite de la vie
+organique, quand on en écarte, avec une rigueur vraiment scientifique,
+toute idée relative à la vie animale, dont l'influence ne peut
+d'ailleurs consister, à cet égard, qu'à perfectionner cette double
+opération élémentaire, à mesure que ses différens actes se spécialisent
+davantage par la complication croissante de l'organisme. D'un autre
+côté, on ne peut supprimer, par la pensée, aucun des trois élémens
+essentiels qui viennent d'être indiqués, sans détruire aussitôt la vraie
+notion générale de ce grand mouvement vital, chez les êtres même les
+plus simples, soit qu'il s'agisse de l'une ou de l'autre des deux
+fonctions caractéristiques. Dans aucun organisme en effet, les matières
+assimilables ne peuvent être directement incorporées ni au lieu même où
+s'est opérée leur absorption, ni sous leur forme primitive: leur
+assimilation réelle exige toujours un certain déplacement, et une
+préparation quelconque qui s'accomplit pendant ce trajet. Il en est de
+même, en sens inverse, pour l'exhalation, qui suppose constamment que
+les particules, devenues étrangères à une portion quelconque de
+l'organisme, ont été finalement exhalées en un autre point, après avoir
+éprouvé, dans ce transport nécessaire, d'indispensables modifications.
+Sous ce point de vue fondamental, comme sous tant d'autres, on a, ce me
+semble, fort exagéré la véritable distinction entre l'organisme animal
+et l'organisme végétal, surtout lorsqu'on a voulu ériger la _digestion_
+en un caractère essentiel de l'animalité. Car, en se formant de la
+digestion la notion la plus générale, qui doit s'étendre à toute
+préparation des alimens indispensable à leur assimilation effective, il
+est clair qu'une telle préparation existe nécessairement dans les
+végétaux aussi bien que chez les animaux, quoiqu'elle y soit, sans
+doute, moins profonde et moins variée, par suite de la simplification
+simultanée des alimens et de l'organisme. Une remarque analogue peut
+également s'appliquer au mouvement des fluides, soit récrémentitiels,
+soit excrémentitiels. Sans doute, chez les animaux seuls, et même
+uniquement à un certain degré d'élévation dans l'échelle zoologique, ce
+mouvement fondamental donne lieu à une véritable circulation, qui
+suppose toujours un organe central d'impulsion, nécessairement emprunté
+à la vie animale proprement dite. Mais il serait néanmoins évidemment
+impossible de concevoir le moindre organisme sans le mouvement continuel
+d'un fluide général tenant en suspension ou en dissolution les matières
+absorbées ou les matières désagrégées pour les transporter, par
+endosmose et exosmose au moins, au lieu de leur incorporation ou de leur
+exhalation définitive: cette perpétuelle oscillation, qui ne suppose
+nullement un ordre spécial de vaisseaux, et qui peut directement
+s'opérer à travers la trame celluleuse primordiale, est également
+indispensable aux végétaux et aux animaux; tout comme la préparation
+correspondante des matériaux ou des résidus, dont elle est
+nécessairement toujours accompagnée. Tels demeurent donc les trois
+élémens généraux de chacune des deux grandes fonctions végétatives,
+réduites même à ce qu'elles ont de strictement commun à l'ensemble de la
+hiérarchie organique.
+
+Une telle analyse montre clairement que les actes essentiels dont se
+compose la vie végétative sont, par leur nature, de simples phénomènes
+physico-chimiques, comme je l'ai indiqué dans la quarantième leçon:
+physiques, quant au mouvement des molécules assimilables ou exhalables;
+chimiques, en ce qui concerne les modifications successives de ces
+diverses substances. Sous le premier aspect, ils dépendent des
+propriétés hygrométrique, capillaire, et rétractile du tissu
+fondamental; sous le second, beaucoup plus obscur jusqu'ici, ils se
+rapportent à l'action moléculaire que comporte sa composition
+caractéristique. C'est dans un tel esprit qu'il faut concevoir
+l'explication des phénomènes purement organiques, et que leur analyse
+positive doit être instituée; tandis qu'une tout autre manière de voir
+doit présider à l'étude des phénomènes essentiellement animaux, comme la
+leçon suivante l'indiquera spécialement.
+
+L'étude fondamentale de la vie générale, ainsi caractérisée, ne peut pas
+même être aujourd'hui regardée comme organisée d'une manière
+convenablement rationnelle. Car, d'après la leçon précédente, nous avons
+reconnu que la biotaxie, bien plus avancée que la physiologie proprement
+dite, ne voit désormais, dans l'organisme végétal, que le dernier degré
+d'une hiérarchie nécessairement unique, dont les divers rangs principaux
+diffèrent ordinairement davantage les uns des autres qu'aucun d'eux de
+ce terme extrême. Il est indispensable qu'une semblable conception
+dirige habituellement aussi les spéculations physiologiques relatives
+aux fonctions organiques ou végétatives, uniformément analysées pour
+l'ensemble des êtres vivans, ce qui, on peut l'affirmer, n'a jamais été
+tenté jusqu'ici. Tant que cette grande condition philosophique demeure
+inaccomplie, les études restent nécessairement incomplètes, avec quelque
+sagesse qu'elles soient d'ailleurs entreprises, et ne peuvent nullement
+établir aucun point essentiel d'une doctrine physiologique vraiment
+définitive. On conçoit, en effet, que l'organisme végétal présentant,
+dans toute leur simplicité, les fonctions dont il s'agit de découvrir
+les lois fondamentales, dégagées des diverses influences plus ou moins
+accessoires qui les compliquent toujours, à un degré quelconque, chez
+les animaux, ce cas doit être, par sa nature, le plus directement propre
+à nous dévoiler nettement la partie vraiment primordiale de ce sujet
+difficile. Mais, d'une autre part, la considération immédiate et isolée
+de ce cas extrême et exceptionnel, ne peut guère apporter une véritable
+lumière dans la théorie générale d'un tel ordre de phénomènes, qui
+n'auraient point été d'abord graduellement analysés suivant la série des
+cas intermédiaires tendant de plus en plus vers cette limite finale. Il
+serait évidemment encore plus impossible sous le point de vue
+physiologique que sous le simple aspect anatomique, de passer ainsi
+brusquement de l'organisme humain, qui, de toute nécessité, constitue
+toujours le point de départ des diverses spéculations biologiques, à
+l'organisme végétal qui en caractérise le dernier terme, ou
+réciproquement. Si donc l'étude hiérarchique des divers degrés
+intermédiaires est aujourd'hui généralement reconnue comme indispensable
+pour établir une liaison réelle entre les deux cas statiques extrêmes,
+comment pourrait-on espérer de s'en dispenser à l'égard des études, bien
+plus difficiles, relatives aux considérations dynamiques? Tel est, sans
+doute, le principal motif de la stérilité vraiment remarquable des
+études directes, d'ailleurs utiles et souvent sagement conduites dans
+les détails, entreprises jusqu'ici sur la vie des végétaux, et qui n'ont
+encore contribué réellement à éclaircir aucun point capital de
+physiologie générale; ce qui doit sembler, du reste, d'autant plus
+facile à expliquer, que, par une suite naturelle de cet irrationnel
+isolement du cas végétal, les chimistes et les physiciens se sont
+presque toujours emparés spontanément de recherches qui devaient
+nécessairement appartenir aux seuls biologistes. Il est même
+incontestable que des études ainsi instituées ne peuvent être que très
+médiocrement utiles au sujet trop exclusif qu'on y a voulu considérer,
+comme l'expérience l'a, ce me semble, clairement vérifié ici. Car, la
+comparaison rationnelle des divers cas biologiques, suivant leur
+véritable ordre hiérarchique, est nécessairement aussi instructive et
+aussi indispensable en sens inverse qu'en sens direct, en vertu de la
+solidarité fondamentale de ces diverses parties d'une doctrine
+véritablement unique par sa nature[40]. Ainsi, la méthode comparative,
+qui, d'après la quarantième leçon, constitue la principale ressource
+caractéristique de toute la philosophie biologique, n'a pas encore été
+convenablement introduite dans l'étude générale de la vie organique,
+quoiqu'elle y soit à la fois encore plus indispensable et susceptible
+d'une application plus complète qu'à l'égard même de la vie animale. Les
+plus hautes intelligences ne sont donc pas jusqu'ici habituellement
+parvenues, en physiologie, à cet état de pleine maturité, où notre
+esprit développe librement, dans toute leur étendue, l'ensemble de ses
+divers moyens essentiels. Dans le système physiologique de M. de
+Blainville lui-même, malgré sa rationnalité supérieure, la comparaison
+biologique n'a pas été poussée jusqu'à son véritable terme scientifique,
+par l'introduction régulière de l'économie végétale, envisagée comme
+l'extrême simplification de la vie générale.
+
+ [Note 40: À cette critique générale, malheureusement
+ trop fondée, de l'esprit irrationnel qui dirige encore
+ essentiellement les études de physiologie végétale, je suis
+ heureux de pouvoir opposer déjà une notable exception, qui
+ me paraît hautement caractériser l'ensemble des travaux de
+ M. Turpin. Ce judicieux biologiste est, en effet, le seul
+ aujourd'hui, du moins en France, qui ait conçu et étudié
+ l'organisme végétal comme offrant l'extrême modification de
+ la vie fondamentale des organismes animaux. Les zoologistes
+ se refusant jusqu'ici à prolonger leurs théories jusqu'à la
+ considération de ce cas final, M. Turpin s'est efforcé
+ d'exécuter, autant que possible, l'opération inverse, et les
+ succès incontestables qu'il a obtenus suffiraient à vérifier
+ combien cette marche rationnelle deviendrait désormais
+ immédiatement utile aux progrès essentiels de la philosophie
+ botanique, qui, depuis Linné et les Jussieu, semble presque
+ stationnaire. On doit donc regretter que M. Turpin n'ait
+ point encore exposé, d'une manière directe et méthodique,
+ l'ensemble de sa doctrine phytologique, dont la propagation
+ exercerait sans doute une très heureuse influence sur la
+ direction habituelle des travaux de ce genre, et pourrait
+ même efficacement réagir sur le perfectionnement général de
+ la philosophie biologique.]
+
+D'après une telle institution de la physiologie organique, ce serait
+s'engager ici dans une discussion spéciale contraire à la nature de cet
+ouvrage que d'y constater en détail les nombreuses imperfections que
+doit nécessairement présenter la simple analyse fondamentale des
+phénomènes essentiels, préliminaire indispensable à toute tentative
+d'explication réelle. Au point de vue graduellement déterminé par
+l'ensemble des considérations précédentes, aucun bon esprit ne saurait
+envisager l'état actuel de la science sans être aussitôt choqué des
+lacunes capitales qu'il présente, sous ce rapport, presque à chaque pas,
+même à l'égard des plus simples phénomènes. C'est ainsi, par exemple,
+que nous ignorons encore, malgré les nombreuses explorations
+particulières qui ont été déjà entreprises, en quoi consiste exactement
+le fait chimique général de la digestion proprement dite; c'est-à-dire,
+quels changemens essentiels y éprouvent réellement, dans les principaux
+organismes, les divers matériaux alibiles: les uns posent en principe
+l'unité fondamentale du chyle, au moins pour chaque espèce, malgré la
+diversité quelconque des alimens; tandis que d'autres, se fondant en
+apparence sur des motifs également plausibles, établissent la variation
+nécessaire du chyle d'après celle des substances assimilables: sans que
+jusqu'à présent des recherches vraiment décisives aient irrévocablement
+fixé ce point important de doctrine physiologique préliminaire, quelque
+simple que doive paraître une telle discussion. La même imperfection
+primitive se manifeste, d'une manière encore plus sensible peut-être, à
+l'égard de la digestion gazeuse, ou respiration; puisque, par les
+contradictions radicales que présentent entre elles de nombreuses
+analyses, assez bien exécutées d'ailleurs pour devoir sembler exactement
+comparables, on ne sait plus nettement aujourd'hui quelles sont, en
+réalité, les différences générales entre l'air inspiré et l'air expiré,
+même chez les animaux les plus élevés. Quant à l'azote surtout, toutes
+les opinions sont encore soutenues avec une égale apparence de validité;
+pour certains physiologistes, l'acte de la respiration en augmente
+finalement la quantité, tandis que d'autres la regardent comme
+certainement diminuée, et que, aux yeux de plusieurs enfin, elle ne
+souffre ainsi aucune altération appréciable. De telles divergences sur
+les plus simples phénomènes préliminaires de la vie végétative, font
+assez comprendre combien serait aujourd'hui prématurée toute recherche
+directe relativement aux phénomènes essentiels de l'assimilation, ou, en
+sens inverse, de la désassimilation par les diverses sécrétions. Il
+serait évidemment superflu d'insister davantage ici sur un état
+d'imperfection aussi prononcé, et dont les causes nécessaires ont
+d'ailleurs été ci-dessus suffisamment examinées.
+
+Si, de la considération générale des _fonctions_ proprement dites
+relatives à la vie organique, nous passons maintenant à l'examen des
+phénomènes plus composés que nous avons ci-dessus reconnu devoir en être
+soigneusement distingués sous le nom de _résultats_ de l'action
+simultanée de tous les organes principaux, il est évident que cet ordre
+final d'études physiologiques, bien plus difficile par sa nature, et
+d'ailleurs fondé sur le précédent, doit nécessairement être aujourd'hui
+dans une situation encore moins satisfaisante. Il suffira de l'indiquer
+ici à l'égard de chacun des divers aspects essentiels propres à ce
+dernier degré de la doctrine physiologique fondamentale.
+
+Le résultat le plus immédiat et le plus nécessaire de l'ensemble des
+fonctions organiques, consiste dans l'état continu de composition et de
+décomposition simultanées qui caractérise finalement la vie végétative.
+Or, comment ce double mouvement pourrait-il être rationnellement
+analysé, lorsque, d'une part, l'assimilation, d'une autre part, les
+sécrétions, qui le déterminent directement sous les deux rapports, sont
+elles-mêmes aussi imparfaitement étudiées? Aussi les questions les plus
+simples et les plus naturelles sont-elles, à cet égard, à peine
+ébauchées jusqu'ici, ni même, le plus souvent, convenablement posées.
+C'est ainsi, par exemple, qu'on n'a pas seulement imaginé d'instituer,
+dans la série des degrés principaux de l'échelle organique, une exacte
+comparaison chimique entre la composition totale de chaque organisme et
+le système correspondant d'alimentation; ni, sous le point de vue
+inverse, entre les produits exhalés et l'ensemble des agens qui les
+avaient primitivement fournis ou successivement modifiés, en sorte que
+nous ne pouvons pas même spécifier aujourd'hui, avec une précision
+vraiment scientifique, en quoi consiste le phénomène général de la
+composition et de la décomposition perpétuelle de tout organisme par une
+suite nécessaire du concours des diverses fonctions essentielles. La
+science ne possède encore, à ce sujet, que des documens particuliers
+fort incohérens, et le plus souvent très incomplets, qui n'ont jamais
+été ramenés à aucun fait général.
+
+On peut regarder l'action spontanée des corps vivans pour entretenir,
+entre certaines limites, leur température à un degré déterminé, malgré
+les variations thermométriques du milieu ambiant, comme un second
+résultat fondamental de l'ensemble des fonctions végétatives, qui
+coexiste presque toujours avec le précédent. Ce grand caractère, qui
+n'avait d'abord frappé les observateurs que dans les cas les plus
+prononcés, que présente seulement la partie supérieure de la hiérarchie
+biologique, est, en effet, unanimement reconnu aujourd'hui pour
+appartenir indistinctement, quoique d'une manière très inégale, à tous
+les organismes quelconques, sans en excepter l'organisme végétal. Mais
+cette étude capitale est encore évidemment très peu avancée, et même
+fort mal conçue. Nous avons déjà remarqué, au commencement de ce
+chapitre, la confusion profondément vicieuse qui existe le plus souvent,
+à cet égard, entre l'analyse de la chaleur vitale, et celle de
+l'influence thermologique extérieure, qui constituent, néanmoins, avec
+tant d'évidence, deux sujets parfaitement distincts. Je crois devoir, en
+outre, noter ici que, dans le petit nombre de recherches directes
+entreprises jusqu'à présent sur la chaleur vitale, le caractère
+fondamental du phénomène me paraît avoir toujours été radicalement
+méconnu. Quoique l'on ait rectifié désormais la conception trop étroite
+qui faisait jadis d'un tel résultat un attribut exclusif de l'animalité,
+cette opinion primitive a conservé néanmoins une grande prépondérance
+indirecte, en disposant encore les physiologistes à rattacher surtout
+ce phénomène aux fonctions de la vie animale, ce qui, dès le principe,
+devait imprimer à la suite des recherches une direction nécessairement
+irrationnelle, en accordant une vicieuse suprématie à des conditions
+qui, malgré leur extrême importance, ne sauraient être que purement
+accessoires. Dans cet ordre de résultats, comme envers tout autre
+également fondamental, les fonctions animales proprement dites ne
+peuvent influer que sur l'intensité et l'activité de phénomènes, qui,
+par leur nature, appartiennent essentiellement à la vie organique.
+Considérées en effet sous leur aspect le plus général, la production et
+la conservation continues de la chaleur vitale, résultent primitivement
+de l'ensemble des actes physico-chimiques qui caractérisent la vie
+fondamentale et universelle; de telle sorte que tout corps vivant
+représente, à cet égard, un véritable foyer chimique plus ou moins
+durable, susceptible de maintenir spontanément sa température entre
+certaines limites, par une suite nécessaire des phénomènes de
+composition et de décomposition qui s'y passent, malgré les influences
+extérieures. Tel est le point de vue qui doit, sans doute, devenir
+prépondérant dans l'étude positive de la chaleur vitale; et c'est
+seulement après que ce grand phénomène aura été ainsi convenablement
+analysé à sa véritable origine, que l'on pourra tenter utilement de
+déterminer avec exactitude les diverses modifications dont il est
+susceptible par l'intervention des fonctions animales. Le renversement
+habituel de cet ordre nécessaire ne peut certainement conduire qu'à des
+notions purement provisoires, si ce n'est fautives, en plaçant
+l'accessoire avant le principal. Il faut reconnaître toutefois que, dans
+les travaux les plus récens sur ce sujet capital, on commence à
+considérer beaucoup plus soigneusement les fonctions organiques, comme
+on le voit surtout par l'intéressante série d'observations de M. Collard
+(de Martigny), qui représentent, à cet égard, l'état le moins imparfait
+de la science actuelle. Cette étude ne saurait néanmoins être regardée
+encore comme convenablement instituée, puisque l'organisme végétal, dont
+l'examen devrait cependant y constituer un élément indispensable, n'y a
+pas même été jusqu'ici régulièrement introduit.
+
+De semblables remarques philosophiques s'appliquent, avec plus de force
+et d'évidence, à l'étude électrique des corps vivans. Ici, la confusion
+générale entre l'action organique et l'influence extérieure devient
+certainement beaucoup plus prononcée, ainsi que je l'ai déjà signalé,
+indépendamment des aberrations quasi-métaphysiques qui proviennent des
+chimériques conceptions de la physique actuelle sur les éthers et les
+fluides électriques. L'erreur fondamentale sur l'origine physiologique
+du phénomène conserve aussi bien plus d'ascendant que dans le cas
+précédent, quoiqu'elle soit d'ailleurs analogue. On y exagère tellement
+l'influence des fonctions animales, que les esprits les plus avancés
+peuvent à peine concevoir aujourd'hui que cet ordre de résultats doive
+être primitivement rapporté à la vie organique. Néanmoins, dans l'état
+présent de l'électrologie générale, et surtout de l'électro-chimie, il
+est, _à priori_, presque aussi évident pour l'électricité que pour la
+chaleur, que la suite des actes de composition et de décomposition qui
+constituent la vie végétative doit nécessairement produire et entretenir
+une électrisation permanente et plus ou moins fixe dans l'organisme où
+ils s'accomplissent, malgré les variations électriques du système
+ambiant. Les actes essentiellement animaux ne peuvent exercer, sur cet
+ordre de résultats organiques comme sur tout autre, qu'une influence
+purement modificatrice, consistant à augmenter et à accélérer plus ou
+moins le phénomène fondamental. Mais l'analyse électrique de l'organisme
+est évidemment encore bien plus loin aujourd'hui que l'analyse
+thermologique d'être conçue et poursuivie sous l'aspect rationnel que je
+viens de caractériser, et dont la justesse sera probablement très
+contestée[41].
+
+ [Note 41: Diverses tentatives partielles tendent
+ cependant aujourd'hui à nous rapprocher évidemment d'une
+ telle disposition d'esprit; entre autres les recherches
+ intéressantes ébauchées par M. Donné sur l'état électrique
+ comparatif des deux parties générales, extérieure et
+ intérieure, de l'enveloppe animale, qui paraît présenter,
+ sous ce rapport, entre la peau et la membrane muqueuse, une
+ remarquable opposition.]
+
+En considérant enfin les phénomènes organiques généraux qui résultent,
+d'une manière à la fois plus indirecte et moins nécessaire, de
+l'ensemble des fonctions végétatives, il nous reste à apprécier l'esprit
+qui dirige habituellement la grande et difficile étude de la génération
+et du développement des corps vivans.
+
+Malgré les nombreux travaux entrepris sur ce sujet fondamental depuis
+les belles séries de recherches originales de Harvey et de Haller à
+l'égard des animaux les plus élevés, cette étude peut, encore moins que
+toutes les précédentes, à cause de sa complication supérieure, être
+regardée aujourd'hui comme rationnellement instituée dans la direction
+vraiment positive qui lui est propre. L'influence très prononcée de la
+philosophie métaphysique ne s'y fait pas seulement sentir sous la forme
+directe et grossière manifestée par les physiologistes arriérés qui en
+sont restés aux forces plastiques. Ceux même que domine réellement une
+intention beaucoup plus positive, subissent encore, à leur insu, d'une
+manière indirecte et spécieuse, ce ténébreux ascendant, lorsque, dans un
+ordre de phénomènes aussi profondément compliqué, ils entreprennent
+aujourd'hui, par des recherches nécessairement stériles sur les
+générations spontanées, cette vaine détermination des causes
+essentielles, à laquelle les physiciens ont unanimement renoncé
+désormais envers les plus simples effets naturels. Aussi, quoique les
+observations convenablement suivies manquent jusqu'ici à l'égard de
+presque toutes les parties de ce grand problème, on peut dire que
+l'immense obscurité qui enveloppe maintenant un tel sujet tient surtout
+à ce qu'on y cherche ce qui, en réalité, n'est nullement susceptible
+d'être trouvé. Les physiologistes ont ici besoin de remonter aux notions
+les plus élémentaires de la philosophie positive, devenues si
+heureusement vulgaires à l'égard des phénomènes inorganiques et même des
+plus simples phénomènes biologiques, afin de renoncer franchement à
+toute enquête insoluble des _causes_ de la génération et du
+développement, pour réduire la science effective à en déterminer les
+_lois_, dont l'étude, à peine ébauchée, comporte un si utile succès. Or,
+il faut convenir, au contraire, que les plus belles questions positives,
+celles qui, par leur nature, présentent même le plus haut intérêt
+pratique, comme pouvant conduire à l'amélioration systématique des
+diverses races vivantes, y compris la race humaine, n'ont encore attiré
+qu'indirectement l'attention des physiologistes, et seulement à raison
+des argumens plus ou moins spécieux qu'ils espéraient en induire pour ou
+contre l'une des vaines hypothèses quasi-métaphysiques dont ils étaient
+surtout préoccupés. Cependant, les travaux des anatomistes sur
+l'appareil génital, et les comparaisons exactes établies par les
+zoologistes pour déduire d'une telle considération des moyens généraux
+de classification, ont évidemment préparé les voies à une étude plus
+rationnelle. Il est même digne de remarque aujourd'hui, dans les
+diverses parties du monde savant, que ceux qui d'abord n'avaient en vue
+que d'absurdes chimères sur les causes premières de la génération, ont
+été graduellement entraînés, par la prépondérance croissante et
+universelle de l'esprit positif, à faire involontairement dégénérer
+leurs efforts en de simples recherches d'ovologie et d'embryologie, qui
+prennent chaque jour un caractère plus scientifique. Mais, malgré tous
+ces symptômes irrécusables d'une prochaine amélioration radicale, il
+demeure néanmoins certain que la principale condition préliminaire pour
+la formation d'une doctrine vraiment positive sur ce grand sujet,
+c'est-à-dire simplement l'exacte analyse générale du phénomène
+fondamental, n'a pas même encore été convenablement remplie; ce qui
+rendrait nécessairement prématurée aujourd'hui toute tentative directe
+quant aux lois positives de la génération et du développement. Il doit
+être toutefois bien entendu que nous ne considérons point ici les
+derniers degrés de la hiérarchie organique, où il n'existe pas, à vrai
+dire, de génération proprement dite, la multiplication s'y opérant par
+un simple prolongement direct de la masse vivante, qui peut s'effectuer
+en un point quelconque de cette masse, dès-lors presque homogène; car,
+dans ce cas extrême, le phénomène est essentiellement analogue à toute
+autre sorte de reproduction du tissu cellulaire primordial. Nous ne
+pouvons avoir en vue que les organismes assez élevés pour ne pouvoir se
+reproduire sans le concours préalable et déterminé de deux appareils
+plus ou moins spéciaux, appartenant d'ailleurs à deux individus
+distincts ou à un seul individu, et chez lesquels l'appareil mâle est
+toujours conçu comme venant opérer, par une première nourriture
+vivifiante, une sorte d'éveil indispensable, dans le germe que contient
+l'appareil femelle. Or, l'analyse générale de ce phénomène élémentaire
+est, sans doute, aujourd'hui extrêmement imparfaite, puisqu'on ne sait
+pas même en quoi consiste la différence exacte et caractéristique entre
+les deux états de l'ovule, immédiatement avant et après l'acte de la
+fécondation. Notre ignorance est jusqu'ici tellement profonde à cet
+égard, que, dans les cas les mieux caractérisés, nous ne pouvons
+nullement concevoir la nécessité des plus évidentes conditions du
+phénomène, dont l'expérience seule nous dévoile empiriquement
+l'indispensable concours. C'est ainsi, par exemple, que, en considérant,
+d'une part, quelle minime quantité de fluide séminal peut suffire à la
+fécondation, et, d'une autre part, combien la disposition anatomique
+rend difficile son introduction jusqu'au germe, on serait presque
+nécessairement entraîné à prononcer, _à priori_, que leur conflit ne
+constitue point une condition essentielle du phénomène, si l'observation
+la plus vulgaire ne venait point aussitôt rectifier, d'une manière
+hautement irrécusable, cette fausse indication de notre vaine science.
+Une étude où l'on doit aussi peu s'écarter de la stricte observation
+immédiate, où les plus simples prévisions sont aussi radicalement
+incertaines et même erronées, est certainement encore dans un état de
+véritable enfance, malgré l'imposante apparence de la masse des travaux
+déjà accumulés à cet égard.
+
+Il en est essentiellement de même pour la doctrine générale du
+développement organique, suite inséparable de la théorie de la
+génération. On doit, en outre, reconnaître, sans se laisser éblouir par
+de récens et incontestables progrès, que cette étude est encore plus
+imparfaitement conçue aujourd'hui que celle de la reproduction, puisque
+la méthode comparative y a été appliquée d'une manière bien moins
+complète; la question fondamentale n'y a jamais été posée sous une forme
+commune à tous les organismes, y compris nécessairement l'organisme
+végétal. Une grave aberration philosophique me semble même dominer
+aujourd'hui la plupart des recherches qui se poursuivent à ce sujet.
+Quoique, de l'aveu unanime des biologistes, la vie végétative soit la
+base indispensable de toute vie animale, c'est sur les appareils et les
+fonctions relatives à cette dernière que les essais embryologiques sont
+maintenant surtout dirigés, au point de représenter le système le plus
+éminemment animal, le système nerveux, comme apparaissant le premier
+dans le développement des organismes supérieurs. Cette manière de voir,
+qui paraît aussi contraire qu'il soit possible de l'imaginer à
+l'établissement ultérieur de toute conception vraiment générale sur la
+théorie fondamentale du développement, se trouve d'ailleurs en
+opposition directe avec une des lois les plus constantes que présente la
+philosophie biologique, l'harmonie universelle et nécessaire entre les
+principales phases de l'évolution individuelle et les degrés successifs
+les mieux caractérisés de la grande hiérarchie organique; puisque, sous
+ce dernier aspect, le tissu nerveux ne se manifeste que comme la plus
+extrême et la plus spéciale transformation du tissu primordial.
+L'analyse préliminaire du développement organique est donc encore bien
+loin d'avoir été conçue dans un esprit suffisamment rationnel, toujours
+dominé par la haute intention philosophique de tendre à concilier,
+autant que possible, les divers aspects essentiels de la science des
+corps vivans.
+
+Pour être vraiment complète, cette analyse doit évidemment être suivie
+de l'étude inverse, et néanmoins corélative, à laquelle donne lieu le
+décroissement fatal de l'organisme, à partir de sa pleine maturité, dans
+sa marche graduelle vers la mort. Cette théorie générale de la mort est
+certainement très peu avancée, puisque les recherches physiologiques les
+mieux instituées à ce sujet n'ont presque jamais porté que sur les
+morts violentes ou accidentelles, considérées même exclusivement dans
+les organismes les plus élevés, et affectant surtout les fonctions et
+les appareils de nature essentiellement animale, comme l'indiquent les
+beaux travaux de Bichat. Quant à la dégradation nécessaire de
+l'existence organique fondamentale, nous sommes aujourd'hui bornés à un
+premier aperçu philosophique, qui la représente comme une suite
+inévitable de la vie elle-même, par la prédominance croissante du
+mouvement d'exhalation sur le mouvement d'absorption, d'où résulte
+graduellement une consolidation exagérée de l'organisme primitivement
+presque fluide, ce qui, à défaut d'influences plus rapides, tend à
+produire un état de dessiccation incompatible avec tout phénomène vital.
+Mais, quelque précieuse que soit une telle vue sommaire, elle ne peut
+servir qu'à bien caractériser la vraie nature de la question, en
+indiquant la direction générale des recherches qu'elle exige. Les
+considérations importantes relatives à la vie animale ne sauraient être
+rationnellement introduites dans un tel sujet, que lorsque cette
+doctrine préliminaire aura d'abord été convenablement établie, comme à
+l'égard de tous les autres points de vue précédemment examinés.
+
+Telles sont les principales réflexions philosophiques que doit
+naturellement inspirer l'exacte appréciation de l'état actuel de la
+physiologie organique ou végétative, envisagé dans son ensemble. Cet
+examen, quoique sans doute extrêmement sommaire, peut conduire à
+constater, d'une manière irrécusable, que, comme nous l'avions aisément
+prévu dès l'origine, c'est à l'éducation radicalement vicieuse de
+presque tous les physiologistes, et à l'irrationnelle institution de
+leurs travaux habituels, qu'il faut surtout attribuer l'excessive
+imperfection d'une étude aussi fondamentale, qui, malgré sa haute
+difficulté caractéristique et sa positivité toute récente, est
+certainement bien plus arriérée aujourd'hui que ne l'exigent la nature
+plus compliquée de ses phénomènes et son développement moins ancien. La
+circulation du sang, premier fait général qui ait donné l'éveil à la
+physiologie positive, et les lois de la chute des corps, première
+acquisition de la saine physique, sont des découvertes presque
+absolument contemporaines; et, néanmoins, quelle immense inégalité entre
+les progrès des deux sciences à partir de cette commune évolution! Une
+telle différence ne saurait uniquement tenir à la complication
+supérieure des phénomènes physiologiques, et a dû beaucoup dépendre
+aussi de l'esprit scientifique qui a dirigé leur étude générale, au
+niveau de laquelle la plupart de ceux qui la cultivent n'ont pas su
+convenablement s'élever.
+
+Par leur nature évidemment physico-chimique, les phénomènes fondamentaux
+de la vie végétative exigent directement, soit dans leur analyse, soit
+dans leur explication, l'intime combinaison permanente des principales
+notions de la philosophie inorganique avec les considérations
+physiologiques immédiates préparées par une profonde habitude des lois
+préliminaires relatives à la structure et à la classification des corps
+vivans. Or, chacune de ces conditions inséparables n'est aujourd'hui
+suffisamment remplie que par un ordre particulier de savans positifs. De
+là sont résultées, d'un côté, la prétendue chimie organique, étude
+radicalement bâtarde, qui n'est qu'une grossière ébauche de la
+physiologie végétative, machinalement entreprise par des esprits qui ne
+comprenaient, en aucune manière, le vrai sujet de leurs travaux; d'un
+autre côté, les doctrines vagues, incohérentes, et quasi-métaphysiques,
+dont cette physiologie a été essentiellement composée par des
+intelligences mal préparées et presque entièrement dépourvues des
+notions préliminaires les plus indispensables. La stérile anarchie qui
+est la suite nécessaire d'une aussi vicieuse organisation du travail
+scientifique, suffirait seule à témoigner irrécusablement de l'utilité
+réelle et directe du point de vue général, et néanmoins positif, qui
+caractérise ce Traité.
+
+
+
+
+QUARANTE-QUATRIÈME LEÇON.
+
+Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie _animale_
+proprement dite.
+
+Quoique, par une invincible nécessité générale, la vie organique
+constitue évidemment le fondement indispensable et continu de la vie
+animale, il est néanmoins très digne de remarque que l'étude de ce
+dernier genre de fonctions soit réellement à la fois mieux conçue et
+plus avancée que celle qui, suivant l'ordre rationnel, devait
+certainement lui servir de préliminaire inévitable. Non-seulement les
+notions élémentaires de _propriétés_ physiologiques sont ici, comme nous
+l'a fait voir la leçon précédente, beaucoup plus nettes et mieux
+circonscrites: mais, en outre, la méthode comparative, principal
+caractère logique de toute spéculation vraiment scientifique sur les
+corps vivans, y est appliquée d'une manière bien moins incomplète en
+même temps que plus judicieuse; ou, pour mieux dire, c'est seulement
+dans l'exploration de ces phénomènes qu'elle a été jusqu'ici
+régulièrement introduite. Aussi, ce que la physiologie organique
+présente aujourd'hui de moins imparfait se réduit essentiellement à
+l'étude des phénomènes supplémentaires qui, en réalité, sont empruntés à
+la vie animale, comme le mécanisme de la circulation proprement dite,
+celui de la respiration, etc., en sorte que les conditions accessoires y
+ont été beaucoup mieux examinées que les principales.
+
+Cette sorte d'anomalie philosophique est cependant très facile à
+expliquer en considérant que les cas les plus tranchés devaient
+nécessairement comporter plus aisément une exploration vraiment
+positive. L'étude des phénomènes purement animaux devait tendre, par sa
+nature, à constituer, avec une spontanéité plus prononcée, une science
+nettement distincte, en s'affranchissant plutôt des aberrations
+physico-chimiques, qui ont tant entravé le progrès réel de la saine
+physiologie, et qui toutefois ne pouvaient jamais entièrement voiler des
+différences fondamentales aussi saillantes que celles de l'animalité à
+la simple existence inorganique. En même temps que la comparaison
+biologique devenait ici plus facile par la similitude beaucoup plus
+évidente des divers organismes, elle était aussi plus habituellement
+applicable par la multiplicité beaucoup moindre des cas essentiellement
+comparables. Nous avons précédemment reconnu que, dans l'étude de la
+vie organique, la méthode comparative devait nécessairement, sous peine
+de stérilité radicale, être étendue jusqu'à son extrême limite,
+caractérisée par l'organisme végétal, le seul où les fonctions
+fondamentales fussent nettement dégagées de toute influence accessoire.
+Or, on conçoit aisément que l'esprit humain n'ait pu s'élever que très
+lentement et avec beaucoup d'efforts à cet état permanent d'abstraction
+et de généralité physiologiques, où, en parlant de l'homme, seul et
+inévitable type primordial de la hiérarchie biologique, il embrasse
+graduellement, sous un commun aspect, l'ensemble des divers modes de
+vitalité, y compris même l'économie végétale, sans tomber néanmoins, par
+une synthèse exagérée, dans ces vagues et abusives considérations qui,
+rapprochant indistinctement tous les êtres naturels, détruisent
+directement toute base réelle de comparaisons positives. Un point de vue
+aussi difficile et aussi nouveau n'a pu être convenablement établi que
+de nos jours, et uniquement jusqu'ici, chez les esprits même les plus
+avancés, à l'égard des plus simples aspects généraux de la biologie,
+c'est-à-dire dans la seule étude statique de l'organisme, ainsi que je
+l'ai expliqué. On ne saurait donc être étonné que la comparaison
+physiologique se soit d'abord développée surtout à l'égard des
+fonctions animales proprement dites, qui devaient naturellement en faire
+sentir, d'une manière beaucoup plus spontanée, à la fois l'importance et
+la possibilité, quoique l'étude rationnelle de la vie organique exige
+réellement et en même temps permette une plus large et plus
+indispensable application de la méthode comparative. Ce mode effectif de
+formation doit sembler d'autant plus inévitable pour la physiologie,
+qu'il a été essentiellement le même pour l'anatomie et pour la
+taxonomie, malgré leur moindre complication.
+
+Toutefois, en considérant, avec plus de précision, cette évidente
+supériorité actuelle, qui n'est paradoxale qu'en apparence, de la
+physiologie animale sur la physiologie organique, il importe maintenant
+de bien distinguer, à cet égard, entre les deux aspects élémentaires de
+toute étude positive, la simple _analyse_ préliminaire des phénomènes,
+et leur véritable _explication_ définitive. C'est uniquement, en effet,
+sous le premier point de vue que la vie animale a été réellement mieux
+explorée jusqu'ici que la vie végétative, par suite de la facilité
+beaucoup plus grande que devait naturellement offrir l'examen direct de
+phénomènes dont l'observateur portait spontanément en lui-même le type
+le plus parfait. Mais, au contraire, il n'en a pas été et ne pouvait en
+être nullement ainsi sous le second aspect fondamental. Il deviendrait
+effectivement impossible de comprendre comment l'explication des
+phénomènes les plus spéciaux et les plus compliqués pourrait aujourd'hui
+être mieux conçue et plus avancée que celle des phénomènes plus simples
+et plus généraux qui leur servent de base indispensable: un tel état de
+la science serait en opposition directe avec les lois les moins
+contestables de l'esprit humain. Telle n'est point aussi sa vraie
+situation présente, comme il n'est que trop aisé de le constater.
+
+Quelque imparfaite que soit évidemment jusqu'ici, d'après la leçon
+précédente, la théorie générale des phénomènes organiques fondamentaux,
+on doit néanmoins reconnaître qu'elle est aujourd'hui conçue dans un
+esprit beaucoup plus scientifique (ou, si l'on veut, moins arriéré) que
+celui qui préside habituellement aux principales explications de la
+physiologie animale. Car, les phénomènes végétatifs, considérés d'une
+manière rigoureusement isolée et strictement universelle, ne
+constituent, en réalité, par leur nature, qu'un ordre spécial et
+déterminé d'actes continus de composition et de décomposition: ils sont
+dont radicalement assimilables, sous leurs aspects les plus essentiels,
+aux simples phénomènes inorganiques. Bien loin qu'il soit irrationnel de
+les en rapprocher, comme on s'efforce de le faire aujourd'hui, c'est au
+contraire une telle subordination qui caractérise surtout leur
+explication réelle, conformément à l'esprit fondamental de toute
+philosophie positive, qui prescrit de lier, autant que possible, les
+phénomènes les plus particuliers aux plus généraux, ainsi que j'ai eu
+tant d'occasions de l'établir dans cet ouvrage. Sous ce rapport, l'école
+physico-chimique de Boerrhaave n'a réellement péché que par exagération,
+faute de données suffisantes et de réflexions assez approfondies. C'est
+par là que doit s'introduire spontanément, ainsi que je l'ai expliqué
+dans les leçons précédentes et surtout dans la dernière, le lien
+fondamental entre la philosophie inorganique et la philosophie
+biologique, qui peut faire désormais concevoir l'ensemble de la
+philosophie naturelle comme formant, en réalité, un système homogène et
+continu, abstraction faite des vains rapprochemens métaphysiques
+enfantés chaque jour par des imaginations anti-scientifiques.
+
+Mais, par une suite nécessaire des mêmes principes philosophiques, un
+tout autre esprit doit essentiellement dominer les théories vraiment
+rationnelles relatives à la vie animale proprement dite, c'est-à-dire
+aux phénomènes élémentaires d'irritabilité et de sensibilité. Ici, en
+effet, il n'y a plus aucune base possible d'analogie pour permettre
+d'instituer quelques comparaisons réelles avec les phénomènes
+inorganiques, qui ne peuvent jamais nous présenter rien de semblable. On
+ne saurait méconnaître un tel axiome à l'égard de la sensibilité. Tout
+au plus pourrait-on, quant à l'irritabilité, en ne considérant que le
+simple fait de la contraction envisagée en elle-même, espérer de
+découvrir quelques phénomènes vraiment analogues dans le monde
+inorganique, en examinant sous cet aspect avec plus d'attention certains
+mouvemens suscités par la chaleur et surtout par l'électricité. Mais,
+quelque intérêt réel que puissent jamais offrir de semblables
+rapprochemens, ils deviendraient certainement illusoires, et par cela
+même, directement nuisibles à la science, si l'on prétendait en induire
+aucune explication quelconque de l'irritabilité. Car, ce n'est point
+l'effet contractile, isolément considéré, qui caractérise, en réalité,
+la fibre irritable; c'est essentiellement la production d'un tel effet à
+la suite d'une indispensable innervation, surtout quand cette
+stimulation devient volontaire. En n'écartant ainsi, de la notion
+fondamentale du phénomène, aucun de ses élémens nécessaires, on
+reconnaît aisément que l'irritabilité est aussi radicalement étrangère
+au monde inorganique que la sensibilité elle-même, dont elle est
+d'ailleurs rigoureusement inséparable.
+
+Cette double propriété vitale doit donc être conçue comme strictement
+primordiale chez les êtres, ou plutôt dans les tissus, qui en sont
+susceptibles, et, par suite, comme absolument inexplicable, au même
+degré, et par les mêmes motifs philosophiques, que la pesanteur, la
+chaleur, etc., ou toute autre propriété physique fondamentale,
+c'est-à-dire, en vertu d'une impossibilité aussi prononcée de la
+rattacher rationnellement à aucune autre catégorie quelconque de
+phénomènes élémentaires. Elle ne présente, sous ce rapport, de
+différence logique vraiment essentielle que sa spécialité nécessaire,
+comparée à la généralité plus ou moins évidente de ces propriétés
+physiques, ce qui ne saurait influer sur la possibilité d'explication,
+puisqu'une telle spécialité se trouve toujours en harmonie exacte avec
+celle non moins tranchée de la structure correspondante. C'est à ce
+titre fondamental que l'on doit justement regarder l'école
+physico-chimique comme ayant directement tendu à engager la science
+physiologique dans une voie d'aberration radicale, qui a profondément
+entravé ses véritables progrès, quoiqu'elle ait été et soit peut-être
+encore provisoirement utile par son antagonisme naturel avec la
+direction métaphysique, dont la prépondérance eût été, sans un tel
+obstacle, encore plus nuisible. Il est déplorable, en effet, que, faute
+d'une direction philosophique assez fortement arrêtée, tant de hautes
+intelligences modernes se soient long-temps consumées en efforts
+nécessairement illusoires, pour imaginer d'incompréhensibles
+explications de l'irritabilité et de la sensibilité, où des fluides
+fantastiques analogues à ceux de nos physiciens ont rempli naturellement
+un office indispensable. Aucun cas de ce genre ne m'a jamais semblé plus
+regrettable, que celui de l'illustre Lamarck, employant, avec
+l'admirable naïveté qui le caractérisait toujours, son beau génie
+zoologique à forger de vaines hypothèses physiques pour expliquer la
+sensibilité, sans jamais s'apercevoir que, à quelque degré de
+complication qu'il élevât graduellement ses suppositions gratuites, il
+parvenait tout au plus à représenter vaguement la transmission mécanique
+des impressions produites sur les extrémités nerveuses, mais nullement à
+rendre raison de l'acte de la perception, qui demeurait ainsi
+constamment intact, quoiqu'il constitue évidemment l'élément le plus
+essentiel de tout phénomène de sensibilité. Et cependant, presque tous
+les physiologistes qui n'appartiennent point à l'école métaphysique se
+livrent aujourd'hui, d'une manière plus ou moins prononcée, à ces vaines
+et stériles spéculations! Sans méconnaître l'évidente inefficacité des
+tentatives antérieures, on espère toujours que des efforts plus heureux,
+fondés sur quelque découverte imprévue, finiront par dévoiler un jour le
+mystère de la sensibilité et de l'irritabilité, quoique les physiciens,
+dans un ordre d'études infiniment plus simple, aient depuis long-temps
+renoncé à pénétrer jamais le mystère de la pesanteur! Rien ne
+caractérise peut-être avec plus d'énergie l'état actuel d'enfance de la
+physiologie, que l'obligation incontestable où nous sommes placés de
+regarder aujourd'hui des esprits, dominés par une disposition aussi
+profondément irrationnelle, comme constituant néanmoins, par
+comparaison, les précurseurs les plus immédiats de la véritable école
+positive, en ce que leurs aberrations tendent du moins à exciter le
+développement des explorations directes, quoiqu'ils les fassent souvent
+dévier; tandis que les doctrines métaphysiques, qui, par le jeu commode
+et universel de leurs entités, fournissent aussitôt, à tous les
+phénomènes possibles, des explications encore bien plus creuses et plus
+stériles, tendent ainsi désormais à comprimer inévitablement tout élan
+progressif du génie observateur, qui jadis fut, au contraire,
+puissamment secondé par elles, lorsqu'il s'efforçait de se dégager des
+entraves de la philosophie théologique.
+
+Malgré l'éminent service général que l'école physico-chimique rend
+encore ainsi indirectement au progrès de la science physiologique, en
+opposant un obstacle insurmontable à la prépondérance rétrograde de
+l'école métaphysique, on doit reconnaître, d'un autre côté, que ses
+vaines tentatives anti-scientifiques sur l'explication fondamentale des
+phénomènes élémentaires de la vie animale, conservent seules aujourd'hui
+quelque importance à cette dernière école, en lui constituant aussi un
+office essentiel, qui consiste à maintenir l'intégrité du caractère
+original de la physiologie comme science distincte, en empêchant son
+absorption destructive par la philosophie inorganique: en sorte que la
+principale utilité des deux écoles se réduit aujourd'hui à se contenir,
+ou plutôt à s'annuller, réciproquement, ainsi que je l'ai déjà signalé
+dans le chapitre précédent. Quoi qu'il en soit, il demeure certain,
+d'après les considérations ci-dessus indiquées, que la lutte entre ces
+deux tendances n'est plus aujourd'hui radicalement engagée que sur
+l'étude de la vie animale; l'école physico-chimique pouvant désormais
+être regardée comme étant en pleine et irrévocable possession du
+domaine de la physiologie purement organique, qui, par la nature de ses
+phénomènes, devait, en effet, lui appartenir nécessairement tôt ou tard,
+quand elle aurait rempli les conditions préliminaires indispensables.
+Mais, en ce qui concerne la vie animale, les prétentions de cette école
+sont certainement inadmissibles, par son étroite et irrationnelle
+obstination à y transporter indûment l'esprit général qui convient
+exclusivement à la physiologie végétative. Toutefois, une telle école
+étant de nature éminemment perfectible, et l'absence même de conceptions
+bien arrêtées devant faciliter encore davantage son indispensable
+transformation, il y a tout lieu d'espérer aujourd'hui que, du sein de
+sa génération actuelle, sortira prochainement une école vraiment
+positive, qui, proclamant une judicieuse séparation irrévocable entre la
+philosophie biologique et la philosophie inorganique, sans méconnaître
+leur véritable subordination fondamentale, et concevant l'étude de la
+première avec le système des divers moyens rationnels convenables à son
+caractère essentiel, ralliera sans doute spontanément tous les bons
+esprits qui, le plus souvent à leur insu, ne tiennent réellement encore
+à la physiologie métaphysique qu'afin d'empêcher l'absorption totale du
+domaine de la biologie par les physiciens et les chimistes proprement
+dits. Quant à présent, quelque fondé que doive sembler un pareil espoir,
+il reste néanmoins incontestable que, chez les biologistes les plus
+avancés, les théories de physiologie organique commencent déjà à être
+essentiellement conçues d'après le véritable esprit général qui doit
+finalement les caractériser, tandis qu'il n'en est nullement ainsi pour
+la physiologie animale, toujours ballottée entre deux tendances
+contradictoires, radicalement nuisibles l'une et l'autre, quoique très
+inégalement, à ses progrès réels, sans avoir pu parvenir jusqu'ici à la
+vraie situation normale qui lui est propre. C'est pourquoi, malgré
+l'irrécusable supériorité qui, d'après les motifs ci-dessus expliqués,
+distingue maintenant la physiologie animale relativement à l'analyse
+préliminaire de ses principaux phénomènes, elle doit être envisagée
+comme réellement moins rapprochée aujourd'hui que la physiologie
+organique de sa véritable constitution scientifique. Un tel jugement
+paraîtrait encore moins douteux, si, suivant la stricte rigueur logique,
+on ne séparait point de la vie animale l'ensemble des phénomènes
+intellectuels et moraux, qui en sont effectivement le complément
+nécessaire, et dont l'étude générale est bien plus imparfaitement
+conçue, ainsi que nous le reconnaîtrons directement dans la leçon
+prochaine.
+
+Ces aperçus préliminaires tendent à caractériser le véritable esprit
+philosophique qui doit présider à la formation ultérieure de la théorie
+positive de l'animalité, essentiellement fondée sur la co-relation des
+deux notions élémentaires de l'irritabilité et de la sensibilité,
+profondément distinguées de toute propriété physique. Écartant à jamais
+toute vaine recherche sur les causes de ce double principe animal, cette
+théorie consistera uniquement à comparer entre eux tous les divers
+phénomènes généraux qui s'y rattachent, d'après leur exacte analyse
+préalable, afin de découvrir leurs _lois_ effectives; c'est-à-dire,
+comme à l'égard des autres phénomènes naturels, leurs vraies relations
+constantes soit de succession, soit de similitude. A l'imitation de
+toute autre théorie positive, elle sera directement destinée à faire
+prévoir rationnellement le mode d'action d'un organisme animal donné,
+placé dans des circonstances déterminées, ou réciproquement quelle
+disposition animale peut être induite de tel acte accompli d'animalité,
+suivant la formule scientifique fondamentale que j'ai établie en
+commençant ce traité sommaire de philosophie biologique (voyez la
+quarantième leçon). Les fausses tentatives actuelles pour expliquer
+l'irritabilité et la sensibilité tendent certainement à nous éloigner
+d'un tel but final, bien loin de pouvoir nous en rapprocher, en faisant
+inévitablement négliger la recherche directe des lois réelles de
+l'animalité, quoique la prévision des phénomènes soit aujourd'hui
+unanimement regardée, en principe, comme constituant à la fois le
+principal caractère de toute doctrine vraiment scientifique, et la
+mesure la moins équivoque de son degré général de perfection.
+
+Afin de prévenir, autant que possible, toute vicieuse interprétation, il
+convient de remarquer ici qu'une semblable constitution de la
+physiologie animale, tout en la séparant désormais profondément de la
+philosophie inorganique, lui conserve nécessairement avec elle de larges
+relations fondamentales, qui suffisent à maintenir la rigoureuse
+continuité du système toujours unique de la philosophie positive. Comme
+je l'ai déjà indiqué ci-dessus, c'est surtout par la physiologie
+végétative que s'établit ce contact général.
+
+Il ne faut jamais perdre de vue, en effet, la double liaison intime de
+la vie animale avec la vie organique, qui lui fournit constamment une
+base préliminaire indispensable, et qui, en même temps, lui constitue un
+but général non moins nécessaire. On n'a plus besoin aujourd'hui
+d'insister sur le premier point, qui a été mis en pleine évidence par de
+saines analyses physiologiques: il est bien reconnu maintenant que, pour
+se mouvoir et pour sentir, l'animal doit d'abord vivre, dans la plus
+simple acception du terme, c'est-à-dire végéter; et qu'aucune suspension
+complète de cette vie végétative ne saurait, en aucun cas, être conçue
+sans entraîner, de toute nécessité, la cessation simultanée de la vie
+animale. Quant au second aspect, jusqu'ici beaucoup moins éclairci,
+chacun peut aisément reconnaître, soit pour les phénomènes
+d'irritabilité ou pour ceux de sensibilité, qu'ils sont essentiellement
+dirigés, à un degré quelconque de l'échelle animale, par les besoins
+généraux de la vie organique, dont ils perfectionnent le mode
+fondamental, soit en lui procurant de meilleurs matériaux, soit en
+prévenant ou écartant les influences défavorables: les fonctions
+intellectuelles et morales n'ont point elles-mêmes ordinairement d'autre
+office primitif. Sans une telle destination générale, l'irritabilité
+dégénérerait nécessairement en une agitation désordonnée, et la
+sensibilité en une vague contemplation; dès-lors, ou l'une et l'autre
+détruiraient bientôt l'organisme par une exercice immodéré, ou elles
+s'atrophieraient spontanément, faute de stimulation convenable. C'est
+seulement dans l'espèce humaine, et parvenue même à un haut degré de
+civilisation, ainsi que je l'ai déjà indiqué ailleurs, qu'il est
+possible de concevoir une sorte d'inversion de cet ordre fondamental, en
+se représentant, au contraire, la vie végétative comme essentiellement
+subordonnée à la vie animale, dont elle est seulement destinée à
+permettre le développement, ce qui constitue, ce me semble, la plus
+noble notion scientifique qu'on puisse se former de l'humanité
+proprement dite, distincte de l'animalité: encore une telle
+transformation ne devient-elle possible, sous peine de tomber dans un
+mysticisme très dangereux, qu'autant que, par une heureuse abstraction
+fondamentale, on transporte à l'espèce entière, ou du moins à la
+société, le but primitif qui, pour les animaux, est borné à l'individu,
+ou s'étend tout au plus momentanément à la famille, ainsi que je
+l'expliquerai directement dans le volume suivant[42]. Une exception
+aussi spéciale et purement artificielle, d'ailleurs si facile à
+expliquer, ne saurait aucunement altérer l'universalité d'une
+considération que vérifie, d'une manière si prononcée, l'ensemble du
+règne animal, où la vie animale se montre toujours destinée à
+perfectionner la vie organique. C'est donc uniquement par une
+abstraction scientifique, dont la nécessité est, du reste, aujourd'hui
+hors de toute contestation, que nous pouvons provisoirement concevoir la
+première isolée de la seconde, qui en est, en réalité, strictement
+inséparable, sous le double aspect fondamental que je viens de signaler.
+Ainsi la théorie positive de l'animalité devant continuellement reposer
+sur celle de la vitalité générale, elle se trouve par là combinée, d'une
+manière intime et indissoluble, avec l'ensemble de la philosophie
+inorganique, qui fournit directement à la physiologie végétative, comme
+nous l'avons reconnu, ses bases rationnelles indispensables.
+
+ [Note 42: Un philosophe de l'école
+ métaphysico-théologique, qui fut d'ailleurs un penseur
+ énergique, a, de nos jours, prétendu caractériser l'homme
+ par cette formule retentissante: _une intelligence servie
+ par des organes_. Si cette phrase a un sens positif, il
+ rentre sans doute dans celui que je viens d'expliquer. Mais
+ la définition inverse serait évidemment beaucoup plus vraie,
+ surtout pour l'homme primitif, non perfectionné par un état
+ social très développé, comme cet auteur le supposait
+ principalement. A quelque degré que puisse parvenir la
+ civilisation, ce ne sera jamais que chez un petit nombre
+ d'hommes d'élite que l'intelligence pourra acquérir, dans
+ l'ensemble de l'organisme, une prépondérance assez prononcée
+ pour devenir réellement le but essentiel de toute existence
+ humaine, au lieu d'être seulement employée, à titre de
+ simple instrument, comme moyen fondamental de procurer une
+ plus parfaite satisfaction des principaux besoins
+ organiques; ce qui, abstraction faite de toute vaine
+ déclamation, caractérise certainement le cas le plus
+ ordinaire.]
+
+Mais, en outre, indépendamment de cette relation universelle et
+nécessaire, il en existe évidemment de plus directes quoique
+secondaires, dans le développement même des phénomènes purement animaux,
+surtout en ce qui concerne l'irritabilité, dont les actes définitifs
+sont certainement subordonnés aux lois les plus générales de la physique
+inorganique. Nous avons, en effet, bien reconnu, en traitant de la
+philosophie mathématique, que les lois fondamentales de l'équilibre et
+du mouvement, par cela même qu'elles ont été établies en faisant
+toujours abstraction complète de l'origine effective des mouvements et
+des efforts, doivent nécessairement se vérifier à l'égard de tous les
+ordres quelconques de phénomènes, sans aucune exception qui puisse être
+propre aux phénomènes physiologiques. Ainsi, aussitôt que, par
+l'irritabilité primordiale de la fibre musculaire, la contraction réelle
+a été produite, tous les nombreux phénomènes de mécanique animale qui
+peuvent en résulter, soit pour la station, soit pour la locomotion, sont
+inévitablement sous la dépendance des lois générales de la mécanique,
+pourvu que, dans la judicieuse application de ces lois, on y ait
+toujours, bien entendu, convenablement égard, de même qu'en tout autre
+cas, aux conditions caractéristiques de l'appareil, que les
+physiologistes peuvent seuls suffisamment connaître. Tel est le mode
+spécial d'introduction directe et nécessaire de la philosophie
+inorganique dans l'étude précise du premier ordre des fonctions animales
+proprement dites. Il en est de même, quoique en sens inverse, envers les
+fonctions relatives à la sensibilité, où cette philosophie doit
+inévitablement intervenir en ce qui concerne la première des trois
+parties essentielles du phénomène fondamental, c'est-à-dire,
+l'impression primitive sur les extrémités sentantes, soigneusement
+distinguée de sa transmission par le filet nerveux, et de sa perception
+par l'organe cérébral. Cette impression s'opère toujours, en effet, par
+l'intermédiaire indispensable d'un véritable appareil physique
+correspondant, soit lumineux, soit acoustique, etc., sans lequel
+l'existence du monde extérieur ne pourrait être que vaguement sentie par
+l'organisme, et dont l'étude propre, suivant les lois physiques
+convenables, doit nécessairement constituer un élément capital de
+l'analyse positive du phénomène. Non-seulement les notions acquises dans
+les principales branches actuelles de la physique doivent ainsi être
+rationnellement appliquées à la physiologie animale: chacun peut aussi
+constater aisément aujourd'hui qu'une telle application exigerait
+souvent, dans ces diverses doctrines, des progrès qui ne sont pas encore
+accomplis, et même, à certains égards, la création de quelques
+doctrines nouvelles, comme la théorie des saveurs, et surtout celle des
+odeurs, où il y a, sans doute, plusieurs lois générales et purement
+inorganiques à établir sur leur mode fondamental de propagation, dont
+l'étude est entièrement négligée par nos physiciens, quoiqu'elle ait été
+jadis le sujet de diverses tentatives grossières. Tels sont, en aperçu,
+les différens points de vue généraux d'après lesquels il doit ici rester
+incontestable que la philosophie positive, tout en consacrant
+irrévocablement l'individualité nécessaire de la science biologique, la
+subordonne néanmoins, par d'indissolubles relations, à l'ensemble des
+études inorganiques. On peut ainsi vérifier clairement, à cet égard,
+que, comme je l'ai déjà indiqué dans la quarantième leçon, c'est surtout
+la chimie qui s'applique spontanément à la physiologie végétative, et
+principalement la physique à la physiologie animale, quoique les deux
+ordres de fonctions exigent, sans doute, l'emploi combiné des deux
+sections fondamentales de la philosophie inorganique. Il serait
+désormais inutile d'insister davantage ici sur ces relations
+scientifiques, dont le principe et le caractère sont maintenant assez
+nettement établis.
+
+Abstraction faite dorénavant de toute vaine tentative d'explication de
+la double propriété fondamentale qui distingue la vie animale, il reste
+néanmoins certain que les notions élémentaires que l'on se forme
+habituellement aujourd'hui de l'irritabilité et de la sensibilité n'ont
+point encore acquis le véritable caractère scientifique qui doit
+finalement convenir à leur nature, surtout en ce que chacun de ces deux
+attributs de l'animalité n'est pas rattaché, d'une manière assez
+énergiquement arrêtée, à la considération exclusive d'un tissu
+correspondant. Cette indispensable condition, dont je dois signaler ici
+l'extrême importance philosophique, n'a été jusqu'à présent
+rigoureusement remplie, à ma connaissance, que dans le système
+physiologique de M. de Blainville.
+
+La doctrine de Bichat, encore prépondérante aujourd'hui, est, à cet
+égard, radicalement vicieuse, puisqu'elle représente l'irritabilité, et
+la sensibilité elle-même, comme plus ou moins inhérentes à tous les
+tissus quelconques, sans aucune distinction d'organiques et animaux.
+Quelques éclectiques ont cru, il est vrai, pouvoir conserver
+essentiellement cette doctrine, en se bornant à la purger de sa notion
+la plus évidemment erronée, celle qui se rapporte à la prétendue
+_sensibilité organique_, c'est-à-dire, à la sensibilité sans conscience,
+dont la seule définition est directement contradictoire. Mais, en
+procédant ainsi, on n'a pas suffisamment compris que la théorie
+métaphysique de Bichat sur les forces vitales constitue, par sa nature,
+un tout indivisible, qui ne saurait être admis ou rejeté par fragmens,
+et dont un des élémens les plus indispensables consiste précisément dans
+cette même sensibilité organique, quelque absurde qu'en soit la notion.
+Car, suivant la pensée de Bichat, la sensibilité organique est le germe
+nécessaire de la vraie sensibilité animale, qui n'en différerait que par
+un plus haut degré d'exaltation. Il en est à peu près ainsi de même,
+sous le point de vue qui nous occupe, de la contractilité organique,
+surtout de celle que Bichat distingue par la qualification de
+_sensible_, comparée à la contractilité animale proprement dite. On ne
+saurait nier que Bichat conçoit tous les tissus comme étant
+nécessairement sensibles et irritables, avec de simples différences de
+degré: une telle théorie ne peut d'ailleurs comporter aucun amendement.
+
+D'après les principes établis ci-dessus, il est aisé, ce me semble, de
+reconnaître que toute conception de ce genre s'oppose, de la manière la
+plus directe, à la constitution vraiment rationnelle de la science
+physiologique sur les bases positives qui lui sont propres; en sorte
+qu'un tel examen concerne l'un des points les plus fondamentaux de la
+philosophie biologique. Si, en effet, les deux propriétés
+caractéristiques de l'animalité pouvaient appartenir indistinctement à
+tous les tissus, et que, par conséquent, il n'existât point, à
+proprement parler, de tissus vraiment animaux, toute différence
+scientifique fondamentale entre la physiologie animale et la simple
+physiologie organique disparaîtrait nécessairement par cela seul.
+Dès-lors, attendu qu'il est impossible de méconnaître aujourd'hui que
+les phénomènes de la vie végétative sont, par leur nature, sous la
+dépendance directe et générale des lois universelles du monde
+inorganique, on ne saurait comprendre pourquoi il cesserait d'en être
+ainsi à l'égard de la vie animale, qui, dans une semblable hypothèse,
+n'offrirait plus, en réalité, qu'un développement supérieur des mêmes
+propriétés élémentaires. Les plus vicieuses prétentions de l'école
+physico-chimique, se trouveraient ainsi justifiées aussitôt, du moins en
+principe, sans qu'on pût contester logiquement avec elle autrement que
+sur l'application actuelle; puisque tous les effets physiologiques se
+réduiraient alors, par cette identité fondamentale des deux vies, à un
+ordre spécial d'actes chimiques et physiques, comme ils le sont
+certainement dans la simple vie organique. Il faut s'être bien
+familiarisé, par l'étude historique de l'esprit humain, avec le triste
+spectacle des inconséquences capitales auxquelles est assujettie notre
+faible intelligence, même chez les plus éminens génies, pour ne point
+s'étonner que Bichat, qui avait si profondément senti l'indispensable
+nécessité de maintenir à la physiologie un caractère scientifique
+pleinement original, ait néanmoins établi, avec une prédilection
+marquée, une théorie qui tendrait nécessairement à autoriser
+l'usurpation totale du domaine de la physiologie par le système des
+sciences inorganiques. Les biologistes n'auraient plus alors d'autre
+moyen de conserver leur indépendance intellectuelle, que de nier
+directement la nature physico-chimique des phénomènes mêmes de la vie
+végétative: or, une telle manière de voir, excusable sans doute au temps
+de Bichat, ne saurait être soutenue aujourd'hui par aucun esprit
+vraiment au niveau du progrès général de la science physiologique dans
+le siècle actuel. D'ailleurs, il est évident que si, par cette issue, on
+pouvait échapper aux envahissemens de l'école physico-chimique, ce ne
+serait que pour retomber, par une nécessité directe, sous la domination
+exclusive de l'école métaphysique, puisque l'on aurait ainsi rétabli,
+dans la physiologie végétative au moins, le pur régime des entités. Une
+telle théorie tend donc à perpétuer la déplorable situation
+oscillatoire de la science physiologique entre ces deux impulsions
+contrairement vicieuses, et ne saurait, par conséquent, convenir au
+véritable état normal: ce qui doit faire nettement ressortir la haute
+importance de cette discussion.
+
+Ces considérations sommaires suffisent pour indiquer ici combien il est
+indispensable à la biologie rationnelle de concevoir toujours
+l'irritabilité et la sensibilité comme nécessairement inhérentes à deux
+tissus déterminés, modifications profondes et nettement tranchées du
+tissu cellulaire primordial, afin que la spécialité des notions
+anatomiques se trouve exactement en harmonie avec celle que l'on veut, à
+si juste titre, maintenir aux idées physiologiques; ou, en un mot, que
+les pensées élémentaires de tissu et de propriété ne cessent jamais de
+se correspondre parfaitement. Le caractère scientifique de la
+physiologie actuelle, qui en est à peu près restée, à cet égard, à la
+doctrine de Bichat, est donc encore, sous ce nouvel aspect fondamental,
+essentiellement défectueux, chez la plupart des biologistes.
+
+On doit, toutefois, reconnaître que, pour Bichat, cette erreur capitale
+était presque inévitable, vu l'extrême imperfection, à cette époque, de
+l'analyse anatomique des tissus, dont Bichat lui-même, il ne faut
+jamais l'oublier, fut l'immortel créateur. Des observations mal faites
+ou mal discutées pouvaient permettre alors de croire à l'existence
+effective de la sensibilité dans des parties réellement dépourvues de
+nerfs; ce qui devait, aux yeux de Bichat, constituer autant de preuves
+de sa théorie, comme il l'a si fréquemment remarqué, surtout quant à la
+sensibilité qui, suivant lui, se développerait avec beaucoup d'énergie
+dans les ligamens à la suite de leur torsion, bien qu'elle dût rester
+inaperçue par tout autre mode de stimulation. Mais une meilleure
+exploration a depuis clairement démontré, envers presque tous les cas de
+ce genre, ou que les symptômes de sensibilité avaient été abusivement
+attribués à tel organe privé de nerfs au lieu d'être rapportés à la
+lésion simultanée de quelques nerfs voisins, ou que le tissu nerveux
+existait effectivement, quoique difficile à apercevoir. Si, en quelques
+rares occasions, une semblable rectification n'a pu encore être
+catégoriquement opérée, à cause de la difficulté supérieure des
+circonstances ou de l'insuffisance des observateurs, il serait
+certainement absurde, d'après les plus simples principes de la
+philosophie positive, de vouloir, par ce seul motif, repousser ou même
+ajourner l'usage d'une conception aussi évidemment indispensable à la
+physiologie rationnelle, et déjà fondée sur tant de cas irrécusables,
+bien plus nombreux et surtout plus décisifs que ceux qui continuent à
+paraître exceptionnels. Cette considération doit s'appliquer à la
+comparaison des divers organismes, comme à celle des différens tissus de
+l'organisme humain. Les prétendus animaux sans nerfs, sur lesquels
+l'école métaphysique a tant insisté, disparaissent graduellement à
+mesure que les progrès, intellectuels et matériels, de l'anatomie
+comparée disposent les observateurs à mieux généraliser la notion du
+système nerveux et à le reconnaître avec plus d'exactitude dans les
+organismes inférieurs: c'est ainsi, par exemple, qu'on l'a récemment
+découvert chez plusieurs animaux rayonnés. Il est donc temps d'ériger en
+axiome philosophique l'indispensable nécessité des nerfs pour un degré
+quelconque de sensibilité, sauf à traiter les exceptions apparentes
+comme autant d'anomalies à résoudre par les perfectionnements ultérieurs
+de l'analyse anatomique.
+
+On doit faire subir une transformation analogue aux notions ordinaires
+relatives à l'irritabilité, qui sont encore essentiellement dominées par
+la théorie de Bichat. Ce grand physiologiste pouvait concevoir, par
+exemple, les contractions du coeur comme directement déterminées,
+indépendamment de toute action nerveuse, par la stimulation immédiate
+résultante de l'afflux du sang. Mais il est aujourd'hui bien reconnu,
+surtout depuis les importantes expériences de Legallois, que
+l'innervation est tout aussi indispensable à l'irritabilité de ce muscle
+qu'à celle d'aucun autre; et, en général, que la distinction
+fondamentale de Bichat, entre la contractilité organique et la
+contractilité animale, doit être entièrement abandonnée. Toute
+irritabilité est donc nécessairement animale, c'est-à-dire qu'elle exige
+une innervation correspondante, de quelque centre immédiat que procède
+d'ailleurs l'action nerveuse. Ce sujet attend néanmoins encore plusieurs
+éclaircissemens essentiels qui, s'ils ne sont point indispensables à la
+certitude logique d'un principe désormais hors de toute atteinte
+directe, doivent toutefois influer beaucoup sur son usage scientifique
+effectif. Je ne fais pas seulement allusion à la distinction proposée
+par divers physiologistes contemporains entre les nerfs sensitifs et les
+nerfs moteurs, quoiqu'une telle question soit bien loin d'être sans
+importance philosophique. Mais j'ai surtout en vue une considération
+plus directe et plus capitale, dont l'incertitude et l'obscurité
+actuelles présentent de bien plus graves inconvéniens, qu'on chercherait
+vainement à dissimuler. Il s'agit de la vraie distinction scientifique
+que la théorie positive de l'irritabilité doit finalement maintenir
+entre les mouvemens volontaires et les mouvemens involontaires.
+
+La doctrine de Bichat avait au moins cet avantage évident qu'elle
+représentait, d'une manière directe et, en apparence, très
+satisfaisante, cette incontestable différence: on voit même que cette
+considération lui a fourni ses principaux argumens. Au contraire, en ne
+reconnaissant plus qu'une irritabilité unique, toujours uniformément
+liée à l'innervation, comme le prescrit certainement l'état présent de
+la science, on constitue une difficulté fondamentale très délicate, et
+dont la solution est néanmoins strictement indispensable, pour
+comprendre de quelle manière tous les mouvemens ne deviendraient point
+dès-lors indistinctement volontaires. La haute insuffisance des
+explications actuelles à cet égard ne saurait, sans doute, réagir
+logiquement contre le principe lui-même, puisqu'on peut toujours
+vaguement attribuer au mode d'innervation la différence musculaire dont
+il s'agit ici. Mais cet expédient provisoire ne saurait long-temps
+suffire aux besoins réels de la doctrine physiologique, à laquelle il
+importe beaucoup de déterminer avec précision les conditions spéciales
+d'innervation qui rendent volontaire ou involontaire tel mouvement
+effectif. Il faut, sans doute, que, dans cet ordre de considérations
+comme dans tout autre, des différences anatomiques vraiment appréciables
+soient exactement coordonnées à d'incontestables différences
+physiologiques, ce qui certainement est fort loin d'exister aujourd'hui.
+On ne saurait confondre un tel ordre de recherches avec la vaine enquête
+métaphysique des causes de la volonté, puisqu'il s'agit seulement ici de
+découvrir les conditions organiques qui doivent nécessairement exister
+pour rendre volontaires, par exemple, les mouvemens des muscles
+locomoteurs, tandis que ceux du muscle cardiaque sont si profondément
+involontaires. Un phénomène aussi caractérisé comporte sans doute une
+exacte analyse générale, quoiqu'elle doive être fort difficile. La
+science présente donc aujourd'hui, sous ce rapport, une incontestable
+lacune fondamentale, qui obscurcit beaucoup la théorie positive de
+l'irritabilité, dont le principe seul peut être maintenant regardé comme
+établi; puisque, dans la plupart des cas, le plus habile anatomiste
+n'oserait encore décider, autrement que par le fait même, si tel
+mouvement bien défini doit être volontaire ou involontaire, ce qui
+constate nettement l'absence de toute loi réelle à cet égard.
+
+Au reste, quelques difficultés que présente, par sa nature, la question
+ainsi posée, on a droit d'espérer qu'elle comporte une solution vraiment
+satisfaisante, puisqu'on peut, ce me semble, apercevoir déjà la voie qui
+doit y conduire. Elle consiste, en effet, dans une judicieuse analyse
+des mouvemens en quelque sorte intermédiaires, c'est-à-dire, qui,
+primitivement involontaires, finissent par devenir volontaires, ou
+réciproquement. Ces cas, que l'organisme présente très fréquemment sous
+l'un et l'autre aspect, me paraissent éminemment propres à vérifier que
+la distinction incontestable des mouvemens en volontaires et
+involontaires ne tient nullement à une différence radicale de
+l'irritabilité musculaire, mais seulement au mode et peut-être même au
+degré de l'innervation, modifiée surtout par une longue habitude. On ne
+saurait, par exemple, concevoir autrement que les mouvemens excréteurs
+de l'urine, qui, dans le jeune âge, ou dans un grand nombre de maladies,
+sont si évidemment involontaires, puissent prendre, par la seule
+influence suffisamment habituelle d'une énergique résolution, le
+caractère volontaire qu'ils acquièrent ordinairement chez les animaux
+supérieurs. Pour que ce germe d'explication puisse réellement suffire
+ultérieurement à résoudre la difficulté proposée, il faudrait concevoir
+que les mouvemens les plus involontaires, qui, suivant la juste remarque
+de Bichat, sont toujours en effet les plus indispensables à la vie
+générale, eussent été susceptibles de suspension volontaire, sans
+excepter les mouvemens du coeur, si leur rigoureuse nécessité continue
+n'eût point empêché de contracter à leur égard des habitudes
+convenables. Quoiqu'il devienne ainsi très probable que la nature
+volontaire ou involontaire des divers mouvemens animaux, loin de
+provenir d'aucune différence directe dans l'irritabilité fondamentale,
+est seulement un résultat indirect et très composé du genre d'action
+exercé par l'ensemble du système nerveux sur le système musculaire, on
+comprend néanmoins combien ce sujet exige un nouvel examen approfondi,
+dont les considérations précédentes ne peuvent qu'indiquer la direction
+générale.
+
+Tels sont les principaux aperçus philosophiques propres à mettre en
+pleine évidence l'extrême imperfection générale de l'étude actuelle de
+l'animalité, en ce qui concerne l'explication, même la plus élémentaire,
+des phénomènes essentiels. En nous bornant désormais à considérer la
+physiologie animale sous le seul aspect beaucoup plus simple d'une
+exacte analyse préliminaire de ses divers phénomènes généraux, il ne
+sera que trop aisé de reconnaître combien cette analyse, qui, au
+commencement de ce chapitre, devait nous paraître très satisfaisante,
+par comparaison à l'analyse si mal instituée de la vie organique, est
+réellement, au contraire, profondément éloignée aujourd'hui de ce
+qu'exigent les vrais besoins de la science pour permettre de s'élever
+plus tard à quelques lois positives.
+
+Quant aux fonctions directement relatives à l'irritabilité, on peut
+dire, sans la moindre exagération, que le mécanisme d'aucun mouvement
+animal n'a été jusqu'ici analysé d'une manière vraiment satisfaisante,
+puisque tous les cas principaux sont encore le sujet de controverses
+fondamentales entre des physiologistes également recommandables. On
+conserve même habituellement entre ces divers mouvemens, une distinction
+vicieuse, qui doit s'opposer à toute saine appréciation mécanique,
+lorsqu'on les sépare en mouvemens généraux qui produisent le déplacement
+total de la masse animale, et mouvemens partiels qui servent surtout à
+la vie organique, soit pour l'introduction des divers alimens, ou
+l'expulsion des résidus, soit pour la circulation des fluides. Les
+premiers mouvemens sont, néanmoins, tout aussi réellement partiels,
+quoique leur objet soit différent; car, sous le point de vue mécanique,
+l'organisme n'en saurait spontanément comporter d'autres. D'après les
+lois fondamentales du mouvement, l'animal ne peut jamais, par aucune
+action intérieure, déplacer directement son centre de gravité, sans une
+certaine coopération étrangère; pas davantage qu'un chariot à vapeur qui
+fonctionnerait, sans aucun frottement, sur un plan tout-à-fait
+horizontal, et dont la stérile activité se réduirait dès-lors
+nécessairement à la simple rotation de ses roues. J'ai déjà indiqué
+cette remarque, dans le premier volume, comme conséquence de la loi
+dynamique générale du centre de gravité. Les mouvemens qui produisent la
+locomotion proprement dite ne sont donc pas d'une autre nature mécanique
+que ceux, par exemple, qui transportent le bol alimentaire le long du
+canal digestif; leur résultat n'est différent qu'en vertu de la
+diversité des appareils, caractérisés alors par des appendices
+extérieurs disposés de manière à déterminer, dans le système ambiant,
+une indispensable réaction, qui produit le déplacement de la masse
+animée. On pourrait aisément concevoir une constitution mécanique assez
+parfaite pour qu'un moteur unique, le coeur ou tout autre muscle,
+présidât à la fois, à l'aide d'appareils convenables, à tous les divers
+mouvemens organiques et animaux, comme notre industrie le produit si
+souvent dans les mécanismes bien organisés. Sans aller jusqu'à cette
+idéale simplification du système, on voit, en effet, chez certains
+mollusques, la locomotion proprement dite s'opérer au moyen des
+contractions du muscle cardiaque ou des muscles intestinaux, ce qui
+vérifie clairement la réalité de la considération précédente, et, par
+suite, la futilité des distinctions ordinairement admises à cet égard
+par les physiologistes actuels.
+
+Les plus simples notions de la mécanique animale étant ainsi obscurcies
+et même viciées dès leur première origine, on ne saurait être surpris
+que les physiologistes disputent encore sur le vrai mécanisme de la
+circulation, et sur celui de la plupart des modes de locomotion
+extérieure, tels que le saut, le vol surtout, la natation, etc. D'après
+la manière dont ils procèdent, ils ne sont pas près de s'entendre, et
+les opinions les plus opposées trouveraient encore long-temps des moyens
+d'argumentation également plausibles. Ce qu'il y a de plus étrange, du
+moins en apparence, quoique la saine philosophie l'explique aisément,
+c'est la disposition presque universelle des physiologistes, sous ce
+rapport, à tirer, de leur ignorance même, autant de motifs d'admirer la
+profonde sagesse d'un mécanisme qu'ils déclarent préalablement ne
+pouvoir comprendre. Une telle tendance est un reste évident de
+l'influence théologique qui préside encore essentiellement à notre
+première éducation. Quoique l'étude positive de ce sujet soit, comme on
+voit, tout entière à refondre, une première vue mathématique de
+l'ensemble de la question montre clairement, ce me semble, que le
+caractère le plus prononcé du mécanisme général des mouvemens animaux
+consiste, au contraire, dans l'excessive complication des appareils
+ordinaires. Les géomètres et les physiciens, en les supposant placés au
+point de vue convenable et d'ailleurs suffisamment préparés,
+imagineraient sans doute aisément une constitution beaucoup meilleure,
+s'ils osaient aujourd'hui prendre pour sujet d'exercice intellectuel la
+conception directe d'un nouveau mécanisme animal, ce qui ne serait
+peut-être point sans une véritable utilité, ne fût-ce qu'afin de mieux
+caractériser l'esprit philosophique qui doit présider aux études
+effectives. Dans cet ordre de fonctions animales aussi bien que dans
+tout autre, et plus clairement qu'envers aucun autre, l'organisme ne
+saurait manquer de nous offrir un mode quelconque de production capable
+de déterminer les actes que nous voyons effectivement se produire; mais
+le mode réel est presque toujours très inférieur au type idéal que notre
+faible intelligence pourrait créer, même d'après nos connaissances
+actuelles, avec la liberté convenable. Au fond, cette réflexion revient
+à dire ici que le monde inorganique est, par sa nature, beaucoup mieux
+réglé que le monde organique; ce qui, je crois, ne saurait être
+sérieusement contesté aujourd'hui par aucun esprit judicieux.
+
+Un examen attentif de l'ensemble des études entreprises jusqu'ici sur la
+mécanique animale, fera, ce me semble, reconnaître, sans la moindre
+incertitude, que la principale cause de leur extrême imperfection
+résulte de l'éducation insuffisante et même vicieuse de la plupart des
+physiologistes, qui demeurent ordinairement beaucoup trop étrangers aux
+connaissances préalables qu'exigerait naturellement un tel sujet sur les
+diverses parties de la philosophie inorganique, sans en excepter le
+système, vraiment fondamental, des sciences mathématiques. Le simple bon
+sens indique néanmoins, avec une irrésistible évidence, que la mécanique
+animale, comme la mécanique céleste, la mécanique industrielle, ou toute
+autre quelconque, est d'abord de la mécanique, et doit être, par
+conséquent, à ce titre, nécessairement subordonnée aux lois générales
+que la mécanique rationnelle impose à tous les mouvemens possibles,
+abstraction faite de la nature des moteurs, et en ayant seulement égard
+à la structure des appareils. Sans doute, l'extrême complication des
+appareils animaux, même indépendamment de l'impossibilité manifeste de
+soumettre les moteurs primitifs à aucune théorie mathématique, ne
+saurait jamais réellement comporter, à cet égard, la moindre application
+numérique, déjà si souvent illusoire envers des appareils beaucoup plus
+simples mus par des forces inorganiques. Mais la considération générale
+de ces lois n'y est pas moins strictement indispensable, sous peine de
+ne pouvoir se former que d'inintelligibles notions fondamentales du
+mécanisme de la locomotion, et même de la station, comme on le voit
+aujourd'hui où, dans la plupart des cas, la science serait impuissante à
+décider quel mouvement va résulter de l'action d'un appareil donné,
+d'après la seule analyse anatomique du système, indépendamment de toute
+expérience directe, réduite ainsi, contre sa destination fondamentale, à
+ne pouvoir prédire que des événemens accomplis. Aussi des physiologistes
+moins irrationnels à cet égard ont-ils déjà reconnu imparfaitement cette
+nécessité logique, en déclinant toutefois la difficulté, et se bornant à
+renvoyer un tel travail aux géomètres et aux physiciens. Ceux-ci, de
+leur côté, quand ils ont accepté une tâche qui devait leur rester
+étrangère, y ont porté involontairement, outre leur ignorance naturelle
+et fort excusable de la constitution anatomique du système, des
+habitudes de précision numérique profondément incompatibles avec
+l'esprit du sujet, et sont ainsi parvenus le plus souvent à des
+résultats dont l'absurdité évidente suffit, aux yeux de juges
+irréfléchis, pour discréditer d'avance toute application mieux conçue de
+la mécanique générale à la mécanique animale. Rien n'autorisait
+cependant une conclusion aussi vicieuse: il fallait seulement
+reconnaître que cette indispensable application doit être
+essentiellement opérée par les physiologistes eux-mêmes, qui peuvent
+seuls en bien comprendre la nature et l'objet. Il en est ici à peu près
+comme pour l'usage de l'analyse mathématique dans les principales
+branches de la physique, ordinairement si mal conçu aujourd'hui par les
+géomètres, parce qu'il doit être dirigé par les physiciens, suivant les
+remarques indiquées au second volume de cet ouvrage. L'application de
+tout instrument logique devant évidemment appartenir, non à ceux qui
+l'ont construit, mais à ceux qui s'occupent du sujet propre auquel il
+est destiné, les physiologistes vraiment positifs ne sauraient
+aucunement éluder désormais l'obligation rigoureuse de se rendre aptes,
+par une plus forte éducation préalable, à introduire convenablement,
+dans l'étude rationnelle de la mécanique animale, les indispensables
+notions fondamentales empruntées à l'ensemble de la philosophie
+inorganique, et d'abord à la philosophie mathématique. Cette obligation
+générale se formulera ensuite en prescriptions plus précises, à mesure
+que les divers mouvemens spéciaux viendront à l'exiger. Ainsi, par
+exemple, l'étude, aujourd'hui si imparfaite, de la phonation, suppose
+nécessairement que l'analyse des mouvemens de l'appareil vocal soit
+particulièrement dirigée d'après les indications fondamentales qui
+résultent des connaissances acquises par les physiciens sur la théorie
+du son. Il serait impossible sans cela de parvenir jamais à comprendre
+la production générale de la voix, et, à plus forte raison, les
+modifications si prononcées et si importantes qu'elle présente chez les
+divers animaux susceptibles d'une véritable phonation. Quoique la parole
+proprement dite soit principalement, sans doute, un résultat de la
+supériorité intellectuelle particulière à notre espèce, comme le montre
+l'exemple des idiots et de divers animaux chez lesquels il n'existe
+point de vrai langage malgré que la phonation y soit pleinement
+suffisante, il faut bien cependant que la structure de notre appareil
+vocal offre certains caractères spécifiques en harmonie avec cette
+admirable faculté. Or, la judicieuse application des lois générales de
+l'acoustique est certainement indispensable pour conduire à découvrir
+ultérieurement en quoi consistent ces particularités nécessaires. Il
+serait aisé de faire une semblable vérification spéciale envers tous les
+autres cas essentiels de la mécanique animale. Sans doute, en plusieurs
+occasions, et notamment dans celle que je viens de signaler, il arrivera
+que la branche correspondante de la philosophie inorganique ne sera
+point elle-même assez avancée pour fournir à la physiologie toutes les
+indications préliminaires qui lui seraient indispensables. Mais les
+physiologistes auront au moins tenté tous les progrès que comporte, à
+chaque époque, l'état général de la philosophie naturelle, et ils auront
+d'ailleurs nettement signalé aux divers physiciens spéciaux autant de
+sujets déterminés d'importantes recherches, ce qui serait déjà, en
+soi-même, d'un haut intérêt direct. On doit espérer que la considération
+spéciale et fréquente de telles relations positives entre les sciences
+fondamentales les plus indépendantes en apparence, ouvrira enfin les
+yeux des savans actuels sur les inconvéniens réels et immédiats que
+présente, en général, le système irrationnel de morcellement anarchique
+qui préside aujourd'hui à l'étude de la philosophie naturelle. Les
+physiologistes doivent nécessairement comprendre à cet égard, avant tous
+les autres, les vrais besoins de l'esprit humain, en vertu de la
+subordination fondamentale et directe, à la fois générale et spéciale,
+qui rattache, d'une manière si prononcée et si variée, leur science à
+toutes les précédentes, comme nous venons d'en acquérir une nouvelle
+preuve irrécusable.
+
+L'étude préliminaire du second ordre principal des fonctions animales,
+ou l'analyse rationnelle des divers phénomènes essentiels de la
+sensibilité, ne présente pas certainement aujourd'hui un caractère
+scientifique plus satisfaisant que celui de la mécanique animale, même
+abstraction faite de ce qui concerne la sensibilité intérieure
+proprement dite, c'est-à-dire les fonctions intellectuelles et morales,
+que nous avons déjà reconnues devoir être, dans la leçon suivante, le
+sujet d'un examen nécessairement séparé. Cette seconde analyse sera
+jugée, en réalité, encore moins avancée que la première, si l'on ne se
+laisse point éblouir par l'imposant spectacle des notions anatomiques
+très avancées que nous possédons déjà sur les organes correspondants, et
+qu'on s'attache exclusivement, comme nous le devons évidemment ici, aux
+connaissances purement physiologiques.
+
+En considérant la partie la moins imparfaite de cette étude, relative
+aux simples sensations extérieures, il est clair que le premier des
+trois élémens indispensables dont se compose toujours le phénomène de la
+sensation, c'est-à-dire, l'impression directe de l'agent externe sur les
+extrémités nerveuses à l'aide d'un appareil physique plus ou moins
+spécial, donne lieu à des remarques philosophiques essentiellement
+analogues à celles qui viennent d'être indiquées à l'égard des
+mouvemens. Sous ce rapport, en effet, la théorie des sensations est
+nécessairement subordonnée aux lois physiques correspondantes, comme
+cela est surtout manifeste pour les théories de la vision et de
+l'audition, comparées à l'optique et à l'acoustique, en ce qui concerne
+le vrai mode général d'action propre à l'appareil oculaire ou auditif.
+Or, l'intime combinaison rationnelle qu'une telle étude exigerait entre
+les considérations physiques et les considérations physiologiques
+existe, sans doute, encore moins aujourd'hui qu'à l'égard de la
+mécanique animale. Ces importantes théories ont été plus formellement
+livrées par les physiologistes aux seuls physiciens, évidemment
+incompétens pour un tel sujet, comme je l'ai déjà indiqué dans le second
+volume: il serait superflu d'insister davantage ici sur une
+organisation aussi hautement vicieuse de travail scientifique, ce cas
+étant, sous ce point de vue, tout-à-fait analogue au précédent. Il n'y a
+entre eux aucune autre différence philosophique essentielle que la
+déplorable influence exercée encore, dans cette partie de la physiologie
+animale, par les métaphysiciens, auxquels, jusqu'à ces derniers temps
+pour ainsi dire, la théorie des sensations avait été essentiellement
+abandonnée: c'est seulement depuis la mémorable impulsion donnée par
+Gall, que les physiologistes ont commencé à s'emparer définitivement de
+cette importante partie de leur domaine. Ainsi, la théorie positive des
+sensations est moins bien conçue, et plus récemment instituée, que celle
+même des mouvemens; en sorte qu'il serait étrange qu'elle ne fût pas
+encore moins avancée, si l'on à d'ailleurs égard à sa difficulté
+supérieure, et à la moindre perfection des parties de la philosophie
+inorganique dont elle dépend. Les plus simples modifications du
+phénomène fondamental de la vision ou de l'audition ne peuvent point
+jusqu'ici être rapportées avec certitude à des conditions organiques
+déterminées; comme, par exemple, l'ajustement de l'oeil pour voir
+distinctement à des distances très variées, faculté que les
+physiologistes ont laissé successivement attribuer par les physiciens à
+diverses circonstances de structure, toujours illusoires ou
+insuffisantes, en se réservant seulement une critique très facile, au
+lieu de se saisir d'une recherche qui leur appartient exclusivement. On
+peut même dire que les limites directes de la fonction sont presque
+toujours très vaguement définies, c'est-à-dire qu'on n'a point nettement
+circonscrit le genre de notions, extérieures immédiatement fourni par
+chaque sens, abstraction faite de toute réflexion intellectuelle
+proprement dite[43]. À plus forte raison n'est-il pas étonnant que la
+plupart des lois positives de la vision ou de l'audition, et même de
+l'odoration ou de la gustation, soient encore essentiellement ignorées.
+
+ [Note 43: Les attributions immédiates de chaque sens
+ sont, sans doute, éminemment spéciales. Mais il en est tout
+ autrement de la plupart des notions extérieures que
+ l'intelligence déduit, d'une manière plus ou moins
+ indirecte, des divers ordres de sensations, susceptibles, à
+ cet égard, de se suppléer mutuellement, comme nous le
+ montrent clairement le cas des sourds, celui des aveugles,
+ etc. On oublie trop souvent cette importante considération,
+ surtout envers les animaux, que l'on suppose très
+ gratuitement privés de telle classe d'idées, par cela seul
+ que l'appareil sensitif auquel nous en devons ordinairement
+ l'origine n'est pas chez eux suffisamment développe, sans
+ examiner si quelque autre sens n'a pas pu le remplacer.
+ C'est ainsi, par exemple, que l'odorat a été conçu, en
+ général, comme un sens fort peu intellectuel, à cause de son
+ imperfection dans notre espèce, où il est, en effet, la
+ source de bien peu d'idées, quoique, dans un grand nombre
+ d'espèces animales, il doive en faire naître beaucoup et de
+ très importantes. Il est donc évident que ce sujet exige une
+ entière révision élémentaire, qui doit commencer par fixer,
+ avec une précision scientifique, les limites générales et
+ nécessaires de d'action intellectuelle directement propre à
+ chaque sens, et pour laquelle aucun autre ne saurait le
+ suppléer, en séparant soigneusement cette action
+ fondamentale de toutes les notions consécutives que la
+ réflexion peut en déduire.]
+
+Le seul point général de doctrine, ou plutôt de méthode, que l'on puisse
+aujourd'hui regarder comme arrêté d'une manière vraiment scientifique,
+c'est l'ordre fondamental, nullement indifférent, suivant lequel les
+diverses espèces de sensations doivent être étudiées, et cette notion a
+été réellement fournie par l'anatomie comparée bien plus que par la
+physiologie. Elle consiste à classer les sens suivant leur spécialité
+croissante, en commençant par le sens universel du contact, et
+considérant ensuite graduellement les quatre sens spéciaux, le goût,
+l'odorat, la vue et enfin l'ouïe. Cet ordre est rationnellement
+déterminé par l'analyse de la série animale, puisque les sens doivent
+être réputés plus spéciaux et plus élevés à mesure qu'ils disparaissent
+à des degrés moins inférieurs de l'échelle zoologique. Il est
+remarquable que cette gradation coïncide exactement avec le rang
+d'importance de la sensation, sinon pour l'intelligence, du moins pour
+la sociabilité. Malheureusement elle mesure d'une manière encore plus
+évidente l'imperfection croissante de la théorie. On doit aussi noter,
+quoique plus secondaire, la distinction lumineuse introduite par Gall,
+entre l'état passif et l'état actif de chaque sens spécial. Une
+considération analogue, mais plus fondamentale, consisterait, ce me
+semble, à distinguer les divers sens eux-mêmes en actifs et passifs,
+selon que leur action est, par sa nature, essentiellement volontaire ou
+involontaire. Cette distinction me paraît très marquée entre la vision
+et l'audition, celle-ci s'effectuant toujours, même malgré nous et à
+notre insu, tandis que l'autre exige, à un degré quelconque, notre libre
+participation. L'influence plus vague, mais plus profonde, qu'exerce sur
+nous la musique comparée à la peinture, me semble provenir, en grande
+partie, d'une telle diversité. Il existe une différence analogue, mais
+moins prononcée, entre le goût et l'odorat.
+
+Depuis Cabanis, et surtout depuis Gall, tous les physiologistes ont plus
+ou moins senti la nécessité de compléter l'analyse des sensations
+proprement dites par l'étude d'une seconde classe fondamentale de
+sensations, encore plus indispensables que les premières au
+perfectionnement de la vie organique, et qui, sans procurer aucun notion
+directe sur le monde extérieur, modifient néanmoins profondément, par
+leur action intense et presque continue, la marche générale des
+opérations intellectuelles, qui, chez la plupart des animaux, doit leur
+être essentiellement subordonnée. Ce sont les sensations intérieures qui
+se rapportent à la satisfaction des divers besoins essentiels soit de
+nutrition, soit de reproduction, et auxquelles il faut joindre, dans
+l'état pathologique, les différentes douleurs produites par une
+altération quelconque. Un tel ordre constitue la transition naturelle
+entre l'étude des sensations et celles des fonctions affectives ou
+intellectuelles, exclusivement relatives à la sensibilité intérieure.
+Mais cette partie de la grande théorie des sensations est encore moins
+avancée et plus obscure que la précédente. La seule notion positive qui
+soit aujourd'hui incontestable à cet égard, consiste dans
+l'indispensable nécessité du système nerveux, commune aux deux genres de
+sensibilité. Je dois cependant signaler ici une heureuse remarque de M.
+de Blainville sur le siége de l'impression: outre l'affection directe de
+l'organe principal de la satisfaction du besoin considéré, il y a
+toujours une affection sympathique à l'orifice du canal qui doit
+introduire l'agent destiné à cette satisfaction, soit qu'il s'agisse de
+l'incrétion d'alimens solides, liquides, ou gazeux: il en est de même,
+en sens inverse, pour les divers besoins d'excrétion, toujours ressentis
+sympathiquement à l'extrémité du canal excréteur. Mais on ignore
+d'ailleurs si, comme dans le cas des sensations purement externes, les
+nerfs par lesquels s'opère la transmission de cette impression primitive
+présentent quelques caractères déterminés et spéciaux, et surtout à
+quels ganglions cérébraux il faut en rapporter la perception.
+
+Il est donc incontestable que la théorie positive des sensations,
+considérée successivement dans chacune de ses deux parties générales,
+est encore moins ébauchée et constituée d'une manière moins scientifique
+que celle même des mouvemens. On voit aussi que l'imperfection de la
+doctrine tient surtout à celle de la méthode habituelle, par suite de
+l'insuffisante préparation des esprits qui ont abordé jusqu'ici cette
+étude difficile, depuis qu'elle a été irrévocablement soustraite à la
+stérile domination des métaphysiciens. Toutefois, cette heureuse
+émancipation n'en a pas moins écarté, de nos jours, l'obstacle
+fondamental qui arrêtait le plus les progrès réels de cette belle partie
+de la physiologie animale, dont la nature si clairement caractérisée ne
+saurait manquer de faire prochainement ressortir, chez tous les bons
+esprits, les conditions préliminaires indispensables à sa culture
+rationnelle. Quelques travaux déjà ébauchés indiquent, avec évidence,
+dans la génération scientifique actuelle, une tendance progressive à
+organiser désormais les recherches d'après le véritable esprit d'une
+telle étude. Ce caractère philosophique est surtout prononcé, comme on
+pouvait aisément le prévoir, à l'égard des sens les plus simples et les
+moins spéciaux, et particulièrement pour la gustation. Je dois signaler,
+à ce sujet, les judicieuses expériences commencées avec une ingénieuse
+sagacité par MM. Pinel-Grandchamp et Foville sur l'exacte détermination
+du siége distinct des diverses saveurs principales dans des parties
+correspondantes de l'organe du goût; car un tel exemple est très propre
+à faire ici nettement comprendre en quoi doit surtout consister le
+perfectionnement positif de l'étude préliminaire des sensations, qui se
+réduit en effet principalement à développer, avec une précision toujours
+croissante, l'harmonie fondamentale entre l'analyse anatomique et
+l'analyse physiologique.
+
+Après l'étude rationnelle de chacun des deux ordres généraux de
+fonctions animales, il nous reste maintenant à considérer, sous le même
+aspect, comme un indispensable complément de la théorie élémentaire de
+l'animalité, les notions essentielles relatives au mode d'action, qui
+sont communes aux phénomènes de l'irritabilité et à ceux de la
+sensibilité proprement dite. Quoique, par leur nature, ces notions
+appartiennent aussi aux phénomènes intellectuels et moraux, nous devons
+nécessairement les examiner ici, pour y avoir suffisamment caractérisé
+les différens points de vue principaux que comporte l'étude positive de
+la vie animale, réduite même à sa moindre intensité, sauf à en
+reproduire, s'il y a lieu, dans la leçon suivante, l'indication
+formelle, à l'égard de la vie affective et intellectuelle.
+
+Ces considérations fondamentales sur le mode d'action commun à
+l'irritabilité et à la sensibilité, doivent être distinguées en deux
+classes, suivant qu'elles se rapportent à chaque fonction de mouvement
+ou de sensation envisagée en elle-même, ou à l'association, plus ou
+moins étendue et plus ou moins nécessaire, de ces diverses fonctions.
+Enfin, les premières peuvent avoir pour objet ou le mode ou le degré du
+phénomène animal. Tel est l'ordre d'après lequel nous devons ici
+signaler sommairement les parties correspondantes de la science
+physiologique, en examinant d'abord la théorie de l'intermittence
+d'action, et, par suite, celle de l'habitude, qui en est la conséquence
+nécessaire.
+
+Bichat doit être, ce me semble, regardé comme le principal fondateur de
+cette importante partie complémentaire de la physiologie, en ce qu'il a,
+le premier, fait convenablement ressortir le caractère d'intermittence
+propre à toute faculté animale, opposé à l'indispensable continuité des
+phénomènes purement végétatifs, ainsi que le prouve l'admirable chapitre
+qu'il a consacré à ce beau sujet dans le _Traité de la Vie et de la
+Mort_. Le double mouvement fondamental, de composition après absorption,
+et d'exhalation du produit de la décomposition, qui constitue la vie
+générale, ne peut, en effet, être un seul instant suspendu, sans
+déterminer aussitôt la tendance directe à la désorganisation. Mais, au
+contraire, tout acte d'irritabilité ou de sensibilité est, par sa
+nature, nécessairement intermittent, puisque aucune contraction ni
+aucune sensation ne saurait être conçue comme indéfiniment prolongée; en
+sorte que la continuité impliquerait tout aussi bien contradiction dans
+la vie animale, que la discontinuité dans la vie organique. Cette
+théorie de l'intermittence, dont Bichat est le vrai créateur, est
+aujourd'hui essentiellement perfectionnée, surtout dans le système
+biologique de M. de Blainville, par suite des progrès généraux de
+l'anatomie physiologique dans le siècle actuel. En effet, d'après la
+manière vicieuse dont il concevait l'irritabilité et la sensibilité,
+suivant les explications ci-dessus indiquées, Bichat faisait de vains
+efforts pour écarter l'objection fondamentale tirée de phénomènes qu'il
+rapportait à la vie organique, et qui néanmoins sont évidemment tout
+aussi intermittens que les phénomènes d'animalité les moins équivoques.
+Cela est incontestable à l'égard des muscles intestinaux, par exemple,
+et même à l'égard du coeur, dont chaque fibre irritable présente,
+certainement, en un temps donné, une somme d'instans de repos au moins
+égale à celle des instans d'activité, si l'on a convenablement égard à
+la comparaison entre la systole et la diastole; toute la différence
+réelle se réduisant alors à la plus grande multiplicité des intervalles.
+Une objection analogue et également invincible aurait pu être faite
+quant à la sensibilité; puisque, suivant la doctrine de Bichat, la
+sensibilité animale proprement dite et la prétendue sensibilité
+organique ne différant essentiellement que par le degré normal, il
+devenait dès-lors impossible de concilier l'intermittence de la première
+avec la continuité de la seconde. La difficulté se trouve spontanément
+résolue, dans les deux cas généraux, de la manière la plus
+satisfaisante, par la théorie positive de l'irritabilité et de la
+sensibilité, dont ce n'est pas sans doute l'un des moindres avantages;
+car cette théorie attachant, de toute nécessité, chacune de ces deux
+propriétés animales à un tissu correspondant bien caractérisé,
+l'intermittence devient un attribut commun et exclusif des organes
+principalement composés de ces deux tissus, quelle que soit d'ailleurs
+leur destination immédiate pour l'ensemble de l'économie. C'est ainsi
+que tous les divers aspects généraux de la saine physiologie nous
+offrent toujours une solidarité mutuelle, symptôme philosophique
+ordinaire de la vérité scientifique.
+
+La théorie de l'intermittence, surtout conçue avec cette pleine
+rationnalité, s'applique immédiatement à une classe très étendue et très
+importante de phénomènes animaux, c'est-à-dire à ceux que présentent les
+divers degrés de sommeil, comme Bichat l'a si heureusement expliqué. Car
+l'état de sommeil consiste ainsi dans la suspension simultanée, pendant
+un certain temps, des principaux actes d'irritabilité et de sensibilité:
+il est aussi complet que puisse le permettre l'organisme des animaux
+supérieurs, quand il n'offre d'exception que pour les mouvemens et les
+sensations directement indispensables à la vie organique, et dont
+l'activité, d'ailleurs, est alors notablement diminuée; le phénomène
+comporte, du reste, des degrés très variés, depuis la simple somnolence
+jusqu'à la torpeur presque complète des animaux hibernans. Mais cette
+théorie du sommeil, si bien instituée par Bichat, n'est réellement
+encore qu'ébauchée, et présente aujourd'hui plusieurs difficultés
+fondamentales, quand on considère les principales modifications d'un tel
+état, dont les conditions organiques essentielles sont même très
+imparfaitement connues, sauf la stagnation du sang veineux dans
+l'encéphale, qui paraît constituer, en général, un indispensable
+préliminaire de tout engourdissement étendu et durable. Quoiqu'il soit
+aisé de concevoir, en principe, que l'activité prolongée des fonctions
+animales pendant l'état de veille doive déterminer, en vertu de la loi
+d'intermittence, une suspension proportionnelle, on conçoit néanmoins
+difficilement comment cette suspension peut être totale, lorsque cette
+activité n'a été que partielle; comme l'expérience le montre si
+clairement, par exemple, pour le profond sommeil, à la fois intellectuel
+et musculaire, provoqué par la seule fatigue des muscles, chez des
+hommes qui ont très peu excité, pendant la veille, le développement des
+divers phénomènes de la sensibilité, soit interne, soit même externe.
+L'étude du sommeil incomplet est moins avancée encore, surtout quand une
+partie seulement des organes intellectuels et affectifs ou de l'appareil
+locomoteur est engourdie, ce qui produit les songes et les divers genres
+de somnambulisme. Et, cependant, un tel état a nécessairement des lois
+générales qui lui sont propres, tout aussi bien que l'état parfait de
+veille. Diverses expériences trop négligées autorisent peut-être à
+penser que, chez les animaux, où la vie cérébrale est beaucoup moins
+variée, la nature des songes devient, jusqu'à un certain point,
+susceptible d'être dirigée au gré de l'observateur, à l'aide
+d'impressions extérieures convenablement produites, pendant le sommeil,
+sur les sens dont l'action est involontaire, et notamment sur l'odorat.
+Chez l'homme même, il n'y a pas de médecin sensé qui, en plusieurs cas,
+ne prenne en sérieuse considération le caractère habituel des songes,
+afin de perfectionner le diagnostic des maladies où le système nerveux
+est surtout intéressé: ce qui suppose que cet état est assujéti à des
+lois déterminées, quoique inconnues. Mais, quelque imparfaite que soit
+réellement aujourd'hui, à ces divers égards essentiels, la théorie
+générale du sommeil, elle n'en demeure pas moins constituée déjà, depuis
+l'heureuse inspiration de Bichat, sur les bases positives qui lui sont
+propres, puisque le phénomène, à ne l'envisager que dans son ensemble,
+est ainsi _expliqué_, suivant la juste acception scientifique de ce
+terme, par son assimilation fondamentale aux divers phénomènes de repos
+partiel que présentent tous les actes élémentaires de la vie animale
+proprement dite. Dans le perfectionnement ultérieur de la théorie de
+l'intermittence, on devra, ce me semble, ne pas négliger l'important
+aperçu général d'après lequel Gall a proposé de la rattacher à la
+symétrie qui caractérise tous les organes de la vie animale, en
+regardant chacune des deux parties de l'appareil symétrique comme
+alternativement active et passive, en sorte que leur fonction ne soit
+jamais simultanée, aussi bien pour les sens extérieurs que pour les
+organes intellectuels; ce qui, toutefois, mérite un nouvel examen
+approfondi.
+
+On passe naturellement de la théorie de l'intermittence à celle de
+l'habitude, qui en est une sorte d'appendice nécessaire, dont
+l'institution est aussi due essentiellement à Bichat. Un phénomène
+continu serait, en effet, susceptible de persistance, en vertu de la loi
+d'inertie; mais des phénomènes intermittens peuvent seuls donner lieu à
+des habitudes proprement dites, c'est-à-dire tendre à se reproduire
+spontanément par l'influence d'une répétition préalable, suffisamment
+prolongée à des intervalles convenables. L'importance de cette propriété
+animale n'a plus besoin désormais d'être expressément signalée,
+puisqu'il est unanimement reconnu aujourd'hui, chez tous les bons
+esprits, qu'on doit y voir une des principales bases de la
+perfectibilité graduelle des animaux, et surtout de l'homme. C'est ainsi
+que les phénomènes vitaux peuvent, en quelque sorte, participer à
+l'admirable régularité de ceux du monde inorganique, en devenant, comme
+eux, essentiellement périodiques, malgré leur complication supérieure.
+De là résulte, en outre, comme je l'ai précédemment indiqué, la
+transformation fondamentale, facultative à un certain degré d'intensité
+de l'habitude, et inévitable au-delà, des actes volontaires en tendances
+involontaires. Mais cette étude est réellement aussi peu avancée que
+celle de l'intermittence, soit relativement même à la simple analyse
+fondamentale de l'habitude, envisagée successivement quant à chacune des
+conditions indispensables, soit surtout en ce qui concerne ses lois
+principales, l'aptitude plus ou moins grande des divers organes animaux
+sous ce rapport, etc. En un mot, on a jusqu'ici beaucoup plus examiné
+l'influence des habitudes une fois contractées que leur mode primitif
+d'établissement, à l'égard duquel il n'existe presque aucune doctrine
+vraiment scientifique; ce devrait être cependant le principal sujet
+d'étude en biologie abstraite, le reste se rapportant bien plutôt à
+l'histoire naturelle proprement dite. Peut-être même y aurait-il lieu à
+revenir, jusqu'à un certain point, sur la notion philosophique
+fondamentale, qui me semble faire, d'une telle propriété, un attribut
+trop exclusif de l'organisme animal, lequel, dans toute hypothèse, en
+demeurerait néanmoins plus éminemment susceptible, en vertu de sa
+beaucoup plus grande souplesse. En effet, il n'y a pas jusqu'aux
+appareils purement inorganiques, comme j'ai déjà eu occasion de
+l'indiquer au volume précédent, à l'égard des phénomènes du son, qui ne
+comportent spontanément une plus facile reproduction des mêmes actes,
+d'après une réitération convenablement prolongée et suffisamment
+régulière; ce qui est bien le caractère essentiel de l'habitude animale,
+surtout quand on se borne à l'envisager dans les fonctions qui dépendent
+de l'irritabilité. D'après cet aperçu, que je livre à la méditation des
+biologistes, et qui, s'il est admis, constituerait le point de vue le
+plus général à ce sujet, la loi de l'habitude pourrait être, en
+principe, scientifiquement rattachée à la loi universelle de l'inertie,
+telle que l'entendent les géomètres dans la théorie positive du
+mouvement et de l'équilibre.
+
+En considérant maintenant les phénomènes communs à l'irritabilité et à
+la sensibilité sous le second aspect fondamental ci-dessus indiqué,
+c'est-à-dire, quant à leur degré d'activité, les physiologistes ont à
+examiner les deux termes extrêmes d'une action exagérée et d'une action
+insuffisante, après lesquels vient se placer l'état normal
+intermédiaire, d'une action convenablement modérée. Un tel ordre est
+déterminé par cette évidente prescription de la logique positive, qui,
+dans un sujet quelconque, interdit tout espoir d'entreprendre avec
+succès l'étude rationnelle des cas intermédiaires, tant que les cas
+extrêmes qui les comprennent n'ont pas été d'abord bien examinés.
+
+Le besoin d'exercer les facultés est certainement le plus général et le
+plus important de tous ceux qui appartiennent à la vie animale
+proprement dite. On peut même dire strictement qu'il les comprend tous,
+si l'on écarte rigoureusement ce qui n'est relatif qu'à la vie
+organique, soit pour la nutrition ou pour la reproduction: la seule
+existence d'un organe animal suffit à faire naître aussitôt une telle
+sollicitation. Nous verrons, dans le volume suivant, que cette
+considération constitue directement l'une des bases principales que la
+physique sociale doive emprunter à la physiologie individuelle.
+Malheureusement, cette étude positive est jusqu'ici très imparfaite,
+envers la plupart des fonctions animales et relativement à chacun des
+trois degrés généraux d'activité qu'il faut y distinguer. C'est à elle
+que se rapporte surtout l'analyse exacte des phénomènes si variés du
+plaisir et de la douleur, soit au physique ou au moral. Le cas du défaut
+a été encore moins bien étudié que celui de l'excès; et, cependant, son
+examen scientifique n'a pas, sans doute, une moindre importance, à cause
+de la théorie de l'ennui, dont la considération est si capitale, en
+physique sociale, non-seulement pour un état de civilisation très
+perfectionné, mais même aux époques les plus grossières, où l'ennui
+constitue certainement, suivant la remarque très judicieuse, quoiqu'en
+apparence paradoxale, de l'ingénieux Georges Leroy, l'un des premiers
+mobiles de l'évolution sociale, comme je l'expliquerai plus tard. Quant
+au degré intermédiaire, qui caractérise la santé, le bien-être, et
+finalement le bonheur, il ne saurait être convenablement traité, tant
+que l'analyse des deux précédens demeurera aussi imparfaite. La
+physiologie actuelle ne présente, à cet égard, d'autre point de doctrine
+nettement établi que le principe général, déjà très lumineux en
+lui-même, qui prescrit de ne point envisager ce degré normal d'une
+manière absolue, mais en le subordonnant toujours à l'énergie
+intrinsèque des facultés correspondantes; comme la raison vulgaire
+l'avait d'avance suffisamment reconnu, quelque difficulté que les hommes
+éprouvent d'ailleurs à se conformer, dans la pratique sociale, à ce
+précepte évident, par la tendance irréfléchie de chacun à ériger sa
+propre individualité en type nécessaire de l'espèce entière.
+
+Il ne nous reste plus qu'à signaler sommairement le troisième ordre de
+considérations fondamentales communes aux divers phénomènes élémentaires
+d'irritabilité et de sensibilité, c'est-à-dire, l'étude générale de
+l'association des fonctions animales.
+
+Ce sujet capital doit d'abord être décomposé en deux parties
+essentielles, d'après une distinction très importante, primitivement
+introduite par Barthez, quoique avec un caractère trop vague, entre les
+_sympathies_ proprement dites, sur lesquelles Bichat a suffisamment
+attiré l'attention des physiologistes, et ce que Barthez a très bien
+caractérisé sous le nom de _synergies_, dont la considération est
+aujourd'hui beaucoup trop négligée. La différence fondamentale entre ces
+deux sortes d'association vitale correspond essentiellement à celle de
+l'état normal à l'état pathologique; car, il y a synergie toutes les
+fois que deux organes concourent simultanément à l'accomplissement
+régulier d'une fonction quelconque, tandis que toute sympathie suppose,
+au contraire, une certaine perturbation, momentanée ou persistante,
+partielle ou plus ou moins générale, qu'il s'agit de faire cesser par
+l'intervention d'un organe non affecté primitivement. Ces deux modes
+d'association physiologique sont, aussi évidemment l'un que l'autre,
+exclusivement propres, par leur nature, à la vie animale, c'est-à-dire,
+aux phénomènes d'irritabilité et à ceux de sensibilité. S'ils
+paraissent, en certains cas, pouvoir également appartenir à la vie
+organique, une analyse plus approfondie montrera toujours que c'est
+uniquement à cause de l'influence fondamentale des actes animaux sur les
+actes organiques: l'économie végétale ne comporte certainement ni
+synergies, ni sympathies, puisqu'elle présente, à vrai dire, les phases
+consécutives d'une fonction nécessairement unique, au lieu du concours
+simultané, accidentel ou régulier, de fonctions vraiment distinctes.
+Malgré l'éminent service rendu par Bichat en introduisant
+irrévocablement, dans le système habituel des spéculations biologiques,
+l'étude générale des sympathies, jusqu'alors attribuée aux seuls
+médecins, il faut reconnaître, sous ce rapport, que sa vicieuse théorie
+des forces vitales a exercé une très fâcheuse influence sur les notions
+fondamentales de ces importans phénomènes. Néanmoins, on peut regarder
+cette étude comme étant déjà essentiellement instituée sur ses
+véritables bases rationnelles, puisque les physiologistes paraissent
+aujourd'hui s'accorder unanimement, en principe, à voir, dans le système
+nerveux, l'agent nécessaire de toute sympathie; ce qui doit constituer
+le premier fondement d'une théorie positive sur ce sujet, qui commence à
+sortir ainsi du vague effrayant où il était jusqu'alors enveloppé. Quant
+à la formation effective de cette théorie difficile, elle est évidemment
+à peine ébauchée, malgré les faits nombreux, mais incohérens, que la
+science possède à cet égard. L'étude des synergies, qui, par sa nature,
+est beaucoup plus simple et surtout bien mieux circonscrite, ne présente
+pas réellement encore un caractère scientifique plus satisfaisant, soit
+qu'il s'agisse de l'association mutuelle des divers mouvemens, ou de
+celle des différens modes de sensibilité, ou enfin de l'association plus
+générale et plus complexe entre les phénomènes de sensibilité et les
+phénomènes d'irritabilité. Et cependant, ce beau sujet, en lui
+attribuant toute son extension philosophique, conduit sans doute
+directement à la théorie la plus capitale que puisse finalement
+présenter la physiologie positive, celle de l'unité fondamentale de
+l'organisme animal, résultat nécessaire d'une exacte harmonie entre les
+diverses fonctions principales, du moins si l'on combine, d'une manière
+convenable, avec cette notion d'équilibre mutuel, celle, ci-dessus
+indiquée, du degré normal de chaque faculté élémentaire. C'est là qu'il
+faut exclusivement chercher la saine théorie du moi, si absurdement
+dénaturée aujourd'hui par les vaines rêveries des métaphysiciens;
+puisque le sentiment général du moi est certainement déterminé par un
+tel équilibre, dont les perturbations, au-delà des limites normales,
+l'altèrent si profondément dans un grand nombre de maladies.
+
+Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais
+ici présenter sommairement, pour caractériser, d'une manière conforme à
+l'esprit de ce traité, l'état général de la physiologie animale
+proprement dite, réduite à ses élémens les plus essentiels. Afin de
+compléter maintenant cet examen fondamental de la philosophie
+biologique, il nous reste enfin à envisager, dans la leçon suivante, la
+partie de la science physiologique, beaucoup plus imparfaite encore,
+mais offrant néanmoins déjà un incontestable commencement de positivité,
+qui concerne l'étude directe des fonctions affectives et
+intellectuelles; d'où résulte la transition nécessaire et immédiate de
+la physiologie individuelle à la physique sociale, comme la physiologie
+purement végétative constitue, d'après la leçon précédente, le lien
+général entre la philosophie inorganique et la philosophie organique:
+conformément au double principe d'unité de méthode et d'homogène
+continuité de doctrine, que je m'efforce d'établir dans cet ouvrage, et
+qui permettra désormais d'envisager, sous un point de vue vraiment
+systématique et à la fois pleinement positif, l'ensemble de la
+philosophie naturelle tout entière, depuis les plus simples notions
+mathématiques jusqu'aux plus hautes spéculations sociales.
+
+
+
+
+QUARANTE-CINQUIÈME LEÇON.
+
+Considérations générales sur l'étude positive des fonctions
+intellectuelles et morales, ou cérébrales.
+
+Sans remonter, dans l'histoire générale de l'esprit humain, au-delà de
+la grande époque de Descartes, si hautement caractérisée par la première
+tentative directe pour la formation d'un système complet de philosophie
+positive, on doit remarquer que ce puissant rénovateur, quelle que fût
+son audacieuse énergie, n'avait pu lui-même s'élever assez au-dessus de
+son siècle pour concevoir sa méthode fondamentale dans son entière
+extension logique, en osant y assujétir aussi, du moins en principe, la
+partie de la physiologie qui se rapporte aux phénomènes intellectuels et
+moraux. En analysant le développement graduel de ses principales
+conceptions philosophiques, d'après la hiérarchie rationnelle que j'ai
+établie entre les diverses classes essentielles des phénomènes naturels,
+il est aisé de reconnaître, en effet, que telle fut, en général, la
+véritable barrière devant laquelle vint s'éteindre l'essor incomplet de
+sa réformation projetée. Après avoir, comme il le devait, institué
+d'abord une vaste hypothèse mécanique sur la théorie fondamentale des
+phénomènes les plus simples et les plus universels, il étendit
+successivement le même esprit philosophique aux différentes notions
+élémentaires relatives au monde inorganique, et y subordonna finalement
+aussi l'étude des principales fonctions physiques de l'organisme animal.
+Mais son impulsion réformatrice s'arrêta brusquement en arrivant aux
+fonctions affectives et intellectuelles, dont il constitua formellement
+l'étude spéciale en apanage exclusif de la philosophie
+métaphysico-théologique, à laquelle il s'efforça vainement de donner,
+sous ce rapport, une sorte de vie nouvelle, quoique, par une action plus
+efficace, parce qu'elle était progressive, il en eût déjà sapé, d'une
+manière irrévocable, les premiers fondemens scientifiques[44]. Le grand
+ouvrage de Mallebranche, qui fut, sous ce rapport, le principal
+interprète de Descartes, peut nous donner aujourd'hui une exacte
+représentation de cette première constitution radicalement
+contradictoire de la philosophie moderne, continuant d'appliquer, aux
+parties les plus compliquées du système intellectuel, des méthodes dont
+elle proclame l'inanité nécessaire à l'égard des sujets les plus
+simples.
+
+ [Note 44: Rien ne caractérise mieux peut-être la pénible
+ situation fondamentale de l'esprit de Descartes,
+ c'est-à-dire la lutte continue entre la tendance positive
+ qui lui était si éminemment propre et les entraves
+ théologico-métaphysiques imposées par son époque, que la
+ conception paradoxale à laquelle il fut, selon moi, très
+ naturellement conduit, sur l'intelligence et l'instinct des
+ animaux. Voulant restreindre, autant qu'il le croyait
+ possible, l'empire de l'ancienne philosophie, et ne pouvant
+ concevoir cependant l'extension de sa méthode fondamentale à
+ un tel ordre de phénomènes, il prit l'audacieux parti d'en
+ nier systématiquement l'existence, par sa célèbre hypothèse
+ de l'_automatisme_ animal. Une fois arrivé à l'homme,
+ l'évidente impossibilité d'y appliquer le même expédient
+ philosophique, le força de capituler, en quelque sorte, avec
+ la métaphysique et la théologie, en leur abandonnant, ou
+ plutôt en leur maintenant, par une espèce de traité formel,
+ cette dernière partie de leurs attributions primitives. On
+ concevrait difficilement comment, à une telle époque, il eût
+ été possible de procéder autrement. Quels qu'aient été les
+ graves inconvéniens réels de cette singulière théorie
+ automatique, il importe de noter que c'est précisément pour
+ la réfuter que les physiologistes, et surtout les
+ naturalistes du siècle dernier, furent graduellement
+ conduits à détruire directement la vaine séparation
+ fondamentale que Descartes avait ainsi tenté d'établir entre
+ l'étude de l'homme et celle des animaux, ce qui a finalement
+ amené, de nos jours, l'entière et irrévocable élimination de
+ toute philosophie théologique on métaphysique chez les
+ intelligences les plus avancées. Ainsi, cette étrange
+ conception n'a été, comme on voit, nullement inutile, en
+ réalité, au progrès général de l'esprit humain dans les
+ derniers temps.]
+
+Il était indispensable ici de caractériser sommairement cette situation
+primitive, parce qu'elle est essentiellement restée la même pendant le
+cours des deux derniers siècles, malgré les immenses progrès des
+diverses études positives, qui ne faisaient qu'en préparer graduellement
+l'inévitable transformation générale. L'école de Boërrhaave, à laquelle,
+comme je l'ai expliqué, devait échoir, en physiologie, le développement
+spécial de la pensée de Descartes, respecta toujours, dans son entière
+plénitude, cette vaine séparation fondamentale, telle que Descartes
+l'avait établie. On peut ainsi concevoir sans peine comment l'étude des
+phénomènes intellectuels et moraux, systématiquement abandonnée, dès
+l'origine immédiate de la philosophie moderne, à la méthode
+métaphysique, a dû rester, jusqu'à notre siècle, tout-à-fait en dehors
+du grand mouvement scientifique, qui a toujours été essentiellement
+dominé, sous le point de vue philosophique, par la puissante impulsion
+primitive que Descartes avait imprimée à l'ensemble de l'esprit humain.
+Pendant tout cet intervalle, l'action croissante de l'esprit positif,
+d'après le développement graduel de la saine biologie, n'a été, sous ce
+rapport, que simplement critique; soit par des attaques directes sur
+l'évidente inefficacité des études métaphysiques, soit surtout par le
+contraste décisif que devait spontanément offrir l'unanime conciliation
+des naturalistes sur des points de doctrine réelle, chaque jour plus
+étendus et plus essentiels, opposée aux vaines contentions perpétuelles
+des divers métaphysiciens, argumentant encore, depuis Platon, sur les
+premiers élémens de leur prétendue science. Quelque indispensable qu'ait
+été cette réaction préliminaire, il importe de ne point méconnaître son
+vrai caractère, et de ne pas oublier que la critique s'exerça toujours
+sur les résultats seulement, sans jamais cesser d'admettre, en principe,
+la légitime suprématie de la philosophie métaphysique dans l'étude de
+l'homme intellectuel et moral, conformément au partage institué par
+Descartes: on peut le vérifier jusque chez Cabanis, malgré son
+émancipation plus avancée. C'est uniquement de nos jours que la science
+moderne, par l'organe de l'illustre Gall, osant enfin, pour la première
+fois, contester directement à cette philosophie sa compétence réelle
+dans ce dernier reste de son ancien domaine, s'est sentie assez préparée
+pour passer, à cet égard, comme elle l'avait déjà fait à tous les autres
+plus simples, de l'état critique à l'état organique, en s'efforçant, à
+son tour, de traiter à sa manière la théorie générale des plus hautes
+fonctions vitales.
+
+Quelque imparfaite qu'ait dû être cette première tentative fondamentale
+du génie positif, dans un sujet aussi profondément difficile, il est
+aujourd'hui incontestable qu'elle a mis définitivement la physiologie en
+pleine possession de cet indispensable complément de ses attributions
+nécessaires. Soumise déjà, depuis un tiers de siècle, aux épreuves les
+plus décisives, cette doctrine nouvelle a manifesté, de la manière la
+moins équivoque, tous les symptômes réels qui peuvent garantir
+l'indestructible vitalité des conceptions scientifiques. Ni les vains
+efforts d'un despotisme énergique, secondés par la honteuse
+condescendance de quelques savans fort accrédités[45], ni les sarcasmes
+éphémères de l'esprit littéraire et métaphysique, ni même la frivole
+irrationnalité de la plupart des essais tentés par les imitateurs de
+Gall, n'ont pu empêcher, pendant les trente dernières années,
+l'accroissement rapide et continu, dans toutes les parties du monde
+savant, du nouveau système d'études de l'homme intellectuel et moral. À
+quels autres signes voudrait-on reconnaître le succès progressif d'une
+heureuse révolution philosophique?
+
+ [Note 45: En sa qualité de législateur rétrograde,
+ Bonaparte devait naturellement s'opposer, comme il le fit,
+ au développement naissant d'une doctrine aussi profondément
+ constituée en hostilité directe avec la philosophie
+ théologique, dont il entreprenait la vaine restauration
+ politique. Son caractère éminemment théâtral pouvait
+ d'ailleurs lui inspirer spontanément une répugnance
+ personnelle contre tout ce qui tend à perfectionner, au
+ profit du public, l'art difficile de juger les hommes
+ d'après des signes irrécusables.]
+
+La théorie positive des fonctions affectives et intellectuelles est donc
+irrévocablement conçue comme devant désormais consister dans l'étude, à
+la fois expérimentale et rationnelle, des divers phénomènes de
+sensibilité intérieure propres aux ganglions cérébraux dépourvus de tout
+appareil extérieur immédiat, ce qui ne constitue qu'un simple
+prolongement général de la physiologie animale proprement dite, ainsi
+étendue jusqu'à ses dernières attributions fondamentales. Suivant nos
+principes de hiérarchie scientifique, nous pouvons aisément concevoir
+pourquoi cette dernière partie essentielle de la science physiologique
+n'a dû nécessairement qu'après toutes les autres commencer à passer à
+l'état positif, puisqu'elle se rapporte évidemment aux phénomènes les
+plus compliqués et les plus spéciaux de l'économie animale, outre leur
+relation plus directe avec les considérations sociales, qui devait aussi
+entraver particulièrement leur étude. Elle ne pouvait être abordée, avec
+quelque espoir d'un succès vraiment capital, que lorsque les principales
+conceptions scientifiques relatives à la vie organique, et ensuite les
+notions les plus élémentaires de la vie animale, auraient d'abord été au
+moins ébauchées: en sorte que Gall ne pouvait venir qu'après Bichat; et
+l'on devrait bien plutôt s'étonner qu'il l'ait suivi d'aussi près, si la
+maturité d'une telle opération philosophique ne l'expliquait
+suffisamment. Les différences capitales d'un tel ordre de phénomènes
+physiologiques avec les précédens, leur importance plus directe et plus
+frappante, et surtout l'imperfection beaucoup plus grande de leur étude
+actuelle, me paraissent constituer un ensemble de motifs assez prononcé
+pour autoriser, du moins provisoirement, à ériger ce nouveau corps de
+doctrine en une troisième partie générale de la physiologie, jusqu'à ce
+qu'une étude mieux caractérisée de la physiologie organique, et une
+conception plus philosophique du système de la physiologie animale,
+permettent de placer enfin ce genre de recherches dans sa véritable
+position encyclopédique, c'est-à-dire, comme une simple subdivision de
+la physiologie animale. Mais, tout en le concevant ainsi distinctement,
+afin d'en faciliter aujourd'hui le développement[46], il ne faut jamais
+perdre de vue l'intime subordination fondamentale de cette troisième
+sorte de physiologie à la physiologie animale proprement dite, dont, par
+sa nature, elle diffère nécessairement beaucoup moins que celle-ci ne
+diffère de la simple physiologie organique ou végétative.
+
+ [Note 46: Je ne crois pas devoir me refuser à employer
+ ici le nom, déjà usité, de _phrénologie_, introduit dans la
+ science par Spurzheim, quoique Gall s'en soit sagement
+ abstenu, même après l'avoir vu admettre. Mais je ne m'en
+ servirai jamais qu'à ces deux indispensables conditions,
+ trop méconnues aujourd'hui du vulgaire des phrénologistes:
+ 1º qu'on n'entendra point désigner ainsi une science faite,
+ mais une science entièrement à faire, dont les principes
+ philosophiques ont été jusqu'ici seuls convenablement
+ établis par Gall; 2º qu'on ne prétendra point cultiver cette
+ étude isolément du reste de la physiologie animale. Sans de
+ telles précautions, scrupuleusement maintenues, l'étude
+ positive de l'homme intellectuel et moral s'écarterait
+ bientôt de l'esprit éminemment philosophique qui a présidé à
+ sa première institution dans le génie de son illustre
+ fondateur. C'est pourquoi je préférerai souvent la
+ dénomination, moins rapide sans doute, mais, à mon gré,
+ beaucoup plus rationnelle, de _physiologie phrénologique_, à
+ laquelle je me suis ainsi trouvé spontanément conduit.]
+
+Dans l'état présent de l'esprit humain, il devient heureusement superflu
+de discuter ici, d'une manière spéciale, l'impuissance nécessaire de la
+méthode métaphysique pour l'étude réelle des phénomènes intellectuels et
+moraux, et l'indispensable obligation d'y transporter convenablement la
+méthode positive. Outre que cette critique préliminaire a été faite par
+Gall avec une force et une netteté vraiment admirables, il ne peut
+jamais s'établir, à proprement parler, de controverse directe entre deux
+méthodes radicalement opposées, puisque toute véritable discussion
+suppose indispensablement des principes communs. Une méthode ne fait en
+réalité que se substituer graduellement à une autre, sans aucune
+discussion formelle, par suite de leur libre concurrence effective,
+assez prononcée pour avoir permis à l'esprit humain de manifester une
+irrévocable préférence en faveur de celle qui aura finalement le mieux
+dirigé les recherches correspondantes. Cette transformation est
+aujourd'hui essentiellement opérée dans le sujet que nous considérons,
+chez tous les penseurs vraiment au niveau de leur siècle. Nous sommes
+donc dispensés de nous arrêter ici à aucun parallèle spécial entre la
+phrénologie et la psychologie. Ce grand procès philosophique est
+désormais irrévocablement jugé, et les métaphysiciens ont passé de
+l'état de domination au simple état de protestation, du moins dans le
+monde savant, qui n'aurait point à s'inquiéter de cette impuissante
+opposition, signe infaillible de leur décrépitude, si elle n'entravait
+beaucoup le développement actuel de la raison publique. L'analyse
+historique indiquée au commencement de ce chapitre suffirait seule
+d'ailleurs, auprès des bons esprits, à dissiper toute incertitude, s'il
+pouvait en exister encore, sur le caractère définitif du triomphe de
+l'école positive. Car, la répartition primitive du système intellectuel
+entre la méthode positive et la méthode métaphysique, telle que
+Descartes l'avait instituée, et qui sert aujourd'hui de base principale
+aux prétentions de nos psychologues, n'est certainement qu'une
+indispensable concession que ce grand rénovateur ne put, à son insu,
+s'abstenir de faire à l'esprit général de son siècle, et à
+l'irrésistible influence de sa propre éducation. Un tel antagonisme
+radical ne saurait, évidemment, constituer l'état normal de la raison
+humaine; comme l'a très bien senti, à sa manière, le plus profond,
+penseur de l'école métaphysico-théologique, l'illustre de Maistre, le
+seul philosophe rétrograde qui, de nos jours, ait osé placer l'ensemble
+de la question fondamentale sur son véritable terrain, en ne craignant
+point de nier directement toute suprématie réelle de la méthode positive
+dans les sujets même où elle domine le plus librement depuis long-temps,
+et qu'il voulait remettre sous l'antique prépondérance de la philosophie
+théologique, sans s'arrêter seulement à la métaphysique, dont il avait
+bien compris le caractère purement transitoire. C'est jusque là, en
+effet, que devraient reculer les psychologues, si leur nature équivoque
+ne leur ôtait point la faculté d'être pleinement conséquents dans le
+développement de leurs vaines prétentions. L'évidente absurdité d'une
+telle issue, montre clairement que le fameux partage opéré par Descartes
+n'a pu avoir d'autre efficacité essentielle que de procurer à la méthode
+positive la liberté nécessaire à sa formation graduelle, jusqu'à ce que
+sa constitution fût devenue assez complète pour lui permettre de
+s'emparer enfin du seul sujet qui lui eût d'abord été interdit, ce qui
+n'est devenu possible que dans notre siècle, comme je viens de
+l'expliquer. Mais depuis que la philosophie moderne a ainsi commencé à
+conquérir les études morales et intellectuelles, rien ne saurait
+certainement l'y faire renoncer, pas même l'abdication volontaire de
+ceux qui la cultivent; car, il serait sans doute hors de leur pouvoir de
+recommencer, en sens inverse, la série des principales transformations
+successivement accomplies dans l'esprit humain pendant le cours des deux
+derniers siècles. Ainsi, le triomphe, désormais irrévocable, de la
+méthode positive, doit aujourd'hui dispenser essentiellement de toute
+démonstration directe, si ce n'est à titre d'enseignement, de sa
+supériorité nécessaire sur la méthode métaphysique à l'égard d'un tel
+sujet. Toutefois, afin de mieux caractériser, par un lumineux contraste,
+le véritable esprit général de la physiologie phrénologique, il ne sera
+pas inutile ici d'analyser très sommairement les vices fondamentaux de
+la prétendue méthode psychologique, mais envisagée seulement en ce
+qu'elle a de commun aux principales écoles actuelles, c'est-à-dire à ce
+qu'on nomme l'école française, l'école allemande, et enfin, la moins
+consistante et aussi la moins absurde de toutes, l'école écossaise; en
+tant du moins qu'on peut concevoir aucune véritable école dans une
+philosophie qui, par sa nature, doit engendrer autant d'opinions
+inconciliables qu'elle rencontre d'adeptes doués de quelque imagination.
+On peut d'ailleurs s'en rapporter pleinement à ces diverses sectes pour
+la mutuelle réfutation de leurs différences les plus profondes.
+
+Quant à leur vain principe fondamental de l'_observation intérieure_,
+considéré en lui-même, il serait certainement superflu de rien ajouter
+ici à ce que j'ai déjà suffisamment indiqué, au commencement de ce
+traité, pour faire directement ressortir la profonde absurdité que
+présente la seule supposition, si évidemment contradictoire, de l'homme
+se regardant penser. Dans un ouvrage qui exerça, il y a quelques années,
+une heureuse réaction contre la déplorable manie psychologique qu'un
+fameux sophiste avait momentanément réussi à inspirer à la jeunesse
+française, M. Broussais a d'ailleurs très judicieusement remarqué, à ce
+sujet, qu'une telle méthode, en la supposant possible, devait tendre à
+rétrécir extrêmement l'étude de l'intelligence, en la limitant, de toute
+nécessité, au seul cas de l'homme adulte et sain, sans aucun espoir
+d'éclairer jamais une doctrine aussi difficile par la comparaison des
+différens âges, ni par la considération des divers états pathologiques,
+unanimement reconnues néanmoins l'une et l'autre comme d'indispensables
+auxiliaires des plus simples recherches sur l'homme. Mais, en
+prolongeant la même réflexion, on doit être surtout frappé de
+l'interdiction absolue qui se trouve ainsi inévitablement jetée sur
+toute étude intellectuelle ou morale relative aux animaux, de la part
+desquels les psychologues n'attendent sans doute aucune _observation
+intérieure_. Ne semble-t-il pas étrange que des philosophes qui ont
+laborieusement amoindri, d'une manière aussi prononcée, cet immense
+sujet, se montrent si disposés à reprocher sans cesse à l'esprit de
+leurs adversaires le défaut d'étendue et d'élévation? Le cas des animaux
+a toujours constitué le principal écueil devant lequel toutes les
+théories psychologiques sont venues successivement témoigner, d'une
+manière irrécusable, leur impuissance radicale, depuis que les
+naturalistes ont forcé les métaphysiciens à renoncer enfin au singulier
+expédient imaginé par Descartes, et à reconnaître, plus ou moins
+explicitement, que les animaux, du moins dans la partie supérieure de
+l'échelle zoologique, manifestent, en réalité, la plupart de nos
+facultés affectives et même intellectuelles, avec de simples différences
+de degré; ce que personne aujourd'hui n'oserait plus nier, et ce qui
+suffirait, abstraction faite de toute autre considération, à démontrer
+pleinement l'absurdité nécessaire de ces vaines conceptions.
+
+En revenant aux premières notions du bon sens philosophique, il est
+d'abord évident qu'aucune fonction ne saurait être étudiée que
+relativement à l'organe qui l'accomplit, ou quant aux phénomènes de son
+accomplissement; et, en second lieu, que les fonctions affectives, et
+surtout les fonctions intellectuelles, présentent, par leur nature, sous
+ce dernier rapport, ce caractère particulier, de ne pouvoir pas être
+directement observées pendant leur accomplissement même, mais seulement
+dans ses résultats plus ou moins prochains et plus ou moins durables. Il
+n'y a donc que deux manières distinctes de considérer réellement un tel
+ordre de fonctions: ou en déterminant, avec toute la précision possible,
+les diverses conditions organiques dont elles dépendent, ce qui
+constitue le principal objet de la physiologie phrénologique; ou en
+observant directement la suite effective des actes intellectuels et
+moraux, ce qui appartient plutôt à l'histoire naturelle proprement dite,
+telle que je l'ai caractérisée dans la quarantième leçon: ces deux faces
+inséparables d'un sujet unique étant d'ailleurs toujours conçues de
+façon à s'éclairer mutuellement. Ainsi envisagée, cette grande étude se
+trouve indissolublement liée, d'une part, à l'ensemble des parties
+antérieures de la philosophie naturelle, et plus spécialement aux
+doctrines biologiques fondamentales, d'une autre part, à l'ensemble de
+l'histoire réelle, tant des animaux que de l'homme et même de
+l'humanité. Mais, lorsque, au contraire, on écarte radicalement du
+sujet, par la prétendue méthode psychologique, et la considération de
+l'agent, et celle de l'acte, quel aliment pourrait-il rester à l'esprit,
+sinon une inintelligible logomachie, où des entités purement nominales
+se substituent sans cesse aux phénomènes réels, suivant le caractère
+fondamental de toute conception métaphysique? L'étude la plus difficile
+se trouve être ainsi directement constituée en état d'isolement profond,
+sans aucun point d'appui possible dans les sciences plus simples et plus
+parfaites, sur lesquelles on prétend, au contraire, la faire
+majestueusement régner. Malgré leurs extrêmes divergences, tous les
+psychologues s'accordent sous ce double rapport. Rien ne saurait, à mon
+gré, mieux caractériser, à cet égard, la spontanéité de leur tendance
+inévitable, que l'analyse judicieuse des travaux de Tracy, qui, de tous
+les métaphysiciens, fut néanmoins incontestablement le plus rapproché
+jusqu'ici de l'état positif, et qui d'ailleurs manifesta toujours une
+disposition éminemment progressive et une admirable candeur
+philosophique, trop rares l'une et l'autre aujourd'hui chez de tels
+esprits. Après avoir proclamé, en commençant son ouvrage, et
+probablement sous l'influence indirecte du milieu intellectuel où il
+vivait, que l'_idéologie est une partie de la zoologie_, sa nature
+métaphysique reprend bientôt le dessus, et le conduit à annuller
+immédiatement ce lumineux principe, qu'il n'aurait pu suivre, en se
+hâtant d'établir aussitôt, comme maxime fondamentale, que cette
+idéologie constitue une science primitive, indépendante de toutes les
+autres, et destinée même à les diriger, ce qui la fait nécessairement
+rentrer dans les voies ordinaires de l'aberration métaphysique; au point
+de recommander hautement l'enseignement de l'idéologie, dès la première
+adolescence, comme la base indispensable de toute éducation rationnelle:
+en sorte que, contre son intention, il rétrogradait ainsi réellement
+en-deçà de l'ancienne discipline scolastique, qui, dans la construction
+générale du cours officiel de _philosophie_, avait au moins placé,
+depuis long-temps, quelques études mathématiques et physiques avant les
+études métaphysiques proprement dites. Cependant la bonne foi et la
+clarté parfaites qui distinguent le traité de Tracy, rendront toujours
+son ouvrage très précieux sous le point de vue historique, et lui
+assurent même, par comparaison, une véritable utilité actuelle, en ce
+qu'il présente, plus à nu qu'aucun autre, soit pour la science ou pour
+l'art logique, l'évidente inanité nécessaire de la prétendue méthode
+psychologique ou idéologique. La métaphysique s'y trouve radicalement
+discréditée par un métaphysicien, qui a cru en être sorti, parce qu'il
+avait eu cette ferme intention, dont toute l'efficacité réelle a été
+essentiellement bornée à un simple changement de dénomination.
+
+La psychologie ou idéologie, considérée maintenant, non plus quant à la
+méthode, désormais assez examinée, mais directement quant à la seule
+doctrine, nous présente d'abord une aberration fondamentale,
+essentiellement commune à toutes les sectes, par une fausse appréciation
+des rapports généraux entre les facultés affectives et les facultés
+intellectuelles. Quoique la prépondérance de ces dernières ait été
+conçue, sans doute, d'après des théories fort divergentes, tous les
+différens métaphysiciens se sont néanmoins accordés à la proclamer comme
+leur point de départ principal. L'_esprit_ est devenu le sujet à peu
+près exclusif de leurs spéculations, et les diverses facultés affectives
+y ont été presque entièrement négligées, et toujours subordonnées
+d'ailleurs à l'intelligence. Or, une telle conception représente
+précisément l'inverse de la réalité, non-seulement pour les animaux,
+mais aussi pour l'homme. Car l'expérience journalière montre, au
+contraire, de la manière la moins équivoque, que les affections, les
+penchans, les passions[47], constituent les principaux mobiles de la vie
+humaine; et que, loin de résulter de l'intelligence, leur impulsion
+spontanée et indépendante est indispensable au premier éveil et au
+développement continu des diverses facultés intellectuelles, en leur
+assignant un but permanent, sans lequel, outre le vague nécessaire de
+leur direction générale, elles resteraient essentiellement engourdies
+chez la plupart des hommes. Il n'est même que trop certain que les
+penchans les moins nobles, les plus animaux, sont habituellement les
+plus énergiques, et, par suite, les plus influens. L'ensemble de la
+nature humaine est donc très infidèlement retracé par ces vains
+systèmes, qui, lorsqu'ils ont eu quelque égard aux facultés affectives,
+les ont vaguement rattachées à un principe unique, la sympathie, et
+surtout l'égoïsme, toujours supposé dirigé par l'intelligence. C'est
+ainsi que l'homme a été représenté, contre l'évidence, comme un être
+essentiellement raisonneur, exécutant continuellement, à son insu, une
+multitude de calculs imperceptibles, sans presque aucune spontanéité
+d'action, même dès la plus tendre enfance. Un motif très respectable a
+beaucoup contribué, sans doute, au maintien de cette fausse notion,
+d'après la considération incontestable que c'est surtout par
+l'intelligence que l'homme peut être modifié et perfectionné. Mais la
+science exige, avant tout, la réalité des conceptions, abstraction faite
+de leur convenance: et c'est toujours même cette réalité, qui devient la
+base nécessaire de leur utilité effective. Toutefois, sans méconnaître
+l'influence secondaire d'une telle intention, on peut aisément constater
+que deux causes purement philosophiques, indépendantes d'aucune vue
+d'application, et directement inhérentes à la nature de la méthode, ont
+essentiellement conduit les divers métaphysiciens à cette hypothétique
+suprématie de l'intelligence. La première consiste dans la vaine
+démarcation fondamentale que les métaphysiciens ont été, comme nous
+l'avons vu, forcés d'établir entre les animaux et l'homme, et qui n'eût
+pu certainement subsister en reconnaissant la prépondérance réelle des
+facultés affectives sur les facultés intellectuelles, ce qui eût
+aussitôt éliminé la différence idéale que l'on supposait exister entre
+la nature animale et la nature humaine. En second lieu, une cause plus
+directe, plus intime, et plus générale de cette grande aberration est
+résultée de la stricte obligation où devaient être les métaphysiciens de
+conserver, par un principe unique ou du moins souverain, ce qu'ils ont
+appelé l'unité du _moi_, afin de correspondre à la rigoureuse unité de
+l'_âme_, qui leur était nécessairement imposée par la philosophie
+théologique, dont il ne faut jamais oublier que la métaphysique n'est
+qu'une simple transformation finale, si l'on veut réellement comprendre
+la marche historique de l'esprit humain. Mais, les savans positifs, qui
+ne s'assujétissent d'avance à aucune autre obligation intellectuelle que
+de voir, sans aucune entrave, le véritable état des choses, et de le
+reproduire, avec une scrupuleuse exactitude, dans leurs théories, ont
+reconnu, au contraire, d'après l'expérience universelle, que, loin
+d'être unique, la nature humaine est, en réalité, éminemment multiple,
+c'est-à-dire sollicitée presque toujours en divers sens par plusieurs
+puissances très distinctes et pleinement indépendantes, entre lesquelles
+l'équilibre s'établit fort péniblement lorsque, comme chez la plupart
+des hommes civilisés, aucune d'elles n'est, en elle-même, assez
+prononcée pour acquérir spontanément une haute prépondérance sur toutes
+les autres. Ainsi, la fameuse théorie du _moi_ est essentiellement sans
+objet scientifique, puisqu'elle n'est destinée qu'à représenter un état
+purement fictif. Il n'y a, sous ce rapport, comme je l'ai déjà indiqué à
+la fin de la leçon précédente, d'autre véritable sujet de recherches
+positives que l'étude finale de cet équilibre général des diverses
+fonctions animales, tant d'irritabilité que de sensibilité, qui
+caractérise l'état pleinement normal, où chacune d'elles, convenablement
+tempérée, est en association régulière et permanente avec l'ensemble des
+autres, suivant les lois fondamentales des sympathies et surtout des
+synergies proprement dites. C'est du sentiment continu d'une telle
+harmonie, fréquemment troublée dans les maladies, que résulte
+nécessairement la notion, très abstraite et très indirecte, du _moi_,
+c'est-à-dire du consensus universel de l'ensemble de l'organisme. Les
+psychologues ont vainement voulu faire de cette idée, ou plutôt de ce
+sentiment, un attribut exclusif de l'humanité: il est évidemment la
+suite nécessaire de toute vie animale proprement dite; et, par
+conséquent, il appartient tout aussi bien aux animaux, quoiqu'ils n'en
+puissent disserter: sans doute, un chat ou tout autre vertébré, sans
+savoir dire _je_, ne se prend pas habituellement pour un autre que
+lui-même. Peut-être, d'ailleurs, chez les animaux supérieurs, le
+sentiment de la personnalité est-il encore plus prononcé que chez
+l'homme, à cause de leur vie plus isolée: si cependant on descendait
+trop loin dans la série zoologique, on finirait par atteindre les
+organismes où la dégradation continue du système nerveux atténue
+nécessairement ce sentiment composé, comme les divers sentimens simples
+dont il dépend.
+
+ [Note 47: Le nom de _passion_, si judicieusement
+ synonyme de _souffrance_, ne désigne, par lui-même, que le
+ plus haut degré normal de toute tendance morale, l'état le
+ plus rapproché de la manie proprement dite, où la faculté
+ acquerrait assez de prépondérance pour déterminer cette
+ irrésistibilité qui caractérise l'état anormal. Cette
+ qualification générale pourrait donc convenir aussi bien aux
+ facultés intellectuelles qu'aux facultés affectives. Mais le
+ peu d'activité intrinsèque des premières, chez la plupart
+ des hommes, ne permettant presque jamais l'existence de
+ véritables passions intellectuelles, l'usage a dû
+ s'introduire de n'appliquer ce terme qu'aux facultés
+ affectives, seules susceptibles le plus souvent d'une telle
+ exaltation. Néanmoins il importe peut-être à la précision du
+ langage scientifique d'éviter désormais, autant que
+ possible, cette dégénération naturelle d'une expression
+ quelquefois indispensable à employer dans son entière
+ acception fondamentale.]
+
+Quoique, par les motifs précédemment indiqués, les diverses écoles
+psychologiques ou idéologiques aient dû s'accorder à négliger
+essentiellement l'étude intellectuelle et morale des animaux,
+heureusement abandonnée, dès l'origine immédiate de la philosophie
+moderne, aux seuls naturalistes, il importe de signaler ici l'influence
+funeste que les conceptions métaphysiques ont néanmoins exercée aussi,
+sous ce rapport, d'une manière indirecte, par leur vague et obscure
+distinction entre l'intelligence et l'instinct, établissant, de la
+nature humaine à la nature animale, une idéale séparation, dont les
+zoologistes ne se sont point encore, même aujourd'hui, suffisamment
+affranchis. Le mot _instinct_ n'a, en lui-même, d'autre acception
+fondamentale que de désigner toute impulsion spontanée vers une
+direction déterminée, indépendamment d'aucune influence étrangère: dans
+ce sens primitif, ce terme s'applique évidemment à l'activité propre et
+directe d'une faculté quelconque, aussi bien des facultés
+intellectuelles que des facultés affectives; il ne contraste alors
+nullement avec le nom d'_intelligence_, ainsi qu'on le voit si souvent
+lorsqu'on parle de ceux qui, sans aucune éducation, manifestent un
+talent prononcé pour la musique, pour la peinture, pour les
+mathématiques, etc. Sous ce point de vue, il y a certainement de
+l'instinct, ou plutôt des instincts, tout autant et même davantage chez
+l'homme que chez les animaux. En caractérisant, d'une autre part,
+l'_intelligence_ d'après l'aptitude à modifier sa conduite conformément
+aux circonstances de chaque cas, ce qui constitue, en effet, le
+principal attribut pratique de la _raison_ proprement dite, il est
+encore évident que, sous ce rapport, pas plus que sous le précédent, il
+n'y a lieu d'établir réellement, entre l'humanité et l'animalité, aucune
+autre différence essentielle que celle du degré plus ou moins prononcé
+que peut comporter le développement d'une faculté, nécessairement
+commune, par sa nature, à toute vie animale, et sans laquelle on ne
+saurait même en concevoir l'existence: en sorte que la fameuse
+définition scolastique de l'homme comme _animal raisonnable_ présente un
+véritable non-sens, puisque aucun animal, surtout dans la partie
+supérieure de l'échelle zoologique, ne pourrait vivre sans être, jusqu'à
+un certain point, raisonnable, proportionnellement à la complication
+effective de son organisme. Quoique la nature morale des animaux ait été
+jusqu'ici bien peu et bien mal explorée, on peut néanmoins reconnaître,
+sans la moindre incertitude, principalement chez ceux qui vivent avec
+nous en état de familiarité plus ou moins complète, et par les mêmes
+moyens généraux d'observation qu'on emploierait à l'égard d'hommes dont
+la langue et les moeurs nous seraient préalablement inconnues, que
+non-seulement ils appliquent, essentiellement de la même manière que
+l'homme, leur intelligence à la satisfaction de leurs divers besoins
+organiques, en s'aidant aussi, lorsque le cas l'exige, d'un certain
+degré de langage correspondant à la nature et à l'étendue de leurs
+relations; mais, en outre, qu'ils sont pareillement susceptibles d'un
+ordre de besoins plus désintéressé, consistant dans l'exercice direct
+des facultés animales, par cela seul qu'elles existent, et pour l'unique
+plaisir de les exercer; ce qui les conduit souvent, comme les enfans ou
+les sauvages, à inventer de nouveaux jeux; et ce qui, en même temps, les
+rend, mais à un degré beaucoup moindre, sujets à l'_ennui_ proprement
+dit; cet état, érigé mal à propos en privilége spécial de la nature
+humaine, est quelquefois même assez prononcé, chez certains animaux,
+pour les pousser au suicide, par suite d'une captivité devenue
+intolérable. Je ne saurais trop recommander, à cet égard, la lecture
+approfondie de l'intéressant ouvrage de Georges Leroy, celui de tous les
+vrais observateurs de l'animalité qui me paraît avoir le mieux compris
+la nature morale et intellectuelle des animaux, considérés en général,
+sans préjudice de quelques bonnes monographies, malheureusement trop
+rares, limitées à l'étude spéciale de certains genres. On a donc
+introduit une vaine distinction métaphysique, désavouée par l'examen
+attentif du monde réel, lorsque, dénaturant le sens primordial du mot
+_instinct_, on a désigné ainsi la prétendue tendance fatale des animaux
+à l'exécution machinale d'_actes_ uniformément déterminés, sans aucune
+modification possible d'après les circonstances correspondantes, et
+n'exigeant ni même ne comportant aucune éducation proprement dite. Cette
+supposition gratuite est un reste évident de la fameuse hypothèse
+automatique de Descartes, dont j'ai expliqué ci-dessus la véritable
+filiation philosophique. G. Leroy a très judicieusement démontré que,
+chez les mammifères et les oiseaux, cette idéale fixité dans la
+construction des habitations, dans le système de chasse, dans le mode de
+migration, etc., n'existait que pour les naturalistes de cabinet, ou
+pour les observateurs inattentifs. On doit néanmoins concevoir, mais
+alors sous un point de vue nécessairement commun à l'homme et aux
+animaux, que lorsque, par une suffisante uniformité de circonstances,
+une pratique quelconque, ayant acquis tout le développement que comporte
+l'organisme correspondant, a pu devenir assez profondément habituelle à
+l'individu, et même à la race, elle tend, par cela même, à se reproduire
+spontanément, sans aucune stimulation extérieure; sauf à se modifier
+ultérieurement, avec plus ou moins de facilité, si la situation vient à
+éprouver un changement inaccoutumé. C'est dans ce sens, mais dans ce
+sens seulement, que l'on peut admettre, à mon gré, la formule
+remarquable de M. de Blainville, qui me paraît offrir une plus exacte
+représentation de la réalité qu'aucune de celles successivement
+proposées jusqu'ici à ce sujet: l'_instinct est la raison fixée; la
+raison est l'instinct mobile_. Entendu d'aucune autre manière, cet
+aphorisme ne me semblerait pouvoir conduire, contre l'intention évidente
+de son illustre auteur, qu'à une fausse appréciation de la seule
+différence qui puisse réellement exister entre la nature phrénologique
+des animaux et celle de l'homme, et qui, sous cet aspect physiologique
+comme sous tout autre, se réduit nécessairement à la simple plénitude du
+développement des facultés, du moins tant qu'on ne sort point de l'ordre
+général des ostéozoaires.
+
+Après avoir ainsi suffisamment caractérisé le vice le plus fondamental
+commun à toutes les diverses doctrines des psychologues ou des
+idéologues, je croirais m'engager dans des détails contraires à l'esprit
+de cet ouvrage, si j'entreprenais ici d'expliquer, même d'une manière
+générale, comment les métaphysiciens, toujours dominés par leur vaine
+tendance à l'unité, dans leur étude presque exclusive de l'intelligence,
+ont, en outre, manqué radicalement la vraie notion essentielle des
+facultés intellectuelles elles-mêmes, auxquelles ils avaient si
+vicieusement subordonné les facultés affectives. C'est seulement en
+examinant la marche historique du développement de l'esprit humain,
+qu'il conviendra d'expliquer, dans le volume suivant, comment l'école
+française, qui, malgré les apparences, fut certainement la mieux
+systématique de toutes, éprouvant surtout, suivant le génie national, le
+besoin de la clarté, s'attacha au seul principe évident qu'elle pût
+apercevoir en un tel sujet, c'est-à-dire, à l'axiome d'Aristote, mais
+sans admettre l'indispensable restriction si bien formulée par Leïbnitz:
+d'où toutes les rêveries puériles de Condillac et de ses successeurs sur
+la _sensation transformée_, pour représenter les différens actes
+intellectuels comme finalement identiques; conceptions fantastiques, qui
+écartaient complétement toutes les dispositions primordiales par
+lesquelles, non-seulement les divers organismes animaux, mais les divers
+individus de notre espèce se distinguent si énergiquement les uns des
+autres, et qui d'ailleurs donnaient même les plus fausses idées de la
+simple théorie préliminaire des sensations externes. Sous le point de
+vue dogmatique propre à la leçon actuelle, je dois me borner, à cet
+égard, à renvoyer le lecteur à la lumineuse réfutation par laquelle Gall
+et Spurzheim préparèrent si bien leurs travaux, et qui n'exigerait ici
+aucune nouvelle considération principale: on y devra surtout remarquer
+cette belle démonstration philosophique, si pleinement satisfaisante,
+d'où ils ont conclu que la sensation, la mémoire, l'imagination, et même
+le jugement, enfin toutes les facultés scolastiques, ne sont pas, en
+réalité, des facultés fondamentales et abstraites, mais constituent
+seulement, d'une manière directe, les divers degrés ou modes consécutifs
+d'un même phénomène, propre à chacune des véritables fonctions
+phrénologiques élémentaires, et nécessairement variable de l'une à
+l'autre, avec une activité proportionnelle. Cette admirable analyse, en
+renversant simultanément toutes les diverses théories métaphysiques,
+leur a même ôté ce qui seul leur conservait encore quelque crédit,
+c'est-à-dire, leur critique mutuelle, faite ainsi désormais avec
+beaucoup plus de justesse et d'énergie à la fois qu'elle n'avait pu
+l'être jusqu'alors par aucune des écoles antagonistes. L'école allemande
+surtout, qui, par le vague absolu de ses inintelligibles doctrines,
+n'avait dû son ascendant momentané qu'à son imparfaite réfutation des
+aberrations fondamentales de l'école française, a été dès-lors
+radicalement privée de toute destination réelle, et s'est effectivement
+consumée depuis en vains efforts pour arrêter sa désorganisation
+croissante, même chez la nation la plus favorablement disposée à sa
+conservation.
+
+Quoique ce soit assurément un procédé très peu philosophique que
+d'entreprendre de juger une doctrine quelconque d'après la seule
+considération, quelque réelle qu'elle puisse être, des résultats
+auxquels doit conduire son application, au lieu de l'apprécier
+directement en elle-même; néanmoins, quand une fois cet examen
+fondamental, dont rien ne saurait dispenser, a été convenablement
+effectué, il est évidemment très légitime, et ordinairement fort utile,
+afin d'en mieux faire ressortir les conclusions principales, de signaler
+les conséquences générales de la doctrine proposée, pourvu qu'on en ait
+d'abord soigneusement écarté tout ce qui ne présenterait réellement
+qu'un caractère fortuit. Or, une telle épreuve indirecte serait, sans
+doute, bien désavantageuse aux diverses théories psychologiques ou
+idéologiques, dont la profonde inanité spéculative se transformerait
+malheureusement, dans la pratique, en la plus déplorable efficacité,
+d'après leur universelle prétention à la souveraine direction morale de
+l'humanité. Rien n'est plus facile à vérifier, par exemple, pour ce
+qu'on appelle l'école française, celle de toutes qui, comme je viens de
+l'indiquer, présente réellement les doctrines les plus liées. Car, le
+célèbre traité d'Helvétius contient certainement l'application la plus
+complète et la plus rigoureuse de l'ensemble d'une telle philosophie,
+quelques vains efforts qu'on ait souvent tentés pour déguiser cette
+évidente filiation, en présentant cet ouvrage comme une sorte de
+production anomale et fortuite. Le double paradoxe de cet ingénieux
+philosophe, sur l'égalité fondamentale de toutes les intelligences
+humaines, en tant que pourvues des mêmes sens extérieurs, et sur
+l'égoïsme érigé en principe nécessairement unique de toute nature morale
+proprement dite, dont il serait superflu de signaler ici l'immense
+danger, présente deux conséquences générales, logiquement
+incontestables, et d'ailleurs co-relatives, de la manière profondément
+vicieuse dont cette métaphysique concevait, d'une part, les facultés
+intellectuelles, d'une autre part, les facultés affectives. Bien loin
+que ces absurdes hypothèses constituent des aberrations isolées et
+momentanées d'un esprit excentrique, nous aurons occasion de
+reconnaître, dans le volume suivant, la pernicieuse influence qu'elles
+ont exercée, et qu'elles continuent encore d'exercer à certains égards,
+sous le rapport politique et même sous le rapport social, sur les deux
+générations qui ont suivi l'époque de leur développement: de tels
+ravages ne sauraient appartenir à des erreurs purement accidentelles.
+Mais, l'école allemande, qui a tant insisté, et l'on peut même dire, à
+très juste titre, tant déclamé à ce sujet, ne comporte pas, à son tour,
+sous un semblable point de vue, une appréciation plus favorable.
+L'ensemble de ses doctrines psychologiques, qui, au fond, n'est certes
+pas moins erroné, n'est pas surtout moins nuisible, quoique d'une autre
+manière, au perfectionnement réel de l'humanité. Dans l'ordre purement
+intellectuel, l'idéologie française conduit aux plus absurdes
+exagérations sur la puissance illimitée de l'éducation, ce qui a
+d'ailleurs contribué à diriger davantage l'attention générale vers ce
+principal moyen de perfectionnement; la psychologie allemande représente
+son _moi_ comme essentiellement ingouvernable, en vertu de la liberté
+vagabonde qui en constitue le caractère fondamental, et qui ne permet de
+le concevoir assujéti à aucune véritable loi. Sous le point de vue moral
+principalement, tandis que les uns tendent involontairement à réduire
+toutes les relations sociales à d'ignobles coalitions d'intérêts privés,
+les autres sont entraînés, à leur insu, à organiser une sorte de
+mystification universelle, où la prétendue disposition permanente de
+chacun à diriger exclusivement sa conduite d'après l'idée abstraite du
+devoir, aboutirait finalement à l'exploitation de l'espèce par un petit
+nombre d'habiles charlatans. À cet égard, l'école écossaise, qui
+admettait la sympathie en même temps que l'égoïsme, était sans doute
+beaucoup plus rapprochée de la réalité, quoique le vague de ce qu'elle a
+ambitieusement nommé ses doctrines, et surtout leur défaut plus prononcé
+de liaison, ne lui aient jamais permis d'exercer une aussi grande
+influence[48].
+
+ [Note 48: Les travail philosophiques de Hume, d'Adam
+ Smith, et de Fergusson, manifestent spécialement une
+ tendance beaucoup plus prononcée vers le véritable état
+ positif, et leur ensemble présente les élémens d'une théorie
+ de l'homme bien moins erronée que celles de toutes les
+ autres écoles métaphysiques. On y remarquera toujours avec
+ intérêt la meilleure réfutation qu'il fût possible
+ d'effectuer, avant la fondation de la physiologie cérébrale,
+ des principales aberrations de l'école française sur la
+ nature morale de l'homme.]
+
+L'ancien système d'études des phénomènes intellectuels et moraux étant
+ainsi suffisamment apprécié désormais, tant dans sa méthode
+caractéristique, que dans ses principales théories, de manière à faire
+mieux ressortir le véritable état général de la question, nous devons
+maintenant diriger notre attention exclusive sur l'examen philosophique
+de la grande tentative de Gall, directement envisagée, afin de bien
+saisir ce qui manque essentiellement aujourd'hui à la physiologie
+phrénologique pour avoir atteint la vraie constitution scientifique qui
+lui est propre, et dont elle est nécessairement encore plus éloignée que
+la physiologie organique et même la physiologie animale proprement
+dite.
+
+Deux principes philosophiques, qui n'ont plus besoin d'aucune
+discussion, servent de base inébranlable à l'ensemble de la doctrine de
+Gall, savoir: l'innéité des diverses dispositions fondamentales, soit
+affectives, soit intellectuelles; la pluralité des facultés
+essentiellement distinctes et radicalement indépendantes les unes des
+autres, quoique les actes effectifs exigent ordinairement leur concours
+plus ou moins complexe. Sans sortir de l'espèce humaine, tous les cas de
+talens ou de caractères prononcés, en bien ou en mal, prouvent, avec une
+irrésistible évidence, la réalité du premier principe; la diversité même
+de ces cas bien tranchés, la plupart des états pathologiques, surtout de
+ceux où le système nerveux est directement affecté, démontrent, d'une
+manière non moins irrécusable, la profonde justesse du second.
+L'observation comparative des principales natures animales, ne
+laisserait d'ailleurs, sous l'un et l'autre aspect, aucun doute à cet
+égard, s'il pouvait en exister encore. Enfin, ces deux principes, faces
+évidemment co-relatives et mutuellement solidaires d'une même conception
+fondamentale, ne constituent, en réalité, que la formulation
+scientifique des résultats généraux de l'expérience universelle sur la
+véritable constitution intellectuelle et morale de l'homme, dans tous
+les temps et dans tous les lieux; symptôme indispensable de la vérité, à
+l'égard de toutes les idées-mères, qui doivent toujours être
+primitivement rattachées aux indications spontanées de la raison
+publique, comme je l'ai souvent montré envers les principales notions de
+la philosophie naturelle. Ainsi, outre la puissante analogie tirée de
+l'examen préalable des facultés élémentaires de la vie animale
+proprement dite, on voit que tous les divers moyens généraux
+d'exploration qui conviennent aux recherches physiologiques,
+l'observation directe, l'expérimentation, l'analyse pathologique, la
+méthode comparative, viennent exactement converger vers ce double
+principe, confirmé d'ailleurs par la sanction implicite du bon sens
+vulgaire, dont la compétence est irrécusable à l'égard de phénomènes
+continuellement soumis, par leur nature, à son attentive investigation.
+Un tel ensemble de preuves assure nécessairement, à cette grande notion
+primordiale, une indestructible consistance, pleinement à l'abri de
+toutes les transformations plus ou moins profondes que devra subir
+ultérieurement la doctrine phrénologique[49]. Dans l'ordre anatomique,
+cette conception physiologique correspond à la division nécessaire du
+cerveau en un certain nombre d'organes partiels, symétriques comme tous
+ceux de la vie animale, et qui, quoique plus contigus et plus semblables
+qu'en aucun autre système, par conséquent plus sympathiques et même plus
+synergiques, sont néanmoins essentiellement distincts et indépendans les
+uns des autres, ainsi qu'on le savait déjà pour les ganglions
+respectivement affectés aux divers sens extérieurs. En un mot, le
+cerveau n'est plus, à proprement parler, un _organe_: il devient un
+véritable _appareil_, plus ou moins complexe suivant le degré
+d'animalité. L'objet propre et élémentaire de la physiologie
+phrénologique consiste dès-lors, suivant la formule fondamentale que
+j'ai établie pour la position générale de toutes les questions
+essentielles de physiologie positive, à déterminer, avec toute
+l'exactitude possible, l'organe cérébral particulier à chaque
+disposition, affective ou intellectuelle, nettement prononcée, et bien
+reconnue préalablement comme étant à la fois simple et nouvelle; ou,
+réciproquement, ce qui est encore plus difficile, à quelle fonction
+préside telle partie de la masse encéphalique qui présente les vraies
+conditions anatomiques d'un organe distinct: afin de développer toujours
+cette harmonie nécessaire entre l'analyse physiologique et l'analyse
+anatomique, qui constitue essentiellement, à tous égards, la véritable
+science des corps vivans. Ainsi conçue, cette dernière partie de la
+physiologie générale se propose le même but rationnel que la physiologie
+organique et la physiologie animale ordinaires: elle étudie, dans une
+vue analogue, des phénomènes plus élevés. Malheureusement, l'institution
+des moyens est fort loin de correspondre jusqu'ici, d'une manière
+convenable, à la difficulté supérieure du sujet.
+
+ [Note 49: Ceux de mes lecteurs qui ne considéreraient
+ cette théorie qu'à sa source la plus pure, c'est-à-dire dans
+ le grand ouvrage de Gall, ne doivent pas négliger un
+ indispensable perfectionnement général que Spurzheim y a
+ introduit, bien que, si l'on pénètre au fond de la pensée de
+ Gall, on doive trouver peut-être qu'un tel progrès porte
+ plutôt sur les simples dénominations que sur les idées
+ elles-mêmes. Quoi qu'il en soit, cette amélioration consiste
+ à reconnaître que les diverses facultés fondamentales ne
+ conduisent pas à des actes, et surtout à des modes et degrés
+ d'action, nécessairement déterminés, comme Gall semblait
+ d'abord l'établir; mais que les actes effectifs dépendent,
+ en général, de l'association de certaines facultés, et de
+ l'ensemble des circonstances correspondantes. C'est ainsi
+ qu'il ne saurait exister, à proprement parler, aucun organe
+ du vol, puisqu'un tel acte n'est qu'une aberration du
+ sentiment de la propriété, quand son exagération n'est pas
+ suffisamment contenue par la morale et par la réflexion: il
+ en est de même pour le prétendu organe du meurtre, comparé à
+ l'instinct général de la destruction. La même considération
+ s'applique, à plus forte raison, aux facultés
+ intellectuelles, qui, par elles-mêmes, ne déterminent jamais
+ que des tendances, et nullement des résultats accomplis.]
+
+Le vrai principe scientifique de cette double décomposition nécessaire
+de la nature phrénologique en diverses facultés fondamentales et de
+l'appareil cérébral en différens organes correspondans, consiste
+essentiellement à regarder, en général, les fonctions, soit affectives,
+soit intellectuelles, comme plus élevées, ou, si l'on veut, plus
+humaines, et en même temps aussi moins énergiques, à mesure qu'elles
+deviennent plus spécialement exclusives à la partie supérieure de la
+série zoologique, et à concevoir simultanément leurs siéges comme situés
+dans des portions de la masse encéphalique de moins en moins étendues et
+de plus en plus éloignées de son origine immédiate, en considérant le
+crâne, suivant la saine théorie anatomique, comme un simple prolongement
+de la colonne vertébrale, centre primitif de l'ensemble du système
+nerveux: en sorte que la partie la moins développée et la plus
+antérieure du cerveau se trouve toujours affectée aux facultés les plus
+caractéristiques de l'humanité, et la plus volumineuse et la plus
+postérieure à celles qui constituent surtout la base commune de toute
+animalité. Il importe de remarquer ici, à cet égard, qu'une telle
+classification est pleinement conforme à la théorie philosophique que
+j'ai établie, le premier, dans ce traité, et qui, après nous avoir
+d'abord conduits à découvrir la véritable série hiérarchique des
+diverses branches fondamentales de la philosophie naturelle, nous a
+essentiellement dirigés jusqu'ici pour la distribution rationnelle des
+différentes parties de chaque science, et nous fournira enfin, dans le
+volume suivant, la meilleure coordination possible des principales
+notions sociales: on voit, en effet, qu'il faut constamment procéder
+d'après la considération uniforme de la généralité graduellement
+décroissante des sujets successifs à examiner, ce qui constitue, à mon
+avis, la première loi relative à la marche dogmatique de l'esprit
+positif. Tant de vérifications capitales, spontanément issues d'une
+exacte analyse philosophique de toutes les diverses sciences
+fondamentales, feront sentir, j'espère, à tous les penseurs,
+l'importance et la réalité d'une semblable théorie, et empêcheront
+peut-être de la confondre avec les vagues et éphémères rapprochemens
+systématiques qui résultent des vaines tentatives journellement
+entreprises par des esprits incomplets ou mal préparés.
+
+Si, maintenant, nous considérons, mais seulement dans son ensemble, la
+doctrine générale que Gall a déduite de la méthode ainsi caractérisée,
+il sera facile de constater qu'elle représente, avec une admirable
+fidélité, la vraie nature morale et intellectuelle de l'homme et des
+animaux. La première division fondamentale des facultés phrénologiques
+en affectives et intellectuelles, dont les unes correspondent à toute la
+partie postérieure et moyenne de l'appareil cérébral, tandis que sa
+partie antérieure est seule affectée aux autres, qui, dans les cas les
+plus extrêmes, occupent à peine ainsi le quart ou le sixième de la masse
+encéphalique, rétablit, tout d'un coup, sur une base scientifique
+inébranlable, la prééminence nécessaire des facultés affectives, si
+vicieusement méconnue par toutes les sectes psychologiques ou
+idéologiques, et néanmoins si hautement manifestée par l'observation
+directe de tous les phénomènes moraux, soit animaux, soit même humains.
+Gall et Spurzheim n'ont eu réellement, sous ce rapport, à écarter aucune
+autre objection importante que l'ancienne opinion physiologique,
+renouvelée par Cabanis et surtout par Bichat, qui, reconnaissant
+néanmoins et même exagérant la séparation indispensable entre les
+facultés affectives et les facultés intellectuelles, et s'obstinant
+d'ailleurs à ne concevoir anatomiquement le cerveau que comme un organe
+unique, affectait exclusivement cet organe aux phénomènes intellectuels,
+et répartissait les diverses passions proprement dites dans les
+principaux organes essentiellement relatifs à la vie végétative, tels
+que le coeur, le foie, etc. Il est heureusement inutile désormais de
+revenir sur la réfutation spéciale d'une doctrine aussi évidemment
+vicieuse, si judicieusement appréciée par Gall et Spurzheim, qui ont
+montré que ni l'observation directe, ni l'analyse pathologique, ni
+surtout la méthode comparative ne permettaient de maintenir un seul
+instant cette irrationnelle conception, appartenant à la première
+enfance de la physiologie. On peut seulement ajouter à cet examen
+décisif que l'argument symptomatique, tant invoqué par Bichat, outre
+qu'il serait, par sa nature, certainement insuffisant pour constituer
+seul une notion scientifique d'une telle importance, n'a pas même, en
+réalité, la fixité rigoureuse qui pourrait lui donner quelque véritable
+valeur logique. Si, en effet, comme le dit Bichat, toute émotion, toute
+passion, est surtout ressentie dans les organes de la vie végétative,
+chacun peut aisément reconnaître, non-seulement sur les divers animaux,
+mais directement sur les différens états d'une même économie humaine,
+que le siége de cette impression, purement sympathique et consécutive,
+se trouve tantôt dans l'estomac, tantôt dans le foie, puis dans le coeur
+ou dans le poumon, suivant celui d'entre eux que sa susceptibilité
+native ou sa perturbation accidentelle disposent à éprouver
+principalement une telle réaction, qui ne saurait ainsi fournir, par
+elle même, aucune indication certaine sur le lieu de l'action primitive.
+Il résulte seulement, d'un tel ordre de considérations, l'obligation
+incontestable d'avoir beaucoup égard, dans la conception définitive de
+l'ensemble de l'économie, à la grande influence que l'état du cerveau
+doit exercer sur les nerfs qui se distribuent à tous les appareils de la
+vie organique.
+
+En passant enfin aux notions d'un degré de généralité immédiatement
+inférieur, on ne peut, ce me semble, contester davantage la profonde
+justesse de la principale subdivision établie par Gall et Spurzheim dans
+chacun des deux ordres essentiels de facultés et d'organes
+phrénologiques: c'est-à-dire la distinction des facultés affectives en
+penchans et sentimens ou affections, dont les premiers résident dans la
+partie postérieure et fondamentale de l'appareil cérébral, tandis que sa
+partie moyenne est essentiellement affectée aux autres; et pareillement,
+la distinction des facultés intellectuelles en diverses facultés
+perceptives proprement dites, dont l'ensemble constitue l'esprit
+d'observation, et un petit nombre de facultés éminemment réflectives,
+les plus élevées de toutes, composant l'esprit de combinaison, soit
+qu'il compare ou qu'il coordonne; la partie antéro-supérieure de la
+région frontale étant le siége exclusif de ces dernières, principal
+attribut caractéristique de la nature humaine. Si nous considérons
+surtout la première subdivision, qui est la plus importante et la mieux
+établie, nous reconnaîtrons aisément qu'elle complète, d'une manière
+très satisfaisante, l'esquisse générale de la vraie nature morale, déjà
+ébauchée par la division fondamentale. C'est ainsi que se trouve
+confirmée et expliquée la distinction incontestable, vaguement établie
+de tout temps par le bon sens vulgaire, entre ce qu'on nomme le coeur,
+le caractère, et l'esprit, distinction que les théories scientifiques
+représenteront désormais avec exactitude, d'après les groupes de
+facultés qui correspondent respectivement aux parties postérieure,
+moyenne, et antérieure, de l'appareil cérébral. À la vérité, la
+définition comparative des penchans et des sentimens semble d'abord
+manquer de netteté et de précision; mais, au fond, cet inconvénient,
+qu'il ne faut pas dissimuler, et que la science doit s'attacher à
+dissiper, tient beaucoup moins à la pensée elle-même, dont la justesse
+est irrécusable, qu'à l'extrême imperfection du langage philosophique
+actuel, formé à une époque où toutes les notions morales et même
+intellectuelles étaient enveloppées dans une vague et mystérieuse unité
+métaphysique, et qui n'a pu encore être convenablement rectifié par
+l'usage rationnel d'expressions mieux choisies, dont l'introduction
+graduelle doit se faire avec une grande réserve systématique. Car, à
+prendre les diverses dénominations usitées dans la stricte rigueur de
+leur sens littéral, on irait ainsi jusqu'à méconnaître la distinction
+fondamentale entre les facultés affectives, soit penchans, soit
+sentimens, et les facultés intellectuelles proprement dites. Quand
+celles-ci, en effet, sont très prononcées, elles produisent, sans aucun
+doute, de véritables inclinations ou penchans, que leur moindre énergie
+distingue seule ordinairement des passions inférieures. On ne peut nier
+davantage que leur action ne donne lieu aussi à de véritables émotions
+ou sentimens, les plus rares, les plus purs, et les plus sublimes de
+tous, et qui, quoique les moins vifs, peuvent cependant aller
+quelquefois jusqu'aux larmes; comme le témoignent tant d'admirables
+ravissemens excités par la simple satisfaction directe qu'inspire la
+seule découverte de la vérité, dans les éminens génies qui ont le plus
+honoré l'espèce humaine, les Archimède, les Descartes, les Képler, les
+Newton, etc. Aucun bon esprit penserait-il à s'autoriser de semblables
+rapprochemens pour nier toute distinction réelle entre les facultés
+intellectuelles et les facultés affectives? Il n'y a évidemment d'autre
+conclusion à en déduire que l'incontestable nécessité de réformer
+convenablement le langage philosophique, pour l'élever enfin, par une
+précision rigoureuse, à la dignité sévère du langage scientifique. Or,
+on en peut dire autant de la subdivision des facultés affectives
+elles-mêmes en ce qu'on nomme, faute d'expressions mieux
+caractéristiques, les _penchans_ et les _sentimens_, dont la distinction
+n'est pas, au fond, moins réelle, quoiqu'elle doive être beaucoup moins
+tranchée, et, par cela même, plus difficile à bien apprécier. En
+écartant désormais, à cet égard, toute vaine discussion de nomenclature,
+on peut dire néanmoins que la vraie différence générale entre ces deux
+sortes de facultés affectives n'a pas encore été assez nettement saisie.
+Pour lui donner un véritable aspect scientifique, il suffirait, ce me
+semble, de reconnaître que le premier genre, le plus fondamental, se
+rapporte simplement à l'individu isolé, ou, tout au plus, à la seule
+famille, successivement envisagée dans ses principaux besoins de
+conservation, tels que la reproduction, l'éducation des petits, le mode
+d'alimentation, de séjour, d'habitation, etc.; tandis que le second
+genre, plus spécial, suppose plus ou moins l'existence de quelques
+rapports sociaux, soit entre des individus d'espèce différente, soit
+surtout entre des individus de la même espèce, abstraction faite du
+sexe, et détermine le caractère que les tendances de l'animal doivent
+imprimer à chacune de ces relations, passagères ou permanentes
+d'ailleurs. Le sentiment de la propriété, c'est-à-dire la disposition de
+l'animal à s'approprier, d'une manière exclusive, tous les objets
+convenables, constitue la vraie transition naturelle entre les deux
+genres, étant à la fois social en lui-même et individuel par sa
+destination directe. Pourvu que la comparaison de ces deux ordres de
+facultés affectives soit toujours exactement subordonnée à cette
+considération fondamentale, il importera peu d'ailleurs de quels termes
+on se servira pour les désigner, une fois du moins que ces expressions
+quelconques auront acquis, par un usage rationnel, toute la fixité
+nécessaire.
+
+Tels sont les grands résultats philosophiques que consacre à jamais la
+doctrine générale de Gall, quand on l'envisage, comme je viens de le
+faire, en écartant soigneusement toute vaine tentative, mal conçue ou
+anticipée, de localisation spéciale des diverses fonctions cérébrales ou
+phrénologiques. Quels que soient les graves et nombreux inconvéniens que
+présente évidemment aujourd'hui une telle localisation, d'ailleurs
+inévitablement imposée à Gall, ainsi que je vais l'expliquer, par la
+nécessité même de sa glorieuse mission, tout esprit juste et impartial
+reconnaîtra néanmoins, après un examen approfondi de l'ensemble de cette
+doctrine, que, malgré ce vice fondamental, elle formule, dès à présent,
+une connaissance réelle de la nature humaine, et des autres natures
+animales, extrêmement supérieure à tout ce qui avait jamais été tenté
+jusqu'alors[50].
+
+ [Note 50: L'équitable postérité n'oubliera point de
+ noter que l'homme du génie, auteur d'une aussi importante
+ révolution philosophique, qui ouvre à l'esprit scientifique
+ une nouvelle et immense carrière, fut toujours obstinément
+ repoussé de cette même Académie des Sciences, qui avait déjà
+ laissé échapper l'occasion, hélas! trop fugitive, d'honorer
+ son histoire du glorieux nom de Bichat.]
+
+Parmi les innombrables objections qui ont été successivement élevées
+contre cette belle doctrine, considérée toujours uniquement dans ses
+dispositions fondamentales, et en continuant à éliminer toute
+spécialisation, la seule qui mérite ici d'être signalée, tant par sa
+haute importance, que par le nouveau jour que son entière résolution a
+fait rejaillir sur l'esprit de la théorie, consiste dans la prétendue
+irrésistibilité que des juges irréfléchis ont cru devoir ainsi être
+attribuée aux actions humaines, et qu'il est nécessaire d'examiner
+sommairement du point de vue général propre à la philosophie positive.
+
+Une profonde ignorance du véritable esprit de la philosophie naturelle,
+pourrait seule faire confondre, en principe, la subordination
+d'événemens quelconques à des lois invariables, avec leur irrésistible
+accomplissement nécessaire. Dans l'ensemble du monde réel, organique ou
+inorganique, il est évident, comme je l'ai déjà établi, que les
+phénomènes des divers ordres sont d'autant moins modifiables, et
+déterminent des tendances d'autant plus irrésistibles, qu'il sont à la
+fois plus simples et plus généraux. Sous cet aspect, les actes de
+pesanteur, en tant que relatifs à la plus générale et à la plus simple
+de toutes les lois naturelles, sont les seuls que nous puissions
+concevoir comme pleinement et nécessairement irrésistibles, puisqu'ils
+ne sauraient jamais être entièrement suspendus; ils se font toujours
+sentir, d'une manière quelconque, soit par un mouvement, soit par une
+pression. Mais à mesure que les phénomènes se compliquent, leur
+production exigeant le concours indispensable d'un nombre toujours
+croissant d'influences distinctes et indépendantes, ils deviennent, par
+cela seul, de plus en plus modifiables, ou, en d'autres termes, leur
+accomplissement devient de moins en moins irrésistible, par les
+combinaisons de plus en plus variées que comportent les diverses
+conditions nécessaires, dont chacune continue néanmoins à être isolément
+assujettie à ses lois fondamentales, sans lesquelles la conception
+générale de la nature resterait dans cet état arbitraire et désordonné
+que la philosophie théologique est directement destinée à représenter.
+C'est ainsi que les phénomènes physiques, et surtout les phénomènes
+chimiques, comportent des modifications continuellement plus profondes,
+et présentent, par conséquent, une irrésistibilité toujours moindre,
+ainsi que j'ai eu soin de l'expliquer. Nous avons également remarqué
+que, en vertu de leur complication et de leur spécialité supérieures,
+les phénomènes physiologiques sont les plus modifiables et les moins
+irrésistibles de tous, quoique toujours soumis, dans leur
+accomplissement, à des lois naturelles invariables. Par une suite
+évidente de la même notion philosophique, il est clair que les
+phénomènes de la vie animale, à raison de leur moindre indispensabilité
+et de leur inévitable intermittence, doivent réellement être envisagés
+comme plus modifiables et moins irrésistibles encore que ceux de la vie
+organique proprement dite. Enfin, les phénomènes intellectuels et
+moraux, qui, par leur nature, sont à la fois plus compliqués et plus
+spéciaux que tous les autres phénomènes précédens, doivent évidemment
+comporter de plus importantes modifications, et manifester, par suite,
+une irrésistibilité beaucoup moindre, sans que chacune des nombreuses
+influences élémentaires qui y concourent cesse pour cela d'obéir, dans
+son exercice spontané, à des lois rigoureusement invariables, quoique le
+plus souvent inconnues jusqu'à présent. C'est ce que Gall et Spurzheim
+ont ici directement vérifié, de la manière la moins indubitable, par une
+lumineuse argumentation. Il leur a suffi, après avoir rappelé que les
+actes réels dépendent presque toujours de l'action combinée de plusieurs
+facultés fondamentales, de remarquer, en premier lieu, que l'exercice
+peut développer beaucoup chaque faculté quelconque, comme l'inactivité
+tend à l'atrophier; et, en second lieu, que les facultés
+intellectuelles, directement destinées, par leur nature, à modifier la
+conduite générale de l'animal d'après les exigences variables de sa
+situation, peuvent altérer beaucoup l'influence pratique de toutes les
+autres facultés. D'après ce double principe, il ne saurait y avoir de
+véritable irrésistibilité, et par suite d'irresponsabilité nécessaire,
+conformément aux indications générales de la raison publique, que dans
+les cas de manie proprement dite, où la prépondérance exagérée d'une
+faculté déterminée, tenant à l'inflammation ou à l'hypertrophie de
+l'organe correspondant, réduit en quelque sorte l'organisme à l'état de
+simplicité et de fatalité de la nature inerte. C'est donc bien
+vainement, et avec une légèreté bien superficielle, qu'on a accusé la
+physiologie cérébrale de méconnaître la haute influence de l'éducation,
+et de la législation qui en constitue le prolongement nécessaire, parce
+qu'elle en a judicieusement fixé les véritables limites générales. Pour
+avoir nié, contre l'idéologie française, la possibilité de convertir, à
+volonté, par des institutions convenables, tous les hommes en autant de
+Socrates, d'Homères, ou d'Archimèdes, et, contre la psychologie
+germanique, l'empire absolu, bien plus absurde encore, que l'énergie du
+_moi_ exercerait pour transformer, à son gré, sa nature morale, la
+doctrine phrénologique a été représentée comme radicalement destructive
+de toute liberté raisonnable, et de tout perfectionnement de l'homme à
+l'aide d'une éducation bien conçue et sagement dirigée! Il est néanmoins
+évident, par la seule définition générale de l'_éducation_, que cette
+incontestable perfectibilité suppose nécessairement l'existence
+fondamentale de prédispositions convenables, et, en outre, que chacune
+d'elles est soumise à des lois déterminées, sans lesquelles on ne
+saurait concevoir qu'il devînt possible d'exercer sur leur ensemble
+aucune influence vraiment systématique: en sorte que c'est précisément,
+au contraire, à la physiologie cérébrale qu'appartient exclusivement la
+position rationnelle du problème philosophique de l'éducation. Enfin,
+suivant une dernière considération plus spéciale, cette physiologie
+érige en principe incontestable que les hommes sont, pour l'ordinaire,
+essentiellement médiocres, en bien et en mal, dans leur double nature
+affective et intellectuelle; c'est-à-dire que, en écartant un très petit
+nombre d'organisations exceptionnelles, chacun d'eux possède, à un degré
+peu prononcé, tous les penchans, tous les sentimens, et toutes les
+aptitudes élémentaires, sans que le plus souvent aucune faculté soit, en
+elle-même, hautement prépondérante. Il est donc clair que le champ le
+plus vaste se trouve ainsi directement ouvert à l'éducation pour
+modifier, presque en tous sens, des organismes aussi flexibles; quoique,
+quant au degré, leur développement doive toujours rester dans cet état
+peu tranché qui suffit pleinement à la bonne harmonie sociale, comme je
+l'expliquerai plus tard.
+
+Les esprits judicieux ont adressé, à l'ensemble de la doctrine de Gall,
+un reproche beaucoup plus difficile à écarter, lorsqu'ils ont blâmé la
+localisation effective, évidemment hasardée, et même notoirement erronée
+à beaucoup d'égards essentiels, que Gall a cru devoir proposer.
+Toutefois, en examinant, d'une manière plus approfondie, la situation
+nécessaire de ce grand philosophe, on reconnaîtra, j'espère, que, quels
+que soient, en réalité, les vices fondamentaux d'une telle tentative,
+qu'il serait certes bien superflu de soumettre ici au moindre examen
+spécial, il a fait ainsi un usage, non-seulement très légitime, mais
+même essentiellement indispensable, du droit général des naturalistes à
+l'institution des hypothèses scientifiques, en se conformant d'ailleurs
+à la théorie préliminaire que j'ai établie, à ce sujet, dans le second
+volume de ce traité. D'abord, les conditions principales imposées par
+cette théorie logique ont été, en ce cas, parfaitement remplies;
+puisqu'il ne s'agit point là de fluides ni d'éthers fantastiques, qui
+échappent à toute discussion réelle, mais bien d'organes très
+saisissables, dont les attributions hypothétiques comportent, par leur
+nature, des vérifications pleinement positives. En second lieu, aucun de
+ceux qui ont fait, de la manière la plus convenable, la facile critique
+de la localisation supposée par Gall, n'aurait pu, très probablement, en
+imaginer, à sa place, aucune autre moins imparfaite, ni même aussi
+heureusement ébauchée. S'abstenir, est, à la vérité, un conseil que la
+médiocrité prudente peut toujours aisément prescrire au génie: mais on
+peut, je crois, constater, sans la moindre incertitude, que, dans toute
+semblable opération philosophique, une telle inaction serait
+nécessairement impossible et même radicalement vicieuse. Car, l'esprit
+humain est ordinairement beaucoup trop faible, et surtout trop peu
+disposé à supporter, d'une manière continue, la pénible contention
+qu'exige la combinaison d'idées très abstraites, et, par suite, très
+indéterminées, pour que la création de la doctrine phrénologique, et
+ensuite sa propagation et son développement, eussent été possibles, sans
+l'institution préalable d'une hypothèse quelconque sur le siége effectif
+de chaque faculté fondamentale, sauf la rectification ultérieure de cet
+indispensable programme, nécessairement hasardé. La même obligation
+logique s'est reproduite, de nos jours, pour l'illustre rénovateur de la
+philosophie médicale, et je n'hésite point à affirmer qu'on la vérifiera
+constamment dans tous les cas analogues. Elle a, sans doute, de très
+graves inconvéniens, par l'extrême embarras que présentent ensuite
+l'élimination ou le redressement d'hypothèses auxquelles une science
+doit son existence, et que les esprits ordinaires ont presque toujours
+épousées avec une foi bien plus profonde que la confiance hardie de
+leurs propres inventeurs: mais il n'y a point à délibérer sur ce qui
+est si évidemment nécessité par l'infirmité radicale de notre
+intelligence. Que désormais des esprits vigoureux, bien préparés, par
+une saine éducation scientifique, à raisonner avec aisance sur des
+notions très générales et peu arrêtées, sans excéder essentiellement les
+étroites limites de leur positivité actuelle, s'en tiennent
+habituellement, à l'égard de la doctrine phrénologique, aux seuls
+principes fondamentaux que j'en ai ci-dessus séparés, et qui en
+constituent aujourd'hui toute la partie vraiment sérieuse et
+substantielle, cela est non-seulement devenu possible, mais même
+éminemment désirable: puisque c'est uniquement d'un tel point de vue
+qu'on peut nettement apercevoir l'ensemble des vrais besoins principaux
+de la physiologie cérébrale, et le caractère des moyens philosophiques
+qui peuvent graduellement conduire à la perfectionner. Il ne faut pas
+croire d'ailleurs que cette scrupuleuse séparation doive, dans la
+pratique, priver une telle doctrine de l'efficacité positive inhérente à
+sa lumineuse représentation générale de la nature intellectuelle et
+affective de l'homme et des animaux. Rien n'empêche, en raisonnant ici,
+à la manière des géomètres, sur des siéges indéterminés, ou regardés
+comme tels, de parvenir à des conclusions effectives, susceptibles
+d'une utilité très réelle, ainsi que j'espère pouvoir le témoigner, dans
+le volume suivant, par ma propre expérience; quoique d'ailleurs il doive
+être évident que ces conclusions deviendraient certainement plus
+précises, et, par suite, plus efficaces, si les vrais organes des
+diverses facultés cérébrales comportaient un jour des déterminations
+pleinement positives. Mais, outre qu'une telle marche était
+primitivement impossible, puisque le développement préliminaire de la
+phrénologie, à l'aide de la localisation hypothétique, a pu seul
+conduire à en concevoir nettement le caractère et la nécessité, il est
+incontestable que, si Gall s'en fût scrupuleusement tenu à ces hautes
+généralités philosophiques, quelque irrécusables qu'elles soient, il
+n'aurait jamais constitué une science, ni formé une école, et ces
+vérités si précieuses eussent été inévitablement étouffées dans leur
+germe par la coalition spontanée des diverses influences antagonistes.
+Ainsi, l'heureux ébranlement que les immortels travaux de Gall ont
+irrévocablement imprimé à l'esprit humain, dépendait essentiellement de
+la marche, en apparence si téméraire, qu'il a dû nécessairement suivre;
+sans que ce soit néanmoins un motif de prolonger ce mode originaire
+au-delà des limites naturelles que lui imposent les lois positives du
+développement de notre intelligence. Ce cas est fort analogue à celui
+que nous a déjà présenté la grande hypothèse mécanique de Descartes, qui
+a rendu, à d'autres égards, les mêmes éminens services philosophiques,
+et qui a dû subir ensuite une semblable élimination: mais, toutefois,
+avec cette différence essentielle, tout à l'avantage de l'hypothèse
+actuelle, que les organes effectifs des diverses facultés cérébrales,
+quoique n'étant point encore déterminés, sont cependant susceptibles de
+l'être ultérieurement[51]; tandis que le mécanisme primitif des
+mouvemens célestes ne comportait réellement aucune détermination
+positive, et constituait une recherche nécessairement inaccessible, à
+laquelle l'esprit humain a dû finir par renoncer pour jamais, quand son
+éducation fondamentale a été enfin suffisamment avancée.
+
+ [Note 51: Cette détermination positive peut même être
+ déjà regardée comme accomplie à l'égard de quelques organes
+ très prononcés. Il serait, ce me semble, difficile de
+ résister à l'ensemble de preuves d'après lequel Gall a placé
+ le siége de l'amour maternel dans les lobes postérieurs du
+ cerveau, et surtout celui du penchant à la propagation dans
+ le cervelet; quoique, sous ce dernier rapport, la grave
+ objection présentée par plusieurs zoologistes ne soit pas
+ encore convenablement résolue.]
+
+Après avoir convenablement apprécié le véritable caractère philosophique
+de la physiologie cérébrale, il me reste enfin, pour compléter ici un
+tel examen, à signaler rapidement les divers perfectionnemens
+indispensables que sa constitution naissante exige aujourd'hui avec tant
+d'urgence.
+
+Il faut placer, en première ligne, comme la principale condition
+scientifique, base nécessaire de tout développement ultérieur, une
+judicieuse rectification fondamentale des organes et des facultés de
+tous genres. Sous le point de vue anatomique, qui doit d'abord
+prédominer désormais, on voit aisément que, après avoir établi, en
+général, le principe incontestable qui érige le cerveau en un véritable
+appareil, la répartition effective de cet appareil en ses divers organes
+constituans n'a plus été essentiellement dirigée que par des analyses
+purement physiologiques, le plus souvent fort imparfaites et même très
+superficielles, au lieu d'être directement subordonnée à de vraies
+déterminations anatomiques. Aussi tous les anatomistes ont-ils, à juste
+titre, traité une telle distribution comme arbitraire et désordonnée,
+puisque, n'étant assujétie à aucune notion rigoureuse de philosophie
+anatomique sur la différence réelle entre un organe et une partie
+d'organe, elle comporte des subdivisions en quelque sorte indéfinies,
+que chaque phrénologue semble pouvoir multiplier à son gré. Quoique, en
+thèse générale, l'analyse des fonctions doive, sans doute, éclairer
+beaucoup celle des organes, la décomposition fondamentale de l'organisme
+en appareils, et de ceux-ci en organes, n'en est pas moins, par sa
+nature, essentiellement indépendante de l'analyse physiologique, à
+laquelle, au contraire, elle est surtout destinée à fournir une base
+préliminaire indispensable, comme tous les physiologistes le
+reconnaissent pleinement aujourd'hui envers tous les autres ordres
+d'études biologiques: à quel titre les études cérébrales seraient-elles
+exceptées d'une telle obligation philosophique? Il n'est point
+nécessaire, par exemple, de voir fonctionner les divers organes qui
+composent l'appareil digestif, l'appareil respiratoire, l'appareil
+locomoteur, etc., pour que l'anatomie puisse nettement les distinguer
+les uns des autres: pourquoi n'en serait-il pas de même dans l'appareil
+cérébral? L'analyse anatomique doit, sans doute, y présenter des
+difficultés très supérieures, en vertu de la dissemblance beaucoup
+moindre et de la plus grande proximité des organes correspondans. Mais
+serait-ce un motif suffisant de renoncer directement à cette
+indispensable analyse? S'il en était ainsi, il faudrait certainement
+cesser de prétendre à donner jamais à la doctrine phrénologique un
+caractère scientifique vraiment spécial, et l'on devrait s'en tenir
+toujours aux seules généralités fondamentales que j'en ai ci-dessus
+détachées. Car, le but philosophique de toute théorie biologique devant
+être, comme je l'ai établi, de constituer une exacte harmonie entre
+l'analyse anatomique et l'analyse physiologique, cela suppose évidemment
+qu'elles n'ont pas d'abord été calquées l'une sur l'autre, et que
+chacune d'elles a été préalablement opérée d'une manière distincte. Rien
+ne saurait donc dispenser aujourd'hui les véritables phrénologistes,
+pour assurer à leur doctrine une consistance durable et un développement
+rationnel, qui lui garantissent enfin droit de cité dans le monde
+savant, de la stricte obligation de reprendre, par une série directe de
+travaux anatomiques, l'analyse fondamentale de l'appareil cérébral, en
+faisant provisoirement abstraction de toute idée de fonctions, ou, du
+moins, en ne l'employant qu'à titre de simple auxiliaire de
+l'exploration anatomique. Ceux d'entre eux qui ont déjà reconnu, quoique
+d'une manière beaucoup trop vague, l'évidente nécessité, dans la
+détermination de la prépondérance relative de chaque organe cérébral
+chez les divers sujets, de ne plus s'en tenir uniquement à la
+considération grossière du volume ou du poids de l'organe, mais d'avoir
+égard aussi au degré d'activité, estimé anatomiquement, par exemple,
+d'après l'énergie de sa circulation partielle, seront probablement
+disposés à bien comprendre la haute importance d'une telle
+considération.
+
+À cette analyse anatomique de l'appareil cérébral, il faudra joindre,
+dans un ordre d'idées entièrement distinct quoique parallèle, l'analyse
+purement physiologique des diverses facultés élémentaires, qui devra
+finalement être constituée, autant que possible, en harmonie
+scientifique avec la première: toute idée anatomique devra, à son tour,
+être provisoirement écartée dans ce second travail, au lieu de la fusion
+anticipée qu'on veut habituellement opérer entre les deux points de vue.
+Sous ce nouvel aspect, et abstraction faite de toute localisation, la
+situation actuelle de la phrénologie n'est guère plus satisfaisante.
+Car, la distinction spéciale des diverses facultés fondamentales, soit
+intellectuelles, soit même affectives, ainsi que leur énumération, y
+sont encore conçues le plus souvent d'une manière très superficielle,
+quoiqu'il n'y ait d'ailleurs aucune comparaison à faire, quant à la
+positivité, avec les vaines analyses métaphysiques. Si les
+métaphysiciens avaient confondu toutes leurs notions psychologiques et
+idéologiques dans une vague et absurde unité, il est fort probable que
+les phrénologistes, au contraire, ont trop multiplié aujourd'hui les
+fonctions vraiment élémentaires. Gall en avait établi vingt-sept, ce
+qui, sans doute, était déjà exagéré; Spurzheim en a porté le nombre à
+trente-cinq, et chaque jour il tend à s'augmenter, faute de principes
+rationnels d'une circonscription rigoureuse, qui puisse régler la verve
+facile des explorateurs vulgaires. À moins que la saine philosophie n'y
+mette ordre, tout phrénologue créera bientôt une faculté, en même temps
+qu'un organe, pour peu que le cas lui semble opportun, avec
+presqu'autant d'aisance que les idéologues ou psychologues
+construisaient jadis des entités. Quelle que soit l'extrême variété des
+diverses natures animales, ou même celle des différens types humains, il
+est néanmoins sensible, puisque les actes réels supposent presque
+toujours le concours de plusieurs facultés fondamentales, que cette
+multiplicité effective, fût-elle beaucoup plus grande encore, se
+trouverait suffisamment représentée d'après un très petit nombre de
+fonctions élémentaires relatives aux deux genres dans lesquels se
+subdivisent l'ordre moral et l'ordre intellectuel. Si, par exemple, le
+nombre total des facultés était réduit à douze ou à quinze très
+tranchées, leurs combinaisons binaires, ternaires, quaternaires, etc.,
+correspondraient, sans doute, à des types bien plus multipliés qu'il
+n'en peut réellement exister, en se bornant même à distinguer, d'après
+le degré normal d'activité de chaque fonction, deux autres degrés
+nettement caractérisés, l'un supérieur, et l'autre inférieur. Mais
+l'exhorbitante multiplication des facultés fondamentales n'est pas, en
+elle-même, aussi choquante que la frivole irrationnalité de la plupart
+des prétendues analyses qui ont jusqu'ici présidé à leur distinction.
+Dans l'ordre intellectuel surtout, les aptitudes ont été presque
+toujours fort mal caractérisées, même abstraction faite des organes.
+C'est ainsi, pour me borner ici à un seul exemple très prononcé, qu'on a
+introduit une prétendue aptitude mathématique fondamentale, d'après des
+motifs qui auraient dû également conduire à créer autant d'autres
+aptitudes spéciales à l'égard de la chimie, de l'anatomie, etc., si
+toute la boîte osseuse n'eût pas été préalablement distribuée en
+irrévocables compartimens. La caractéristique a même été établie avec
+une telle légèreté, qu'on a choisi comme principal symptôme d'un
+semblable talent, l'insignifiante facilité que tant d'esprits médiocres
+apportent dans la rapide exécution des calculs numériques les plus
+automatiquement formulés, et qui, d'après le futile emploi qu'elle
+suppose d'un temps précieux, est, sans doute, beaucoup plus décisive
+ordinairement contre la capacité réelle de celui qui la présente
+qu'elle ne peut prouver en sa faveur. Un tel mode d'appréciation
+témoigne une profonde ignorance de la vraie nature des spéculations
+mathématiques, qui sont bien loin d'avoir un caractère intellectuel
+aussi spécial que l'imaginent les esprits disposés à confesser naïvement
+leur inaptitude à cet égard, sans soupçonner la portée des indications
+directes qu'ils fournissent ainsi contre eux à tout observateur
+philosophe. Quoique l'analyse des facultés affectives, nécessairement
+beaucoup plus tranchées, soit certainement bien moins imparfaite, elle
+présente néanmoins, dès le premier examen, plusieurs doubles emplois
+très sensibles. C'est ainsi, par exemple, que, après avoir justement
+admis la bienveillance et la sympathie comme dispositions élémentaires,
+Spurzheim a cru devoir ériger la justice en un nouveau sentiment
+fondamental, quoique ce ne soit évidemment que le résultat de l'usage de
+ces facultés, éclairé, en chaque cas, par une convenable appréciation
+intellectuelle des rapports sociaux[52].
+
+ [Note 52: Cette erreur est d'autant moins excusable que
+ Gall l'avait déjà soigneusement évitée et même signalée. On
+ pourrait, en sens inverse, reprocher à Gall le prétendu
+ organe de la théosophie, superfétation évidemment absurde,
+ justement écartée par Spurzheim, si une telle notion eût
+ été, dès l'origine, autre chose qu'une simple concession
+ dictée par la prudence, et dont la nécessité réelle était
+ seule très contestable.]
+
+Pour perfectionner ou rectifier cette analyse élémentaire des diverses
+facultés cérébrales, il serait, je crois, fort utile d'ajouter, à
+l'observation générale et directe de l'homme et de la société, une
+judicieuse appréciation physiologique des cas individuels les plus
+prononcés, en considérant surtout le passé. L'ordre intellectuel, qui a
+le plus besoin de révision, comporterait principalement l'application la
+plus étendue et la moins équivoque de ce procédé complémentaire. Si, par
+exemple, de telles monographies avaient été préalablement entreprises à
+l'égard des principaux géomètres, anciens ou modernes, elles auraient
+vraisemblablement prévenu l'aberration grossière que je viens de
+signaler, en montrant, avec la dernière évidence, que ce qu'on nomme
+l'esprit mathématique, loin de constituer aucune aptitude isolée et
+spéciale, présente toutes les variétés que peut offrir, en général,
+l'esprit humain dans tous ses autres exercices quelconques, par les
+différentes combinaisons des vraies facultés élémentaires. C'est ainsi
+que tel grand géomètre a surtout brillé par la sagacité de ses
+inventions, tel autre par la force et l'étendue de ses combinaisons, un
+troisième par le génie du langage, manifesté dans l'heureux choix de ses
+notations, et dans la perfection de son style algébrique, etc. On
+pourrait certainement découvrir, ou du moins vérifier, toutes les
+principales facultés vraiment fondamentales de notre intelligence, par
+cette seule classe du monographies scientifiques, qui comporterait plus
+de précision qu'aucune autre, si elle était convenablement conçue et
+judicieusement exécutée par un esprit assez compétent. Il en serait de
+même, quoiqu'à un bien moindre degré, pour les monographies analogues
+des plus éminens artistes. Cette considération, généralisée autant que
+possible, se rattache à l'utilité fondamentale de l'étude philosophique
+des sciences, tant sous le point de vue historique que sous le rapport
+dogmatique, pour la découverte des véritables lois logiques, que j'ai
+établie, au début de ce traité, comme l'une de ses principales
+applications directes: seulement il s'agit ici de la détermination
+préalable des diverses facultés élémentaires, et non des lois de leur
+action effective; mais les motifs doivent être essentiellement
+analogues.
+
+L'analyse phrénologique fondamentale est donc entièrement à refaire,
+suivant l'esprit philosophique que je viens de caractériser, d'abord
+dans l'ordre anatomique, et ensuite dans l'ordre purement physiologique.
+Après avoir convenablement opéré ces deux analyses préliminaires, en les
+distinguant avec beaucoup de soin, et en dirigeant chacune d'elles
+conformément à sa nature, il faudra finalement établir entre elles une
+exacte harmonie générale, qui peut seule constituer dignement la
+physiologie phrénologique sur ses véritables bases rationnelles. Mais ce
+grand travail, qu'on peut déjà, d'après les deux leçons précédentes,
+regarder comme essentiellement institué à l'égard de la physiologie
+végétative et même de la physiologie animale proprement dite, n'est pas
+seulement conçu jusqu'ici, dans son ensemble, pour la physiologie
+cérébrale, en vertu de sa complication supérieure et de sa positivité
+plus récente.
+
+Dans l'exécution difficile de cette grande opération scientifique, les
+phrénologistes devront certainement s'aider, d'une manière plus complète
+et mieux entendue qu'ils ne l'ont fait jusqu'ici, des moyens généraux
+que fournit la philosophie biologique pour perfectionner toutes les
+études relatives aux corps vivans, c'est-à-dire, de l'analyse
+pathologique, et surtout de l'analyse comparative proprement dite.
+L'introduction rationnelle de ces deux puissans auxiliaires n'est
+aujourd'hui qu'à peine ébauchée en phrénologie: aussi n'en a-t-on tiré
+encore aucun parti essentiel, si ce n'est pour les généralités
+préliminaires. Sous le premier point de vue, on n'a point jusqu'ici
+convenablement appliqué aux phénomènes intellectuels et moraux le
+lumineux aphorisme fondamental de philosophie médicale, dont l'esprit
+humain est redevable à M. Broussais, et qui consiste, ainsi que je l'ai
+indiqué dans la quarantième leçon, à concevoir tous les phénomènes
+quelconques de l'état pathologique comme ne pouvant constituer jamais
+qu'un simple prolongement des phénomènes de l'état normal, exagérés ou
+atténués au-delà de leurs limites ordinaires de variation. Il est
+néanmoins impossible de rien comprendre aux différens genres de folie,
+si leur examen scientifique n'est continuellement dirigé par ce grand
+principe. Or, d'après cette même assimilation nécessaire entre les cas
+pathologiques et les cas purement physiologiques, rien ne serait plus
+propre que l'étude judicieuse de l'état de folie à dévoiler ou à
+confirmer les véritables facultés fondamentales de la nature humaine,
+que cette triste situation tend à faire si énergiquement ressortir, en
+manifestant successivement chacune d'elles dans une exaltation
+prépondérante, qui la sépare nettement de toutes les autres[53]. Les
+médecins, spécialement occupés d'un tel ordre de maladies, et qui,
+presque toujours, sont, encore moins que la plupart des autres, sous le
+rapport intellectuel, ou même sous le rapport moral, au niveau de leur
+importante mission, tendent néanmoins, depuis Pinel, dans l'étude de ce
+qu'ils ont nommé les _monomanies_, à donner cette direction aux
+explorations qu'ils se sont trop exclusivement réservées. Mais une
+appréciation préalable beaucoup trop imparfaite du véritable état
+normal, et un sentiment trop vague et trop incomplet de son
+indispensable similitude avec l'état pathologique, ont rendu jusqu'à
+présent ces travaux à peu près stériles pour l'amélioration de la
+physiologie cérébrale. Quoique les maladies mentales ne soient plus,
+sans doute, _sacrées_, comme elles l'étaient pour Hippocrate, leurs
+monographies n'en consistent pas moins encore, le plus souvent, dans
+l'inintelligible accumulation de prétendues merveilles, qui éloignent
+toute idée de rapprochement positif avec l'état normal: ce sont
+habituellement des travaux plutôt littéraires que vraiment
+scientifiques. L'extrême difficulté d'un tel genre d'explorations
+excuse, jusqu'à un certain point, cette imperfection plus prononcée, qui
+tient néanmoins surtout à l'insuffisance plus profonde des observateurs,
+plus occupés, d'ordinaire, à régenter grossièrement leurs malades qu'à
+en analyser judicieusement les phénomènes. Aussi les divers successeurs
+de Pinel n'ont-ils réellement ajouté jusqu'ici rien d'essentiel aux
+améliorations introduites, il y a quarante ans, par cet illustre
+médecin, soit dans la théorie ou dans le traitement de l'aliénation
+mentale.
+
+ [Note 53: Il faut signaler, à cet égard, une remarque
+ générale, éminemment judicieuse, faite récemment par M.
+ Broussais, et qui peut éclairer beaucoup le diagnostic de la
+ folie, aussi bien que les vraies indications physiologiques
+ que l'on doit induire d'un tel genre d'observations
+ pathologiques. Elle consiste en ce que, quand l'altération
+ principale porte directement sur les organes intellectuels,
+ ordinairement destinés, dans l'état normal, à régler
+ l'équilibre des diverses facultés affectives, la suppression
+ de cette influence régulatrice peut laisser un trop libre
+ développement au penchant ou au sentiment le plus prononcé,
+ ce qui déguise souvent à l'observateur vulgaire le véritable
+ siége de l'aliénation, et pourrait ainsi donner à l'ensemble
+ du traitement une fausse direction.]
+
+Quoique l'étude des animaux ait été certainement moins stérile au
+perfectionnement réel de la physiologie intellectuelle et morale, il
+reste cependant incontestable que ce puissant moyen d'exploration a été
+jusqu'ici essentiellement vicié par le déplorable ascendant que
+conservent encore, chez la plupart des naturalistes, les vaines
+subtilités métaphysiques sur la comparaison entre l'instinct et
+l'intelligence, comme je l'ai précédemment expliqué. Si la nature
+animale ne saurait être rationnellement comprise que d'après son
+assimilation fondamentale à la nature humaine, proportionnellement au
+degré d'organisation, il est tout aussi indubitable, en sens inverse,
+pour cet ordre de fonctions comme pour tous les autres, que l'examen
+judicieux et graduel des organismes plus ou moins inférieurs doit
+éclairer beaucoup la vraie connaissance de l'homme: l'humanité et
+l'animalité se servent ainsi l'une à l'autre d'explication mutuelle,
+suivant l'esprit général de toute saine explication scientifique.
+L'ensemble des facultés cérébrales, intellectuelles ou affectives,
+constituant le complément nécessaire de la vie animale proprement dite,
+on concevrait difficilement que toutes celles qui sont vraiment
+fondamentales ne fussent point, par cela même, rigoureusement communes,
+dans un degré quelconque, à tous les animaux supérieurs, et peut-être au
+groupe entier des ostéozoaires; car, les différences d'intensité
+suffiraient vraisemblablement à rendre raison des diversités effectives,
+en ayant égard à l'association des facultés, et faisant d'ailleurs
+provisoirement abstraction, autant que possible, de tout
+perfectionnement de l'homme par le développement de l'état social:
+l'analogie puissante que fournissent toutes les autres fonctions tend à
+confirmer une telle conception. Si quelques facultés appartiennent,
+d'une manière vraiment exclusive, à la seule nature humaine, ce ne peut
+être qu'à l'égard des aptitudes intellectuelles les plus éminentes, qui
+doivent correspondre à la partie la plus antérieure de la région
+frontale: et encore cela paraîtra-t-il fort douteux, si l'on compare,
+sans prévention, les actes des mammifères les plus élevés à ceux des
+sauvages les moins développés. Il est, ce me semble, beaucoup plus
+rationnel de penser que l'esprit d'observation, et même l'esprit de
+combinaison, existent aussi, mais à un degré radicalement très
+inférieur, chez les animaux, quoique le défaut d'exercice, résultant
+surtout de l'état d'isolement, doive tendre à les engourdir, et même à
+en atrophier les organes. On a vainement argué, contre les animaux, du
+fait même de notre exclusive perfectibilité sociale, sans réfléchir que
+notre espèce n'a pu se développer ainsi qu'en comprimant, de toute
+nécessité, l'essor graduel qu'auraient pu prendre tant d'autres espèces
+animales susceptibles de sociabilité. Les animaux domestiques, quoique
+n'étant pas toujours, à beaucoup près, les plus intelligens, pourraient
+fournir à ce sujet d'importantes lumières, en vertu d'une plus facile
+exploration, surtout si l'on savait judicieusement comparer leur nature
+morale actuelle à celle, plus ou moins différente, qui devait
+correspondre aux époques plus rapprochées de leur domestication
+primitive; car il serait étrange que les transformations si évidentes
+qu'ils ont éprouvées sous tant de rapports physiques ne fussent
+accompagnées d'aucune variation réelle à l'égard des fonctions les plus
+modifiables de toutes. Mais l'extrême imperfection de l'étude
+phrénologique des animaux est surtout manifeste dans la dédaigneuse
+égalité où notre superbe intelligence enveloppe la considération
+intellectuelle et affective des diverses natures animales, sans avoir
+même ordinairement égard aux principaux degrés d'organisation. Du haut
+de sa suprématie, l'homme a jugé les animaux à peu près comme un despote
+envisage ses sujets, c'est-à-dire, en masse, sans apercevoir entre eux
+aucune inégalité digne d'être sérieusement notée. Il est néanmoins
+certain, en considérant l'ensemble de la hiérarchie animale, que, sous
+le rapport intellectuel et moral, aussi bien que sous tous les autres
+aspects physiologiques, les principaux ordres de cette hiérarchie
+diffèrent souvent davantage les uns des autres que les plus élevés
+d'entre eux ne diffèrent réellement du type humain. L'étude rationnelle
+des moeurs et de l'esprit des animaux est donc encore essentiellement à
+faire, la plupart des essais déjà tentés n'ayant pu avoir que la seule
+efficacité préliminaire de préparer graduellement sa véritable
+institution scientifique. Elle promet aux naturalistes une ample moisson
+d'importantes découvertes, directement applicables au progrès général de
+la vraie connaissance de l'homme, pourvu que, en dirigeant mieux leurs
+recherches, ils sachent aussi mépriser désormais, avec une fermeté plus
+énergique, les vaines et inconvenantes déclamations des théologiens et
+des métaphysiciens sur la prétendue tendance d'une telle doctrine à
+dégrader la nature humaine, dont elle doit, au contraire, rectifier la
+notion fondamentale, en fixant, avec une précision rigoureuse, et à
+l'abri de toute argumentation sophistique, les profondes différences qui
+nous séparent positivement des animaux les plus voisins.
+
+Dans cette construction philosophique de la physiologie cérébrale, il
+faudra considérer, plus soigneusement qu'on ne l'a fait jusqu'ici, les
+deux ordres de notions générales relatives au mode d'action, qui,
+d'après la leçon précédente, conviennent nécessairement à tous les
+phénomènes quelconques de la vie animale, et que nous avons déjà
+examinés à l'égard des phénomènes élémentaires d'irritabilité et de
+sensibilité. La loi d'intermittence est, en effet, éminemment applicable
+aux diverses fonctions affectives et intellectuelles, en ayant égard,
+bien entendu, à la symétrie constante des organes, suivant la judicieuse
+remarque de Gall, qui devient ici plus spécialement indispensable. Mais
+ce grand sujet exige toutefois un nouvel examen, surtout envers les
+facultés mentales, vu la stricte nécessité imposée à la science de
+concilier leur intermittence évidente avec la parfaite continuité que
+semble supposer la liaison fondamentale qui unit entre elles toutes nos
+opérations intellectuelles, depuis la première enfance jusqu'à l'extrême
+caducité, et que ne peuvent même interrompre les plus profondes
+perturbations cérébrales, pourvu qu'elles soient passagères. Cette
+question, dont les théories métaphysiques ne comportaient pas seulement
+la position, présente certainement de grandes difficultés; mais sa
+solution positive doit jeter un grand jour sur la marche générale des
+actes intellectuels. Quant à l'association, soit synergique, soit
+sympathique, des diverses facultés phrénologiques, les physiologistes
+commencent à en bien comprendre la haute importance habituelle, quoique
+jusqu'ici aucune étude vraiment scientifique n'ait été directement
+instituée pour la recherche des lois générales de ces combinaisons
+indispensables. Sans une telle considération fondamentale, le nombre des
+penchans, des sentimens, ou des aptitudes, semblerait presque
+susceptible d'être indéfiniment augmenté. C'est ainsi, pour n'en citer
+qu'un seul exemple, tant d'explorateurs de la nature humaine ont cru
+devoir distinguer plusieurs sortes de courages, sous les noms de
+militaire, de civil, etc., quoique la disposition primitive à braver un
+danger quelconque doive néanmoins être toujours uniforme, et qu'elle
+soit seulement plus ou moins dirigée par l'intelligence. Sans doute, le
+martyr qui supporte, avec une fermeté inébranlable, les plus horribles
+supplices pour éviter seulement le désaveu solennel de ses convictions,
+le savant qui entreprend une expérience périlleuse dont il a bien
+calculé les chances, etc., pourraient fuir sur un champ de bataille
+s'ils étaient forcés à combattre pour une cause qui ne leur inspirerait
+aucun intérêt: mais leur genre de courage n'en est pas moins
+essentiellement identique au courage spontané et animal qui constitue la
+bravoure militaire proprement dite; il n'y a, entre tous ces cas,
+d'autre différence principale que l'influence supérieure des facultés
+intellectuelles, sauf toutefois les inégalités ordinaires de degré. En
+général, sans les diverses synergies cérébrales, ou entre les deux
+ordres de facultés fondamentales, ou entre les différentes fonctions de
+chaque ordre, il serait impossible d'analyser judicieusement la plupart
+des actes réels: et c'est surtout dans l'interprétation positive de
+chacun d'eux par une telle association, que consistera l'application
+habituelle de la doctrine phrénologique, quand une fois elle aura été
+scientifiquement constituée. Mais l'étude directe des lois de cette
+harmonie, et de l'équilibre moral qui en résulte, serait certainement
+prématurée, tant que l'analyse phrénologique élémentaire ne sera pas
+mieux conçue et plus arrêtée, dans son double caractère anatomique et
+physiologique. Quand l'époque sera venue d'examiner cet ordre important
+de phénomènes composés, et les déterminations volontaires qui en sont la
+conséquence finale, il faudra décider alors, par une exploration plus
+délicate, si, dans chaque véritable organe cérébral, une partie
+distincte n'est point spécialement affectée à l'établissement de ces
+diverses synergies et sympathies; comme l'ont déjà soupçonné MM.
+Pinel-Grandchamp et Foville, d'après quelques observations
+pathologiques, à l'égard de la substance blanche comparée à la substance
+grise, celle-ci leur ayant paru plus particulièrement enflammée dans les
+perturbations cérébrales qui affectaient surtout les phénomènes de la
+volonté, tandis que l'autre l'était davantage dans celles qui portaient
+principalement sur les opérations intellectuelles proprement dites.
+
+Si l'on peut ainsi justement reprocher à la phrénologie actuelle de
+concevoir d'une manière trop isolée chacune des fonctions cérébrales
+qu'elle considère, on doit, à plus forte raison, la blâmer d'avoir trop
+séparé le cerveau de l'ensemble du système nerveux, quoique les
+premières exigeances de cette étude naissante excusent, jusqu'à un
+certain point, une conception aussi imparfaite. Il est néanmoins
+évident, comme Bichat l'a si fréquemment rappelé, que l'ensemble des
+phénomènes intellectuels et affectifs, malgré leur extrême importance,
+ne constitue, dans le système total de l'économie animale, qu'un
+indispensable intermédiaire entre l'action du monde extérieur sur
+l'animal à l'aide des impressions sensoriales, et la réaction finale de
+l'animal par les contractions musculaires. Or, dans l'état présent de la
+physiologie phrénologique, il n'existe aucune conception positive sur la
+co-relation générale de la suite des actes intérieurs du cerveau à cette
+dernière réaction nécessaire, dont on soupçonne seulement que la moelle
+épinière constitue vaguement l'organe immédiat[54].
+
+ [Note 54: C'est à l'étude de cette réaction que se
+ rattache l'importante considération de la traduction
+ extérieure de l'ensemble de la constitution intellectuelle,
+ et surtout morale, par l'état habituel du système
+ musculaire, principalement facial, qui détermine la
+ physionomie proprement dite. Quoique Lavater ait analysé,
+ avec une grande sagacité, ces indications symptomatiques,
+ dont le principe est incontestable, une telle série de
+ recherches ne pourra prendre un caractère rationnel, et
+ comporter une véritable utilité, à l'abri de toute induction
+ erronée ou frivole, que lorsqu'elle pourra être subordonnée,
+ d'après une détermination positive des vraies facultés
+ fondamentales, aux lois générales de l'action normale de
+ l'appareil cérébral sur l'appareil musculaire. De tels
+ travaux seraient jusque-là évidemment prématurés: aussi
+ Lavater n'a-t-il pu réellement former une école, faute d'une
+ véritable doctrine, propre à rallier ses esquisses
+ incohérentes.
+
+ Gall a très judicieusement remarqué, à ce sujet, que le
+ système habituel des gestes offre un indice plus rationnel
+ et moins équivoque que l'état passif de la physionomie
+ proprement dite. La loi ingénieuse et très plausible qu'il a
+ proposée sur la direction générale de la mimique,
+ conformément à la prépondérance de tel ou tel organe
+ cérébral, me paraît constituer une inspiration fort
+ heureuse, ultérieurement susceptible d'une véritable utilité
+ scientifique, pourvu qu'elle soit convenablement
+ appliquée.]
+
+En généralisant autant que possible cet ordre de jugemens
+philosophiques, on doit enfin reconnaître que la physiologie cérébrale,
+lors même qu'elle envisagerait, d'une manière plus rationnelle,
+l'ensemble du système nerveux, présenterait aujourd'hui le grave
+inconvénient de trop isoler ce système du reste de l'économie. Sans
+doute, elle a dû d'abord écarter soigneusement les erreurs anciennes sur
+le prétendu siége des passions dans les organes de la vie végétative,
+qui eussent empêché toute conception scientifique de la nature morale de
+l'homme et des animaux, comme je l'ai déjà expliqué. Mais elle a depuis
+beaucoup trop négligé la grande influence qu'exercent sur les
+principales fonctions intellectuelles et affectives les divers genres
+des autres phénomènes physiologiques, influence si hautement signalée
+dans le célèbre ouvrage de Cabanis, qui, malgré le vague et l'obscurité
+de ses vues générales, fut néanmoins si utile à la science, en servant
+de précurseur immédiat à l'heureuse révolution philosophique que nous
+devons au génie de Gall.
+
+L'ensemble des différentes considérations indiquées dans cette leçon,
+concourt donc à démontrer que la physiologie intellectuelle et morale
+est aujourd'hui conçue et cultivée d'une manière à la fois trop
+irrationnelle et trop étroite, dont l'influence, tant qu'elle
+subsistera, opposera nécessairement un obstacle insurmontable à tout
+véritable progrès d'une doctrine qui n'a fait réellement encore aucun
+pas important depuis sa première fondation. Cette étude, qui, par sa
+nature, exige, plus qu'aucune autre branche de la physiologie,
+l'indispensable habitude préliminaire des principales parties de la
+philosophie naturelle, et qui ne peut fructifier que dans les
+intelligences les plus vigoureuses et les mieux élevées, tend
+aujourd'hui, en vertu de son isolement vicieux, à descendre au niveau
+des esprits les plus superficiels et les moins préparés, qui la feraient
+bientôt servir de base à un charlatanisme grossier et funeste, dont tous
+les vrais savans doivent se hâter de prévenir le développement déjà
+imminent. Mais, quels que soient ces immenses inconvéniens, ils ne
+doivent point faire méconnaître l'éminent mérite d'une conception
+destinée, malgré son imperfection actuelle, à constituer directement
+l'un des principaux élémens par lesquels la philosophie du dix-neuvième
+siècle se distinguera définitivement de celle du siècle précédent, ce
+qui a été jusqu'ici si vainement tenté.
+
+Cette dernière leçon, rattachée à l'ensemble des cinq précédentes,
+complète donc l'appréciation générale que je devais faire, dans la
+seconde partie de ce volume, du vrai génie philosophique propre à
+l'étude positive des corps vivans, successivement envisagés sous tous
+leurs divers aspects principaux. Quoique les différentes parties
+essentielles de cette grande science soient, sans doute, très
+inégalement avancées aujourd'hui, et que nous ayons reconnu l'état peu
+satisfaisant de toutes celles qui se rapportent directement aux idées de
+vie, même les plus simples, comparées à celles qui se bornent aux seules
+idées d'organisation, cependant un tel examen nous a montré que les
+branches les plus imparfaites commencent aussi à prendre un véritable
+caractère scientifique, à la fois positif et rationnel, plus ou moins
+ébauché déjà, suivant la complication correspondante des phénomènes.
+
+L'analyse fondamentale du système de la philosophie naturelle se trouve
+ainsi enfin suffisamment opérée dans ce volume et dans les deux
+précédens, depuis la philosophie mathématique, qui en constitue la
+première base générale, jusqu'à la philosophie biologique, qui le
+termine nécessairement. Malgré l'immense intervalle qui semble séparer
+ces deux extrémités, nous avons pu passer de l'une à l'autre par des
+degrés presque insensibles, en disposant convenablement les diverses
+études naturelles suivant la hiérarchie scientifique établie au début de
+ce traité. Entre la philosophie mathématique et la physique proprement
+dite, s'interpose spontanément la philosophie astronomique, participant
+à la fois de leur double nature. De même, entre l'ensemble de la
+philosophie inorganique et celui de la philosophie organique, tout en
+maintenant à chacune son vrai génie scientifique, nous avons reconnu que
+la philosophie chimique constitue, par le caractère de ses phénomènes,
+une véritable transition fondamentale, qui n'a rien d'hypothétique, et
+qui établit à jamais la rigoureuse continuité du système des sciences
+naturelles.
+
+Mais ce système, quoiqu'il comprenne toutes les sciences existantes, est
+encore évidemment incomplet, et laisse aujourd'hui une large issue à
+l'influence rétrograde de la philosophie théologico-métaphysique, à
+laquelle il réserve ainsi un ordre tout entier d'idées, les plus
+immédiatement applicables de toutes. Il lui manque absolument
+l'indispensable complément final qui peut seul assurer, en réalité, sa
+pleine efficacité, et organiser enfin l'irrévocable prépondérance
+universelle de la philosophie positive, en assujétissant aussi au même
+esprit scientifique, tant pour la méthode que pour la doctrine, la
+théorie fondamentale des phénomènes les plus compliqués et les plus
+spéciaux, comme je vais oser le tenter, le premier, dans le volume
+suivant, directement consacré à la science nouvelle que je me suis
+efforcé de créer sous le nom de _physique sociale_. Cette science
+vraiment définitive, qui prend nécessairement dans la science biologique
+proprement dite ses racines immédiates, constituera dès-lors l'ensemble
+de la philosophie naturelle en un corps de doctrine complet et
+indivisible, qui permettra désormais à l'esprit humain de procéder
+toujours d'après des conceptions uniformément positives dans tous les
+modes quelconques de son activité, en faisant cesser la profonde
+anarchie intellectuelle qui caractérise notre état présent. Quoique la
+plupart des sciences antérieures soient encore, comme nous l'avons
+reconnu, fort imparfaites à beaucoup d'égards essentiels, leur
+incontestable positivité, plus ou moins développée, suffit pleinement à
+rendre possible aujourd'hui cette dernière transformation philosophique,
+de laquelle dépendent surtout désormais leurs plus grands progrès
+futurs, par une meilleure organisation systématique de l'ensemble des
+divers travaux scientifiques, abandonnés maintenant au plus irrationnel
+isolement.
+
+FIN DU TOME TROISIÈME.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME TROISIÈME.
+
+
+35e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la chimie.
+
+36e Leçon. Considérations générales sur la chimie proprement dite ou
+_inorganique_.
+
+37e Leçon. Examen philosophique de la doctrine chimique des proportions
+définies.
+
+38e Leçon. Examen philosophique de la théorie électro-chimique.
+
+39e Leçon. Considérations générales sur la chimie dite _organique_.
+
+40e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science
+biologique.
+
+41e Leçon. Considérations générales sur la philosophie anatomique.
+
+42e Leçon. Considérations générales sur la philosophie biotaxique.
+
+43e Leçon. Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie
+végétative ou _organique_.
+
+44e Leçon. Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie
+_animale_ proprement dite.
+
+45e Leçon. Considérations générales sur l'étude positive des fonctions
+intellectuelles et morales, ou cérébrales.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive. (3/6), by
+Auguste Comte
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE ***
+
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+Foundation
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+Project Gutenberg's Cours de philosophie positive. (3/6), by Auguste Comte
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Cours de philosophie positive. (3/6)
+
+Author: Auguste Comte
+
+Release Date: April 4, 2010 [EBook #31883]
+
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE ***
+
+
+
+
+Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald
+Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+<br><br>
+
+<h1>COURS</h1>
+<h5>DE</h5>
+<h2>PHILOSOPHIE POSITIVE,</h2>
+
+<h4>PAR M. AUGUSTE COMTE,</h4>
+
+<h5>ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE
+TRANSCENDANTE<br>
+ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À LADITE ÉCOLE.</h5>
+
+<hr class="short">
+
+<h3>TOME TROISIÈME,</h3>
+
+<h5>CONTENANT</h5>
+<h4>LA PHILOSOPHIE CHIMIQUE ET LA PHILOSOPHIE<br>
+BIOLOGIQUE.</h4>
+
+<hr>
+
+<p class="mid">PARIS,<br>
+BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE,<br>
+POUR LES SCIENCES,<br>
+QUAI DES AUGUSTINS, Nº 55.</p>
+
+<h5>1838.</h5>
+
+<br><br><hr class="full"><br>
+
+<h3>AVIS DE L'AUTEUR.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Divers obstacles ont successivement retardé la composition et la
+publication de ce troisième volume, dont la première partie, consacrée à
+la philosophie chimique, a été écrite et imprimée dans les derniers mois
+de l'année 1835. En conséquence, le quatrième et dernier volume de cet
+ouvrage, contenant la philosophie sociale et les conclusions générales
+de l'ensemble du traité de philosophie positive, ne pourra être publié
+que vers le milieu de l'année 1839.</p>
+
+<p>Paris, le 24 Février 1838.</p>
+
+<br><br><br>
+
+<h3>COURS</h3>
+<h5>DE</h5>
+<h2>PHILOSOPHIE POSITIVE.</h2>
+
+<a name="l35" id="l35"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>TRENTE-CINQUIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml">Considérations philosophiques sur l'ensemble de la chimie.</p>
+
+<p>Le dernier aspect fondamental sous lequel la philosophie naturelle doive
+étudier l'existence d'un corps quelconque, se rapporte aux
+modifications, plus ou moins profondes et plus ou moins variées, que
+toutes les substances peuvent éprouver dans leur composition, en vertu
+de leurs diverses réactions moléculaires. Ce nouvel ordre de phénomènes
+généraux, sans lequel les plus grandes et les plus importantes,
+opérations de la nature terrestre nous seraient radicalement
+incompréhensibles, est le plus intime et le plus complexe de tous ceux
+que peut manifester le monde inorganique. Dans aucun acte de leur
+existence, les corps inertes ne sauraient paraître aussi rapprochés de
+l'état vital proprement dit, que lorsqu'ils exercent avec énergie les
+uns sur les autres cette rapide et profonde perturbation qui caractérise
+les effets chimiques. Le véritable esprit fondamental de toute
+philosophie théologique ou métaphysique consistant essentiellement,
+ainsi que je l'établirai dans le volume suivant, à concevoir tous les
+phénomènes quelconques comme analogues à celui de la vie, le seul connu
+par un sentiment immédiat, on s'explique aisément pourquoi cette manière
+primitive de philosopher a dû exercer, sur l'étude des phénomènes
+chimiques, une plus intense et plus opiniâtre domination qu'envers
+aucune autre classe de phénomènes inorganiques.</p>
+
+<p>Outre cette cause principale, il convient de remarquer subsidiairement
+que, pour un tel ordre d'effets naturels, l'observation directe et
+spontanée ne peut d'abord s'appliquer qu'à des phénomènes extrêmement
+compliqués, comme les combustions végétales, les fermentations, etc.,
+dont l'analyse exacte constitue presque le dernier terme de la science;
+car les phénomènes chimiques les plus importans, ou ceux du moins
+auxquels s'adapte le mieux l'ensemble de nos moyens d'exploration, ne se
+produisent que dans des circonstances éminemment artificielles, dont la
+pensée a dû être fort tardive et la première institution très difficile.
+Il est aisé de nos jours, même aux esprits les plus médiocres, de
+provoquer, en ce genre, de nouveaux phénomènes susceptibles de quelque
+intérêt scientifique, en établissant, pour ainsi dire au hasard, entre
+les nombreuses substances déjà connues, des relations auparavant
+négligées: mais, dans l'enfance de la chimie, la création de sujets
+d'observation vraiment convenables a dû, au contraire, long-temps
+présenter des difficultés capitales, que nos habitudes actuelles ne nous
+permettent guère de mesurer judicieusement. On ne saurait même
+comprendre (comme je l'ai rappelé, d'après l'illustre Berthollet, dans
+les prolégomènes de cet ouvrage) comment l'énergique et persévérante
+activité des anciens scrutateurs de la nature eût pu conduire à la
+découverte des principaux phénomènes chimiques, sans la stimulation
+toute-puissante qu'entretenaient habituellement en eux les espérances
+illimitées dues à leurs notions chimériques sur la composition de la
+matière.</p>
+
+<p>Ainsi, la nature complexe et équivoque de ces phénomènes, et en second
+lieu les difficultés fondamentales qui caractérisent leur première
+exploration, doivent suffire pour expliquer la tardive et incomplète
+positivité des conceptions chimiques, comparativement à toutes les
+autres conceptions inorganiques. Après avoir si pleinement constaté,
+dans la seconde moitié du volume précédent, combien l'étude des simples
+phénomènes physiques est encore imparfaite, combien même son caractère
+scientifique doit, en général, nous sembler jusqu'ici, à plusieurs
+égards, radicalement défectueux, nous devons naturellement prévoir un
+état d'infériorité bien plus prononcé pour la science, beaucoup plus
+difficile, et en même temps plus récente, qui recherche les lois des
+phénomènes de composition et de décomposition. Sous quelque aspect qu'on
+l'envisage, en effet, soit spéculativement, quant à la nature de ses
+explications, soit activement, quant aux prévisions qu'elles comportent,
+cette science constitue évidemment aujourd'hui la branche fondamentale
+la moins avancée de la philosophie inorganique. Par la seconde
+considération surtout, que j'ai tant recommandée comme offrant le
+critérium à la fois le plus rationnel, le moins équivoque, et le plus
+exact du degré de perfection propre à chaque classe de connaissances
+spéculatives, il est clair que, dans la plupart de ses recherches, la
+chimie actuelle mérite à peine le nom d'une véritable science,
+puisqu'elle ne conduit presque jamais à une prévoyance réelle et
+certaine. En introduisant, dans des actes chimiques déjà bien explorés,
+quelques modifications déterminées, même légères et peu nombreuses, il
+est très rarement possible de prédire avec justesse les changemens
+qu'elles doivent produire: et néanmoins, sans cette indispensable
+condition, comme je l'ai si fréquemment établi dans ce traité, il
+n'existe point, à proprement parler, de <i>science</i>; il y a seulement
+<i>érudition</i>, quelles que puissent être l'importance et la multiplicité
+des faits recueillis. Penser autrement, c'est prendre une carrière pour
+un édifice.</p>
+
+<p>Cette extrême imperfection de notre chimie tient sans doute
+essentiellement à la nature plus compliquée d'une telle science et à son
+plus récent développement; il serait même entièrement chimérique
+d'espérer qu'elle puisse jamais atteindre à un état de rationalité
+aussi satisfaisant que celui des sciences relatives à des phénomènes
+plus simples, et spécialement de l'astronomie, vrai type éternel de la
+philosophie naturelle. Mais il me semble néanmoins incontestable que son
+infériorité actuelle doit, en outre, être subsidiairement attribuée au
+vicieux esprit philosophique suivant lequel les recherches habituelles y
+sont jusqu'ici conçues et dirigées, et à l'éducation si défectueuse de
+la plupart des savans qui s'y livrent. Sous ce rapport, il y a tout lieu
+de croire qu'une judicieuse analyse philosophique pourrait directement
+contribuer à un prochain perfectionnement général d'une science aussi
+capitale. Telle est la conviction que je désire provoquer en esquissant
+rapidement, dans la première partie de ce volume, l'examen sommaire de
+la philosophie chimique, envisagée sous tous ses divers aspects
+essentiels. Quoique la nature et les limites de cet ouvrage ne me
+permettent point de consacrer à cette importante opération tous les
+développemens convenables pour assurer son efficacité, peut-être
+parviendrai-je à faire sentir, à quelqu'un des esprits éminens qui
+cultivent aujourd'hui cette belle science, la nécessité de soumettre à
+une nouvelle et plus rationnelle élaboration l'ensemble des conceptions
+fondamentales qui la constituent.</p>
+
+<p>Nous devons, avant tout, caractériser avec exactitude l'objet général
+propre à cette dernière partie de la philosophie inorganique.</p>
+
+<p>Quelque vaste et compliqué que soit, en réalité, le sujet de la chimie,
+l'indication nette du but de cette science, et la circonscription
+rigoureuse du champ de ses recherches, en un mot, sa définition,
+présentent beaucoup moins de difficulté que nous n'en avons éprouvé dans
+le volume précédent relativement à la physique. Nous avons dû surtout
+définir celle-ci par contraste avec la chimie, en sorte que, par cela
+même, notre opération actuelle est déjà essentiellement préparée. Il est
+aisé d'ailleurs de caractériser directement, d'une manière très
+tranchée, ce qui constitue les phénomènes vraiment chimiques; car tous
+présentent constamment une altération plus ou moins complète, mais
+toujours appréciable, dans la constitution intime des corps considérés;
+c'est-à-dire une composition ou une décomposition, et le plus souvent
+l'une et l'autre, en ayant égard à l'ensemble des substances qui
+participent à l'action. Aussi, à toutes les époques du développement
+scientifique, du moins depuis que la chimie, se séparant de l'art des
+préparations, est devenue l'objet d'études réellement spéculatives, les
+recherches chimiques ont-elles manifesté sans cesse un degré remarquable
+d'originalité, qui n'a jamais permis de les confondre avec les autres
+parties de la philosophie naturelle: il n'en a pas été de même, à
+beaucoup près, pour la physique proprement dite, si généralement mêlée,
+par exemple, jusqu'à des temps très modernes, avec la physiologie, comme
+le témoigne encore si clairement le langage scientifique lui-même<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a>
+<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1"
+name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1">
+(retour) </a> En Angleterre surtout, la même expression
+ s'applique encore vulgairement à ces deux ordres d'idées; et
+ c'est essentiellement pour éviter une telle confusion que
+ les Boyle, les Newton, etc., ont d'abord introduit l'usage
+ du nom de <i>philosophie naturelle</i>, dont la signification
+ s'est ensuite tant élargie. La chimie, au contraire, y est
+ invariablement désignée, depuis le moyen âge, par une
+ dénomination spéciale, qui n'a jamais eu d'autre
+ destination.
+</blockquote>
+
+<p>Par ce caractère général de ses phénomènes, la chimie se distingue très
+nettement de la physique, qui la précède, et de la physiologie, qui la
+suit, dans la hiérarchie encyclopédique que j'ai établie: et cette
+comparaison tend à faire mieux ressortir la nature propre d'une telle
+science. L'ensemble de ces trois sciences peut être conçu comme ayant
+pour objet d'étudier l'activité moléculaire de la matière, dans tous les
+divers modes dont elle est susceptible. Or, sous ce point de vue,
+chacune d'elles correspond à l'un des trois principaux degrés successifs
+d'activité, qui se distinguent entre eux par les différences les plus
+profondes et les plus naturelles. L'action chimique présente évidemment,
+en elle-même, quelque chose de plus que la simple action physique, et
+quelque chose de moins que l'action vitale, malgré les vagues
+rapprochemens que des considérations purement hypothétiques peuvent
+conduire à établir entre ces trois ordres de phénomènes. Les seules
+perturbations moléculaires que puisse produire dans les corps l'activité
+physique proprement dite, se réduisent toujours à modifier
+l'arrangement des particules; et ces modifications, ordinairement peu
+étendues, sont même le plus souvent passagères: en aucun cas la
+substance ne saurait être altérée. Au contraire, l'activité chimique,
+outre ces altérations dans la structure et dans l'état d'agrégation,
+détermine toujours un changement profond et durable dans la composition
+même des particules; les corps qui ont concouru au phénomène sont
+habituellement devenus méconnaissables, tant l'ensemble de leurs
+propriétés a été troublé. Enfin, les phénomènes physiologiques nous
+montrent l'activité matérielle dans un degré d'énergie encore très
+supérieur: car, aussitôt que la combinaison chimique est effectuée, les
+corps redeviennent complétement inertes; tandis que l'état vital est
+caractérisé, outre les effets physiques et les opérations chimiques
+qu'il détermine constamment, par un double mouvement plus ou moins
+rapide, mais toujours nécessairement continu, de composition et de
+décomposition, propre à maintenir, entre certaines limites de variation,
+pendant un temps plus ou moins considérable, l'organisation du corps,
+tout en renouvelant sans cesse sa substance. On conçoit ainsi, d'une
+manière irrécusable, la gradation fondamentale de ces trois modes
+essentiels d'activité moléculaire, qu'aucune saine philosophie ne
+saurait jamais confondre<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a>
+<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>.</p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2"
+name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2">
+(retour) </a> Il doit être bien entendu, sans doute, que,
+ dans la comparaison des actes chimiques avec les actes
+ vitaux, on envisage seulement les phénomènes physiologiques
+ les plus généraux, ceux relatifs au plus simple degré de la
+ <i>vie</i> proprement dite, et abstraction faite de tout ce qui
+ constitue spécialement l'<i>animalité</i>: hors de ces limites
+ naturelles, le parallèle deviendrait radicalement
+ impossible, par le défaut complet d'analogie.
+</blockquote>
+
+<p>Pour compléter cette notion fondamentale des phénomènes chimiques, il
+peut être utile d'y ajouter deux considérations secondaires, qui ont
+déjà été indirectement indiquées, dans le volume précédent, en
+définissant la physique: la plus importante est relative à la nature du
+phénomène, et l'autre à ses conditions générales.</p>
+
+<p>Toute substance quelconque est sans doute susceptible d'une activité
+chimique plus ou moins variée et plus ou moins énergique; c'est pourquoi
+les phénomènes chimiques ont été justement classés parmi les phénomènes
+généraux, dont ils constituent, dans l'ordre de complication croissante,
+la dernière catégorie: ils se distinguent profondément ainsi des
+phénomènes physiologiques, qui, par leur nature, sont exclusivement
+propres à certaines substances, organisées sous certains modes.
+Néanmoins, il doit être incontestable que les phénomènes chimiques,
+surtout par contraste aux simples phénomènes physiques, présentent, en
+chaque cas, quelque chose de spécifique, ou, suivant l'énergique
+expression de Bergmann, d'<i>électif</i>. Non-seulement chacun des différens
+élémens matériels produit des effets chimiques qui lui sont entièrement
+particuliers; mais il en est encore ainsi de leurs innombrables
+combinaisons de divers ordres, dont les plus analogues manifestent
+toujours, sous le rapport chimique, certaines différences fondamentales,
+qui fournissent souvent le seul moyen de les caractériser nettement. Par
+conséquent, tandis que les propriétés physiques ne présentent
+essentiellement, d'un corps à un autre, que de simples distinctions de
+degré, les propriétés chimiques sont, au contraire, radicalement
+spécifiques<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a>
+<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>. Les unes constituent le fondement commun de toute
+existence matérielle; c'est surtout par les autres que les
+individualités se prononcent.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3"
+name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3">
+(retour) </a> Cette spécialité fondamentale des diverses
+ actions chimiques ne saurait nullement disparaître, quand
+ même on parviendrait, par une extension exagérée de la
+ théorie électro-chimique, à se représenter vaguement tous
+ les phénomènes de composition et de décomposition comme de
+ simples effets électriques. Dans cette supposition, la
+ difficulté ne serait évidemment que reculée: il demeurerait
+ encore incontestable que chaque substance, simple ou
+ composée, manifeste une nature de polarité électrique qui
+ lui est propre. Le langage seul serait donc changé, comme
+ cela doit arriver pour toutes les notions scientifiques
+ réellement fondées sur l'immuable considération des
+ phénomènes.
+</blockquote>
+
+<p>En second lieu, parmi les conditions extrêmement variées propres au
+développement des divers phénomènes chimiques, on a pu remarquer, pour
+ainsi dire de tout temps, cette condition fondamentale et commune, qui
+est ordinairement bien loin de suffire, mais qui se présente toujours
+comme strictement indispensable: la nécessité du contact immédiat des
+particules antagonistes, et, par suite, celle de l'état fluide, soit
+gazeux, soit liquide, de l'une au moins des substances considérées.
+Quand cette disposition n'existe pas spontanément, il faut d'abord la
+remplir artificiellement en liquéfiant la substance, soit par la fusion
+ignée, soit à l'aide d'un dissolvant quelconque. Sans cette modification
+préalable, la combinaison ne saurait avoir lieu, conformément à un
+célèbre et judicieux aphorisme, qui remonte à l'enfance de la chimie. Il
+n'existe pas jusqu'ici un seul exemple bien constaté d'action chimique
+entre deux corps réellement solides, du moins en ne s'élevant pas à des
+températures qui rendent difficilement appréciable le véritable état
+d'agrégation des corps. C'est lorsque l'une et l'autre substances sont
+liquides, que l'action chimique se manifeste avec le plus d'énergie, si
+la légère différence des densités permet aisément un mélange intime.
+Rien n'est plus propre que de telles remarques à constater clairement
+combien les effets chimiques sont, par leur nature, éminemment
+moléculaires, surtout par opposition aux effets physiques. Ils
+présentent même, à cet égard, une distinction essentielle, quoique moins
+tranchée, avec les effets physiologiques; puisque la production de
+ceux-ci suppose, de toute nécessité, un concours indispensable des
+solides avec les fluides, comme nous le reconnaîtrons dans la seconde
+partie de ce volume.</p>
+
+<p>L'ensemble des considérations précédentes peut être exactement résumé,
+en définissant la chimie comme ayant pour but général d'<i>étudier les
+lois des phénomènes de composition et de décomposition, qui résultent de
+l'action moléculaire et spécifique des diverses substances, naturelles
+ou artificielles, les unes sur les autres</i>.</p>
+
+<p>Il y a tout lieu de craindre que, vu son extrême imperfection, cette
+science ne doive pas, de long-temps, comporter une définition plus
+rigoureuse et plus précise, propre à caractériser, avec une pleine
+évidence, quelles sont, en général, les données indispensables et les
+inconnues finales de tout problème chimique. Néanmoins, afin de mieux
+signaler le véritable esprit de la chimie, il importe, sans doute, de
+considérer directement la définition la plus rationnelle, et, pour ainsi
+dire, la plus mathématique, dont une telle science soit susceptible,
+quoique, dans son état présent, elle ne puisse correspondre que très
+incomplétement à une semblable position générale de la question.</p>
+
+<p>À cet effet, en rattachant toujours, pour cet ordre de phénomènes comme
+pour tous les autres, la considération de <i>science</i> à celle de
+<i>prévoyance</i>, il me semble évident que, dans toute recherche chimique,
+envisagée du point de vue le plus philosophique, on doit finalement se
+proposer; étant données les propriétés caractéristiques des substances,
+simples ou composées, placées en relation chimique dans des
+circonstances bien définies, de déterminer exactement en quoi consistera
+leur action, et quelles seront les principales propriétés des nouveaux
+produits. Logiquement examiné, le problème, quelques difficultés qu'il
+présente, est certainement déterminé; et, d'ailleurs, on n'y pourrait
+rien supprimer sans qu'il cessât aussitôt de l'être, en sorte que cette
+formule ne renferme aucune énonciation superflue. D'un autre côté, on
+conçoit aisément que, si de telles solutions étaient effectivement
+obtenues, les trois grandes applications fondamentales de la science
+chimique, soit à l'étude des phénomènes vitaux, soit à l'histoire
+naturelle du globe terrestre, soit enfin aux opérations industrielles,
+au lieu d'être, comme aujourd'hui, le résultat presque accidentel et
+irrégulier du développement spontané de la science, se trouveraient, par
+cela même, rationnellement organisées, puisque, dans l'un quelconque de
+ces trois cas généraux, la question rentre immédiatement dans notre
+formule abstraite, dont les circonstances propres à chaque application
+fournissent aussitôt les données. Cette manière de concevoir le problème
+chimique remplit donc toutes les conditions essentielles. Quelque
+supérieure qu'elle paraisse aujourd'hui à l'état réel de la science, ce
+qui prouve seulement qu'il est encore très imparfait, on n'en doit pas
+moins reconnaître que tel est le but effectif vers lequel tendent
+finalement tous les efforts des chimistes, puisque, de leur aveu
+unanime, les questions simples et peu nombreuses à l'égard desquelles ce
+résultat a pu être atteint jusqu'ici, d'une manière plus ou moins
+complète, sont regardées comme les parties les plus avancées de la
+chimie, d'où résulte la vérification formelle d'une semblable
+destination générale.</p>
+
+<p>En examinant plus profondément cette définition rationnelle de la
+science chimique, on la jugera susceptible d'une importante
+transformation, puisque, par l'application redoublée d'une telle méthode
+convenablement dirigée, toutes les données fondamentales de la chimie
+devraient, en dernier lieu, pouvoir se réduire à la connaissance des
+propriétés essentielles des seuls corps simples, qui conduirait à celle
+des divers principes immédiats, et par suite, aux combinaisons les plus
+complexes et les plus éloignées. Quant à l'étude même des élémens, elle
+ne saurait, évidemment, par sa nature, être ramenée à aucune autre; elle
+doit nécessairement constituer une élaboration expérimentale et directe,
+divisée en autant de parties, entièrement distinctes et radicalement
+indépendantes les unes des autres, qu'il existe, à chaque époque, de
+substances indécomposées. Tout ce qu'on pourrait, à cet égard, concevoir
+de vraiment rationnel, abstraction faite des inductions analogiques plus
+ou moins plausibles auxquelles peuvent conduire certains rapprochemens
+déjà constatés, consisterait à découvrir des relations générales entre
+les propriétés chimiques de chaque élément et l'ensemble de ses
+propriétés physiques. Mais, quoique quelques faits paraissent confirmer
+déjà le principe, d'ailleurs éminemment philosophique, d'une certaine
+harmonie générale et nécessaire entre ces deux ordres de propriétés, on
+peut, ce me semble, affirmer que, à aucune époque, cette harmonie ne
+saurait être assez explicitement dévoilée pour suppléer à l'exploration
+immédiate des caractères chimiques de chaque élément. Ainsi, sans
+prétendre à une perfection chimérique, on devra toujours regarder comme
+obtenues, par autant de suites d'observations directes, les études
+chimiques des divers corps simples. Mais, cette grande base générale une
+fois empruntée à l'expérience, tous les autres problèmes chimiques,
+malgré leur immense variété, devraient être susceptibles de solutions
+purement rationnelles, d'après un petit nombre de lois invariables,
+établies par le vrai génie chimique pour les diverses classes de
+combinaisons.</p>
+
+<p>Sous ce rapport, les combinaisons présentent naturellement deux modes
+généraux de classification, qui doivent nécessairement être pris l'un et
+l'autre en considération fondamentale; 1º. la simplicité ou le degré de
+composition plus ou moins grand des principes immédiats; 2º. le nombre
+des élémens combinés. Or, d'après l'ensemble des observations, l'action
+chimique devient d'autant plus difficile, entre des substances
+quelconques, que leur ordre de composition s'élève davantage; la plupart
+des atomes composés appartiennent aux deux premiers ordres, et, au-delà
+du troisième ordre, leur combinaison semble presque impossible: de même,
+sous le second point de vue, les combinaisons perdent très rapidement
+de leur stabilité à mesure que les élémens s'y multiplient; le plus
+souvent il n'y a qu'un simple dualisme, et presque aucun corps qui soit
+plus que quaternaire. Ainsi, le nombre des classes chimiques générales
+auxquelles peut donner lieu cette double distinction nécessaire, ne
+saurait être bien étendu: à chacune d'elles, devrait correspondre une
+loi fondamentale de combinaison, dont l'application aux divers cas
+déterminés ferait rationnellement connaître, par les données
+élémentaires, le résultat de chaque conflit. Tel serait, sans doute,
+l'état vraiment scientifique de la chimie. C'est à la faiblesse radicale
+et, accessoirement, à la direction vicieuse de notre intelligence, que
+nous devons surtout attribuer, bien plus qu'à la nature propre du sujet,
+l'immense éloignement où nous sommes aujourd'hui d'une telle manière de
+philosopher. Quelque difficile qu'elle paraisse encore, il ne faut point
+oublier qu'elle commence maintenant à se réaliser en partie relativement
+à une catégorie fort importante, quoique secondaire, des recherches
+chimiques, l'étude des proportions, comme je le ferai soigneusement
+ressortir dans la trente-septième, leçon. À cet égard, en effet, à
+l'aide d'un coefficient chimique, empiriquement évalué pour chaque
+corps simple, on parvient à déterminer rationnellement, en beaucoup de
+cas, avec une suffisante exactitude, d'après un petit nombre de lois
+générales, la proportion suivant laquelle s'unissent les principes,
+préalablement connus, de chaque nouveau produit. Pourquoi toutes les
+autres études chimiques ne comporteraient-elles point, dans la suite,
+une perfection analogue? Nous pouvons donc, en résumé, définir la
+chimie, le plus rationnellement possible, comme ayant pour objet final:
+<i>étant données les propriétés de tous les corps simples, trouver celles
+de tous les composés qu'ils peuvent former</i><a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a>
+<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>.</p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4"
+name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4">
+(retour) </a> Le problème chimique est, sans doute, comme
+ tout autre, logiquement susceptible de renversement;
+ c'est-à-dire qu'on peut demander, réciproquement, de
+ remonter des propriétés des composés à celles de leurs
+ élémens: ce genre de recherches se présente même
+ naturellement en plus d'une occasion importante, surtout
+ quand on veut appliquer la chimie à l'étude des phénomènes
+ vitaux. Mais, en thèse logique générale, plus les questions
+ se compliquent, plus leur inversion devient difficile, au
+ point d'être bientôt presque insurmontable lorsqu'on dépasse
+ les premiers degrés de simplicité: on peut le vérifier
+ éminemment pour les recherches mathématiques elles-mêmes,
+ malgré leur facilité comparative. Une science aussi
+ compliquée que la chimie ne saurait donc, très probablement,
+ acquérir jamais une assez grande perfection pour donner lieu
+ réellement, d'une manière un peu suivie, à ces problèmes
+ inverses; c'est pourquoi j'ai dû m'abstenir d'en faire une
+ mention formelle.
+</blockquote>
+
+<p>Quoiqu'un tel but soit bien rarement atteint dans l'état présent de la
+science, sa considération familière n'en serait pas moins, ce me semble,
+très utile, dès aujourd'hui, pour donner aux recherches habituelles une
+direction plus progressive et une marche plus philosophique. Il n'y a
+pas de science qui ne soit, en réalité, plus ou moins inférieure à sa
+définition: mais l'usage d'une définition précise et systématique est,
+néanmoins, pour une doctrine quelconque, le premier symptôme d'une
+consistance vraiment scientifique, en même temps que le meilleur moyen
+de mesurer, à chaque époque, avec exactitude ses divers progrès
+généraux. Tels sont les motifs qui m'ont déterminé à insister ici sur
+cette importante opération, dont les chimistes philosophes me sauront
+peut-être quelque gré.</p>
+
+<p>La loi fondamentale que j'ai établie, dès le commencement du volume
+précédent, sur l'harmonie nécessaire entre l'accroissement de
+complication des divers ordres de phénomènes et l'extension
+correspondante de nos moyens généraux d'exploration, se vérifie
+éminemment pour la science chimique, comparée à celles qui la précèdent,
+et spécialement à la physique, comme il est aisé de le constater
+sommairement.</p>
+
+<p>C'est ici que le premier et le plus général des trois modes essentiels
+d'investigation que nous avons alors distingués dans la philosophie
+naturelle, <i>l'observation</i> proprement dite, commence à recevoir son
+développement intégral. Jusque là, en effet, l'observation est toujours
+plus ou moins partielle. En astronomie, elle est nécessairement bornée à
+l'emploi exclusif d'un seul de nos sens: en physique, le secours de
+l'ouïe, et surtout celui du toucher, viennent s'ajouter à l'usage de la
+vue; mais le goût et l'odorat restent encore essentiellement inactifs.
+La chimie, au contraire, fait concourir simultanément tous nos sens à
+l'analyse de ses phénomènes. On ne peut se former une juste idée de
+l'accroissement de moyens qui résulte d'une telle convergence, qu'en
+cherchant à se représenter, autant que possible, ce que deviendrait la
+chimie s'il fallait y renoncer, soit à l'olfaction, ou à la gustation,
+qui nous fournissent très souvent les seuls caractères par lesquels nous
+puissions reconnaître et distinguer les divers effets produits. Mais ce
+qu'un esprit philosophique doit surtout remarquer à ce sujet, c'est
+qu'une telle correspondance n'a rien d'accidentel, ni même d'empirique.
+Car, la saine théorie physiologique des sensations, ainsi que j'aurai
+soin de le constater dans la seconde partie de ce volume, montre
+clairement que les appareils du goût et de l'odorat, par opposition à
+ceux des autres organes sensitifs, agissent d'une manière éminemment
+chimique, et que, par conséquent, la nature de ces deux sens les adapte
+spécialement à la perception des phénomènes de composition et de
+décomposition.</p>
+
+<p>Quant à l'<i>expérience</i> proprement dite, il serait, sans doute, superflu
+d'insister pour apprécier l'importance de la fonction prépondérante
+qu'elle remplit en chimie; puisque la plupart des phénomènes chimiques
+actuels, et surtout les plus instructifs, sont, évidemment, de création
+artificielle. Toutefois, malgré cette imposante considération, je
+persiste à croire, comme je l'ai indiqué dans le volume précédent, qu'on
+s'exagère communément la véritable part de l'expérimentation, dans les
+découvertes chimiques. En effet, que les phénomènes étudiés soient
+naturels ou factices, ce n'est point là, il importe de le rappeler, ce
+qui constitue essentiellement l'expérimentation, envisagée comme un mode
+d'observation plus parfait: son caractère fondamental consiste surtout
+dans l'institution, ou, ce qui revient au même, dans le choix, des
+circonstances du phénomène, pour une exploration plus évidente et plus
+décisive. Or, sous ce point de vue, on trouvera, ce me semble, malgré
+les apparences, que la méthode expérimentale est moins spécialement
+appropriée à la nature des recherches chimiques qu'à celle des questions
+physiques. Car, les effets chimiques dépendent ordinairement d'un trop
+grand concours d'influences diverses pour qu'il soit facile d'en
+éclairer la production par de véritables expériences, en instituant deux
+cas parallèles, qui soient exactement identiques dans toutes leurs
+circonstances caractéristiques, sauf celle qu'on veut apprécier; ce qui
+est pourtant la condition fondamentale de toute expérimentation
+irrécusable. Notre esprit commence réellement à rencontrer ici, par la
+complication des phénomènes, mais à un degré infiniment moindre,
+l'obstacle essentiel que la nature des recherches physiologiques oppose
+si complétement à la méthode purement expérimentale, dont l'usage est
+presque toujours illusoire. On ne saurait douter, néanmoins, que
+l'expérimentation n'ait puissamment contribué jusqu'ici au
+perfectionnement de la science chimique, abstraction faite des nouveaux
+sujets d'observation qu'elle a fait naître. Il me semble même
+incontestable que l'éminente supériorité, sous ce rapport, de la
+physique sur la chimie, ne tient pas seulement aujourd'hui à la nature
+respective des deux sciences (qui en est cependant la principale cause),
+mais aussi à ce que la première se trouve maintenant parvenue à une
+époque plus avancée de son développement que la seconde. Quand la chimie
+sera cultivée habituellement d'une manière plus rationnelle, l'art des
+expériences y sera, sans doute, mieux entendu et plus efficacement
+employé. Dès les premiers temps de cette science difficile, les
+immortelles séries de travaux de Priestley, et surtout du grand
+Lavoisier, ont offert, à cet égard, d'admirables modèles, presque
+comparables à ce que la physique nous présente de plus parfait, et qui
+suffiraient seuls pour constater que la nature des phénomènes chimiques
+n'oppose point d'insurmontables obstacles à un emploi lumineux et étendu
+de la méthode expérimentale.</p>
+
+<p>Enfin, relativement au troisième mode fondamental de l'exploration
+rationnelle, la <i>comparaison</i> proprement dite, le moins général de tous,
+il importe de considérer ici que si, par sa nature, ce procédé est
+essentiellement destiné aux études physiologiques, son usage pourrait
+cependant commencer à acquérir, dans les recherches chimiques, une
+véritable efficacité. La condition essentielle de cette précieuse
+méthode, consiste dans l'existence d'une suite suffisamment étendue de
+cas analogues mais distincts, où un phénomène commun se modifie de plus
+en plus, soit par des simplifications, soit par des dégradations
+successives et presque continues. Or, d'après ce seul énoncé, il est
+évident qu'un tel artifice ne convient, dans toute sa plénitude, qu'à
+l'analyse des phénomènes vitaux. Aussi, est-ce uniquement là que ce mode
+d'observation a été jusqu'ici fécond en résultats importans: on ne
+saurait l'étudier ailleurs pour s'en former une idée nette. Néanmoins,
+après avoir abstraitement formulé, comme je viens de le faire, l'esprit
+général de ce procédé, il me semble évident que, si un tel art est
+radicalement inapplicable à l'astronomie, et ne peut même offrir à la
+physique aucune ressource vraiment importante, la chimie, par sa nature,
+est, à cet égard, dans de tout autres conditions, qui se rapprochent, à
+un certain degré, de celles que la physiologie seule peut manifester
+complétement. Je n'ai pas besoin d'en signaler ici d'autre indice
+général que l'existence des familles naturelles, unanimement admise
+aujourd'hui, en chimie, par toutes les têtes philosophiques, quoique la
+classification correspondante à ce principe soit encore loin, sans
+doute, d'être convenablement établie. La possibilité reconnue d'une
+semblable classification doit nécessairement conduire à celle de la
+méthode comparative, l'une et l'autre étant fondées sur la considération
+commune de l'uniformité, dans une longue série de corps différens, de
+certains phénomènes prépondérans. Il existe même entre ces deux ordres
+d'idées une telle liaison réciproque, que la construction d'un système
+naturel de classification chimique, si justement désiré aujourd'hui, est
+impossible sans une large application de l'art comparatif proprement
+dit, entendu à la manière des physiologistes; et, pareillement, en sens
+inverse, la chimie comparée ne saurait être régulièrement cultivée, tant
+que l'esprit ne pourra point s'y diriger d'après une ébauche de
+classification naturelle. Quoi qu'il en soit, ces considérations de
+haute philosophie chimique me paraissent rendre incontestable la
+convenance fondamentale, et même l'application peu éloignée, du procédé
+comparatif au perfectionnement général des connaissances chimiques.
+Peut-être en indiquant cette importante relation, mon esprit se tient-il
+trop au-delà de l'état présent de la science, qui ne semble, en effet,
+offrir jusqu'ici d'exemple réel d'une telle marche que dans un très
+petit nombre de recherches, où son influence est même difficilement
+appréciable. Mais il ne faut point oublier que la chimie est encore,
+pour ainsi dire, une science naissante; et en conséquence, on ne doit
+pas trouver étrange que l'ensemble des procédés généraux qui lui sont
+propres ait été jusqu'à présent incomplétement caractérisé par son
+développement spontané. C'est surtout en devançant, à un degré modéré,
+les phases naturelles de ce développement, que l'étude spéciale de la
+philosophie des sciences, telle que je me suis efforcé de la concevoir
+et de l'organiser, peut contribuer, avec une efficacité notable, à hâter
+et à étendre leurs progrès effectifs.</p>
+
+<p>Quels que soient les moyens, directs ou indirects, employés pour
+l'exploration chimique, il convient de remarquer, en dernier lieu, que
+leur emploi est ordinairement susceptible d'une vérification générale,
+éminemment appropriée à la nature de cette science, bien qu'elle ne lui
+soit pas rigoureusement particulière. Cette ressource capitale résulte
+de la confrontation exacte du double procédé de l'<i>analyse</i> et de la
+<i>synthèse</i><a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a>
+<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5"
+name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5">
+(retour) </a> Les diverses sectes de philosophes
+ métaphysiciens ont tellement abusé, depuis un siècle, de ces
+ deux expressions, par une multitude d'acceptions logiques
+ profondément différentes, que tout esprit judicieux doit
+ répugner aujourd'hui à les introduire dans le discours,
+ quand les circonstances de leur emploi n'en spécifient pas
+ naturellement le sens positif. Mais, en chimie, elles ont dû
+ heureusement conserver, d'une manière tout-à-fait pure, leur
+ netteté originelle; en sorte qu'elles y sont usitées sans
+ aucun danger; encore serait-il préférable, pour plus de
+ sécurité, d'adopter habituellement les mots équivalens de
+ <i>composition</i> et <i>décomposition</i>, qui n'ont pas été viciés,
+ et qui ne sont guère plus longs, quoique d'ailleurs ils
+ n'offrent pas autant de facilité pour la formation des mots
+ secondaires.
+</blockquote>
+
+<p>Tout corps qui a été décomposé doit, évidemment, être conçu, par cela
+même, comme susceptible d'une recomposition, d'ailleurs plus ou moins
+difficile et quelquefois presque impossible à réaliser. Or, si cette
+opération inverse reproduit exactement la substance primitive, la
+démonstration chimique acquiert aussitôt la plus incontestable
+certitude. Malheureusement l'admirable extension de la puissance
+chimique dans le siècle actuel a beaucoup plus porté jusqu'ici sur les
+facultés analytiques que sur les moyens synthétiques; en sorte que ces
+deux voies sont encore très loin de conserver entre elles une exacte et
+constante harmonie.</p>
+
+<p>Afin de caractériser plus profondément les cas où une telle harmonie est
+néanmoins indispensable à l'établissement d'une conviction vraiment
+inébranlable, il faut distinguer, en général, avec plus de soin qu'on ne
+l'a fait, deux genres très différens d'analyse chimique: une analyse
+préliminaire, consistant dans la simple séparation des principes
+immédiats, et une analyse finale, conduisant à la détermination des
+<i>élémens</i> proprement dits<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a>
+<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>. Quoique celle-ci soit toujours le
+complément nécessaire de toute étude chimique, l'usage de la première
+est, cependant, dans un très grand nombre de cas, et surtout
+relativement aux applications, plus important et plus étendu. Or, il est
+aisé de concevoir que l'analyse élémentaire peut être, par sa nature,
+rigoureusement dispensée d'une vérification synthétique. Car, en
+instituant l'opération avec exactitude et la poursuivant avec soin, on
+déduira toujours, sans incertitude, de la composition des réactifs
+employés, comparée à celle des produits obtenus, la composition inconnue
+de la substance proposée, dont les divers élémens auront ainsi été
+séparés d'une manière quelconque. L'impossibilité où l'on serait de les
+combiner de nouveau pour reproduire le corps primitif, ne saurait,
+évidemment, en un tel cas, jeter aucun doute légitime sur la réalité de
+la solution; à moins toutefois, ce qui doit être infiniment rare, qu'on
+n'eût des motifs valides de contester la simplicité effective de
+quelqu'un des élémens considérés. La synthèse ne fait donc alors
+qu'ajouter, à la démonstration analytique, une confirmation utile et
+lumineuse, mais nullement indispensable. Il en est tout autrement, au
+contraire, quand il s'agit de déterminer seulement les vrais principes
+immédiats. Comme les divers élémens dont ils sont formés seraient
+nécessairement toujours plus ou moins susceptibles de produire entre eux
+d'autres combinaisons de différens ordres, on ne peut jamais avoir
+absolument, dans un tel genre d'analyse, la certitude directe qu'un ou
+plusieurs des prétendus principes immédiats qu'elle a fournis ne doivent
+pas leur origine aux réactions provoquées par l'opération analytique
+elle-même. La synthèse, en général, peut seule alors, en reconstruisant,
+avec les matériaux trouvés, la substance proposée, décider finalement la
+question d'une manière irrécusable; à moins que la faible énergie des
+réactifs employés ou la puissance des inductions analogiques ne
+suffisent, ce qui a souvent lieu, pour que les résultats directs des
+opérations analytiques ne doivent comporter aucun doute raisonnable.
+Dans les analyses immédiates très compliquées, lors même que la
+concordance de plusieurs moyens analytiques distincts vient fortement
+corroborer la solidité des conclusions obtenues, on ne saurait presque
+jamais, sans la confirmation synthétique, compter sur de véritables
+démonstrations chimiques. L'analyse des eaux minérales, et surtout
+celles des matières organiques, abondent en exemples importans, propres
+à mettre dans tout son jour la justesse de cette maxime essentielle de
+philosophie chimique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6"
+name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6">
+(retour) </a> Ces deux expressions, <i>préliminaire</i> et
+ <i>finale</i>, sont ici seulement destinées à caractériser, aussi
+ nettement que possible, le but propre à chacune des deux
+ analyses, sans aucune allusion à l'ordre qui s'établit entre
+ elles. Du point de vue abstrait, il paraîtrait, sans doute,
+ que la première doit toujours, rationnellement, précéder la
+ seconde. Mais comme, en réalité, celle-ci est souvent
+ beaucoup plus facile et plus sûre que l'autre, dont elle
+ peut être rendue indépendante, on conçoit sans peine que cet
+ ordre naturel doive se trouver fréquemment interverti.
+</blockquote>
+
+<p>Pour compléter l'aperçu d'un tel principe, on doit remarquer enfin, à
+ce sujet, l'existence nécessaire d'une certaine harmonie générale entre
+la possibilité d'appliquer la méthode synthétique et l'obligation d'y
+recourir; sans prétendre d'ailleurs, bien entendu, que, sous ce rapport,
+la correspondance des moyens au but ne laisse jamais rien à désirer.
+Cela résulte de la loi, mentionnée ci-dessus à autre intention, que les
+combinaisons deviennent moins tenaces à mesure que l'ordre de
+composition des particules constituantes s'élève davantage. Or le degré
+de facilité de la recomposition doit, sans doute, correspondre à celui
+avec lequel la séparation s'est opérée. Ainsi, l'analyse élémentaire, la
+seule qui, d'après les considérations précédentes, puisse être
+rigoureusement dispensée de la contre-épreuve synthétique, est
+précisément celle qui obligerait aux recompositions les plus difficiles,
+souvent même impossibles pour peu que les élémens soient nombreux, à
+cause des réactions très énergiques qu'il a fallu d'ordinaire employer,
+comme l'expérience chimique le vérifie chaque jour: tandis que les cas
+d'analyse immédiate, au contraire, n'exigeant, en général, que de
+faibles antagonismes, n'opposent pas de grands obstacles aux opérations
+synthétiques, qui sont alors devenues presque indispensables.</p>
+
+<p>Après avoir suffisamment considéré, du point de vue philosophique, le
+véritable but général de la science chimique, et les moyens fondamentaux
+d'exploration qui lui sont propres, l'ordre naturel des idées
+principales relatives à cette leçon nous conduit à examiner rapidement
+la position encyclopédique de la chimie, c'est-à-dire à justifier, d'une
+manière directe et spéciale, quoique sommaire, le rang que j'ai dû lui
+assigner dans la hiérarchie scientifique établie au début de ce traité.</p>
+
+<p>Ce cas me paraît être l'un des plus propres à constater qu'une telle
+classification fondamentale ne repose point sur de vaines et arbitraires
+considérations, mais qu'elle est le fidèle résumé des harmonies
+nécessaires, naturellement manifestées, entre les différentes sciences,
+par leur développement commun. Aucune position encyclopédique ne me
+semble, en effet, se présenter avec plus de spontanéité que celle de la
+chimie, d'après ma formule, entre la physique et la physiologie. Qui
+pourrait méconnaître aujourd'hui que, par plusieurs parties
+essentielles, et surtout par l'importante série des phénomènes
+électro-chimiques, le système des connaissances chimiques touche
+immédiatement à l'ensemble de la physique, dont il constitue, en
+apparence, un simple prolongement; et que de même, à son autre
+extrémité, par l'étude, non moins fondamentale, des combinaisons
+organiques, il adhère, en quelque sorte, à la physiologie générale, dont
+il établit, pour ainsi dire, les premiers fondemens? Ces relations sont
+tellement intimes, que, dans plus d'un cas particulier, les chimistes
+qui n'ont point approfondi la vraie philosophie des sciences n'osent
+décider si tel sujet tombe effectivement sous leur compétence, ou s'ils
+doivent le renvoyer, soit à la physique, soit à la physiologie.</p>
+
+<p>Considérons, en premier lieu, la chimie relativement aux sciences qui la
+précèdent dans notre échelle encyclopédique, et d'abord, à la physique,
+qui lui est immédiatement antérieure.</p>
+
+<p>Les phénomènes de la première sont, évidemment, d'une nature plus
+compliquée, que ceux de la seconde; et l'étude en est nécessairement
+subordonnée à la leur. Quoique les uns et les autres soient
+rigoureusement généraux, cependant l'ordre de généralité des faits
+chimiques doit être classé comme réellement inférieur à celui des faits
+physiques. En comparant ceux-ci aux faits astronomiques, j'ai démontré,
+dans le volume précédent, que leur généralité est moindre, parce que,
+propres à tous les corps, ils ne s'y manifestent point cependant dans
+toutes les circonstances, leur développement étant toujours soumis à
+certaines conditions. Or, le même principe est applicable ici, et à bien
+plus forte raison, car les effets chimiques exigent un concours de
+conditions variées beaucoup plus étendu. Avec de simples modifications,
+les propriétés physiques appartiennent, non-seulement à toutes les
+substances, mais aussi à tous les états d'agrégation, et même de
+combinaison, de chacune d'elles: chaque corps ne manifeste, au
+contraire, ses propriétés chimiques que dans un état plus ou moins
+déterminé, et souvent tellement restreint qu'il a fallu de longues
+séries d'essais laborieux pour parvenir à le réaliser. En un mot, la
+nature nous offre très fréquemment des effets physiques qui ne sont
+accompagnés d'aucun effet chimique, tandis que nul phénomène chimique ne
+saurait avoir lieu sans la coexistence de certains phénomènes physiques.
+Ainsi, les uns formant les divers modes spécifiques de l'activité propre
+à chaque substance, et les autres, au contraire, constituant
+l'existence fondamentale de toute matière, le sujet de la chimie se
+complique nécessairement toujours de celui de la physique, et ne saurait
+être rationnellement étudié sans la connaissance préalable de celui-ci.
+D'ailleurs, les agens chimiques les plus puissans sont, désormais,
+empruntés à la physique, qui, en outre, fournit constamment, par ses
+différens ordres de phénomènes, les premiers caractères distinctifs des
+diverses substances. Il serait inutile d'insister davantage aujourd'hui
+pour faire sentir qu'on ne saurait concevoir de chimie vraiment
+scientifique sans lui donner, préalablement, l'ensemble de la physique
+pour base générale. Sous ce premier rapport, qui est décisif, la
+position encyclopédique de la chimie se trouve donc déterminée, à l'abri
+de toute incertitude.</p>
+
+<p>De cette relation immédiate, résulte, évidemment, une subordination
+indirecte, mais nécessaire, de la chimie envers l'ensemble de
+l'astronomie, et même de la science mathématique, comme fondemens
+indispensables de toute physique sérieuse. Quant à des liaisons
+directes, il faut convenir que, sous le rapport de la doctrine, elles
+sont peu étendues et d'une médiocre importance.</p>
+
+<p>Toute tentative de faire rentrer les questions chimiques dans le domaine
+des doctrines mathématiques, doit être réputée jusqu'ici, et sans doute
+à jamais, profondément irrationnelle, comme étant antipathique à la
+nature des phénomènes: elle ne pourrait découler que d'hypothèses vagues
+et radicalement arbitraires sur la constitution intime des corps, ainsi
+que j'ai eu occasion de l'indiquer dans les prolégomènes de cet ouvrage.
+J'ai fait ressortir, dans le volume précédent, le tort général fait
+jusqu'ici à la physique par l'abus de l'analyse mathématique. Mais là,
+il ne s'agissait que de l'usage irréfléchi d'un instrument, qui,
+judicieusement dirigé, est susceptible, pour un tel ordre de recherches,
+d'une admirable efficacité. Ici, au contraire, on ne doit pas craindre
+de garantir que si, par une aberration heureusement presque impossible,
+l'emploi de l'analyse mathématique acquérait jamais, en chimie, une
+semblable prépondérance, il déterminerait inévitablement, et sans aucune
+compensation, dans l'économie entière de cette science, une immense et
+rapide rétrogradation, en substituant l'empire des conceptions vagues à
+celui des notions positives, et un facile verbiage algébrique à une
+laborieuse exploration des faits.</p>
+
+<p>La subordination directe de la chimie envers l'astronomie, est,
+pareillement, très faible, mais, néanmoins, plus prononcée. Elle est
+presque insensible pour la chimie <i>abstraite</i>, seule cultivée
+aujourd'hui. Mais, quand l'ensemble des progrès de la philosophie
+naturelle viendra permettre le développement de la chimie <i>concrète</i>,
+c'est-à-dire l'application méthodique du système des connaissances
+chimiques à l'histoire naturelle du globe, on éprouvera, sans doute, en
+plus d'une recherche, le besoin de combiner, pour la saine explication
+des phénomènes, les considérations chimiques et les considérations
+astronomiques, qui semblent maintenant ne comporter aucun point de
+contact réel. La géologie actuelle, si informe qu'elle soit, doit nous
+faire clairement pressentir la manifestation future, et peut-être
+prochaine, d'une semblable nécessité, qu'un vague instinct avait
+probablement révélée aux philosophes de l'âge théologique, au milieu de
+leurs chimériques et pourtant opiniâtres rapprochemens entre
+l'astrologie et l'alchimie. Il est, sans doute, impossible, en principe,
+de concevoir l'ensemble des grandes opérations intestines de la nature
+terrestre comme radicalement indépendant des mouvemens de notre globe,
+de l'équilibre général de sa masse, en un mot, du système de ses
+conditions planétaires.</p>
+
+<p>Si les relations immédiates de la chimie avec la science mathématique,
+et même avec l'astronomie, sont nécessairement peu considérables sous
+le point de vue de la doctrine, il n'en saurait être ainsi, à beaucoup
+près, relativement à la méthode. En ce nouveau sens, il est aisé de
+reconnaître, au contraire, qu'une suffisante habitude préalable, chez
+les chimistes, de l'esprit mathématique et de la philosophie
+astronomique exercerait inévitablement la plus grande et la plus
+salutaire influence sur la manière de concevoir et de cultiver la
+chimie, et, par suite, accélérerait beaucoup ses perfectionnemens
+ultérieurs.</p>
+
+<p>Pour la mathématique (dont il serait, d'ailleurs, superflu d'expliquer
+ici que les premières notions élémentaires sont désormais directement
+indispensables aux travaux journaliers des chimistes), je n'ai pas
+besoin de reproduire les considérations générales, tant exposées dans
+les diverses parties antérieures de ce traité, qui établissent
+invinciblement l'ensemble d'une telle étude comme le premier fondement
+nécessaire du système entier de la méthode positive. Il n'y a, dans
+cette subordination commune à toute la hiérarchie scientifique, rien qui
+soit précisément particulier à la chimie, si ce n'est cette sage
+réflexion que, plus les phénomènes se compliquent, plus nous devons nous
+préparer soigneusement, par ce salutaire régime intellectuel, à les
+analyser avec une judicieuse sévérité. On ne doit pas craindre
+d'attribuer aujourd'hui, en partie, au défaut habituel d'accomplissement
+de cette indispensable condition, le peu de rationnalité, de rigueur, et
+de liaison que les bons esprits remarquent si péniblement dans la
+plupart des travaux chimiques. Il est évident, néanmoins, afin de
+prévenir ici toute exagération, que l'éducation mathématique des
+chimistes n'a pas besoin d'être aussi étendue, dans ses détails, que
+celle convenable aux physiciens, puisqu'elle n'est point destinée à leur
+fournir, comme à ceux-ci, un secours direct et d'un usage journalier,
+mais seulement à les pénétrer assez de l'esprit géométrique pour que
+leur intelligence soit convenablement préparée à l'étude rationnelle de
+la nature.</p>
+
+<p>Quant à l'astronomie, la subordination directe de la chimie envers elle,
+sous le rapport de la méthode, est d'une importance tout aussi grande,
+et encore plus sensible, d'après la propriété fondamentale que nous
+avons reconnue à la science céleste de constituer nécessairement le type
+le plus parfait de l'étude de la nature. La salutaire influence d'un tel
+modèle doit devenir, en général, d'autant plus indispensable, que la
+complication croissante des phénomènes tend davantage à faire perdre de
+vue le véritable esprit de la philosophie naturelle. C'est seulement par
+une semblable étude préliminaire, que les chimistes, sentant vivement
+l'inanité radicale des explications métaphysiques dont leur doctrine est
+encore habituellement viciée, pourront acquérir enfin un sentiment
+profond et efficace du vrai caractère propre à la science chimique, et
+du genre de perfection que comporte la nature de ses phénomènes. Sous ce
+rapport philosophique, la physique elle-même, en vertu de sa moindre
+perfection nécessaire, ne saurait jamais avoir, pour les chimistes,
+autant d'utilité que l'astronomie, malgré ses relations bien plus
+intimes et plus étendues. Aujourd'hui surtout, où la méthode, en
+physique, est encore, à plusieurs égards, comme nous l'avons reconnu,
+radicalement défectueuse, l'imitation exclusive d'un modèle aussi
+incomplet tend à développer, sans doute, d'une manière beaucoup moins
+satisfaisante, la saine philosophie chimique.</p>
+
+<p>Telles sont, en aperçu, soit pour la doctrine, soit pour la méthode, les
+relations générales de la chimie avec les sciences fondamentales qui la
+précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique.</p>
+
+<p>Il serait superflu de considérer formellement ici sa liaison nécessaire
+avec les sciences qui la suivent, et surtout avec la physiologie, qui
+vient immédiatement après elle. Cet examen aura naturellement sa place
+spéciale dans la seconde partie de ce volume. Nous devons nous borner,
+en ce moment, à concevoir, d'une manière nette mais générale, que toute
+saine physiologie s'appuie nécessairement sur la chimie, soit comme
+point de départ, soit comme principal moyen d'investigation. En
+séparant, autant que possible, les phénomènes de la vie proprement dite,
+de ceux de l'animalité, il est clair que les premiers, dans le double
+mouvement intestin qui les constitue, sont, par leur nature,
+essentiellement chimiques. Les combinaisons et les décompositions qu'on
+y observe présentent, sans doute, en vertu de l'organisation, des
+caractères qui leur sont exclusivement propres: mais, malgré ces
+importantes modifications, elles n'en doivent pas moins être
+nécessairement subordonnées aux lois générales des effets chimiques.
+Même en considérant l'étude des corps vivans sous le simple point de vue
+statique, la chimie y est aussi d'un usage évidemment indispensable, en
+ce qu'elle fournit les moyens les plus certains de distinguer exactement
+entre eux les divers élémens anatomiques d'un organisme quelconque.</p>
+
+<p>Nous reconnaîtrons, en dernier lieu, dans le volume suivant, que la
+nouvelle science fondamentale, que je présente aux vrais philosophes,
+sous le nom de physique sociale, comme devant constituer l'indispensable
+complément du système rationnel de la philosophie naturelle, est,
+pareillement, subordonnée par son objet à la science chimique. Elle en
+dépend, d'abord, évidemment, d'une manière nécessaire, quoique
+indirecte, par sa relation immédiate et manifeste avec la physiologie.
+Mais, en outre, les phénomènes sociaux étant les plus compliqués et les
+plus particuliers de tous, leurs lois sont inévitablement subordonnées,
+par cela même, à celles de tous les ordres précédens, dont chacun y
+manifeste, plus ou moins explicitement, son influence propre. Quant aux
+lois chimiques surtout, il est évident que, dans l'ensemble des
+conditions d'existence de la société humaine, sont comprises plusieurs
+harmonies chimiques essentielles, entre l'homme et les circonstances
+extérieures fondamentales dont il subit l'empire absolu. La rupture de
+ces diverses harmonies, ou seulement leur perturbation un peu profonde,
+soit quant à la composition du milieu atmosphérique, ou des eaux, ou des
+terrains, etc., ne permettrait plus de concevoir rationnellement le
+développement social, même en supposant un désordre assez restreint pour
+que l'existence individuelle fût maintenue.</p>
+
+<p>La position encyclopédique de la chimie, ainsi exactement vérifiée sous
+tous les rapports essentiels, conduit naturellement à fixer aussitôt le
+degré proportionnel de perfection générale que comporte cette science
+fondamentale, comparée aux autres, d'après le principe philosophique
+établi à ce sujet dans ma théorie préliminaire de la classification des
+sciences (<i>voyez</i> la deuxième leçon). Chacun peut, en effet, constater
+aisément, par un examen direct, que, conformément à ce principe, et sous
+le double aspect de la méthode ou de la doctrine, le degré de perfection
+de la chimie est inférieur à celui de la physique et supérieur à celui
+de la physiologie. Nous devons surtout, par le motif ci-dessus indiqué,
+nous attacher ici à la première comparaison.</p>
+
+<p>Quant à la méthode, malgré les imperfections radicales que j'ai dû
+sévèrement signaler dans la manière de procéder de la physique actuelle,
+la philosophie physique est, néanmoins, sans aucun doute, beaucoup plus
+rapprochée aujourd'hui que la philosophie chimique de l'état pleinement
+positif. Si, relativement à la théorie des hypothèses, la première
+présente réellement encore un caractère quasi-métaphysique, il n'y a
+aucune exagération à dire que l'esprit de la seconde est jusqu'ici, à
+quelques égards, essentiellement métaphysique, par suite de son
+développement plus difficile et plus tardif. La doctrine des
+<i>affinités</i>, jusqu'à présent prépondérante et classique, quoique son
+empire s'affaiblisse rapidement, est, ce me semble, d'une nature encore
+plus ontologique que celle des fluides et des éthers imaginaires. Si le
+fluide électrique et l'éther lumineux, comme je l'ai établi, ne sont
+réellement autre chose que des entités matérialisées, les affinités
+vulgaires ne sont-elles pas, au fond, des entités complétement pures,
+aussi vagues et indéterminées que celles de la philosophie scolastique
+du moyen âge? Les prétendues solutions qu'on a coutume d'en déduire
+présentent évidemment le caractère essentiel des explications
+métaphysiques, la simple et naïve reproduction, en termes abstraits, de
+l'énoncé même du phénomène. Le développement accéléré des observations
+chimiques, depuis un demi-siècle, qui, sans doute, doit bientôt
+irrévocablement discréditer une aussi vaine philosophie, n'a fait
+jusqu'ici que la modifier, de manière à dévoiler, avec une plus
+éclatante évidence, sa nullité radicale. Quand les affinités étaient
+regardées comme absolues et invariables, leur emploi, pour l'explication
+des phénomènes, quoique toujours nécessairement illusoire, présentait,
+du moins, une apparence plus imposante. Mais, depuis que les faits ont
+forcé de concevoir, au contraire, les affinités comme éminemment
+variables d'après une foule de circonstances diverses, leur usage n'a pu
+se prolonger sans devenir aussitôt, par ce seul changement, d'une
+inanité plus manifeste et presque puérile. Ainsi, par exemple, pour
+fixer les idées, on sait, dès long-temps, que, à une certaine
+température, le fer décompose l'eau, ou protoxide d'hydrogène; et,
+néanmoins, on a reconnu ensuite que, sous la seule influence d'une plus
+haute température, l'hydrogène, à son tour, décompose l'oxide de fer:
+que peut signifier, dès lors, l'ordre quelconque d'affinité qu'on croira
+devoir établir entre le fer et l'hydrogène envers l'oxigène? Si, comme
+on y est conduit, on fait varier cet ordre avec la température, la
+nature purement verbale de cette explication prétendue pourrait-elle
+être désormais contestée? Or, la chimie actuelle offre un grand nombre
+de ces rapprochemens, contradictoires en apparence, indépendamment de la
+longue série de considérations aussi décisives qui ont fait rejeter les
+affinités absolues, les seules pourtant qui devaient sembler présenter
+quelque consistance scientifique.</p>
+
+<p>L'empire de l'éducation, et, surtout, l'état correspondant du
+développement général de l'humanité, dominent tellement la marche
+individuelle des esprits même les plus éminens, que le génie le plus
+profondément philosophique dont la chimie puisse s'honorer jusque ici,
+le grand Berthollet, dans l'immortel ouvrage<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a>
+<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a> où il a si
+victorieusement renversé l'ancienne doctrine des affinités invariables
+ou <i>électives</i>, ne peut lui-même achever de se soustraire complétement
+aux habitudes (alors il est vrai, si prépondérantes) d'ontologie
+chimique, et maintient, pour l'explication journalière des phénomènes,
+l'usage presque arbitraire des vaines conceptions d'affinité, rendues
+encore plus vagues par les modifications mêmes qu'il a dû leur faire
+subir. Pour constater, d'une manière irrécusable, combien, même
+aujourd'hui, ces habitudes sont encore, à certains égards, profondément
+enracinées, il suffit de signaler ici l'étrange et absurde doctrine de
+l'<i>affinité prédisposante</i>, dont l'usage est, jusque ici, resté
+classique, comme l'indiquent les traités les plus récens et les plus
+plus justement estimés, entre autres le grand et important ouvrage du
+plus rationnel des chimistes actuels, l'illustre M. Berzélius. Lorsque,
+par exemple, l'action de l'acide sulfurique détermine, à la température
+ordinaire, la subite décomposition, alors impossible sans un tel
+secours, de l'eau par le fer, de façon à dégager l'hydrogène, on
+attribue communément ce remarquable phénomène à l'affinité de l'acide
+sulfurique pour l'oxide de fer qui <i>tend</i> à se former: et il en est de
+même dans une foule de cas analogues. Or, peut-on imaginer rien de plus
+métaphysique, et même de plus radicalement incompréhensible, que
+l'action sympathique d'une substance sur une autre qui n'existe pas
+encore, et la formation de celle-ci en vertu de cette mystérieuse
+affection?<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a>
+<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a> Il faut convenir que, comparativement à de telles
+conceptions, les étranges fluides des physiciens sont quelque chose de
+rationnel et de satisfaisant.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7"
+name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7">
+(retour) </a>
+ Le point de départ de Berthollet se trouva,
+ malheureusement, être pris dans la physiologie, c'est-à-dire
+ dans une science dont la philosophie devait être
+ naturellement, et surtout à cette époque, beaucoup plus
+ arriérée encore que celle dont il a si noblement consacré sa
+ vie à poursuivre le progrès général. Préparé, au contraire,
+ par une éducation mathématique et astronomique, un esprit de
+ cette trempe eût produit, sans doute, même alors, des
+ résultats philosophiques bien plus complets et plus
+ durables. Néanmoins, la <i>Statique chimique</i>, beaucoup trop
+ négligée aujourd'hui, restera, par son admirable
+ rationnalité, malgré ses imperfections capitales, un
+ monument éternel, et jusqu'ici incomparable, de la puissance
+ de l'esprit humain pour la systématisation des idées
+ chimiques.
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8"
+name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8">
+(retour) </a>
+ Dans l'exemple que je viens de citer, on
+ pourrait, ce me semble, concevoir que le phénomène est dû à
+ la solubilité du sulfate de fer, opposée à l'insolubilité de
+ l'oxide correspondant. Le fer agit certainement sur l'eau à
+ toute température; et l'on peut attribuer la faible action
+ qu'il exerce alors à ce que l'oxide insoluble, à mesure
+ qu'il se forme à la surface du métal, préserve les couches
+ intérieures: dès lors, l'acide opérerait, presque
+ mécaniquement, une plus vive décomposition, en supprimant
+ continuellement cet obstacle. Les expérimentateurs
+ décideraient si une telle explication est réellement
+ admissible, en faisant varier, dans une double suite de cas
+ analogues, soit le métal, soit l'acide (pourvu que leur
+ énergie relative restât à peu près la même), pour examiner
+ ensuite si, en effet, la solubilité de certains sels permet
+ la décomposition, tandis qu'elle serait, au contraire,
+ empêchée par l'insolubilité des autres.
+</blockquote>
+
+<p>Des considérations aussi décisives me semblent éminemment propres à
+faire sentir l'importance capitale et pratique du plan général que j'ai
+indiqué ci-dessus, d'après la position de la chimie dans ma hiérarchie
+scientifique, pour l'éducation rationnelle des chimistes, fondée sur une
+étude préliminaire, suffisamment approfondie, de la philosophie
+mathématique, ensuite de la philosophie astronomique, et enfin de la
+physique. On ne saurait méconnaître, en scrutant philosophiquement ce
+sujet, que toute cette doctrine des affinités n'est réellement, dans son
+esprit originaire, qu'une tentative, nécessairement vaine, pour
+concevoir la nature intime des phénomènes chimiques, aussi radicalement
+inaccessible que les essences analogues qu'on cherchait autrefois, par
+des procédés semblables, envers les phénomènes plus simples. Le
+développement plus rapide de l'esprit humain en astronomie et en
+physique, y a déjà fait exclure à jamais ces recherches chimériques, qui
+doivent donc aussi, à plus forte raison, être finalement rejetées des
+parties plus compliquées de la philosophie naturelle. Or, comment les
+chimistes réaliseraient-ils, dans leur science, cette épuration
+fondamentale, si, d'abord, ils n'ont étudié son accomplissement à
+l'égard des sciences antérieures et plus simples, qui peuvent seules
+leur en donner une juste idée? L'intelligence pourrait-elle devenir
+complétement positive en chimie, tout en demeurant à demi métaphysique
+en astronomie ou en physique? L'individu ne doit-il pas, à cet égard,
+suivre nécessairement la même marche générale qu'a suivie l'espèce dans
+son passage graduel à l'état positif? La vraie science consiste, en tout
+genre, dans les relations exactes établies entre les faits observés,
+afin de déduire, du moindre nombre possible de phénomènes fondamentaux,
+la suite la plus étendue de phénomènes secondaires, en renonçant
+absolument à la vaine enquête des <i>causes</i> et des <i>essences</i>. Tel est
+l'esprit qu'il s'agit aujourd'hui de rendre enfin complétement
+prépondérant dans la chimie, et devant lequel se dissipera pour toujours
+la doctrine métaphysique des affinités. Or, les chimistes pourraient-ils
+se pénétrer convenablement d'un telle manière de philosopher, si ce
+n'est par l'étude des seules sciences où elle soit encore pleinement
+développée?<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a>
+<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9"
+name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9">
+(retour) </a> Sous ce rapport essentiel, l'éducation
+ ordinaire des chimistes anciens avait certainement, pour
+ leur époque; un caractère plus rationnel que celle des
+ chimistes actuels, en ce que, du moins, elle développait en
+ eux, quoique sur des bases chimériques, le sentiment
+ habituel des relations fondamentales de la chimie avec
+ l'ensemble des autres sciences, et, spécialement, avec
+ l'astronomie, d'une part, et, en sens inverse, avec l'étude
+ des corps vivans. Le rapide et immense développement des
+ différentes sciences, depuis leur passage à l'état positif,
+ a rendu, sans doute, une telle condition préalable beaucoup
+ plus difficile à remplir pour les diverses classes des
+ savans; mais elle n'est nullement impraticable, pourvu que
+ le degré précis de spécialité de chaque étude préliminaire
+ soit toujours judicieusement proportionné à la destination
+ d'une semblable éducation. Car, il est aisé de remarquer,
+ d'après les principes de hiérarchie scientifique établis
+ dans ce traité, que, plus ces préparations successives se
+ multiplient, par la complication croissante des phénomènes,
+ moins chacune d'elles a besoin d'être développée, vu la
+ moindre étendue des relations à mesure que les catégories
+ des phénomènes sont plus distantes. L'esprit et la marche de
+ nos enseignemens scientifiques actuels ne peuvent donner
+ aucune idée juste de ce système philosophique d'éducation
+ rationnelle pour les savans.
+</blockquote>
+
+<p>L'infériorité si bien constatée de la chimie envers la physique, sous le
+point de vue de la méthode et de l'esprit philosophique, explique
+immédiatement son imperfection relative, encore plus évidente, quant à
+la science effective, sans qu'il soit nécessaire d'entreprendre, à ce
+sujet, aucune comparaison spéciale. J'ai suffisamment établi, en
+commençant ce discours, quel doit être, en général, le véritable but
+scientifique de la chimie, précisé par une formule exacte: chacun peut
+lui confronter aisément l'état actuel de la science, et reconnaître
+aussitôt qu'il en est à une immense distance, beaucoup plus prononcée
+que celle (déjà si grande néanmoins, à plusieurs égards) qui correspond
+à la physique. Les faits chimiques sont, aujourd'hui, essentiellement
+incohérens, ou, du moins, faiblement coordonnés par un petit nombre de
+relations, partielles et insuffisantes, au lieu de ces lois aussi
+certaines qu'étendues et uniformes dont la physique se glorifie si
+justement. Quant à la prévision, véritable mesure de la perfection de
+chaque science naturelle, il est trop évident que si déjà elle est bien
+plus bornée, plus incertaine, et moins précise en physique qu'en
+astronomie, les théories chimiques actuelles y atteignent beaucoup plus
+imparfaitement encore: le plus souvent même, l'issue de chaque événement
+chimique ne peut être connue qu'en consultant, d'une manière spéciale,
+l'expérience immédiate, et, pour ainsi dire quand l'événement est
+accompli.</p>
+
+<p>Quelque imparfaite que soit la chimie, comme méthode et comme doctrine,
+il faut reconnaître, afin de conserver les proportions, que, sous l'un
+et l'autre point de vue, elle est, néanmoins, par sa nature, même
+aujourd'hui, très supérieure à la physiologie, et (je n'ai pas besoin
+d'en avertir) bien davantage à la science sociale. Outre que, par la
+simplicité relative de ses phénomènes, les faits y sont beaucoup mieux
+discutés et les investigations plus décisives, il y existe, quoiqu'en
+très petit nombre, quelques véritables théories, exactement
+circonscrites, et susceptibles de fournir, en certains cas, des
+prévisions réelles et complètes, qui sont jusque ici presque toujours
+impossibles, si ce n'est d'une manière générale, dans l'étude des corps
+vivans. Je ferai surtout ressortir, dans une des leçons suivantes, les
+lois qui concernent les proportions, et dont la physiologie générale ne
+saurait, sans doute, offrir, en aucune façon, l'équivalent.</p>
+
+<p>Du reste, il ne faut jamais perdre de vue, en de telles comparaisons,
+que, si le degré de perfection des diverses sciences fondamentales est
+toujours nécessairement inégal par la complication graduelle de leurs
+phénomènes, son importance à notre égard diminue suivant la même règle
+par une autre conséquence du même principe, en sorte qu'il peut toujours
+exister une suffisante harmonie générale entre les besoins raisonnables
+et les moyens effectifs. J'espère, d'ailleurs, que de cette sévère et
+consciencieuse appréciation du véritable état de chaque science, il
+résultera, pour les bons esprits, une stimulation à la cultiver beaucoup
+plus qu'une répugnance à l'étudier: car, l'activité humaine doit être,
+sans doute, bien autrement satisfaite en concevant les sciences comme
+naissantes et par suite, susceptibles, d'une manière presque indéfinie,
+de progrès larges et variés (ainsi que toutes le sont réellement plus ou
+moins), au lieu de les supposer parfaites, et, en conséquence,
+essentiellement immobiles, si ce n'est dans leurs développemens
+secondaires.</p>
+
+<p>En traitant ainsi de la position encyclopédique de la chimie, j'ai fait
+suffisamment ressortir l'importance capitale d'une telle science dans le
+système général de la philosophie naturelle, et son indispensable
+nécessité pour l'étude rationnelle des sciences plus compliquées. Il me
+reste maintenant à signaler, d'une manière sommaire, ses propriétés
+philosophiques les plus élevées, relatives à son action directe sur
+l'éducation fondamentale de la raison humaine.</p>
+
+<p>À cet égard, et d'abord quant à la méthode, on pourrait dire, en premier
+lieu, que la chimie présente à l'esprit humain de grandes ressources
+pour étudier, en général, l'art universel de l'expérimentation.
+Toutefois, quelle que soit, sous ce rapport, la haute utilité
+philosophique de la chimie, il faut reconnaître que cette propriété ne
+lui est point strictement particulière, et même, comme nous l'avons vu,
+que la physique, par sa nature, est, en ce genre, nécessairement
+supérieure. C'est bien plus l'art d'observer proprement dit, que celui
+d'expérimenter, dont la chimie peut offrir à tous les philosophes des
+leçons éminemment précieuses. Mais il existe, dans le système de la
+méthode positive, une partie fort importante, quoique jusque ici trop
+peu appréciée, et que la chimie était, ce me semble, spécialement
+destinée à porter au plus haut degré de perfection. Il s'agit, non de la
+théorie des classifications, assez mal entendue par les chimistes, mais
+de l'art général des nomenclatures rationnelles, qui en est tout-à-fait
+indépendant, et dont la chimie, par la nature même de son objet, doit
+présenter de plus parfaits modèles qu'aucune autre science fondamentale.</p>
+
+<p>On a souvent tenté, surtout depuis la réforme du langage chimique, et
+l'on entreprend encore chaque jour des essais plus ou moins judicieux de
+nomenclature systématique en anatomie, en pathologie même, et surtout en
+zoologie. Mais, quelle que soit l'utilité réelle de ces estimables
+efforts, ils n'ont pas eu encore et ne sauraient jamais avoir un succès
+comparable à celui des illustres nomenclateurs de la chimie, même quand
+ils seraient mieux conçus et plus rationnellement dirigés qu'ils n'ont
+pu l'être jusqu'à présent; car la nature des phénomènes s'y oppose
+invinciblement. Ce n'est point, sans doute, accidentellement que la
+nomenclature chimique est si parfaite entre toutes les autres.</p>
+
+<p>À mesure que les phénomènes se compliquent davantage; les objets étant
+caractérisés par des comparaisons à la fois plus variées et moins
+circonscrites, il devient de plus en plus difficile de les assujettir,
+d'une manière suffisamment expressive, à un système uniforme de
+dénominations rationnelles, et pourtant abrégées, propre à faciliter
+réellement la combinaison habituelle des idées. Si les organes et les
+tissus des corps vivans, ne différaient entre eux que sous un seul point
+de vue principal, si les maladies étaient suffisamment définies par leur
+siége, si les genres ou au moins les familles zoologiques pouvaient être
+constamment établies d'après une considération exactement homogène, on
+conçoit que les sciences correspondantes comporteraient aussitôt des
+nomenclatures systématiques aussi rationnelles et aussi efficaces que
+celle de la chimie. Mais, en réalité, la profonde diversité des aspects
+multiples, presque jamais susceptibles d'être coordonnés sous un chef
+unique, rend évidemment un tel perfectionnement à la fois très difficile
+et peu avantageux.</p>
+
+<p>Parmi les sciences où l'immense multitude des sujets considérés excite
+spontanément à la formation des nomenclatures spéciales, la chimie est
+la seule où, par sa nature, les phénomènes soient assez simples, assez
+uniformes, et en même temps, assez déterminés, pour que la nomenclature
+rationnelle puisse être à la fois claire, rapide et complète, de façon à
+contribuer profondément au progrès général de la science. Toutes les
+considérations chimiques sont nécessairement dominées, d'une manière
+directe et incontestable, par une seule notion prépondérante, celle de
+la composition: le but propre de la science, comme je l'ai établi, est
+précisément de tout rallier à ce caractère suprême. Ainsi, le nom
+systématique de chaque corps, en faisant directement connaître sa
+composition, peut aisément indiquer, d'abord, un juste aperçu général,
+et ensuite, un résumé fidèle quoique concis, de l'ensemble de son
+histoire chimique; et, par la nature même de la science, plus elle fera
+de progrès vers sa destination fondamentale, plus cette double propriété
+de sa nomenclature devra inévitablement se développer. D'un autre côté,
+le dualisme étant en chimie la constitution la plus commune, et surtout
+la plus essentielle, celle à laquelle il est naturel que la science
+tende de plus en plus à ramener, autant que possible, tous les autres
+modes de composition, on conçoit que l'ensemble des conditions du
+problème ne saurait être plus favorable à la formation d'une
+nomenclature rapide et néanmoins suffisamment expressive. Aussi la
+chimie a-t-elle présenté, pour ainsi dire de tout temps, un système de
+nomenclature plus ou moins grossier, quoique d'ailleurs nullement
+comparable à celui si heureusement fondé par l'illustre Guyton-Morveau.
+Les propriétés fondamentales de la nomenclature chimique ne doivent,
+sans doute, comme je l'ai indiqué, se manifester dans toute leur
+plénitude que lorsque la science sera plus avancée, puisque la
+destination principale de cette nomenclature est de faciliter la
+combinaison générale des idées chimiques, jusqu'ici peu active et peu
+profonde. Mais cet heureux artifice est tellement en harmonie avec la
+nature de la science chimique, que, dans son extrême imperfection
+actuelle, il la soutient en quelque sorte, en suppléant provisoirement,
+pour ainsi dire, à son défaut presque absolu de rationnalité véritable.</p>
+
+<p>Ainsi, sous cet important point de vue, la chimie doit être envisagée
+comme éminemment propre à développer, de la manière la plus spéciale,
+l'un de ces moyens fondamentaux, en si petit nombre, dont l'ensemble
+constitue le pouvoir général de l'esprit humain. Quoique j'aie dû
+m'attacher à faire hautement ressortir les causes principales de
+l'évidente supériorité qui résulte à cet égard de la nature même de la
+science chimique, il est incontestable que si, dans les sciences plus
+compliquées, les systèmes de nomenclature rationnelle doivent être
+nécessairement plus difficiles à établir et moins efficaces à employer,
+leur formation y présente cependant un véritable et puissant intérêt.
+J'ai seulement voulu mettre hors de doute, à ce sujet, l'indispensable
+nécessité, pour une classe quelconque de philosophes positifs, de venir
+puiser, exclusivement dans la chimie, les vrais principes et l'esprit
+général de l'art des nomenclatures scientifiques, conformément à cette
+règle fondamentale, déjà pratiquée, à tant d'autres égards, dans cet
+ouvrage, que chaque grand artifice logique doit être directement étudié
+dans la partie de la philosophie naturelle qui en offre le développement
+le plus spontané et le plus complet, afin de pouvoir être ensuite
+appliqué, avec les modifications convenables, au perfectionnement des
+sciences qui en sont moins susceptibles.</p>
+
+<p>Les hautes propriétés philosophiques de la science chimique sont encore
+plus éclatantes et même plus essentielles, sous le point de vue de la
+doctrine, que relativement à la méthode.</p>
+
+<p>Quelque imparfait que soit jusque ici le système des connaissances
+chimiques, son développement n'en a pas moins déjà puissamment contribué
+à l'émancipation générale et définitive de la raison humaine. Le
+caractère fondamental d'opposition à toute philosophie théologique
+quelconque, qui est nécessairement plus ou moins inhérent à toute
+science réelle, même dès sa première enfance, se manifeste, pour les
+intelligences populaires, par ces deux propriétés générales co-relatives
+de toute philosophie positive: 1º prévision des phénomènes; 2º
+modification volontaire exercée sur eux. Ces deux facultés ne sauraient
+se développer, sans qu'elles tendent inévitablement, chacune d'une
+manière distincte, mais pareillement décisive, à détruire radicalement,
+dans l'esprit du vulgaire, toute idée de direction de l'ensemble des
+événemens naturels par aucune volonté surhumaine. J'ai déjà signalé,
+surtout dans la vingt-huitième leçon, cette double incompatibilité
+nécessaire. J'ai aussi indiqué, dès lors, à ce sujet, un nouveau
+théorème philosophique très important, qui est éminemment applicable à
+la science chimique. Il consiste, sommairement, en ce que, plus la
+faculté de prévoir diminue, par la complication croissante des
+phénomènes, plus la faculté de modifier augmente, par la variété des
+moyens d'action qui résulte de cette complication même; de telle sorte
+que cette influence anti-théologique propre à chaque branche
+fondamentale de la philosophie naturelle est toujours à peu près
+également infaillible, soit par une voie, soit par l'autre.</p>
+
+<p>J'ai déjà, ce me semble, presque surabondamment prouvé, dans tout le
+cours de cet ouvrage, que notre prévision devient plus bornée, moins
+précise, et même plus incertaine, à mesure que les phénomènes se
+compliquent davantage. Quant au second aspect de la proposition, il
+n'est pas moins incontestable. Car, en principe, la plus grande
+complication des phénomènes ne tient qu'à ce que leur acomplissement
+exige le concours d'un ensemble plus étendu de conditions hétérogènes,
+dont chacune étant, à son tour, ou suspendue, ou altérée, ou seulement
+même transposée, doit fournir d'autant plus de ressources, pour
+modifier, entre certaines limites, le résultat final du conflit, qu'il
+dépend d'un plus grand nombre d'élémens divers. La considération
+successive de nos cinq catégories essentielles des phénomènes naturels
+vérifie clairement cette loi inévitable. Ainsi, les événemens
+astronomiques, que nous prévoyons de si loin avec une si admirable
+exactitude, ne sauraient être, évidemment, le sujet d'aucune espèce de
+modification volontaire, précisément parce qu'ils ne dépendent que d'un
+seul principe fondamental: tout ce que nous pouvons à leur égard,
+c'est, au contraire, de nous modifier, jusqu'à un certain point,
+nous-mêmes relativement à eux, d'après cette prévoyance suffisamment
+anticipée; du reste, ils nous dominent absolument. Mais, à partir des
+événemens physiques, la suspension, l'altération du phénomène, sa
+suppression même en plus d'une circonstance, en un mot, les différentes
+sortes de modifications deviennent possibles, et de plus en plus
+étendues, en suivant notre hiérarchie fondamentale, jusqu'aux phénomènes
+physiologiques, et même jusqu'aux événemens sociaux, qui, de tous, sont,
+en effet, les plus éminemment modifiables, comme l'expérience
+universelle le confirme. En nous bornant ici aux événemens chimiques, on
+voit que le pouvoir de l'homme à leur égard est, par leur nature,
+beaucoup plus prononcé encore qu'envers les effets physiques. Cela est
+tellement évident, que, dans l'innombrable multitude des phénomènes
+chimiques considérés aujourd'hui, la plupart doivent certainement leur
+existence à l'intervention humaine, qui a pu seule constituer l'ensemble
+si complexe des circonstances indispensables à leur production. On doit
+même remarquer, à ce sujet, que, si les phénomènes des deux catégories
+suivantes sont encore plus modifiables, sans doute, que les phénomènes
+chimiques, ceux-ci occupent néanmoins, sous ce rapport, le premier
+rang, lorsque, au lieu d'envisager abstraitement toutes les
+modifications exécutables, on se borne à considérer celles qui sont
+susceptibles d'une haute utilité réelle pour l'amélioration de la
+condition humaine. C'est par ce motif que, dans le système général de
+l'action de l'homme sur la nature, la chimie doit être conçue comme la
+principale source du pouvoir, quoique toutes les sciences fondamentales
+y participent plus ou moins.</p>
+
+<p>Ainsi, le libre et plein développement de la puissance humaine dans
+l'ordre des effets chimiques, doit compenser nécessairement
+l'infériorité relative de la chimie en prévoyance rationnelle, pour
+constater irrésistiblement, envers les esprits les plus vulgaires, que
+cette classe de phénomènes, comme toute autre, ne saurait être régie par
+aucune volonté providentielle quelconque. Mais, en outre, je crois
+convenable d'indiquer ici une autre voie, encore plus spéciale, et non
+moins efficace peut-être, par laquelle la chimie est destinée à
+contribuer à l'affranchissement irrévocable du génie humain de toute
+tutelle théologique ou métaphysique, en rectifiant, d'une manière
+irrécusable, sous plusieurs rapports fondamentaux, le système des
+notions primitives sur l'économie générale de la nature terrestre.</p>
+
+<p>Quoique, depuis l'école d'Aristote, les philosophes aient dû toujours
+penser que les mêmes substances élémentaires se reproduisaient
+essentiellement dans l'ensemble de toutes les grandes opérations
+naturelles, malgré leur indépendance apparente, cependant l'entière
+impossibilité de réaliser ce vague aperçu métaphysique devait
+nécessairement maintenir l'empire universel du dogme théologique des
+destructions et créations absolues, jusqu'à la grande époque de cet
+admirable développement du génie chimique, qui forme le principal
+caractère scientifique du dernier quart du siècle précédent. En effet,
+tant qu'on ne pouvait avoir aucun égard ni aux matériaux ni aux produits
+gazeux, un grand nombre de phénomènes remarquables devaient
+inévitablement inspirer l'idée d'anéantissement ou de production réelle
+de matière dans le système général de la nature. Il a fallu, avant tout,
+la décomposition de l'air et de l'eau, et ensuite l'analyse élémentaire
+des substances végétales et animales, et, peut-être même, le complément,
+un peu plus tardif, d'un tel ensemble, par l'analyse des alcalis
+proprement dits et des terres, pour établir, d'une manière entièrement
+irrécusable, le principe fondamental de la perpétuité nécessairement
+indéfinie de toute matière, et pour tendre à remplacer irrévocablement,
+dans l'universalité des esprits, les idées théologiques de destruction
+et de création, par les notions positives de décomposition et
+recomposition. À l'égard des phénomènes vitaux surtout, non-seulement la
+connaissance des élémens dont la substance des corps vivans est formée,
+mais, en outre, l'ensemble de l'examen chimique de leurs principales
+fonctions, quelque grossier qu'il soit encore, ont dû jeter, à tous les
+yeux, le plus grand jour sur la conception générale de l'économie de la
+nature vivante, en démontrant qu'il ne peut exister de matière organique
+radicalement hétérogène à la matière inorganique, et que les
+transformations vitales sont subordonnées, comme toutes les autres, aux
+lois universelles des phénomènes chimiques. L'analyse chimique me paraît
+avoir rempli, sous ce rapport, sa fonction la plus essentielle;
+désormais, c'est par la voie, plus difficile, mais plus lumineuse, de la
+synthèse que la chimie doit surtout compléter, comme l'indiquent déjà
+quelques heureux essais<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a>
+<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>, ce vaste et bel ensemble de démonstrations
+par lequel elle a si puissamment concouru à la grande révolution
+philosophique de l'humanité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10"
+name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10">
+(retour) </a> On doit principalement remarquer à ce sujet la
+ belle expérience de M. Whoeler sur la recomposition de
+ l'urée.
+</blockquote>
+
+<p>Après avoir suffisamment caractérisé, par les diverses parties de ce
+discours, toutes les considérations fondamentales relatives à l'ensemble
+de la philosophie chimique, il me reste, enfin, à l'envisager très
+sommairement sous son dernier aspect essentiel, quant au principe de
+division rationnelle propre à la science chimique.</p>
+
+<p>Cette science est sans doute, jusque ici, trop rapprochée de son
+berceau, pour que sa division définitive et la vraie coordination de ses
+parties principales aient pu encore se manifester spontanément, d'une
+manière non équivoque. On s'y est, jusqu'à présent, beaucoup plus occupé
+(et, à certains égards, avec juste raison) de multiplier les
+observations exactes et complètes, plutôt que de les classer suivant
+leurs relations systématiques. Mais, outre ce développement trop récent,
+la nature de la science a dû aussi contribuer à retarder la marche de ce
+dernier élément propre à la constitution philosophique d'une science
+quelconque, en vertu de cette grande homogénéité générale qui
+caractérise les phénomènes chimiques, dont les vraies différences
+essentielles sont bien moins profondes, et, par suite, moins tranchées,
+que dans aucune autre science fondamentale. En astronomie, la division
+principale de ses phénomènes en géométriques et mécaniques, et la
+subordination nécessaire de ceux-ci aux premiers, sont trop naturelles
+et trop évidentes pour être jamais le sujet d'aucune controverse
+importante. Quant à la physique, qui constitue, pour ainsi dire, un
+ensemble de diverses sciences presque isolées, bien plus qu'une science
+vraiment unique, la division ne saurait évidemment être plus
+spontanément indiquée: il ne peut y avoir quelque hésitation réelle, et
+toutefois peu importante, que sur la classification. Dans la seconde
+partie de ce volume, nous constaterons clairement que la science vitale
+présente à peu près le même résultat, quoique par une cause très
+différente, en vertu de la diversité si marquée de ses principaux
+aspects généraux, malgré l'intime connexité naturelle de toutes ses
+branches. Mais, la chimie doit offrir, à cet égard, des conditions moins
+favorables, les distinctions n'y étant, par sa nature, guère plus
+prononcées qu'elles ne le sont dans l'étendue d'une même branche bien
+caractérisée de la physique, en thermologie, par exemple, et surtout en
+électrologie. L'imperfection et le peu d'importance de sa division
+actuelle sont donc aisément explicables. Toutefois, les symptômes
+précurseurs de l'établissement prochain d'une discussion capitale sur ce
+sujet fondamental commencent déjà, ce me semble, à se manifester sans
+équivoque. Car la plupart des chimistes distingués paraissent
+aujourd'hui plus ou moins mécontens de la division provisoire qui a dû
+servir jusqu'à présent de guide à leurs travaux.</p>
+
+<p>Il est clair, en effet, que la division générale de la chimie, en
+<i>inorganique</i> et <i>organique</i>, ne peut nullement être conservée, à cause
+de son irrationnalité évidente. On ne saurait, sans doute, admettre, en
+principe, que, dans la chimie abstraite, les combinaisons puissent être
+classées d'après leur origine: cela serait, tout au plus, convenable en
+histoire naturelle. Le développement des recherches chimiques tend à
+montrer clairement la nullité radicale d'une telle division, puisque la
+première partie empiète continuellement sur la seconde, qui serait déjà
+presque tout-à-fait absorbée, si elle n'eût, en partie, réparé ses
+pertes, en s'alimentant, à son tour, aux dépens de la physiologie. En un
+mot, ce qu'on nomme aujourd'hui la chimie organique présente un
+caractère scientifique essentiellement bâtard, moitié chimique, moitié
+physiologique, et qui n'est franchement ni l'un ni l'autre, comme je
+l'établirai, d'une manière directe, dans la trente-neuvième leçon. Cette
+division ne peut pas même être maintenue en grande partie sous une autre
+forme, comme effectivement équivalente à la distinction générale entre
+les cas chimiques caractérisés par le dualisme et ceux où il n'existe
+pas. Car si les combinaisons inorganiques sont presque toujours
+binaires, on en connaît néanmoins de ternaires, et même de quaternaires;
+tandis que, en sens inverse, il est encore plus fréquent de rencontrer,
+dans les combinaisons dites organiques, un véritable dualisme, que le
+progrès naturel de la chimie me semble d'ailleurs devoir tendre de plus
+en plus à généraliser autant que possible.</p>
+
+<p>D'après le but final propre à la science chimique, tel qu'il a été
+expressément formulé, de la manière la plus rigoureuse, au commencement
+de ce discours, le principe fondamental de la division rationnelle, qui
+peut seule être en harmonie réelle et durable avec la nature des études
+chimiques, ne saurait, évidemment, être cherché ailleurs que dans
+l'ordre des idées générales directement relatives à la composition et à
+la décomposition. Or, en appliquant ici la règle encyclopédique
+invariablement établie dans ce traité, de suivre toujours la
+complication graduelle des phénomènes, on voit que cet ordre d'idées ne
+peut logiquement donner lieu qu'à ces deux motifs essentiels de
+distinctions chimiques principales: 1º la pluralité croissante des
+principes constituans (d'ailleurs médiats ou immédiats), selon que les
+combinaisons sont ou binaires, ou ternaires, etc.; 2º le degré de
+composition plus ou moins élevé des principes immédiats, dont chacun,
+dans le cas, par exemple, d'un dualisme continuel, peut être
+décomposable, un plus ou moins grand nombre de fois consécutives, en
+deux autres. Quoique ces deux points de vue soient chacun d'une
+importance majeure, la division rationnelle de la chimie ne peut être
+organisée tant qu'on n'aura point irrévocablement décidé lequel doit
+être réellement choisi comme prépondérant, et lequel comme secondaire.
+Sans que ce soit ici le lieu de traiter, d'une manière convenable, cette
+nouvelle et importante question spéciale de haute philosophie chimique,
+que je dois, dans cette leçon, me contenter d'avoir nettement posée,
+peut-être sera-t-il utile d'indiquer, dès ce moment, que je la regarde
+comme résolue, et que, à mes yeux, la considération du degré de
+composition est évidemment supérieure à celle de la multiplicité des
+principes, en ce qu'elle affecte plus profondément le but et l'esprit de
+la science chimique, tels que je les ai soigneusement caractérisés dans
+ce discours. Au reste, de quelque manière que les chimistes prononcent
+définitivement sur cette opinion, il faut remarquer, en dernier lieu,
+que les deux classifications générales, déterminées par la
+prépondérance de l'un ou de l'autre motif, quoique devant être, sans
+doute, parfaitement distinctes, diffèrent cependant beaucoup moins qu'on
+ne serait d'abord tenté de le supposer: car, elles concourent
+nécessairement, soit dans le cas préliminaire, soit dans le cas final,
+et divergent seulement dans les parties intermédiaires.</p>
+
+<p>Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais
+indiquer dans ce discours sur la nature et l'esprit de la science
+chimique, sur les moyens fondamentaux d'investigation qui lui sont
+propres, sur sa vraie position encyclopédique, sur le genre et le degré
+de perfection dont elle est, en général, susceptible, sur les hautes
+propriétés philosophiques qui la caractérisent sous le double point de
+vue de la méthode et de la doctrine, et, enfin, sur le mode de division
+rationnelle qui lui convient. Pour compléter un tel examen, je dois
+maintenant passer, dans les quatre leçons suivantes, à l'appréciation
+plus spéciale et plus directe du petit nombre de doctrines essentielles
+qu'ait présentées jusqu'ici le développement spontané de la philosophie
+chimique.</p>
+
+<p>Chacun sait que, par la nature de cet ouvrage, on ne peut, évidemment,
+chercher ici aucun traité de chimie, quelque sommaire qu'on voulût le
+concevoir: il faut, nécessairement, au contraire, que je suppose au
+lecteur une connaissance approfondie des principaux phénomènes
+chimiques, sans laquelle il ne pourrait, non-seulement juger mes idées,
+mais les comprendre.</p>
+
+<p>On doit en outre considérer qu'il ne s'agit pas même d'un traité spécial
+de philosophie chimique, mais seulement d'un système de considérations
+fondamentales à ce sujet, formant une simple partie d'un traité général
+de philosophie positive, et dont l'extension doit, par conséquent,
+conserver une certaine harmonie avec celle des autres parties
+constituantes. Or, d'après cette obligation, le degré de développement
+accordé, dans cet ouvrage, à l'examen philosophique de chaque science
+fondamentale, ne saurait être exclusivement déterminé par son importance
+propre, ni par la multitude de faits intéressans qu'elle embrasse; il
+dépend nécessairement aussi, en grande partie, de sa perfection
+relative. Aucun lecteur judicieux ne peut espérer que la philosophie
+chimique, surtout dans son état actuel, soit ici l'objet d'un examen
+aussi développé, ni même aussi satisfaisant, qu'a pu l'être celui de la
+philosophie astronomique, par exemple, dont l'admirable perfection m'a
+permis une analyse méthodique, à la fois claire et complète, quoique
+sommaire, comme l'exigeait ce type immuable de la philosophie
+naturelle.</p>
+
+
+<a name="l36" id="l36"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>TRENTE-SIXIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml">Considérations générales sur la chimie proprement dite ou <i>inorganique</i>.</p>
+
+<p>Quels que soient les principes de division et de classification que l'on
+croie devoir préférer dans le système général des études chimiques, on
+commencera toujours, inévitablement, par considérer d'abord l'histoire
+successive et continue de tous les différens corps simples. Cette
+nécessité est particulièrement évidente, d'après la conception exposée
+dans la leçon précédente sur le but et l'esprit de la science chimique.
+Au reste, presque tous les chimistes sont, aujourd'hui, essentiellement
+d'accord à ce sujet, et présentent une telle étude comme la partie
+préliminaire et fondamentale de leurs divers systèmes de chimie.</p>
+
+<p>On doit, néanmoins, remarquer, à cet égard, une exception très
+intéressante, dans le plan adopté par M. Chevreul. Cet habile chimiste
+fait suivre immédiatement l'étude de chaque élément de celle de toutes
+les combinaisons, soit binaires, soit ternaires, etc., qu'il peut
+former avec ceux jusque alors examinés, en se bornant, toutefois, aux
+composés du premier ordre. Un tel plan doit procurer, sans doute, le
+grand avantage que les corps simples sont alors, en général, bien plus
+complétement connus, dès l'origine, qu'ils ne peuvent l'être d'après la
+marche ordinaire, qui disperse, pour ainsi dire, dans toutes les
+diverses parties de la science, les plus importantes propriétés
+chimiques de chacun d'eux. Mais, outre que, malgré ce changement,
+l'histoire d'un élément quelconque resterait encore nécessairement plus
+ou moins incomplète, excepté celle du dernier, on établirait ainsi une
+inégalité très prononcée, et surtout essentiellement factice, entre les
+études chimiques des différentes substances élémentaires<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a>
+<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11"
+name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11">
+(retour) </a> La tentative de M. Chevreul se distingue,
+ d'ailleurs, dans son exécution rigoureuse, par une
+ innovation très rationnelle, et qui indique un sentiment
+ profond de la vraie philosophie chimique: c'est d'avoir
+ écarté, pour la première fois, dans l'étude systématique des
+ divers composés, toute considération de leur origine,
+ organique ou inorganique. L'heureuse proposition de cette
+ importante réforme se trouve ainsi être d'autant plus
+ décisive qu'elle vient de celui de tous les chimistes
+ actuels qui a le plus et le mieux cultivé ce qu'on nomme la
+ chimie organique.
+</blockquote>
+
+<p>Quelque plan qu'on puisse adopter, comme, en réalité, chaque corps,
+simple ou composé, agit ordinairement, à un degré quelconque, sur
+presque tous les autres, l'inconvénient didactique qu'a voulu surtout
+prévenir M. Chevreul me paraît rigoureusement inévitable, d'après la
+nature même de la science chimique. Il faut, ce me semble, reconnaître
+qu'aucune histoire chimique ne saurait être vraiment complète dans une
+première étude de l'ensemble de la chimie, dirigée suivant un plan
+quelconque: elle ne peut le devenir que quand, à cet enseignement
+provisoire, on fait régulièrement succéder une révision définitive, qui
+permet de prendre alors en pleine considération la série entière des
+phénomènes relatifs à chaque substance. Du reste, il n'y a pas de
+science pour l'étude rationnelle de laquelle, par des motifs
+essentiellement analogues, ce système d'un double enseignement ne fût,
+en général, très avantageux, s'il était judicieusement appliqué. Son
+adoption habituelle pour la chimie offre peut-être le seul moyen
+efficace de terminer, d'une manière irrévocable, toute controverse sur
+le sujet que nous considérons, en dissipant la seule objection
+essentielle que puisse inspirer la marche ordinaire, qui, sans doute,
+deviendrait aussitôt rigoureusement unanime. Il serait alors convenable,
+afin d'éviter les doubles emplois, de réduire strictement, dans le
+premier enseignement, l'étude de chaque corps simple à la seule
+exposition des propriétés caractéristiques qui le distinguent
+suffisamment de tout autre.</p>
+
+<p>Une telle discussion n'a, d'ailleurs, d'intérêt, ni même de réalité, que
+sous le simple point de vue didactique, qui, malgré son importance, ne
+saurait affecter que d'une manière indirecte et secondaire l'esprit
+général de cet ouvrage. Car, dans aucune hypothèse, personne ne conteste
+que l'étude préalable des diverses substances élémentaires ne soit, par
+la nature même de la science, le fondement nécessaire du système
+rationnel des connaissances chimiques.</p>
+
+<p>En vertu du nombre, déjà très considérable, et d'ailleurs toujours
+croissant, des corps que les chimistes regardent comme simples,
+plusieurs philosophes modernes, qui, malgré leur éminent mérite et leurs
+connaissances réelles, sont dominés par une doctrine et même par une
+méthode essentiellement métaphysiques, ont pensé <i>à priori</i> que la
+plupart de ces substances devaient être nécessairement les divers
+composés d'un beaucoup plus petit nombre d'autres. Telle est,
+aujourd'hui, en Allemagne, l'opinion de presque toute l'école des
+<i>naturistes</i>, et surtout de son illustre chef, M. Oken. Mais cette vaine
+hypothèse ne peut être appuyée que sur le prétendu principe de
+l'économie et de la simplicité nécessaire de la nature, qui, outre son
+caractère extrêmement vague, ne saurait résister à aucune véritable
+discussion directe, et dont l'origine, évidemment théologique, devrait
+même suffire aujourd'hui pour le rendre suspect à tous les bons esprits.
+Dans ces spéculations illusoires, notre entendement érige, spontanément,
+à son insu, ses désirs irréfléchis en lois nécessaires du monde
+extérieur, qui, en tous genres, se montre réellement beaucoup plus
+compliqué qu'il ne conviendrait à notre faible intelligence. Le seul
+point de vue raisonnable que puisse offrir un tel principe, c'est que,
+dans la construction de nos systèmes philosophiques, nous devons
+toujours tendre à concevoir la nature sous le plus simple aspect
+possible, mais à la condition fondamentale de subordonner toutes nos
+conceptions à la réalité des phénomènes, sous peine de consumer nos
+forces en de frivoles et fantastiques méditations. Or, ici, aucune
+considération vraiment rationnelle ne peut, sans doute, nous conduire à
+présumer d'avance que le nombre des substances élémentaires doive être
+effectivement ou très petit ou très grand; l'ensemble de nos
+explorations chimiques doit seul prononcer à ce sujet: tout ce qu'on
+peut dire, c'est que notre intelligence est naturellement disposée à
+préférer la première supposition, et et même, encore davantage, celle
+qui n'admettrait, s'il était possible, que deux élémens. Mais ceux qui
+se livrent à la recherche positive des lois réellement propres aux
+phénomènes de composition et de décomposition, n'en sont pas moins
+forcés de concevoir comme simples tous les corps qui n'ont pu jusque
+alors être décomposés par aucune voie, et dont nulle analogie effective
+ne tend à indiquer la composition, sans prononcer d'ailleurs, en aucune
+manière, que, par cela même, ces substances doivent être nécessairement
+réputées à jamais indécomposables. Telle est, à cet égard, la règle
+incontestable admise maintenant par tous les chimistes, comme le premier
+axiome de la saine philosophie chimique.</p>
+
+<p>L'aperçu primitif de cette règle, constatée par une première application
+capitale, doit être attribuée ce me semble, au grand Aristote, quoiqu'il
+n'ait pu, sans doute, en concevoir distinctement les vrais motifs
+rationnels. Sa doctrine des quatre élémens, vulgairement décriée
+aujourd'hui avec si peu d'intelligence, doit être réellement jugée comme
+la première tentative du véritable esprit philosophique pour concevoir,
+d'une manière générale, la composition intime des corps naturels, autant
+que pouvait alors le permettre le défaut presque absolu de tous modes
+convenables d'exploration. On ne peut l'apprécier sainement qu'en la
+comparant aux conceptions antérieures. Or, jusqu'à cette mémorable
+époque, toutes les écoles, malgré leurs innombrables divergences,
+s'accordaient à ne reconnaître qu'une seule substance élémentaire, et ne
+disputaient entre elles, à cet égard, que sur le choix du principe.
+Aristote, le premier, inspiré, non par un vain éclectisme, incompatible
+avec son énergique supériorité, mais par un sentiment profond de l'étude
+rationnelle de la nature, termina, d'une manière irrévocable, toutes ces
+stériles controverses, en établissant la pluralité des élémens. Cet
+immense progrès doit être regardé comme la véritable origine de la
+science chimique, qui en effet serait radicalement impossible s'il
+n'existait qu'un seul élément, toute idée réelle de composition et de
+décomposition étant par là aussitôt annulée. Quelles que soient les
+apparences, il devait être, sans doute, beaucoup plus difficile à
+l'esprit humain de passer de l'idée absolue de l'unité de principe à la
+conception, nécessairement relative, de la pluralité, que de s'élever
+ensuite, par une exploration graduellement perfectionnée, des quatre
+élémens d'Aristote aux cinquante-six corps simples de la chimie
+actuelle.</p>
+
+<p>C'est donc une étrange méprise, chez nos <i>naturistes</i> d'aujourd'hui,
+que de vouloir se fortifier de l'autorité d'Aristote; car ce premier
+père de la saine philosophie a fait, pour son temps, précisément
+l'inverse de ce qu'ils tentent pour le leur. L'esprit qui les anime est
+directement opposé à celui qui dirigeait ses sages spéculations; ils
+veulent simplifier immodérément leur conception de la nature, sans trop
+s'inquiéter de sa réalité; Aristote, au contraire, n'hésita point à
+compliquer l'idée abstraite qu'on se formait auparavant de la matière,
+uniquement pour la rendre plus réelle. Pourquoi M. Oken, dans sa
+tendance absolue à la simplification, a-t-il cru devoir s'arrêter aux
+quatre élémens? N'est-ce point là une sorte de moyen terme, qui
+maintient, tout en l'appliquant mal, notre notion fondamentale de la
+pluralité des principes? An lieu de rétrograder seulement jusqu'au temps
+d'Aristote, que ne remontait-il encore un peu plus loin, jusqu'à
+Empédocle ou à Héraclite, etc., afin d'obtenir tout d'un coup la plus
+haute simplification possible en recommençant à n'admettre qu'un seul
+principe? Car, on ne saurait trop le remarquer, les motifs
+philosophiques qui ont conduit Aristote à la conception de quatre
+élémens sont essentiellement analogues à ceux qui en ont successivement
+fait reconnaître un nombre beaucoup plus étendu, du moins en négligeant
+les considérations purement métaphysiques, propres au génie de l'époque,
+et qui ont pu exercer, sur l'esprit d'Aristote, une influence spéciale,
+mais secondaire, en faveur du nombre qu'il a choisi<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a>
+<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12"
+name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12">
+(retour) </a> Une telle discussion serait, sans doute, peu
+ nécessaire pour les esprits français, puissamment garantis,
+ par les défauts comme par les qualités caractéristiques de
+ notre génie national, contre toute invasion sérieuse du
+ <i>naturisme</i> germanique. Mais je devais, sans doute, prendre
+ en haute considération le grand nombre d'intelligences
+ fortement organisées qui, en Allemagne, se laissent
+ entraîner aujourd'hui à de semblables aberrations
+ philosophiques. La double faculté de généraliser et de
+ systématiser, élément si précieux du véritable esprit
+ philosophique, appartient, sans doute, d'une manière plus
+ spéciale, au génie allemand, dont nous sommes trop disposés,
+ en France, a méconnaître, à cet égard, l'éminente valeur,
+ sensible néanmoins jusque dans ses écarts. Pour moi,
+ j'attacherai toujours une extrême importance à tout ce qui
+ peut tendre à provoquer l'intime combinaison de cette
+ qualité fondamentale avec cette aptitude, non moins
+ essentielle, à la clarté et à la positivité, qui
+ caractérise, tout aussi hautement, notre génie français;
+ convaincu, comme je le suis profondément, que, de cette
+ harmonie capitale, dont la possibilité m'est démontrée, peut
+ seule résulter le libre et plein développement du génie
+ philosophique moderne, destiné à terminer, par son
+ universelle prépondérance, l'immense crise sociale, commune,
+ depuis trois siècles, à toutes les nations qui, dans leur
+ ensemble, forment la tête de l'espèce humaine.
+</blockquote>
+
+<p>D'autres philosophes contemporains dont la direction était beaucoup plus
+positive, et parmi lesquels il faut surtout distinguer l'illustre
+Cuvier, ont puisé, dans l'histoire naturelle, une objection fort
+spécieuse, et néanmoins très insuffisante, contre la simplicité réelle
+de la plupart des élémens admis aujourd'hui par les chimistes. Elle
+consiste à opposer l'extrême abondance de quelques-uns d'entre eux dans
+la nature, à la dissémination, rare et presque parcellaire, du plus
+grand nombre des autres. Dès lors, en partant du principe que les
+différens élémens réels doivent être à peu près également répandus dans
+la constitution intime de notre planète, on arrive à présumer que le
+perfectionnement de l'analyse chimique conduira plus tard à ranger les
+derniers parmi les substances composées, dont la formation aurait exigé
+un concours spécial et rarement réalisé de circonstances favorables.</p>
+
+<p>Quelque opinion qu'on adopte sur l'origine de notre constitution
+terrestre, on peut, ce me semble, admettre, en effet, comme assez
+plausible, quoique nullement susceptible de démonstration véritable,
+sinon la répartition nécessairement presque uniforme des divers élémens,
+du moins que leur abondance doit être beaucoup moins inégale, dans
+l'ensemble du globe, que ne paraît l'indiquer jusque ici l'exploration
+de sa surface. Mais, il ne résulte point inévitablement de cette
+considération la conséquence irréfléchie qu'on a tenté d'en déduire.
+Car, notre examen minéralogique ne porte encore, et ne saurait,
+évidemment, jamais porter, même en le supposant complet, que sur les
+couches superficielles du globe, sans que nous puissions rien préjuger
+sur la vraie composition de la presque totalité de sa masse. Or, si au
+principe de l'uniforme dissémination des élémens, on voulait ajouter que
+cette égalité doit exister, non-seulement dans l'ensemble de la terre,
+mais spécialement aussi à la surface, il deviendrait aussitôt très
+précaire, et même fort invraisemblable; car on peut aisément, ce me
+semble, entrevoir beaucoup de motifs rationnels pour la prépondérance
+nécessaire de certaines substances élémentaires à la surface de notre
+planète, tandis que d'autres, domineraient, au contraire, dans son
+intérieur. Considérons, d'une part, que les élémens les plus rares à la
+surface du globe sont aussi, en général, les plus pesans; et, d'une
+autre part, que les plus communs sont, surtout, ceux qui concourent à la
+composition des corps vivans. Cette double relation incontestable,
+inaperçue jusque ici, tend évidemment, au contraire, à faire concevoir
+comme éminemment naturelle une très inégale distribution des diverses
+substances élémentaires entre l'intérieur de la terre et sa surface; les
+unes ayant dû prédominer intérieurement afin de rendre la moyenne
+densité du globe aussi supérieure qu'elle l'est certainement à celle des
+couches superficielles; et l'indispensable prépondérance des autres
+n'étant pas moins évidente pour l'extrême superficie, solide, liquide et
+gazeuse, où la vie devait exclusivement se développer. Ainsi, cette
+considération d'histoire naturelle, quand elle est suffisamment
+approfondie, au lieu de jeter aucun doute sur les résultats élémentaires
+de l'analyse chimique actuelle, se présente bien plutôt comme propre à
+les confirmer, du moins dans leur ensemble.</p>
+
+<p>Ces résultats doivent donc, quant à présent, passer pour incontestables,
+sauf les perfectionnemens ultérieurs. Depuis l'époque, très récente il
+est vrai, de la décomposition effective des élémens d'Aristote,
+l'histoire de la chimie ne présente pas un seul exemple d'une substance
+qui aurait vraiment passé du rang des corps simples à celui des
+composés, tandis que le cas inverse a été fréquent. Néanmoins, aucun
+chimiste ne conteste la possibilité que, par une analyse plus
+approfondie, le nombre des vrais élémens ne devienne, dans la suite,
+susceptible d'une plus ou moins forte réduction: car la simplicité
+chimique, telle qu'on la conçoit aujourd'hui, n'est, en réalité, qu'une
+qualité purement négative, qui ne saurait comporter ces démonstrations
+irrévocables, propres aux décompositions ou aux recompositions positives
+que les chimistes sont parvenus à opérer.</p>
+
+<p>Le grand exemple général des substances dites organiques, dont la
+théorie chimique est si compliquée malgré le petit nombre de leurs
+élémens, peut, sans doute, conduire à penser qu'une telle réduction
+n'offrirait point, pour le perfectionnement de l'ensemble des
+connaissances chimiques, d'aussi grands avantages qu'on le suppose
+communément. Mais, dans ce cas, la difficulté me paraît tenir
+principalement jusqu'ici au défaut de dualisme. Nonobstant cet exemple,
+il y a lieu de penser, sans doute, que la chimie deviendrait plus
+rationnelle et plus systématique, si les élémens étaient moins nombreux,
+par la liaison plus intime et plus générale qui devrait naturellement en
+résulter entre les diverses classes de phénomènes. Mais un tel
+perfectionnement ne saurait être qu'illusoire et stérile, si, tranchant
+la difficulté au lieu de la résoudre, on tentait d'y atteindre en
+anticipant, par des hypothèses hasardées, sur les vrais progrès
+ultérieurs de l'analyse chimique.</p>
+
+<p>Cette grande multiplicité des élémens actuels a dû naturellement
+conduire à s'occuper davantage de leur classification. Toutefois, ce qui
+surtout a fait comprendre la haute importance d'une telle question,
+c'est le sentiment, devenu plus profond et plus commun par le
+développement spontané de la philosophie chimique, de l'influence
+prépondérante que la classification rationnelle des corps simples doit
+exercer, de toute nécessité, sur celle des corps composés, et, par
+suite, sur l'ensemble du système chimique. On peut, à ce sujet, poser en
+principe que la <i>hiérarchie</i><a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a>
+<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a> des substances élémentaires ne doit pas
+être uniquement déterminée par la seule considération de leurs propres
+caractères essentiels, mais aussi par celle, non moins indispensable,
+quoique indirecte, des principaux phénomènes relatifs aux composés
+qu'elles forment. Ainsi conçue, cette question est une des plus
+capitales que puisse présenter la philosophie chimique: bornée, au
+contraire, à l'examen direct des corps simples, elle offrirait aussi peu
+d'intérêt que de rationnalité; car, en soi-même, il importe assez peu,
+sans doute, suivant quel ordre conventionnel on procéderait à l'étude
+successive de ces cinquante-six corps, dont les histoires propres sont
+nécessairement indépendantes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13"
+name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13">
+(retour) </a> J'emploie à dessein cette expression pour
+ mieux marquer que je ne saurais concevoir de classification
+ vraiment philosophique là où l'on ne serait point parvenu à
+ saisir préalablement une considération prépondérante,
+ commune à tous les cas, et graduellement décroissante de
+ l'un à l'autre. Telle est, ce me semble, la condition
+ fondamentale imposée par la théorie générale des
+ classifications, et que ne contesteront point ceux qui
+ auront directement puisé cette théorie à sa véritable
+ source, c'est-à-dire dans l'application la plus prononcée et
+ la plus parfaite, relative aux corps vivans. L'origine,
+ évidemment politique, de tous nos termes relatifs aux idées
+ de classement, devrait suffire pour rappeler sans cesse,
+ dans une question quelconque d'ordre réel, la loi
+ indispensable de la subordination, mal appréciée jusqu'ici
+ par la plupart des philosophes inorganiques.
+</blockquote>
+
+<p>La division, encore classique, des divers élémens en comburens et
+combustibles, et surtout la subdivision de ceux-ci en métalliques et non
+métalliques, sont, évidemment, trop artificielles pour que les chimistes
+puissent les maintenir, si ce n'est provisoirement, jusqu'à la formation
+d'un véritable système naturel. Cette classification repose sur des
+caractères mal définis, d'une généralité insuffisante, et dont on
+exagère arbitrairement l'importance réelle. Aussi, depuis vingt ans,
+s'est-on beaucoup occupé de la remplacer, sans que, jusqu'ici, on ait
+encore obtenu une classification vraiment rationnelle et irrévocable.</p>
+
+<p>M. Ampère paraît être le premier qui ait dignement signalé l'importance
+d'une semblable recherche: et tel est le principal mérite du travail
+remarquable qu'il publia sur ce sujet en 1816. Cet essai indique,
+d'ailleurs, une connaissance insuffisante et peu approfondie de la
+théorie générale des classifications, qui alors, il est vrai, était bien
+moins nettement caractérisée qu'aujourd'hui. On ne peut pas même
+regarder cette tentative comme ayant suffi pour mettre en pleine
+évidence l'ensemble des vraies conditions principales du problème. Dans
+la conception générale de ce projet de classification, la considération
+exclusive des seuls corps simples exerce une beaucoup trop grande
+prépondérance. Quant à son exécution, elle pèche, de la manière la plus
+sensible, contre les premières injonctions du goût et de la convenance
+dans l'art de classer, qui prescrivent, évidemment, de maintenir une
+certaine harmonie entre le nombre des coupes à établir et celui des
+objets à ranger. Les cinquante corps que M. Ampère voulait classer
+présentent un plus grand nombre de divisions principales que n'en offre
+quelquefois la hiérarchie animale tout entière. Aussi cette ébauche
+n'a-t-elle pas même déterminé les chimistes à renoncer à l'usage de leur
+ancienne classification, dont la structure binaire rend, du moins,
+l'application très facile, à défaut de propriétés plus essentielles.</p>
+
+<p>Très peu d'années après ce travail de M. Ampère, un chimiste du premier
+ordre, M. Berzélius, a proposé, sous les formes les plus simples, et
+d'une manière, pour ainsi dire, incidente, un système de classification
+infiniment supérieur, qui indique le sentiment le plus profond de
+l'ensemble des conditions fondamentales propres à une telle recherche.
+Il a compris, le premier, à ce sujet, la nécessité de parvenir
+finalement à une série unique, constituant, d'après un caractère
+uniforme et prépondérant, une véritable hiérarchie; tandis que M.
+Ampère avait seulement apprécié l'importance des groupes naturels, dont
+la coordination restait essentiellement arbitraire. Quoique les deux
+conditions soient également imposées par la théorie générale des
+classifications, celle que M. Berzélius a eu surtout en vue est
+certainement, en principe, supérieure à l'autre, et spécialement dans le
+cas actuel, où le très petit nombre des objets à classer ne laisse
+qu'une importance très secondaire à la formation des groupes, pourvu que
+la série totale soit pleinement naturelle.</p>
+
+<p>La belle conception de M. Berzélius sur la hiérarchie fondamentale des
+corps simples, résulte de la considération approfondie des phénomènes
+électro-chimiques. Son principe, éminemment simple et lucide, consiste à
+disposer les élémens dans un ordre tel que chacun soit électro-négatif
+relativement à tous ceux qui le précèdent et électro-positif envers tous
+ceux qui le suivent. La série qui en dérive paraît jusqu'ici devoir être
+essentiellement conforme à l'ensemble des propriétés connues, soit des
+élémens eux-mêmes, soit de leurs principaux composés. Toutefois, une
+telle vérification générale est encore trop peu avancée pour que les
+chimistes aient pu réellement porter à ce sujet un jugement complet et
+définitif. D'un autre côté, la prépondérance chimique des caractères
+électriques ne paraît pas être encore, à beaucoup près, assez
+rationnellement établie, pour qu'on doive imposer, en principe, la
+nécessité de chercher, dans un tel ordre de phénomènes, les bases de
+toute classification naturelle. Enfin, il faudrait, ce me semble,
+constater directement, avant tout, la réalité du point de départ,
+c'est-à-dire examiner s'il existe, en effet, entre les divers élémens,
+un ordre constant d'électrisation, qui se maintienne invariablement dans
+toutes les circonstances extérieures, et dans tous les états
+d'agrégation, et surtout dans tous les modes de décomposition: or, cet
+indispensable examen n'a pas encore été convenablement entrepris, et
+peut-être même a-t-on lieu de craindre que son résultat général ne fût
+contraire au principe proposé.</p>
+
+<p>Il reste donc, sous ces divers rapports essentiels, beaucoup à faire
+encore relativement à cette importante question de philosophie chimique.
+Mais, quels que puissent être, à cet égard, les résultats définitifs des
+travaux ultérieurs, M. Berzélius s'est assuré, dès à présent, l'honneur
+éternel d'avoir, le premier, dévoilé la vraie nature du problème, et mis
+en pleine évidence l'ensemble de ses conditions principales, si ce n'est
+même d'avoir indiqué dans quel ordre d'idées il faut chercher sa
+solution. Quand cette solution aura été enfin obtenue d'une manière
+vraiment conforme à une telle position de la question, ou peut assurer
+que la chimie aura fait un pas immense vers l'état pleinement rationnel
+qui convient à sa nature scientifique. Car, d'après une hiérarchie
+fondamentale des élémens, la nomenclature systématique des diverses
+substances composées suffira presque pour donner, en quelque sorte
+spontanément, une première indication réelle de l'issue générale propre
+à chaque événement chimique, ou, du moins, pour restreindre
+l'incertitude à cet égard entre d'étroites limites.</p>
+
+<p>Toutefois, à raison même de cette intime connexité d'une semblable
+recherche avec l'ensemble des études chimiques, je ne pense pas qu'elle
+puisse être très efficacement poursuivie tant qu'on l'isolera, comme on
+l'a fait jusqu'ici, de la question générale relative à l'établissement
+d'un système complet de classification chimique, pour tous les corps,
+simples ou composés. Or, cette grande question me paraît aujourd'hui
+prématurée. Car, d'après les considérations sommairement indiquées dans
+la leçon précédente, les conditions préliminaires, soit de méthode, soit
+de doctrine, indispensables à son élaboration rationnelle, sont encore
+loin, ce me semble, d'être suffisamment remplies. Un tel système général
+de classification naturelle, devant, par lui-même, constituer
+directement, sous un double aspect, le résumé essentiel et l'aperçu
+fondamental de toute la philosophie chimique, je crois convenable de
+développer davantage en ce moment ma pensée principale à ce sujet.</p>
+
+<p>Quant à la méthode, elle a besoin d'un double perfectionnement capital,
+que les chimistes philosophes doivent emprunter à la science des corps
+vivans, seule source où il puisse être judicieusement cherché. Il faut,
+d'abord, en effet, une connaissance approfondie de la théorie
+fondamentale des classifications naturelles, qui ne peut être réellement
+obtenue d'aucune autre manière: car, ainsi que je l'ai établi dès le
+début de cet ouvrage, la méthode ne saurait être, sous aucun rapport
+essentiel, étudiée avec une véritable et féconde efficacité, ailleurs
+que dans ses applications les plus étendues et les plus parfaites. Il
+faut, ensuite, par le même motif, étudier aussi, à la même école,
+l'esprit général de la méthode comparative proprement dite, dont les
+chimistes ne se forment ordinairement, jusqu'ici, aucune idée juste, et
+sans laquelle, néanmoins, on ne peut procéder convenablement à la
+recherche d'une classification chimique vraiment rationnelle, comme je
+l'ai expliqué dans la leçon précédente. Telles sont les deux
+améliorations fondamentales que la philosophie chimique doit aller
+puiser aujourd'hui dans la philosophie biologique. L'une est
+indispensable pour bien poser, dans son ensemble, le grand problème de
+la classification chimique, l'autre pour en entreprendre avec succès la
+solution générale.</p>
+
+<p>À l'aspect de ces importantes harmonies spontanées, et par le sentiment
+de ces larges applications mutuelles, entre des sciences vulgairement
+traitées comme isolées et indépendantes, les diverses classes de savans
+finiront, sans doute, par comprendre la réalité et l'utilité de la
+conception fondamentale de cet ouvrage: la culture rationnelle, et
+néanmoins spéciale, des différentes branches de la philosophie
+naturelle, sous l'impulsion préalable et la direction prépondérante d'un
+système général de philosophie positive, base commune et lien uniforme
+de tous les travaux vraiment scientifiques. On ne peut guère se former
+aujourd'hui une juste idée des perfectionnemens, aussi directs
+qu'essentiels, dont nos diverses sciences se trouvent être jusqu'ici
+radicalement privées par l'esprit étroit et irrationnel suivant lequel
+elles sont encore habituellement cultivées, surtout relativement à la
+méthode. Quand la constitution intégrale et définitive du système
+philosophique des modernes aura, plus tard, régulièrement organisé les
+grandes relations scientifiques, on pourra s'expliquer à peine, si ce
+n'est sous le point de vue historique, que l'étude de la nature ait
+jamais été autrement conçue et dirigée.</p>
+
+<p>En second lieu, relativement à la doctrine, il est d'abord évident,
+comme je l'ai indiqué à la fin de la leçon précédente, que la formation
+de la vraie classification chimique ne saurait être directement
+entreprise dans son ensemble, tant que l'on n'aura point, avant tout,
+irrévocablement décidé la question préliminaire de la prépondérance
+entre les deux considérations générales, de l'ordre de composition des
+principes immédiats, et de leur degré de pluralité: or, un tel problème
+n'a pas même été encore rationnellement posé. Nous pouvons, néanmoins,
+le supposer ici résolu, en concevant établie la règle que j'ai proposée,
+de traiter le premier point de vue comme nécessairement supérieur au
+second, ce qui me semble en effet, presque impossible à contester dans
+une discussion formelle. Mais, après cet indispensable préliminaire
+général, deux conditions plus spéciales me paraissent encore nécessaires
+pour permettre de procéder immédiatement à la construction rationnelle
+du système définitif des substances chimiques, par la méthode ci-dessus
+caractérisée.</p>
+
+<p>La première, dont l'accomplissement peut, aujourd'hui, être jugé
+prochain, consiste à concevoir l'ensemble de la chimie comme un tout
+unique et homogène, en faisant radicalement disparaître la distinction
+irrationnelle des diverses substances en organiques et inorganiques. Par
+l'examen direct des caractères généraux de la chimie organique, j'espère
+prouver, dans la trente-neuvième leçon, que cette spécialité mal
+constituée doit peu à peu se décomposer entièrement, une partie des
+études qu'elle embrasse appartenant à la chimie proprement dite, et
+l'autre à la physiologie. Quand une combinaison quelconque est assez
+stable pour comporter une véritable étude chimique, il faut, sans doute,
+l'assujettir à un ordre fixe de considérations homogènes, quels que
+puissent être son origine et son mode effectif d'existence concrète,
+dont la vraie chimie abstraite et générale ne doit nullement s'enquérir,
+si ce n'est, du moins, comme d'un simple renseignement accessoire. Tant
+que la classification systématique devra d'abord se conformer à cette
+étrange conception d'une sorte de double chimie, établie sur cette
+fausse division des substances, elle ne saurait être qu'essentiellement
+précaire et artificielle dans ses détails, étant, dès lors, profondément
+viciée dans son principe. Une telle séparation empêche, de toute
+nécessité, de fonder définitivement, en chimie, aucune doctrine
+rationnelle et complète, toutes les analogies essentielles se trouvant,
+par là, ou rompues ou déguisées. Cette première condition est donc
+évidemment indispensable. On commence déjà certainement à la bien
+sentir, car tous les travaux actuels de quelque importance sur la chimie
+organique manifestent une tendance très prononcée à ramener les
+combinaisons organiques aux lois générales des combinaisons
+inorganiques. Il ne suffirait pas, néanmoins, comme on pourrait d'abord
+le penser, qu'un chimiste distingué prît enfin, à cet égard, une
+initiative large et directe, pour déterminer aussitôt l'entier et
+unanime accomplissement de cette importante réforme. Car, une telle
+opération philosophique, quelque préparée qu'elle soit en effet, surtout
+depuis les belles recherches de M. Chevreul, ne peut être exécutée,
+d'une manière vraiment irrévocable, sans un travail spécial et
+difficile, qui exige une combinaison très délicate du point de vue
+chimique et du point de vue physiologique, afin d'établir, dans la
+décomposition générale de la chimie organique, une judicieuse
+répartition entre ce qui doit rester à la chimie et ce qui revient à la
+physiologie.</p>
+
+<p>La seconde condition, intimement liée à la précédente, se rapporte à un
+autre perfectionnement général fort important que doit subir la doctrine
+chimique, afin de pouvoir conduire à l'établissement d'un système
+complet de classification rationnelle, susceptible d'offrir, par sa
+seule composition, une expression abrégée de la vraie philosophie de la
+science, comme le prescrit la théorie fondamentale des classifications
+naturelles. Ce nouveau perfectionnement consisterait à soumettre, s'il
+est possible, toutes les combinaisons quelconques à la loi du dualisme,
+érigée en un principe constant et nécessaire de philosophie chimique.
+Toutefois, quelque éminente que dût être, en elle-même, une semblable
+amélioration, qui tendrait directement à simplifier, à un haut degré,
+l'ensemble des conceptions chimiques, il faut reconnaître, pour ne rien
+exagérer, qu'elle n'est point aussi strictement indispensable que la
+précédente au grand travail de la classification, quoique, par sa
+nature, elle soit propre à le faciliter beaucoup. Sans la première
+condition, en effet, la classification rationnelle serait rigoureusement
+impossible: sans la seconde, au contraire, on pourrait encore la
+concevoir, mais seulement moins parfaite et plus pénible. Au reste, la
+tendance générale des études chimiques, même dans leur état actuel,
+est, sans doute, tout aussi réelle et non moins prononcée sous le
+dernier point de vue que sous le précédent, comme chacun peut l'observer
+aisément.</p>
+
+<p>Il importe d'autant plus de faire prédominer dans le système chimique,
+ainsi que je le propose, la considération de l'ordre de composition des
+principes immédiats sur celle de leur degré de pluralité, que la
+première est, par sa nature, claire et incontestable, tandis que l'autre
+est toujours, de toute nécessité, plus ou moins obscure et douteuse.
+L'une se réduit constamment à la simple appréciation d'un fait
+analytique ou synthétique; la seconde présente sans cesse un certain
+caractère hypothétique, puisqu'on prononce alors sur le mode
+d'agglomération des particules élémentaires, qui nous est radicalement
+inaccessible. Ainsi, par exemple, un chimiste peut établir, avec une
+pleine certitude, que tel sel est un composé du second ordre, et que
+tels acides, ou tels alcalis, sont, au contraire, du premier ordre<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a>
+<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>;
+car, l'analyse et la synthèse peuvent démontrer, sans équivoque, que
+chacun de ces derniers corps est composé de deux substances
+élémentaires, et que, au contraire, les principes immédiats du premier
+sont, à leur tour, décomposables en deux élémens. Mais, sous l'autre
+point de vue, quand l'analyse définitive d'une substance quelconque y a
+constaté l'existence de trois ou de quatre élémens, comme, par exemple,
+à l'égard des matières végétales ou animales, on ne peut, évidemment,
+sans se permettre une hypothèse plus ou moins hasardée, prononcer que
+cette combinaison est réellement ternaire ou quaternaire, au lieu d'être
+simplement binaire. Car il doit sembler toujours impossible de garantir
+que, par une analyse préliminaire, moins violente que cette analyse
+finale, on ne pourrait point, en effet, résoudre la substance proposée
+en deux principes immédiats du premier ordre, dont chacun serait
+ultérieurement susceptible d'une nouvelle décomposition binaire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14"
+name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14">
+(retour) </a> Un seul cas paraît présenter quelque
+ difficulté pour cette appréciation exacte du l'<i>ordre</i> de
+ composition propre à chaque substance: c'est celui, devenu
+ maintenant assez fréquent, où les principes immédiats ne
+ sont pas tous deux du même ordre, comme, par exemple, à
+ l'égard des chlorures ou des sulfures alcalins, qui nous
+ offrent la combinaison d'un corps simple avec un composé de
+ deux élémens. Mais, alors, toute la difficulté réside
+ évidemment dans l'imperfection des dénominations usitées;
+ car, une telle combinaison est, par sa nature, clairement
+ intermédiaire entre celle de deux corps simples et celle de
+ deux principes immédiats composés chacun de deux élémens.
+ Quand la notion de l'ordre de composition sera généralement
+ reconnue comme prépondérante dans la philosophie chimique,
+ le langage qui s'y rapporte deviendra spontanément plus
+ complet et plus précis.
+</blockquote>
+
+<p>Si, pour fixer les idées, un chimiste grossier s'avisait aujourd'hui
+d'appliquer, à l'analyse du salpêtre, des moyens trop énergiques, les
+résultats de cette opération destructive pourraient, sans doute,
+l'autoriser, d'après nos erremens actuels, à concevoir légitimement
+cette substance comme une combinaison ternaire d'oxigène, d'azote, et de
+potassium: et, cependant, on sait qu'une telle conclusion serait ici
+certainement fausse, puisque la substance peut être aisément
+reconstruite par une combinaison directe entre l'acide nitrique et la
+potasse, dont une analyse moins perturbatrice eût, d'ailleurs, opéré la
+séparation, sans entraîner leur décomposition. Abstraction faite de tout
+préjugé, pourquoi ne penserions-nous pas qu'il peut en être ainsi à
+l'égard de chaque combinaison habituellement classée comme ternaire ou
+quaternaire? L'analyse immédiate étant jusqu'à présent si imparfaite,
+comparativement à l'analyse élémentaire, surtout quant à ces substances,
+serait-il rationnel de proclamer, dès aujourd'hui, son impuissance
+éternelle et nécessaire envers elles? De tels jugemens ne sont-ils pas
+même fréquemment fondés sur une confusion vicieuse entre ces deux sortes
+d'analyse, si réellement différentes, néanmoins, en elles-mêmes, et si
+bien caractérisées, d'ailleurs, dans leurs opérations, l'une par la
+délicatesse des procédés, l'autre par leur énergie?</p>
+
+<p>Une considération très importante, relative au point de vue synthétique,
+peut conduire, en effet, à montrer que, dans l'étude des combinaisons
+envisagées aujourd'hui comme plus que binaires, on ne distingue point
+assez l'analyse immédiate de l'analyse élémentaire: c'est l'extrême
+difficulté, et même, jusqu'ici, l'entière impossibilité pour la plupart
+des cas, de vérifier, par la synthèse, les résultats analytiques propres
+à ces substances. J'ai établi en principe, dans la leçon précédente, que
+la synthèse immédiate est, en général, caractérisée par sa facilité,
+tandis que la synthèse élémentaire l'est, au contraire, par les grands
+obstacles qu'elle doit présenter presque toujours. Ainsi,
+réciproquement, l'impossibilité d'opérer la recomposition constitue, ce
+me semble, un motif très rationnel de présumer que l'analyse n'a pas été
+immédiate, lorsque cette conclusion ne saurait d'ailleurs être attaquée
+par aucune autre considération, ce qui a certainement lieu ici. Ainsi,
+par exemple, on fait, d'ordinaire, hautement ressortir l'impossibilité
+de reproduire, par la synthèse, les substances végétales ou animales: on
+l'a même érigée en une sorte de principe empirique. Mais, cette
+prétendue impossibilité ne tiendrait-elle point uniquement à ce qu'on
+s'obstine à opérer une synthèse élémentaire, là où il faudrait procéder
+par une synthèse immédiate, dont les matériaux devraient être, en
+beaucoup de cas, préalablement découverts? Cette remarque se vérifie
+pour une foule de combinaisons, dont le dualisme n'est, toutefois,
+nullement douteux, et avec la seule différence que les principes
+immédiats sont mieux connus. Si, pour suivre l'exemple du nitre
+précédemment choisi, on entreprenait de le recomposer par la combinaison
+directe de l'oxigène, de l'azote, et du potassium, il est incontestable
+qu'on n'y parviendrait pas davantage que lorsqu'il s'agit de reproduire
+les substances organiques en unissant tout d'un coup leurs trois ou
+quatre élémens: les obstacles qu'on fait justement valoir dans ce
+dernier cas, seraient, en effet, essentiellement analogues et tout aussi
+puissans à l'égard du premier. Afin de prendre un exemple encore plus
+frappant, j'indiquerai, à ce sujet, l'expérience vraiment capitale où M.
+Woehler est parvenu à reproduire l'urée. Eût-il pu, en effet, obtenir un
+tel succès, si, d'après le préjugé ordinaire, il avait tenté de combiner
+directement l'oxigène, l'hydrogène, le carbone, et l'azote, qui
+concourent à former la constitution élémentaire de cette substance, au
+lieu d'unir seulement ses deux principes immédiats, jusque alors
+inconnus en cette qualité? Avons-nous réellement aucun motif rationnel
+de penser qu'il n'en est point ainsi dans tous les autres cas?</p>
+
+<p>Les chimistes peuvent donc, désormais, ce me semble, sans contredire
+réellement aucune observation positive, et en se conformant, au
+contraire, aux plus puissantes analogies, attribuer une entière
+généralité au principe fondamental du dualisme de toute combinaison,
+sous cette seule condition, facile à remplir sans doute, de regarder
+comme étant encore très imparfaite l'analyse actuelle des substances
+plus que binaires, et surtout les substances dites organiques, dont les
+vrais principes immédiats resteraient ainsi à découvrir. À la vérité,
+ces principes inconnus ne sauraient être conçus qu'en imaginant entre
+l'oxigène, l'hydrogène, le carbone, et l'azote, un nombre assez
+considérable de nouvelles combinaisons binaires, du premier et du second
+ordre, dont la réalisation doit sembler aujourd'hui presque impossible.
+Mais, cette indispensable supposition, quoique peu compatible avec les
+habitudes actuelles, n'entraîne réellement aucune grande difficulté
+scientifique; car, il suffit d'admettre cette réflexion très naturelle,
+que nos procédés analytiques sont, à cet égard, jusqu'ici trop violens
+et trop grossiers pour séparer les principes immédiats sans les
+décomposer. Quant à l'objection du nombre, elle ne saurait être
+prépondérante. Nous connaissons maintenant, en effet, au moins cinq
+combinaisons bien distinctes entre l'azote et l'oxigène; la notion d'un
+seul oxide d'hydrogène, qui, pendant quarante ans, avait semblé si
+inébranlable, a fait place à celle de deux composés très caractérisés;
+le carbone et l'azote, qui ne paraissaient point susceptibles d'être
+combinés, forment aujourd'hui le cyanogène; et, de même, dans presque
+tous les autres cas analogues. Rien n'empêche donc de concevoir, par
+extension, qu'il puisse exister, entre les élémens des substances
+ternaires ou quaternaires, plus de combinaisons directes et toujours
+binaires que la chimie n'en a encore constatées, indépendamment des
+composés des ordres suivans, dont la variété doit naturellement être
+bien supérieure. Il est extrêmement vraisemblable que, sans aller même
+au-delà du second ordre, on pourrait former, avec ces élémens, assez de
+principes immédiats parfaitement distincts pour correspondre exactement,
+par un dualisme perpétuel, à la composition réelle de toutes les
+substances organiques vraiment différentes, qui, d'un autre côté,
+suivant la critique, très rationnelle, au fond, quoique fort exagérée de
+M. Raspail, doivent être réputées beaucoup moins nombreuses que ne le
+fait supposer ordinairement un examen superficiel et peu judicieux,
+comme je l'indiquerai spécialement dans la trente-neuvième leçon.</p>
+
+<p>On doit, toutefois, remarquer, à ce sujet, que si les chimistes ne
+devaient point se décider enfin à circonscrire, d'une manière
+véritablement scientifique, le sens propre et général du mot
+<i>substance</i>, ce qui se réduirait à subordonner toujours son acception à
+l'idée d'une <i>combinaison</i> réelle, le dualisme universel et indéfini ne
+pourrait être soutenu: car on citerait aisément, surtout dans la chimie
+physiologique, plusieurs cas très prononcés, où le défaut de dualisme
+est irrécusable. Mais, à moins de confondre entièrement la notion de
+<i>dissolution</i>, et même celle de <i>mélange</i>, avec celle de <i>combinaison</i>,
+on ne saurait envisager comme une véritable substance chimique <i>sui
+generis</i>, un assemblage fortuit de substances hétérogènes, dont
+l'agglomération est, presque toujours, évidemment mécanique, tels que la
+sève, le sang, l'urine, un calcul biliaire ou urinaire, etc., où le
+nombre des prétendus principes immédiats peut, en quelque sorte, être
+tout-à-fait illimité. En étendant, d'une manière aussi vague et
+indéfinie, la signification, dès lors presque arbitraire, du mot
+<i>substance</i>, si précieux, néanmoins, pour la science chimique, il ne
+serait pas, sans doute, plus irrationnel de traiter comme autant de
+nouvelles substances chimiques, les eaux des différentes mers, les
+diverses eaux minérales, les terrains naturels les plus hétérogènes,
+etc., et même, mieux encore, les mélanges purement artificiels d'un
+nombre quelconque de sels jetés au hasard dans une même dissolution
+aqueuse ou alcoolique. Du reste, les considérations réservées pour la
+trente-neuvième leçon indiqueront, j'espère, les moyens de faire
+disparaître, à l'égard des matières animales et végétales, les seules
+difficultés sérieuses qu'un tel sujet puisse présenter, en montrant que
+l'incertitude et la confusion à cet égard proviennent essentiellement de
+ce que, jusqu'ici, on n'a point assez séparé, par une opposition nette,
+rigoureuse, et convenablement approfondie, le point de vue chimique du
+point de vue physiologique. Sous ce rapport, comme sous tant d'autres
+précédemment signalés, on doit assurer que les notions les plus
+élémentaires de la philosophie chimique ne sauraient être établies d'une
+manière pleinement rationnelle, et de façon à réunir les trois
+propriétés essentielles de la clarté, de la généralité, et de la
+stabilité, sans être préalablement fondées sur une comparaison
+d'ensemble suffisamment élaborée, entre la chimie et la biologie,
+comparaison qu'un système complet de philosophie positive peut seul
+régulièrement organiser.</p>
+
+<p>En considérant, sous le point de vue fondamental qui nous occupe ici, le
+mouvement actuel des idées chimiques, la tendance universelle à un
+dualisme complet commence à s'y manifester aujourd'hui d'une manière non
+équivoque. Je ne fais pas seulement allusion à l'assimilation de plus en
+plus prononcée qu'on tente d'établir entre les combinaisons organiques
+et les combinaisons inorganiques, quoiqu'il en résulte nécessairement un
+progrès indirect, mais évident, vers le dualisme systématique. J'ai
+surtout en vue les expériences analogues à celle de M. Whoeler,
+malheureusement encore trop rares, où l'on ramène directement au
+dualisme, soit par l'analyse, ou par la synthèse, les composés qui
+semblaient le plus s'y refuser. On doit même remarquer, enfin, sous ce
+rapport, la disposition, devenue très commune, à représenter, en quelque
+sorte spontanément, par une formule binaire, la proportion des élémens
+propres aux substances les plus compliquées. Sans doute, il n'y a point
+un véritable dualisme, lorsque, par exemple, on exprime le résultat
+numérique de l'analyse élémentaire de l'alcool, en énonçant, pour plus
+de facilité, la composition de ce corps comme identique à celle d'un
+volume de gaz hydrogène percarboné et d'un volume de vapeur d'eau,
+condensés en un seul: car, on ne voit là qu'un simple artifice
+didactique destine à caractériser le résultat analytique par une formule
+abrégée, à laquelle on pourrait substituer, plus ou moins commodément,
+beaucoup d'autres fictions synthétiques assujetties au dualisme, et qui
+seraient toutes finalement équivalentes entre elles, quoique pas une
+seule peut-être ne fît réellement connaître les vrais principes
+immédiats de cette substance, envisagée comme binaire. Ce n'est,
+évidemment, que par un véritable travail chimique, et non par un tel jeu
+numérique, que l'alcool et tous les corps analogues pourront être
+effectivement dualisés: car, cette grande transformation exigera
+nécessairement, sinon une analyse ou une synthèse formelles, qu'on devra
+souvent ajourner, du moins la construction d'une hypothèse propre à
+représenter, autrement que sous le seul rapport des proportions,
+l'ensemble des caractères chimiques de la substance proposée. Quoique
+les habitudes auxquelles je fais allusion offrent peut-être quelque
+danger, en paraissant indiquer comme accompli ce qui n'est pas même
+commencé, il serait, néanmoins, impossible de méconnaître combien elles
+tendent à préparer les esprits à l'établissement réel d'un dualisme
+général.</p>
+
+<p>Afin de résumer, du point de vue le plus philosophique, l'ensemble de
+cette importante discussion sur le dualisme chimique, je remarquerai
+qu'on peut la réduire à établir que la chimie actuelle devrait profiter,
+avec plus d'habileté, pour la simplification de ses notions
+fondamentales, du degré d'indétermination que la nature de ses
+recherches laisse nécessairement quant à la constitution intime des
+corps. Le mode réel d'agglomération de leurs particules élémentaires
+nous étant radicalement inaccessible, et ne pouvant constituer nullement
+le vrai sujet de nos études chimiques, nous avons toujours, par suite,
+la faculté rationnelle, dans la sphère bien circonscrite de nos
+recherches positives, de concevoir la composition <i>immédiate</i> d'une
+substance quelconque comme seulement binaire, de manière à représenter,
+néanmoins, avec une pleine exactitude, tous les phénomènes appréciables
+que la chimie peut nous offrir, à quelque état de perfectionnement qu'on
+la suppose jamais parvenue. Le maintien indéfini des hypothèses mal
+construites qui se rapportent à une composition plus que binaire,
+compliquerait inutilement, à un haut degré, le système général de nos
+travaux chimiques, sans nous rapprocher davantage de la véritable
+disposition moléculaire propre à chaque combinaison. Ainsi, je ne
+propose point le dualisme universel et invariable comme une loi réelle
+de la nature, que nous ne pourrions jamais avoir aucun moyen de
+constater; mais je le proclame un artifice fondamental de la vraie
+philosophie chimique, destiné à simplifier toutes nos conceptions
+élémentaires, en usant judicieusement du genre spécial de liberté resté
+facultatif pour notre intelligence, d'après le véritable but et l'objet
+général de la chimie positive. Ma pensée à ce sujet me paraît maintenant
+assez clairement formulée, pour devenir exactement jugeable pour tous
+les chimistes philosophes, à la haute méditation desquels je dois
+désormais l'abandonner.</p>
+
+<p>Telles sont les diverses conditions capitales, tant de méthode que de
+doctrine, dont la science chimique me semble avoir rigoureusement besoin
+d'obtenir, sinon l'entier accomplissement général, du moins une
+approximation pleinement caractérisée, avant qu'on puisse y procéder
+rationnellement à la construction directe et définitive d'un système
+complet de classification naturelle, susceptible de remplir, envers la
+chimie, mais à un degré beaucoup plus parfait, l'office fondamental
+auquel serait destinée, en biologie<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a>
+<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>, la vraie hiérarchie universelle
+des corps vivans, si l'extrême complication des phénomènes pouvait y
+permettre le libre développement de ses propriétés essentielles.
+Peut-être trouvera-t-on que, jusqu'à présent, personne ne s'était formé
+une assez grande idée de la nature et de l'esprit d'une telle opération
+philosophique. À mes yeux, la classification chimique, ainsi conçue,
+c'est la science elle-même, condensée dans son résumé le plus
+substantiel. Je ne puis, à cet égard, m'attribuer d'autre mérite
+essentiel que d'avoir, le premier, convenablement transporté, dans la
+science chimique, le genre spécial d'esprit philosophique que développe
+spontanément, par sa nature, la science biologique, telle que l'ont
+conçue, depuis Aristote, tous ses grands maîtres, et en dernier lieu, le
+philosophe qui me paraît, dans le siècle actuel, en avoir le mieux saisi
+le vaste ensemble, mon illustre ami M. de Blainville. Si cette
+combinaison est jugée efficace, elle contribuera, j'espère, à mettre en
+pleine évidence la haute nécessité générale de régulariser ces grands
+rapports scientifiques, par l'usage habituel du système complet de
+philosophie positive, dont je m'efforce, dans cet ouvrage, d'organiser
+la construction.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15"
+name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15">
+(retour) </a> Je ne pense pas qu'aucun philosophe puisse
+ aujourd'hui suivre un peu loin une série quelconque d'idées
+ générales sur l'ensemble rationnel des considérations
+ positives propres aux corps vivans, sans être, en quelque
+ sorte, naturellement obligé d'employer cette heureuse
+ expression de <i>biologie</i>, si judicieusement construite par
+ M. de Blainville, et dont le nom de <i>physiologie</i>, même
+ purifié, n'offrirait qu'un faible et équivoque équivalent.
+</blockquote>
+
+<p>L'extrême importance que j'ai attachée à la discussion précédente,
+tient surtout à la haute idée que je me forme du beau caractère que doit
+prendre, un jour, la science chimique, maintenant si faible et si
+incohérente, malgré sa riche collection de faits. Quoique le sujet de la
+chimie soit nécessairement fort étendu et très compliqué, il n'y a pas
+de science fondamentale, sauf l'astronomie, dont les phénomènes
+présentent, par leur nature, une aussi parfaite homogénéité réelle, et
+qui, par conséquent, eu égard aux difficultés qui lui sont propres,
+comporte, à un aussi haut degré, une véritable systématisation, en
+harmonie avec l'esprit général de ses recherches positives. Or, cette
+constitution unitaire de la science chimique me semble devoir
+essentiellement consister dans la formation rationnelle d'un système
+complet de classification naturelle, qui ne saurait être obtenue, au
+degré suffisant, tant que toutes les combinaisons ne seront point, d'une
+part, assujetties, sans distinction d'origine, à un ordre fixe de
+considérations homogènes, et, d'une autre part, constamment ramenées à
+un dualisme fondamental.</p>
+
+<p>L'état présent de la chimie ne permet guère de se former directement une
+idée nette et juste, ni du genre, ni du degré de consistance
+scientifique que cette partie capitale de la philosophie naturelle est
+ainsi destinée à acquérir plus tard. Toutefois, j'examinerai
+soigneusement, sous ce rapport, dans les deux leçons suivantes, les deux
+doctrines chimiques qui se rapprochent le plus aujourd'hui de cette
+rationnalité positive, la doctrine des proportions définies, et la
+théorie électro-chimique, quoique l'une et l'autre ne soient
+véritablement relatives qu'à un ordre partiel, et même secondaire, de
+considérations chimiques. Mais je dois, en outre, terminer cette leçon
+en signalant très sommairement, dans la chimie actuelle, les deux points
+généraux de doctrine qui me paraissent les plus propres, par leur
+nature, à indiquer avec précision le vrai dogmatisme vers lequel doit
+tendre l'ensemble de la science, d'après la marche précédemment
+caractérisée.</p>
+
+<p>Je citerai d'abord, et au premier rang, la loi capitale des doubles
+décompositions salines, découverte par Berthollet, et complétée ensuite
+par le grand et beau travail de M. Dulong sur l'action réciproque des
+sels solubles et des sels insolubles. En la bornant ici, pour plus de
+simplicité, au cas de la double solubilité, seul considéré par
+Berthollet, elle consiste dans ce fait général: deux sels solubles,
+d'ailleurs quelconques, se décomposent mutuellement toutes les fois que
+leur réaction peut produire un sel insoluble, ou, seulement même, moins
+soluble que chacun des premiers. Parmi les propositions chimiques d'une
+importance réelle et d'une certaine généralité, tout esprit
+philosophique doit éminemment distinguer aujourd'hui ce grand théorème,
+qui peut seul donner jusqu'ici une idée exacte de ce qui constitue, en
+chimie, une véritable <i>loi</i>; car, il en a seul tous les caractères
+essentiels. Il est directement relatif au sujet propre de la science
+chimique, c'est-à-dire à l'étude des phénomènes de composition et de
+décomposition: il établit une relation positive et fondamentale entre
+deux classes de phénomènes, jusque alors entièrement indépendantes:
+enfin, comme critérium décisif, il permet, envers une certaine catégorie
+d'effets chimiques, malheureusement trop restreinte, d'atteindre à la
+destination finale de toute science réelle, la prévision des phénomènes
+d'après leurs liaisons positives. Car, les divers degrés de solubilité
+des différens sels, dont la connaissance est déjà, en elle-même,
+indispensable aux chimistes, conduisent ainsi à prévoir avec certitude
+les résultats de plusieurs conflits. On peut faire à peu près les mêmes
+remarques sur une proposition analogue, relative aux réactions des sels
+par la voie sèche, où la considération de volatilité remplace celle de
+solubilité.</p>
+
+<p>En établissant cette loi importante, Berthollet a fait judicieusement
+ressortir la nullité de l'explication, essentiellement métaphysique,
+admise jusque alors, d'après l'illustre Bergmann, pour les phénomènes de
+décomposition réciproque, par l'antagonisme imaginaire des doubles
+affinités. Mais il a évidemment méconnu, lui-même, l'esprit fondamental
+de toute philosophie positive, quand, à son tour, il a tenté d'expliquer
+la loi qu'il venait de découvrir, abstraction faite même du rôle
+prépondérant qu'il attribue, dans cette explication, à une certaine
+prédisposition à la cohésion, qui est radicalement inintelligible.
+Aucune loi ne saurait être vraiment expliquée qu'en parvenant à la faire
+rentrer dans une autre plus générale: or, celle que nous considérons ici
+est, jusqu'à présent, seule en son genre: elle ne comporte donc aucune
+explication réelle. Si, plus tard, on pouvait la rattacher à une théorie
+fondamentale sur l'action réciproque de tous les composés du second
+ordre, une telle relation lui constituerait, sans doute, une véritable
+explication positive: mais, jusque là, on n'y peut voir qu'un simple
+fait général, nullement explicable, et qui, au contraire, sert à
+expliquer chacun des faits particuliers qu'il embrasse. L'importance de
+cette loi, et l'occasion qu'elle m'offrait de rendre plus sensible le
+véritable esprit, aujourd'hui si imparfaitement caractérisé, de la
+chimie positive, ont pu seules me déterminer à indiquer expressément une
+semblable remarque, dont la reproduction eût été presque puérile à
+l'égard d'une science plus avancée.</p>
+
+<p>Je crois devoir, enfin, mentionner ici, comme une des doctrines
+générales les plus parfaites de la chimie actuelle, l'ensemble très
+satisfaisant des notions maintenant acquises sur l'influence
+fondamentale de l'air et de l'eau dans la production des principaux
+phénomènes chimiques, naturels ou artificiels.</p>
+
+<p>Quand on envisage, d'un point de vue suffisamment élevé, l'action
+immense et capitale exercée par l'air et par l'eau dans l'économie
+générale de la nature terrestre, soit morte, soit vivante, on comprend
+l'enthousiasme scientifique qui a inspiré à plusieurs philosophes
+allemands, la conception, d'ailleurs évidemment irrationnelle, d'ériger
+le système de ces deux fluides en une sorte de troisième règne,
+intermédiaire entre le règne inorganique et le règne organique. Mais, ce
+n'est pas sous cet aspect que la chimie abstraite, qui doit rester
+essentiellement étrangère au point de vue concret de l'histoire
+naturelle proprement dite, considère principalement l'étude de l'air et
+de l'eau, qu'elle conçoit justement, néanmoins, comme l'un de ses
+fondemens les plus indispensables.</p>
+
+<p>Tous nos phénomènes chimiques, même artificiels, s'accomplissent
+habituellement dans l'air: tous exigent, presque toujours,
+l'intervention plus ou moins directe de l'eau, dont la plupart des
+liquides ne sauraient jamais être entièrement privés. Il est, dès lors,
+évident qu'aucune réaction chimique ne peut être rationnellement
+étudiée, si l'on n'est préalablement en état d'analyser avec exactitude
+la participation générale de ces deux fluides. Ainsi, la théorie
+chimique fondamentale de l'air et de l'eau, doit être conçue comme une
+sorte d'introduction nécessaire au système de la chimie proprement dite,
+comme appartenant bien davantage, par sa nature, à la méthode qu'à la
+doctrine, et enfin, comme devant être placée immédiatement à la suite de
+l'étude des corps simples. Quoique le mode habituel d'exposition des
+connaissances chimiques soit rarement conforme à cette conception, de
+tels caractères n'en sont pas moins irrécusables, même quand une
+distribution peu judicieuse tend à les faire méconnaître. Cela est
+surtout sensible à l'égard de l'air: car, autrement, à quels titres la
+chimie abstraite, qui ne considère point les mélanges,
+s'occuperait-elle, avec tant de soin, de l'air, qui n'est qu'un mélange,
+si ce n'était pour le motif général que je viens d'indiquer? Aussi, sous
+le point de vue historique, la double analyse de l'air et de l'eau
+a-t-elle caractérisé, de la manière la plus prononcée, le premier pas
+capital de la chimie moderne.</p>
+
+<p>L'influence de l'air dans l'ensemble des phénomènes chimiques, était,
+par sa nature, non pas moins importante, mais moins difficile à
+caractériser que celle de l'eau. Car, l'air, comme simple mélange,
+n'exerce point une action chimique qui lui soit propre, mais seulement
+celle qui résulte de ses deux gaz élémentaires, dont chacun agit
+essentiellement comme s'il était isolé, sauf la diminution d'intensité
+due à la diffusion, et en exceptant, toutefois, les cas peu fréquens où
+l'accomplissement du phénomène proposé détermine accessoirement leur
+combinaison. Il s'ensuit que l'étude vraiment chimique de l'air doit se
+réduire à reconnaître la nature et la proportion de ses principes
+constituans, en un mot, à son analyse: toute autre considération
+sortirait du domaine rationnel de la chimie abstraite, et appartiendrait
+à l'histoire naturelle. Or, cette analyse fondamentale a été
+convenablement exécutée, dès l'origine de la chimie moderne, sauf
+l'incertitude qui reste encore sur la proportion presque insensible de
+gaz acide carbonique, et peut-être de quelques autres principes encore
+plus disséminés, tels que l'hydrogène entre autres, dont on commence
+aujourd'hui à y soupçonner généralement l'existence.</p>
+
+<p>Quoique, pendant le cours d'un demi-siècle, l'analyse chimique n'ait
+constaté aucun changement appréciable dans la composition essentielle de
+l'air atmosphérique, il est, néanmoins, évidemment impossible de
+concevoir que cette composition ne doive pas s'altérer, à la longue, en
+un sens quelconque, par l'influence si prononcée des nombreuses forces
+perturbatrices qui agissent incessamment sur ce mélange. Leur
+antagonisme, il est vrai, et surtout celui des actions végétales et
+animales, les neutralise nécessairement en partie; mais un tel équilibre
+ne saurait être ni rigoureux ni constant. Déjà les considérations
+géologiques, et surtout celles de botanique fossile, ont conduit à
+présumer, avec beaucoup de vraisemblance, que, à des époques très
+reculées, la composition de l'air devait être sensiblement différente:
+les chimistes eux-mêmes, et principalement M. Th. de Saussure, ont
+positivement constaté quelques légères variations périodiques, quant à
+la proportion d'acide carbonique aux diverses saisons. Nous avons,
+d'ailleurs, de justes motifs de penser que nos moyens analytiques sont
+encore fort imparfaits, relativement aux divers principes accessoires de
+l'air: car, les chimistes ne savent encore saisir aucune distinction
+positive entre les airs propres aux localités les mieux caractérisées,
+dont l'influence si différente et si prononcée sur les êtres vivans
+prouve, néanmoins, d'une manière irrécusable quoique indirecte, le
+défaut certain d'identité réelle. L'étude générale, jusqu'ici
+extrêmement imparfaite, de l'ensemble des variations relatives à la
+composition du milieu atmosphérique, constitue l'un des problèmes à la
+fois les plus importans et les plus difficiles que l'histoire naturelle
+puisse se proposer, à cause de l'étendue et de l'utilité de ses
+applications principales: elle peut même conduire aux indications les
+plus intéressantes quant aux limites de durée des espèces vivantes, et
+surtout de la race humaine, dans un avenir indéfini, en assignant les
+lois des modifications propres aux conditions atmosphériques de leur
+existence. Mais, cet ordre de recherches, à peine ébauché et mal conçu
+encore, est, par sa nature, essentiellement étranger à la chimie
+proprement dite, car ces faibles variations ne sauraient exercer aucune
+influence notable sur les phénomènes chimiques habituellement explorés:
+et voilà pourquoi, sans doute, les chimistes s'en inquiètent si peu. Le
+véritable objet de leur science est exactement défini, sa sphère est
+nettement circonscrite, son importance fondamentale est évidente. Ils ne
+doivent donc point en sortir, pour faire intempestivement l'office des
+naturalistes proprement dits; leur intervention, à cet égard, serait
+radicalement contraire à la vraie distribution rationnelle de l'ensemble
+du travail scientifique, telle que je l'ai caractérisée dans la deuxième
+leçon: le blâme du public ne devrait tomber ici que sur les naturalistes
+eux-mêmes, qui manquent à leur destination. N'oublions pas, toutefois,
+que, d'après les principes établis au commencement de cet ouvrage,
+aucune étude concrète ne saurait être suivie d'une manière vraiment
+scientifique, sans avoir été préalablement organisée d'après une
+combinaison spéciale de toutes les sciences fondamentales ou abstraites.
+Cette règle est éminemment sensible envers la question actuelle, dont
+l'étude rationnelle exige, avec une pleine évidence, un ensemble très
+complexe de considérations, non-seulement chimiques et physiques, mais
+aussi physiologiques, et même, à un certain degré, astronomiques. Telle
+est, en réalité, la cause inévitable de la profonde imperfection de
+cette doctrine jusqu'à présent, imperfection commune, d'ailleurs, à
+toutes les autres parties importantes de la véritable histoire
+naturelle, qui n'a pu encore amasser, sous aucun rapport, que de simples
+matériaux, plus ou moins informes.</p>
+
+<p>L'étude chimique de l'eau exige, nécessairement, un ensemble de
+recherches beaucoup plus étendu et plus compliqué que celle de l'air; et
+pourtant elle n'est pas moins indispensable au système général de la
+science chimique. Car, l'eau constituant une véritable combinaison, et
+peut-être même la plus parfaite de toutes celles que nous connaissons,
+elle peut exercer des effets chimiques qui lui soient propres,
+indépendamment de ceux qui appartiennent à ses élémens, et outre son
+importance comme dissolvant, en écartant même toute idée de simple
+mélange. De là résultent trois aspects bien distincts, et presque
+également essentiels à divers titres, sous lesquels l'eau doit être
+soigneusement considérée par les chimistes, et dont l'exacte
+appréciation a été, inévitablement, lente et difficile, si tant est même
+que cet examen fondamental puisse aujourd'hui être regardé comme
+rigoureusement terminé.</p>
+
+<p>L'analyse de l'eau, représentée par une quantité d'hydrogène double en
+volume de celle de l'oxigène, et confirmée à l'aide d'une synthèse
+irrécusable, constitue la plus admirable de ces belles découvertes qui
+ont caractérisé les premiers pas de la chimie moderne, non-seulement en
+vertu de l'éclatante lumière que cette analyse a répandue sur l'ensemble
+des phénomènes chimiques et sur l'économie générale de la nature, mais
+aussi à raison des hautes difficultés qu'elle devait nécessairement
+présenter. Sous ce premier point de vue, la science chimique ne laisse
+aujourd'hui rien d'essentiel à désirer. Toutefois, la notion, acquise
+dans ces derniers temps, de l'existence d'une nouvelle combinaison plus
+oxigénée entre les deux élémens de l'eau, tend à soulever des questions
+intéressantes et encore indécises, non sur l'irrévocable composition de
+ce fluide, mais sur le genre d'influence chimique qu'on suppose
+ordinairement à sa décomposition et à sa recomposition dans une foule de
+phénomènes; et plus spécialement, sur le véritable mode d'union de
+l'oxigène et l'hydrogène dans toutes les substances, surtout liquides,
+qui ne peuvent être obtenues sans eau, et à l'égard desquelles un habile
+chimiste vient, tout récemment, d'élever des doutes ingénieux, qui
+mériteraient, ce me semble, d'être mûrement examinés.</p>
+
+<p>L'action dissolvante de l'eau a été le sujet d'une longue suite de
+laborieuses recherches, d'une difficulté très inférieure, et qui,
+naturellement, ne sauraient présenter aujourd'hui d'importantes lacunes.
+Néanmoins, il faut remarquer, à ce sujet, avec plus de soin qu'on n'a
+coutume de le faire, la belle expérience de Vauquelin, dans laquelle cet
+illustre et scrupuleux chimiste a montré que l'eau, saturée d'un sel,
+restait susceptible de se charger d'un autre, et acquerrait même ainsi
+la singulière propriété de dissoudre une nouvelle quantité du premier.
+Cette expérience, qui a été, pour ainsi dire, dédaignée, me semble
+capitale en ce genre, et me paraît devoir devenir la base d'une suite de
+recherches fort intéressantes sur les lois, si capricieuses en
+apparence, de la solubilité, dont l'étude est encore essentiellement
+empirique.</p>
+
+<p>Les chimistes ont été long-temps à concevoir, en principe, que l'eau,
+outre son influence dissolvante, pût agir, d'une manière vraiment
+chimique, autrement que par ses élémens. Cette combinaison, si
+éminemment neutre, semblait devoir être, en elle-même, pleinement
+inoffensive, et ne paraissait pouvoir altérer les autres substances que
+par sa décomposition. Le judicieux Proust a pensé que cette parfaite
+neutralité devait, par sa nature, faire présumer, au contraire,
+l'existence, pour l'eau, de certaines affections chimiques,
+indépendantes de sa composition. Telle est la considération très
+rationnelle qui a conduit ce chimiste à créer l'étude, désormais si
+importante, des <i>hydrates</i> proprement dits, envisagés comme une sorte de
+sels nouveaux, où l'eau joue, pour ainsi dire, à l'égard des alcalis, le
+rôle d'une espèce d'acide hydrique. L'examen de ces combinaisons,
+souvent très énergiques, et de toutes les autres, plus ou moins
+prononcées, que l'eau peut former, avec des substances quelconques, sans
+se décomposer, constitue la troisième et dernière partie essentielle de
+l'étude fondamentale de l'eau, envisagée rationnellement ici comme un
+préliminaire indispensable au système général des études chimiques.</p>
+
+<p>Après m'être efforcé, dans cette leçon, de caractériser suffisamment,
+quoique par une discussion sommaire, le but et l'esprit des conceptions
+fondamentales qui me paraissent indispensables pour investir enfin
+irrévocablement la science chimique de la rationnalité positive qui
+convient à sa nature, je dois maintenant passer à l'examen philosophique
+plus spécial des deux doctrines générales qui, dans la chimie actuelle,
+présentent l'aspect le plus systématique, et, en premier lieu,
+apprécier philosophiquement, dans la leçon suivante, l'importante
+doctrine des proportions définies.</p>
+
+
+<a name="l37" id="l37"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>TRENTE-SEPTIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml">Examen philosophique de la doctrine chimique des proportions définies.</p>
+
+<p>Malgré la grande importance réelle de cette doctrine, on ne doit pas
+méconnaître que, par sa nature, et même en la supposant complète, elle
+ne saurait exercer qu'une influence secondaire sur la solution générale
+du vrai problème fondamental de la science chimique, tel que je l'ai
+caractérisé dans la trente-cinquième leçon, c'est-à-dire sur l'étude des
+lois directement relatives aux phénomènes de composition et de
+décomposition. Lorsque des substances quelconques sont placées en
+relation chimique dans des circonstances déterminées, la théorie des
+proportions définies ne tend nullement, en elle-même, à nous faire mieux
+prévoir, parmi tous les cas que comporterait la composition des corps
+proposés, à quelles séparations et à quelles combinaisons nouvelles la
+réaction générale donnera effectivement lieu, ce qui constitue,
+néanmoins, la question essentielle. Cette doctrine suppose, au
+contraire, qu'une telle question est préalablement résolue; et, d'après
+un tel point de départ, elle a pour objet d'évaluer immédiatement, dans
+les cas où elle est applicable, la quantité précise de chacun des
+nouveaux produits, et l'exacte proportion de leurs élémens, ce qui
+constitue simplement un perfectionnement accessoire, quoique très utile,
+de la recherche principale. Ainsi, la théorie des proportions chimiques
+présente nécessairement aujourd'hui ce singulier caractère scientifique,
+de rendre rationnelle, dans ses détails numériques, une solution qui,
+sous son aspect le plus important, reste presque toujours
+essentiellement empirique.</p>
+
+<p>On conçoit aisément par là pourquoi les illustres fondateurs de la
+chimie moderne se sont, en général, si peu occupés d'une telle étude,
+qu'ils devaient naturellement regarder comme subalterne. Leur principale
+attention était justement fixée sur la recherche directe des lois
+essentielles de la composition et de la décomposition. Mais, le rapide
+développement de la science chimique ayant mis graduellement en évidence
+les hautes difficultés de ce grand problème, les chimistes, sans
+renoncer à la découverte ultérieure de ces lois, durent se rejeter
+spontanément de plus en plus sur l'étude secondaire des proportions,
+jusque alors négligée, qui, par sa nature, leur promettait un succès
+plus facile et plus prochain. À la vérité, tant que cette théorie
+subordonnée est conçue isolément de la théorie principale, elle ne
+saurait, par cela même, remplir que très imparfaitement sa plus
+importante destination, celle de suppléer, autant que possible, à
+l'expérience immédiate, dont elle ne dispense dès lors que sous le point
+de vue fort accessoire de la mesure des poids on des volumes. Aussi, la
+doctrine des proportions définies n'acquerra-t-elle toute sa valeur
+scientifique que lorsqu'elle pourra être enfin rattachée à un ensemble
+satisfaisant de lois vraiment chimiques, dont elle constituera
+naturellement l'indispensable complément numérique.</p>
+
+<p>Jusque là, néanmoins, l'usage habituel de cette doctrine peut évidemment
+offrir aux chimistes un secours réel, quoique secondaire, en rendant
+leurs analyses plus faciles et plus précises. Il est même incontestable
+que le principe fondamental de cette théorie, en restreignant à un très
+petit nombre de proportions distinctes les diverses combinaisons des
+mêmes substances, tend indirectement à diminuer, en général,
+l'incertitude primitive sur le résultat effectif de chaque conflit
+chimique, puisqu'elle rend beaucoup moindre le nombre des cas
+logiquement possibles, qui, sans cela, serait presque illimité. Sous
+cet aspect, la doctrine des proportions définies doit être regardée
+comme un préliminaire naturel à l'établissement des lois chimiques, dont
+elle serait, à d'autres égards, un appendice essentiel.</p>
+
+<p>Si les corps pouvaient se combiner, entre certaines limites, suivant
+toutes les proportions imaginables, il deviendrait, en effet, beaucoup
+plus difficile de concevoir l'existence de lois invariables et
+rigoureuses relatives à la composition ou à la décomposition, vu
+l'infinie variété des produits auxquels une réaction quelconque pourrait
+alors donner lieu. Ainsi, les illustres chimistes contemporains qui ont
+principalement consacré leurs travaux à fonder la théorie générale des
+proportions chimiques, tout en paraissant s'écarter du véritable but
+caractéristique de la science qu'ils cultivent, auront fait néanmoins,
+en réalité, un pas essentiel dans la voie directe du perfectionnement
+rationnel, en simplifiant d'avance, à un haut degré, l'ensemble du
+problème chimique, dont la solution effective est réservée à leurs
+successeurs. Outre cette importante considération, j'ai déjà remarqué,
+dans l'avant-dernière leçon, que la doctrine actuelle des proportions
+définies nous offre aujourd'hui, par sa nature, le type le plus parfait
+du genre précis de rationnalité que doit acquérir un jour la science
+chimique, directement envisagée sous ses aspects les plus essentiels.
+Tels sont les deux motifs prépondérans, l'un relatif à la doctrine,
+l'autre à la méthode, qui m'ont déterminé à consacrer, dans cet ouvrage,
+une leçon spéciale à l'examen philosophique de cette intéressante
+théorie, sans exagérer néanmoins sa vraie valeur scientifique.</p>
+
+<p>Après avoir ainsi caractérisé sommairement le véritable objet de la
+doctrine des proportions définies, et sa relation générale avec le
+système total de la science chimique, il est indispensable, pour
+faciliter son appréciation philosophique, de jeter d'abord un coup
+d'oeil rapide mais rationnel sur l'ensemble de son développement
+effectif, accompli tout entier dans le premier quart du siècle actuel.</p>
+
+<p>Dans cette belle série de recherches, l'impulsion primitive est
+essentiellement résultée de la double influence nécessaire, d'un
+phénomène fondamental découvert par Richter, et d'une indispensable
+discussion spéculative établie par Berthollet. Arrêtons un moment notre
+attention sur ce double point de départ.</p>
+
+<p>Pendant la seconde moitié du siècle dernier, plusieurs chimistes avaient
+remarqué que, dans la décomposition mutuelle de deux sels neutres, les
+deux nouveaux sels formés sont toujours également neutres. L'illustre
+Bergmann, entre autres, avait spécialement insisté sur cette importante
+observation. Toutefois, ce phénomène dut rester négligé, ou mal
+apprécié, jusqu'à ce que, dans les dernières années de ce siècle, le
+génie éminemment systématique de Richter, après l'avoir entièrement
+généralisé, l'envisageant enfin sous son aspect le plus essentiel, en
+eut rationnellement tiré la loi fondamentale qui porte si justement le
+nom de ce grand chimiste. Cette loi consiste proprement en ce que, les
+quantités pondérales des divers alcalis susceptibles de neutraliser un
+poids donné d'un acide quelconque, sont constamment proportionnelles à
+celles qu'exige la neutralisation du même poids de tout autre acide.
+Telle est, évidemment, en effet, la conséquence immédiate du maintien de
+la neutralité après la double décomposition. Dans l'ordre des idées
+chimiques, la grande complication du sujet, et le peu de rationnalité de
+nos habitudes intellectuelles jusqu'à présent, rendent très difficiles
+les déductions les moins prolongées, quand elles ont un certain degré de
+généralité et, par suite, un certain caractère d'abstraction; c'est
+pourquoi une semblable transformation, qui paraîtrait presque spontanée,
+si elle concernait une science plus simple et mieux cultivée, est
+réellement ici, outre sa haute utilité, d'un mérite capital. Cette loi
+de Richter, avec les divers complémens qu'elle a reçus depuis, constitue
+la première base essentielle de la doctrine générale des proportions
+chimiques. Elle a conduit, dès l'origine, à réaliser, pour un grand
+nombre de composés, la destination principale de cette doctrine,
+c'est-à-dire l'affectation à chaque substance d'un certain coefficient
+chimique, invariable et spécifique, indiquant suivant quelles
+proportions elle peut se combiner avec chacune de celles qui ont été
+pareillement caractérisées. Il suffit, en effet, de déterminer, par une
+double série d'essais préalables, la composition numérique de tous les
+sels que peut former un seul acide quelconque avec les divers alcalis et
+un seul alcali avec les différens acides, pour que la loi de Richter
+permette d'en déduire aussitôt les proportions relatives à tous les
+composés qui peuvent résulter de la combinaison binaire de ces deux
+ordres de substances. Richter conduisit lui-même sa découverte jusqu'à
+cette conséquence caractéristique, et dressa, pour les acides et les
+alcalis, mais d'après une expérimentation trop restreinte et trop
+imparfaite, une première table de ce qu'on a nommé plus tard les
+<i>équivalens</i> chimiques.</p>
+
+<p>Quoique Berthollet ait énergiquement combattu le principe exclusif des
+proportions définies; on oublie trop aujourd'hui, ce me semble, que, le
+premier entre tous les chimistes, il fixa directement l'attention sur la
+considération générale et rationnelle des proportions dans l'ensemble
+des phénomènes chimiques. Quelques années après la découverte de
+Richter, Berthollet établit en principe fondamental, dans la <i>Statique
+chimique</i>, l'existence nécessaire des proportions définies pour certains
+composés de tous les ordres, et il assigna les conditions essentielles
+de cette propriété caractéristique, qu'il attribuait ou à une notable
+condensation des élémens combinés, ou à la précipitation graduelle d'un
+composé insoluble, etc.; en un mot, à toutes les causes susceptibles de
+soustraire le produit de la réaction chimique, à mesure qu'il se forme,
+à l'influence ultérieure des agens primitifs. Il importe de reconnaître
+cette belle théorie de Berthollet comme ayant été indispensable pour
+fonder l'étude générale des proportions chimiques. On n'a point, en
+effet, assez remarqué que la découverte de Richter, malgré son extrême
+importance, ne pouvait suffire pour imprimer, par elle-même, une telle
+impulsion scientifique; car, Richter ayant exclusivement considéré les
+sels neutres, un tel cas, quoique très étendu, était, par sa nature, si
+évidemment particulier sous le point de vue numérique, qu'il n'aurait
+pu entraîner les esprits vers une théorie générale des proportions
+déterminées. En tout temps, l'idée de neutralisation parfaite a dû, sans
+doute, rappeler inévitablement aux chimistes celle d'une proportion
+unique, en-deçà et au-delà de laquelle la neutralité était rompue.
+Ainsi, autant il est naturel que la doctrine des proportions chimiques
+ait commencé par l'étude des sels neutres, autant leur considération
+isolée eût été nécessairement insuffisante pour provoquer à la formation
+de cette doctrine générale. Il y a donc tout lieu de penser que la
+grande découverte de Richter n'aurait pu amener les conséquences
+étendues qu'on lui attribue communément d'une manière trop exclusive,
+si, à l'examen d'un cas qui, par sa nature, ne pouvait faire loi pour
+tous les autres, Berthollet n'avait point immédiatement ajouté la notion
+rationnelle d'une grande variété de cas assujettis au même principe, et
+dès lors susceptibles de conduire bientôt à son entière généralisation.
+On voit ainsi que ce serait apprécier très imparfaitement la
+participation capitale de Berthollet à la fondation de l'étude des
+proportions chimiques, que de la réduire, comme on le fait d'ordinaire,
+à la seule influence de la célèbre discussion que son ouvrage fit naître
+sur ce sujet entre lui et Proust, malgré la haute importance des
+heureux efforts de ce dernier chimiste, dans cette lutte mémorable, pour
+établir directement le principe général des proportions déterminées et
+invariables.</p>
+
+<p>Telle est donc la double influence fondamentale, expérimentale et
+spéculative, d'où devait graduellement résulter le développement naturel
+de la chimie numérique. À partir de cette origine, la principale phase
+de ce développement doit être attribuée à une autre double action
+capitale, produite par l'harmonie remarquable de la conception
+systématique de M. Dalton avec l'ensemble des belles séries de
+recherches expérimentales de MM. Berzélius, Gay-Lussac, et Wollaston. Il
+me reste maintenant à caractériser sommairement ces diverses parties
+essentielles de la grande opération scientifique qui a déterminé
+l'entière formation de la doctrine des proportions définies, telle qu'on
+la conçoit aujourd'hui.</p>
+
+<p>Aussitôt que l'illustre M. Dalton eut dirigé ses méditations vers cette
+face de la science chimique, son génie éminemment philosophique le
+poussa à embrasser, dans une seule conception générale, l'ensemble de
+cet important sujet, quoique l'étude en fût, pour ainsi dire, naissante.
+Ses heureux efforts produisirent la célèbre théorie atomistique, qui a
+présidé jusqu'ici à tous les développemens ultérieurs de la doctrine des
+proportions chimiques, et qui sert encore de base essentielle à son
+application journalière. Le principe général de cette théorie consiste à
+concevoir tous les corps élémentaires formés d'atomes absolument
+indivisibles, dont les différentes espèces en se réunissant, le plus
+souvent une à une, par groupes peu nombreux, constituent les atomes
+composés du premier ordre, toujours mécaniquement insécables, mais alors
+chimiquement divisibles, et qui, à leur tour, par une suite
+d'assemblages analogues, font naître tous les autres ordres de
+composition. Ce principe est tellement en harmonie avec l'ensemble des
+notions scientifiques de tous genres, qu'il se réduit presque à une
+heureuse généralisation directe des idées spontanément familières à tous
+les esprits qui cultivent les diverses parties de la philosophie
+naturelle: aussi son admission universelle a-t-elle eu lieu sans
+obstacles. Quoiqu'un tel principe conduise évidemment, d'une manière
+immédiate, à l'existence nécessaire des proportions déterminées, il
+importe néanmoins de considérer, d'après la remarque très judicieuse de
+M. Berzélius, que cette déduction serait essentiellement illusoire si
+les combinaisons n'étaient point nécessairement restreintes à un très
+petit nombre d'atomes; car, en supposant que ce nombre, même limité,
+pût être fort grand, les divers assemblages binaires deviendraient
+tellement multipliés, que l'on aurait presque alors l'équivalent réel
+des combinaisons en proportions quelconques: en sorte que, sans cette
+restriction capitale, la conception atomistique représenterait à peu
+près également bien, par sa nature, les deux doctrines chimiques
+opposées des proportions indéfinies ou définies. Mais, dès l'origine, M.
+Dalton avait formellement établi que, dans toute combinaison, l'un des
+principes immédiats entre constamment pour un seul atome, et l'autre
+pour un seul aussi le plus souvent, et toujours pour un nombre fort
+médiocre, qui excède rarement six. M. Dalton avait tellement senti
+l'importance de cette restriction, que les limites ainsi posées par lui
+ont semblé trop étroites à ses successeurs, qui n'ont pu, sans les
+reculer, y faire rentrer toutes les combinaisons effectives<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a>
+<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>. Avec
+cet indispensable complément, la conception atomistique représente
+évidemment l'ensemble de la doctrine des proportions définies.
+Toutefois, la nouvelle partie essentielle de cette doctrine qui en
+dérive le plus naturellement, c'est surtout la théorie des multiples
+successifs, dont la découverte caractérise plus spécialement l'influence
+capitale de M. Dalton sur l'étude de la chimie numérique. De son point
+de vue atomistique, il aperçut aisément, en effet, que si deux
+substances peuvent se combiner en plusieurs proportions distinctes, les
+quantités pondérales de l'une d'elles qui correspondront, dans les
+divers composés, à un même poids de l'autre, devront suivre
+naturellement la série des nombres entiers, puisque ces composés
+résulteront ainsi de l'union d'un atome de la seconde substance avec un,
+deux, ou trois, etc., atomes de la première: ce qui constitue un élément
+principal, jusque alors entièrement ignoré, de la théorie des
+proportions chimiques.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16"
+name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16">
+(retour) </a> Un chimiste distingué vient, en sens inverse,
+ de proposer récemment de restreindre toujours à trois les
+ diverses combinaisons binaire de tous les atomes, en
+ admettant un composé principal formé d'un atome de chaque
+ espèce, et deux composés plus complexes, obtenus en doublant
+ la quantité de l'un ou de l'autre principe immédiat. Il
+ serait, sans doute, très désirable que cette vue
+ systématique pût un jour se réaliser, puisqu'elle
+ simplifierait évidemment, à un haut degré, la doctrine
+ générale des proportions chimiques; mais il semble peu
+ probable qu'un tel résultat puisse jamais être obtenu,
+ malgré les efforts remarquables de l'auteur de cette
+ proposition pour y ramener les principales combinaisons
+ connues, surtout par une ingénieuse intervention de l'eau et
+ de deutoxide d'hydrogène. Toutefois ce projet mériterait, de
+ la part des chimistes, un examen sérieux: car les tentatives
+ de ce genre, même directement infructueuses, peuvent hâter
+ beaucoup le perfectionnement de la chimie numérique
+ actuelle.
+</blockquote>
+
+<p>Inspiré d'abord par les travaux de Richter et de Berthollet, mais
+surtout guidé et soutenu ensuite, comme il l'a toujours si noblement
+proclamé, par la conception générale de M. Dalton, M. Berzélius
+entreprit, le premier, avec le plus heureux succès, une vaste étude
+expérimentale de l'ensemble des points importans relatifs à la chimie
+numérique, dont il a, plus qu'aucun autre chimiste, contribué à
+développer et à coordonner les diverses parties. Il perfectionna
+préalablement la loi de Richter, de façon à la lier intimement à la
+théorie atomistique, en montrant que, dans les différens sels neutres
+formés par un acide quelconque avec les divers alcalis, la quantité
+d'oxigène de l'acide est non-seulement toujours proportionnelle à la
+quantité d'oxigène de l'alcali, mais que le rapport de Richter, conçu
+sous cette forme, est constamment exprimé par un nombre entier très
+simple, que M. Berzélius reconnut plus tard être égal à celui des atomes
+d'oxigène propres à la composition de l'acide. Ainsi présentée, cette
+loi a été finalement étendue, par M. Berzélius lui-même, à tous les
+composés du second ordre. Mais, c'est surtout dans l'étude numérique des
+composés du premier ordre, seulement ébauchée par les travaux de Proust,
+que les belles recherches de M. Berzélius ont introduit de nouvelles et
+importantes lumières. En instituant une exacte comparaison générale
+entre la composition des sulfures métalliques et celle des oxides
+correspondans, il découvrit une loi essentielle, analogue à celle de
+Richter pour les sels, et consistant en ce que la quantité de soufre des
+premiers est constamment proportionnelle à la quantité d'oxigène
+combinée, dans les seconds, avec un même poids du radical. Cette loi est
+maintenant regardée, par induction, comme applicable à tous les composés
+du premier ordre auxquels l'ensemble de leurs phénomènes permet
+d'attribuer le même degré de neutralité chimique. Enfin, sous un dernier
+aspect essentiel, les lumineuses séries analytiques de M. Berzélius ont
+exactement vérifié, pour les divers degrés soit d'oxidation, soit de
+sulfuration, etc., d'un radical quelconque, la loi des multiples
+successifs, découverte par M. Dalton d'après sa théorie atomistique.</p>
+
+<p>Peu de temps après la fondation de cette même théorie, un autre chimiste
+du premier ordre, M. Gay-Lussac, l'avait aussi confirmée dans son
+ensemble, en suivant une marche très remarquable et entièrement neuve.
+En analysant de préférence, comme le faisait principalement M.
+Berzélius, des composés solides ou liquides, on avait l'avantage
+essentiel d'obtenir plus aisément des résultats dont l'exactitude fût
+incontestable: mais, d'un autre côté, la simplicité des rapports
+numériques indiqués par la théorie corpusculaire y était nécessairement
+plus difficile à constater avec une pleine évidence. Guidé par une
+inspiration aussi heureuse que rationnelle, l'illustre élève du grand
+Berthollet pensa très judicieusement que, si cette simplicité était
+réelle, elle devait surtout se manifester hautement dans les
+combinaisons gazeuses, considérées, non quant au poids, mais quant au
+volume. De là, l'importante série des analyses numériques de M.
+Gay-Lussac pour les composés gazeux, qui, en vérifiant, d'une manière
+spéciale et irrécusable, le principe général de la doctrine des
+proportions définies, l'a présenté en même temps sous ce nouvel aspect
+fondamental, étendu, par une sage induction graduelle, à tous les cas
+possibles: tous les corps, à l'état gazeux, se combinent dans des
+rapports numériques de volume invariables et extrêmement simples. On
+doit même, à ce sujet, remarquer accessoirement que M. Gay-Lussac, et
+d'après lui plusieurs autres chimistes ou physiciens, ont appliqué très
+heureusement cette belle découverte à la détermination rationnelle de la
+pesanteur spécifique des gaz, avec une exactitude souvent comparable à
+celle de l'évaluation expérimentale. Toutefois, on ne saurait
+méconnaître que l'extension hypothétique de cette théorie des volumes à
+un grand nombre de substances qu'on n'a pu jusqu'ici vaporiser, est
+susceptible d'égarer les esprits qui n'ont pas d'abord saisi directement
+l'équivalence générale et nécessaire du point de vue propre à M.
+Gay-Lussac au point de vue originel de M. Dalton, strictement adopté par
+M. Berzélius. Quoique ce dernier point de vue ait aujourd'hui
+universellement prévalu, comme plus immédiatement conforme à la réalité
+dans la plupart des cas, la considération des volumes n'en reste pas
+moins très utile pour exprimer souvent avec plus de facilité, surtout à
+l'égard des substances organiques, les résultats numériques de l'analyse
+chimique.</p>
+
+<p>Il faut ranger enfin, parmi les recherches fondamentales qui ont
+constitué la doctrine des proportions chimiques, les travaux
+remarquables de l'illustre Wollaston, philosophe aussi recommandable par
+la finesse et la pénétration de son esprit que par la rectitude et la
+lucidité de son jugement. Nous ne devons pas ici considérer
+principalement sa transformation, d'ailleurs très heureuse, de la
+théorie atomistique proprement dite en celle des <i>équivalens</i> chimiques,
+qui offre un énoncé bien plus positif, et tend à préserver des enquêtes
+radicalement inaccessibles auxquelles la première peut donner lieu,
+quand elle n'est point judicieusement dirigée: cette substitution
+constituerait, sans doute, une amélioration capitale, si elle ne se
+réduisait point à un simple artifice du langage, la pensée réelle étant
+restée essentiellement identique. Il convient encore moins de s'arrêter
+aux expédiens ingénieux par lesquels Wollaston a si utilement popularisé
+la chimie numérique en rendant son usage plus clair et plus commode. Ce
+que nous devons surtout remarquer ici, ce sont les belles recherches de
+ce chimiste sur la composition numérique des sels acides, dont la
+conclusion générale a pu être étendue, par analogie, aux sels alcalins,
+et former ainsi le complément indispensable de la grande découverte de
+Richter sur les sels neutres. J'ai déjà indiqué précédemment que, quant
+à ceux-ci, la fixité de leur composition numérique n'avait jamais pu,
+par leur nature, être mise sérieusement en question. Mais, il en était
+tout autrement à l'égard des sels avec excès d'acide; car aucune
+considération ne semblait d'avance pouvoir, en général, limiter
+réellement cet excès. Ce cas était peut-être, en lui-même, le plus
+défavorable de tous au principe des proportions invariables. Il
+importait donc éminemment de l'y assujettir aussi. C'est ce que
+Wollaston exécuta de la manière la plus satisfaisante, en montrant, sur
+quelques exemples bien choisis, qu'un sel neutre ne devient point
+indéfiniment acide à mesure qu'on augmente sans cesse la quantité
+d'acide contenue dans sa dissolution, mais contracte seulement un petit
+nombre de degrés successifs d'acidité, caractérisés par certaines
+proportions fixes, où la quantité totale d'oxigène propre à l'acide est
+tour à tour double, triple, quadruple, etc., de celle qui lui correspond
+pour le sel neutre. Le principe des proportions définies exigeait
+nécessairement cette spéciale confirmation, qui est peut-être, par sa
+nature, la plus décisive de toutes.</p>
+
+<p>Tels sont, à la fois, l'enchaînement rationnel et la filiation
+historique des diverses séries de recherches principales dont
+l'influence combinée a finalement produit la constitution actuelle de la
+chimie numérique, en permettant de représenter, par un nombre invariable
+affecté à chacun des différens corps élémentaires, leurs rapports
+fondamentaux d'équivalence chimique, d'où, par des formules très
+simples, expressions immédiates des lois ci-dessus indiquées, on passe
+aisément à la composition numérique propre à chaque combinaison. Envers
+une doctrine aussi récente, cette étude générale de son développement
+effectif était, sans doute, la marche la plus convenable pour permettre
+d'en porter, avec sécurité et avec clarté, un vrai jugement
+philosophique. Aucun témoignage ne saurait, en effet, avoir, aux yeux
+de tout philosophe, une puissance plus irrésistible en faveur de la
+réalité nécessaire d'une telle doctrine, que cet admirable concours de
+tant d'esprits éminens, qui, malgré la haute indépendance de leurs vues
+originales, viennent tous exactement converger, par les diverses voies
+générales qu'ils se sont ouvertes, vers le même principe fondamental de
+la combinaison en proportions définies, et s'accordent ensuite
+complétement sur son application positive à tous les cas de quelque
+importance, sauf les variétés essentiellement relatives au mode
+d'expression des résultats, tenant à ce que la théorie atomistique doit
+laisser indéterminé, et, par suite, facultatif. Une coïncidence aussi
+décisive dispense évidemment ici de toute démonstration directe, qui
+serait déplacée dans cet ouvrage; mais, il importe beaucoup, au
+contraire, pour bien apprécier la nature du perfectionnement capital
+dont cette doctrine a encore indispensablement besoin, de jeter un coup
+d'oeil sommaire sur les principales difficultés que peut lui opposer une
+considération impartiale de l'ensemble des phénomènes chimiques.</p>
+
+<p>Commençons par indiquer brièvement, à ce sujet, les différens points
+fondamentaux qui sont définitivement en dehors de toute contestation,
+afin de mieux caractériser le véritable état de la question générale.</p>
+
+<p>Il est d'abord évident, et jamais aucun chimiste n'en a douté, que les
+substances diffèrent aussi bien par la proportion que par la nature de
+leurs principes constituans. Ceux mêmes qui admettent les combinaisons
+en toute proportion, s'accordent tous à reconnaître, comme un axiome
+essentiel de la philosophie chimique, qu'un changement quelconque dans
+la seule composition numérique fait varier nécessairement l'ensemble des
+propriétés spécifiques, à un degré d'autant plus prononcé que cette
+altération est elle-même plus grande. Les phénomènes chimiques propres
+aux corps vivans, quoique produisant les proportions à la fois les plus
+variées et les plus graduelles, fournissent eux-mêmes, pour cette maxime
+universelle, une éclatante confirmation. Aussi, dans l'état même le plus
+grossier de l'analyse chimique, les chimistes se sont-ils toujours
+efforcés d'assigner, autant qu'il leur était possible, comme une
+propriété caractéristique, l'exacte proportion des élémens de chaque
+substance. Quand on s'en dispensait, c'était précisément par la
+conviction tacite que la combinaison proposée ne pouvait exister qu'en
+une seule proportion, entre autres dans le cas des sels neutres.</p>
+
+<p>En second lieu, on a, depuis long-temps, universellement reconnu que,
+entre deux substances quelconques, il existe toujours nécessairement un
+certain minimum et un certain maximum de saturation réciproque, en-deçà
+et au-delà desquels toute combinaison devient impossible. Personne n'a
+jamais pensé, par exemple, qu'aucun radical pût réellement s'oxider ou
+se sulfurer autant et aussi peu qu'on veuille l'imaginer. Les limites
+effectives de la combinaison ont pu être seulement, dans les différens
+cas, plus on moins distantes, et, tout au plus, conçues comme
+susceptibles, par divers procédés, de certaines variations, qui ne
+pouvaient elles-mêmes être indéfinies. Berthollet, plus que tout autre
+chimiste, a surtout rationnellement établi l'existence générale et
+nécessaire de ces limites de la combinaison, l'un des principaux
+caractères qui la distinguent du simple mélange. Ainsi, même en ayant
+égard aux variations possibles des limites connues, il est évident que
+les deux degrés extrêmes de toute combinaison sont inévitablement
+assujettis à des proportions spéciales et invariables. D'après ce point
+de départ unanime, toute la discussion, entre les deux doctrines
+opposées des proportions indéfinies et définies, se réduit réellement à
+décider si le passage du minimum au maximum de saturation peut
+s'effectuer graduellement, et par nuances presque insensibles, ou si, au
+contraire, il s'opère toujours brusquement, par un petit nombre de
+degrés bien déterminés.</p>
+
+<p>Enfin, la possibilité et l'existence effective des proportions définies
+intermédiaires sont encore nécessairement admises par tous les
+chimistes, dont les divergences à cet égard ne peuvent porter que sur la
+généralité plus ou moins grande d'une semblable propriété. J'ai déjà
+signalé ci-dessus l'idée de la neutralité comme ayant dû, à une époque
+quelconque de la chimie, entraîner naturellement celle d'une proportion
+déterminée et immuable. Le développement graduel des connaissances
+chimiques a successivement fait attribuer le même caractère à des cas
+toujours plus variés et plus étendus. Berthollet, qui a si profondément
+traité ce sujet, a dévoilé plusieurs autres causes essentielles de
+proportions définies, entièrement méconnues avant lui, et qui peuvent se
+rencontrer dans presque toutes les combinaisons, en modifiant certaines
+circonstances du phénomène. La question précise consiste donc finalement
+à savoir si, outre ces composés déterminés, assujettis à des proportions
+fixes, entre les deux limites de toute combinaison, il existe ou non, en
+général, une série continue d'autres composés intermédiaires, à
+caractères moins prononcés; en un mot, si, comme on le pense
+aujourd'hui, la proportion définie constitue la règle, ou seulement,
+comme Berthollet avait tenté de l'établir, l'exception, d'ailleurs très
+importante à considérer: tel est, à ce sujet, le seul dissentiment qui
+puisse aujourd'hui être examiné.</p>
+
+<p>Par les considérations indiquées au début de cette leçon, il est
+évident, ce me semble, que la décision définitive d'une telle question,
+dans un sens ou dans l'autre, ne saurait avoir, à beaucoup près, pour le
+système général de la science chimique, toute l'importance qu'on y
+attache communément. Sans doute, en restreignant à un très petit nombre
+les diverses combinaisons possibles des mêmes substances, la doctrine
+des proportions définies a très heureusement tendu, comme je l'ai
+établi, à simplifier le problème général de la chimie, tel que je l'ai
+posé dans cet ouvrage. Mais il ne faudrait pas croire que, sans cette
+préalable simplification, sa solution fût radicalement impossible: car
+elle serait seulement plus difficile, et surtout moins précise. Si, au
+premier abord, l'existence d'un nombre indéterminé de combinaisons
+distinctes entre des élémens identiques, paraîtrait devoir interdire
+l'établissement d'aucune loi constante sur les compositions et les
+décompositions, il faut reconnaître, par une considération plus
+approfondie, que, dans une semblable hypothèse, ces divers composés
+successifs auraient nécessairement des propriétés très peu différentes,
+en sorte qu'il n'importerait guère de pouvoir les distinguer avec une
+scrupuleuse précision. Les termes d'une telle série qui seraient
+vraiment caractérisés par des propriétés très tranchées, se
+trouveraient, par cela même, comme l'établit la théorie de Berthollet,
+assujettis, en général, à des proportions définies, et, par conséquent,
+la difficulté scientifique n'en recevrait aucun accroissement nouveau.
+Ainsi, la précision chimique resterait encore également possible, là où
+elle acquiert une véritable importance, et ne cesserait d'être permise
+qu'à l'égard des cas où elle n'aurait aucune valeur essentielle. Ces
+réflexions philosophiques ne sont nullement destinées à diminuer le haut
+intérêt si justement attaché à la belle doctrine des proportions
+définies, mais seulement à empêcher, autant que possible, que son
+exclusive considération ne fasse perdre de vue le vrai but scientifique
+de la chimie. On conçoit que les importantes séries de travaux
+nécessaires à la formation de cette doctrine aient dû absorber
+essentiellement les éminens chimistes qui y ont si bien concouru. Mais
+leurs successeurs, pour lesquels, depuis dix ans au moins, la chimie
+numérique est tout aussi pleinement constituée qu'aujourd'hui, ne
+devraient point se borner, sans doute, à contempler ce vestibule,
+presque superflu, de la science chimique, pendant qu'ils négligent la
+construction directe, à peine ébauchée, de l'édifice lui-même, vers
+laquelle il est temps que l'attention se reporte enfin.</p>
+
+<p>Il est, néanmoins, indispensable de considérer exactement ici jusqu'à
+quel point le principe général des proportions définies peut être
+regardé désormais comme irrévocablement établi. À la manière dont une
+telle question a été posée ci-dessus, on reconnaît évidemment qu'elle ne
+saurait comporter de solution catégorique que par un examen effectif de
+tous les composés connus. Or, cet examen a été précisément effectué, de
+la manière la plus étendue et la plus décisive, pour tous les cas
+importans, par les illustres fondateurs de la chimie numérique, comme je
+l'ai précédemment expliqué. Il reste donc seulement à discuter si cette
+doctrine est suffisamment compatible avec certains phénomènes chimiques,
+négligés pendant sa formation, et qu'on s'est efforcé d'y rattacher
+ensuite.</p>
+
+<p>La première objection générale a été tirée du phénomène si important de
+la dissolution, évidemment possible en une infinité de proportions
+différentes. Il faut franchement reconnaître qu'on n'a répondu jusqu'ici
+à cette grande difficulté que par des distinctions peu satisfaisantes,
+et quelquefois même plus subtiles que réelles, entre l'état de
+dissolution et celui de combinaison. Sans doute, on peut signaler, entre
+ces deux états, cette différence essentielle que le premier maintient
+intactes toutes les propriétés chimiques de chaque substance, tandis que
+le second les altère toujours plus ou moins. Mais, sous tout autre
+rapport, il doit paraître impossible de ne point regarder, ainsi qu'on
+le propose, le phénomène de la dissolution comme un phénomène vraiment
+chimique. La dissolution présente évidemment, d'une manière tout aussi
+prononcée au moins que la combinaison elle-même, ce caractère spécifique
+et électif propre aux affections chimiques. Elle est toujours
+susceptible, ainsi que la combinaison, d'une limite supérieure de
+saturation, quoiqu'elle ne comporte point, à la vérité, de limite
+inférieure. Par ces deux propriétés essentielles, l'état de dissolution
+diffère radicalement de celui de simple mélange, qui ne peut
+naturellement exclure aucune proportion. Quant au seul caractère du
+maintien ou de l'altération des propriétés chimiques de la substance
+dissoute ou combinée, il est peut-être moins décisif, en général, qu'on
+ne le pense communément. Ceux qui regardent la dissolution comme le plus
+faible degré de la combinaison peuvent répondre que, dans toute
+combinaison peu énergique et où la saturation est très imparfaite, les
+propriétés du principal agent doivent être naturellement à peine
+dissimulées. Quand, par exemple, un alcali très puissant forme un
+sous-sel avec un acide très faible, les propriétés essentielles du
+premier ne sont pas beaucoup plus altérées par une telle combinaison que
+par une simple dissolution, comme on le voit surtout dans les
+sous-carbonates alcalins proprement dits. D'un autre côté, comment juger
+positivement si la dissolution a rigoureusement maintenu, sans aucune
+altération, les propriétés d'une substance, dans les cas nombreux où
+cette substance ne peut manifester son activité chimique qu'après avoir
+été préalablement dissoute? On manque évidemment alors du second terme
+de la comparaison. Ainsi, malgré les distinctions proposées, je
+considère l'extension effective du principe des proportions définies aux
+phénomènes de la dissolution, comme la seule réponse pleinement
+irrécusable qui puisse être faite à l'importante objection fondée sur la
+considération de ces phénomènes. Or, cette extension, quoique très
+difficile, ne me semble point nécessairement impossible à réaliser.
+Car, en l'admettant, il suffirait, pour la concilier avec les phénomènes
+ordinaires, d'envisager tous les degrés successifs de concentration du
+liquide comme de simples mélanges du petit nombre de dissolutions
+définies qu'on aurait établies, soit entre elles, soit avec le
+dissolvant, à la manière des mélanges habituels de l'eau avec l'alcool,
+ou l'acide sulfurique, etc. Cette hypothèse a déjà été proposée pour
+d'autres cas, où elle devait sembler moins admissible. Sa vérification
+positive doit, d'ailleurs, être extrêmement délicate, en quelque cas que
+ce soit. Du reste, en reprenant, sous ce point de vue, l'étude générale
+des dissolutions, il deviendrait indispensable, pour la rendre
+pleinement rationnelle, de la combiner avec celle des autres phénomènes
+chimiques analogues, relatifs à l'absorption des gaz par les liquides ou
+par les solides poreux. Tous ces divers modes d'union moléculaire sont
+souvent assez énergiques pour résister à des influences susceptibles de
+détruire certaines combinaisons proprement dites: pourquoi ne
+seraient-ils point, comme elles, soumis à la règle des proportions
+définies, si cette règle constitue vraiment une loi fondamentale de la
+nature?</p>
+
+<p>Les considérations précédentes peuvent être appliquées, d'une manière
+bien plus frappante, à un autre cas très étendu, quoique plus
+particulier, celui des divers alliages métalliques. Ici, on ne peut
+certainement contester, en aucune façon, l'existence d'un véritable état
+de combinaison, comparable à celui d'un grand nombre des composés
+assujettis aux lois de la chimie numérique: et, néanmoins, presque
+toutes les proportions s'y trouvent évidemment réalisées entre certaines
+limites. La supposition d'un mélange, qu'on n'a pas même tenté
+d'appliquer en ce cas, serait cependant le seul moyen de maintenir,
+envers de tels composés, la généralité du principe de la chimie
+numérique. Mais il paraît bien difficile de concevoir, entre des
+solides, un véritable mélange, qui puisse subir, sans aucune altération
+évidente, de grands changemens de température, l'influence de la
+cristallisation, et plusieurs autres causes perturbatrices qui
+sembleraient devoir le détruire nécessairement. Cette question délicate
+ne peut être réellement décidée que par une suite spéciale,
+rationnellement instituée, d'expériences directes sur les limites
+générales de la permanence des mélanges dont la nature n'est nullement
+équivoque. Ce nouvel ordre de recherches serait également indispensable
+pour juger positivement de la validité des explications proposées, avec
+une confiance trop hasardée, dans plusieurs autres questions de chimie
+numérique, par exemple à l'égard de certains oxides. En général,
+l'hypothèse habituelle d'un mélange a dû nécessairement prévaloir comme
+le seul moyen de ramener à la loi des proportions définies les diverses
+combinaisons qui semblent d'abord susceptibles d'une proportion
+indéterminée. Un tel dénouement est, sans doute, très rationnel, mais à
+la stricte condition de ne point rester indéfiniment hypothétique. Or,
+quoique l'état de mélange ait été, en quelques rares occasions,
+réellement constaté, on se contente ordinairement aujourd'hui, à ce
+sujet, d'éluder ainsi la difficulté par cet expédient facile, sans
+s'occuper aucunement d'établir, sur une expérimentation convenable, une
+véritable théorie chimique du mélange, qui puisse, en réalisant de
+semblables projets d'explication, détruire enfin une importante
+objection contre le principe fondamental de notre chimie numérique. Il y
+a lieu d'espérer, toutefois, que le travail essentiel, dont je viens
+d'indiquer l'esprit général, permettra plus tard aux chimistes de mettre
+ce principe à l'abri de toute difficulté sérieuse sous ce rapport.</p>
+
+<p>Mais, indépendamment de tous ces divers motifs secondaires, l'obstacle
+le plus profond et le plus capital à la généralisation rationnelle de la
+loi des proportions définies, celui qu'il est indispensable de
+surmonter sous peine de réduire cette loi importante à une simple règle
+empirique, uniquement destinée à faciliter un certain ordre d'analyses
+chimiques, consiste dans l'étrange anomalie générale que présente jusque
+ici, à cet égard, l'ensemble des substances dites organiques.</p>
+
+<p>Il a été précédemment remarqué, d'après M. Berzélius, que les
+proportions ne seraient point réellement <i>définies</i>, dans l'acception
+actuelle des chimistes, si, pour représenter la composition numérique de
+certaines substances, on était forcé d'y supposer un nombre très élevé
+d'atomes élémentaires, qui n'exclurait point, en d'autres cas,
+l'existence de tous les nombres inférieurs envers les mêmes élémens. Or,
+c'est ce qui a éminemment lieu, de la manière la plus étendue, dans ce
+qu'on nomme la chimie organique, où l'on voit souvent un élément entrer,
+tantôt pour cent cinquante à deux cents atomes, tantôt pour deux ou
+trois, et offrir ensuite la plupart des degrés intermédiaires, de telle
+sorte que, les divers composés de ce genre présentant d'ailleurs les
+mêmes élémens essentiels, l'ensemble de leur composition numérique
+réalise, à l'égard de ces élémens, presque toutes les proportions
+imaginables. Aussi les chimistes n'hésitent-ils point aujourd'hui à
+proclamer, plus ou moins franchement, que les substances organiques
+échappent au principe des proportions définies. Mais un tel aveu, s'il
+devait être définitif, équivaudrait réellement, ce me semble, à
+reconnaître que ce principe ne constitue point une véritable loi de la
+nature, ou, ce qui serait presque identique, que cette loi convient à
+tous les élémens, excepté à l'oxigène, à l'hydrogène, au carbone, et à
+l'azote. Car autrement, la séparation, évidemment arbitraire, que l'on
+établit entre la chimie inorganique et la chimie organique,
+pourrait-elle avoir une aussi profonde influence? Une loi réelle doit,
+sans doute, être radicalement indépendante de cette vicieuse division
+scolastique. Au fond, toute chimie n'est-elle point, par sa nature,
+nécessairement inorganique, c'est-à-dire homogène? Ainsi, l'immense
+exception que paraît offrir la composition numérique des substances
+dites organiques, doit, si elle est irrévocable, ruiner scientifiquement
+la doctrine des proportions définies, envisagée comme une théorie
+vraiment rationnelle, et la rabaisser à l'assemblage purement empirique
+de certaines remarques analytiques plus ou moins particulières et d'un
+usage plus ou moins commode. Cette doctrine aurait alors, en réalité,
+une consistance scientifique beaucoup moins satisfaisante que dans la
+théorie de Berthollet: car celle-ci, en restreignant à certains cas les
+proportions définies, leur assignait au moins des causes rigoureuses et
+intelligibles, tandis que, dans l'état provisoire de l'ensemble actuel
+de la chimie numérique, les cas de proportions définies resteraient
+encore limités, quoique à un moindre degré, sans que la restriction fût
+susceptible d'aucune justification véritable. Comme le principe des
+proportions définies ne peut, évidemment, par sa nature, être
+directement fondé sur aucune considération <i>à priori</i>, il ne saurait
+devenir vraiment rationnel que par une entière et stricte généralité,
+qui peut seule le dispenser d'une explication positive.</p>
+
+<p>Les considérations présentées dans les deux leçons précédentes, et qui
+se trouveront encore spécialement fortifiées par la trente-neuvième
+leçon, sur l'impérieuse nécessité de concevoir désormais la science
+chimique comme un tout homogène, sans aucune vaine distinction d'origine
+organique ou inorganique, montrent cette difficulté capitale sous son
+jour le plus éclatant. Je crois avoir, à ce sujet, radicalement détruit
+d'avance la principale ressource actuelle, qui consiste, en regardant
+les composés organiques comme ternaires ou quaternaires, à limiter aux
+seuls composés binaires la loi des proportions définies. Outre ce qu'une
+telle restriction aurait évidemment d'arbitraire et d'irrationnel, j'ai
+établi la nécessité et la possibilité, pour le perfectionnement
+essentiel de la science chimique, de ramener désormais toute combinaison
+quelconque à la conception universelle du dualisme.</p>
+
+<p>Si l'on ne pouvait réaliser cette double amélioration fondamentale qu'en
+renonçant à la doctrine des proportions définies, envisagée comme
+théorie générale, on ne devrait point, ce me semble, hésiter à faire un
+tel sacrifice; car les progrès que la chimie doit nécessairement
+éprouver par l'homogénéité des conceptions et par le dualisme
+systématique ont, sans doute, une bien plus haute importance que le
+perfectionnement général des études chimiques sous le simple point de
+vue numérique. Mais, malgré les apparences, il n'y a point, au fond, la
+moindre incompatibilité réelle entre ces deux sortes de progrès.
+J'espère prouver, au contraire, par les considérations suivantes, que la
+dissolution de la chimie organique comme corps de doctrine séparé, et
+surtout l'extension rationnelle du dualisme à tous les composés
+organiques, offrent les seuls moyens réels de faire naturellement
+acquérir enfin à la loi des proportions définies la généralité complète
+qui lui est indispensable. Quoique la nature de cet ouvrage m'interdise
+de donner ici à cette conception nouvelle les développemens essentiels
+qui pourraient la faire goûter, une simple indication générale suffira
+peut-être néanmoins pour la caractériser auprès des lecteurs qui auront
+convenablement saisi l'esprit des deux leçons précédentes.</p>
+
+<p>En incorporant désormais au système uniforme de la chimie proprement
+dite, tous les composés organiques susceptibles de la stabilité
+nécessaire, on sera simultanément conduit, par la même opération
+philosophique, comme je l'ai déjà indiqué dans la dernière leçon, à
+réunir au domaine de la physiologie, soit végétale, soit animale,
+l'étude des nombreuses substances secondaires qui ne doivent leur
+existence passagère et variable qu'au développement des phénomènes
+vitaux, et qui surtout ne présentent un véritable intérêt scientifique
+que sous le point de vue biologique. Cette importante séparation
+deviendra plus nette par un examen direct, réservé pour la
+trente-neuvième leçon; je dois me borner en ce moment à l'énoncer comme
+dérivant essentiellement, en principe, de la distinction fondamentale
+entre l'état de mort et l'état de vie. La seconde classe des matières
+organiques, qui est de beaucoup la plus étendue, se compose, en majeure
+partie, de véritables mélanges, qui, en tant que tels, comportent
+naturellement toutes les proportions imaginables, seulement limitées
+alors par les conditions vitales. Quant à celles de ces substances où
+l'on doit admettre des combinaisons réelles, il faudra, sans doute, les
+concevoir, en principe, assujetties à la loi des proportions définies,
+qui, sans cette rigoureuse extension, ne saurait avoir entièrement son
+vrai caractère scientifique. Mais la complication de tels composés, et
+surtout leur instabilité, ne permettront peut-être jamais de les étudier
+avec succès sous le point de vue numérique, qui, d'ailleurs, n'offre, en
+biologie, qu'un intérêt très subalterne. Cette épuration essentielle de
+la science chimique, outre sa haute importance directe, fournit donc
+accessoirement une puissante ressource préliminaire pour diminuer
+beaucoup la difficulté fondamentale qu'on éprouve aujourd'hui à étendre
+aux composés organiques la loi des proportions définies. Néanmoins,
+après une semblable préparation, le domaine rationnel de la chimie
+comprendrait encore un tel nombre de ces composés, que cette extension
+indispensable ne saurait être enfin réalisée, sans que le point de vue
+chimique ordinaire, à l'égard de ces substances ternaires ou
+quaternaires, n'ait été d'abord radicalement changé. Or, l'établissement
+général du dualisme rigoureux, dont j'ai déjà établi, sous des rapports
+d'une plus haute importance, la nécessité fondamentale, remplit, ce me
+semble, de la manière la plus naturelle, ce dernier office essentiel
+envers la doctrine générale des proportions chimiques. C'est ce qui me
+reste maintenant à expliquer sommairement.</p>
+
+<p>L'irrationnelle obstination des chimistes à considérer les combinaisons
+dites organiques comme ternaires ou quaternaires, en confondant leur
+analyse élémentaire avec une analyse immédiate, est si loin d'être
+propre, comme ils le croient, à justifier la doctrine numérique de ne
+point s'étendre à ces combinaisons, qu'elle constitue, au contraire, par
+la nature même du sujet, le principal obstacle à cette extension
+générale. En effet, tant que l'oxigène, l'hydrogène, le carbone et
+l'azote y seront envisagés comme directement unis, en combinaison
+ternaire ou quaternaire, les nombreux composés qui devront être reconnus
+distincts, même après une judicieuse et sévère épuration, continueront à
+former dès lors une invincible objection contre le principe fondamental
+de la chimie numérique. Mais si, au contraire, ces substances organiques
+devenaient de simples composés binaires du second ordre, ou, tout au
+plus, du troisième, dont les principes immédiats seraient seuls formés
+par la combinaison directe et toujours binaire de ces trois ou quatre
+élémens, on parviendrait à représenter exactement toutes les variétés
+numériques effectives que constate l'analyse élémentaire, en se bornant
+à concevoir, pour chaque degré de combinaison, un très petit nombre de
+proportions distinctes et bien définies.</p>
+
+<p>Considérons d'abord le cas ternaire, essentiellement propre aux composés
+d'origine végétale.</p>
+
+<p>Les trois élémens dont ils sont formés peuvent être unis en trois sortes
+de combinaisons binaires. En combinant de nouveau deux à deux ces
+premiers composés, ce qui conduit à employer toujours simultanément les
+trois élémens, oxigène, hydrogène et carbone, on obtient trois classes
+principales de composés du second ordre, qui, pour plus de clarté, dans
+l'écriture chimique actuelle, peuvent être représentés, en supprimant
+toute indication numérique, par les trois formules générales:</p>
+
+<p class="mid">oh+oc, oc+ch, oh+ch.</p>
+
+<p>Or, dans l'état présent de la chimie, chacun des termes de ces diverses
+formules correspond réellement à deux corps bien distincts, tels que
+l'eau et le deutoxide d'hydrogène, le gaz oxide de carbone et le gaz
+acide carbonique, l'hydrogène carboné et le gaz oléfiant. Ainsi, en
+n'admettant qu'une seule proportion pour la combinaison binaire de ces
+corps, on pourvoirait déjà à la composition numérique de douze
+substances aujourd'hui ternaires. Mais, d'un autre côté, il doit
+paraître impossible de ne pas concevoir, en général, au moins trois
+proportions différentes pour toute combinaison binaire; l'une
+constituant la neutralisation parfaite, et les autres les deux limites
+extrêmes de la saturation réciproque: l'ensemble des analogies chimiques
+indique même évidemment, dans la plupart des cas bien explorés, un plus
+grand nombre de composés divers. Néanmoins, en se bornant au principe
+rationnel des trois rapports, il est clair que, même avec les seules
+combinaisons aujourd'hui connues de ces trois élémens, on peut parvenir,
+par un dualisme invariable, à représenter trente-six compositions
+distinctes, sans dépasser le second ordre. Enfin, il n'y aurait, sans
+doute, rien d'étrange maintenant à concevoir aussi une troisième
+combinaison possible entre l'oxigène et le carbone, où entre celui-ci et
+l'hydrogène, etc., qui, de nos jours, en fournissent deux, après avoir
+été long-temps regardés comme n'en admettant qu'une seule. Dès lors, par
+l'ensemble de ces considérations, chacun peut aisément s'assurer que le
+dualisme permettrait d'assujettir, de la manière la plus naturelle et la
+plus complète, à la loi générale des proportions définies,
+quatre-vingt-un composés du second ordre formés d'oxigène, d'hydrogène
+et de carbone; ce qui serait, sans doute, plus que suffisant pour
+représenter l'analyse élémentaire de toutes les substances vraiment
+distinctes propres à la chimie végétale.</p>
+
+<p>Passons maintenant au cas quaternaire, qui caractérise surtout ce qu'on
+nomme la chimie animale.</p>
+
+<p>Les classes principales de composés du second ordre semblent d'abord
+devoir être ici plus nombreuses; mais, la condition indispensable de
+faire concourir les quatre élémens à la fois permet encore seulement
+trois classes, représentées, comme ci-dessus, par les formules générales</p>
+
+<p class="mid">oh+ac, oc+ah, oa+hc.</p>
+
+<p>Si l'on se borne strictement aux combinaisons connues aujourd'hui, les
+termes oh, oc, hc, déjà précédemment considérés, correspondent chacun à
+deux corps distincts; le terme ah ne représente encore qu'un seul corps,
+ainsi que le terme ac; mais le terme oa indique cinq composés différens.
+Dès lors, ces trois formules fourniraient seulement quatorze
+compositions diverses, avec une seule proportion, et quarante-deux, en
+admettant les trois rapports. Mais, en appliquant à tous les degrés la
+règle très rationnelle de la triple combinaison binaire, sans s'arrêter
+aux inévitables lacunes de la chimie actuelle, les formules précédentes
+comprendraient quatre-vingt-dix-neuf composés du second ordre,
+maintenant envisagés comme quaternaires. L'analyse rationnelle des
+substances animales est probablement fort loin d'en exiger réellement un
+aussi grand nombre. Du reste, les matières animales ayant subi, en
+général, un degré d'élaboration vitale de plus que les matières
+simplement végétales, il serait, ce me semble, très philosophique de
+reconnaître, à leur égard, la possibilité d'un ordre de composition
+supérieur, que les combinaisons physiologiques doivent surtout tendre à
+réaliser.</p>
+
+<p>Dans une semblable hypothèse, sans dépasser le troisième ordre, comme
+toutes les combinaisons binaires seraient alors logiquement admissibles,
+il est facile de constater, par la même méthode, que cette conception
+suffirait à représenter, entre l'oxigène, l'hydrogène, le carbone et
+l'azote, plus de dix mille composés prétendus quaternaires, tous formés
+d'après un dualisme invariable, et tous évidemment assujettis, sous la
+forme à la fois la plus simple et la plus stricte, à la loi des
+proportions définies, quoique étant, néanmoins, parfaitement distincts
+les uns des autres. Sans doute, la nature ne saurait permettre la
+réalisation effective d'une grande partie de ces combinaisons
+spéculatives. Mais j'ai cru devoir poursuivre les conséquences de ma
+conception jusqu'à cette extrême limite idéale, qui n'offre rien
+d'irrationnel, afin de caractériser, avec une plus énergique évidence,
+toute la fécondité des ressources simples et directes que fournirait
+cette théorie nouvelle pour satisfaire enfin aux justes exigences des
+philosophes impartiaux quant à la généralisation si indispensable, et
+aujourd'hui si incomplète, des lois fondamentales de la chimie
+numérique. Je serais, à cet égard, pleinement satisfait si quelques-uns
+des esprits distingués qui cultivent aujourd'hui la science chimique
+croyaient, d'après cette indication sommaire, pouvoir contribuer à son
+perfectionnement général, en suivant la voie que je viens de leur
+ouvrir, et dans laquelle ma destination spécialement philosophique doit
+m'interdire l'espoir de jamais marcher moi-même.</p>
+
+<p>Si l'on n'adoptait point cette conception, ou si, par toute autre
+méthode équivalente, dont je ne saurais comprendre quel pourrait être le
+principe, on ne parvenait point à étendre réellement aux composés
+organiques la doctrine des proportions définies, il faudrait
+nécessairement renoncer à ériger cette doctrine en une loi essentielle
+de la philosophie naturelle, et rentrer enfin dans la grande théorie de
+Berthollet, en se bornant à élargir beaucoup les cas généraux de
+proportions fixes qu'il avait admis. Dans l'état présent de l'ensemble
+de la question, il ne saurait exister aucune autre alternative. Mais, la
+théorie que je propose n'ayant pas été directement instituée pour une
+telle destination, et dérivant, au contraire, de la manière la plus
+naturelle, de principes établis, par un tout autre ordre de
+considérations supérieures, pour les besoins fondamentaux de la
+philosophie chimique, cette remarquable coïncidence constitue, ce me
+semble, une puissante présomption en faveur de sa réalisation future et
+peut-être prochaine.</p>
+
+<p>Tels sont les importans résultats généraux de l'examen philosophique
+auquel j'ai dû soumettre, dans cette leçon, la doctrine actuelle des
+proportions chimiques, envisagée sous ses divers aspects essentiels.
+Chacun peut désormais juger avec exactitude du véritable progrès
+fondamental de cette intéressante partie des études chimiques depuis son
+origine jusqu'à ce jour, des conditions essentielles qui doivent encore
+y être remplies avant de convertir le principe de cette doctrine en une
+grande loi de la nature, et enfin de la marche rationnelle qui peut
+seule conduire à cette constitution finale de la chimie numérique.</p>
+
+<p>Je dois maintenant considérer, sous un dernier point de vue général,
+l'ensemble actuel de la chimie inorganique, en consacrant la leçon
+suivante à l'examen philosophique de la théorie électro-chimique.</p>
+
+
+<a name="l38" id="l38"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>TRENTE-HUITIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml">Examen philosophique de la théorie électro-chimique.</p>
+
+<p>Dès l'origine de la chimie moderne, l'influence chimique de
+l'électricité a commencé à se manifester, d'une manière non équivoque,
+dans plusieurs phénomènes importans, et surtout dans l'expérience
+capitale de la recomposition de l'eau par la combinaison directe de
+l'oxigène avec l'hydrogène, déterminée à l'aide de l'étincelle
+électrique. Mais, la puissance d'un tel agent, quoique de plus en plus
+employée, ne pouvait attirer fortement l'attention spéciale des
+chimistes, jusqu'à ce que l'immortelle découverte de Volta vînt
+permettre de dévoiler sa principale énergie, en rendant l'action
+électrique à la fois plus complète, plus profonde, et plus continue.
+Depuis cette mémorable époque, de nombreuses séries de phénomènes
+généraux ont graduellement constaté que l'électricité constitue un agent
+chimique encore plus universel et plus irrésistible que la chaleur
+elle-même, soit pour la décomposition, soit même pour la combinaison.
+Toutefois, quelle que soit désormais l'importance fondamentale de
+l'électro-chimie actuelle, il y a lieu de craindre qu'on ne s'exagère
+beaucoup aujourd'hui la véritable influence rationnelle d'un tel ordre
+de considérations sur le système général de la science chimique. Quoique
+la chimie soit ainsi liée plus intimement à la physique que par aucune
+autre classe de phénomènes, il n'en serait pas moins radicalement
+contraire à la saine philosophie de cesser, d'après ces relations, de
+l'envisager comme une science parfaitement distincte, en confondant,
+ainsi qu'on le propose, les propriétés chimiques parmi les propriétés
+électriques. L'objet essentiel de cette leçon, sous le point de vue
+philosophique, est de faire sentir combien il est indispensable de
+maintenir avec fermeté l'originalité fondamentale de la science
+chimique, sans atténuer, néanmoins, l'étendue et l'importance de ses
+vrais rapports généraux avec l'électrologie. Il faut, à cet effet,
+considérer d'abord sommairement la filiation réelle des principales
+notions qui ont graduellement conduit à former la théorie
+électro-chimique actuelle, telle que M. Berzélius l'a surtout
+systématisée.</p>
+
+<p>Le premier effet chimique important obtenu par l'influence voltaïque,
+consiste dans la décomposition de l'eau, que Nicholson parvint à
+constater en 1801. Cette découverte devait nécessairement résulter d'un
+examen attentif de l'action naturelle de la pile, sans aucune intention
+chimique. Quoiqu'elle n'ait immédiatement abouti, pour la chimie, qu'à
+confirmer d'une nouvelle manière une vérité mise depuis long-temps hors
+de doute, elle n'en constitue pas moins le vrai point de départ de
+l'ensemble des études électro-chimiques, comme ayant spontanément
+révélé, par un exemple irrécusable, la haute énergie chimique de
+l'admirable instrument que Volta venait de créer. On doit même rattacher
+à cette origine les premières tentatives pour fonder une théorie
+générale des phénomènes électro-chimiques: car la conception proposée
+alors par Grothuss afin d'expliquer l'observation de Nicholson, d'après
+la polarité électrique des molécules, contient réellement le germe
+primitif de toutes les idées essentielles qui, graduellement étendues et
+développées, à mesure que les phénomènes l'ont exigé, constituent
+maintenant la théorie électro-chimique.</p>
+
+<p>Une fois avertis, par cette observation fondamentale, de la puissance
+analytique propre à la pile de Volta, il était naturel que les chimistes
+s'efforçassent d'appliquer ce nouvel agent à la décomposition des
+substances qui avaient résisté jusque alors à l'ensemble des moyens
+connus. Cette première suite d'essais produisit, au bout de quelques
+années, la brillante découverte de l'illustre Davy sur l'importante
+analyse des alcalis proprement dits et des terres, que n'avaient pu
+encore opérer les influences purement chimiques. La grande et belle
+théorie de l'immortel Lavoisier avait conduit, dès sa naissance, à
+prévoir un tel résultat général, en établissant que toute base
+salifiable devait nécessairement provenir de la combinaison de l'oxigène
+avec un métal quelconque. À la vérité, la découverte essentielle de
+Berthollet sur la vraie composition de l'ammoniaque avait dû
+naturellement altérer déjà la confiance, jusque alors complète,
+qu'inspirait à tous les chimistes cette prévision rationnelle. Mais
+cette exception encore isolée, quoique capitale, ne pouvait alors
+prévaloir à cet égard sur l'ensemble des principales analogies
+chimiques. Il était donc vraiment inévitable que les chimistes, mis en
+possession d'un nouveau moyen analytique, dont l'énergie ne pouvait être
+contestée, entreprissent de constater la présence de l'oxigène dans les
+alcalis et dans les terres. L'importance majeure du beau résultat obtenu
+par Davy ne doit pas, sans doute, faire illusion sur la difficulté
+réelle d'une découverte aussi complétement préparée. L'institution du
+procédé purement chimique, d'après lequel M. Gay-Lussac parvint, un peu
+plus tard, à confirmer l'analyse électrique de la potasse, constituait
+peut-être un problème plus difficile, quoique le succès dût en être
+beaucoup moins éclatant.</p>
+
+<p>L'importante observation de Nicholson avait commencé l'électro-chimie;
+la belle découverte de Davy, outre sa haute valeur directe, détermina,
+dans cette nouvelle direction, une impulsion générale et décisive, qui
+fut la véritable source de tous les progrès ultérieurs. Néanmoins, il
+restait encore à étudier en elle-même l'influence chimique de
+l'électricité, envisagée sous un point de vue purement scientifique, et
+non plus seulement comme un moyen prépondérant d'opérer des
+décompositions nouvelles. Or le grand travail de Davy ne pouvait manquer
+encore de déterminer bientôt, d'une manière indirecte, mais nécessaire,
+cette indispensable conséquence philosophique. Car la chimie se trouvait
+ainsi avoir, évidemment, réalisé tout d'un coup les plus importantes et
+les plus difficiles des analyses inaccessibles jusque alors aux voies
+ordinaires; et, en effet, la science n'a fait depuis, sous ce rapport,
+aucune autre acquisition essentielle. Le sentiment de plus en plus
+profond de cette vérité frappante devait inévitablement rendre de plus
+en plus scientifique l'attention déjà irrévocablement fixée sur les
+actions électro-chimiques, bientôt assujetties à une étude directe et
+régulière. Cette dernière conséquence, qui a achevé de constituer
+l'électro-chimie, comme une partie fondamentale de la science chimique,
+a été surtout réalisée par l'importante série de recherches de M.
+Berzélius sur la décomposition voltaïque de tous les sels, et ensuite
+des principaux oxides et acides. De telles analyses, dont les résultats
+étaient faciles à prévoir d'après les expériences de Davy, ne pouvaient
+proprement avoir pour objet de dévoiler directement aucune nouvelle
+vérité chimique; mais elles étaient essentiellement destinées à
+présenter sous un aspect entièrement général l'influence chimique de
+l'électricité, jusque alors bornée à certains phénomènes isolés, quoique
+très importans. À cet égard, ce bel ensemble de recherches constituait
+une phase indispensable du développement naturel de l'électro-chimie,
+dès lors irrévocablement liée au système entier de la science chimique.
+C'est par l'influence graduelle de ces grands travaux de M. Berzélius,
+que la considération habituelle des propriétés électriques a pris une
+importance croissante dans l'étude chimique de toutes les substances,
+dont la division universelle en électro-négatives et électro-positives
+est bientôt devenue fondamentale pour leurs définitions scientifiques,
+comme on le voit surtout quant à la distinction générale entre les
+acides et les alcalis, qu'il serait difficile d'établir solidement
+aujourd'hui sur aucune autre base. Aussi est-ce à M. Berzélius qu'il
+devait naturellement appartenir de concevoir l'ensemble de la théorie
+électro-chimique sous une forme entièrement systématique, résultat
+presque spontané de l'esprit général de ses recherches.</p>
+
+<p>Quelle que fût la haute importance philosophique des travaux de M.
+Berzélius sur l'électro-chimie, une dernière condition était néanmoins
+encore indispensable à remplir pour donner à cette nouvelle branche
+essentielle de la chimie tout son vrai caractère scientifique. Jusque
+alors, en effet, l'action voltaïque avait été essentiellement envisagée
+sous le point de vue analytique; il restait à la considérer aussi, afin
+d'en avoir une notion complète, sous le point de vue synthétique. Cette
+grande lacune a été enfin comblée, de la manière la plus satisfaisante,
+par le bel ensemble des travaux de M. Becquerel. Sans doute, les
+décompositions opérées par la pile étant fréquemment accompagnées de
+certaines combinaisons, on ne pouvait depuis long-temps méconnaître,
+sous ce rapport, l'influence chimique de l'électricité galvanique. Mais
+ces observations accessoires ne dispensaient aucunement, pour un sujet
+aussi important, de l'étude directe et féconde organisée par M.
+Becquerel, qui a rendu pleinement irrécusable l'action synthétique de
+l'électricité convenablement administrée, et qui surtout l'a employée à
+réaliser de nouvelles et précieuses combinaisons, jusque ici impossibles
+d'après les voies ordinaires.</p>
+
+<p>Cette seconde face générale de l'électro-chimie a même nécessairement
+exigé d'abord une profonde et indispensable modification dans le mode
+primitif d'expérimentation. La première disposition de la pile, telle
+que Volta l'avait imaginée, devait être essentiellement maintenue pour
+opérer des décompositions, sauf les perfectionnemens successifs que
+l'expérience a dû naturellement provoquer, et qui étaient surtout
+destinés à augmenter l'énergie de l'appareil. Mais, à l'égard des
+combinaisons, cette extrême énergie voltaïque eût constitué, au
+contraire, un obstacle radical, en déterminant le plus souvent la
+décomposition des principes immédiats que l'on voulait unir. Il a donc
+fallu recourir inévitablement ici à l'action très prolongée de
+puissances électriques extrêmement faibles, dont l'efficacité fût
+augmentée par la disposition avantageuse suivant laquelle les diverses
+substances seraient habituellement soumises à leur influence. M.
+Becquerel a très heureusement satisfait à l'ensemble de ces conditions
+indispensables, en opérant presque toujours à l'aide d'un seul élément
+voltaïque, et en saisissant chaque corps dans l'état que les chimistes
+ont toujours reconnu comme le plus favorable à la combinaison,
+c'est-à-dire l'état <i>naissant</i>. Ce changement essentiel dans
+l'institution ordinaire des expériences, constitue le principal
+caractère scientifique de la marche propre à cet illustre savant, et qui
+ne pouvait être, sans doute, mieux adaptée à la nature des phénomènes
+qu'il voulait étudier. Non-seulement il a déterminé ainsi la combinaison
+directe de plusieurs corps, qu'on ne peut unir encore par aucun procédé
+purement chimique; mais, à l'égard même des composés susceptibles d'être
+autrement obtenus, ce nouveau mode présente la propriété remarquable de
+faire toujours éminemment ressortir leur structure géométrique, par une
+suite nécessaire de la lenteur et de la régularité de leur formation
+graduelle; ce caractère est surtout frappant envers certains sulfures
+métalliques, quelques oxides, et plusieurs sels.</p>
+
+<p>Il ne convient nullement d'insister ici sur l'importance évidente que
+doivent avoir un jour les principaux résultats de M. Becquerel
+relativement à l'histoire naturelle du globe, pour expliquer, d'une
+manière satisfaisante, un grand nombre d'origines minérales, quand le
+temps sera vraiment venu d'aborder avec succès un tel ordre de questions
+concrètes. Du point de vue abstrait, seul conforme à la nature de cet
+ouvrage, nous devons surtout remarquer cette importante série de travaux
+comme ayant directement perfectionné le système général de la méthode
+chimique, en créant de nouveaux et puissans moyens de recomposition,
+dont la valeur essentielle est d'autant plus grande que les progrès
+fondamentaux de la synthèse chimique sont loin jusque ici d'être
+suffisamment en harmonie avec ceux de l'analyse; la faculté de détruire
+étant naturellement susceptible d'un développement beaucoup plus rapide
+que celui de la puissance régénératrice. Enfin, quant à la suite de
+considérations qui nous occupe spécialement ici, les recherches de M.
+Becquerel ont évidemment complété la constitution générale de
+l'électro-chimie, qui, étant désormais à la fois synthétique et
+analytique, ne peut plus, quels que puissent être ses perfectionnemens
+futurs, que s'étendre et se développer, à des degrés quelconques,
+suivant quelqu'une des diverses directions principales, déjà pleinement
+caractérisées par l'ensemble des travaux exécutés depuis le commencement
+de notre siècle.</p>
+
+<p>Telle est la filiation générale des découvertes essentielles faites
+jusque ici dans l'étude des phénomènes électro-chimiques. Afin de mieux
+saisir comment cette étude a graduellement conduit à une nouvelle
+conception fondamentale pour l'ensemble des effets chimiques, il est
+indispensable de considérer maintenant le grand phénomène qui a été le
+sujet primitif de la théorie électro-chimique, après quoi l'appréciation
+philosophique de cette théorie s'effectuera en quelque sorte
+spontanément.</p>
+
+<p>On a souvent remarqué, et avec beaucoup de raison, que par sa nature,
+l'étude de la combustion constitue, pour ainsi dire, le point central du
+système des considérations chimiques. Cette remarque n'est pas seulement
+applicable aux époques les plus reculées de la chimie, envisagée dans un
+état encore théologique: elle convient surtout à la constitution la plus
+récente et la plus parfaite de son état métaphysique, principalement
+caractérisée par la transformation de la combustibilité, sous le nom de
+phlogistique, en une entité matérialisée, quoique insaisissable. Quand,
+après une longue préparation, la science chimique a commencé enfin à
+passer à l'état vraiment positif, sous l'influence prépondérante de
+l'admirable génie du grand Lavoisier, cette glorieuse révolution a
+essentiellement consisté dans l'établissement d'une nouvelle théorie
+fondamentale de la combustion. Aujourd'hui, enfin, c'est la nécessité
+reconnue de modifier profondément cette théorie, qui a surtout conduit à
+la conception électrique des phénomènes chimiques. Une telle conception
+ne saurait donc être nettement jugée, sans avoir préalablement apprécié
+cette destination principale.</p>
+
+<p>La théorie pneumatique de Lavoisier sur la combustion avait en vue deux
+objets essentiels, fort hétérogènes, qui n'ont pas été jusque ici
+nettement distingués: 1º l'analyse fondamentale du phénomène général de
+la combustion; 2º l'explication des effets de chaleur et de lumière qui
+en constituent, pour le vulgaire, le plus important caractère. L'une et
+l'autre condition furent remplies de la manière la plus admirable,
+d'après l'état des connaissances acquises: jamais, depuis cette grande
+époque, aucune théorie chimique n'a été aussi nettement et aussi
+profondément empreinte de ce double esprit de rationnalité et de
+positivité, dont l'irrésistible influence devait entraîner
+irrévocablement les intelligences vers un mode radicalement nouveau de
+philosopher sur les faits chimiques. Toute combustion, brusque ou
+graduelle, fut regardée comme consistant nécessairement dans la
+combinaison du corps combustible avec l'oxigène, d'où, quand le corps
+était simple, résulterait un oxide, le plus souvent susceptible de
+devenir la base d'un sel, et, si l'oxigène était prépondérant, un
+véritable acide, principe d'un certain genre de sels. Quant au
+dégagement de chaleur et de lumière, il fut attribué, en général, à la
+condensation de l'oxigène, et accessoirement à celle du combustible,
+dans cette combinaison. Il importe de juger séparément ces deux parties
+essentielles de la théorie anti-phlogistique.</p>
+
+<p>Sous le premier point de vue, en effet, cette théorie présente
+naturellement un caractère beaucoup plus philosophique que sous le
+second. Il était éminemment rationnel d'analyser avec exactitude, d'une
+manière générale, le phénomène de la combustion, afin de saisir ce qu'un
+tel phénomène, dont la nature chimique ne pouvait être contestée,
+offrait réellement de commun à tous les cas divers. Comme cet examen ne
+pouvait être d'abord rigoureusement complet, les conclusions fournies
+par une telle étude pouvaient pécher, sans doute, par une trop grande
+généralité, ainsi qu'on la constaté depuis: mais, restreintes dans leurs
+limites naturelles, elles constituaient nécessairement un précieux
+ensemble de vérités ineffaçables, qui, en effet, formera toujours une
+partie essentielle de la science chimique, quelles que puissent jamais
+être ses révolutions futures.</p>
+
+<p>Il en était tout autrement pour l'explication de la chaleur et de la
+lumière dégagées. D'abord, cette seconde question générale n'appartient
+point réellement, par sa nature, à la chimie, mais à la physique; en
+sorte que, quelle que doive être sa solution finale, on ne saurait
+comprendre comment elle entraînerait rationnellement un changement
+radical dans la manière de concevoir les phénomènes vraiment chimiques.
+Toutefois, ce qu'il faut surtout remarquer, à cet égard, c'est qu'une
+semblable explication, pour ne pas dégénérer en une tentative de
+pénétrer la nature intime du feu et son mode essentiel de production,
+devait nécessairement consister en une simple assimilation d'une telle
+source de chaleur avec une autre plus étendue, déjà reconnue. Car,
+chaque cas de manifestation du feu ne saurait être expliqué, d'une
+manière vraiment positive, qu'en établissant son analogie réelle avec un
+autre plus général, sans que nous puissions d'ailleurs, en aucun cas,
+découvrir jamais quelle est la véritable cause du phénomène. Or, en
+considérant la recherche proposée sous ce point de vue, le seul
+strictement scientifique, on ne pouvait nullement garantir d'avance que
+la similitude sur laquelle devait reposer l'explication désirée, ne
+serait point nécessairement gratuite et précaire, et, par suite,
+susceptible d'être renversée, comme en effet il arriva bientôt, par une
+étude ultérieure de la question. Aucun philosophe n'aurait voulu, à
+cette époque, et nul ne voudrait, sans doute, même aujourd'hui, ne
+reconnaître, en principe, qu'une seule source fondamentale de chaleur, à
+laquelle il faudrait inévitablement ramener toutes les autres: une telle
+obligation ne pourrait être remplie que par des rapprochemens très
+vagues et purement hypothétiques, qui ne sauraient avoir un vrai
+caractère scientifique. Dès lors, si l'on s'accorde à reconnaître, en
+général, plusieurs sources principales, parfaitement distinctes et
+indépendantes les unes des autres, pourquoi la combustion, ou, sous un
+point de vue plus étendu, toute action chimique très prononcée, ne
+constituerait-elle pas un de ces cas primordiaux, nécessairement
+irréductibles à aucun autre? Pourquoi une source de chaleur aussi
+puissante et aussi universelle serait-elle regardée comme secondaire,
+tandis que le frottement, par exemple, continuerait à être unanimement
+envisagé comme une source principale? Sans doute, on ne saurait se
+refuser à admettre, sous ce rapport, les analogies que l'observation
+aurait réellement constatées: mais il faut, néanmoins, reconnaître
+qu'il n'existait vraiment, à cet égard, aucun grand besoin scientifique
+d'anticiper hypothétiquement sur les résultats de l'étude expérimentale,
+ni même aucun espoir rationnel de le tenter avec succès. Nous aurons
+lieu, dans la seconde partie de ce volume, d'appliquer de nouveau les
+mêmes remarques philosophiques à une autre question capitale, d'un genre
+analogue, celle de la chaleur vitale, et spécialement animale, dont
+l'étude positive est jusqu'ici radicalement entravée par de vains
+efforts hypothétiques pour réduire cette grande source de chaleur aux
+sources purement physiques et surtout chimiques, sans qu'on veuille
+s'accorder à reconnaître enfin que l'action nerveuse peut constituer, en
+effet, une source distincte et primordiale, indépendante de toutes les
+autres, et susceptible d'altérer, plus ou moins profondément, les
+résultats naturels de leur influence directe. La philosophie
+métaphysique, pour laquelle les rapprochemens étaient nécessairement
+très faciles, parce qu'ils n'avaient aucune réalité, nous a laissé
+encore, à beaucoup d'égards, une tendance exagérée à la généralisation;
+et, quoique le principe de cette tendance soit aujourd'hui éminemment
+respectable, en vertu de son indispensable participation aux plus
+grandes découvertes scientifiques, sa prépondérance immodérée n'en est
+pas moins très préjudiciable au progrès naturel de nos connaissances
+positives.</p>
+
+<p>Cette suite de considérations nous amène à conclure que, tout en
+prononçant, comme il a dû le faire, sur l'analyse fondamentale du grand
+phénomène de la combustion, Lavoisier eût plus sagement procédé s'il se
+fût abstenu de tenter aucune explication générale pour les effets de
+chaleur et de lumière qui l'accompagnent ordinairement, ce qui l'eût
+dispensé de supposer, en principe, une condensation inévitable, qui
+n'est point la conséquence nécessaire d'un tel phénomène, et qui, en
+effet, a été, plus tard, trouvée fréquemment en défaut. Sans doute, la
+science serait plus parfaite si ce remarquable effet thermologique
+pouvait être constamment rattaché à la loi plus étendue, découverte
+antérieurement par Black, sur le dégagement de chaleur propre à tout
+passage d'un corps quelconque d'un état à un autre plus dense; et c'est
+certainement une telle espérance qui a surtout excité Lavoisier. Mais,
+cette perfection, qui n'est nullement indispensable, deviendrait
+totalement illusoire, si elle ne pouvait être obtenue qu'en altérant la
+réalité des phénomènes, ou même si la condensation supposée, sans être
+expressément contraire à l'observation, n'était pas effectivement
+indiquée par elle, dans la plupart des cas. Toutefois, il serait
+évidemment très déraisonnable d'exiger une réserve scientifique aussi
+difficile chez ceux qui, les premiers, tentent de ramener à des théories
+positives une science jusque alors essentiellement dominée par les
+conceptions métaphysiques; ces restrictions sévères, ces distinctions
+délicates, eussent probablement, imposées dès l'origine, arrêté le
+premier essor du génie positif. Mais, une semblable justification ne
+saurait être appliquée, dans le développement ultérieur de la science, à
+ceux qui, après avoir reconnu formellement l'insuffisance réelle des
+explications primitives, s'efforcent d'en construire d'analogues sur le
+même sujet, sans avoir préalablement examiné avec attention, d'après les
+règles essentielles de la saine philosophie, si ce sujet est
+effectivement susceptible d'une explication quelconque. Or, telle me
+paraît être aujourd'hui la grande erreur philosophique des chimistes qui
+ont voulu substituer la théorie électro-chimique à la théorie
+anti-phlogistique proprement dite. Afin de motiver convenablement ce
+jugement général, il faut maintenant poursuivre l'examen direct des
+principales considérations chimiques qui ont mis graduellement en
+évidence l'imperfection essentielle de la théorie de Lavoisier, que nous
+devons continuer à envisager sous les deux aspects ci-dessus
+distingués.</p>
+
+<p>Le plus illustre émule de Lavoisier reconnut bientôt la nécessité de
+modifier, sous un rapport très important, quoique indirect, la manière
+générale dont ce grand philosophe avait analysé le phénomène fondamental
+de la combustion. Une des principales conséquences de cette analyse
+consistait en ce que tout acide et toute base salifiable devaient
+inévitablement résulter d'une véritable combustion, c'est-à-dire de la
+combinaison d'un élément quelconque avec l'oxigène. Or Berthollet
+découvrit d'abord que l'un des alcalis les mieux caractérisés,
+l'ammoniaque, est uniquement formé d'hydrogène et d'azote, sans aucune
+participation de l'oxigène; et, peu de temps après, il établit aussi que
+le gaz hydrogène sulfuré, où l'oxigène n'existe pas davantage, présente
+néanmoins toutes les propriétés essentielles d'un acide réel. Ces deux
+points remarquables de doctrine ont été confirmés depuis par toutes les
+voies dont la science chimique peut jusqu'ici disposer, et spécialement
+par la méthode électrique. Une fois que les chimistes ont été ainsi
+avertis, par un double exemple aussi décisif, que, la théorie de
+Lavoisier exagérait beaucoup la prépondérance chimique de l'oxigène, ils
+ont successivement multiplié et diversifié, à un haut degré, soit à
+l'égard des alcalis, soit surtout envers les acides, ces exceptions
+capitales, dont la comparaison approfondie a graduellement investi les
+notions fondamentales de l'acidité et de l'alcalinité de cette haute
+généralité qui les distingue aujourd'hui. En outre, la théorie primitive
+de la combustion a été peu à peu modifiée, sous un point de vue plus
+direct, quoique moins important, en ce qu'on a positivement constaté
+qu'un rapide dégagement de chaleur et de lumière n'est pas toujours
+l'indice certain d'une combinaison quelconque avec l'oxigène. Le chlore,
+le soufre, et plusieurs autres corps, même non-élémentaires, ont été
+successivement reconnus susceptibles d'opérer de vraies combustions, si,
+comme il convient, on donne à l'usage scientifique de cette expression
+le sens général indiqué par son acception vulgaire. Enfin, le phénomène
+du feu n'est plus désormais exclusivement attribué à aucune combinaison
+spéciale, mais, en général, à toute action chimique à la fois très
+intense et très vive.</p>
+
+<p>Il importe, néanmoins, de remarquer ici, comme je l'ai précédemment
+indiqué, que, sous chacun de ces divers rapports essentiels, les
+éminentes vérités chimiques découvertes par le génie de Lavoisier ont
+nécessairement conservé toute leur valeur directe, et que ces études
+ultérieures ont seulement altéré leur généralité rigoureuse. Cette
+inévitable altération a même bien moins porté sur les phénomènes
+vraiment naturels que sur les cas principalement artificiels, à la
+considération desquels, il est vrai, la chimie générale, du point de vue
+abstrait qui la caractérise, doit rationnellement attacher une aussi
+grande importance. Ainsi, quoiqu'il existe des acides et des alcalis
+sans oxigène, il n'en reste pas moins incontestable que la plupart
+d'entre eux, et surtout les plus puissans, sont ordinairement oxigénés:
+de même, quoique l'oxigène ne soit pas réellement indispensable à la
+combustion, il en demeure néanmoins le principal agent, surtout à
+l'égard des combustions naturelles. Aussi, pour l'histoire naturelle
+proprement dite, la théorie de Lavoisier pourrait-elle, sans aucun
+inconvénient majeur, être encore appliquée dans son intégrité primitive,
+quoique le progrès fondamental de la science chimique exige
+impérieusement que son imperfection générale soit prise en haute
+considération abstraite. En un mot, si la souveraineté universelle de
+l'oxigène a été désormais irrévocablement abolie, il sera toujours
+cependant le principal élément de tout le système chimique.</p>
+
+<p>Sous le second aspect général, c'est-à-dire quant à l'explication du
+feu, la théorie primitive de la combustion a éprouvé, au contraire, un
+sort très différent; car, elle a été tout d'un coup radicalement
+détruite, pour ainsi dire aussitôt qu'on a tenté de la soumettre à un
+examen direct. Quoique des préoccupations plus importantes n'aient
+permis que très tard aux chimistes d'entreprendre cet examen, la théorie
+anti-phlogistique, était à cet égard, si peu positive et si peu
+rationnelle au fond, surtout comparativement à l'analyse de la
+combustion, que son renversement n'a pas exigé, comme sous ce premier
+rapport, la considération ultérieure de phénomènes nouveaux et
+difficiles à découvrir, mais seulement une appréciation plus
+scientifique des phénomènes universellement envisagés. Loin de pouvoir,
+ainsi que sous l'autre point de vue, être encore essentiellement
+maintenue par les naturalistes, comme suffisant à peu près aux besoins
+principaux des études concrètes, on peut dire qu'elle n'a jamais
+réellement expliqué les effets même les plus vulgaires, incessamment
+reproduits par la plupart des combustions naturelles.</p>
+
+<p>L'explication proposée obligeait nécessairement à constater, dans toute
+combustion, simple ou composée, une condensation quelconque, assez
+intense pour correspondre, d'une manière approchée, au dégagement
+effectif de chaleur, et qui ne fut point simultanément compensée par une
+dilatation presque équivalente. Or, dès l'origine, cette indispensable
+condition générale n'a été remplie qu'envers un petit nombre de cas,
+qui, sous ce rapport, n'étaient pas, à beaucoup près, les plus
+importans; et, surtout, elle a été manifestement en défaut à l'égard de
+plusieurs autres phénomènes, dont la considération était, au contraire,
+prépondérante. Aussi, sans la confusion vicieuse, mais radicale, d'une
+telle explication avec l'analyse de la combustion, qui devait être si
+justement admirée, on ne saurait comprendre comment elle a pu se
+maintenir jusqu'à une époque très récente, malgré que l'attention des
+chimistes dût être alors principalement absorbée par d'autres
+spéculations théoriques.</p>
+
+<p>Dans la combustion du phosphore, du fer, et de la plupart des métaux, en
+général quand la combinaison produit un composé solide, la condition
+précédente peut être regardée comme suffisamment remplie; quoique
+d'ailleurs on n'ait jamais examiné si le dégagement effectif de chaleur
+est réellement en harmonie avec celui qui correspondrait à une semblable
+condensation directe de l'oxigène, ce qui doit néanmoins sembler
+nécessaire pour justifier complétement l'explication; cette
+vérification supplémentaire serait, même aujourd'hui, presque impossible
+à instituer positivement. Mais, à l'égard des combustions nombreuses
+dont les produits sont, au contraire, essentiellement gazeux, et qui,
+cependant, présentent d'ordinaire, au degré le plus prononcé, le
+phénomène du feu, toute explication de ce genre est évidemment
+chimérique. Car, non-seulement on n'y remarque point le plus souvent une
+condensation suffisante; mais, en sens inverse, on observe clairement,
+dans les cas les plus énergiques, une dilatation totale très
+considérable, qui, suivant une telle théorie, devrait donner lieu à un
+immense refroidissement. Quelques exemples, choisis parmi les plus
+essentiels, feront aisément sentir l'irrésistible puissance de cette
+critique générale, qui est désormais à l'abri de toute réclamation, et
+dont il importe néanmoins à notre sujet actuel de préciser exactement la
+nature, afin de mieux apprécier le caractère fondamental de la théorie
+électro-chimique, sur la formation primitive de laquelle un tel ordre de
+considérations a exercé une influence principale et directe.</p>
+
+<p>La chaleur dégagée dans la combustion du carbone, a pu être d'abord
+attribuée, avec une certaine vraisemblance, malgré la grande dilatation
+de cet élément, à la condensation de l'oxigène, d'après la pesanteur
+spécifique très supérieure du gaz acide carbonique formé, quoique un tel
+accroissement de densité fût loin d'ailleurs de correspondre à
+l'intensité de l'effet thermologique. Mais, lorsqu'il a été reconnu, par
+des mesures exactes, qu'un volume quelconque d'oxigène fournit un volume
+parfaitement égal d'acide carbonique, ce qui constitue un fait essentiel
+pour la doctrine des proportions définies, il est aussitôt devenu
+évident que ce phénomène ne donnait lieu à aucune condensation, et que
+l'excès de pesanteur spécifique était seulement produit par
+l'interposition moléculaire du carbone, dont la vaporisation
+non-compensée eût dû alors déterminer, au contraire, un refroidissement
+très notable. À la vérité, tant qu'on n'a pas su évaluer avec quelque
+précision la chaleur spécifique des gaz, l'annulation d'une telle
+explication a pu être provisoirement retardée, en regardant <i>à priori</i>
+la chaleur spécifique de l'acide carbonique comme très inférieure à
+celle de l'oxigène, quoique cette inégalité supposée n'eût pû réellement
+satisfaire à l'ensemble des conditions du phénomène, sans excéder
+beaucoup toutes les limites probables. Toutefois, cette dernière et
+insuffisante ressource a été radicalement détruite, lorsqu'on est
+parvenu à constater d'une manière irrécusable, que si, à poids égal, la
+chaleur spécifique de l'oxigène est légèrement supérieure à celle de
+l'acide carbonique, celle-ci, au contraire, à volume égal, surpasse, de
+plus d'un tiers, la première: or, ici, il n'était nullement douteux,
+surtout d'après la composition numérique du gaz acide carbonique, que la
+comparaison devait porter sur les volumes et non sur les poids; en sorte
+que l'analyse exacte et complète du phénomène ne laissait plus aucune
+issue à la théorie primitive. La combustion du soufre donne lieu à des
+remarques essentiellement analogues. Quant à celle de l'hydrogène, la
+condensation des deux élémens paraissait d'abord devoir expliquer, d'une
+manière vraiment satisfaisante, l'énorme dégagement de chaleur dont elle
+est si évidemment accompagnée, parce que la densité de ces élémens était
+seulement mise en opposition avec celle de l'eau à l'état liquide. Mais,
+en réfléchissant que le produit immédiat d'une telle combinaison est, en
+réalité, de la vapeur d'eau, même très raréfiée, on a facilement reconnu
+que, au lieu d'une véritable condensation, ce phénomène détermine une
+dilatation très sensible, dont les expériences eudiométriques constatent
+d'ailleurs directement l'existence. La comparaison des chaleurs
+spécifiques est encore ici en sens inverse de l'explication primitive,
+qui, par l'ensemble judicieusement apprécié des circonstances
+caractéristiques de ce phénomène, devrait faire présumer, au contraire,
+un refroidissement très prononcé. J'indiquerai enfin, comme un dernier
+exemple frappant, pris dans les combustions indirectes et composées, le
+phénomène si vulgaire de l'inflammation de la poudre ordinaire. Tous les
+matériaux de cette réaction chimique sont solides, à l'exception de
+l'oxigène atmosphérique, dont la participation n'y est point
+numériquement considérable; tous les produits essentiels sont, au
+contraire, des gaz extrêmement dilatés, sauf un résidu solide, presque
+négligeable: et, néanmoins, malgré une réunion de conditions aussi
+défavorables d'après la théorie anti-phlogistique, le phénomène
+s'accomplit avec un intense échauffement. Les composés fulminans donnent
+lieu à une contradiction encore plus prononcée, quoique moins
+universellement connue, surtout dans le cas où une substance liquide, et
+même solide, se décompose presque spontanément, à la température
+ordinaire, en deux principes gazeux; en produisant néanmoins un
+échauffement très notable, et quelquefois une véritable inflammation.</p>
+
+<p>L'ensemble des considérations précédentes peut être suffisamment résumé,
+d'une manière aussi frappante que philosophique, par cette réflexion
+naturelle que, si le feu ordinaire de nos foyers n'était point pour nous
+le sujet d'une expérience intime et continue, son existence serait
+rendue très douteuse, et même formellement rejetée, par les prétendues
+explications scientifiques qu'on a jusqu'ici tenté si vainement
+d'établir pour ce grand phénomène. Rien n'est plus propre, ce me semble,
+qu'une telle pensée à faire sentir que la production chimique du feu ne
+saurait comporter, en général, aucune explication rationnelle. Car, s'il
+en était autrement, il devrait paraître incompréhensible, que, à une
+époque aussi rapprochée de nous, des hommes de génie, dont l'instruction
+essentielle, à cet égard, était presque équivalente à la nôtre, se
+fussent, sous ce rapport, aussi grossièrement trompés. Le feu
+électrique, tant recommandé maintenant pour une telle explication,
+était, sans doute, assez connu de Lavoisier, de Cavendish, de
+Berthollet, etc., pour que ces illustres philosophes eussent pu en faire
+la base principale de leur théorie, si une semblable hypothèse avait
+réellement, sur celle qu'ils ont adoptée, une prépondérance aussi
+parfaite qu'on le pense communément aujourd'hui. Mais, cette
+considération préjudicielle, quelle que soit son importance effective,
+ne saurait nullement nous dispenser d'un examen direct de la conception
+électro-chimique, qui se trouve ainsi convenablement préparé, et qui,
+par suite, peut être entrepris ici d'une manière satisfaisante, quoique
+très rapide, sous le point de vue philosophique.</p>
+
+<p>Suivant cette nouvelle théorie, le feu produit dans la plupart des
+fortes réactions chimiques devrait être attribué à une véritable
+décharge électrique qui s'opérerait au moment de la combinaison, par la
+neutralisation mutuelle, plus ou moins complète, des deux états
+électriques opposés propres aux deux substances considérées, dont l'une
+serait toujours électro-positive et l'autre électro-négative. Mais, il y
+a tout lieu de craindre que, lorsque cette nouvelle explication aura pu
+être soumise à une discussion aussi approfondie que l'ancienne, elle ne
+soit pas trouvée, au fond, plus rationnelle. Quoique la plupart des
+chimistes et des physiciens paraissent s'accorder aujourd'hui à
+reconnaître des effets électriques dans tous les phénomènes chimiques,
+cette électricité n'est pourtant jusqu'ici admise le plus souvent que
+d'après une simple induction analogique, en sorte que, si réellement
+elle existe toujours, elle doit être ordinairement assez peu intense
+pour avoir directement échappé à l'exploration très délicate de
+l'électrologie actuelle. Il est particulièrement digne de remarque que
+les phénomènes chimiques sur lesquels on a le plus justement insisté
+pour renverser l'ancienne explication, et dont je viens d'indiquer les
+principaux, fassent précisément partie de ceux où l'on n'a pu parvenir
+encore, par aucune voie, à constater réellement aucun symptôme
+électrique. Dans les cas où l'électrisation n'est point douteuse, son
+influence chimique est jusqu'ici tellement équivoque que les uns la
+regardent comme la cause, et les autres, au contraire, comme l'effet de
+la combinaison: cette dernière opinion est même devenue très
+vraisemblable, depuis que l'explication chimique des effets généraux de
+la pile de Volta a été définitivement établie par Wollaston. Quand M.
+Berzélius, pour mieux caractériser sa théorie électrique du feu
+chimique, a rapproché ce phénomène de la production de l'éclair et du
+tonnerre, il a involontairement donné lieu à une comparaison très
+défavorable pour sa conception, par le contraste si prononcé de
+l'admirable enchaînement de preuves positives d'après lequel l'immortel
+Franklin a si complétement démontré la nature électrique de ce grand
+phénomène atmosphérique, avec l'ensemble des considérations hasardées et
+insuffisantes sur lesquelles on veut fonder une opinion analogue à
+l'égard d'une multitude de phénomènes beaucoup plus variés et plus
+complexes. L'explication anti-phlogistique proprement dite, quoique
+radicalement vicieuse, avait néanmoins le mérite d'être, sinon
+rigoureusement démontrée, du moins extrêmement plausible, dans quelques
+cas particuliers, par exemple quant à la combustion du fer ou du zinc
+dans l'oxigène pur, où elle ne laisse rien à désirer qu'une exacte
+confrontation numérique des effets thermologiques. Au contraire,
+l'explication électrique n'est réellement établie jusqu'ici, d'une
+manière positive, pour aucun phénomène convenablement analysé.
+Toutefois, on peut craindre que sa nature vague ne permette point de la
+détruire aussi radicalement, et surtout aussi promptement, que
+l'ancienne. Car, celle-ci, en se rattachant à une condensation nettement
+spécifiée et exactement appréciable, comportait aisément une critique
+directe et irrécusable, qui a pu ne laisser aucune issue: tandis que la
+nouvelle conception réserve presque toujours la ressource spécieuse de
+regarder l'état électrique comme trop peu prononcé où trop fugitif pour
+être perceptible à nos moyens actuels d'exploration positive. Mais une
+semblable propriété devrait être loin, sans doute, de constituer aucun
+motif de recommandation, en faveur d'une théorie quelconque, auprès
+d'aucun esprit philosophique, surtout en considérant qu'il s'agit alors
+d'attribuer mystérieusement à des causes aussi faibles ou aussi
+équivoques des effets très intenses et fortement caractérisés. Ce n'est
+pas, néanmoins, que je veuille regarder le dégagement de chaleur et de
+lumière dans les grandes réactions chimiques comme ne pouvant jamais
+avoir une origine vraiment électrique, pas plus que je ne voudrais
+universellement exclure l'explication fondée sur la condensation. Mais,
+en considérant l'ensemble des phénomènes sans aucune préoccupation
+spéculative, je pense que, dans la plupart des combustions,
+artificielles ou naturelles, il n'y a ni condensation, ni électrisation.
+Enfin, du point de vue philosophique, ces vaines tentatives pour
+expliquer, de diverses manières, la production chimique du feu, me
+paraissent principalement résulter encore d'un reste de disposition
+métaphysique à pénétrer la nature intime des phénomènes et leur mode
+essentiel de génération. En un mot, l'action chimique constitue, à mes
+yeux, une des diverses sources primordiales de la chaleur et de la
+lumière, et ne saurait, par conséquent, comporter, le plus souvent, en
+cette qualité, aucune explication positive, c'est-à-dire être
+effectivement rattachée, sous ce rapport, à aucune autre influence
+fondamentale.</p>
+
+<p>Si la philosophie chimique n'était point aujourd'hui aussi
+imparfaitement constituée, même dans ses notions les plus simples et les
+plus élémentaires, il serait, sans doute, inutile de prouver
+expressément que la considération du feu, qui, malgré son importance
+réelle, constitue seulement un simple accessoire physique des vrais
+phénomènes chimiques, ne saurait être rationnellement susceptible de
+motiver un changement radical dans la conception fondamentale de toute
+action chimique, lors même qu'on croirait pouvoir adopter, à cet égard,
+l'explication vague et hasardée que je viens de caractériser. Quand nos
+prédécesseurs devaient regarder la chaleur comme le principal agent
+physique des phénomènes de composition et de décomposition, ils savaient
+s'abstenir de dénaturer une telle considération au point d'assimiler les
+effets chimiques à de simples effets thermologiques. On n'est pas, en
+général, aussi réservé de nos jours, depuis que le développement et
+l'extension des études expérimentales ont fait reconnaître la grande
+influence chimique de l'électricité, quoique cette influence soit
+d'ailleurs essentiellement analogue à celle de la chaleur, et seulement
+plus complète et plus prononcée dans l'ensemble des cas explorés. L'idée
+vague d'<i>attraction</i>, qui s'attache naturellement à toute considération
+électrique, a suffi ici pour entraîner à confondre l'auxiliaire du
+phénomène, ou, si l'on veut, son agent physique général, avec le
+phénomène lui-même, et pour faire tendre à dénaturer profondément la
+chimie en la confondant avec l'électrologie, par l'irrationnelle
+assimilation des propriétés chimiques à de simples propriétés
+électriques, comme on le voit surtout dans la théorie de M. Berzélius.</p>
+
+<p>Mais y a-t-il réellement aucune comparaison scientifique à établir entre
+la tendance de deux corps à rester mécaniquement adhérens l'un à l'autre
+après un certain mode d'électrisation, et la disposition à unir
+intimement toutes leurs molécules, intérieures ou extérieures, par suite
+d'une véritable action chimique? M. Berzélius a franchement déclaré que
+la cohésion proprement dite, c'est-à-dire la force qui réunit si
+énergiquement entre elles les particules d'un même corps, ne comporte
+réellement aucune explication électrique. Il serait difficile, en effet,
+que la faible adhérence de deux corps électrisés, même par le mode
+magnétique, si aisément surmontée, envers des masses considérables, par
+de médiocres efforts mécaniques, pût véritablement faire comprendre
+cette puissante liaison moléculaire, qui, sur le moindre fragment,
+résiste à toutes les forces mécaniques. On a beau envisager les
+particules d'un corps quelconque comme autant d'élémens voltaïques,
+ayant chacun son pôle positif et son pôle négatif, et attachés les uns
+aux autres par l'antagonisme électrique des pôles opposés; cette fiction
+inintelligible, et qui ne saurait admettre aucune vérification, ne peut
+pas donner la moindre idée de la véritable cohésion moléculaire. Mais
+l'affinité elle-même, c'est-à-dire la tendance à la combinaison, n'est
+pas, au fond, mieux expliquée par la théorie électro-chimique. Les
+phénomènes électriques, en tant que physiques, sont, de leur nature,
+éminemment généraux; ils ne présentent, d'un corps à un autre, que de
+simples différences d'intensité: tandis que les phénomènes chimiques
+sont, au contraire, essentiellement spéciaux ou électifs. On doit donc
+regarder comme anti-scientifique toute tentative de faire rentrer, dans
+une branche quelconque de la physique, l'ensemble de la chimie, qui
+constitue nécessairement une science fondamentale, d'un caractère propre
+et indépendant. Je sais que M. Berzélius croit avoir suffisamment égard
+aux différences spécifiques des diverses substances chimiques, en
+concevant, pour les corps élémentaires, un certain ordre électrique,
+primordial et invariable, que j'ai déjà eu occasion d'indiquer dans
+l'avant-dernière leçon, et suivant lequel ces élémens seraient toujours,
+les uns envers les autres, ou électro-positifs ou électro-négatifs.
+Mais l'existence d'un tel ordre, et surtout sa permanence rigoureuse,
+semblent d'abord radicalement contraires aux notions les plus certaines
+de l'électrologie, où l'on voit le plus léger changement, soit dans le
+mode, soit dans les circonstances de l'électrisation, déterminer
+souvent, entre les mêmes corps, le renversement de l'antagonisme
+électrique. Quoi qu'il en soit, en admettant même cette disposition
+fondamentale, on est loin de pouvoir aucunement en déduire les nouvelles
+propriétés électriques que la théorie électro-chimique oblige à supposer
+ensuite dans les composés des différens ordres. En se bornant à ceux du
+premier ordre, suivant quelles lois leurs caractères négatifs ou
+positifs dérivent-t-il de l'état électrique de chacun des deux élémens?
+Faut-il seulement avoir égard, dans une telle appréciation, à la simple
+composition numérique, ou bien doit-on considérer aussi l'énergie
+électrique propre à chaque élément, et qui ne semble guère susceptible
+d'estimation exacte? C'est ce que la théorie électro-chimique laisse
+jusqu'ici profondément indéterminé. Dès lors, même en la supposant
+réelle, comment pourrait-elle efficacement contribuer à nous rapprocher
+du véritable but général de la science chimique, tel que je l'ai
+caractérisé au commencement de ce volume, c'est-à-dire nous aider à
+prévoir les affections des composés par celles des composans? Mais il y
+a plus, quelque solution qu'on imagine à la question fondamentale qui
+vient d'être posée, l'ensemble des phénomènes chimiques lui opposera des
+difficultés inextricables. Ainsi, par exemple, dans la théorie
+électro-chimique, on doit regarder, avec M. Berzélius, l'oxigène comme
+l'élément le plus négatif, puisqu'il paraît l'être envers tous les
+autres: et, néanmoins, certains oxides, où la quantité pondérale
+d'oxigène est très considérable, doivent être ensuite envisagés comme
+positifs envers certains acides, où il est beaucoup moins abondant,
+quoique les radicaux des premiers soient souvent tout aussi négatifs que
+ceux des derniers. En un mot, loin de tendre à perfectionner le système
+de la science chimique, une telle théorie y introduit mal à propos de
+nouvelles difficultés fondamentales, en faisant naître une longue suite
+de questions vagues, obscures, insolubles même, et qui, en aucun cas, ne
+sauraient faciliter la découverte rationnelle des lois chimiques.</p>
+
+<p>Les composés organiques, suivant la franche déclaration de M. Berzélius
+lui-même, opposent, en général, à cette théorie des obstacles
+insurmontables, par la profonde et irrégulière perturbation que ces
+nombreuses substances, toujours formées de trois ou quatre élémens
+identiques, doivent naturellement jeter dans l'ordre primordial des
+relations électriques, qui se trouve alors continuellement interverti. À
+la vérité, M. Berzélius croit pouvoir suffisamment expliquer cette
+immense anomalie, en alléguant le défaut de permanence d'une telle
+classe de combinaisons. Mais, en principe, tout composé réel me semble
+devoir être regardé comme nécessairement stable par lui-même,
+c'est-à-dire comme n'étant susceptible d'aucune altération spontanée,
+s'il est exactement soustrait à toute cause extérieure de décomposition;
+et, en sens inverse, aucun composé ne saurait persister, d'une manière
+absolue, contre des influences convenables. Les substances dites
+organiques ne constituent point, par leur nature, la moindre exception
+réelle à cette règle fondamentale, sans laquelle la science chimique me
+paraîtrait radicalement impossible: soigneusement préservées du contact
+de l'air et de l'eau, ainsi que de toute autre action perturbatrice,
+elles persévèrent indéfiniment, tout aussi bien que les substances
+spécialement qualifiées d'inorganiques. Si leur conservation est
+habituellement plus difficile, c'est uniquement parce que,
+essentiellement formées, des élémens les plus répandus autour de nous,
+elles sont naturellement plus accessibles aux causes d'altération les
+plus fréquentes. Une semblable justification serait donc entièrement
+illusoire. On ne saurait non plus recourir ici au dualisme, dont la
+considération a été si importante, dans la leçon précédente, pour faire
+concevoir le moyen d'expliquer un jour, d'une manière pleinement
+satisfaisante, les principales anomalies actuelles de la doctrine des
+proportions définies. Quant à la théorie qui nous occupe maintenant, le
+dualisme en diminuerait, sans doute, la difficulté essentielle; il y
+serait même strictement indispensable, comme je l'indiquerai ci-dessous.
+Mais il ne pourrait, évidemment, suffire à lever les objections
+principales; car l'ordre invariable des relations électriques n'est pas,
+en réalité, beaucoup mieux observé jusqu'ici envers les composés
+notoirement assujettis au dualisme, qu'à l'égard de ceux qui ne sont pas
+encore ainsi considérés. D'ailleurs l'obstacle fondamental consistant
+ici dans l'identité des élémens opposée à la variété électrique, le
+dualisme ne saurait, évidemment, permettre de le surmonter.</p>
+
+<p>En faisant même abstraction de ces difficultés capitales, et en
+concédant l'existence d'un système fixe et uniforme de propriétés
+électro-chimiques, applicable à tous les degrés de composition, on
+n'aurait encore nullement éclairci la notion élémentaire des phénomènes
+chimiques, par leur vaine assimilation aux actions électriques
+proprement dites; car on n'aurait établi ainsi aucune harmonie
+intelligible entre les prétendues causes et les effets réels. En
+considérant surtout la belle série des expériences électro-chimiques de
+M. Becquerel, qui, par cela même qu'elles sont synthétiques et non
+analytiques, doivent être, à ce sujet, plus spécialement envisagées, il
+serait, sans doute, impossible de comprendre comment les faibles
+puissances électriques qu'on y emploie le plus souvent, pourraient être
+les véritables causes des combinaisons énergiques qui s'effectuent
+alors, si l'on croyait devoir faire abstraction de tout effet spécifique
+et spontané, inhérent aux substances combinées. De tels phénomènes sont,
+ce me semble, éminemment propres à faire ressortir l'influence purement
+auxiliaire, quoique très importante, de l'électricité dans les effets
+chimiques, où elle agit essentiellement à la manière de la chaleur, sauf
+l'énergie comparative. Cette conclusion est d'autant plus rationnelle,
+qu'il n'y a presque point de combinaisons électro-chimiques qui ne
+puissent aussi être opérées par les procédés chimiques ordinaires sans
+aucun symptôme électrique: du moins l'ensemble des analogies doit faire
+présumer, dès aujourd'hui, à cet égard, la régularisation future de
+tous les cas encore exceptionnels. Si, par une vaine obstination, trop
+ordinaire à l'esprit humain, on voulait sauver la théorie
+électro-chimique en investissant arbitrairement l'influence électrique
+de tous les attributs spécifiques et moléculaires qui caractérisent
+essentiellement l'action chimique, une opération philosophique aussi
+vicieuse n'aboutirait, en réalité, qu'à restaurer, sous une forme
+nouvelle, l'entité primitive de l'<i>affinité</i>, décorée seulement alors de
+quelques qualités matérielles purement hypothétiques, qui ne sauraient
+la rendre plus positive. Ce rapprochement fictif et irrationnel ne
+nuirait pas seulement à la chimie, mais aussi à la physique, par le
+vague presque indéfini qu'il répandrait nécessairement désormais sur les
+notions électriques, qui sont déjà fort loin d'être trop circonscrites.
+Au fond, une telle direction scientifique me paraît essentiellement due
+à la prépondérance prolongée de l'ancien esprit philosophique, qui, dans
+l'étude totale de la nature, prétendait établir une vaine unité
+systématique, non-seulement de méthode, mais de doctrine, radicalement
+incompatible, soit avec les différences profondes des diverses
+catégories générales de phénomènes, soit avec la faiblesse effective de
+notre intelligence. Il est aisé d'apercevoir, en effet, que M. Berzélius
+ne serait nullement éloigné, en thèse philosophique, de fondre
+systématiquement, dans l'électrologie, non-seulement la chimie tout
+entière, mais aussi la théorie de la chaleur, celle de la pesanteur, et
+probablement, par suite, la mécanique céleste. En ajoutant à cet
+assemblage hétérogène la confusion, très facile à établir d'une manière
+spécieuse, du prétendu fluide nerveux avec le prétendu fluide
+électrique, on arriverait aisément à une apparence de système universel,
+qui ne saurait avoir aucune efficacité scientifique, et qui, aussitôt
+qu'on essaierait de l'employer à des études réelles, se décomposerait
+spontanément en plusieurs catégories de doctrines indépendantes, à peu
+près analogues à nos sciences actuelles, sans que cet illusoire
+échafaudage eût pu exercer d'autre influence essentielle que
+d'embarrasser la philosophie naturelle de questions vagues,
+mystérieuses, et insolubles, qu'il faudrait préalablement écarter de
+nouveau.</p>
+
+<p>Ainsi, en résumé, la grande influence chimique de l'électricité, comme
+celle de la pesanteur, et surtout comme celle de la chaleur, ne saurait
+aujourd'hui être méconnue: et je me suis efforcé, dans cette leçon, de
+faire d'abord convenablement ressortir la haute importance de
+l'électro-chimie pour le perfectionnement général de la science
+chimique, dont elle constitue désormais un des élémens essentiels.
+Mais, je crois devoir, néanmoins, rejetter sans retour, comme
+profondément irrationnelle et radicalement nuisible, la conception
+générale par laquelle on a tenté de transformer tous les phénomènes
+chimiques en de simples phénomènes électriques. Du point de vue
+philosophique, la théorie de Lavoisier, surtout en la réduisant à
+l'analyse fondamentale du phénomène de la combustion, me paraît, malgré
+ses imperfections capitales, très supérieure, comme composition
+scientifique, à celle qu'on s'est efforcé de lui substituer, et qui est
+loin d'avoir été aussi fortement ni aussi heureusement conçue. La
+première se rapportait directement au but essentiel de la science
+chimique, l'établissement des lois générales de la composition et de la
+décomposition, dont la nouvelle théorie tend, au contraire, à écarter la
+considération immédiate, pour détourner l'attention sur une vaine
+enquête de la nature intime des phénomènes chimiques. Aussi, la
+conception anti-phlogistique a-t-elle réellement suggéré de nombreuses
+et importantes découvertes chimiques, tandis qu'il est fort douteux que
+cette propriété décisive puisse jamais appartenir à la conception
+électrique, qui, depuis quinze ans, n'en a présenté aucun exemple
+effectif<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a>
+<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17"
+name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17">
+(retour) </a> Conformément à l'esprit de cet ouvrage, j'ai
+ dû me borner, à l'égard d'une conception qui, par sa nature,
+ est, à mes yeux, radicalement vicieuse, à considérer
+ seulement sa systématisation primitive, telle que M.
+ Berzélius l'a effectuée. Il eût été inutile, et même
+ intempestif, de discuter ici les diverses modifications
+ qu'elle a reçues postérieurement, sans que son caractère
+ essentiel ait été changé, d'après les hypothèses de M.
+ Faraday, de M. Becquerel, etc., et surtout de M. Ampère,
+ qui, en remplaçant la polarité électrique des molécules par
+ les notions des atmosphères électriques et de
+ l'électrisation permanente des atomes, a peut-être rendu
+ cette théorie encore plus vague et plus irrationnelle
+ qu'elle ne l'était d'abord, en s'écartant davantage de la
+ vraie considération fondamentale des phénomènes chimiques.
+</blockquote>
+
+<p>Cette conception pourra, néanmoins, sous un point de vue indirect,
+exercer aujourd'hui une heureuse influence accessoire, en ce que, par sa
+nature, elle tend à pousser les esprits à l'établissement général du
+dualisme chimique, dont j'ai fait ressortir, dans les leçons
+précédentes, la haute nécessité pour le progrès philosophique de la
+science. On voit aisément, en effet, que, l'antagonisme électrique étant
+nécessairement toujours binaire, les efforts pour étendre la théorie
+électro-chimique doivent conduire à dualiser tous les composés qui sont
+encore supposés plus que binaires. M. Berzélius paraît avoir senti cette
+liaison générale, et l'on pourrait s'étonner que sa prédilection pour la
+théorie électro-chimique ne l'ait point amené à ériger le dualisme en un
+principe fondamental, si une telle inconséquence apparente ne
+s'expliquait chez lui par sa répugnance naturelle à s'affranchir de la
+division primitive de la chimie en organique et inorganique. Mais, un
+tel obstacle ne saurait arrêter les chimistes déjà disposés d'ailleurs à
+détruire cette vicieuse distribution; et la théorie électro-chimique
+contribuera, sans doute, à les préparer au dualisme général, quoique, en
+principe, on ne doive pas compter sur la puissance des mauvais moyens
+pour amener indirectement de bons résultats.</p>
+
+<p>Sous un dernier point de vue collatéral, la théorie électro-chimique, et
+surtout l'ensemble des phénomènes qui y ont donné lieu, tend à fixer
+l'attention des chimistes sur un nouvel aspect très important de leur
+science, jusqu'ici beaucoup trop négligé. Il s'agit de l'influence
+propre exercée par le temps dans la production générale des effets
+chimiques, influence que plusieurs phénomènes ont déjà hautement
+manifestée, et qui, néanmoins, n'a pas encore été directement analysée.
+Non-seulement, en effet, le temps augmente naturellement la masse des
+produits de la réaction chimique, par la combinaison successive des
+diverses parties des deux principes, qui, le plus souvent, ne peuvent
+toutes agir à la fois. Mais, en outre, il est incontestable que la durée
+suffisamment prolongée des mêmes influences chimiques détermine des
+formations qui n'auraient pas eu lieu sans cela. C'est sous ce rapport
+que la théorie chimique du temps constitue encore, dans la science, une
+lacune essentielle. Or, les phénomènes électro-chimiques, et surtout
+ceux que M. Becquerel a si bien examinés, me paraissent éminemment
+propres à éclaircir nos idées à cet égard, comme rendant une telle
+influence plus spécialement sensible. Je n'ai pas besoin d'insister
+davantage ici sur cette importante indication, dont le sujet se rattache
+directement aux plus hautes questions de la géologie chimique, tout en
+constituant un élément indispensable des conceptions générales de la
+chimie abstraite.</p>
+
+<p>Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais
+présenter, dans cette leçon, sur l'électro-chimie actuelle; et tel est,
+enfin, le jugement, suffisamment motivé, auquel j'ai dû soumettre la
+théorie électro-chimique, qui en a été abusivement déduite. En créant un
+nouvel ordre essentiel d'études chimiques, cette grande série de travaux
+doit, néanmoins, maintenir inaltérable le caractère original et
+indépendant, si évidemment propre à la science chimique, et qui est
+strictement indispensable à ses progrès généraux. Si l'on voulait
+s'abandonner à suivre de vaines fictions scientifiques sur la forme des
+molécules élémentaires, et sur la petitesse de leurs dimensions
+comparativement à leurs intervalles, ainsi que Laplace l'avait proposé
+comme un simple jeu philosophique, on aboutirait à faire vaguement
+rentrer les effets de l'action chimique dans ceux de la gravitation
+générale, sans aucune utilité réelle pour le système des connaissances
+chimiques. Il en est essentiellement ainsi quant à la fusion, non moins
+hypothétique, et peut-être encore plus irrationnelle, de la chimie dans
+l'électrologie, malgré l'indication spécieuse de phénomènes
+mal-interprétés. La science chimique doit rester aujourd'hui, par son
+immense développement, aussi distinctement caractérisée, sans doute,
+qu'à l'époque où l'illustre Boërhaave avait si vainement entrepris, par
+une autre voie, de la confondre avec la physique, sous l'influence
+prépondérante de l'hypothèse des tourbillons.</p>
+
+<p>Je dois, en dernier lieu, consacrer maintenant la leçon suivante à
+l'examen direct des considérations philosophiques, déjà accessoirement
+signalées par les leçons précédentes, qui appartiennent spécialement à
+ce qu'on appelle la chimie organique, afin d'avoir envisagé le système
+actuel de la science chimique sous ses divers aspects fondamentaux,
+conformément à l'esprit général de cet ouvrage.</p>
+
+<a name="l39" id="l39"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>TRENTE-NEUVIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml">Considérations générales sur la chimie dite <i>organique</i>.</p>
+
+<p>J'ai déjà suffisamment établi, dans les leçons précédentes, et surtout
+dans la trente-sixième, la haute nécessité, pour le perfectionnement
+général de la science chimique, de la concevoir désormais comme un tout
+homogène, en faisant disparaître la division scolastique, radicalement
+vicieuse, de la chimie en inorganique et organique. L'objet propre et
+essentiel de la leçon actuelle doit donc être de faire maintenant
+apprécier l'importance directe d'une telle réforme dans l'intérêt
+spécial des différentes études dont l'irrationnel assemblage constitue
+le système hétérogène désigné sous le nom de chimie organique; et de
+caractériser nettement le principe philosophique d'après lequel il
+faudrait procéder à la décomposition totale de cet ensemble factice,
+afin de répartir convenablement ses divers élémens scientifiques entre
+la chimie proprement dite et la science physiologique.</p>
+
+<p>Aucun esprit judicieux ne saurait méconnaître aujourd'hui que la chimie
+organique actuelle ne comprenne à la fois deux sortes de recherches,
+d'une nature parfaitement distincte, les unes évidemment chimiques, les
+autres, au contraire, évidemment physiologiques. Ainsi, par exemple,
+l'étude des acides organiques, et surtout végétaux, celle de l'alcool,
+des éthers, etc, ont aussi bien le caractère purement chimique qu'aucune
+des études inorganiques proprement dites. D'un autre côté, le caractère
+biologique n'est nullement douteux dans l'examen de la composition de la
+sève ou du sang, dans l'analyse des divers produits de la respiration,
+végétale ou animale, et dans une foule d'autres sujets qu'embrasse
+maintenant la chimie organique. Or, une telle confusion générale est
+extrêmement préjudiciable aux deux ordres de questions, et surtout à
+celles de l'ordre physiologique.</p>
+
+<p>Quant aux études vraiment chimiques, il est évident que, si la vaine
+séparation établie entre les composés organiques et les composés
+inorganiques tend à rompre et même à déguiser envers ceux-ci la plupart
+des analogies essentielles, elle ne doit pas moins produire, à l'égard
+des premiers, un effet identique. Rien ne ressemble plus, sans doute, en
+général, aux acides, aux alcalis, et aux sels végétaux ou animaux, que
+les acides, les alcalis, et les sels inorganiques; et cependant,
+d'après la marche habituelle, les lois des uns semblent différer
+radicalement de celles des autres. Le dualisme, qui est aujourd'hui
+presque universellement établi pour les composés inorganiques, paraît,
+au contraire, extrêmement rare dans les composés organiques. Or, j'ai
+démontré, par les considérations précédemment exposées, que cette
+différence fondamentale n'est nullement réelle, et qu'on ne doit y voir
+qu'un simple résultat de la méthode vicieuse qui dérive naturellement de
+cette division irrationnelle, le vrai dualisme chimique étant
+nécessairement, en lui-même, toujours facultatif. Cette division
+constitue aussi le principal obstacle à l'entière et irrévocable
+généralisation de la doctrine des proportions définies, comme je l'ai
+établi dans l'avant-dernière leçon. Nous avons reconnu, en effet, que la
+dualisation de tous les composés organiques offre aujourd'hui le seul
+moyen général de les assujettir enfin au principe de cette doctrine. Il
+en serait de même, ainsi que je l'ai indiqué, pour la théorie
+électro-chimique, si celle-ci, d'après la leçon précédente, n'était
+point nécessairement privée de toute véritable consistance scientifique.
+Mais, il est, néanmoins, très vraisemblable que les composés organiques
+sont aussi susceptibles d'analyse et même de synthèse électriques, dont
+une telle division, et le défaut de dualisme, qui lui correspond, ont
+seuls empêché, sans doute, de s'occuper jusqu'à présent. Quoi qu'il en
+soit, on peut, ce me semble, affirmer que, lorsque une véritable théorie
+chimique viendra enfin remplacer convenablement la théorie
+anti-phlogistique proprement dite, elle devra comprendre, de toute
+nécessité, les composés organiques aussi bien que les composés
+inorganiques, sous peine d'être illusoire et éphémère. Il serait
+superflu d'insister davantage ici sur le tort général qu'éprouve l'étude
+chimique des composés organiques par suite de cette fausse division,
+dont les inconvéniens commencent à être, sous ce rapport, suffisamment
+sentis, puisque ceux de nos chimistes qui cultivent aujourd'hui cette
+étude de la manière la plus philosophique tendent de plus en plus à
+l'identifier avec celle des composés inorganiques. On ne saurait douter
+maintenant que l'établissement définitif d'une telle identité ne doive
+être le premier résultat nécessaire de toute tentative scientifique
+destinée à constituer, en un système général et rationnel, l'ensemble
+des connaissances chimiques, par une classification vraiment naturelle.</p>
+
+<p>Sous le second point de vue, c'est-à-dire quant aux études biologiques
+indûment comprises dans la chimie organique actuelle, les inconvéniens
+de cette confusion fondamentale sont à la fois beaucoup plus graves et
+jusqu'ici beaucoup moins sentis, surtout par les chimistes. C'est
+pourquoi il importe davantage de les signaler avec soin, quoique
+sommairement.</p>
+
+<p>L'origine historique d'une telle confusion tient, en général, à ce que
+un grand nombre de questions physiologiques exigent, par leur nature, de
+véritables recherches chimiques, dont l'influence y est souvent
+prépondérante, et qui, d'une autre part, sont, d'ordinaire, très
+étendues et très difficiles. Dès lors, les physiologistes, auxquels ces
+recherches devaient naturellement appartenir, étant habituellement trop
+étrangers encore à la science chimique pour les suivre avec succès, les
+chimistes ont été ainsi conduits à s'en emparer, et les ont ensuite
+réunies mal-à-propos à leur vrai domaine scientifique. Les uns et les
+autres concourent donc presque également, quoique d'une manière
+différente, à cette mauvaise organisation du travail scientifique,
+ceux-ci en méconnaissant les limites rationnelles de leurs études,
+ceux-là en négligeant de satisfaire aux vraies conditions préliminaires
+de leur ordre de recherches. Par conséquent, chacune de ces deux classes
+de savans doit réformer, à un certain degré, ses habitudes actuelles,
+afin que la répartition générale des travaux effectifs devienne enfin
+conforme aux analogies naturelles. Mais, sous ce rapport, la tâche des
+physiologistes est plus difficile et plus importante que celle des
+chimistes; car, ces derniers, à cet égard, ont seulement à s'abstenir,
+tandis que les premiers doivent désormais se rendre aptes à ressaisir
+convenablement une attribution qu'ils ont laissé échapper jusqu'ici.</p>
+
+<p>La partie physiologique de la chimie organique, ayant été ainsi formée
+par des empiétemens successifs, n'est guère susceptible d'être nettement
+caractérisée, et surtout exactement circonscrite. Non-seulement elle
+embrasse aujourd'hui l'analyse chimique de tous les élémens anatomiques,
+solides ou fluides, et celle de tous les <i>produits</i> de l'organisme; mais
+on peut aisément reconnaître aussi que, si ses usurpations continuaient
+à suivre librement leur progression naturelle, elle tendrait à
+comprendre bientôt l'étude des plus importans phénomènes relatifs à ce
+que Bichat a nommé la <i>vie organique</i>, c'est-à-dire, aux fonctions de
+nutrition et de sécrétion, seules communes à l'ensemble des corps
+vivans, et dans lesquelles le point de vue chimique doit sembler en
+effet naturellement prépondérant. La physiologie proprement dite se
+trouverait dès lors réduite à l'étude des fonctions de la vie animale,
+et à celle des lois du développement de l'être vivant. Or, il est facile
+de concevoir combien un dépècement aussi irrationnel de la science
+biologique deviendrait funeste à ses progrès; quand même il ne serait
+point poussé jusqu'à ces extrêmes conséquences logiques.</p>
+
+<p>Tout bon esprit peut aisément sentir, en effet, que les chimistes, par
+la nature de leurs études, sont essentiellement impropres à l'examen
+rationnel des importantes questions, soit d'anatomie, soit de
+physiologie, végétale ou animale, dont leur science est maintenant
+surchargée. Car, quelque haute importance que puissent avoir les
+recherches chimiques pour les études biologiques, leur considération
+exclusive et isolée doit nécessairement conduire à des vues fort
+incomplètes et même erronées, sur un sujet qui n'est susceptible d'être
+utilement divisé qu'après avoir été d'abord judicieusement conçu dans
+son ensemble total. Sous le rapport anatomique même, on ne saurait
+s'étonner que les chimistes méconnaissent continuellement la division
+fondamentale, si bien établie par M. de Blainville, entre les vrais
+<i>élémens</i> de l'organisme et ses simples <i>produits</i>; à plus forte raison,
+n'ont-ils, d'ordinaire, aucun égard aux distinctions essentielles entre
+les tissus, les parenchymes, et les organes, qu'ils prennent presque
+indifféremment les uns pour les autres. Dans l'exécution de chacune de
+leurs opérations analytiques, ils ne peuvent ni choisir convenablement
+le vrai sujet de leurs recherches, ni diriger son analyse de la manière
+la plus propre à la solution des questions biologiques, dont l'esprit
+leur est inconnu. Ces inconvéniens généraux, déjà si considérables pour
+les études simplement anatomiques, doivent être nécessairement bien plus
+prononcés envers les problèmes physiologiques proprement dits, dont les
+chimistes, en tant que tels, ne sauraient apprécier les conditions
+essentielles, ce qui est la principale cause du peu d'efficacité réelle
+de leurs nombreux travaux à cet égard. Quoique les analyses
+physiologiques présentent, par leur nature, des difficultés supérieures,
+leur imperfection actuelle est certainement fort au-dessous de ce que
+permettrait aujourd'hui le développement de la chimie, si l'application
+de cette science y était mieux dirigée. Or, cette direction rationnelle
+ne peut vraiment résulter ici que de la subordination générale et
+nécessaire du point de vue chimique au point de vue physiologique, et,
+par conséquent, de l'emploi de la chimie par les physiologistes
+eux-mêmes, pour lesquels l'analyse chimique, quoique indispensable, ne
+saurait être qu'un simple moyen d'exploration. Nous avons déjà reconnu,
+dans le volume précédent, des inconvéniens essentiellement analogues,
+mais beaucoup moins prononcés, pour un autre cas d'organisation vicieuse
+du travail scientifique, quand il s'est agi de l'application générale de
+l'analyse mathématique aux questions de physique. Les remarques
+philosophiques présentées alors sur l'indispensable nécessité de
+subordonner la considération de l'instrument à celle de l'usage, et de
+confier désormais la direction du premier à ceux qui connaissent seuls
+suffisamment l'ensemble des conditions du second, peuvent être
+maintenant reproduites, avec un immense surcroît de force et
+d'importance, attendu la diversité bien plus profonde des deux points de
+vue dans le cas actuel. On ne saurait se former aujourd'hui aucune idée
+juste de la vraie nature des secours généraux que la biologie doit
+emprunter à la chimie, d'après les études irrationnelles et incohérentes
+que contient notre chimie organique, et qui ont si faiblement contribué
+jusqu'ici aux progrès de la science physiologique, dont elles ont même
+concouru plus d'une fois à égarer les recherches en les dénaturant.</p>
+
+<p>Quoique les considérations précédentes suffisent, sans doute, pour
+établir, en principe, le vice fondamental inhérent à la confusion
+générale instituée par la chimie organique entre les études chimiques et
+un certain ordre d'études biologiques, il est indispensable d'indiquer
+encore à ce sujet quelques exemples effectifs, soit anatomiques, soit
+physiologiques, afin de faire ressortir, d'une manière plus explicite et
+plus incontestable, la haute importance directe d'une meilleure
+organisation des travaux.</p>
+
+<p>Dans l'ordre anatomique, il est aisé de juger que la plupart des
+nombreuses recherches entreprises jusqu'ici à ce sujet par les
+chimistes, ont besoin d'être soumises, par les physiologistes, à une
+entière révision générale, avant qu'on puisse les appliquer
+définitivement à l'étude rationnelle des divers élémens ou produits de
+l'organisme, soit solides, soit même fluides. On doit en excepter
+toutefois la belle série des travaux de M. Chevreul sur les corps gras,
+où cet illustre chimiste, appréciant mieux qu'aucun de ses prédécesseurs
+la vraie relation générale entre le point de vue chimique et le point de
+vue biologique, a laissé si peu à faire aux physiologistes pour parvenir
+à une connaissance vraiment satisfaisante de la graisse, envisagée comme
+l'un des principaux élémens de l'organisation animale. Mais, en écartant
+cette mémorable exception, on citerait difficilement aujourd'hui une
+seule étude importante de chimie organique, susceptible d'être
+immédiatement appliquée à la biologie, soit animale, soit même
+végétale<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a>
+<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>. Dans l'analyse chimique du sang ou de la sève, et de
+presque tous les autres élémens anatomiques, solides ou fluides, un seul
+cas, pris au hasard, est ordinairement présenté par les chimistes comme
+un type suffisant, sans qu'ils aient compris l'importance de soumettre
+leur opération à un indispensable examen comparatif, non-seulement
+suivant chaque espèce d'organisme envisagée à l'état normal, mais aussi
+selon le degré de développement de l'être vivant, son sexe, son
+tempérament, son mode d'alimentation, le système de ses conditions
+extérieures d'existences, etc., et beaucoup d'autres modifications que
+les physiologistes peuvent seuls judicieusement apprécier<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a>
+<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>. Aussi de
+semblables analyses ne correspondent-elles réellement à rien en
+anatomie, si ce n'est au seul cas précis qui a été considéré, et que le
+chimiste a d'ailleurs négligé presque toujours de caractériser
+suffisamment. En même temps, une telle manière de procéder détermine
+naturellement, entre les différens chimistes, des divergences
+inévitables, par la diversité des types qu'ils ont choisis, sans que les
+discussions qui en résultent soient, le plus souvent, d'aucune utilité
+scientifique, vu la tendance trop ordinaire des chimistes à attribuer
+ces discordances apparentes aux divers moyens analytiques employés, au
+lieu d'y voir l'irrécusable confirmation des variations générales que la
+physiologie eût annoncées d'avance. Il en est essentiellement de même à
+l'égard des produits, d'abord sécrétés, ensuite excrétés, tels que
+l'urine, la bile, etc., où les parties de l'organisme dans lesquelles le
+produit a été recueilli, et les modifications qu'il a pu y éprouver par
+un séjour plus ou moins prolongé après sa production, viennent encore
+compliquer toutes les considérations précédentes, sans que les chimistes
+s'enquièrent ordinairement davantage des uns que des autres. Aussi
+toutes ces analyses, quoique fréquemment renouvelées, sont-elles,
+jusqu'ici, incohérentes entre elles, et radicalement insuffisantes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18"
+name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18">
+(retour) </a> On doit, toutefois, signaler encore a ce
+ sujet, dans les études plus spéciales, la belle observation
+ du même M. Chevreul sur la transformation du tissu fibreux
+ proprement dit en tissu jaune élastique, par sa combinaison
+ avec l'eau en certaines proportions déterminées, en-deçà et
+ au-delà desquelles l'élasticité cesse également, pour
+ reparaître aussitôt que cette condition est de nouveau
+ remplie. Cette expérience capitale comporte, évidemment, un
+ usage direct et très important dans la science
+ physiologique, ou plutôt elle appartient réellement à la
+ biologie et non à la chimie.
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19"
+name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19">
+(retour) </a> Cette considération est encore plus frappante
+ pour les cas pathologiques, où la comparaison doit, en
+ outre, être directement faite entre l'état normal et les
+ divers états anormaux. On a pu voir, par exemple, il y a une
+ quinzaine d'années, dans les recueils chimiques, un mémoire,
+ d'ailleurs chimiquement assez remarquable, vaguement
+ intitulé: <i>Analyse du sang d'un malade</i>, où l'on se
+ proposait d'étudier l'altération survenue dans la
+ composition du sang, sans avoir aucunement défini la nature
+ de la maladie, et, à plus forte raison, l'organisation du
+ malade. Ni l'auteur du mémoire, ni le rapporteur, n'avait
+ seulement remarqué une aussi étrange omission. Je ne cite un
+ tel exemple que comme offrant, d'une manière plus prononcée,
+ un caractère commun à presque tous les travaux ordinaires de
+ chimie vitale.
+</blockquote>
+
+<p>En considérant spécialement les cas d'anatomie végétale, M. Raspail,
+dans ces derniers temps, s'est élevé, à ce sujet, avec une juste
+énergie, contre la facilité, en quelque sorte scandaleuse, de la plupart
+de ceux qui cultivent aujourd'hui la chimie organique, à multiplier
+presque indéfiniment les principes organiques, et surtout les alcalis
+végétaux, depuis la découverte remarquable de M. Sertuerner, d'après les
+caractères les plus frivoles, fondés sur les études les moins
+rationnelles. M. Raspail a judicieusement démontré que cette prétention
+d'envisager comme radicalement distinctes un grand nombre de ces
+substances, tenait, le plus souvent, à ce que les chimistes n'avaient
+point eu convenablement égard aux divers degrés successifs d'élaboration
+d'un même principe immédiat dans le développement général de la
+végétation, ou, plus grossièrement encore, à la confusion des matières
+proposées avec leurs enveloppes anatomiques. Il ne m'appartient pas
+d'examiner maintenant jusqu'à quel point cet habile naturaliste a pu
+exagérer sa manière de voir dans les différens cas particuliers, surtout
+en ce qui concerne l'importance des analyses microscopiques, dont
+l'introduction constitue, d'ailleurs, une utile innovation générale.
+Mais, la trop faible attention ordinairement accordée jusqu'ici à ses
+vues systématiques, me fait un devoir de signaler l'heureuse influence
+qu'elles doivent exercer sur le perfectionnement fondamental de la
+chimie organique. Personne n'a encore aussi profondément senti que M.
+Raspail la nécessité d'y subordonner le point de vue chimique au point
+de vue physiologique, et personne n'a aussi bien satisfait, ce me
+semble, aux conditions générales qu'exige la stricte observance
+habituelle d'une telle relation. Toutefois, en considérant son ouvrage
+sous l'aspect le plus philosophique, je suis convaincu que lui-même a
+trop cédé, à son insu, à l'influence ordinaire de notre éducation
+chimique, en concevant l'entreprise, radicalement vaine à mes yeux, de
+systématiser la chimie organique, qui doit, au contraire,
+irrévocablement disparaître comme corps de doctrine distinct; tandis que
+M. Raspail eût été si apte à fondre convenablement, dans l'ensemble de
+la biologie, sa portion vraiment physiologique de la chimie organique,
+dont il a continué à maintenir essentiellement l'irrationnelle
+constitution.</p>
+
+<p>Les recherches entreprises jusqu'ici pour analyser, sous le rapport
+chimique, les principaux phénomènes de la vie organique, sont encore
+plus propres que les questions d'un ordre purement anatomique à
+manifester clairement le vice fondamental d'une telle institution des
+travaux scientifiques, en faisant mieux ressortir l'inaptitude
+nécessaire des chimistes à des études naturellement réservées aux seuls
+physiologistes. Aucune des nombreuses tentatives déjà essayées à ce
+sujet n'a pu finalement aboutir à fixer solidement, en biologie, aucun
+point de doctrine général, et n'a réellement fourni que de simples
+matériaux, dont les physiologistes ne sauraient tirer une véritable
+utilité sans les avoir préalablement soumis à une nouvelle élaboration,
+sous l'influence prépondérante des considérations vitales. Je dois me
+borner ici à en indiquer les exemples les plus remarquables.</p>
+
+<p>Les belles expériences de Priestley, de Sennebier, de Saussure, etc.,
+relativement à l'action chimique mutuelle des végétaux et de l'air
+atmosphérique, ont eu, sans doute, une importance capitale, par la
+lumière positive qu'elles ont commencé à répandre sur l'ensemble de
+l'économie végétale, jusqu'alors presque inintelligible. Mais les
+études postérieures n'en ont pas moins constaté clairement que cette
+grande recherche ne saurait être réductible à l'état de simplicité
+naturellement supposé par les chimistes, qui avaient isolément analysé
+une seule partie du phénomène général de la végétation. L'absorption de
+l'acide carbonique et l'exhalation de l'oxigène, quoique très
+importantes à considérer dans l'action des feuilles, ne constituent
+qu'un seul aspect du double mouvement vital, et ne peuvent être
+convenablement appréciées qu'après avoir d'abord conçu l'ensemble de ce
+mouvement, du point de vue physiologique proprement dit. Cette action
+générale étant partiellement compensée, à d'autres égards, par l'action
+exactement inverse que produisent la germination des semences, la
+maturation des fruits, etc., et même le simple passage de la lumière à
+l'obscurité quant aux feuilles, elle ne peut nullement suffire, soit à
+expliquer la composition élémentaire des substances végétales, soit
+surtout à déterminer le genre d'altération que l'air atmosphérique
+éprouve réellement par l'influence de la végétation. De tels travaux ne
+sauraient être envisagés que comme ayant mis en évidence la véritable
+nature du problème, en offrant quelques matériaux indispensables à sa
+solution future, dans la recherche de laquelle les physiologistes
+peuvent seuls employer convenablement les notions et les moyens
+chimiques. Mais, quoiqu'il en soit, c'est surtout dans l'analyse des
+phénomènes plus compliqués de la physiologie animale, que l'insuffisance
+radicale des études instituées par les chimistes doit incontestablement
+ressortir.</p>
+
+<p>On peut citer éminemment, à cet égard, l'examen général des phénomènes
+chimiques de la respiration, envisagés surtout dans les animaux
+supérieurs, où, malgré de nombreuses observations, aucun point fixe
+n'est encore réellement établi. Dès l'origine de la chimie moderne, il
+semblait que l'absorption pulmonaire de l'oxigène atmosphérique et sa
+transformation en acide carbonique devaient suffire à l'explication
+générale du grand phénomène de la conversion du sang veineux en sang
+artériel. Mais, si une telle action constitue certainement une partie
+indispensable du phénomène, on a fini par reconnaître que la fonction
+est beaucoup plus compliquée que les chimistes ne pouvaient le présumer
+d'abord. L'ensemble de leurs travaux à ce sujet présente jusqu'ici les
+conclusions les plus contradictoires sur presque toutes les questions
+qui s'y rapportent. On ignore, par exemple, si la quantité d'acide
+carbonique formée correspond réellement à la quantité d'oxigène
+absorbée, ou si elle est, au contraire, supérieure ou inférieure. La
+simple différence générale entre l'air inspiré et l'air expiré, qui
+constitue évidemment le premier point à éclaircir, n'est point encore, à
+beaucoup près, positivement établie. C'est ainsi, entre autres lacunes,
+que les diverses analyses laissent une incertitude totale sur la
+participation de l'azote atmosphérique, dont la quantité paraît à
+ceux-ci augmentée, à ceux-là diminuée, et à d'autres identique, après
+l'accomplissement du phénomène. On conçoit que les divergences doivent
+être encore plus prononcées relativement à l'appréciation beaucoup plus
+difficile des changemens qu'éprouve la composition du sang, et qui ne
+sauraient se réduire à une simple décarbonisation. Cette question
+fondamentale est extrêmement propre à caractériser la confiance naïve
+avec laquelle les chimistes sont naturellement disposés à aborder les
+sujets physiologiques, sans avoir aucunement mesuré ni même soupçonné
+les difficultés variées qui leur sont inhérentes. Il est ici pleinement
+évident que les analyses chimiques les plus soignées doivent être
+essentiellement infructueuses, tant qu'elles ne sont point dirigées
+d'abord d'après un juste aperçu physiologique de l'ensemble du
+phénomène, et modifiées ensuite par une exacte connaissance des limites
+générales de variations normales dont il est nécessairement
+susceptible, à divers titres déterminés, et sous chacun de ses aspects
+principaux. Or, les physiologistes sont évidemment seuls compétens, en
+général, pour procéder ainsi.</p>
+
+<p>L'étude de la chaleur animale donne lieu à des remarques aussi
+clairement décisives, si même l'inaptitude des chimistes et des
+physiciens n'y est encore mieux manifestée. D'après les premières
+découvertes de la chimie moderne, ce grand phénomène a d'abord paru
+devoir être suffisamment expliqué par le dégagement de chaleur
+correspondant à la décarbonisation du sang dans l'appareil pulmonaire,
+que les chimistes envisageaient comme le foyer d'une véritable
+combustion. Mais une considération plus complète et plus approfondie du
+sujet a bientôt prouvé aux physiologistes l'extrême insuffisance d'un
+tel aperçu partiel, pour satisfaire aux conditions essentielles du
+problème, même en se bornant au cas normal, et, à plus forte raison,
+dans les divers cas pathologiques. Quoiqu'il existe encore, à cet égard,
+une grande incertitude sur la vraie coopération de l'influence
+pulmonaire, il est du moins bien constaté désormais que cette action ne
+doit pas seule être envisagée dans l'analyse fondamentale d'un phénomène
+auquel, par sa nature, toutes les fonctions vitales doivent
+nécessairement concourir plus ou moins. Il y a même lieu de penser
+aujourd'hui, en opposition directe à l'opinion des chimistes, que la
+respiration, loin de participer à la production normale de la chaleur
+animale, constitue, en général, au contraire, une source constante et
+nécessaire de ce refroidissement. Sans doute les phénomènes chimiques
+incessamment déterminés par le mouvement vital doivent être pris en
+considération dans l'étude de la chaleur animale. Mais leur influence,
+qui se combine avec beaucoup d'autres, surtout dans les organismes
+supérieurs, ne peut être bien appréciée que par les physiologistes,
+seuls aptes à saisir l'ensemble d'un tel sujet.</p>
+
+<p>On peut faire des remarques essentiellement analogues sur la digestion,
+les sécrétions, et toutes les autres fonctions chimiques relatives à la
+vie organique. Il sera toujours facile de vérifier que les études
+entreprises jusqu'ici par les chimistes sur ces divers sujets ont été
+constamment mal conçues et mal dirigées, et que cette vicieuse
+institution provient principalement de n'avoir pas subordonné le point
+de vue chimique au point de vue physiologique. Quand cette relation, que
+les physiologistes peuvent seuls bien comprendre, aura été enfin
+convenablement établie, il deviendra indispensable de soumettre tous les
+travaux antérieurs à une entière révision préalable, sans laquelle ils
+ne pourraient être définitivement employés dans la formation d'aucune
+doctrine positive. À l'égard des sujets de ce genre qui n'ont pas été
+abordés jusqu'à présent, la combinaison rationnelle du point de vue
+chimique avec le point de vue physiologique pourra y être instituée sans
+obstacles préliminaires, quoique elle n'y soit pas moins nécessaire. Il
+me suffit d'indiquer ici, comme dernier exemple, un seul de ces nouveaux
+cas, relatif à l'importante question, encore essentiellement intacte, de
+l'harmonie générale entre la composition chimique des corps vivans et
+celle de l'ensemble de leurs alimens, ce qui constitue un des principaux
+aspects de l'état vital.</p>
+
+<p>Il est évident, en principe, que tout corps vivant, quelle qu'ait pu
+être son origine, doit se trouver, à la longue, nécessairement composé
+des divers élémens chimiques propres aux différentes substances,
+solides, liquides, ou gazeuses, dont il se nourrit habituellement,
+puisque, d'une part, le mouvement vital assujettit ses parties à une
+rénovation continue, et que, d'une autre, on ne pourrait, sans
+absurdité, le supposer, comme l'ont pensé certains physiologistes
+métaphysiciens, capable de produire spontanément aucun véritable
+élément. Quand on se borne à établir cette comparaison d'une manière
+très générale, elle ne présente aucune difficulté essentielle. On doit
+même remarquer, avec quelque intérêt, que cette considération aurait pu
+conduire à deviner, pour ainsi dire, la nature générale des élémens
+principaux des corps vivans. Car, les animaux se nourrissent, en premier
+lieu, de végétaux, ou d'autres animaux, soumis eux-mêmes à une
+alimentation végétale; et, en second lieu, d'air et d'eau, qui
+constituent d'ailleurs la base essentielle de la nutrition des plantes:
+le monde organique ne pourrait donc évidemment comporter, en général,
+d'autres élémens chimiques que ceux fournis par la décomposition de
+l'air et par celle de l'eau. Ainsi, aussitôt que ces deux fluides ont
+été exactement analysés, les physiologistes auraient pu prévoir, en
+quelque sorte, que les substances animales et végétales doivent être
+essentiellement composées d'oxigène, d'hydrogène, d'azote et de carbone,
+comme la chimie l'enseigna bientôt. Une telle prévision eût été, il est
+vrai, extrêmement imparfaite, puisque cette vue générale ne pouvait
+nullement indiquer la différence fondamentale entre la composition des
+matières animales et celle des matières végétales, ni surtout pourquoi
+ces dernières contiennent, le plus souvent, tant de carbone et si peu
+d'azote. Mais ce premier aperçu, quoiqu'il commence à manifester la
+difficulté du problème, constate néanmoins la possibilité d'établir,
+avec plus ou moins de précision, cette harmonie générale.</p>
+
+<p>Il n'en est plus ainsi dès qu'on veut poursuivre, d'une manière un peu
+détaillée, une telle comparaison, qui engendre aussitôt une multitude
+d'objections importantes, jusqu'à présent insolubles. La plus capitale
+consiste en ce que l'azote paraît être tout aussi abondant dans les
+tissus des animaux herbivores que dans ceux des carnassiers, quoique les
+alimens solides des premiers en soient presque entièrement privés. M.
+Berzélius a indiqué, comme propre à résoudre cette grande difficulté,
+son opinion particulière sur la nature de l'azote, qui, à ses yeux, ne
+constitue point un véritable élément, mais une sorte d'oxide métallique.
+Cette hypothèse ne saurait évidemment suffire à l'explication du
+phénomène, à moins d'admettre, ce qui répugnerait justement à tous les
+chimistes et à M. Berzélius lui-même, que le prétendu radical de cet
+oxide se retrouve aussi dans l'hydrogène ou dans le carbone. L'opinion
+proposée par M. Raspail, suivant laquelle l'azote serait, en quelque
+sorte, adventice dans toutes les matières animales, qui ne
+contiendraient jamais cet élément qu'à l'état ammoniacal, ne remplirait
+pas mieux cette condition essentielle, puisqu'elle n'éclaircirait pas
+davantage l'origine de l'azote. Cette opinion semble d'ailleurs
+jusqu'ici tout-à-fait hasardée, et reposer uniquement sur une vague
+hypothèse générale, relative à la prétendue unité de composition
+chimique du monde organique. La difficulté subsiste donc encore, dans
+toute sa force primitive. Quoique l'ensemble du mouvement vital ait été
+jusqu'à présent très peu considéré sous cet aspect, il offre néanmoins
+une foule de cas analogues, plus ou moins prononcés, où l'on ne sait
+nullement expliquer la composition chimique des élémens anatomiques par
+celle des substances extérieures qui en constituent cependant l'origine
+incontestable. Telle est, par exemple, la question essentielle relative
+à la présence constante du carbonate et surtout du phosphate de chaux
+dans le tissu osseux, quoique la nature de l'ensemble des alimens ne
+paraisse presque jamais pouvoir donner lieu à la formation de ces deux
+sels.</p>
+
+<p>Ce système de recherches, envisagé dans toute son immensité, constitue
+certainement une des questions générales les plus importantes que puisse
+faire naître l'étude chimique de la vie. Or, ici, l'incompétence
+nécessaire des chimistes devient tellement évidente, que l'impossibilité
+de réunir un tel sujet à ce qu'on nomme la chimie organique ne saurait
+être, un seul instant, contestée, et aussi personne ne l'a-t-il jamais
+mise en doute. Quel succès réel pourrait-on espérer, à cet égard, de
+tout travail qui ne serait pas fondé sur une intime combinaison
+rationnelle du point de vue chimique avec le point de vue physiologique?
+Non-seulement les questions chimiques sont alors toujours posées
+nécessairement, et sans cesse modifiées, d'après des considérations
+biologiques; mais l'usage prépondérant de celles-ci est, en outre,
+évidemment indispensable pour diriger à chaque instant l'emploi
+judicieux des moyens chimiques et la saine interprétation des résultats
+qu'ils fournissent. Aussi doit-on penser que, si cette vaste étude est
+jusqu'ici à peine ébauchée, cela ne tient point uniquement à sa haute
+difficulté fondamentale, mais encore à cette vicieuse organisation des
+travaux scientifiques, relativement à toutes les questions de
+physiologie chimique, qui abandonne aux chimistes un ordre de recherches
+expressément destiné, par sa nature, aux seuls biologistes, et que
+ceux-ci ne sauraient trop promptement s'approprier désormais, après
+avoir convenablement rempli les conditions nécessaires. Du reste, cette
+conclusion générale doit se reproduire spontanément, sous un nouvel
+aspect, dans la seconde partie de ce volume.</p>
+
+<p>L'ensemble de la discussion précédente suffit pour démontrer, d'une
+manière irrécusable, soit d'après des motifs généraux, soit par des
+vérifications spéciales, combien l'irrationnelle constitution de la
+chimie organique actuelle est profondément nuisible aux diverses études
+qui s'y trouvent rassemblées, d'abord sous le point de vue chimique, et
+surtout sous le point de vue physiologique. On doit donc tendre
+désormais à détruire irrévocablement cet assemblage hétérogène et
+purement factice, pour en réunir les différentes parties, suivant leur
+nature respective, les unes à la chimie proprement dite, les autres à la
+biologie.</p>
+
+<p>Ceux qui ne verraient, dans une telle opération philosophique, qu'une
+simple transposition de sujets, en quelque sorte indifférente,
+témoigneraient ainsi un sentiment très imparfait de l'importance des
+méthodes rationnelles, et de l'harmonie nécessaire entre la nature des
+questions scientifiques et l'ensemble des conditions indispensables à
+leur étude. C'est surtout pour prévenir une semblable erreur, trop
+commune aujourd'hui, que j'ai cru devoir insister sur ce point
+essentiel, de manière à caractériser les graves inconvéniens qui
+résultent si clairement de l'organisation scientifique actuelle. Quand
+les sciences sont vaguement classées, comme il arrive le plus souvent,
+d'après des principes arbitraires, les transpositions de l'une à l'autre
+peuvent être conçues sans entraîner aucun dérangement important dans
+l'économie réelle de la philosophie naturelle. Mais, il n'en saurait
+être ainsi lorsque la hiérarchie des sciences a été directement fondée
+sur la comparaison rationnelle des différens ordres de phénomènes, de
+façon à correspondre à l'ensemble du développement positif de notre
+intelligence, comme je me suis toujours efforcé de le faire dans cet
+ouvrage. Alors, les questions d'attribution scientifique deviennent, au
+contraire, pour chaque étude, les plus capitales qu'on puisse concevoir,
+puisque leur solution détermine aussitôt l'esprit général des recherches
+et la nature des moyens employés, et exerce par là, sur tous les progrès
+effectifs, une influence principale et nécessaire.</p>
+
+<p>Il nous reste maintenant à examiner directement le principe général qui
+devra présider à la démolition rationnelle de la chimie organique,
+c'est-à-dire, à la répartition judicieuse de ses différentes portions
+entre la chimie et la physiologie. Les diverses considérations déjà
+indiqués dans cette leçon permettent d'établir aisément cette
+distinction fondamentale.</p>
+
+<p>Tout se réduit, en effet, pour cela, comme je l'ai annoncé dans
+l'avant-dernière leçon, à la séparation essentielle entre l'état de mort
+et l'état de vie, ou, ce qui revient à peu près au même sous le point
+de vue actuel, entre la stabilité et l'instabilité des combinaisons
+proposées, soumises à l'influence des agens ordinaires. Parmi les divers
+composés indistinctement réunis aujourd'hui sous la vague dénomination
+d'organiques, les uns ne doivent leur existence qu'au mouvement vital,
+ils sont assujettis à des variations continuelles, et constituent
+presque toujours de simples mélanges: ceux-là ne sauraient appartenir à
+la chimie, et ils rentrent dans le domaine de la biologie, soit
+statique, soit dynamique, suivant qu'on étudie ou leur état fixe, ou la
+succession vitale de leurs changemens réguliers; tels sont, par exemple,
+le sang, la lymphe, la graisse, etc. Les autres, au contraire, qui
+forment les principes les plus immédiats des premiers, sont des
+substances essentiellement mortes, susceptibles d'une permanence
+remarquable, et présentant tous les caractères de véritables
+combinaisons, indépendantes de la vie: ceux-ci ont évidemment leur place
+naturelle dans le système général de la science chimique, entre les
+substances d'origine inorganique, dont ils ne diffèrent réellement sous
+aucun rapport important; les acides organiques, l'alcool, l'albumine,
+l'urée, etc., en offrent des exemples incontestables.</p>
+
+<p>Ce second ordre de substances devrait seul composer le vrai domaine de
+la chimie organique, s'il pouvait exister aucun motif rationnel de
+séparer leur étude de celle de leurs divers analogues inorganiques, et
+si une semblable disposition n'avait point, en réalité, pour les uns et
+pour les autres, les plus graves inconvéniens scientifiques, comme je
+l'ai précédemment établi. Que la connaissance approfondie de telles
+combinaisons doive constituer un préliminaire spécialement indispensable
+à l'examen chimique des phénomènes vitaux, cela ne saurait être douteux;
+mais une telle propriété ne peut donner à cette partie de la chimie
+aucun droit particulier à la qualification exclusive d'<i>organique</i>:
+autrement, on serait conduit à reconnaître le même caractère dans la
+théorie de l'oxigène, de l'hydrogène, du carbone et de l'azote (qui
+sont, au moins, tout aussi directement nécessaires à cet égard), et même
+dans l'étude de beaucoup d'autres substances acides, alcalines ou
+salines, sans lesquelles l'anatomie et la physiologie chimiques seraient
+essentiellement inintelligibles. Quant aux phénomènes chimiques vraiment
+communs à tous les divers composés de cette classe, par suite de
+l'identité nécessaire de leurs élémens principaux, il importe
+certainement de les faire ressortir avec soin. Les plus généraux et les
+plus essentiels d'entre ces phénomènes constituent aujourd'hui la
+théorie, si intéressante et si imparfaite encore, des différentes
+espèces de fermentation. Mais la considération de ces propriétés
+communes n'est point, en elle-même, d'un autre ordre que celle qui
+résulte du même motif fondamental envers beaucoup d'autres composés,
+purement inorganiques. On ne saurait en déduire, sans exagération, la
+nécessité rationnelle de réunir, par cela seul, l'ensemble de ces
+substances en une même catégorie générale, isolée de tout le reste du
+système chimique. Cette analogie devra seulement être judicieusement
+pesée plus tard, en concurrence avec toute autre analogie réelle, qui
+pourra se trouver, ou supérieure, ou inférieure, lorsqu'il s'agira
+d'établir directement la classification naturelle des études chimiques,
+sans qu'on puisse aujourd'hui nullement prescrire d'avance, à cet égard,
+le résultat final d'une telle discussion. La propriété de fermenter,
+quelque grande que soit son importance effective, n'a pas, sans doute,
+une plus haute valeur scientifique que la propriété de brûler, et ne
+saurait constituer davantage un attribut caractéristique, ni un titre
+prépondérant et exclusif de classification. Néanmoins, il est bien
+reconnu aujourd'hui qu'on avait d'abord accordé une influence exagérée à
+la considération du phénomène de la combustion, dans l'ensemble des
+substances inorganiques. Pourquoi n'en serait-il point de même
+aujourd'hui, envers les substances dites organiques, pour le phénomène
+de la fermentation, ou pour toute autre propriété commune? Il y aurait
+donc une vaine présomption à vouloir assigner, dès à présent, la vraie
+position définitive de ces derniers composés dans le système rationnel
+de la science chimique: une telle question serait évidemment prématurée.
+Mais, nous pouvons affirmer, avec une pleine sécurité, que, dans ce
+système, ces diverses combinaisons seront nécessairement plus ou moins
+séparées les unes des autres, et intercalées parmi les combinaisons
+dites inorganiques. Or, il n'en faut pas davantage pour décider
+irrévocablement la question qui constitue le principal objet de la leçon
+actuelle, quant au maintien ou à la suppression de la chimie organique
+comme un corps de doctrine distinct.</p>
+
+<p>Le principe que je viens de poser ne peut laisser aucune difficulté
+essentielle pour distinguer exactement ce qui, dans cet ensemble
+artificiel, doit être incorporé à la chimie proprement dite, en
+réservant l'examen ultérieur du mode d'incorporation; et ce qui, au
+contraire, doit être enfin ressaisi par les physiologistes comme
+vraiment relatif à l'étude de la vie. Au reste, ce principe n'étant
+nullement arbitraire, les conséquences naturelles de son application à
+chaque cas particulier dissiperaient nécessairement toute incertitude,
+s'il pouvait en exister encore. Car, il suffirait de se demander si
+l'examen scientifique de la question proposée peut être effectué, d'une
+manière satisfaisante, par le seul emploi des connaissances chimiques,
+ou bien s'il exige aussi le concours indispensable des considérations
+biologiques. D'après une telle alternative, aucun bon esprit ne pourrait
+plus hésiter sur le vrai classement de chaque sujet de recherches. On a
+droit de s'étonner, par exemple, que la nécessité, bien reconnue
+aujourd'hui par tous les chimistes, d'introduire, dans leurs traités de
+chimie organique, diverses notions de physiologie végétale et animale
+(ordinairement, il est vrai, très vagues ou très superficielles), ne les
+ait point éclairés sur la confusion fondamentale de deux ordres d'idées
+hétérogènes, qui caractérise cette partie du système actuel de leurs
+études.</p>
+
+<p>Il serait contraire à la nature de cet ouvrage d'examiner ici aucun
+usage spécial de ce principe d'attribution scientifique, que j'ai dû me
+borner à formuler nettement après l'avoir sommairement motivé.
+Toutefois, en considérant l'ensemble de ses applications, il convient
+de remarquer que, dans ce dépècement total de la chimie organique
+actuelle au profit de la chimie proprement dite et de la biologie, ses
+deux parties essentielles, relatives, l'une à l'étude des substances
+végétales, l'autre à celle des substances animales, devront, par leur
+nature, se répartir très inégalement entre ces deux sciences
+fondamentales. La première, en effet, fournira nécessairement davantage
+à la chimie, et la seconde à la biologie.</p>
+
+<p>Un premier aperçu pourrait faire penser que la différence doit plutôt
+exister en sens inverse, car l'importance proportionnelle des
+considérations chimiques est réellement plus grande à l'égard des
+végétaux vivans qu'envers les animaux, pour lesquels, après qu'on a
+dépassé les rangs très inférieurs de la hiérarchie zoologique, les
+fonctions chimiques, quoique constituant toujours la base indispensable
+de leur vie, deviennent subordonnées à un ordre supérieur de nouvelles
+actions vitales. Mais, néanmoins, en vertu du degré plus élevé
+d'élaboration vitale que reçoit la matière dans l'organisme animal,
+comparé à l'organisme végétal, il demeure incontestable que la partie
+chimique de la physiologie animale présente beaucoup plus d'étendue et
+de complication que celle qui correspond à la physiologie végétale, où
+manque, par exemple, toute l'importante série des phénomènes de la
+digestion, où aussi l'assimilation et les sécrétions sont,
+comparativement, très simplifiées. La seule inspection générale d'un
+traité quelconque de chimie organique, permet de vérifier aisément que
+les questions de nature évidemment physiologique, se trouvent, en effet,
+bien plus multipliées dans la chimie animale que dans la chimie
+végétale. C'est l'inverse, au contraire, quant aux questions dont la
+nature est vraiment chimique. À raison même de cette élaboration vitale
+plus profonde, et du nombre supérieur de leurs élémens, les substances
+animales proprement dites doivent être, en général, beaucoup moins
+stables que la plupart des substances végétales; rarement peuvent-elles
+persister en dehors de l'organisme; et, en même temps, les nouveaux
+principes immédiats qui leur appartiennent exclusivement sont si peu
+nombreux que leur existence a pu être mise directement en question. La
+végétation constitue évidemment la principale source des vrais composés
+organiques, que l'organisme animal ne fait le plus souvent qu'emprunter
+à l'organisme végétal, en les modifiant, plus ou moins, soit par leurs
+combinaisons mutuelles, soit par de nouvelles influences extérieures.
+Ainsi, le domaine rationnel de la science chimique doit être
+nécessairement bien plus augmenté par l'étude des substances végétales
+que par celle des substances animales. Telles sont les principales
+remarques philosophiques auxquelles puisse donner lieu ici l'application
+générale de la règle fondamentale de répartition que j'ai proposée, et
+dont une semblable comparaison m'a paru propre à rendre plus sensible le
+caractère essentiel.</p>
+
+<p>La nécessité d'assujettir à la loi du dualisme les composés organiques
+dont l'étude doit être définitivement incorporée au système général de
+la science chimique, a été assez hautement constatée, sous les rapports
+les plus importans, dans la suite des leçons précédentes, pour que je
+sois entièrement dispensé de revenir ici, d'une manière spéciale, sur
+cette grande question de philosophie chimique. Je crois, néanmoins,
+convenable d'indiquer, en dernier lieu, un nouvel aspect, plus
+particulier, sous lequel une telle conception peut contribuer au
+perfectionnement des théories chimiques, en établissant une harmonie
+plus satisfaisante entre la composition des diverses substances
+organiques et l'ensemble de leurs propriétés caractéristiques.</p>
+
+<p>En considérant ces substances comme ternaires ou quaternaires,
+l'identité de leurs trois ou quatre élémens essentiels ne permet
+d'expliquer leur multiplicité très variée que par la seule diversité
+des proportions de leurs principes constituans. J'ai examiné ailleurs la
+difficulté fondamentale qui en résulte pour l'entière généralisation de
+la doctrine des proportions définies, et j'ai fait connaître le moyen
+principal d'y remédier. Mais, ici, en poursuivant, sous un autre point
+de vue, les conséquences d'une telle conception, je dois faire remarquer
+que, dans un grand nombre de cas, elle conduit à expliquer des
+différences très prononcées entre deux substances organiques par une
+très faible inégalité de leurs compositions numériques, de manière à
+choquer souvent l'ensemble des analogies chimiques. Il y a plus même.
+Outre cette insuffisante harmonie, la chimie organique offre déjà
+quelques exemples irrécusables, qui paraissent tendre aujourd'hui à se
+multiplier beaucoup, où l'on ne peut saisir aucune différence réelle de
+composition entre deux substances, qu'une exacte comparaison de leurs
+principales propriétés ne permet d'ailleurs nullement de regarder comme
+identiques: tels sont, entre autres, le sucre et la gomme. La manière
+actuelle de philosopher entraîne nécessairement les chimistes à supposer
+une très légère inégalité de composition numérique, dont leurs moyens
+analytiques ne sauraient être assez précis pour constater l'existence
+réelle. Un tel expédient, quoique très naturel, ne fait, tout au plus,
+que reculer la difficulté sans la résoudre; et il est, en lui-même,
+directement contraire à l'esprit général de la vraie philosophie
+chimique, qui prescrit évidemment de proportionner toujours la
+différence de composition au degré de diversité des principaux
+phénomènes. Or, on peut aisément concevoir que la dualisation des
+composés organiques tend à dissiper entièrement cet ordre important
+d'anomalies. Car, en distinguant convenablement l'analyse immédiate de
+l'analyse élémentaire, le dualisme chimique permet de résoudre
+directement, de la manière la plus naturelle, le paradoxe général de la
+diversité réelle de deux substances composées des mêmes élémens, unis
+suivant les mêmes proportions. En effet, ces substances isomères
+différeraient alors par leurs analyses immédiates, quoique, dans
+l'analyse élémentaire, elles eussent fourni des résultats parfaitement
+identiques, ce qu'il est très facile de concilier, en procédant à peu
+près comme je l'ai fait dans l'avant-dernière leçon pour la loi des
+proportions définies. Les chimistes ont déjà remarqué, par exemple, dans
+une tout autre intention, la possibilité de représenter exactement la
+composition numérique de l'alcool, ou de l'éther, etc., d'après
+plusieurs formules binaires, radicalement distinctes les unes des
+autres, et néanmoins finalement équivalentes quant à l'analyse
+élémentaire, en combinant, tantôt le gaz oléfiant avec l'eau, tantôt
+l'hydrogène carboné avec l'acide carbonique ou avec le deutoxide
+d'hydrogène, etc. Or, si ces combinaisons fictives devenaient jamais
+susceptibles de réalisation, elles donneraient évidemment lieu à des
+substances très distinctes, qui pourraient même différer beaucoup par
+l'ensemble de leurs propriétés chimiques, et qui cependant
+coïncideraient par leur composition élémentaire. Parmi les composés
+purement inorganiques, et bien dualisés aujourd'hui, on conçoit, par
+exemple, que le sulfite formé par un métal au plus haut degré
+d'oxidation, pourrait produire, à l'analyse finale, des résultats
+absolument identiques à ceux que fournirait le sulfate du même métal
+moins oxidé, sans que personne eût néanmoins la pensée de confondre ces
+deux composés. Il suffirait donc de transporter le même esprit dans
+l'étude des combinaisons organiques, par l'établissement d'un dualisme
+universel, pour dissiper aussitôt toutes ces anomalies paradoxales. Les
+considérations indiquées dans la trente-septième leçon sont très propres
+à faire ressortir toute la fécondité nécessaire de cette nouvelle
+ressource générale, qui se trouve ainsi pouvoir être heureusement
+préparée avant que les cas d'isomérie soient encore devenus très
+fréquens.</p>
+
+<p>Tel est l'ensemble des considérations générales que je devais signaler,
+dans cette leçon, pour compléter l'appréciation philosophique du corps
+de doctrine radicalement hétérogène que forme aujourd'hui la chimie
+organique. On ne peut plus tarder à reconnaître ainsi que le maintien
+irréfléchi de cette conception vicieuse constitue directement un
+obstacle insurmontable à toute systématisation vraiment rationnelle de
+la science chimique. Les physiologistes surtout seront, sans doute,
+bientôt disposés à sentir convenablement combien l'abandon inexcusable
+d'une partie fondamentale de leurs attributions entre les mains des
+chimistes, nécessairement plus ou moins incompétens, est profondément
+nuisible au progrès général de la science biologique. D'après le
+principe que j'ai établi, la répartition judicieuse de la chimie
+organique entre la chimie et la biologie ne peut donner lieu à aucune
+grande difficulté scientifique. Enfin, le dualisme systématique permet
+d'établir une uniformité fondamentale dans l'étude chimique de tous les
+composés, sans acception d'origine organique ou inorganique, en même
+temps qu'il fournit le moyen général de les ramener tous aux mêmes lois
+essentielles de composition numérique, et qu'il conduit aussi à
+instituer partout une exacte harmonie naturelle entre la composition des
+substances et l'ensemble de leurs caractères.</p>
+
+<p>Par la suite des leçons déjà contenues dans ce volume, je me suis
+efforcé de caractériser avec exactitude le véritable esprit général de
+la science chimique, successivement envisagée sous tous les points de
+vue philosophiques que comporte son état actuel, en dirigeant cet examen
+de manière à faire bien ressortir les principales conditions
+indispensables à son perfectionnement essentiel, qui doit bien moins
+consister désormais en une vaine surabondance de nouveaux matériaux que
+dans la systématisation rationnelle des connaissances déjà acquises, la
+chimie étant aujourd'hui aussi riche en détails qu'elle est
+imparfaitement constituée comme science fondamentale. Deux pensées
+prépondérantes, distinctes, mais intimement liées, ont dominé l'ensemble
+de ce travail sur la philosophie chimique: la fusion de toutes les
+études chimiques, préalablement bien circonscrites d'après la nature de
+la science, en un seul corps de doctrine homogène; la réduction
+universelle de toutes les combinaisons quelconques à la conception
+indispensable d'un dualisme toujours facultatif. Je me suis surtout
+attaché à présenter ces deux conditions corrélatives comme strictement
+nécessaires pour la constitution définitive de la science chimique, avec
+le caractère qui lui est propre et le genre de consistance que comporte
+sa nature. L'application directe d'une telle conception philosophique à
+la seule partie des études chimiques qui manifeste réellement
+aujourd'hui une rationnalité positive, a dû mettre hors de doute son
+opportunité générale, en montrant son aptitude spontanée à résoudre
+complétement les anomalies fondamentales de la chimie numérique. Ainsi,
+cet examen de la philosophie chimique, outre qu'il constitue un élément
+indispensable de mon système général de philosophie positive, pourra
+contribuer immédiatement au progrès futur de la science chimique, s'il
+parvient à fixer convenablement l'attention des esprits spéciaux.</p>
+
+<p>Cette nouvelle partie fondamentale de la grande opération philosophique
+que j'ai osé entreprendre complète l'appréciation de l'ensemble de la
+philosophie naturelle, en ce qui concerne les phénomènes universels, ou
+inorganiques. Je dois maintenant procéder à l'examen d'un ordre de
+phénomènes beaucoup plus compliqué, dont l'étude rationnelle,
+nécessairement encore plus imparfaite, est jusqu'ici à peine organisée,
+et qui, néanmoins, malgré leur spécialité, donnent lieu à la partie la
+plus indispensable de la philosophie naturelle, celle dont l'homme, et
+ensuite la société, constituent directement l'objet principal, et sans
+laquelle, par cela même, aucune conception positive, d'une nature
+quelconque, ne saurait être rigoureusement complète; ce qui la lie
+intimement au développement fondamental de notre intelligence dans
+toutes les directions possibles.</p>
+
+
+<a name="l40" id="l40"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>QUARANTIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml">Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science
+biologique<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a>
+<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20"
+name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20">
+(retour) </a> Afin de préciser davantage mes considérations
+ philosophiques sur l'état présent de la science des corps
+ vivans, j'ai dû, en général, les rapporter intuitivement à
+ une exposition complète et bien déterminée de l'ensemble de
+ cette science. Or, je dois ici spécifier directement que
+ j'ai, à cet effet, principalement choisi le cours de
+ physiologie générale et comparée, commencé en 1829 et
+ terminé en 1832, à la faculté des sciences de Paris, par mon
+ illustre ami M. de Blainville. Quoique fort éloigné de m'y
+ restreindre d'une manière exclusive, j'ai considéré ce cours
+ mémorable, que je me féliciterai toujours d'avoir
+ intégralement suivi, comme le type le plus parfait de l'état
+ le plus avancé de la biologie actuelle.
+
+<p> Tous ceux qui s'intéressent au progrès de la saine
+ philosophie physiologique doivent regretter profondément
+ qu'un travail aussi capital, où, pour la première fois, du
+ moins en France, le système entier de la science vitale a
+ été rationnellement exposé par un esprit à la hauteur d'une
+ telle entreprise, n'ait pu encore être livré à la méditation
+ habituelle des intelligences capables de l'apprécier
+ dignement. La première année, comprenant les prolégomènes et
+ l'anatomie générale, a seule été publiée en 1830.</p>
+</blockquote>
+
+<p>L'étude de l'homme et celle du monde extérieur constituent
+nécessairement le double et éternel sujet de toutes nos conceptions
+philosophiques. Chacun de ces deux ordres généraux de spéculations peut
+être appliqué à l'autre, et lui servir même de point de départ. De là
+résultent deux manières de philosopher entièrement différentes, et même
+radicalement opposées, selon qu'on procède de la considération de
+l'homme à celle du monde, ou, au contraire, de la connaissance du monde
+à celle de l'homme. Quoique, parvenue à sa pleine maturité, la vraie
+philosophie doive inévitablement tendre à concilier, dans leur ensemble,
+ces deux méthodes antagonistes, leur contraste fondamental constitue
+néanmoins le germe réel de la différence élémentaire entre les deux
+grandes voies philosophiques, l'une théologique, l'autre positive, que
+notre intelligence a dû suivre successivement, comme je l'établirai,
+d'une manière spéciale et directe, dans le volume suivant. Je ferai voir
+alors que le véritable esprit général de toute philosophie théologique
+ou métaphysique consiste à prendre pour principe, dans l'explication des
+phénomènes du monde extérieur, notre sentiment immédiat des phénomènes
+humains; tandis que, au contraire, la philosophie positive est toujours
+caractérisée, non moins profondément, par la subordination nécessaire et
+rationnelle de la conception de l'homme à celle du monde. Quelle que
+soit l'incompatibilité fondamentale manifestée, à tant de titres, entre
+ces deux philosophies, par l'ensemble de leur développement successif,
+elle n'a point, en effet, d'autre origine essentielle, ni d'autre base
+permanente, que cette simple différence d'ordre entre ces deux notions
+également indispensables. En faisant prédominer, comme l'esprit humain a
+dû, de toute nécessité, le faire primitivement, la considération de
+l'homme sur celle du monde, on est inévitablement conduit à attribuer
+tous les phénomènes à des <i>volontés</i> correspondantes, d'abord
+naturelles, et ensuite extra-naturelles, ce qui constitue le système
+théologique. L'étude directe du monde extérieur a pu seule, au
+contraire, produire et développer la grande notion des <i>lois</i> de la
+nature, fondement indispensable de toute philosophie positive, et qui,
+par suite de son extension graduelle et continue à des phénomènes de
+moins en moins réguliers, a dû être enfin appliquée à l'étude même de
+l'homme et de la société, dernier terme de son entière généralisation.
+Aussi peut-on remarquer avec intérêt que les diverses écoles
+théologiques et métaphysiques, malgré les profondes et innombrables
+divergences qui les annulent réciproquement aujourd'hui, s'accordent
+néanmoins toujours en ce seul point fondamental de concevoir comme
+primordiale la considération de l'homme, en reléguant, comme secondaire,
+celle du monde extérieur, le plus souvent presque entièrement négligée.
+De même, l'école positive n'a pas de caractère plus tranché que sa
+tendance spontanée et invariable à baser l'étude réelle de l'homme sur
+la connaissance préalable du monde extérieur.</p>
+
+<p>Bien que ce ne soit point ici le lieu de traiter convenablement cette
+haute question philosophique, j'ai dû néanmoins, dès ce moment,
+indiquer, par anticipation, cette vue générale, comme éminemment propre
+à faire directement ressortir, d'un seul aspect, le véritable esprit
+fondamental de la philosophie positive, et à signaler en même temps
+l'imperfection principale de sa constitution scientifique actuelle. À
+l'égard de toute autre science, une telle considération concernerait
+seulement sa vraie position encyclopédique, sans affecter directement
+son caractère essentiel. Mais, pour la physiologie, cette subordination
+générale à la science du monde extérieur constitue réellement, au
+contraire, le premier fondement nécessaire de sa positivité rationnelle.
+Vainement a-t-on accumulé, depuis long-temps, dans l'étude de l'homme,
+une multitude de faits plus ou moins bien analysés: la manière primitive
+de philosopher a dû s'y trouver essentiellement maintenue, par cela seul
+qu'une telle étude était toujours conçue comme directe et isolée de
+celle de la nature inerte. La physiologie n'a commencé à prendre un vrai
+caractère scientifique, en tendant à se dégager irrévocablement de
+toute suprématie théologique ou métaphysique, que depuis l'époque,
+presque contemporaine, où les phénomènes vitaux ont enfin été regardés
+comme assujettis aux lois générales, dont ils ne présentent que de
+simples modifications. Cette révolution décisive est maintenant
+irrécusable, quoique jusqu'ici très incomplète, quelque récentes et
+quelque imparfaites que soient encore les tentatives philosophiques pour
+rendre positive l'étude des phénomènes physiologiques les plus
+compliqués et les plus particuliers, surtout celle des fonctions
+nerveuses et cérébrales. La prétendue indépendance des corps vivans
+envers les lois générales, si hautement proclamée encore, au
+commencement de ce siècle, par le grand Bichat lui-même, n'est plus
+désormais directement soutenue, en principe, que par les seuls
+métaphysiciens. Néanmoins, le sentiment naissant du vrai point de vue
+spéculatif sous lequel la vie doit être étudiée est jusqu'ici assez peu
+énergique pour n'avoir pu déterminer réellement aucun changement radical
+dans l'ancien système de culture de la science biologique, surtout en ce
+qui concerne sa préparation rationnelle, qui continue à être
+habituellement indépendante de la philosophie mathématique et de la
+philosophie inorganique, véritables sources de l'esprit scientifique,
+et seuls fondemens solides de l'entière positivité des études vitales.</p>
+
+<p>Il n'y a donc pas de science fondamentale à l'égard de laquelle
+l'opération philosophique qui constitue le principal objet de ce traité
+puisse avoir autant d'importance qu'envers la biologie, pour fixer
+définitivement son vrai caractère général, jusqu'ici essentiellement
+indécis, et qui n'a jamais été, d'une manière directe et complète,
+rationnellement discuté.</p>
+
+<p>Une telle opération n'est pas seulement destinée à soustraire enfin sans
+retour l'étude des corps vivans aux diverses influences métaphysiques
+qui y altèrent encore, à un si haut degré, la plupart des conceptions
+essentielles. Elle doit remplir en outre un autre office non moins
+capital, en préservant désormais de toute atteinte sérieuse
+l'originalité scientifique de cette étude, continuellement exposée
+jusqu'ici aux empiétemens exagérés de la philosophie inorganique, qui
+tend à la transformer en un simple appendice de son domaine
+scientifique. Depuis environ un siècle que la biologie fait effort pour
+se constituer dans la hiérarchie rationnelle des sciences fondamentales,
+elle a été en quelque sorte incessamment ballotée entre la métaphysique
+qui s'efforçait de la retenir et la physique qui tendait à l'absorber,
+entre l'esprit de Stahl et l'esprit de Boërhaave. Ce déplorable
+tiraillement, qui est encore très sensible, quoique heureusement fort
+atténué, ne saurait être entièrement dissipé que par un examen direct du
+vrai caractère propre à la science biologique, considérée du point de
+vue le plus élevé de la philosophie positive, dont la prépondérance peut
+seule permettre à l'étude des corps vivans de marcher sans hésitation
+dans la voie systématique qui convient à sa véritable nature.</p>
+
+<p>L'extrême complication des phénomènes physiologiques, comparés à tous
+ceux du monde inorganique, explique aisément, de la manière la plus
+satisfaisante, la grande imperfection relative de leur étude, en y
+ajoutant d'ailleurs, comme suite naturelle de cette complication, la
+culture beaucoup plus récente d'une telle classe de recherches. Cette
+différence fondamentale nous interdit même, conformément à la règle
+encyclopédique établie dans les prolégomènes de ce traité, d'espérer que
+la science biologique puisse comporter, à aucune époque, des progrès
+équivalens à ceux qui peuvent être plus ou moins complètement réalisés à
+l'égard des parties plus simples et plus générales de la philosophie
+naturelle. Toutefois, une judicieuse appréciation philosophique doit
+mettre en évidence que, malgré sa profonde imperfection actuelle,
+l'étude des corps vivans est, en réalité, bien plus avancée déjà que ne
+peut le faire présumer l'irrationnelle disposition d'esprit d'après
+laquelle on a coutume de la juger aujourd'hui. L'influence plus
+prononcée que la philosophie métaphysique, ou même théologique, continue
+à exercer vulgairement jusqu'ici sur cet ordre de conceptions, conduit
+trop souvent à y rechercher encore ces notions absolues et radicalement
+inaccessibles auxquelles, depuis long-temps, l'esprit humain a eu la
+sagesse de renoncer envers les phénomènes moins compliqués. Par une
+inconséquence singulière, et néanmoins spontanée, les mêmes
+intelligences qui, relativement aux plus simples effets naturels,
+reconnaissent l'inanité nécessaire de toute spéculation sur les causes
+premières et sur le mode essentiel de production des phénomènes,
+n'hésitent pas cependant à aborder directement ces vaines questions dans
+l'étude si complexe des corps vivans. Depuis près d'un siècle, tous les
+bons esprits s'accordent à dispenser désormais la physique de pénétrer
+le mystère de la pesanteur, dont elle doit seulement dévoiler les lois
+effectives; mais cela n'empêche point qu'on ne reproche journellement à
+la saine physiologie de ne rien nous apprendre sur l'essence intime de
+la vie, du sentiment, et de la pensée. Il est aisé de juger combien
+cette tendance métaphysique doit inspirer une opinion exagérée de
+l'imperfection réelle de la biologie actuelle. En apportant, dans
+l'examen de cette grande science, la même disposition philosophique qu'à
+l'égard des parties antérieures de l'étude de la nature, on reconnaîtra,
+je pense, que si, par une impérieuse et évidente nécessité, la biologie
+est plus arriérée qu'aucune autre science fondamentale, elle possède
+néanmoins déjà, sur les vrais sujets de ses recherches positives, des
+notions rationnelles infiniment précieuses, et que, en un mot, son
+caractère scientifique est beaucoup moins inférieur qu'on n'a coutume de
+le supposer à celui des sciences précédentes. Du reste, l'appréciation
+philosophique de ces diverses sciences, préalablement effectuée avec
+soin dans les sections correspondantes de cet ouvrage, nous permettra de
+fixer avec exactitude le vrai degré de perfection relative de la science
+biologique, lorsque la suite naturelle de ce discours nous aura conduits
+à l'examen direct d'une telle comparaison.</p>
+
+<p>Après ce préambule général, nous devons considérer ici l'ensemble de la
+biologie sous les mêmes aspects philosophiques que toutes les sciences
+fondamentales envisagées jusqu'à présent. Il faut donc nous attacher
+d'abord à caractériser, d'une manière précise, son objet essentiel, et à
+circonscrire, le plus rigoureusement possible, le véritable champ de
+ses recherches propres.</p>
+
+<p>Le développement spontané de notre intelligence tend, sans doute, à
+déterminer graduellement par lui-même, sans aucun autre mobile, le
+passage de chaque branche de nos connaissances de l'état théologique et
+ensuite métaphysique à l'état positif, comme je l'établirai directement
+dans le volume suivant. Mais nos facultés spéculatives ont
+naturellement, même chez les esprits les plus éminens, trop peu
+d'activité propre pour qu'une telle progression ne fût pas
+nécessairement d'une extrême lenteur, si elle n'eût point été
+heureusement accélérée par une stimulation étrangère et permanente,
+d'ailleurs inévitable. L'histoire entière de l'esprit humain ne présente
+jusqu'ici aucun exemple de quelque importance où cette révolution
+décisive se soit réellement accomplie par la seule voie rationnelle du
+simple enchaînement logique de nos conceptions abstraites. Parmi ces
+influences auxiliaires, si indispensables pour hâter le progrès naturel
+de la raison humaine, il faut distinguer avec soin, comme la plus
+générale, la plus directe, et la plus efficace, l'impulsion énergique
+qui résulte des besoins de l'application. C'est ce qui a fait dire à la
+plupart des philosophes que toute science naissait d'un art
+correspondant, maxime fort exagérée sans doute, mais qui renferme
+néanmoins un grand fonds de vérité, si, comme il convient, on la
+restreint à la séparation effective de chaque science d'avec le système
+universel et primitif de la philosophie théologique ou métaphysique,
+produit immédiat du premier essor spontané de notre intelligence. En ce
+sens, il est très vrai que, dans tous les genres, la formation des
+véritables sciences a été, sinon déterminée, du moins extrêmement hâtée
+par la double réaction nécessaire exercée sur elles par les arts, soit à
+raison des données positives qu'ils leur fournissent involontairement,
+soit surtout en vertu de leur inévitable et heureuse tendance à
+entraîner les recherches spéculatives vers le domaine des questions
+réelles et accessibles, et à faire plus hautement ressortir l'inanité
+radicale des conceptions théologiques ou métaphysiques.</p>
+
+<p>Mais, quoique la liaison des sciences aux arts ait été long-temps d'une
+importance capitale pour le développement des premières, et qu'elle
+continue à réagir encore très utilement sur leur progrès journalier, il
+est néanmoins incontestable que, d'après le mode irrationnel suivant
+lequel cette relation est presque toujours organisée jusqu'ici, elle
+tend, d'un autre côté, à ralentir la marche des connaissances
+spéculatives, une fois parvenues à un certain degré d'extension, en
+assujettissant la théorie à une trop intime connexion avec la pratique.
+Quelque limitée que soit, en réalité, notre force de spéculation, elle a
+cependant, par sa nature, beaucoup plus de portée que notre capacité
+d'action, en sorte qu'il serait radicalement absurde de vouloir
+astreindre la première, d'une manière continue, à régler son essor sur
+celui de la seconde, qui doit au contraire, s'efforcer de la suivre
+autant que possible. Les domaines rationnels de la science et de l'art
+sont, en général, parfaitement distincts, quoique philosophiquement
+liés: à l'une il appartient de connaître, et par suite de prévoir; à
+l'autre, de pouvoir, et par suite d'agir. Si, dans sa positivité
+naissante, chaque science dérive d'un art, il est tout aussi certain
+qu'elle ne peut prendre la constitution spéculative qui convient à sa
+nature, et qu'elle ne saurait comporter un développement ferme et
+rapide, que lorsque elle est enfin directement conçue et librement
+cultivée, abstraction faite de toute idée d'art. Cette irrécusable
+nécessité se vérifie aisément à l'égard de chacune des sciences
+fondamentales dont le caractère propre est déjà nettement prononcé. Le
+grand Archimède en avait, sans doute, un bien profond sentiment,
+lorsque, dans sa naïve sublimité, il s'excusait envers la postérité
+d'avoir momentanément appliqué son génie à des inventions pratiques.
+Toutefois, à l'égard des sciences mathématiques, et même de
+l'astronomie, cette vérification, quoique très réelle, est peu sensible
+aujourd'hui, vu l'époque trop reculée de leur formation. Mais, quant à
+la physique, et surtout à la chimie, à la naissance scientifique
+desquelles nous avons, pour ainsi dire, assisté, chacun sent à la fois
+et combien leur relation aux arts a été essentielle à leurs premiers
+pas, et combien ensuite leur entière séparation d'avec eux a contribué à
+la rapidité de leurs progrès. C'est aux travaux d'art que sont dus
+évidemment, par exemple, les séries primitives de faits chimiques: mais
+l'immense développement de la chimie depuis un demi-siècle doit être
+certainement attribué, en grande partie, au caractère purement
+spéculatif qu'a pris enfin cette étude, devenue dès lors pleinement
+indépendante de la culture d'un art quelconque.</p>
+
+<p>Ces réflexions générales sont éminemment applicables à la science
+physiologique, dont elles tendent à épurer la constitution philosophique
+actuelle. Il n'y a pas de science dont la marche ait dû être aussi
+étroitement liée au développement de l'art correspondant que l'histoire
+ne le montre pour la biologie, comparée à l'art médical; la
+complication supérieure d'une telle science et l'importance
+prépondérante d'un tel art, expliquent aisément cette connexion plus
+intime. C'est, à la fois, en vertu des besoins croissants de la médecine
+pratique, et des indications qu'elle a nécessairement procurées sur les
+principaux phénomènes vitaux, que la physiologie a commencé à se
+détacher du tronc commun de la philosophie primitive, pour se composer
+de plus en plus de notions vraiment positives. Sans cette heureuse et
+puissante influence, la physiologie en serait encore restée très
+probablement à ces dissertations académiques, moitié littéraires et
+moitié métaphysiques, parsemées çà et là de quelques observations
+purement épisodiques, dont elle était, il n'y a guère plus d'un siècle,
+presque uniquement formée. On ne saurait donc mettre en doute la haute
+importance d'une telle relation pour le développement effectif de la
+vraie physiologie jusqu'à présent. Toutefois, il y a lieu de penser que
+la science biologique est parvenue aujourd'hui, comme l'ont fait avant
+elle les autres sciences fondamentales, à cette époque de pleine
+maturité où, dans l'intérêt de ses progrès ultérieurs, elle doit prendre
+un essor franchement spéculatif, entièrement libre de toute adhérence
+directe, soit à l'art médical, soit à aucune autre application
+quelconque. La coordination rationnelle du vrai système des
+connaissances humaines impose strictement une telle condition, sans
+laquelle nos conceptions fondamentales auraient nécessairement un
+caractère équivoque et bâtard, susceptible d'entraver beaucoup leur
+développement naturel. Seulement, quand toutes les sciences spéculatives
+auront ainsi pris définitivement la constitution abstraite propre à
+chacune d'elles, il doit être bien entendu, comme je l'ai établi dans la
+deuxième leçon, que la philosophie devra soigneusement s'occuper de
+rattacher, d'une manière directe et générale, le système des arts à
+celui des sciences, d'après un ordre intermédiaire de conceptions
+rationnelles, spécialement adaptées à cette importante destination, et
+dont la nature est jusqu'ici peu prononcée, ainsi que je l'ai indiqué
+alors. Mais une semblable opération serait maintenant prématurée,
+puisque le système des sciences fondamentales n'est point encore, en
+réalité, complétement formé. Pour la physiologie surtout, c'est
+principalement à l'isoler de la médecine qu'il faut tendre aujourd'hui,
+afin d'assurer l'originalité de son vrai caractère scientifique, en
+constituant la philosophie organique à la suite de la philosophie
+inorganique. Depuis Haller, cette importante séparation s'accomplit
+visiblement de plus en plus, surtout en Allemagne et en France; mais
+elle est loin encore d'être assez parfaite pour permettre à la biologie
+de prendre un libre et rapide essor abstrait. Non-seulement cette
+adhérence trop prolongée à l'art médical imprime aujourd'hui aux
+recherches physiologiques un caractère d'application immédiate et
+spéciale qui tend à les rétrécir extrêmement, et même à les empêcher
+d'acquérir l'entière généralité dont elles ont besoin pour prendre leur
+véritable rang dans le système de la philosophie naturelle; mais elle
+s'oppose directement, en outre, à ce que la science biologique soit
+cultivée par les intelligences les plus capables de diriger
+convenablement ses progrès spéculatifs. Il résulte, en effet, d'une
+telle confusion d'idées, que, sauf un très petit nombre de précieuses
+exceptions, cette étude capitale est jusqu'ici entièrement livrée aux
+seuls médecins, que la haute importance de leurs occupations
+principales, et, ordinairement aussi, la profonde imperfection de leur
+éducation actuelle, doivent rendre essentiellement impropres à une telle
+destination. Quoique l'organisation du monde savant soit, en général,
+très éloignée aujourd'hui de la constitution rationnelle qu'elle
+pourrait aisément acquérir, cependant sa première condition essentielle
+est, du moins, remplie, à un degré suffisant, envers toutes les autres
+sciences fondamentales, dont chacune est spécialement affectée à des
+esprits qui s'y consacrent d'une manière exclusive. La physiologie seule
+fait encore exception à cette règle évidente: elle n'a pas même une
+place régulièrement déterminée dans les corporations scientifiques les
+mieux instituées. Son importance capitale et sa difficulté supérieure ne
+sauraient permettre, sans doute, de concevoir une telle inconséquence
+comme un état normal et permanent. Ceux qui rejetteraient comme absurde
+la pensée de confier aux navigateurs la culture de l'astronomie,
+finiront probablement par trouver étrange l'usage d'abandonner, d'une
+manière analogue, les études biologiques aux loisirs des médecins; car,
+l'un n'est pas, en soi, plus rationnel que l'autre. Une aussi vicieuse
+organisation des travaux nous offre un témoignage irrécusable du peu de
+netteté des idées actuelles sur le vrai caractère philosophique propre à
+la science physiologique; et, en même temps, par une réaction
+nécessaire, elle doit contribuer fortement à prolonger cette incertitude
+fondamentale, d'où elle est d'abord provenue.</p>
+
+<p>Le seul motif spécieux qui puisse être allégué en faveur d'une telle
+confusion, consiste dans la crainte vulgaire que la théorie, livrée
+désormais à son libre élan, ne perde trop de vue les besoins de la
+pratique, dont une semblable séparation tendrait à ralentir ainsi le
+perfectionnement essentiel. Mais le bon sens indique clairement que la
+science pourrait encore moins concourir au progrès de l'art, si
+celui-ci, en s'efforçant de la retenir adhérente, s'opposait éminemment,
+par cela même, à son vrai développement. D'ailleurs, l'expérience
+éclatante et unanime des autres sciences fondamentales doit achever de
+dissiper à ce sujet toute inquiétude sérieuse. Car, c'est précisément
+depuis que, uniquement consacrée à découvrir le plus complétement
+possible les lois de la nature, sans aucune vue d'application immédiate
+à nos besoins, chacune d'elles a pu faire d'importans et rapides
+progrès, qu'elles ont pu déterminer, dans les arts correspondans,
+d'immenses perfectionnemens, dont la recherche directe eût étouffé leur
+essor spéculatif. Cette considération, dès long-temps si frappante à
+l'égard de l'astronomie, est devenue, de nos jours, extrêmement sensible
+pour la physique, et surtout pour la chimie, qui, après son entière
+séparation d'avec les arts, leur a fait éprouver, en un demi-siècle, de
+plus grandes améliorations que pendant l'époque si prolongée où elle
+n'en était point distincte. Pourquoi en serait-il autrement dans
+l'ordre des phénomènes vitaux? Toutefois, il n'en importe pas moins, en
+ce genre, comme en tout autre, d'organiser ultérieurement, entre la
+théorie et la pratique, des relations systématiques, plus certaines et
+plus efficaces que ces réactions spontanées, qui semblent toujours
+présenter quelque chose de fortuit. Mais il ne saurait exister de
+relations nettes et rationnelles qu'entre des conceptions préalablement
+distinctes et indépendantes.</p>
+
+<p>À l'égard des sciences plus avancées, la discussion précédente eût été,
+dans cet ouvrage, certainement superflue. Mais, envers la physiologie,
+un tel préliminaire m'a paru indispensable afin de mieux motiver, dès
+l'origine, l'aspect purement spéculatif sous lequel elle doit être ici
+exclusivement considérée, et qui est encore trop peu prononcé pour
+n'avoir pas besoin d'être caractérisé d'une manière spéciale. Examinons
+dès lors directement le véritable objet général de la science
+biologique, ainsi désormais abstraitement conçue. Or, l'étude des lois
+vitales constituant le sujet essentiel de la biologie, il est nécessaire
+pour se former une idée précise d'une telle destination, d'analyser
+d'abord en elle-même la notion fondamentale de la <i>vie</i>, envisagée sous
+le point de vue philosophique auquel l'état présent de l'esprit humain
+permet enfin de s'élever à cet égard.</p>
+
+<p>Bichat est le premier qui ait tenté d'établir directement sur une base
+positive cette grande notion, jusque alors constamment enveloppée sous
+le vain et ténébreux assemblage des abstractions métaphysiques. Mais ce
+grand physiologiste, après avoir judicieusement senti qu'une telle
+définition ne pouvait être fondée que sur un heureux aperçu général de
+l'ensemble des phénomènes propres aux corps vivans, ne sut point
+réaliser une sage application du principe rationnel qu'il avait si
+nettement posé. Subissant, à son insu, l'influence de cette ancienne
+philosophie dont il s'efforçait de sortir, il continua à se préoccuper
+de la fausse idée d'un antagonisme absolu entre la nature morte et la
+nature vivante, et il choisit, en conséquence, cette lutte chimérique
+pour le caractère essentiel de la vie. Comme l'examen sommaire de cette
+erreur capitale peut contribuer beaucoup à l'éclaircissement général de
+la question, il convient ici de nous y arrêter un moment.</p>
+
+<p>La profonde irrationnalité d'une telle conception, consiste surtout en
+ce qu'elle supprime entièrement l'un des deux élémens inséparables dont
+l'harmonie constitue nécessairement l'idée générale de <i>vie</i>. Cette
+idée suppose, en effet, non-seulement celle d'un être organisé de
+manière à comporter l'état vital, mais aussi celle, non moins
+indispensable, d'un certain ensemble d'influences extérieures propres à
+son accomplissement. Une telle harmonie entre l'être vivant et le
+<i>milieu</i> correspondant, caractérise évidemment la condition fondamentale
+de la vie. Si, comme le supposait Bichat, tout ce qui entoure les corps
+vivans tendait réellement à les détruire, leur existence serait, par
+cela même, radicalement inintelligible: car, où pourraient-ils puiser la
+force nécessaire pour surmonter, même temporairement, un tel obstacle? À
+la vérité, la vie de chaque être dans chaque milieu cesse d'être
+possible aussitôt que la constitution de ce milieu vient à subir, sous
+un aspect quelconque, de trop grandes perturbations: et, en ce cas,
+l'action extérieure devient, en effet, destructive. Mais cela
+empêche-t-il que, renfermée entre des limites de variation convenables,
+cette action ne soit habituellement conservatrice? Dans tous les degrés
+de l'échelle biologique, l'altération et la cessation de la vie sont,
+sans doute, au moins aussi fréquemment déterminées par les modifications
+nécessaires et spontanées de l'organisme que par l'influence des
+circonstances ambiantes. Si, par exemple, un certain degré de froid ou
+de sécheresse ralentit et quelquefois suspend la vie de tel animal
+atmosphérique, un retour convenable de la chaleur et de l'humidité
+ranime ou rétablit son existence. Or, dans l'un comme dans l'autre cas,
+c'est également du milieu que provient l'influence: pourquoi ne pas
+avoir égard au concours aussi bien qu'à l'antagonisme? L'état de vie
+serait donc très vicieusement caractérisé par cette indépendance
+imaginaire envers les lois générales de la nature ambiante, par cette
+opposition fantastique avec l'ensemble des actions extérieures.</p>
+
+<p>Une semblable conception serait même tellement erronée qu'elle
+présenterait en un sens entièrement inverse de la réalité l'une des
+différences les plus capitales entre les corps vivans et les corps
+inertes, comme plusieurs physiologistes l'ont déjà judicieusement
+remarqué. En effet, les phénomènes inorganiques, en vertu de leur
+généralité supérieure, continuent à se produire, avec de simples
+différences de degré, dans presque toutes les circonstances extérieures
+où les corps peuvent être placés; ou du moins ils admettent à cet égard,
+des limites de variation extrêmement écartées. Ces limites deviennent
+d'autant plus distantes qu'on s'éloigne davantage des phénomènes
+physiologiques, en remontant la hiérarchie scientifique fondamentale que
+j'ai établie: enfin, parvenu jusqu'aux phénomènes de pesanteur et de
+gravitation, on trouve dès lors une rigoureuse universalité,
+non-seulement quant aux corps, mais aussi quant aux circonstances. C'est
+donc là que se manifeste réellement la plus haute indépendance envers le
+système ambiant. Le mode d'existence des corps vivans est, au contraire,
+nettement caractérisé par une dépendance extrêmement étroite des
+influences extérieures, soit pour la multiplicité des diverses actions
+dont il exige le concours déterminé, soit quant au degré spécial
+d'intensité de chacune d'elles. Il importe même de remarquer, afin de
+compléter cette observation philosophique, que, plus on s'élève dans la
+hiérarchie organique, plus, en général, cette dépendance augmente
+nécessairement, par la plus grande complication qu'éprouve le système
+des conditions d'existence à mesure que les fonctions se développent en
+se diversifiant davantage. Toutefois, pour qu'un tel aperçu soit exact,
+il faut considérer soigneusement, d'une autre part, que, si des
+fonctions plus variées multiplient inévitablement les relations
+extérieures, l'organisme, en s'élevant ainsi, réagit en même temps de
+plus en plus sur le système ambiant, de manière à le modifier en sa
+faveur. On doit donc distinguer, à ce sujet, afin d'éviter toute
+exagération, entre la multiplicité des actions extérieures, et les
+limites normales de leur intensité. Si, sous le premier point de vue,
+l'organisme vivant, à mesure qu'il s'élève, devient incontestablement de
+plus en plus dépendant du milieu correspondant, il en dépend d'ailleurs
+de moins en moins sous le second aspect: c'est-à-dire, que son existence
+exige un ensemble plus complexe de circonstances extérieures, mais
+qu'elle est compatible avec des limites de variation plus étendues de
+chaque influence prise à part. Un coup d'oeil général sur la hiérarchie
+biologique suffit pour vérifier clairement cette double relation
+nécessaire. Ainsi, au dernier rang, se trouvent les végétaux, et les
+animaux fixés, qui, ne pouvant presque aucunement modifier la
+constitution du milieu correspondant, subissent nécessairement la fatale
+influence de ses plus légères altérations, mais dont l'existence serait,
+par cela même, impossible, si, d'un autre côté, elle n'était point
+inévitablement liée au concours d'un très petit nombre d'actions
+extérieures distinctes. De même, à l'autre extrémité, on voit les
+animaux supérieurs, et surtout l'homme, qui ne sauraient vivre qu'à
+l'aide de l'ensemble le plus complexe de conditions extérieures
+favorables, soit atmosphériques, soit terrestres, sous les divers
+aspects physiques et chimiques, mais qui, par une compensation non moins
+indispensable, sont susceptibles de supporter, à ces différens égards,
+des limites de variation beaucoup plus étendues que celles relatives aux
+organismes inférieurs, en vertu de leur plus grande aptitude à réagir
+sur le système ambiant. Néanmoins, quelle que soit l'importance de cette
+corrélation générale, on n'en pourrait, évidemment, induire aucun
+argument favorable à l'idée d'une prétendue indépendance fondamentale
+des corps vivans envers le monde extérieur, puisque, quand la dépendance
+est moindre en un sens, elle est nécessairement plus complète en un
+autre. Une telle opinion est donc, en réalité, directement
+contradictoire avec la notion même de la vie, envisagée dans l'ensemble
+des êtres connus. On comprend toutefois qu'elle ait pu séduire le génie
+de Bichat, à une époque où la considération fondamentale de la
+hiérarchie biologique ne pouvait encore servir de guide habituel aux
+méditations physiologiques, bornées à l'examen de l'homme, dont la
+véritable analyse est trop difficile pour être heureusement effectuée
+d'une manière directe. Mais il est aisé de prévoir combien le vice
+radical d'un tel point de départ a dû nécessairement altérer tout le
+système des conceptions physiologiques de Bichat, qui s'en est, en
+effet, profondément ressenti, comme nous aurons bientôt l'occasion de le
+constater avec précision.</p>
+
+<p>Depuis que le développement de l'anatomie comparée, en rendant familière
+la considération de l'ensemble rationnel des êtres organisés, a permis
+enfin de fonder, d'une manière systématique, sur des bases vraiment
+positives, la notion abstraite de la vie, plusieurs philosophes
+contemporains, surtout en Allemagne, quoique dirigés par ce lumineux
+principe, se sont laissé égarer à ce sujet par une vicieuse tendance à
+généraliser outre mesure cette notion fondamentale. Une extension
+abusive du langage usité les a conduits à rendre l'idée de vie
+exactement équivalente à celle d'activité spontanée. Dès lors, comme
+tous les corps naturels sont évidemment actifs, à des degrés plus ou
+moins intenses et sous des rapports plus ou moins variés, il devenait
+par cela même nécessairement impossible d'attacher au nom de vie aucune
+signification scientifique nettement déterminée. Il est clair qu'une
+telle aberration logique tendrait même directement à rétablir cette
+confusion fondamentale qui constituait le caractère essentiel de
+l'ancienne philosophie, en représentant un corps quelconque comme plus
+ou moins vivant. L'inconvenance évidente d'affecter deux termes
+philosophiques distincts à la désignation d'une même idée générale, doit
+faire sentir que, afin d'éviter la dégénération déplorable des plus
+hautes questions scientifiques en de puériles discussions de mots, il
+n'est pas moins indispensable de restreindre soigneusement le nom de
+<i>vie</i> aux seuls êtres réellement vivans, c'est-à-dire organisés, que de
+lui attribuer une acception assez étendue pour s'appliquer
+rigoureusement à tous les organismes possibles et à tous leurs modes de
+vitalité. Sous ce rapport, comme relativement à toutes les notions
+vraiment primordiales, les philosophes auraient beaucoup gagné sans
+doute à traiter avec moins de dédain les grossières mais judicieuses
+indications du bon sens vulgaire, véritable point de départ éternel de
+toute sage spéculation scientifique.</p>
+
+<p>Je ne connais jusqu'ici d'autre tentative pleinement efficace pour
+satisfaire à l'ensemble des conditions essentielles d'une définition
+philosophique de la vie que celle de M. de Blainville, lorsqu'il a
+proposé, il y a quinze ans, dans la belle introduction à son traité
+d'anatomie comparée, de caractériser ce grand phénomène par le double
+mouvement intestin, à la fois général et continu, de composition et de
+décomposition, qui constitue en effet sa vraie nature universelle. Cette
+lumineuse définition ne me paraît laisser rien d'important à désirer, si
+ce n'est une indication plus directe et plus explicite de ces deux
+conditions fondamentales co-relatives, nécessairement inséparables de
+l'état vivant, un <i>organisme</i> déterminé et un <i>milieu</i> convenable. Mais
+une telle critique n'est réellement que secondaire, car elle se rapporte
+bien plus à la seule formule qu'à la conception propre. En effet, le
+simple énoncé de M. de Blainville doit spontanément suggérer la double
+pensée d'une organisation disposée de manière à permettre cette
+continuelle rénovation intime, et d'un milieu susceptible à la fois de
+fournir à l'absorption et de provoquer à l'exhalation, quoiqu'il eût été
+plus convenable sans doute d'introduire dans la formule même une mention
+expresse de cette harmonie fondamentale. Sauf cette unique modification,
+il est évident qu'une semblable définition remplit directement, dans la
+plus juste mesure, toutes les prescriptions principales inhérentes à la
+nature d'un tel sujet, et qui ont été ci-dessus suffisamment
+caractérisées. Car, elle présente ainsi l'exacte énonciation du seul
+phénomène rigoureusement commun à l'ensemble des êtres vivans,
+considérés dans toutes leurs parties constituantes et dans tous leurs
+divers modes de vitalité, en excluant d'ailleurs, par sa composition
+même, tous les corps réellement inertes. Telle est, à mes yeux, la
+première base élémentaire de la vraie philosophie biologique.</p>
+
+<p>Au premier abord, les philosophes qui se seraient arrêtés d'une manière
+trop exclusive à la seule considération de l'homme pourraient envisager
+la conception précédente comme directement contraire à la théorie
+générale des définitions, qui prescrit évidemment de chercher la
+caractéristique d'un phénomène quelconque dans les cas où il est le plus
+développé, et non dans ceux où il l'est le moins. Il semble en effet que
+la définition de M. de Blainville n'a point convenablement égard à la
+grande pensée d'Aristote et de Buffon, si fortement établie par Bichat,
+malgré ses exagérations évidentes, sur la distinction capitale entre la
+vie <i>organique</i> et la vie <i>animale</i>, et qu'elle se rapporte entièrement
+à la seule vie végétative. Mais cette importante objection n'aboutirait
+qu'à faire ressortir avec une plus haute évidence toute la judicieuse
+profondeur de la définition proposée, en montrant combien elle repose
+sur une exacte appréciation de l'ensemble de la hiérarchie biologique.
+Car, il est incontestable que, dans l'immense majorité des êtres qui en
+jouissent, la vie <i>animale</i> ne constitue qu'un simple perfectionnement
+complémentaire, sur-ajouté, pour ainsi dire, à la vie <i>organique</i> ou
+fondamentale, et propre, soit à lui procurer des matériaux par une
+intelligente réaction sur le monde extérieur, suit même à préparer ou à
+faciliter ses actes par les sensations, les diverses locomotions, ou
+l'innervation, soit enfin à la mieux préserver des influences
+défavorables. Les animaux les plus élevés, et surtout l'homme, sont les
+seuls où cette relation générale puisse en quelque sorte paraître
+totalement intervertie, et chez lesquels la vie végétale doive sembler,
+au contraire, essentiellement destinée à entretenir la vie animale,
+devenue en apparence le but principal et le caractère prépondérant de
+l'existence organique. Mais, dans l'homme lui-même, cette admirable
+inversion de l'ordre général du monde vivant ne commence à devenir
+compréhensible qu'à l'aide d'un développement très notable de
+l'intelligence et de la sociabilité, qui tend de plus en plus à
+transformer artificiellement l'espèce en un seul individu, immense et
+éternel, doué d'une action constamment progressive sur la nature
+extérieure. C'est uniquement sous ce point de vue qu'on peut considérer
+avec justesse cette subordination volontaire et systématique de la vie
+végétale à la vie animale comme le type idéal vers lequel tend sans
+cesse l'humanité civilisée, quoiqu'il ne doive jamais être entièrement
+réalisé. Il suit de là que, pour la nouvelle science fondamentale dont
+je m'efforcerai, dans le volume suivant, de constituer enfin, sous le
+nom de physique sociale, le système philosophique, une telle notion
+devient convenable comme tendant à présenter sous une forme plus
+énergique l'ensemble des caractères distinctifs de la vie humaine
+proprement dite, et à indiquer d'un seul aspect le but général de notre
+espèce. Mais, en biologie pure, une semblable manière de voir ne serait
+certainement qu'une poétique exagération, dont la nature
+anti-scientifique conduirait nécessairement aux plus vicieuses
+conséquences philosophiques. Quoique le grand objet de la biologie soit
+sans doute, en dernière analyse, une exacte connaissance de l'homme, il
+ne faut pas oublier que, en réalité, c'est seulement dans l'état social,
+et même après une civilisation déjà très prolongée, que se manifestent,
+avec une éclatante évidence, les propriétés essentielles de l'humanité.
+La base et le germe de ces propriétés doivent incontestablement être
+empruntés à la science biologique par la science sociale, qui ne saurait
+trouver ailleurs son point de départ rationnel; mais l'étude directe et
+spéciale des lois de leur développement effectif ne pourrait, sans la
+plus déplorable confusion de doctrines et même de méthodes, être
+abandonnée à la biologie pure, comme je l'établirai soigneusement dans
+le volume suivant. Ainsi, même à l'égard de l'homme, la biologie,
+nécessairement limitée, par sa vraie nature philosophique, à l'étude
+exclusive de l'individu, doit maintenir rigoureusement la notion
+primordiale de la vie animale subordonnée à la vie végétale, comme loi
+générale du règne organique, et dont la seule exception apparente forme
+l'objet spécial d'une toute autre science fondamentale. Il faut enfin
+ajouter, à ce sujet, que, même dans les organismes supérieurs, où la vie
+animale est le plus développée, la vie organique, outre qu'elle en
+constitue à la fois la base et le but, reste encore la seule entièrement
+commune à tous les divers tissus dont ils sont composés, en même temps
+que, suivant la belle observation philosophique de Bichat, elle est
+aussi la seule qui s'exerce d'une manière nécessairement continue, la
+vie animale étant, au contraire, essentiellement intermittente. Tels
+sont les principaux motifs rationnels qui doivent finalement confirmer
+la définition éminemment philosophique de la vie introduite par M. de
+Blainville, tout en concevant néanmoins la considération de l'animalité,
+et même de l'humanité, comme l'objet le plus important de la biologie.</p>
+
+<p>Cette exacte analyse préliminaire du phénomène général qui constitue le
+sujet invariable des spéculations biologiques, nous rendra maintenant
+beaucoup plus facile une définition nette et précise de la science
+elle-même, directement envisagée dans sa destination positive la plus
+complète et la plus étendue. Nous avons reconnu, en effet, que l'idée de
+vie suppose constamment la co-relation nécessaire de deux élémens
+indispensables, un organisme approprié et un milieu<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a>
+<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a> convenable.
+C'est de l'action réciproque de ces deux élémens que résultent
+inévitablement tous les divers phénomènes vitaux, non-seulement animaux,
+comme on le pense d'ordinaire, mais aussi organiques. Il s'ensuit
+aussitôt que le grand problème permanent de la biologie positive doit
+consister à établir, pour tous les cas, d'après le moindre nombre
+possible de lois invariables, une exacte harmonie scientifique entre ces
+deux inséparables puissances du conflit vital et l'acte même qui le
+constitue, préalablement analysé; en un mot, à lier constamment, d'une
+manière non-seulement générale, mais aussi spéciale, la double idée
+d'<i>organe</i> et de <i>milieu</i> avec l'idée de <i>fonction</i>. Au fond, cette
+seconde idée n'est pas moins double que la première: car, d'après la loi
+universelle de l'équivalence nécessaire entre la réaction et l'action,
+le système ambiant ne saurait modifier l'organisme sans que celui-ci
+n'exerce à son tour sur lui une influence correspondante. La notion de
+<i>fonction</i> ou d'<i>acte</i> doit comprendre, en réalité, les deux résultats
+du conflit, mais avec cette distinction essentielle que, la modification
+organique étant, par sa nature, la seule vraiment importante en
+biologie, on néglige le plus souvent la réaction sur le milieu, d'où est
+résultée habituellement l'acception moins étendue du mot <i>fonction</i>,
+affecté seulement aux actes organiques, indépendamment de leurs
+conséquences externes. Toutefois, quand le milieu n'est point
+susceptible d'un renouvellement immédiat et facultatif, comme à l'égard
+du végétal ou de l'animal en repos, il devient évidemment indispensable
+au biologiste lui-même de prendre en sérieuse considération cette
+modification nécessaire du système ambiant, vu l'influence ultérieure
+qu'elle peut exercer sur l'organisme. Dans l'espèce humaine, surtout à
+l'état de société où elle est seulement susceptible de se développer,
+son action, dès lors collective, sur le monde extérieur, ne
+constitue-t-elle point un élément de son étude aussi essentiel que la
+propre modification de l'homme? Néanmoins, on doit reconnaître qu'une
+telle considération, envers chaque organisme, appartient bien plus à son
+histoire naturelle proprement dite qu'à sa physiologie, sauf la
+restriction que je viens d'indiquer. Il y aura donc peu d'inconvéniens à
+conserver ici au mot <i>fonction</i> sa signification la plus usitée,
+quoiqu'il fût plus rationnel de lui attribuer toute son extension
+philosophique, en l'employant à désigner l'ensemble des résultats de
+l'action réciproque continuellement exercée entre l'organisme et le
+milieu.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21"
+name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21">
+(retour) </a> Il serait superflu, j'espère, de motiver
+ expressément l'usage fréquent que je ferai désormais, en
+ biologie, du mot <i>milieu</i>, pour désigner spécialement, d'une
+ manière nette et rapide, non-seulement le fluide où
+ l'organisme est plongé, mais, en général, l'ensemble total
+ des circonstances extérieures, d'un genre quelconque,
+ nécessaires à l'existence de chaque organisme déterminé.
+ Ceux qui auront suffisamment médité sur le rôle capital que
+ doit remplir, dans toute biologie positive, l'idée
+ correspondante, ne me reprocheront pas, sans doute,
+ l'introduction de cette expression nouvelle. Quant à moi, la
+ spontanéité avec laquelle elle s'est si souvent présentée
+ sous ma plume, malgré ma constante aversion pour le
+ néologisme systématique, ne me permet guère de douter que ce
+ terme abstrait ne manquât réellement jusqu'ici à la science
+ des corps vivans.
+</blockquote>
+
+<p>D'après les notions précédentes, la biologie positive doit donc être
+envisagée comme ayant pour destination générale de rattacher constamment
+l'un à l'autre, dans chaque cas déterminé, le point de vue anatomique et
+le point de vue physiologique, ou, en d'autres termes, l'état statique
+et l'état dynamique. Cette relation perpétuelle constitue son vrai
+caractère philosophique. Placé dans un système donné de circonstances
+extérieures, un organisme défini doit toujours agir d'une manière
+nécessairement déterminée; et, en sens inverse, la même action ne
+saurait être identiquement produite par des organismes vraiment
+distincts. Il y a donc lieu à conclure alternativement, ou l'acte
+d'après le sujet, ou l'agent d'après l'acte. Le système ambiant étant
+toujours censé préalablement bien connu, d'après l'ensemble des autres
+sciences fondamentales, on voit ainsi que le double problème biologique
+peut être posé, suivant l'énoncé le plus mathématique possible, en ces
+termes généraux: <i>étant donné l'organe ou la modification organique,
+trouver la fonction ou l'acte, et réciproquement</i>. Une telle définition
+me paraît satisfaire évidemment aux principales conditions
+philosophiques de la science biologique. Elle me semble propre surtout à
+faire hautement ressortir ce but nécessaire de prévision rationnelle,
+que j'ai tant représenté, dans les diverses parties de cet ouvrage,
+comme la destination caractéristique de toute <i>science</i> réelle, opposée
+à la simple <i>érudition</i>. Car, elle indique clairement que la vraie
+biologie doit tendre à nous permettre de toujours prévoir comment agira,
+dans des circonstances données, tel organisme déterminé, ou par quel
+état organique a pu être produit tel acte accompli.</p>
+
+<p>Sans doute, vu l'extrême imperfection de la science, due nécessairement
+à son immense complication, cette divination rationnelle peut rarement,
+surtout aujourd'hui, être exercée d'une manière à la fois sûre et
+étendue. Mais tel n'en est pas moins le but évident de la biologie,
+quoique cette science, comme toute autre, et même plus qu'aucune autre,
+doive éternellement rester plus ou moins inférieure à sa destination
+philosophique, terme idéal qui, à l'égard d'une science quelconque, est
+strictement indispensable pour diriger sans hésitation, dans la voie
+d'une positivité systématique, les travaux partiels de tous ceux qui la
+cultivent. Cet office fondamental doit avoir, par sa nature, encore plus
+d'importance envers une science que l'immensité de ses inextricables
+détails expose nécessairement plus qu'aucune autre à la stérile et
+déplorable dispersion des efforts intellectuels sur d'oiseuses et
+incohérentes recherches secondaires. Pour vérifier la rationnalité d'une
+telle destination générale de la biologie, il n'est nullement
+indispensable que ce but soit toujours atteint, ni même qu'il le soit le
+plus souvent: il suffit que, de l'aveu de tous, les points de doctrine à
+l'égard desquels il a pu être jusqu'ici plus ou moins complétement
+réalisé constituent les parties de la science les plus parfaites; or,
+c'est ce que personne, sans doute, ne contestera.</p>
+
+<p>Ma définition de la science biologique s'écarte beaucoup, il est vrai,
+des habitudes actuelles, en ce qu'elle a peu d'égards à la distinction
+vulgaire entre l'anatomie et la physiologie, qui s'y trouvent intimement
+combinées. Je dois à ce sujet directement avouer avec franchise que, ni
+sous le point de vue dogmatique, ni sous l'aspect historique, je ne
+reconnais de motifs suffisans pour maintenir la séparation ordinaire
+entre ces deux faces, rationnellement inséparables à mes yeux, d'un
+problème unique. D'une part, en effet, s'il ne peut évidemment exister
+de saine physiologie isolée de l'anatomie, n'est-il pas réciproquement
+tout aussi certain que, sans la physiologie, l'anatomie n'aurait aucun
+vrai caractère scientifique, et serait même le plus souvent
+inintelligible? Les considérations d'usages éclairent autant celles de
+structure qu'elles en sont éclairées. En second lieu, l'origine
+historique de cette vicieuse séparation me semble démontrer clairement
+qu'elle n'est qu'un résultat passager de l'enfance de la science
+biologique; car, elle est uniquement provenue de ce que la physiologie
+proprement dite faisait autrefois partie du système universel de la
+philosophie métaphysique, quelque disposés que nous soyons aujourd'hui à
+oublier un état encore si rapproché. C'est d'abord par les seules
+considérations anatomiques, comme plus simples et plus faciles, que
+cette vaine philosophie a été à cet égard discréditée, et que la
+positivité a commencé à s'introduire en biologie; en sorte qu'une telle
+distinction n'avait réellement d'autre office primitif que de séparer
+nettement entre elles la partie positive et la partie métaphysique de
+l'étude des corps vivans, comme on le voit encore dans les écoles
+arriérées. Depuis que l'accomplissement graduel de cette grande
+révolution intellectuelle a commencé aussi à convertir la physiologie
+elle-même en une véritable science, il n'existe plus aucun motif
+légitime d'une séparation qui ne se prolonge encore que par un usage
+irréfléchi, ou par une fausse interprétation philosophique d'une
+situation transitoire. Il est d'ailleurs assez évident désormais que
+cette division momentanée tend, de jour en jour, à s'effacer
+complétement. Au reste, je dois naturellement revenir, à la fin de ce
+discours, sur la véritable appréciation définitive d'une telle division.</p>
+
+<p>D'après les explications antérieures, on doit remarquer, en outre, que
+non-seulement ma définition de la biologie ne sépare point, d'avec la
+physiologie proprement dite, la simple anatomie, mais qu'elle y joint
+même nécessairement une autre partie essentielle, dont la nature est
+jusqu'ici peu connue. En effet, si l'idée de vie est réellement
+inséparable de celle d'organisation, l'une et l'autre ne sauraient
+s'isoler davantage, comme je l'ai établi, de celle d'un milieu spécial
+en relation déterminée avec elles. Il en résulte donc un troisième
+aspect élémentaire, non moins indispensable, du sujet fondamental de la
+biologie, savoir la théorie générale des milieux organiques, et de leur
+action sur l'organisme, envisagée d'une manière abstraite. Les
+philosophes naturistes de l'Allemagne contemporaine ont eu, ce me
+semble, un sentiment confus, mais irrécusable, de cette nouvelle partie
+essentielle, lorsqu'ils ont ébauché leur célèbre conception d'une sorte
+de règne intermédiaire, composé de l'air et de l'eau, servant de lien
+général entre le monde inorganique et le monde organique. Toutefois,
+personne ne me paraît en avoir nettement conçu une juste idée avant M.
+de Blainville, qui, le premier, a directement tenté de l'introduire,
+dans son grand cours de physiologie ci-dessus mentionné, sous le nom
+très expressif d'étude des modificateurs externes, soit généraux, soit
+spéciaux. Malheureusement, cette partie, qui, après l'anatomie
+proprement dite, constitue le préliminaire général le plus indispensable
+de la biologie définitive, est encore tellement imparfaite et même si
+peu caractérisée que la plupart des physiologistes actuels n'en
+soupçonnent pas l'existence distincte et nécessaire.</p>
+
+<p>Pour apprécier convenablement la destination philosophique de la
+biologie, telle que je l'ai définie, il faut ajouter enfin que cette
+relation permanente entre les idées d'organisation et les idées de vie
+doit être, autant que possible, établie d'après les lois fondamentales
+du monde inorganique, convenablement modifiées par les propriétés
+spéciales des tissus vivans. Il est clair, en effet, que, toutes les
+fois qu'il se produit, dans l'organisme, un acte vraiment mécanique,
+physique, ou chimique, ce qui a fréquemment lieu, l'explication d'un tel
+phénomène serait radicalement imparfaite si l'on ne la rattachait point
+aux lois générales des phénomènes analogues, qui doivent nécessairement
+s'y vérifier, quelle que soit d'ailleurs la difficulté d'y réaliser leur
+exacte application. On doit, du reste, soigneusement éviter de pousser
+jusqu'à une irrationnelle exagération cette tendance philosophique; car,
+un grand nombre de phénomènes vitaux ne pouvant, par leur nature, avoir
+réellement aucun analogue parmi les phénomènes inorganiques, il serait
+manifestement absurde de chercher dans ces derniers les bases positives
+de la théorie des premiers. La saine biologie ne peut alors que saisir,
+dans les phénomènes vitaux eux-mêmes, le plus fondamental de tous, afin
+d'y rattacher les autres, conformément à l'esprit général de toute
+véritable explication scientifique. À cet égard, la grande distinction
+de la vie en organique et animale doit avoir nécessairement une extrême
+importance, comme j'aurai lieu de le développer dans les leçons
+suivantes. Car, en principe, tous les actes de la vie organique sont
+essentiellement physiques et chimiques, ce qui ne saurait être pour les
+actes de la vie animale, du moins à l'égard des phénomènes primordiaux,
+et surtout en ce qui concerne les fonctions nerveuses et cérébrales. Les
+uns sont donc susceptibles, par leur nature, d'un ordre plus parfait
+d'explications, que les autres ne comportent pas, ainsi que je
+l'établirai ultérieurement d'une manière spéciale.</p>
+
+<p>La définition que j'ai proposée pour la science biologique, conduit
+d'elle-même à caractériser avec précision, non-seulement l'objet de la
+science, ou la nature propre de ses recherches, mais aussi son sujet,
+c'est-à-dire, le champ qu'elle doit embrasser. Car, d'après cette
+formule générale, ce n'est pas simplement dans un organisme unique, mais
+essentiellement dans tous les organismes connus, et même possibles, que
+la biologie philosophique doit s'efforcer d'établir cette harmonie
+constante et nécessaire entre le point de vue anatomique et le point de
+vue physiologique. J'examinerai directement plus bas l'importance
+vraiment fondamentale de cette extension totale de la biologie à
+l'ensemble de son vaste domaine, en montrant qu'il ne peut exister, dans
+une telle science, de notions pleinement satisfaisantes que celles qui
+sont réellement communes à la hiérarchie entière des êtres vivans, y
+compris non-seulement tous les animaux, mais encore, et même plus
+spécialement à plusieurs titres, les végétaux. Du reste, afin de
+maintenir avec soin, sous la forme la plus explicite, cette parfaite
+unité du sujet, qui constitue une des principales beautés philosophiques
+de la biologie, il convient d'ajouter ici que, malgré cette apparence
+d'une diversité presque indéfinie, l'étude de l'homme doit toujours
+hautement dominer le système complet de la science biologique, soit
+comme point de départ, soit comme but. En effet, un esprit philosophique
+ne saurait, à vrai dire, étudier spécialement aucun autre organisme que
+dans l'espoir rationnel des lumières indispensables qui doivent
+nécessairement en résulter pour une plus exacte connaissance de l'homme
+lui-même. D'un autre côté, la notion générale de l'homme étant, par sa
+nature, la seule immédiate, elle constitue inévitablement la seule unité
+fondamentale d'après laquelle nous puissions apprécier, à un degré plus
+ou moins exact, tous les autres systèmes organiques; c'est uniquement là
+que le point de vue essentiel de la philosophie primitive doit être
+convenablement maintenu par une philosophie plus profonde. Telle est
+donc la solidarité nécessaire de toutes les parties de la science
+biologique, malgré l'imposante immensité de son domaine rationnel.</p>
+
+<p>Après avoir ainsi nettement caractérisé le but et l'objet de la
+biologie, et circonscrit exactement le champ général de ses recherches,
+nous pourrons procéder, d'une manière plus sommaire, et néanmoins
+satisfaisante, à l'examen philosophique de ses divers autres aspects
+essentiels. Nous devons, à cet effet, considérer maintenant, en premier
+lieu, la vraie nature des moyens fondamentaux d'investigation qui lui
+sont propres.</p>
+
+<p>La loi philosophique que j'ai établie, dans le volume précédent, sur
+l'inévitable accroissement général de nos ressources scientifiques à
+mesure que la nature des phénomènes étudiés se complique davantage, se
+vérifie ici de la manière la moins équivoque. Si, d'un côté, les
+phénomènes biologiques sont incomparablement plus compliqués que tous
+les précédens, d'une autre part, et comme suite naturelle de cette
+complication supérieure, ainsi que nous allons le constater, leur étude
+comporte nécessairement l'ensemble le plus étendu de moyens
+intellectuels, dont plusieurs essentiellement nouveaux, et développe
+dans l'esprit humain des facultés pour ainsi dire inactives jusqu'alors,
+ou que du moins les autres sciences fondamentales ne pouvaient offrir
+qu'à l'état rudimentaire, malgré l'invariable unité de la méthode
+positive. Je ne dois point envisager ici, quelle que soit, en réalité,
+leur extrême importance, les moyens rationnels qui résultent
+immédiatement, pour la science biologique, de sa relation philosophique
+avec le système des sciences antérieures, soit quant à la méthode, ou à
+la doctrine; ils seront naturellement ci-après le sujet d'un examen
+spécial, en traitant de la vraie position de la biologie dans ma
+hiérarchie encyclopédique. En ce moment, je ne dois m'occuper que des
+moyens essentiels d'exploration directe et d'analyse des phénomènes, qui
+appartiennent à cette nouvelle branche fondamentale de la philosophie
+naturelle.</p>
+
+<p>Parmi les trois modes principaux que j'ai distingués, en général, dans
+l'art d'observer, le premier et le plus fondamental de tous,
+l'observation proprement dite, acquiert évidemment en biologie une
+extension supérieure. Nous avons déjà reconnu, dans la première partie
+de ce volume, que, à partir des phénomènes chimiques, le sujet de la
+philosophie naturelle devient nécessairement susceptible d'exploration
+immédiate par l'ensemble de tous nos sens, jusqu'alors plus ou moins
+incomplètement applicable. Tant que les recherches scientifiques se
+bornent à des phénomènes très généraux, et par cela même fort simples,
+comme en physique, en astronomie surtout, et éminemment en mathématique,
+on ne doit éprouver aucun inconvénient réel à être nécessairement réduit
+à l'emploi de deux ou trois sens, ou même d'un seul; et ces sciences,
+malgré cette apparente infériorité de moyens matériels, n'en constituent
+pas moins, comme nous l'avons pleinement établi jusqu'ici, vu l'extrême
+simplicité de leur sujet, les parties incomparablement les plus
+parfaites de la philosophie naturelle. Mais il n'en serait plus ainsi à
+l'égard des phénomènes chimiques, et, à plus forte raison, envers les
+phénomènes biologiques. Aussi ces deux nouvelles catégories
+comportent-elles directement, par leur nature, l'emploi combiné des cinq
+sens. La biologie présente, sous cet aspect, comparativement à la chimie
+elle-même, un accroissement très important et non moins nécessaire.</p>
+
+<p>Il consiste d'abord dans l'usage des appareils artificiels destinés à
+perfectionner les sensations naturelles, surtout en ce qui concerne la
+vision. Malgré les remontrances, justes quoique exagérées, de M.
+Raspail à ce sujet, il est certain que de tels appareils seront toujours
+peu employés par les chimistes, parce que la nature des phénomènes
+chimiques ne permet guère d'en concevoir aucune application générale
+fort importante. Ils sont, au contraire, éminemment propres à améliorer
+l'exploration biologique, quelque sages précautions qu'y exige
+d'ailleurs leur emploi, si aisément illusoire, et nonobstant l'abus qui
+en a souvent été fait, ou l'importance démesurée qu'on leur a trop
+fréquemment accordée. Sous le point de vue statique surtout, ils
+permettent de mieux apprécier une structure, dont les détails les moins
+perceptibles peuvent acquérir, à tant d'égards, une importance capitale.
+Même sous le point de vue dynamique, quoiqu'ils y soient bien moins
+efficaces, ils conduisent quelquefois à observer directement le jeu
+élémentaire des moindres parties organiques, base ordinaire des
+principaux phénomènes vitaux. Jusqu'à présent, ces perfectionnemens
+artificiels sont essentiellement bornés à la vision, qui continue à être
+ici, comme pour tous les autres phénomènes, le fondement essentiel de
+l'observation scientifique. On doit néanmoins remarquer avec intérêt les
+appareils imaginés de nos jours pour le perfectionnement de l'audition,
+et qui, primitivement destinés aux explorations pathologiques,
+conviennent également à l'étude de l'organisme dans l'état normal.
+Quoique grossiers encore, et nullement comparables aux appareils
+microscopiques, ces instrumens peuvent néanmoins donner une idée des
+améliorations que comportera sans doute ultérieurement l'audition
+artificielle. Il faut même concevoir, par analogie, que tous les autres
+sens, sans en excepter le toucher, seraient très probablement
+susceptibles de donner lieu à de semblables artifices, qui pourront être
+un jour suggérés à l'inquiète sagacité des explorateurs par une théorie
+plus rationnelle et plus complète des sensations correspondantes, ce qui
+achèverait le système, à peine ébauché, de nos moyens factices
+d'observation directe.</p>
+
+<p>En second lieu, les ressources fondamentales de l'observation biologique
+sont supérieures à celles de l'observation chimique sous un autre aspect
+encore plus capital, et plus nécessairement inhérent à la nature propre
+des phénomènes. Car, d'après la vraie position relative des deux
+sciences, le biologiste peut, évidemment, disposer de l'ensemble des
+procédés chimiques, comme d'une sorte de faculté nouvelle, pour
+perfectionner l'exploration préliminaire du sujet de ses recherches. Un
+tel moyen serait, par sa nature, radicalement interdit au chimiste, pour
+lequel son usage constituerait directement un cercle vicieux
+fondamental, puisqu'on supposerait ainsi réellement accomplie l'étude
+même qu'on entreprend. Les caractères purement physiques sont les seuls
+admissibles dans la définition préalable des corps dont le chimiste
+s'occupe, en vertu de l'antériorité scientifique de la physique comparée
+à la chimie: il ne connaîtra leurs propriétés chimiques qu'après
+l'entière solution de ses problèmes, et, en conséquence, il ne saurait
+les ranger parmi ses données, quoique une exposition peu rationnelle
+tende ordinairement à déguiser une telle nécessité, que les recherches
+effectives mettent toujours en pleine évidence. Pour le biologiste, au
+contraire, la chimie devant être tout aussi connue que la physique, il
+peut employer l'une et l'autre science à l'éclaircissement préliminaire
+de son sujet propre, conformément à cette règle philosophique évidente
+que toute doctrine peut être convertie en une méthode à l'égard de
+celles qui la suivent dans la vraie hiérarchie scientifique, et jamais
+envers celles qui l'y précèdent<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a>
+<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>. La biologie commence aujourd'hui à
+utiliser, quoique très imparfaitement encore, cette importante propriété
+fondamentale, compensation nécessaire, bien qu'insuffisante, de la
+complication supérieure de ses phénomènes. C'est surtout dans les
+observations anatomiques, ainsi qu'il eût été facile de le prévoir, que
+l'on a fait déjà, à un certain degré, un heureux usage des procédés
+chimiques pour mieux caractériser les divers tissus élémentaires et les
+principaux produits de l'organisme, en suivant, à cet égard comme à tant
+d'autres, les lumineuses indications de Bichat. Quoique les observations
+physiologiques proprement dites comportent beaucoup moins, par leur
+nature, l'emploi d'un tel moyen, il peut cependant y être aussi d'une
+efficacité réelle et notable. Il est, du reste, sous-entendu que, dans
+l'un ou l'autre cas, ce genre d'exploration doit être, comme tout autre,
+toujours soigneusement subordonné aux maximes générales de la saine
+philosophie biologique; en sorte que, par exemple, il faut savoir éviter
+ces minutieux détails numériques qui surchargent trop souvent les
+analyses chimiques des tissus organiques, et qui sont radicalement
+incompatibles avec le véritable esprit de la science des corps vivans.
+Enfin, pour achever de caractériser sommairement l'accroissement des
+moyens élémentaires d'observation proprement dite en biologie, il ne
+faut pas négliger de noter que les substances qui composent
+immédiatement les corps organisés sont, presque toujours, par leur
+nature, plus ou moins alibiles; d'où il résulte que l'examen des effets
+alimentaires peut souvent devenir, mais sous le seul point de vue
+anatomique, un utile complément des autres procédés d'exploration,
+surtout de l'exploration chimique et de la gustation, dont il constitue,
+pour ainsi dire, un appendice naturel. Bichat, qui, le premier, en a
+introduit l'usage, l'a plusieurs fois très heureusement employé, pour
+suppléer à l'absence ou à l'imperfection des épreuves chimiques.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22"
+name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22">
+(retour) </a> Il peut être utile de remarquer, à ce sujet,
+ que cette règle est souvent méconnue, sous un rapport grave,
+ dans l'exposition dogmatique de la biologie actuelle.
+ Bichat, dans son immortel Traité d'<i>Anatomie générale</i>, a
+ consacré l'usage peu rationnel de comprendre les propriétés
+ physiologiques elles-mêmes parmi les caractères essentiels
+ destinés à définir chaque tissu, au même titre que les
+ caractères physiques, chimiques, et purement anatomiques, ce
+ qui constitue, ce me semble, un véritable cercle vicieux. On
+ ne saurait concevoir, sans doute, que deux tissus,
+ identiques sous tous les divers aspects statiques, pussent
+ différer physiologiquement, en sorte qu'une telle addition
+ serait au moins superflue. Mais, en outre, elle me paraît
+ tendre directement à faire méconnaître le véritable esprit
+ de la science biologique, qui consiste précisément, comme je
+ l'ai établi, à conclure l'état dynamique de l'état statique,
+ ou réciproquement, tandis qu'un tel usage mêle confusément
+ les inconnues du problème avec les données. On peut vérifier
+ aisément cette critique, en considérant que si ces notions
+ dynamiques, mal à propos introduites, pour chaque tissu,
+ parmi les notions purement statiques, n'étaient pas toujours
+ nécessairement incomplètes, la physiologie se trouverait
+ ainsi graduellement absorbée, en ce qu'elle a de plus
+ capital, par la simple anatomie, qui, par sa nature, n'en
+ saurait être qu'un préliminaire indispensable. En un mot,
+ cette disposition est, en elle-même, aussi irrationnelle que
+ celle des chimistes qui emploieraient les propriétés
+ chimiques à caractériser les corps dont ils s'occupent.
+</blockquote>
+
+<p>Considérons maintenant le second mode fondamental d'investigation
+biologique, c'est-à-dire, l'expérimentation proprement dite, qui
+s'applique nécessairement, d'une manière plus spéciale, aux phénomènes
+purement physiologiques, et dont l'exacte appréciation philosophique est
+d'une importance capitale, en même temps que d'une plus grande
+difficulté, surtout à cause des notions vicieuses qu'on s'en forme
+encore habituellement.</p>
+
+<p>En examinant, sous un point de vue général, les conditions essentielles
+d'une expérimentation rationnelle, j'ai déjà établi, à ce sujet, dans la
+vingt-huitième leçon et dans la trente-cinquième, que, parmi tous les
+ordres de phénomènes, les phénomènes physiques sont ceux qui, par leur
+nature, doivent le mieux comporter un tel genre d'exploration. Ils sont
+assez complexes, et par suite assez variés, pour permettre, et même pour
+exiger, l'application la plus étendue de l'art expérimental; et,
+néanmoins, en vertu de leur grande généralité, de leur simplicité
+relative, et de l'extrême diversité des circonstances compatibles avec
+leur production, les expériences peuvent y être instituées de la manière
+la plus satisfaisante. Aussitôt qu'on s'écarte de cet heureux ensemble
+de caractères, en passant à des phénomènes plus particuliers et plus
+compliqués, l'usage de l'expérimentation devient nécessairement de moins
+en moins décisif. Même à l'égard des phénomènes chimiques, nous avons
+reconnu qu'ils présentent, sous ce rapport, de grandes difficultés
+fondamentales, et que l'emploi des expériences ne semble y être si
+étendu que par suite d'une disposition peu philosophique, trop commune
+aujourd'hui, à confondre l'observation d'un phénomène artificiel avec
+une véritable expérimentation. Toutefois, l'art expérimental proprement
+dit offre encore à la chimie une ressource capitale. Mais, dans l'étude
+des corps vivans, la nature des phénomènes me paraît opposer directement
+des obstacles presque insurmontables à toute large et féconde
+application d'un tel procédé; ou, du moins, c'est par des moyens d'un
+autre ordre que doit être surtout poursuivi le perfectionnement
+essentiel de la science biologique.</p>
+
+<p>Une expérimentation quelconque est toujours destinée à découvrir suivant
+quelles lois chacune des influences déterminantes ou modificatrices d'un
+phénomène participe à son accomplissement; et elle consiste, en général,
+à introduire, dans chaque condition proposée, un changement bien défini,
+afin d'apprécier directement la variation correspondante du phénomène
+lui-même. L'entière rationnalité d'un tel artifice et son succès
+irrécusable reposent évidemment sur ces deux suppositions fondamentales:
+1º. que le changement introduit soit pleinement compatible avec
+l'existence du phénomène étudié, sans quoi la réponse serait purement
+négative; 2º. que les deux cas comparés ne diffèrent exactement que sous
+un seul point de vue, car autrement l'interprétation, quoique directe,
+serait essentiellement équivoque. Or, la nature des phénomènes
+biologiques doit rendre presque impossible une suffisante réalisation de
+ces deux conditions préliminaires, et surtout de la seconde. Nous avons
+établi, en effet, que ces phénomènes exigent nécessairement le concours
+indispensable d'un grand nombre d'influences distinctes, tant
+extérieures qu'intérieures, qui, malgré leur diversité, sont étroitement
+liées entre elles, et dont l'harmonie ne saurait persister, au degré
+convenable qu'entre certaines limites de variation plus ou moins
+étendues. Rien n'est donc plus facile, sans doute, que de troubler, de
+suspendre, ou même de faire entièrement cesser, l'accomplissement de
+tels phénomènes; mais, au contraire, nous devons éprouver les plus
+grandes difficultés à y introduire une perturbation exactement
+déterminée, soit quant au genre, soit, à plus forte raison, quant au
+degré. Trop prononcée, elle empêcherait le phénomène; trop faible, elle
+ne caractériserait point assez le cas artificiel. D'un autre côté, lors
+même qu'elle a pu être primitivement restreinte à la modification
+directe d'une seule des conditions du phénomène, elle affecte
+nécessairement presqu'aussitôt la plupart des autres, en vertu de leur
+consensus universel. À la vérité, cette inévitable perturbation
+indirecte peut quelquefois n'exercer, sur certains phénomènes, qu'une
+influence réellement négligeable; et c'est ce qui a permis, en plusieurs
+occasions, très importantes quoique fort rares, une judicieuse
+application de l'art expérimental aux recherches biologiques. Mais, à
+l'égard même des questions qui comportent effectivement, à un degré
+suffisant, un tel mode d'examen, l'institution rationnelle des
+expériences présente des difficultés capitales, qui ne sauraient être
+surmontées que par un esprit très philosophique, procédant, avec une
+extrême circonspection, d'après une étude préalable, convenablement
+approfondie, de l'ensemble du sujet à explorer. Aussi, sauf un petit
+nombre d'heureuses exceptions, les expériences physiologiques ont-elles
+jusqu'ici suscité ordinairement des embarras scientifiques supérieurs à
+ceux qu'elles se proposaient de lever, sans parler, d'ailleurs, de
+celles, plus multipliées encore, qui n'avaient réellement aucun but
+bien défini, et qui n'ont abouti qu'à encombrer la science de détails
+oiseux et incohérens.</p>
+
+<p>Pour compléter, sous le point de vue philosophique de ce Traité, cette
+sommaire appréciation de l'expérimentation biologique proprement dite,
+je crois devoir y introduire une nouvelle considération générale, qui
+pourrait contribuer à mieux diriger désormais l'emploi d'un tel moyen.
+En effet, les phénomènes vitaux dépendent, par leur nature, de deux
+ordres bien distincts de conditions fondamentales, les unes relatives à
+l'organisme lui-même, les autres au système ambiant. De là, ce me
+semble, résultent nécessairement deux modes nettement différens
+d'appliquer à ces phénomènes la méthode expérimentale, en introduisant,
+tantôt dans l'organisme, et tantôt dans le milieu, des perturbations
+déterminées. L'altération du milieu tend constamment, il est vrai, à
+troubler l'organisme, en sorte qu'une telle division peut paraître
+impraticable; mais il faut considérer que l'étude de cette réaction
+constituerait elle-même une partie essentielle de l'analyse proposée,
+indépendamment de l'exploration directe des effets purement
+physiologiques, ce qui permet évidemment de maintenir une semblable
+distinction.</p>
+
+<p>Jusqu'ici les principales séries d'expériences tentées en biologie,
+appartiennent presque exclusivement à la première de ces deux catégories
+générales, c'est-à-dire qu'elles sont essentiellement relatives à une
+perturbation artificielle de l'organisme et non du milieu, sans qu'on se
+soit, d'ailleurs, expressément occupé le plus souvent de maintenir le
+milieu dans un état invariable. Or, il importe de remarquer, en
+principe, que ce mode d'expérimentation doit précisément être,
+d'ordinaire, le moins rationnel, parce qu'il est beaucoup plus difficile
+d'y satisfaire convenablement aux conditions fondamentales ci-dessus
+rappelées. En effet, la vie est bien moins compatible avec l'altération
+des organes qu'avec celle du système ambiant; et, de plus, le consensus
+des différens organes entre eux est tout autrement intime que leur
+harmonie avec le milieu. Sous l'un et l'autre aspect, on ne saurait
+ordinairement imaginer, en ce genre d'expériences moins susceptibles
+d'un vrai succès scientifique que celles de vivisection, qui ont été
+néanmoins les plus fréquentes. La mort, plus ou moins prochaine et
+souvent rapide, qu'elles déterminent presque toujours dans un système
+éminemment indivisible, et le trouble universel que l'ensemble de
+l'économie organique en éprouve immédiatement, les rendent, en général,
+plus spécialement impropres à procurer aucune solution positive. Je
+fais, d'ailleurs, ici complétement abstraction de l'évidente
+considération sociale qui, non-seulement à l'égard de l'homme, mais
+aussi envers les animaux (sur lesquels nous ne saurions, sans doute,
+nous reconnaître des droits absolument illimités), doit faire hautement
+réprouver cette légèreté déplorable qui laisse contracter à la jeunesse
+des habitudes de cruauté, aussi radicalement funestes à son
+développement moral que profondément inutiles, pour ne pas dire
+davantage, à son développement intellectuel.</p>
+
+<p>La seconde classe essentielle d'expériences physiologiques, où, sans
+affecter directement les organes, on modifie seulement, sous un point de
+vue déterminé, le système des circonstances extérieures, me paraît
+constituer, en général, le mode d'expérimentation le mieux approprié à
+la nature des phénomènes vitaux, quoiqu'il ait été jusqu'à présent à
+peine employé, si ce n'est, par exemple, dans quelques recherches fort
+incomplètes sur l'action des atmosphères artificielles, sur l'influence
+comparative de différentes sortes d'alimentation, etc. Alors, en effet,
+on est évidemment beaucoup plus maître de circonscrire, avec une
+exactitude scientifique, la perturbation factice dont il s'agit
+d'apprécier l'influence physiologique, et qui porte sur un système
+susceptible d'une bien plus complète connaissance. En même temps, son
+action sur l'organisme, quoique assez prononcée pour rester aisément
+appréciable, peut être ménagée de telle manière que le trouble général
+de l'économie vienne beaucoup moins altérer l'observation spéciale de
+l'effet principal. Il faut ajouter enfin que toute expérimentation de ce
+genre comporte bien davantage une suspension volontaire, qui permet de
+rétablir l'état normal, à la seule condition, bien plus facile à
+remplir, de n'avoir produit dans l'organisme aucune modification
+profonde et durable. Or, cette dernière propriété, qui ne saurait guère
+appartenir au premier mode d'expérimentation, est éminemment favorable à
+la rationnalité des inductions, en rendant le parallèle plus direct et
+plus parfait. Car, lorsque l'organisme a été directement modifié, et
+surtout dans les expériences de vivisection, la comparaison entre le cas
+artificiel et le cas naturel, outre les causes essentielles
+d'incertitude propres à une telle méthode, est ordinairement exposée,
+par suite même de la violence du procédé, à cette nouvelle chance
+d'erreur que l'état normal se juge sur un individu et sa perturbation
+sur un autre, souvent pris au hasard. Le parallèle peut, sans doute,
+être beaucoup plus juste dans le second mode d'expérimentation, qui
+permet d'apprécier les deux états sur le même individu. Il est
+satisfaisant de reconnaître, par un tel ensemble de motifs, que le genre
+d'expériences le moins violent doive nécessairement être aussi le plus
+instructif.</p>
+
+<p>En considérant l'application générale de la méthode expérimentale
+proprement dite aux divers organismes de la série biologique, la nature
+des difficultés essentielles change beaucoup plus que leur intensité
+réelle, qui néanmoins n'est pas toujours la même. Plus l'organisme est
+élevé, plus il devient artificiellement modifiable, soit par
+l'altération directe d'un ensemble de conditions organiques plus
+compliqué, soit d'après les changemens plus variés d'un système plus
+étendu d'influences extérieures. Sous ce point de vue, le champ de
+l'expérimentation physiologique, dans l'un ou l'autre de ces deux modes
+fondamentaux, acquiert une extension croissante, à mesure qu'on remonte
+la hiérarchie biologique. Mais, d'un autre côté, la difficulté d'une
+rationnelle institution des expériences augmente proportionnellement,
+par une suite non moins nécessaire des mêmes caractères; en sorte que, à
+mon avis, la facilité d'expérimenter est dès lors plus que compensée,
+pour le vrai perfectionnement de la science, par l'extrême embarras
+qu'on éprouve à le faire avec succès. Quand il s'agit, au contraire,
+d'organismes inférieurs, des organes plus simples et moins variés, liés
+entre eux par un consensus moins intime, et en même temps un milieu
+moins complexe et mieux défini, présentent à la saine expérimentation
+biologique un ensemble de conditions évidemment plus favorable, quoique,
+sous un autre aspect, son domaine y doive être, par cela même, plus
+restreint, surtout à l'égard des circonstances extérieures, dont les
+variations admissibles sont plus limitées; il faut d'ailleurs considérer
+qu'on s'éloigne alors extrêmement de l'unité fondamentale de la
+biologie, c'est-à-dire du type humain, ce qui doit rendre le jugement
+plus incertain, principalement en ce qui concerne les phénomènes de la
+vie animale. Néanmoins, quelque équivalens que paraissent, pour les
+divers organismes, les différens obstacles fondamentaux à une large et
+satisfaisante application de la méthode expérimentale, il me semble
+incontestable, en dernière analyse, que cette méthode devient d'autant
+plus convenable que l'on descend davantage dans la hiérarchie
+biologique, parce qu'on est dès lors moins éloigné de la constitution
+scientifique propre à la physique inorganique, à laquelle l'art des
+expériences est, à mes yeux, par sa nature, essentiellement destiné.</p>
+
+<p>Malgré cette sévère appréciation philosophique de l'art expérimental
+appliqué aux recherches physiologiques, personne ne conclura, j'espère,
+que je veuille, d'une manière absolue, condamner son usage en biologie,
+lorsqu'on a pu parvenir à réaliser, à un degré suffisant, le difficile
+accomplissement de l'ensemble si complexe des conditions variées qu'il
+exige. Il faudrait, sans doute, être égaré par de bien puissantes
+préoccupations pour ne pas sentir vivement le profond mérite et la haute
+importance scientifique des expériences si simples de Harvey sur la
+circulation, de la lumineuse série d'essais de Haller sur
+l'irritabilité, d'une partie des expériences remarquables de Spallanzani
+sur la digestion et sur la génération, du bel ensemble de recherches
+expérimentales de Bichat sur la triple harmonie entre le coeur, le
+cerveau, et le poumon dans les animaux supérieurs, des belles
+expériences de Legallois sur la chaleur animale, etc., et de plusieurs
+autres tentatives analogues, qui, vu l'immense difficulté du sujet,
+peuvent rivaliser, pour ainsi dire, avec ce que la physique proprement
+dite nous présente de plus parfait. Le soin que j'ai pris ici d'indiquer
+sommairement quelques nouvelles vues philosophiques relatives au
+perfectionnement général de l'expérimentation biologique, doit, ce me
+semble, suffisamment constater que je regarde l'art expérimental comme
+pouvant, en effet, concourir efficacement aux vrais progrès ultérieurs
+de l'étude des corps vivans. Mais, je devais néanmoins, contribuer,
+autant qu'il est en moi, à rectifier les notions fausses ou exagérées
+qu'on se forme communément aujourd'hui d'une telle méthode, vers
+laquelle son apparente facilité tend à entraîner presque exclusivement
+les esprits, et qui est si loin toutefois de constituer le mode général
+d'exploration le mieux approprié à la nature des phénomènes biologiques.
+Il faut maintenant, afin que cette importante question soit
+convenablement envisagée dans son ensemble, ajouter ici encore une
+nouvelle considération capitale, sur la haute destination scientifique
+de l'exploration pathologique, envisagée comme offrant, pour la
+biologie, d'une manière bien plus satisfaisante, le véritable équivalent
+général de l'expérimentation proprement dite.</p>
+
+<p>Suivant une remarque déjà indiquée dès le volume précédent, le vrai
+caractère de la saine expérimentation scientifique ne saurait consister
+dans l'institution artificielle des circonstances d'un phénomène
+quelconque; mais il résulte surtout du choix rationnel des cas,
+d'ailleurs naturels ou factices, les plus propres à mettre en évidence
+la marche essentielle du phénomène proposé. Les dispositions établies
+par notre intervention volontaire n'ont jamais de valeur scientifique
+que comme devant mieux satisfaire à cette seule condition essentielle,
+envers les phénomènes d'après lesquels s'est formée, à ce sujet, notre
+éducation philosophique, c'est-à-dire, les phénomènes inorganiques.
+Mais, si, au contraire, il pouvait arriver, dans un sujet quelconque de
+recherches positives, que l'exploration des cas artificiels fût
+nécessairement plus inextricable, et que, en sens inverse, certains cas
+naturels heureusement choisis s'adaptassent spécialement à une plus
+lucide analyse, ce serait, évidemment, prendre le moyen pour le but, et
+sacrifier puérilement le fond à la forme, que de persister alors, avec
+une obstination routinière, à préférer l'expérience proprement dite à
+une observation ainsi caractérisée: une semblable prédilection
+deviendrait aussitôt directement contraire au vrai principe
+philosophique de la méthode expérimentale elle-même. Or, une telle
+hypothèse se réalise complétement à l'égard des phénomènes
+physiologiques. Autant leur nature se refuse, en général, comme nous
+venons de le reconnaître, à l'expérimentation purement artificielle,
+autant elle comporte éminemment l'usage le plus étendu et le plus
+heureux de cette sorte d'expérimentation spontanée, qui résulte
+inévitablement d'une judicieuse comparaison entre les divers états
+anormaux de l'organisme et son état normal. C'est ce qu'on peut aisément
+établir.</p>
+
+<p>Quelle est, en réalité, la propriété essentielle de toute expérience
+directe? C'est, sans doute, d'altérer l'état naturel de l'organisme, de
+façon à présenter sous un aspect plus évident l'influence propre à
+chacune des conditions de ses différens phénomènes. Or, le même but
+n'est-il pas nécessairement atteint, d'une manière beaucoup plus
+satisfaisante et d'ailleurs non moins étendue, par l'observation des
+maladies, considérées sous un simple point de vue scientifique? Suivant
+le principe éminemment philosophique qui sert désormais de base générale
+et directe à la pathologie positive, et dont nous devons l'établissement
+définitif au génie hardi et persévérant de notre illustre concitoyen M.
+Broussais<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a>
+<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>, l'état pathologique ne diffère point radicalement de
+l'état physiologique, à l'égard duquel il ne saurait constituer, sous un
+aspect quelconque, qu'un simple prolongement plus ou moins étendu des
+limites de variation, soit supérieures, soit inférieures, propres à
+chaque phénomène de l'organisme normal, sans pouvoir jamais produire de
+phénomènes vraiment nouveaux, qui n'auraient point, à un certain degré,
+leurs analogues purement physiologiques. Par une suite nécessaire de ce
+principe, la notion exacte et rationnelle de l'état physiologique doit
+donc fournir, sans doute, l'indispensable point de départ de toute saine
+théorie pathologique; mais il en résulte, d'une manière non moins
+évidente, que, réciproquement, l'examen scientifique des phénomènes
+pathologiques est éminemment propre à perfectionner les études
+uniquement relatives à l'état normal. Un tel mode d'expérimentation,
+quoique indirect, est, en général, mieux adapté qu'aucun autre à la
+vraie nature des phénomènes biologiques. Au fond, une expérience
+proprement dite sur un corps vivant, est-elle réellement autre chose
+qu'une maladie plus ou moins violente, brusquement produite par une
+intervention artificielle? Or, ces circonstances, qui seules distinguent
+ces altérations factices des dérangemens naturels qu'éprouve
+spontanément l'organisme par une suite inévitable du système si complexe
+et de l'harmonie si étroite de ses diverses conditions d'existence
+normale, ne sauraient, sans doute, être regardées comme favorables, en
+elles-mêmes, à une saine exploration scientifique, qui doit en éprouver,
+au contraire, un immense surcroît de difficulté. L'invasion successive
+d'une maladie, le passage lent et graduel d'un état presque entièrement
+normal à un état pathologique pleinement caractérisé, loin de
+constituer, pour la science, d'inutiles préliminaires, peuvent déjà
+offrir, évidemment, par eux-mêmes, d'inappréciables documens au
+biologiste capable de les utiliser. Il en est encore ainsi, d'une
+manière non moins sensible, pour l'autre extrémité du phénomène, surtout
+dans les cas d'heureuse terminaison, spontanée ou provoquée, qui
+présente la même exploration en sens inverse et comme une sorte de
+vérification générale de l'analyse primitive. Si l'on considère enfin
+qu'un tel préambule et une telle conclusion n'empêchent point d'ailleurs
+l'examen direct du phénomène principal, et tendent, au contraire, à
+l'éclairer vivement, on sentira quelle doit être, en général, dans
+l'étude des corps vivans, la haute supériorité nécessaire de l'analyse
+pathologique sur l'expérimentation proprement dite. Je n'ai pas besoin
+d'ailleurs de faire expressément ressortir cette propriété, aussi
+essentielle qu'évidente, du premier mode d'exploration biologique, de
+pouvoir être immédiatement appliqué, de la manière la plus étendue, à
+l'homme lui-même, sans préjudice de la pathologie des animaux, et même
+des végétaux, qui, long-temps négligées, commencent aujourd'hui à être
+enfin judicieusement introduites parmi les moyens fondamentaux de la
+biologie. On doit, sans doute, regarder comme fort honorable pour notre
+espèce d'être ainsi parvenue à faire tourner au profit de son
+instruction positive l'étude des nombreux dérangemens qu'entraîne
+malheureusement la perfection même de sa propre organisation et de celle
+des autres races plus ou moins vivantes. Il est vraiment déplorable que
+la constitution de nos grands établissemens médicaux soit, en général,
+assez peu rationnelle jusqu'ici, du moins si j'en juge par la France,
+pour qu'une telle source d'instruction reste encore presque entièrement
+stérile, faute d'observations suffisamment complètes et d'observateurs
+convenablement préparés.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23"
+name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23">
+(retour) </a> On ne saurait méconnaître les droits réels de
+ M. Broussais à cette fondation capitale, quoique d'ailleurs
+ il fût également injuste de négliger la part essentielle de
+ ses plus illustres prédécesseurs, depuis environ un
+ demi-siècle, dans la préparation indispensable à
+ l'établissement direct d'un tel principe, qui, comme toute
+ autre idée-mère, a dû être long-temps et diversement élaboré
+ avant de pouvoir être saisi dans son ensemble et par suite
+ rationnellement proclamé. Je ne peux m'empêcher, à ce sujet,
+ de réclamer ici hautement contre la profonde injustice
+ nationale qui a succédé, en général, envers M. Broussais, à
+ quelques années d'un enthousiasme irréfléchi. La postérité
+ n'oubliera point, sans doute, que M. Broussais a bien voulu,
+ après avoir fourni sa principale carrière scientifique, se
+ porter candidat à l'Académie des Sciences de Paris, et qu'il
+ en a été aveuglément repoussé; la plupart des membres de
+ cette illustre compagnie étaient, à la vérité, des juges
+ incompétens d'une telle capacité philosophique. Toutefois,
+ ce qui mérite davantage encore d'être signalé à l'opinion
+ vraiment impartiale et éclairée, c'est l'indifférence
+ systématique, pour ne pas dire plus, de la majeure partie
+ des médecins actuels, surtout en France, à l'égard de M.
+ Broussais, quoique ses travaux aient certainement concouru,
+ d'une manière plus ou moins directe mais fondamentale, au
+ développement intellectuel de la plupart d'entre eux, et
+ malgré d'ailleurs l'intérêt social évident de la corporation
+ médicale à se rallier sous un chef éminent, intérêt que
+ n'eussent point, sans doute, aussi légèrement négligé des
+ corporations rétrogrades mais plus habituées à la
+ hiérarchique coordination des efforts, comme celle des
+ prêtres, et même celle des avocats.
+</blockquote>
+
+<p>Cette exploration pathologique doit être assujettie, comme tout autre
+mode d'expérimentation, à la distinction générale que j'ai ci-dessus
+établie. En effet, les perturbations naturelles, aussi bien que les
+altérations artificielles, peuvent provenir d'une double origine, ou des
+dérangemens spontanés qu'éprouve l'organisme par l'action mutuelle de
+ses diverses parties, ou des troubles primitifs dans le système
+extérieur de ses conditions d'existence. Or, ici, comme précédemment, il
+faut reconnaître, en général, et d'après les mêmes motifs essentiels,
+que les maladies produites par l'altération du milieu conviennent
+nécessairement davantage à l'analyse biologique que celles directement
+relatives à la perturbation de l'organisme. Les causes en doivent être,
+d'ordinaire, mieux circonscrites et plus connues, la marche plus
+claire, et l'heureuse terminaison plus facile. Il serait superflu
+d'insister davantage ici sur une extension aussi évidente de notre
+remarque fondamentale.</p>
+
+<p>Le moyen général d'exploration biologique qui résulte d'une judicieuse
+analyse des phénomènes pathologiques, est évidemment applicable, encore
+plus que l'expérimentation directe, à l'ensemble de la série organique.
+Il est, comme celui-ci, d'autant plus fécond et plus varié qu'il s'agit
+d'un organisme plus élevé; mais il est aussi, en même temps, plus
+incertain et plus difficile, quoiqu'il le soit toujours beaucoup moins
+que le précédent. C'est pourquoi il y a encore plus de véritable utilité
+scientifique à l'étendre à tous les degrés de la hiérarchie biologique,
+lors même qu'on ne se proposerait d'autre but qu'une plus exacte
+connaissance de l'homme, dont les maladies propres peuvent être
+éclairées, d'une manière souvent très heureuse, par une saine analyse
+des dérangemens relatifs à tous les autres organismes, jusques et y
+compris l'organisme végétal, ainsi que nous l'établirons d'ailleurs tout
+à l'heure en traitant du procédé comparatif.</p>
+
+<p>Non-seulement l'analyse pathologique est applicable, par sa nature, à
+tous les organismes quelconques, mais elle peut embrasser aussi tous
+les divers phénomènes du même organisme, ce qui constitue un dernier
+motif général de la supériorité évidente de ce mode indirect
+d'expérimentation biologique, opposé au mode direct. Celui-ci, en effet,
+est trop perturbateur et trop brusque pour qu'on puisse réellement
+l'appliquer jamais avec succès à l'étude de certains phénomènes, qui
+exigent la plus délicate harmonie d'un système de conditions très varié;
+tandis que ces mêmes caractères sont loin, malheureusement, de mettre de
+tels phénomènes à l'abri des altérations pathologiques. On conçoit que
+j'ai principalement en vue ici les phénomènes intellectuels et moraux,
+relatifs aux animaux supérieurs, et surtout à l'homme, dont l'étude est
+à la fois si importante et si difficile, et qui, par leur nature, ne
+sauraient être le sujet d'aucune expérimentation un peu énergique,
+susceptible seulement de les faire immédiatement cesser. L'observation
+des nombreuses maladies, primitives ou consécutives, du système nerveux,
+nous offre, évidemment, un moyen spécial et inappréciable de
+perfectionner l'exacte connaissance de leurs véritables lois, quoique
+les obstacles particuliers à une telle exploration, et, en même temps,
+l'inaptitude plus prononcée de la plupart des explorateurs jusqu'à
+présent, n'aient pas permis encore d'utiliser beaucoup une ressource
+aussi capitale.</p>
+
+<p>On doit, enfin, pour avoir un aperçu complet de l'ensemble des moyens
+généraux que la biologie peut emprunter à l'analyse pathologique, y
+ajouter, comme un appendice naturel, l'examen des organisations
+exceptionnelles, ou des cas de monstruosité. Ces anomalies organiques,
+plus long-temps encore que les autres phénomènes, ainsi qu'on devait s'y
+attendre, n'ont été le sujet, presque jusqu'à nos jours, que d'une
+aveugle et stérile curiosité. Mais, depuis que la science, d'après
+d'heureuses analyses particulières, tend de plus en plus à les ramener
+directement, en général, aux lois fondamentales de l'organisme régulier,
+leur étude a commencé à devenir un important complément de l'ensemble
+des procédés relatifs à l'exploration biologique, et spécialement du
+procédé pathologique, dont elle constitue une sorte de prolongement
+universel, en considérant de telles exceptions comme de vraies maladies,
+dont l'origine est seulement plus ancienne et moins connue, et la nature
+ordinairement plus incurable, double caractère qui doit, toutefois, leur
+faire attribuer, en principe, une moindre valeur scientifique. À cela
+près, le moyen tératologique est d'ailleurs applicable, comme le moyen
+pathologique, soit à l'ensemble de la hiérarchie biologique, soit à
+tous les divers aspects essentiels de chaque organisme, animal ou
+végétal; et ce n'est qu'en l'employant ainsi dans toute son extension
+philosophique, qu'on en pourra réaliser, de même qu'envers tout autre
+procédé, des applications d'une véritable importance spéculative.</p>
+
+<p>Quel que soit le mode d'expérimentation, direct ou indirect, artificiel
+ou naturel, que l'on se propose de suivre dans une étude biologique
+quelconque, on devra, évidemment, remplir, en général, ces deux
+conditions constamment indispensables, à défaut desquelles tant de
+recherches compliquées ont laborieusement avorté jusqu'ici: 1º avoir en
+vue un but nettement déterminé, c'est-à-dire, tendre à éclaircir tel
+phénomène organique, sous tel aspect spécial; 2º connaître, le plus
+complétement possible, d'après l'observation proprement dite, le
+véritable état normal de l'organisme correspondant et les vraies limites
+de variation dont il est susceptible. Sans la première condition, le
+caractère du travail serait, de toute nécessité, vague et incertain;
+sans la seconde, l'institution des expériences ne serait dirigée par
+aucune considération rationnelle, et leur interprétation finale n'aurait
+aucune base solide. À l'égard de sciences plus simples et plus
+anciennes, dont la constitution positive est plus avancée, et la vraie
+philosophie mieux connue, de telles recommandations générales
+sembleraient, en quelque sorte, puériles. Malheureusement, envers une
+science fondamentale aussi compliquée et aussi récente que l'est la
+biologie, il s'en faut encore de beaucoup que la philosophie positive
+puisse désormais se dispenser de reproduire, d'une manière spéciale et
+pressante, ces maximes élémentaires. C'est surtout dans les problèmes
+relatifs à la vie animale, que leur inobservance habituelle est très
+frappante, quoique les recherches sur la vie organique ne soient point,
+assurément, toujours irréprochables sous ce rapport. Si, par exemple,
+les nombreuses observations recueillies jusqu'ici quant aux divers
+dérangemens des phénomènes intellectuels et moraux n'ont réellement
+répandu encore presque aucune lumière importante sur les lois naturelles
+de leur accomplissement, on doit principalement l'attribuer, soit à
+l'absence d'un sujet de recherches nettement conçu et distinctement
+spécifié, soit, plus fortement peut-être, à la trop imparfaite notion
+préalable de l'état normal correspondant. Ainsi, en dernière analyse,
+quelle que puisse être, en biologie, la valeur fondamentale du mode le
+plus convenable d'expérimentation, il ne faut jamais oublier que, ici
+comme partout ailleurs, et même beaucoup plus qu'ailleurs, l'observation
+pure doit nécessairement être toujours placée en première ligne, comme
+éclairant d'abord, d'une indispensable lumière, l'ensemble du sujet dont
+il s'agit de perfectionner ensuite, sous tel point de vue déterminé,
+l'étude spéciale, par voie d'expérimentation.</p>
+
+<p>Il me reste, enfin, à considérer, en troisième lieu, la dernière méthode
+fondamentale propre à l'exploration biologique, celle qui, par sa
+nature, est le plus spécialement adaptée à l'étude des corps vivans,
+d'où elle tire, en effet, sa véritable source logique, et dont elle
+doit, par son application toujours plus complète et plus rationnelle,
+déterminer désormais, plus qu'aucune autre, le progrès incessamment
+croissant. On voit qu'il s'agit, en un mot, de la méthode comparative
+proprement dite, que nous devons caractériser ici sous son aspect le
+plus philosophique.</p>
+
+<p>En établissant, au commencement du volume précédent, ma division
+rationnelle des trois modes fondamentaux de l'art d'observer, j'ai déjà
+fait sentir, en général, que le dernier de ces modes, le plus indirect
+et le plus difficile de tous, la comparaison, était essentiellement
+destiné, par sa nature, à l'étude des phénomènes les plus particuliers,
+les plus compliqués, et les plus variés, dont il devait constituer la
+principale ressource. Nous avons d'abord reconnu que les vrais
+phénomènes astronomiques, nécessairement limités au seul monde dont nous
+faisons partie, ne pouvaient aucunement comporter, si ce n'est d'une
+manière tout-à-fait secondaire, l'application d'un tel procédé
+d'exploration. Passant ensuite aux divers phénomènes de la physique
+proprement dite, nous avons également constaté que, quoique leur nature
+y interdise beaucoup moins une utile introduction de la méthode
+comparative, c'est néanmoins d'après un tout autre mode fondamental que
+l'art d'observer doit y être spécialement employé. Enfin, à partir des
+phénomènes chimiques, nous avons établi que, malgré qu'une telle méthode
+n'ait jusqu'ici aucun rang déterminé dans le système logique de la
+philosophie chimique, le caractère des phénomènes commence dès lors à
+devenir susceptible d'une heureuse et importante combinaison de ce mode
+avec les deux autres, qui doivent néanmoins y rester prépondérans. Mais
+c'est seulement dans l'étude, soit statique, soit dynamique, des corps
+vivans, que l'art comparatif proprement dit peut prendre tout le
+développement philosophique qui le caractérise, de manière à ne pouvoir
+être convenablement transporté à aucun sujet qu'après avoir été
+exclusivement emprunté à cette source primitive, suivant le principe
+logique si fréquemment proclamé et pratiqué dans ce Traité.</p>
+
+<p>Quelles sont, en effet, les conditions fondamentales sur lesquelles
+doive nécessairement reposer, en général, l'application rationnelle d'un
+tel mode d'exploration? Elles consistent, évidemment, par la nature même
+du procédé, dans cet indispensable concours de l'unité essentielle du
+sujet principal avec la grande diversité de ses modifications
+effectives. Sans la première condition, la comparaison n'aurait aucune
+base solide; sans la seconde, elle manquerait d'étendue et de fécondité:
+par leur réunion, elle devient à la fois possible et convenable. Or,
+d'après la définition même de la vie, ces deux caractères sont, de toute
+nécessité, éminemment réalisés dans l'étude des phénomènes biologiques,
+sous quelque point de vue qu'on les envisage. L'exacte harmonie entre le
+moyen et le but est ici tellement spontanée et si nettement prononcée,
+que son entière appréciation philosophique peut être aisément effectuée
+sans donner lieu à ces discussions spéciales qui ont été indispensables
+ci-dessus pour caractériser avec justesse la vraie fonction rationnelle,
+bien plus équivoque et plus litigieuse, de la méthode expérimentale en
+biologie.</p>
+
+<p>Tout le système de la science biologique dérive, comme nous l'avons
+établi, d'une seule grande conception philosophique: la correspondance
+générale et nécessaire, diversement reproduite et incessamment
+développée, entre les idées d'organisation et les idées de vie. L'unité
+fondamentale du sujet ne saurait donc être, en aucun cas, plus parfaite;
+et la variété presque indéfinie de ses modifications, soit statiques,
+soit dynamiques, n'a pas besoin, sans doute, d'être formellement
+constatée. Sous le point de vue purement anatomique, tous les organismes
+possibles, toutes les parties quelconques de chaque organisme, et tous
+les divers états de chacun, présentent nécessairement un fond commun de
+structure et de composition, d'où procèdent successivement les diverses
+organisations plus ou moins secondaires qui constituent des tissus, des
+organes, et des appareils de plus en plus compliqués. De même, sous
+l'aspect physiologique proprement dit, tous les êtres vivans, depuis le
+végétal jusqu'à l'homme, considérés dans tous les actes et à toutes les
+époques de leur existence, sont essentiellement doués d'une certaine
+vitalité commune, premier fondement indispensable des innombrables
+phénomènes qui les caractérisent graduellement. L'une et l'autre de ces
+deux grandes faces corrélatives du sujet universel de la biologie,
+montrent toujours ce que les différens cas offrent de semblable comme
+étant nécessairement, et en réalité, plus important, plus fondamental,
+que les particularités qui les distinguent; conformément à cette loi
+essentielle de la philosophie positive, dont j'ai fait, dès le début et
+dans tout le cours de cet ouvrage, une des principales bases de ma
+conception philosophique, que, en tout genre, les phénomènes plus
+généraux dominent constamment ceux qui le sont moins. C'est sur une
+telle notion que repose directement l'admirable rationnalité de la
+méthode comparative appliquée à la biologie.</p>
+
+<p>Au premier aspect, l'obligation strictement prescrite à cette grande
+science d'embrasser ainsi, dans son entière immensité, l'imposant
+ensemble de tous les cas organiques et vitaux, paraît devoir accabler
+notre intelligence sous une insurmontable accumulation de difficultés
+capitales: et, sans doute, ce sentiment naturel a dû long-temps
+contribuer, en effet, d'une manière spéciale, à retarder le
+développement de la saine philosophie biologique. Il est néanmoins
+exactement vrai qu'une telle extension du sujet jusqu'à ses extrêmes
+limites philosophiques, loin de constituer, pour la science, un
+véritable obstacle, devient, au contraire, son plus puissant moyen de
+perfectionnement, par la lumineuse comparaison fondamentale qui en
+résulte nécessairement, une fois que l'esprit humain, familiarisé enfin
+avec les conditions essentielles de cette difficile étude, parvient à
+disposer tous ces cas divers dans un ordre qui leur permette de
+s'éclairer mutuellement. Bornée à la seule considération de l'homme,
+comme elle l'a été si long-temps, la science biologique ne pouvait, en
+réalité, par sa nature, faire aucun progrès essentiel, même purement
+anatomique, si ce n'est quant à cette anatomie descriptive et
+superficielle, uniquement applicable à l'art chirurgical; car, en
+procédant ainsi, elle abordait directement la solution du problème le
+plus difficile par l'examen isolé du cas le plus compliqué, ce qui
+devait ôter nécessairement tout espoir d'un véritable succès. Sans
+doute, il était non-seulement évidemment inévitable, mais encore
+rigoureusement indispensable, que la biologie commençât par un tel point
+de départ, afin de se constituer une unité fondamentale, qui pût servir
+ensuite à la coordination systématique de la série entière des cas
+biologiques. Un tel type ne pouvait, en effet, sous peine de nullité
+radicale, être arbitrairement choisi; et ce n'est point uniquement, ni
+même principalement, comme le mieux connu et le plus intéressant, que le
+type humain a dû être nécessairement préféré; c'est surtout par la
+raison profonde qu'il offre, en lui-même, le résumé le plus complet de
+l'ensemble de tous les autres cas, dont il permet dès lors de concevoir
+une coordination exactement rationnelle. Ainsi, une première analyse
+(obtenue d'après l'observation proprement dite, convenablement aidée de
+l'expérimentation) de l'homme, envisagé à l'état adulte et au degré
+normal, sert à former la grande unité scientifique, suivant laquelle
+s'ordonnent les termes successifs de l'immense série biologique, à
+mesure qu'ils s'éloignent davantage de ce type fondamental, en
+descendant jusqu'aux organisations les plus simples et aux modes
+d'existence les plus imparfaits. Mais, cela posé, la science, quant à
+l'homme lui-même, resterait éternellement à l'état de grossière ébauche,
+si, après une telle opération préliminaire, uniquement destinée à
+permettre son développement rationnel, on ne reprenait intégralement
+l'ensemble de cette étude pour obtenir des connaissances plus
+approfondies, par la comparaison perpétuelle, sous tous les aspects
+possibles, du terme primordial à tous les autres termes de moins en
+moins complexes de cette série générale, ou, réciproquement, par
+l'analyse comparative des complications graduelles qu'on observe en
+remontant du type le plus inférieur au type humain. Soit qu'il s'agisse
+d'une disposition anatomique, ou d'un phénomène physiologique, une
+semblable comparaison méthodique de la suite régulière des différences
+croissantes qui s'y rapportent, offrira toujours nécessairement, par la
+nature de la science, le moyen le plus général, le plus certain, et le
+plus efficace d'éclaircir, jusque dans ses derniers élémens, la question
+proposée. Non-seulement on connaîtra ainsi un beaucoup plus grand nombre
+de cas, mais, ce qui importe bien davantage, on connaîtra mieux chacun
+d'eux par une conséquence inévitable et immédiate de leur rapprochement
+rationnel. Sans doute, un tel effet ne serait point réellement produit,
+et le problème aurait été rendu ainsi plus complexe au lieu de se
+simplifier, si, par leur nature, tous ces cas divers ne présentaient pas
+nécessairement une similitude fondamentale, accompagnée de modifications
+graduelles, toujours assujetties à une marche régulière: et c'est
+pourquoi cette méthode comparative ne convient essentiellement qu'à la
+seule biologie, sauf l'usage capital que je montrerai, dans le volume
+suivant, qu'on en peut faire aussi, d'après les mêmes motifs
+philosophiques, quoique à un degré beaucoup moindre, pour la physique
+sociale. Mais, à l'égard de toutes les études biologiques, l'ensemble
+des considérations précédentes ne peut laisser, ce me semble, en
+principe, aucune incertitude sur l'évidente convenance directe et
+générale d'une telle méthode, tout en indiquant d'ailleurs les
+difficultés essentielles que doit présenter le plus souvent l'heureuse
+application d'un instrument aussi délicat, dont bien peu d'esprits
+encore ont su faire un usage convenable.</p>
+
+<p>Quelque complète et spontanée que soit, en réalité, cette harmonie
+fondamentale, tout vrai philosophe doit, néanmoins, sans doute,
+contempler avec une profonde admiration l'art éminent à l'aide duquel
+l'esprit humain a pu convertir en un immense moyen ce qui devait d'abord
+paraître constituer une difficulté capitale. Une telle transformation
+offre, à mes yeux, un des plus grands et des plus irrécusables
+témoignages de force réelle que notre intelligence ait jamais fournis en
+aucun genre. Et, c'est bien ici, comme à l'égard de toutes les autres
+facultés scientifiques vraiment primordiales, l'oeuvre de l'espèce
+entière, graduellement développée dans la longue suite des siècles, et
+non le produit original d'aucun esprit isolé, malgré la frivole et
+inqualifiable prétention de quelques modernes à se proclamer, ou à se
+laisser proclamer les vrais créateurs privilégiés de la biologie
+comparative! Depuis le simple usage primitif que le grand Aristote fit,
+en quelque sorte spontanément, d'une telle méthode dans les cas les
+plus faciles (ne fût-ce qu'en comparant, par exemple, la structure des
+membres inférieurs de l'homme à celle des membres supérieurs), jusqu'aux
+rapprochemens les plus profonds et les plus abstraits de la biologie
+actuelle, on trouve réellement une série très étendue d'états
+intermédiaires constamment progressifs, entre lesquels l'histoire ne
+saurait individuellement signaler que les travaux susceptibles
+d'indiquer, pour l'époque correspondante, une plus parfaite intelligence
+du vrai génie de l'art comparatif, manifestée par son application plus
+heureuse et plus large. Il est évident, en un mot, que la méthode
+comparative des biologistes, pas plus que la méthode expérimentale des
+physiciens, n'a été ni pu être proprement inventée par personne.</p>
+
+<p>Distinguons maintenant les divers aspects généraux sous lesquels doit
+être poursuivie la comparaison biologique, que nous continuerons
+toujours à envisager à la fois comme statique et comme dynamique. On
+peut les rapporter à cinq chefs principaux, que je classe ici, autant
+que possible, dans l'ordre de leur enchaînement naturel et de leur
+valeur scientifique croissante: 1º comparaison entre les diverses
+parties de chaque organisme déterminé; 2º comparaison entre les sexes;
+3º comparaison entre les diverses phases que présente l'ensemble du
+développement; 4º comparaison entre les différentes races ou variétés de
+chaque espèce; 5º enfin, et au plus haut degré, comparaison entre tous
+les organismes de la hiérarchie biologique. Il est d'ailleurs
+sous-entendu que, dans l'un quelconque de ces parallèles, l'organisme
+sera constamment considéré à l'état normal, ainsi qu'on l'a toujours
+fait jusqu'ici, comme il était indispensable de le faire d'abord. Quand
+les lois essentielles relatives à cet état auront été convenablement
+établies, l'esprit humain pourra passer rationnellement à la pathologie
+comparée, soit statique, soit dynamique, dont l'étude, encore plus
+détaillée par sa nature, devra conduire à perfectionner ces lois en
+étendant leur portée primitive. Mais toute semblable tentative serait
+actuellement prématurée, l'organisme normal n'étant point encore assez
+bien connu. Jusqu'alors, l'exploration pathologique ne saurait être
+employée régulièrement en biologie qu'à titre d'équivalent de
+l'expérimentation proprement dite, comme je l'ai précédemment expliqué.
+D'ailleurs, il faut reconnaître, ce me semble, que ce système distinct
+et complet de pathologie comparative, quelque précieux qu'il fût,
+n'appartiendrait point réellement, en aucun cas, à la vraie biologie,
+quoiqu'il en devînt l'application nécessaire, mais essentiellement à
+l'art médical, envisagé dans son entière extension, dont il
+constituerait rationnellement la base indispensable et directe.</p>
+
+<p>Si l'on ne devait point attacher une véritable importance à ne pas trop
+multiplier les motifs généraux de comparaison, on aurait pu comprendre,
+parmi ceux que je viens d'énumérer, l'examen des différences que
+présente chaque partie ou chaque acte organique suivant les diverses
+circonstances extérieures normales sous l'influence desquelles
+l'organisme est placé, ce qui embrasse à la fois les considérations
+essentielles de climat, de régime, etc. Mais, il est évident que
+l'entier développement de ces considérations appartient rationnellement,
+d'une manière spéciale, à l'histoire naturelle proprement dite, et non à
+la pure biologie. Quant à leur ébauche fondamentale, qui convient
+réellement aux études biologiques, elle est tout naturellement comprise
+dans le domaine effectif de la simple observation directe, dont elle
+constitue le complément indispensable, et non proprement dans celui de
+la méthode comparative, qui, ce me semble, doit toujours reposer sur une
+modification quelconque de l'organisme lui-même et non du milieu. On
+pourrait aussi distinguer, sans doute, comme titre séparé, la
+comparaison entre les divers tempéramens, c'est-à-dire, entre les
+différentes modifications natives, à la fois normales et fixes, d'un
+même organisme à un âge quelconque. Mais cette considération a trop peu
+d'importance propre, si ce n'est dans l'espèce humaine, pour exiger, en
+général, une mention distincte. Du reste, parvenue à son maximum
+d'influence, elle se trouve implicitement comprise dans la considération
+des variétés ou races proprement dites, qui ne paraissent être, suivant
+la judicieuse théorie de M. de Blainville, que des tempéramens poussés
+jusqu'à l'extrême limite des variations normales dont l'organisme
+correspondant était susceptible, et rendus en même temps plus
+persistans, par l'influence continue d'un milieu fixe et plus prononcé,
+agissant, pendant une longue suite de générations, sur une espèce
+primitivement homogène.</p>
+
+<p>Quel que soit le mode général suivant lequel on se propose d'appliquer
+la méthode comparative à une recherche biologique quelconque, son esprit
+essentiel consiste toujours à concevoir tous les cas envisagés comme
+devant être radicalement analogues sous le point de vue que l'on
+considère, et à représenter, en conséquence, leurs différences
+effectives comme de simples modifications, déterminées, dans un type
+fondamental et abstrait, par l'ensemble des caractères propres à
+l'organisme ou à l'être correspondant; en sorte que les différences
+secondaires soient sans cesse rattachées aux principales d'après des
+lois constamment uniformes, dont le système doit constituer la vraie
+philosophie biologique, soit statique, soit dynamique, destinée à
+fournir ainsi l'explication rationnelle et homogène de chaque cas
+déterminé. Si la question est simplement anatomique, on regarde, à
+partir de l'homme adulte et normal pris pour unité fondamentale, toutes
+les autres organisations comme des simplifications successives, par voie
+de dégradation continue, de ce type primordial, dont les dispositions
+essentielles doivent se retrouver toujours dans les cas même les plus
+éloignés, qui les montrent dégagées de toute complication plus ou moins
+accessoire. De même, en traitant un problème physiologique proprement
+dit, on cherche surtout à saisir l'identité fondamentale du phénomène
+principal qui caractérise la fonction proposée, à travers les
+modifications graduelles que présente la série entière des cas comparés,
+jusqu'à ce que les plus simples d'entre eux aient enfin réalisé, autant
+que possible, l'isolement, d'abord abstrait, d'un tel phénomène, dont
+la notion essentielle, ainsi fixée, peut être ensuite revêtue
+successivement, en sens inverse, des diverses attributions secondaires
+qui la compliquaient primitivement. Il est donc évident, sous l'un ou
+l'autre aspect, que la conception qualifiée par quelques naturalistes
+contemporains du nom de <i>théorie des analogues</i>, et qu'on s'est efforcé
+de présenter comme une innovation récente, ne constitue réellement, sous
+une autre dénomination, que le principe nécessaire et invariable de la
+méthode comparative elle-même, directement envisagée dans son ensemble
+philosophique. On conçoit aisément quelle profonde et éclatante lumière
+une telle méthode, convenablement appliquée, est éminemment destinée à
+répandre sur toutes les études biologiques, dont les immenses détails
+doivent, par leur nature, trouver, dans cet intime rapprochement mutuel
+de tous les cas possibles, les principaux moyens d'explication
+scientifique qui leur sont propres. Il serait, d'ailleurs, impossible de
+méconnaître combien des esprits irrationnels ou mal préparés peuvent
+facilement abuser d'une méthode, aussi délicate en elle-même, et encore
+aussi imparfaitement appréciée d'ordinaire, de manière à entraver le
+vrai développement de la science par de vicieuses spéculations sur des
+analogies qui ne sauraient exister, faute d'avoir d'abord exactement
+circonscrit le champ général des analogies réelles, correspondant à
+l'ensemble des organes ou des actes véritablement communs.</p>
+
+<p>Parmi les motifs essentiels de comparaison biologique précédemment
+énumérés, les seuls qui présentent un caractère assez nettement tranché
+pour devoir être ici spécialement examinés sont, la comparaison entre
+les diverses parties d'un même organisme, celle des différentes phases
+de chaque développement, et surtout celle de tous les termes distincts
+de la grande hiérarchie des corps vivans. Afin de compléter cet aperçu
+général de la méthode comparative, il convient maintenant d'apprécier
+séparément la valeur philosophique de chacun de ces trois modes
+principaux.</p>
+
+<p>C'est, de toute nécessité, par le premier que cette méthode a dû
+commencer à s'introduire spontanément dans les recherches quelconques,
+soit statiques, soit dynamiques, relatives aux corps vivans. En se
+bornant même à la seule considération de l'homme, aucun esprit
+philosophique ne saurait éviter d'être plus ou moins frappé
+immédiatement de la similitude remarquable que présentent, à tant
+d'égards, ses diverses parties principales, soit dans leur structure,
+soit dans leurs fonctions, malgré leurs grandes et incontestables
+différences. D'abord, tous les tissus, tous les appareils, en tant
+qu'organisés et vivans, offrent, d'une manière homogène, ces caractères
+fondamentaux inhérens aux idées mêmes d'organisation et de vie, et
+auxquels sont réduits les derniers organismes. Mais, en outre, sous un
+point de vue plus spécial, l'analogie des organes devient nécessairement
+de plus en plus prononcée à mesure que celle des fonctions l'est
+davantage, et, réciproquement, ce qui peut conduire, et a souvent
+conduit, en effet, aux plus lumineux rapprochemens, anatomiques ou
+physiologiques, en passant ainsi alternativement de l'une à l'autre
+similitude. Quelque admirable extension qu'ait pris, de nos jours, à
+d'autres titres, la méthode comparative, les biologistes sont loin de
+renoncer à employer désormais, comme moyen d'importantes découvertes, ce
+mode originaire et simple de l'art comparatif. C'est ainsi, par exemple,
+que le grand Bichat, quoique essentiellement réduit à la seule
+considération de l'homme, envisagé même à l'état adulte, a découvert
+cette analogie fondamentale entre le système muqueux et le système
+cutané, qui a déjà répandu tant de précieuses lumières sur la biologie
+et sur la pathologie. De même, malgré cette profonde et familière
+intelligence de la méthode comparative, envisagée dans sa plus grande
+extension philosophique et sous tous ses divers aspects essentiels, qui
+caractérise éminemment les travaux de M. de Blainville, on ne saurait
+douter, par exemple, que l'assimilation capitale établie par cet
+illustre biologiste entre le crâne et les autres élémens de la colonne
+vertébrale, ne pût être suffisamment indiquée par la simple analyse
+rationnelle de l'organisme humain.</p>
+
+<p>Le second mode général de l'art comparatif, qui consiste dans le
+rapprochement des divers états par lesquels passe successivement chaque
+corps vivant depuis sa première origine jusqu'à son entière destruction,
+présente à la science biologique un nouvel ordre de ressources
+fondamentales. Sa principale valeur philosophique résulte de ce que, par
+sa nature, il permet d'envisager, sur un courte échelle, et pour ainsi
+dire d'un seul aspect, l'ensemble sommaire et rapide de la série
+successive des organismes les plus tranchés que puisse offrir la
+hiérarchie biologique. Car, on conçoit que l'état primitif de
+l'organisme même le plus élevé doit nécessairement représenter, sous le
+point de vue anatomique ou physiologique, les caractères essentiels de
+l'état complet propre à l'organisme le plus inférieur, et ainsi
+successivement; quoique on doive, d'ailleurs soigneusement éviter toute
+prétention, à la fois puérile et absurde, à retrouver minutieusement
+l'analogue exact de chaque terme principal relatif à la partie
+inférieure de la série organique dans la seule analyse, bien plus et
+tout autrement circonscrite, des diverses phases du développement de
+chaque organisme supérieur. Il reste, néanmoins, incontestable qu'une
+telle analyse des âges offre, à l'anatomie et à la physiologie, la
+propriété essentielle de réaliser, dans un même individu, cette
+complication successive d'organes et de fonctions qui caractérise
+l'ensemble sommaire de la hiérarchie biologique, et dont le
+rapprochement, devenu ainsi plus homogène et plus complet en même temps
+que moins étendu, constitue un ordre spécial de comparaisons lumineuses,
+qui ne pourrait être entièrement suppléé par aucun autre. Quoique utile
+à tous les degrés de l'échelle organique, c'est, évidemment, dans
+l'espèce humaine, et dans le sexe mâle, que cette analyse doit
+nécessairement acquérir la plus grande valeur, puisque l'intervalle
+entre l'origine et le maximum du développement est alors aussi prononcé
+qu'on puisse jamais le concevoir, tous les organismes ayant, à peu près,
+le même point de départ. Malheureusement, l'extrême difficulté
+d'explorer ici l'organisation et la vie intra-utérines, qui sont,
+néanmoins, sous ce point de vue, les plus importantes à analyser,
+entrave beaucoup encore la principale application de ce précieux moyen
+d'instruction. Enfin, c'est essentiellement pour la période ascendante
+de la vie que cette analyse offre une ressource capitale: la période
+opposée, qui n'est, en réalité, qu'une mort graduellement accomplie,
+présente, à cet égard, peu d'intérêt scientifique. Car, s'il doit
+exister une foule de manières de vivre, il ne peut guère y avoir, au
+fond, qu'une seule manière naturelle de mourir; quoique, d'ailleurs,
+l'analyse rationnelle de cette mort naturelle soit loin, sans doute,
+d'être dépourvue, en elle-même, d'une véritable importance pour la
+science biologique, dont elle constitue une sorte de corollaire général,
+propre à vérifier utilement l'ensemble de ses lois principales.</p>
+
+<p>Malgré l'éminente valeur des deux modes précédens de comparaison
+biologique, c'est surtout de l'immense parallèle rationnel institué
+entre tous les termes de la série organique que la méthode comparative
+proprement dite doit tirer, non-seulement son plus admirable
+développement, mais encore son principal caractère philosophique comme
+méthode distincte. Aussi conçoit-on sans peine l'exagération vulgaire
+qui porte si fréquemment à ne reconnaître formellement l'existence
+effective d'une telle méthode que dans les seuls cas où elle est
+immédiatement appliquée sous ce dernier point de vue, le plus étendu et
+le plus efficace de tous, quoique cette appréciation démesurée entraîne
+d'ailleurs l'inconvénient capital de masquer la véritable origine de
+l'art comparatif. En effet, l'idée de comparaison entre plus ou moins,
+de toute nécessité, dans la notion de toute observation, quel que soit
+son mode, et même à quelque sujet qu'elle se rapporte: car, il faut
+bien, au moins, comparer toujours les conditions sous lesquelles le
+phénomène s'accomplit avec les circonstances qui caractérisent son
+accomplissement; cela est encore plus spécialement indispensable dans
+toute expérimentation proprement dite. Ce n'est donc point par cet
+unique attribut que la méthode exclusivement qualifiée de comparative
+mérite sa dénomination propre; et une telle remarque peut expliquer
+pourquoi les métaphysiciens, qui ont seuls tenté jusqu'ici d'analyser la
+marche de notre entendement, sont parvenus à confondre, avec quelque
+apparence de raison, les méthodes les plus réellement distinctes, faute
+de les avoir étudiées dans leurs applications caractéristiques. La vraie
+différence essentielle entre ce nouveau mode fondamental de l'art
+d'observer et les deux autres plus simples et plus généraux, que j'en
+ai séparés sous les noms spéciaux d'observation et d'expérimentation,
+consiste en ce qu'il est fondé sur une comparaison très prolongée d'une
+suite fort étendue de cas analogues, où le sujet se modifie par une
+succession continue de dégradations presque insensibles. Telle est la
+qualité générale qui justifie évidemment le titre formel de cette
+troisième méthode d'exploration, et qui, en même temps, la destine,
+d'une manière si manifeste et pour ainsi dire exclusive, à l'étude des
+corps vivans. Or, c'est surtout dans la comparaison entre les organismes
+de la hiérarchie biologique que cet attribut caractéristique est
+éminemment prononcé. Le parallèle entre les parties analogues d'un seul
+organisme, et même l'analyse comparative des âges successifs, ne
+sauraient offrir directement une assez longue suite de cas variés pour
+suffire isolément à rendre hautement incontestable la nature propre
+d'une telle méthode, quoiqu'on ait dû ensuite les y comprendre
+rationnellement, quand une fois son véritable esprit général a été enfin
+nettement révélé par son application la moins équivoque.</p>
+
+<p>Il est heureusement inutile aujourd'hui d'insister beaucoup, en
+principe, sur l'admirable clarté que doit nécessairement porter, dans
+le système entier des études biologiques, cette comparaison rationnelle
+entre tous les organismes connus, dont l'usage commence maintenant à
+devenir familier à tous les bons esprits occupés, à un titre quelconque,
+de la théorie des corps vivans. Chacun doit aisément sentir, d'après
+l'ensemble des considérations précédentes, qu'il n'y a pas de structure
+ni de fonction dont l'analyse fondamentale ne puisse être directement et
+éminemment perfectionnée par l'examen judicieux de ce que tous les
+divers organismes offrent, à cet égard, de commun, et de la
+simplification continue qui fait graduellement disparaître les
+caractères accessoires à mesure qu'on descend davantage dans la
+hiérarchie biologique, jusqu'à ce qu'on soit enfin parvenu à ce terme,
+plus ou moins éloigné, où subsiste seul l'attribut essentiel du sujet
+proposé, et d'où la pensée peut procéder, en sens inverse, à la
+reconstruction successive de l'organe ou de l'acte dans toute sa
+première complication, d'abord inextricable. On peut même avancer, sans
+exagération, qu'aucune disposition anatomique, et, à plus forte raison,
+aucun phénomène physiologique, ne sauraient être vraiment connus tant
+qu'on ne s'est point élevé, par cette décomposition spontanée, à la
+notion abstraite de leur principal élément, en y rattachant
+successivement toutes les autres notions plus ou moins importantes
+suivant l'ordre rationnel rigoureusement indiqué par leur persistance
+plus ou moins prolongée dans la série organique. Nul autre procédé
+comparatif ne saurait, évidemment, être assez étendu, assez fécond, et
+assez gradué, pour permettre, avec autant de précision, l'analyse
+rationnelle du sujet considéré, et pour mesurer, d'une manière aussi
+approchée, les vrais rapports de subordination entre ses divers élémens.
+Une telle méthode me paraît offrir, en quelque sorte, quant aux
+recherches biologiques, un caractère philosophique semblable à celui de
+l'analyse mathématique appliquée aux questions de son véritable ressort,
+où elle présente surtout, comme nous l'avons reconnu dans le premier
+volume de cet ouvrage, la propriété essentielle de mettre en évidence,
+dans chaque suite indéfinie de cas analogues, la partie fondamentale
+réellement commune à tous, et qui, avant cette généralisation abstraite,
+était profondément enveloppée sous les spécialités secondaires de chaque
+cas isolé. On ne saurait douter que l'art comparatif des biologistes ne
+produise, jusqu'à un certain point, un résultat équivalent, surtout par
+la considération rationnelle de la hiérarchie organique.</p>
+
+<p>Cette grande considération, qui devait d'abord s'établir dans les études
+purement anatomiques, a été peu adaptée jusqu'ici aux problèmes
+physiologiques proprement dits. Elle y est, néanmoins, encore plus
+nécessaire, et, en même temps, tout aussi applicable, sauf la difficulté
+supérieure d'un tel genre d'observations. Il faut remarquer, enfin, que
+pour réaliser entièrement les propriétés caractéristiques d'une telle
+méthode, principalement à l'égard des questions physiologiques, il
+importe beaucoup de lui attribuer habituellement, avec plus de force
+qu'on ne le fait encore, toute l'extension rationnelle dont elle est
+susceptible, en assujettissant à nos comparaisons scientifiques,
+non-seulement tous les cas de l'organisme animal, mais en outre
+l'organisme végétal lui-même. On conçoit, en effet, que plusieurs
+phénomènes fondamentaux ne sauraient être, par leur nature,
+convenablement analysés, si la comparaison biologique n'est pas poussée
+jusqu'à ce terme extrême. Tels sont, évidemment, même dans l'homme, les
+principaux phénomènes de la vie organique proprement dite. L'organisme
+végétal est éminemment propre à leur étude rationnelle, non-seulement en
+ce qu'on peut les y observer seuls et réduits à leur partie strictement
+élémentaire, mais encore, par une raison moins sentie, en ce qu'ils y
+sont nécessairement plus prononcés. Car, c'est dans le grand acte de
+l'assimilation végétale que la matière brute passe réellement à l'état
+organisé; toutes les transformations ultérieures qu'elle peut éprouver
+de la part de l'organisme animal sont nécessairement bien moins
+tranchées. Ainsi, l'organisme végétal est réellement le plus propre à
+nous dévoiler les véritables lois élémentaires et générales de la
+nutrition, qui doivent y exercer une influence à la fois plus simple et
+plus intense.</p>
+
+<p>La méthode comparative est, évidemment, par sa nature, applicable à tous
+les organes et à tous les actes, sans aucune exception. Mais, elle est
+loin, néanmoins, d'offrir à tous les divers sujets de recherches des
+ressources également étendues, puisque sa valeur scientifique doit
+inévitablement diminuer, envers les organismes supérieurs, à mesure
+qu'il s'agit d'appareils et de fonctions d'un ordre plus élevé, dont la
+persistance est moins prolongée en descendant l'échelle biologique. Tel
+est surtout le cas des fonctions intellectuelles et morales les plus
+éminentes, qui, après l'homme, disparaissent presque entièrement, ou, du
+moins, deviennent à peine reconnaissables, dès qu'on a dépassé les
+premières classes de mammifères. On doit regarder, sans doute, comme
+une imperfection radicale de la méthode comparative, de devenir ainsi
+moins complétement applicable, au moment même où la complication et
+l'importance supérieures des phénomènes exigeraient un concours plus
+énergique de ressources fondamentales. Toutefois, même en ce cas, il
+serait peu philosophique de méconnaître les vives lumières que peut
+répandre, sur l'analyse de l'homme moral, l'étude intellectuelle et
+affective des animaux supérieurs, et plus ou moins de tous les autres,
+quoique cette comparaison, qui présente d'ailleurs des difficultés
+spéciales, n'ait pas été encore instituée et poursuivie de manière à
+conduire à des indications positives d'une valeur capitale. On doit
+remarquer, en outre, que, sous ce point de vue, la méthode comparative
+retrouve, jusqu'à un certain point, dans l'analyse rationnelle des âges,
+naturellement devenue alors plus nette, plus étendue, et plus complète,
+l'équivalent partiel des diminutions qu'elle éprouve relativement à la
+hiérarchie biologique.</p>
+
+<p>Tels sont les principaux caractères philosophiques de la méthode
+comparative proprement dite, envisagée comme le mode fondamental
+d'exploration le mieux adapté à l'étude positive des corps vivans.
+Suivant la définition universelle que j'ai posée, dès le début de ce
+traité, des véritables lois naturelles, qui consistent toujours à
+saisir, dans les phénomènes, leurs relations constantes, soit de
+succession, soit de similitude, on devait sentir, en effet, qu'aucune
+méthode ne saurait plus sûrement et plus directement conduire à établir,
+en biologie, de pareilles lois que celle dont l'esprit général tend
+immédiatement à nous faire concevoir tous les cas organiques comme
+radicalement analogues et comme pouvant être déduits les uns des autres.</p>
+
+<p>Cette exacte appréciation sommaire de l'ensemble des moyens essentiels
+d'investigation inhérens à la nature des études biologiques, nous a fait
+vérifier, sans doute, de la manière la plus étendue et la moins
+équivoque, combien nous étions fondés à prévoir, d'après les principes
+philosophiques précédemment établis que la complication supérieure d'un
+tel ordre de recherches devait nécessairement entraîner, comme une
+conséquence inévitable, un accroissement correspondant dans le système
+général de nos ressources fondamentales. Nous avons effectivement
+reconnu que les deux modes élémentaires d'exploration propres aux
+parties antérieures de la philosophie naturelle acquièrent ici une
+extension capitale; et que, surtout, un troisième mode, jusqu'alors
+imperceptible, prend aussitôt un développement presque indéfini, par une
+suite spontanée de la nature même des phénomènes. Il faut passer
+maintenant à un nouvel aspect principal de la philosophie biologique,
+l'examen rationnel de la vraie position encyclopédique de la biologie
+dans la hiérarchie des sciences fondamentales, c'est-à-dire de
+l'ensemble de ses relations essentielles, soit de méthode, soit de
+doctrine, avec les sciences qui la précèdent, et même avec celle qui
+doit la suivre, d'où résultera naturellement l'exacte détermination du
+genre et du degré de perfection spéculative qu'elle comporte, ainsi que
+celle du plan général de l'éducation préliminaire la mieux adaptée à sa
+culture systématique. C'est ici le lieu, en un mot, d'expliquer et de
+justifier, d'une manière spéciale, le rang philosophique assigné à la
+biologie, par la formule encyclopédique établie dans la deuxième leçon,
+entre la science chimique et la science sociale.</p>
+
+<p>Je dois me borner, en ce moment, à indiquer en général, sans aucune
+discussion, sa relation nécessaire avec cette dernière science, relation
+qui sera naturellement, dans le volume suivant, le sujet direct d'un
+examen approfondi. La nécessité de fonder sur l'ensemble de la
+philosophie biologique le point de départ immédiat de la physique
+sociale est, en elle-même, trop évidente, pour que j'aie besoin de m'y
+arrêter actuellement. Quand l'instant sera venu d'analyser
+convenablement cette subordination générale, j'aurai bien plus à
+insister sur l'indispensable séparation rationnelle de ces deux grandes
+études que sur leur intime filiation positive, dont le développement
+spontané de la philosophie naturelle tend plutôt aujourd'hui à faire
+concevoir une notion exagérée. Il n'y a plus désormais que les
+philosophes purement métaphysiciens qui puissent persister à classer la
+théorie de l'esprit humain et de la société comme antérieure à l'étude
+anatomique et physiologique de l'homme individuel. Nous pouvons donc ici
+regarder ce premier point comme suffisamment établi, et réserver toute
+notre attention actuelle pour l'analyse philosophique, bien plus
+délicate et jusqu'à présent beaucoup plus incertaine, des vraies
+relations générales de la science biologique avec les diverses branches
+fondamentales de la philosophie inorganique.</p>
+
+<p>Les considérations présentées au commencement de ce discours, ont dû
+mettre en évidence l'importance capitale que prend, d'une manière toute
+spéciale, envers la biologie, cette question de position encyclopédique,
+envisagée dans son ensemble. Nous avons reconnu, en effet, que cette
+subordination rationnelle et nécessaire de la philosophie organique à la
+philosophie inorganique constitue le premier caractère fondamental de
+l'étude positive des corps vivans, par opposition aux vagues conceptions
+primitives, métaphysiques ou théologiques, qui ont si long-temps dominé
+toutes les théories biologiques. Il ne nous reste donc plus, à cet
+égard, qu'à examiner ici successivement la dépendance plus spéciale de
+la science biologique envers chacune des sciences antérieures, dont la
+priorité collective demeure incontestable.</p>
+
+<p>C'est, évidemment, à la chimie que la biologie doit, par sa nature, se
+subordonner de la manière à la fois la plus directe et la plus complète.
+D'après l'analyse élémentaire du phénomène général de la vie proprement
+dite, il est devenu irrécusable ci-dessus que les actes fondamentaux
+dont la succession perpétuelle caractérise un tel état, sont
+nécessairement chimiques, puisqu'ils consistent en une suite continue de
+compositions et de décompositions plus ou moins profondes. M. de
+Blainville a très judicieusement remarqué que, au moment précis où
+s'opère une combinaison chimique quelconque, il se passe réellement
+quelque chose d'analogue à la vie, sans aucune autre différence radicale
+que l'instantanéité d'un semblable phénomène, qui, au contraire, dans
+tout organisme en rapport avec un milieu convenable, se renouvelle
+continuellement par cette lutte régulière et permanente entre le
+mouvement de décomposition et celui de composition, d'où résulte le
+maintien et le développement de l'état organique, en même temps que
+l'impossibilité d'un entier accomplissement de l'acte chimique. Quoique
+des attributs aussi caractéristiques doivent, sans doute, profondément
+séparer, même dans les plus imparfaits organismes, les réactions vitales
+d'avec les effets chimiques ordinaires, il n'en est pas moins
+incontestable que, par leur nature, toutes les fonctions de la vie
+organique proprement dite sont nécessairement dominées par ces lois
+fondamentales relatives aux phénomènes quelconques de composition et de
+décomposition, qui constituent le sujet philosophique de la science
+chimique. Si l'on conçoit, à tous les degrés de l'échelle biologique, ce
+parfait isolement de la vie organique envers la vie animale, dont les
+végétaux seuls peuvent nous offrir l'entière réalisation, le mouvement
+vital ne saurait plus présenter à notre intelligence que des idées
+purement chimiques, sauf les circonstances essentielles qui
+différencient un tel genre de réactions moléculaires. Or, la source
+générale de ces importantes différences consiste, ce me semble, en ce
+que le résultat effectif de chaque conflit chimique, au lieu de dépendre
+toujours uniquement de la simple composition, médiate ou immédiate, des
+corps entre lesquels il a lieu, est alors plus ou moins modifié par leur
+organisation proprement dite, c'est-à-dire par leur structure
+anatomique<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a>
+<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>. Ces modifications peuvent sans doute être telles, que,
+lors même que les lois générales de l'action chimique seraient enfin
+connues avec un degré de perfection qu'il est à peine possible de
+concevoir aujourd'hui, leur application ne saurait réellement suffire
+pour déterminer <i>à priori</i>, sans une étude directe de l'organisme
+vivant, l'issue précise de chaque réaction vitale. Mais, malgré cette
+insuffisance nécessaire, il serait néanmoins absurde de regarder les
+actes de la vie organique comme soustraits à l'empire général des lois
+chimiques, en confondant abusivement une simple modification avec une
+infraction véritable, ainsi que n'ont pas craint de le faire quelques
+physiologistes modernes, égarés par une vaine métaphysique. C'est donc
+évidemment à la chimie seule qu'il appartient de fournir le vrai point
+de départ de toute théorie rationnelle relative à la nutrition, aux
+sécrétions, et, en un mot, à toutes les grandes fonctions de la vie
+végétative considérée isolément, dont chacune est toujours
+essentiellement dominée, dans son ensemble, par l'influence des lois
+chimiques, sauf les modifications spéciales tenant aux conditions
+organiques. Si, maintenant, nous rétablissons la considération, un
+instant écartée, de la vie animale, nous voyons qu'elle ne saurait
+aucunement altérer cette subordination fondamentale, quoique elle doive
+en compliquer beaucoup l'application effective. Car, nous avons
+précédemment établi que la vie animale, malgré son extrême importance,
+ne doit jamais être regardée, en biologie, même pour l'homme, que comme
+destinée à étendre et à perfectionner la vie organique, dont elle ne
+peut changer la nature générale. Une telle influence modifie de nouveau,
+et souvent à un très haut degré, les lois essentiellement chimiques
+propres aux fonctions purement organiques, de manière à rendre l'effet
+réel encore plus difficile à prévoir; mais ces lois n'en continuent pas
+moins, de toute nécessité, à dominer l'ensemble du phénomène. Lorsque,
+par exemple, le simple changement du mode ou du degré d'innervation
+suffit, dans un organisme supérieur, pour troubler, quant à son énergie
+et même quant à sa nature, une sécrétion donnée, on ne saurait concevoir
+toutefois qu'une telle altération puisse jamais devenir absolument
+quelconque; or, ses limites générales résultent précisément de ce que de
+semblables modifications, quelque irrégulières qu'elles paraissent,
+restent constamment soumises aux lois chimiques du phénomène organique
+fondamental, qui, tout en permettant certaines variations, en
+interdisent un beaucoup plus grand nombre. Ainsi, la complication,
+souvent inextricable, produite par la vie animale, ne saurait, en
+principe, empêcher la subordination nécessaire de l'ensemble des
+fonctions organiques proprement dites au système des lois qui régissent
+tous les phénomènes quelconques de composition et de décomposition:
+l'usage réel de ces lois devient seulement beaucoup plus difficile et
+bien moins propre à fournir d'exactes indications, par la nécessité de
+considérer, outre le simple organisme, la nouvelle source continue de
+modifications qui résulte de l'action nerveuse. Cette relation générale
+est d'une telle importance philosophique, que, sans elle on ne pourrait
+vraiment concevoir, en biologie, aucune théorie scientifique digne de ce
+nom, puisque les phénomènes les plus fondamentaux y seraient dès lors
+regardés comme susceptibles de variations entièrement arbitraires, qui
+ne comporteraient aucune loi réelle. Quand on a vu, de nos jours,
+proclamer, au sujet de l'azote, cette inintelligible hérésie que
+l'organisme a la faculté de créer spontanément certaines substances
+élémentaires, on doit comprendre combien il est encore indispensable
+d'insister directement sur de tels principes, qui peuvent seuls réfréner
+ici l'esprit d'aberration.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote24"
+name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24">
+(retour) </a> Les effets chimiques ne sont pas, sans doute,
+ toujours entièrement indépendans des conditions de
+ structure, comme on le voit surtout depuis la découverte des
+ phénomènes remarquables produits par les éponges
+ métalliques, où certaines circonstances de structure
+ déterminent des réactions énergiques, que la seule nature
+ des substances eût été insuffisante à réaliser. Mais, en
+ chimie, de tels cas sont éminemment exceptionnels. S'ils
+ étaient beaucoup plus communs, il est incontestable que la
+ nature scientifique des phénomènes chimiques différerait dès
+ lors bien moins de celle des réactions vitales, quoique la
+ diversité des conditions organiques continuât à distinguer
+ profondément les deux cas.
+</blockquote>
+
+<p>Indépendamment de cette subordination directe et fondamentale de la
+science biologique à la science chimique, celle-ci peut fournir à
+l'autre, sous le simple point de vue de la méthode, des ressources très
+précieuses à divers égards. La nature beaucoup moins complexe des
+phénomènes chimiques y rendant l'observation et surtout
+l'expérimentation bien plus parfaites, leur étude philosophique est
+susceptible de contribuer fort utilement à la saine éducation
+préliminaire des biologistes, en ce qui concerne l'art général
+d'observer et l'art d'expérimenter. À la vérité, les phénomènes encore
+plus simples de la physique et de l'astronomie conviennent mieux, sans
+doute, comme nous allons le voir, à une telle destination. Mais, quelle
+que soit, sous ce rapport, leur extrême importance, on conçoit que les
+phénomènes chimiques, en vertu de leur moindre dissemblance avec les
+phénomènes biologiques, doivent offrir des modèles, sinon aussi
+parfaits, du moins plus frappans et plus immédiatement applicables.
+Quant aux facultés purement rationnelles, il est évident que ce n'est
+point par la chimie, dont l'état logique est encore si peu satisfaisant,
+que les biologistes doivent s'attacher à les cultiver préalablement.
+Néanmoins, nous avons reconnu, dans la première partie de ce volume, que
+la chimie possède, par sa nature, la propriété spéciale de développer,
+plus éminemment qu'aucune autre science fondamentale, l'art général des
+nomenclatures scientifiques. C'est donc là surtout que les biologistes
+doivent étudier cette partie importante de la méthode positive, dont
+leur science peut comporter, à un degré assez étendu, une heureuse
+application, quoique la complication supérieure de son sujet propre et
+l'extrême diversité de ses aspects principaux ne permettent point, comme
+je l'ai indiqué, d'attribuer ici à l'usage rationnel d'un tel art la
+haute valeur scientifique qui le caractérise si bien en chimie. Une
+judicieuse imitation de la nomenclature chimique a effectivement dirigé
+jusqu'ici les utiles tentatives de Chaussier et de plusieurs autres
+biologistes pour assujettir à des dénominations systématiques les
+dispositions anatomiques les plus simples, certains états pathologiques
+bien définis, et les degrés les plus généraux de la hiérarchie animale.
+C'est aussi par une étude plus profonde de cet élément important de la
+philosophie chimique que l'on pourra désormais développer convenablement
+un tel ordre de perfectionnemens, et reconnaître en même temps les
+vraies limites rationnelles entre lesquelles il doit être soigneusement
+contenu en biologie.</p>
+
+<p>D'après cet ensemble de considérations diverses, la position
+encyclopédique de la science biologique immédiatement après la chimie ne
+me paraît devoir laisser maintenant aucune incertitude. On peut vraiment
+regarder, sans la moindre exagération, l'ensemble des études chimiques
+comme constituant, par leur nature, une transition spontanée de la
+philosophie inorganique à la philosophie organique, malgré les profondes
+différences qui doivent les séparer radicalement l'une de l'autre.</p>
+
+<p>Cette relation fondamentale avec la science chimique doit, en elle-même,
+constituer aussi la biologie en subordination, nécessaire quoique
+indirecte, envers la physique proprement dite, base préliminaire
+indispensable de toute chimie rationnelle. Mais il existe, en outre,
+quant à la doctrine et quant à la méthode, à divers titres essentiels,
+une dépendance plus directe et plus spéciale du système des études
+biologiques à l'égard de l'ensemble des théories purement physiques,
+bien que cette liaison soit cependant moins profonde et moins complète
+que par rapport à la chimie.</p>
+
+<p>Relativement à la doctrine, il est évident, en principe, qu'aucun
+phénomène physiologique ne saurait être convenablement analysé sans
+exiger, par sa nature, l'application exacte des lois générales propres à
+une ou plusieurs branches principales de la physique, dont toutes les
+diverses notions fondamentales doivent être ainsi successivement
+employées d'une manière plus ou moins étendue par les biologistes qui
+remplissent les vraies conditions préliminaires de leurs travaux
+scientifiques. Cette application est d'abord indispensable pour
+apprécier judicieusement la vraie constitution du milieu sous
+l'influence duquel l'organisme accomplit ses phénomènes vitaux, et dont
+l'analyse doit être ici ordinairement plus complète qu'en aucun autre
+cas, puisque les variations de ce milieu les moins importantes en
+apparence, et à tous autres égards presque négligeables, exercent
+souvent une réaction très puissante sur des phénomènes aussi éminemment
+modifiables. Mais, de plus, les études biologiques dépendent encore des
+théories physiques par la considération directe de l'organisme lui-même,
+qui, sous quelque aspect qu'on l'envisage, ne saurait cesser, malgré ses
+propriétés caractéristiques, d'être constamment soumis à l'ensemble des
+diverses lois fondamentales relatives aux phénomènes généraux soit de la
+pesanteur, soit de la chaleur, ou de l'électricité, etc. On peut
+remarquer à ce sujet que si l'étude de la vie organique fournit, comme
+nous venons de le reconnaître, le principal motif de la subordination
+fondamentale de la biologie envers la chimie, c'est surtout, au
+contraire, par l'étude de la vie animale proprement dite, que la
+biologie se trouve directement constituée en relation nécessaire avec la
+physique. Cette règle est particulièrement évidente pour la saine
+théorie physiologique des sensations les plus spéciales et les plus
+élevées, la vision et l'audition, dont une application approfondie de
+l'optique et de l'acoustique doit nécessairement établir le point de
+départ rationnel. Une telle remarque se vérifie aussi, d'une manière non
+moins irrécusable, dans la théorie de la phonation, dans l'étude des
+lois de la chaleur animale, et dans l'analyse positive des propriétés
+électriques de l'organisme, qui ne sauvaient avoir aucun vrai caractère
+scientifique sans l'introduction préalable des branches correspondantes
+de la physique, convenablement employées. Il serait inutile d'insister
+davantage ici sur une notion philosophique aussi sensible.</p>
+
+<p>Toutefois il importe de reconnaître que, jusqu'à présent, les
+biologistes même qui ont le plus profondément senti la relation générale
+et nécessaire de leur science avec l'ensemble de la physique, n'ont pas
+su ordinairement, faute d'une étude assez rationnelle, effectuer une
+judicieuse et sévère séparation entre les notions vraiment positives qui
+constituent le fond scientifique de la physique actuelle, et les
+conceptions essentiellement métaphysiques qui l'altèrent encore par un
+reste d'influence de l'ancienne philosophie, ainsi que je l'ai établi
+dans la seconde partie du volume précédent. On doit convenir, en un mot,
+que, le plus souvent, les biologistes ont accepté, pour ainsi dire
+aveuglément, tout ce que les physiciens leur présentaient comme propre à
+diriger leurs travaux. Cette confiance démesurée et irrationnelle offre
+ici des inconvéniens analogues à ceux du respect aveugle que j'ai
+reproché ailleurs aux physiciens eux-mêmes envers les géomètres, et par
+suite duquel j'ai constaté, chez ces derniers, une déplorable tendance à
+entraver aujourd'hui le vrai développement de la physique par
+l'importance vicieuse attachée à des travaux illusoires, fondés sur des
+conceptions chimériques, abusivement déguisées sous un verbeux appareil
+algébrique. En principe philosophique, il me semble évident que, si les
+sciences les plus générales sont, par leur nature, radicalement
+indépendantes des moins générales, qui doivent, au contraire, reposer
+préalablement sur elles, il résulte de cette indépendance même que les
+savans livrés à la culture des premières sont essentiellement impropres
+à diriger d'une manière convenable leur application fondamentale aux
+secondes, dont ils ne sauraient connaître suffisamment les vraies
+conditions caractéristiques. Dans toute judicieuse division du travail,
+il est clair, en un mot, que l'usage d'un instrument quelconque,
+matériel ou intellectuel, ne peut jamais être rationnellement dirigé par
+ceux qui l'ont construit, mais par ceux, au contraire, qui doivent
+l'employer, et qui peuvent seuls, par cela même, en bien comprendre la
+vraie destination spéciale. C'est donc exclusivement aux physiciens et
+non aux géomètres qu'appartient l'application convenable de l'analyse
+mathématique aux études physiques, comme je l'ai fait voir dans le
+volume précédent. Mais, par une conséquence nouvelle du même principe,
+on doit concevoir aussi, dans le cas actuel, que les biologistes sont
+naturellement seuls compétens pour appliquer avec succès les théories
+physiques à la solution rationnelle des problèmes physiologiques: le
+motif est même ici plus puissant encore; en vertu de la différence bien
+plus profonde entre les deux sciences. Une telle organisation du travail
+exige seulement désormais, de la part des biologistes, une éducation
+préliminaire plus forte, plus complète, et plus systématique, qui puisse
+les mettre en état de s'appuyer judicieusement sur les autres sciences
+fondamentales, au lieu d'attendre vainement d'heureuses indications
+générales de la part de ceux qui n'en peuvent connaître la véritable
+destination.</p>
+
+<p>D'après ces considérations, on ne saurait être surpris que
+l'application, à peine ébauchée encore, et même si mal instituée
+jusqu'ici, de la physique à la physiologie, ait effectivement fourni si
+peu de résultats satisfaisans, ni même qu'elle ait contribué quelquefois
+à entraver le vrai développement rationnel des études biologiques; ce
+qui, aux yeux de juges irréfléchis, a pu faire souvent méconnaître la
+haute valeur scientifique que nous savons devoir être propre à cette
+application bien conçue. Il est certain, par exemple, que les hypothèses
+anti-scientifiques des physiciens sur les prétendus fluides électriques,
+aveuglément embrassées par les physiologistes avec plus de confiance
+encore que par les physiciens eux-mêmes, ont eu, en biologie, pour effet
+journalier d'introduire des conceptions vagues et chimériques sur le
+prétendu fluide nerveux, qui nuisent infiniment au progrès de la
+physiologie positive, et qui paraissent même fournir une sorte de point
+d'appui rationnel aux plus absurdes hallucinations des adeptes du
+magnétisme animal. Dans l'ordre plus simple et plus rigoureux des idées
+purement anatomiques, je ne crains pas de signaler ici, chez un
+biologiste du premier ordre, un cas important où l'influence de ces
+systèmes vicieux, qui altèrent si profondément la physique actuelle, me
+paraît avoir égaré l'application de la méthode comparative elle-même, si
+éminemment appropriée à la nature des recherches biologiques. Il s'agit
+de l'analogie spéciale et complète entre la structure essentielle de
+l'oeil et celle de l'oreille, conçue <i>à priori</i>, par mon illustre ami M.
+de Blainville, comme devant nécessairement résulter de la similitude
+fondamentale supposée par les physiciens entre la lumière et le son,
+d'après la vaine hypothèse des ondulations éthérées rapprochée du
+phénomène général des vibrations aériennes. Sur un semblable sujet, je
+ne saurais évidemment avoir jamais la prétention déplacée d'engager,
+surtout avec un tel maître, aucune discussion anatomique, relative à la
+vérification effective d'une pareille comparaison dans l'ensemble de la
+série animale, pour décider s'il existe réellement une analogie
+constante et spéciale entre les parties constituantes de l'appareil
+auditif et celles de l'appareil visuel<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a>
+<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>. C'est seulement le principe
+philosophique d'une telle similitude anatomique, que je dois regarder
+ici comme étant, par sa nature, radicalement vicieux, d'après le
+jugement motivé que j'ai porté, dans le volume précédent, sur les vaines
+hypothèses physiques relatives à la lumière. Or, pour se convaincre
+aisément, en général, combien de pareilles hypothèses sont, en
+elles-mêmes, impropres à fournir d'heureuses indications biologiques, il
+suffit, ce me semble, de se rappeler avec quelle confiance naïve les
+anatomistes du siècle dernier, qui étudiaient la structure de l'oeil
+sous l'influence prépondérante du système de l'émission newtonienne,
+admiraient l'harmonie fondamentale de cette structure avec ce mode
+chimérique de production de la lumière. La singulière facilité avec
+laquelle des systèmes aussi opposés que ceux de l'ondulation et de
+l'émission lumineuses s'adaptent à un même ensemble de dispositions
+anatomiques, me paraît vérifier clairement que ces hypothèses
+fantastiques ne peuvent pas plus diriger convenablement l'exercice
+positif de notre intelligence en biologie qu'en physique. Si, dans le
+cas précédent, le pernicieux crédit qu'on leur attribue encore n'a
+peut-être pas été sans quelque danger pour le philosophe que je viens de
+citer, malgré l'éminente rationnalité qui caractérise profondément son
+génie scientifique, qu'on juge des écarts où elles doivent tendre à
+entraîner les esprits moins vigoureux qui cultivent habituellement
+l'étude systématique de la nature.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote25"
+name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25">
+(retour) </a> Ces deux appareils doivent, sans doute, offrir
+ nécessairement, dans leur structure, une certaine analogie
+ fondamentale, commune à tous les appareils sensoriaux. La
+ plus grande similitude de ces deux sens, en tant qu'agissant
+ l'un et l'autre à distance et sans effet chimique, et
+ concourant principalement au développement intellectuel et
+ social, doit, en outre, correspondre à une conformité
+ anatomique plus spéciale, dont le degré rationnel n'a pas
+ encore été bien déterminé. Des rapprochemens aussi
+ philosophiques méritent certainement d'être poursuivis avec
+ persévérance: et c'est surtout afin de contribuer à les
+ purifier et à les rendre prépondérans que je signale ici
+ l'inanité nécessaire des comparaisons illusoires fondées sur
+ la chimérique identité des modes de production de deux
+ ordres de sensations aussi distincts.
+</blockquote>
+
+<p>En considérant maintenant, sous le seul point de vue de la méthode, la
+vraie relation générale de la biologie à la physique, on conçoit,
+d'après les principes établis dans ce traité, et spécialement rappelés
+par la discussion précédente, que ce n'est point relativement à la saine
+institution des hypothèses scientifiques que je puis proposer la
+physique pour type préliminaire aux biologistes. Quoique, comme nous
+l'avons reconnu en son lieu, la physique actuelle renferme un certain
+nombre d'hypothèses vraiment rationnelles, elles y sont encore tellement
+mêlées à d'absurdes systèmes, qui les dominent le plus souvent, que leur
+judicieuse analyse propre est très difficile à établir nettement
+aujourd'hui, et ne saurait, en conséquence, devenir un heureux moyen
+d'éducation préalable. C'est à une autre branche fondamentale de la
+philosophie naturelle que les biologistes, ainsi que les physiciens
+eux-mêmes, doivent aller emprunter cette partie capitale de la méthode
+positive, suivant la règle expliquée à ce sujet dans le volume
+précédent. Mais, sous un aspect différent, dont l'importance
+philosophique n'est pas moindre, la physique est, au contraire,
+éminemment apte à fournir à la biologie les modèles les plus parfaits de
+la méthode positive universelle. On conçoit que je veux parler de
+l'observation proprement dite, et surtout de l'expérimentation. Sans
+doute les observations astronomiques sont, par leur nature, encore plus
+pleinement satisfaisantes: mais elles se rapportent à des phénomènes
+trop simples et trop peu variés pour servir utilement de modèle immédiat
+aux observations biologiques; et même, la précision numérique qui les
+caractérise spécialement tend à rappeler un point de vue qui doit être,
+en général, soigneusement écarté dans l'étude des corps vivans, avec
+laquelle il est nécessairement incompatible. Les observations physiques,
+au contraire, offrent déjà une telle complication et une si grande
+diversité que leur étude philosophique présente aux biologistes un type
+général éminemment susceptible d'une heureuse imitation, abstraction
+faite des considérations numériques, qui peuvent en être aisément
+détachées. Toutefois, les observations chimiques, dont la perfection est
+aujourd'hui presque aussi grande, et dont le sujet est bien moins
+hétérogène à celui des observations physiologiques, possèdent à peu près
+aussi complètement cette propriété essentielle, comme nous l'avons
+reconnu ci-dessus. Aussi est-ce principalement quant à la méthode
+expérimentale proprement dite, que l'étude philosophique de la physique
+me paraît destinée à fournir aux biologistes un précieux moyen spécial
+d'éducation préliminaire, qui ne saurait être convenablement suppléé par
+aucun autre, d'après les principes précédemment établis dans cet
+ouvrage. Nous avons reconnu, en effet, que cette science, à laquelle
+l'esprit humain doit surtout le développement de l'art général de
+l'expérimentation, en offre nécessairement, par sa nature, les plus
+parfaits modèles. Or, la contemplation familière et approfondie de ce
+type fondamental doit devenir d'autant plus indispensable aux
+physiologistes que leurs études présentent, comme je l'ai fait voir, les
+plus puissans obstacles à une heureuse application scientifique de l'art
+d'expérimenter, dont l'usage ne saurait y être introduit, avec une
+assurance rationnelle de quelques succès réels, qu'après que notre
+intelligence s'est d'abord suffisamment préparée, dans les cas les plus
+simples et les plus satisfaisans, à remplir les conditions logiques
+qu'exigent, en général, la saine institution et la direction judicieuse
+des expériences relatives à un sujet aussi difficile.</p>
+
+<p>Telles sont, en aperçu, les relations essentielles, soit scientifiques,
+soit purement logiques, qui constituent nécessairement la biologie dans
+une dépendance étroite et directe envers la physique proprement dite.
+Considérons maintenant, d'une manière analogue, sa subordination
+fondamentale par rapport à la science astronomique, sans que, toutefois,
+nous ayons besoin d'envisager à part la liaison indirecte qui doit
+évidemment résulter de la prépondérance générale suffisamment constatée
+de l'astronomie sur la physique elle-même.</p>
+
+<p>Sous le point de vue de la doctrine, il faut reconnaître, ce me semble,
+que cette relation directe de la biologie avec l'astronomie, quoique
+beaucoup moins intime et surtout bien moins précise que dans le cas
+précédent, a plus d'importance réelle qu'on ne le suppose communément.
+Je ne parle pas seulement de l'impossibilité manifeste de comprendre
+nettement la théorie de la pesanteur, et d'établir une exacte analyse
+rationnelle de ses effets généraux sur l'organisme, tant qu'on isolerait
+ce phénomène fondamental de celui de la gravitation céleste, sans lequel
+il serait si imparfaitement appréciable. Dans un ordre d'idées
+astronomiques plus spécial, je regarde, en outre, comme radicalement
+impossible de concevoir, d'une manière vraiment scientifique, le système
+général des conditions d'existence réellement propres aux corps vivans,
+si l'on néglige de prendre en suffisante considération l'ensemble des
+élémens astronomiques qui caractérisent la planète à la surface de
+laquelle nous étudions la vie. Quoique, sur un tel sujet, toute
+observation directe et toute appréciation comparative nous soient
+nécessairement à jamais interdites, les raisonnemens les plus positifs
+de la philosophie naturelle ne nous permettent point de méconnaître
+l'influence fondamentale de ces conditions astronomiques sur le mode
+effectif d'accomplissement des phénomènes physiologiques. Cette
+influence sera, par sa nature, plus spécialement examinée dans le volume
+suivant, où, en traitant des lois générales du développement réel de la
+société humaine, j'aurai à analyser, sous ce rapport, le cas le plus
+sensible et le plus étendu, puisqu'il se rapportera directement à l'être
+le plus compliqué, envisagé en même temps comme susceptible d'une
+existence indéfiniment prolongée. Je dois néanmoins esquisser déjà
+sommairement, à cet égard, les indications principales.</p>
+
+<p>Une telle analyse exige d'abord qu'on établisse, entre les diverses
+données astronomiques propres à notre planète, une distinction générale,
+suivant qu'elles se rapportent à l'état statique ou à l'état dynamique.
+Le premier point de vue n'a besoin que d'être indiqué, tant son
+importance biologique est manifeste. Pour chacune des conditions
+essentielles qui lui correspondent, soit quant à la masse terrestre
+comparée à la masse solaire, d'où résulte l'intensité effective de la
+pesanteur proprement dite, soit quant à sa forme générale, qui règle la
+direction de cette force, soit quant à l'équilibre fondamental et aux
+oscillations régulières des fluides dont sa surface est couverte en
+majeure partie, et à l'état desquels l'existence des êtres vivans est
+étroitement liée, soit même quant à ses dimensions effectives, qui
+imposent des limites nécessaires à la multiplication indéfinie des
+races vivantes et surtout de la race humaine, soit enfin quant à sa
+distance réelle au centre de notre monde, qui constitue un des élémens
+indispensables de sa température propre, la relation avec le mode
+fondamental d'accomplissement de l'ensemble des phénomènes
+physiologiques ne saurait, évidemment, être contestée par aucun esprit
+philosophique. Toute hésitation à cet égard serait, d'ailleurs, aisément
+dissipée en se bornant à imaginer qu'il survînt brusquement une
+altération notable dans l'une quelconque de ces conditions; car on
+sentirait aussitôt que la vie devrait en éprouver dès lors d'inévitables
+modifications. Mais c'est surtout par l'influence des élémens
+astronomiques propres à l'état dynamique de la terre que l'on doit
+sentir l'impossibilité de constituer, d'une manière vraiment
+rationnelle, la saine philosophie biologique, en persistant à l'isoler
+de la philosophie astronomique. En considérant d'abord le seul mouvement
+de rotation, celui dont l'action biologique doit être nécessairement la
+plus prononcée, on conçoit que sa double stabilité fondamentale, soit
+quant à la fixité essentielle des pôles autour desquels il s'exécute,
+soit quant à l'invariable uniformité de sa vitesse angulaire, constitue
+directement une des principales conditions générales strictement
+indispensables à l'existence des corps vivans, qui serait, par sa
+nature, radicalement incompatible avec cette profonde et continuelle
+perturbation des milieux organiques naturellement correspondante au
+défaut de ces deux caractères astronomiques. Bichat a déjà très
+judicieusement remarqué, dans sa belle théorie de l'intermittence
+fondamentale de la vie animale proprement dite, la subordination
+naturelle et constante de la période essentielle de cette intermittence
+avec celle de la rotation diurne de notre planète. On peut même
+observer, plus généralement, que tous les phénomènes périodiques d'un
+organisme quelconque, à l'état normal ou à l'état pathologique, se
+rattachent, d'une manière plus ou moins étroite, à la même
+considération, sauf les modifications variées qui peuvent résulter des
+influences secondaires et transitoires. Mais, en outre, il y a tout lieu
+de penser que, dans chaque organisme, la durée totale de la vie et celle
+de ses principales phases naturelles, dépendent nécessairement de la
+vitesse angulaire effective propre à la rotation de notre planète. Car,
+l'ensemble des études biologiques me paraît nous autoriser aujourd'hui à
+admettre, en principe, que, toutes choses d'ailleurs égales, la durée de
+la vie doit être d'autant moins prolongée, surtout dans l'organisme
+animal, que les phénomènes vitaux se succèdent avec plus de rapidité.
+Or, si la rotation de la terre était supposée s'accélérer notablement,
+le cours des principaux phénomènes physiologiques ne saurait manquer
+d'en éprouver une certaine accélération correspondante, d'où
+résulterait, par conséquent, une diminution nécessaire de la durée de la
+vie; en sorte que, dans le véritable état des choses, cette durée doit
+être regardée comme dépendant de la durée du jour. Par une raison
+analogue, en considérant maintenant le mouvement total de la terre
+autour du soleil, on conçoit aussi que la durée de l'année doit
+inévitablement exercer, pour chaque organisme donné, une semblable
+influence générale sur la durée de la vie, qui, par exemple, d'après ce
+double motif, ne saurait être la même sur les diverses planètes
+habitables de notre monde, quand on supposerait que l'ensemble des
+autres conditions principales pût y rester identique. Mais le système
+des données astronomiques relatives à notre mouvement annuel domine, à
+d'autres égards, d'une manière à la fois bien moins équivoque et
+beaucoup plus capitale, l'existence générale des corps vivans à la
+surface de la terre. Cette existence est surtout radicalement liée à la
+forme essentielle de l'orbite terrestre, comme je l'ai déjà indiqué dans
+la première partie du volume précédent. Nous savons maintenant que
+l'état de vie suppose, par sa nature, entre l'organisme qui l'éprouve et
+le milieu où il s'accomplit, une harmonie fondamentale, qui ne saurait
+persister, au degré convenable, si l'un ou l'autre de ces deux élémens
+co-relatifs, et à plus forte raison tous les deux, pouvait devenir
+susceptible d'altérations très étendues. Or, il est clair que si
+l'ellipse terrestre, au lieu d'être à peu près circulaire, était
+supposée aussi excentrique que celle des comètes proprement dites, les
+milieux organiques, et l'organisme lui-même en admettant son existence,
+éprouveraient, à des époques peu éloignées, des variations presque
+indéfinies, qui dépasseraient extrêmement, à tous égards, les plus
+grandes limites entre lesquelles la vie puisse être réellement conçue.
+Ainsi, nous pouvons, je crois, regarder désormais comme démontré, par
+l'ensemble de la philosophie naturelle, que la faible excentricité de
+l'ellipse terrestre constitue une des premières conditions générales
+indispensables à l'accomplissement des phénomènes biologiques: elle est
+presque aussi nécessaire, par exemple, que la stabilité de la rotation.
+Tous les autres élémens astronomiques du mouvement annuel exercent
+pareillement, d'une manière incontestable, une influence biologique plus
+ou moins prononcée, quoique d'une importance beaucoup moins capitale.
+Cela est surtout manifeste quant à la direction du plan de l'orbite,
+comparé à l'axe de rotation de la planète. En effet, l'obliquité
+effective de ce plan devient le principe immédiat de la division
+essentielle de la terre en climats, d'où résulte la première loi
+fondamentale relative à la distribution géographique des diverses
+espèces vivantes, animales ou végétales. De même, sous un second aspect,
+cette obliquité, en tant que principale cause originaire des différentes
+saisons, doit influer notablement sur les diverses phases réelles
+propres à l'existence de chaque organisme quelconque. À l'un ou à
+l'autre titre, on ne saurait douter que les phénomènes physiologiques
+actuels ne fussent sensiblement altérés par une variation subite et
+prononcée dans l'inclinaison de l'orbite terrestre sur l'axe de
+rotation. Il n'y a pas même jusqu'à la permanence essentielle de la
+ligne des noeuds qui ne mérite, à un certain degré, d'être prise aussi
+en considération, si l'on tient à faire une exacte analyse rationnelle
+des diverses conditions astronomiques auxquelles la vraie philosophie
+biologique doit avoir égard; car, si la révolution de cette ligne était
+conçue hypothétiquement beaucoup plus rapide, la vie en serait sans
+doute affectée; ce qui montre, en sens inverse, que son immobilité
+presque absolue doit avoir effectivement quelque valeur biologique.</p>
+
+<p>Telles sont, par aperçu, les grandes et incontestables relations qui,
+malgré nos vaines divisions scolastisques ordinaires, subordonnent,
+d'une manière directe et profonde, l'ensemble des conceptions
+biologiques à la vraie doctrine astronomique. Les considérations
+précédentes me paraissent, en outre, devoir clairement établir, à ce
+sujet, que, pour remplir convenablement, sous ce point de vue, les
+conditions philosophiques imposées par la nature de leurs études, les
+biologistes ne sauraient se borner à s'informer, en quelque sorte,
+auprès des astronomes, des vrais élémens propres à la constitution
+céleste de notre planète. Ces faciles renseignemens ne dispenseraient
+nullement les biologistes rationnels de faire directement, par
+eux-mêmes, une étude préalable, positive quoique seulement générale, des
+principales théories astronomiques. Il ne leur suffit point, en effet,
+de connaître à peu près les valeurs actuelles des élémens astronomiques
+de la terre, ce qui d'ailleurs, pour être intelligible et profitable,
+suppose une plus longue étude qu'on n'a coutume de le présumer. La saine
+biologie exige aussi, d'une manière encore plus indispensable peut-être,
+la notion exacte des lois générales relatives aux limites de variation
+de ces divers élémens, ou, du moins, l'analyse scientifique des
+principaux motifs de leur permanence essentielle; car, c'est surtout
+d'une telle permanence qu'on doit déduire le fondement astronomique des
+études biologiques, comme je me suis efforcé de le faire sentir. Or, une
+semblable notion positive ne saurait être convenablement obtenue, sans
+que notre intelligence se soit d'abord rendue familière la considération
+philosophique des principales conceptions astronomiques, soit
+géométriques, soit mécaniques.</p>
+
+<p>L'esprit fondamental de ce Traité, spécialement rappelé, sous le point
+de vue qui nous occupe, au commencement de ce discours, permet aisément
+d'expliquer, en principe philosophique, pourquoi l'ensemble de la
+science astronomique se trouve ainsi plus complètement et plus
+directement lié au sujet général de la biologie qu'à celui d'aucune des
+sciences intermédiaires, ce qui pourrait d'abord paraître une véritable
+anomalie encyclopédique, contraire aux notions de hiérarchie
+scientifique que j'ai établies. Cela tient essentiellement à ce que,
+malgré l'indispensable nécessité de la physique et de la chimie,
+l'astronomie et la biologie constituent néanmoins, par leur nature, les
+deux principales branches de la philosophie naturelle proprement dite.
+Ces deux grandes études, complémentaires l'une de l'autre, embrassent,
+dans leur harmonie rationnelle, le système général de toutes nos
+conceptions fondamentales. À l'une, le monde; à l'autre, l'homme: termes
+extrêmes, entre lesquels seront toujours comprises nos pensées réelles.
+Le monde d'abord, l'homme ensuite, telle est, dans l'ordre purement
+spéculatif, la marche positive de notre intelligence; quoique, dans
+l'ordre directement actif, elle doive être nécessairement inverse. Car,
+les lois du monde dominent celles de l'homme, et n'en sont pas
+modifiées. Entre ces deux pôles co-relatifs de la philosophie naturelle,
+viennent s'intercaler spontanément, d'une part, les lois physiques,
+comme une sorte de complément des lois astronomiques, et, d'une autre
+part, les lois chimiques, préliminaire immédiat des lois biologiques.
+Tel est, du point de vue philosophique le plus élevé, l'indissoluble
+faisceau rationnel des diverses sciences fondamentales. On doit
+maintenant concevoir avec précision pourquoi j'ai attaché, dès
+l'origine, une si haute importance à présenter, comme le premier
+caractère philosophique de toute biologie positive, cette subordination
+systématique de l'étude de l'homme à l'étude du monde, sur laquelle on
+ne saurait plus conserver désormais aucune incertitude réelle.</p>
+
+<p>Quoique l'esprit humain, dans son enfance théologique et dans son
+adolescence métaphysique, ait conçu, d'une manière absolument opposée,
+la relation nécessaire entre la science astronomique et la science
+biologique, du moins n'avait-il point négligé de la considérer, comme
+nous tendons à le faire aujourd'hui par suite des habitudes rétrécies
+d'un positivisme naissant et incomplet. Au fond des absurdes chimères de
+l'ancienne philosophie sur l'influence physiologique des astres, on
+trouve, néanmoins, le sentiment confus, vague mais énergique, d'une
+certaine liaison entre les phénomènes vitaux et les phénomènes célestes.
+Ce sentiment, comme toutes les inspirations primitives de notre
+intelligence, n'avait réellement besoin que d'être profondément rectifié
+par la philosophie positive, qui ne saurait le détruire; quoique, à vrai
+dire, dans l'ordre scientifique comme dans l'ordre politique, notre
+faible nature nous oblige malheureusement à ne pouvoir réorganiser
+qu'après un renversement passager. Parce que les observations, soit
+anatomiques, soit physiologiques, ne montraient point, par elles-mêmes,
+l'influence des conditions astronomiques, la philosophie moderne en a
+superficiellement conclu jusqu'ici la nullité de cette influence; comme
+si les faits pouvaient jamais témoigner immédiatement des conditions
+fondamentales sans lesquelles ils ne s'accompliraient pas, quand elles
+sont de nature à ne pouvoir être un seul instant suspendues! On vient
+de voir, néanmoins, que l'étude rationnelle des phénomènes naturels est
+aujourd'hui assez développée pour que l'ensemble de ses principes les
+plus positifs puisse mettre en pleine évidence l'incontestable réalité
+d'un tel ordre de conditions primordiales. Toutefois, afin de prévenir
+désormais, d'une manière irrévocable, le renouvellement ultérieur de
+notions vicieuses ou exagérées, plus ou moins analogues aux chimériques
+hypothèses de la philosophie théologique et métaphysique sur l'influence
+physiologique des astres, il importe d'établir ici, en principe, à ce
+sujet, une considération essentielle. D'abord, ces vraies conditions
+astronomiques de l'existence générale des corps vivans sont
+nécessairement circonscrites, comme toutes les notions scientifiques de
+la véritable astronomie positive, dans l'intérieur de notre monde, ce
+qui écarte aussitôt l'idée vague et indéfinie d'univers, à laquelle se
+rattachaient surtout les aberrations primitives. En second lieu, elles
+ne portent jamais directement sur l'organisme lui-même, qui est
+essentiellement indépendant de toute action céleste immédiate, ainsi que
+tous les autres phénomènes purement terrestres. L'influence capitale de
+ces conditions ne peut se rapporter, par elle-même, qu'à l'ensemble des
+élémens astronomiques qui caractérisent la constitution de notre
+planète, suivant les explications précédentes. C'est seulement en
+altérant quelques-uns de ces élémens que les autres astres de notre
+monde pourraient troubler le mode actuel d'accomplissement de nos
+phénomènes vitaux; ce qui limite rigoureusement le genre de notions
+astronomiques qui doit être réellement pris en considération
+fondamentale par les biologistes rationnels. L'action céleste, vague et
+inintelligible, que plusieurs philosophes contemporains, très éclairés
+d'ailleurs, ont mystérieusement introduit dans la prétendue explication
+de certains effets physiologiques ou pathologiques, doit faire
+comprendre la haute utilité de cette règle générale, qui, tout en
+manifestant sans équivoque la vraie subordination positive de la
+biologie envers l'astronomie, tend néanmoins à prévenir radicalement, à
+cet égard, toute grave aberration de notre intelligence.</p>
+
+<p>Malgré l'importance capitale d'une telle subordination sous le seul
+aspect scientifique proprement dit, l'étude philosophique de la science
+astronomique est peut-être encore plus indispensable à la saine
+éducation préliminaire des biologistes rationnels sous le point de vue
+purement logique, c'est-à-dire quant à la méthode. À la vérité, sous ce
+nouvel aspect, la relation n'a rien de directement particulier à la
+biologie. Tout se réduit ici à la propriété générale que nous avons
+reconnue, dans le volume précédent, devoir nécessairement appartenir à
+la science céleste, de fournir, par sa nature, le plus parfait modèle de
+la manière fondamentale de philosopher sur des phénomènes quelconques;
+propriété qui doit être utilisée, ainsi que je l'ai déjà expliqué, par
+les physiciens et par les chimistes aussi bien que par les biologistes,
+afin que tous se proposent nettement un type idéal de perfection
+scientifique, convenablement modifié d'après l'ensemble des conditions
+de leurs diverses études propres. Mais la nécessité de ce type
+primordial devient, évidemment, d'autant plus profonde que la
+complication croissante des phénomènes tend davantage à faire dégénérer
+les études vraiment scientifiques en d'oiseuses recherches d'érudition
+ou en de vaines dissertations métaphysiques. Or, c'est à ce titre que la
+philosophie astronomique se recommande plus éminemment, comme guide
+logique, à la soigneuse méditation préalable des vrais biologistes. À
+quelle autre source, en effet, pourraient-ils puiser les véritables
+élémens essentiels de la méthode positive proprement dite, si ce n'est
+dans la science qui en offre, par sa nature, le développement le plus
+complet, le plus pur, et le plus spontané? Comment pourraient-ils
+habituellement sentir, avec une efficacité réelle, en quoi consiste la
+saine explication scientifique d'un phénomène, s'ils n'ont pas d'abord
+cherché à saisir, pour les phénomènes les plus simples, le caractère
+général des explications les plus parfaites? Plus le sujet de leurs
+travaux est profondément difficile, plus ils doivent éprouver vivement
+le besoin d'aller souvent retremper les forces positives de leur
+intelligence, par la féconde et lumineuse contemplation de l'ensemble de
+vérités fondamentales le plus satisfaisant que puisse jamais offrir la
+philosophie naturelle tout entière. Une telle comparaison est seule
+propre à faire hautement ressortir à leurs yeux l'inanité radicale des
+conceptions plus ou moins métaphysiques dont la physiologie est encore
+si encombrée, sur le principe vital de Barthez, les forces vitales de
+Bichat, et tant d'autres notions analogues, qui ne constituent
+réellement que de pures entités, dont l'astronomie, seule entre toutes
+les sciences fondamentales, est aujourd'hui complètement purgée, comme
+nous l'avons constaté. Les biologistes auxquels la philosophie
+astronomique aura fait nettement concevoir en quoi consiste la véritable
+explication scientifique de la pesanteur, ne se proposeront plus, sans
+doute, de remonter à l'origine de la vie, de la sensibilité, etc., et
+sauront néanmoins donner à leurs recherches l'essor le plus sublime dont
+elles soient susceptibles dans l'ordre positif; tandis que jusqu'ici on
+ne peut se dissimuler que la positivité des travaux n'a été
+ordinairement obtenue, en biologie, qu'aux dépens de leur élévation. Ce
+caractère de prévision rationnelle des événemens quelconques, que je ne
+saurais trop reproduire comme l'infaillible critérium de toute vraie
+théorie scientifique complètement développée, où les biologistes en
+étudieraient-ils la valeur philosophique, autrement que dans la seule
+science qui en offre aujourd'hui une réalisation étendue et
+incontestable?</p>
+
+<p>Enfin, c'est uniquement par la méditation familière de la philosophie
+astronomique, comme je l'ai établi, que les biologistes peuvent
+apprendre en quoi consiste la saine institution générale des hypothèses
+scientifiques dignes de ce nom. La biologie positive n'a pas osé encore
+faire un usage libre et important de ce puissant auxiliaire logique: et
+cette circonspection est très naturelle, à défaut de principes propres à
+prévenir l'abus désordonné d'un tel moyen; mais elle retarde
+certainement beaucoup les progrès rationnels de cette difficile étude.
+Néanmoins, l'étude des corps vivans, à raison même de sa complication
+supérieure, réclame, plus qu'aucune autre science fondamentale,
+l'emploi régulier et développé de ce grand artifice intellectuel. Ici,
+la nature philosophique de la science, exactement définie dans ce
+discours, indique, pour ainsi dire d'elle-même, le caractère général des
+hypothèses vraiment scientifiques. Nous avons établi, en effet, qu'il
+s'agit toujours, en biologie, de déterminer ou la fonction d'après
+l'organe, ou l'organe d'après la fonction. On pourra donc, pour
+accélérer les découvertes, construire directement et sans scrupule
+l'hypothèse la plus plausible sur la fonction inconnue d'un organe
+donné, ou sur l'organe caché de telle fonction évidente. Pourvu que la
+supposition soit le mieux possible en harmonie avec l'ensemble des
+connaissances acquises, on aura usé, de la manière la plus légitime, à
+l'imitation des astronomes, du droit général de l'esprit humain dans
+toutes les recherches positives. Si l'hypothèse n'est point exactement
+vraie, comme il devra arriver le plus souvent, elle n'en aura pas moins
+toujours contribué nécessairement au progrès réel de la science, en
+dirigeant l'ensemble des recherches effectives vers un but nettement
+déterminé. La seule condition fondamentale, ici comme ailleurs, c'est
+que, par leur nature, les hypothèses soient constamment susceptibles
+d'une vérification positive; ce qui, en biologie, résultera
+inévitablement du caractère que je viens de leur assigner.</p>
+
+<p>Je ne vois jusqu'ici, dans l'étude des corps vivans, qu'un seul exemple
+capital de semblables hypothèses; et il a été donné par un homme de
+génie, qui, suivant l'usage de ses pareils, a rempli spontanément à cet
+égard, comme par instinct, de la manière la plus satisfaisante,
+l'ensemble des conditions rationnelles propres à la nature de ses
+recherches. Quand M. Broussais, dans l'intention éminemment
+philosophique de localiser tout à coup les prétendues fièvres
+essentielles, leur a imposé pour siége général la membrane muqueuse du
+canal digestif, il a imprimé à la saine pathologie la plus heureuse
+impulsion positive, quoiqu'il ait peut-être commis, en effet, une grande
+erreur actuelle, ce que je n'ai point à examiner ici. Car, cette
+hypothèse étant évidemment accessible à une exploration irrécusable,
+elle devait nécessairement hâter beaucoup, confirmée ou infirmée par les
+observations judicieuses, la découverte effective du véritable siége
+organique de ces entités pathologiques. Le vulgaire des médecins,
+incapable d'apprécier une telle propriété philosophique, s'est consumé à
+ce sujet en de vaines critiques de détail, qui ne pouvaient affecter
+nullement la question fondamentale. Mais l'histoire générale de l'esprit
+humain n'en recueillera pas moins précieusement un jour ce premier
+exemple mémorable de la judicieuse introduction spontanée de l'art des
+hypothèses rationnelles dans l'étude positive des corps vivans. Pour
+quiconque a convenablement étudié la philosophie astronomique, cette
+innovation hardie n'offre réellement que le timide équivalent d'un usage
+dès long-temps pratiqué, sur une bien plus large échelle, par ceux de
+tous les savans qui sont universellement reconnus aujourd'hui comme
+procédant de la manière la plus rigoureuse. Toutefois, l'étude
+philosophique de l'ensemble de la science astronomique n'est pas
+seulement destinée, à cet égard, à dissiper radicalement les vains
+scrupules de ceux qui persisteraient encore à repousser tout usage
+étendu des artifices hypothétiques dans les recherches biologiques. Elle
+a surtout pour objet, sous ce point de vue, de mieux diriger, d'après
+une judicieuse imitation des plus parfaits modèles, les heureux efforts
+des hommes de génie qui se proposent d'appliquer aux parties les plus
+difficiles de la philosophie naturelle un procédé logique aussi
+impérieusement réclamé par la complication supérieure d'un tel ordre de
+problèmes.</p>
+
+<p>Après avoir ainsi caractérisé suffisamment la subordination fondamentale
+de la biologie envers l'astronomie, soit quant à la doctrine, ou quant
+à la méthode, nous devons compléter maintenant cette exacte analyse
+sommaire des grandes relations encyclopédiques propres à l'étude des
+corps vivans, en examinant enfin, d'une manière analogue, sa dépendance
+réelle à l'égard de la science mathématique, premier fondement général
+du système entier de la philosophie positive.</p>
+
+<p>Sous le seul point de vue scientifique proprement dit, on doit, à ce
+sujet, commencer par reconnaître hautement la profonde justesse de
+l'énergique réprobation prononcée par plusieurs biologistes philosophes,
+et surtout par le grand Bichat, contre toute tentative d'application
+effective et spéciale des théories mathématiques aux questions
+physiologiques. Les purs géomètres, par cela même que leur science
+constitue réellement la base préliminaire indispensable de toute la
+philosophie naturelle, doivent être, en général, éminemment disposés à
+envahir, d'une manière presque indéfinie, le domaine des autres sciences
+fondamentales, qui leur paraissent ordinairement subalternes. En même
+temps, l'extrême généralité et la parfaite indépendance de leurs études
+propres ne permettent point que cette tendance spontanée soit
+directement contenue par un sentiment énergique des vraies conditions
+caractéristiques de chacune de ces sciences, dont le génie essentiel
+leur est naturellement inconnu. Aussi, jusqu'à ce qu'une judicieuse
+éducation philosophique commune vienne mettre habituellement les
+diverses classes de savans en état de concevoir nettement la
+coordination rationnelle de leurs attributions respectives, ce sera
+seulement par leur antagonisme continuel, très préjudiciable et
+néanmoins fort insuffisant, que les sciences les plus difficiles
+pourront péniblement éviter d'être absorbées et annulées par les plus
+simples. Cette vicieuse organisation des relations scientifiques, n'est
+en aucun cas, plus manifeste, et n'engendre de plus déplorables
+conséquences, que lorsqu'il s'agit des rapports fondamentaux entre les
+études mathématiques et les études biologiques. Jusqu'ici, les
+biologistes, toujours exposés, à des intervalles plus ou moins
+rapprochés, aux empiètemens abusifs des géomètres, ne sont parvenus à
+s'en garantir incomplètement que par l'irrationnel expédient de
+trancher, pour ainsi dire, toute communication quelconque entre les deux
+ordres de conceptions; tandis que c'est, au contraire, par une juste
+appréciation directe de la subordination générale de l'ensemble de leurs
+travaux à la doctrine élémentaire sur laquelle repose préalablement le
+système entier de la philosophie naturelle, qu'ils doivent désormais
+maintenir avec fermeté l'indépendante originalité de leur vrai
+caractère scientifique. Or, les principes de philosophie mathématique
+établis dans le premier volume de ce traité, et l'exacte analyse que
+nous venons d'exécuter du véritable esprit général de l'étude positive
+des corps vivans, nous permettent maintenant de remplir sans difficulté,
+quoique très sommairement, cette condition essentielle.</p>
+
+<p>L'étude rationnelle de la nature suppose nécessairement, en général, que
+tous les phénomènes, d'un ordre quelconque, sont essentiellement
+assujettis à des lois invariables, dont la découverte constitue toujours
+le but de nos diverses spéculations philosophiques. Si l'on pouvait
+concevoir, en aucun cas, que, sous l'influence de conditions exactement
+similaires, les phénomènes ne restassent point parfaitement identiques,
+non-seulement quant au genre, mais aussi quant au degré, toute théorie
+scientifique deviendrait aussitôt radicalement impossible: nous serions
+dès lors nécessairement réduits à une stérile accumulation de faits, qui
+ne sauraient plus comporter aucune relation systématique, susceptible de
+conduire à leur prévision. Il est donc indispensable de reconnaître, en
+principe, que, même dans les phénomènes éminemment complexes qui se
+rapportent à la science des corps vivans, chacune des diverses actions
+vraiment élémentaires qui concourent à leur production varierait
+nécessairement selon des lois tout-à-fait précises, c'est-à-dire,
+mathématiques, si nous pouvions, en effet, l'étudier en elle-même,
+isolément de tout autre. Tel est, à cet égard, le point de départ
+philosophique des géomètres, dont la parfaite rationnalité ne saurait
+être contestée. Si donc les phénomènes les plus généraux du monde
+inorganique sont éminemment calculables, tandis que les phénomènes
+physiologiques ne peuvent l'être nullement, cela ne tient évidemment à
+aucune distinction fondamentale entre leurs natures respectives; cette
+différence provient uniquement de l'extrême simplicité des uns, opposée
+à la profonde complication des autres. L'erreur capitale des géomètres à
+ce sujet n'est due qu'à leur manière fort imparfaite d'apprécier la
+juste portée de cette considération, dont rien ne leur permet de mesurer
+la véritable étendue philosophique. Il ne s'agirait néanmoins ici que de
+prolonger convenablement les réflexions que doivent naturellement
+suggérer les questions inorganiques susceptibles de solutions
+mathématiques, et dans lesquelles on voit, d'une manière si prononcée,
+ces solutions devenir graduellement plus difficiles et plus imparfaites
+à mesure que le sujet se complique davantage en rapprochant peu à peu
+l'état abstrait de l'état concret, à tel point que, au-delà des
+phénomènes purement astronomiques ou de leurs analogues les plus
+immédiats, une semblable perfection logique ne s'obtient presque jamais,
+comme nous l'avons constaté, qu'aux dépens de la réalité des recherches,
+même sans sortir des études générales de la physique proprement dite.
+Aussitôt qu'on passe aux problèmes chimiques, toute application réelle
+des théories mathématiques devient nécessairement incompatible avec la
+grande complication du sujet. Que sera-ce donc à l'égard des questions
+biologiques?</p>
+
+<p>Par une suite inévitable de sa complication caractéristique, l'étude des
+corps vivans repousse directement de deux manières différentes tout
+véritable usage des procédés mathématiques. En effet, lors même que l'on
+supposerait exactement connues les lois mathématiques propres aux
+différentes actions élémentaires dont le concours détermine
+l'accomplissement des phénomènes vitaux, leur extrême diversité et leur
+multiplicité inextricable ne pourraient aucunement permettre à notre
+faible intelligence d'en poursuivre avec efficacité les combinaisons
+logiques, comme le témoignent déjà si clairement les questions
+astronomiques elles-mêmes malgré l'admirable simplicité de leurs
+élémens mathématiques, lorsqu'on veut y considérer simultanément plus de
+deux ou trois influences essentielles. Mais en outre, une semblable
+complication s'oppose même radicalement à ce que ces lois élémentaires
+puissent jamais être mathématiquement dévoilées, ce qui doit éloigner
+jusqu'à la seule pensée hypothétique d'une telle manière de philosopher
+en biologie. Car, ces lois ne pourraient devenir accessibles que par
+l'analyse immédiate de leurs effets numériques. Or, sous quelque aspect
+qu'on étudie les corps vivans, les nombres relatifs à leurs phénomènes
+présentent nécessairement des variations continuelles et profondément
+irrégulières, ce qui, pour les géomètres, offre un obstacle aussi
+insurmontable que si ces degrés pouvaient être, en réalité, entièrement
+arbitraires. Par la définition même de la vie, on conçoit que la seule
+notion qui, en chimie, comportât encore, comme nous l'avons reconnu,
+certaines considérations numériques, c'est-à-dire, la composition, cesse
+évidemment de les admettre ici: car, toute idée de chimie numérique doit
+devenir inapplicable à des corps dont la composition moléculaire varie
+continuellement, ce qui constitue précisément le caractère fondamental
+de tout organisme vivant. Sans doute, s'il nous était possible de faire
+varier séparément, à divers degrés, chacune des conditions qui
+président aux phénomènes vitaux, en maintenant toutes les autres dans
+une stricte identité mathématique, la comparaison des effets
+correspondants pourrait faire espérer de découvrir la loi numérique de
+leurs variations, quoique cette précision idéale, ne pût, en réalité,
+contribuer aucunement au perfectionnement positif de la science, par
+suite de l'insurmontable difficulté du problème mathématique relatif à
+la combinaison rationnelle de ces différentes lois. Mais les mêmes
+obstacles qui s'opposent radicalement, en vertu des motifs précédemment
+expliqués, à tout emploi important et vraiment décisif de la méthode
+expérimentale proprement dite dans les recherches physiologiques, ne
+doivent-ils point, avec encore plus d'énergie, détruire l'espoir de
+toute opération de ce genre, qui ne serait réellement qu'une
+expérimentation portée au plus haut degré de perfection, c'est-à-dire
+poussée jusqu'à la précision numérique? Puisque déjà nous ne saurions
+jamais instituer, en biologie, deux cas qui ne diffèrent exactement que
+sous un seul rapport, que serait-ce donc si, à la conformité des
+conditions essentielles du phénomène, il fallait joindre l'identité de
+leurs degrés, ce que toute appréciation mathématique exigerait néanmoins
+rigoureusement? Ainsi, aucune idée de nombres fixes, à plus forte
+raison de lois numériques, et surtout enfin d'investigation
+mathématique, ne peut être regardée comme compatible avec le caractère
+fondamental des recherches biologiques. Si, avant que ce génie propre
+fût suffisamment développé, les biologistes ont dû, à cet égard, céder,
+jusqu'à un certain point, et non sans utilité, à l'irrésistible
+ascendant des géomètres, une telle condescendance deviendrait désormais
+essentiellement nuisible aux progrès rationnels de l'étude positive des
+corps vivans envisagés sous un aspect quelconque.</p>
+
+<p>À la vérité, l'esprit de calcul tend de nos jours à s'introduire dans
+cette étude, surtout en ce qui concerne les questions médicales, par une
+voie beaucoup moins directe, sous une forme plus spécieuse, et avec des
+prétentions infiniment plus modestes. Je veux parler principalement de
+cette prétendue application de ce qu'on appelle la statistique à la
+médecine, dont plusieurs savans attendent des merveilles, et qui
+pourtant ne saurait aboutir, par sa nature, qu'à une profonde
+dégénération directe de l'art médical, dès lors réduit à d'aveugles
+dénombremens. Une telle méthode, s'il est permis de lui accorder ce nom,
+ne serait réellement autre chose que l'empirisme absolu, déguisé sous de
+frivoles apparences mathématiques. Poussée jusqu'à ses extrêmes
+conséquences logiques, elle tendrait à faire radicalement disparaître
+toute médication vraiment rationnelle, en conduisant à essayer au hasard
+des procédés thérapeutiques quelconques, sauf à noter, avec une
+minutieuse précision, les résultats numériques de leur application
+effective. Il est évident, en principe, que les variations continuelles
+auxquelles tout organisme est assujetti sont nécessairement encore plus
+prononcées dans l'état pathologique que dans l'état normal, en sorte que
+les cas doivent être alors encore moins exactement similaires; d'où
+résulte l'impossibilité manifeste de comparer judicieusement deux modes
+curatifs d'après les seuls tableaux statistiques de leurs effets,
+abstraction faite de toute saine théorie médicale. Sans doute, la pure
+expérimentation directe, restreinte entre des limites convenables, peut
+avoir une grande importance pour la médecine, comme pour la physiologie
+elle-même: mais c'est précisément à la stricte condition de ne jamais
+être simplement empirique, et de se rattacher toujours, soit dans son
+institution, soit dans son interprétation, à l'ensemble systématique des
+doctrines positives correspondantes. Malgré l'imposant aspect des formes
+de l'exactitude, il serait difficile de concevoir, en thérapeutique, un
+jugement plus superficiel et plus incertain que celui qui reposerait
+uniquement sur cette facile computation des cas funestes ou favorables,
+sans parler des pernicieuses conséquences pratiques d'une telle manière
+de procéder, où l'on ne devrait d'avance exclure aucune sorte de
+tentative. On doit déplorer l'espèce d'encouragement dont les géomètres
+ont quelquefois honoré une aberration aussi profondément irrationnelle,
+en faisant de vains et puérils efforts pour déterminer, d'après leur
+illusoire théorie des chances, le nombre de cas propre à légitimer
+chacune de ces indications statistiques.</p>
+
+<p>Quoique l'abus de l'esprit mathématique, ou plutôt de l'esprit de
+calcul, ait été ainsi fréquemment nuisible, sous divers rapports, au
+vrai développement de l'étude positive des corps vivans, les biologistes
+qu'un sentiment exagéré de cette fâcheuse influence a conduits à
+méconnaître toute subordination réelle de cette étude à l'ensemble des
+études mathématiques n'en ont pas moins commis une erreur grave,
+directement préjudiciable au perfectionnement systématique de leur
+science. Les principes précédemment établis dans cet ouvrage doivent
+rendre cette erreur très sensible, en faisant hautement ressortir cette
+subordination nécessaire. Elle existe d'abord, d'une manière évidente
+bien qu'indirecte, d'après les relations indispensables, ci-dessus
+constatées, de la saine biologie avec la physique et avec l'astronomie,
+puisque les biologistes ne sauraient convenablement entreprendre ces
+deux ordres d'études préliminaires sans s'être préalablement
+familiarisés avec l'ensemble des principales doctrines mathématiques.
+Mais, en outre, on ne peut contester qu'une judicieuse application des
+notions fondamentales de la géométrie et de la mécanique ne devienne
+directement nécessaire pour bien comprendre, soit la structure, soit le
+jeu, d'un appareil aussi compliqué que l'organisme vivant, surtout dans
+les animaux. Cela est particulièrement évident envers tous les divers
+phénomènes de la mécanique animale, statiques ou dynamiques, qui doivent
+paraître profondément inintelligibles à tous ceux auxquels sont
+étrangères les lois générales de la mécanique rationnelle. L'absurde
+principe de la prétendue indépendance des êtres vivans à l'égard des
+lois universelles du monde matériel, a souvent conduit les
+physiologistes à regarder ces êtres comme essentiellement soustraits à
+l'empire des théories fondamentales de l'équilibre et du mouvement;
+tandis que ces théories constituent, au contraire, la véritable base
+élémentaire de l'économie organique envisagée sous cet aspect. Je me
+suis efforcé, dans le premier volume, de démontrer directement que, par
+leur nature, ces théories sont nécessairement applicables à des
+appareils quelconques, puisqu'elles ne dépendent aucunement de l'espèce
+des forces considérées, mais seulement de leur énergie effective: il ne
+peut exister, à ce sujet, d'autre différence réelle que la difficulté
+plus grande de préciser, surtout numériquement, une telle application, à
+mesure que l'appareil se complique davantage. Ainsi, en écartant
+d'ailleurs, comme éminemment chimérique, toute idée d'évaluation, on ne
+saurait douter que les théorèmes généraux de la statique et de la
+dynamique abstraites ne doivent se vérifier constamment dans le
+mécanisme des corps vivans, sur l'étude rationnelle duquel ils sont, en
+effet, destinés à porter une indispensable lumière. Dans ses divers
+modes de repos ou de mouvement, l'animal même le plus élevé se comporte
+essentiellement comme tout autre appareil mécanique d'une complication
+analogue, sauf la seule différence du moteur, qui n'en peut produire
+aucune quant aux lois élémentaires de la combinaison et de la
+communication des mouvemens, ou de la neutralisation des efforts
+quelconques. La nécessité d'introduire convenablement l'usage
+philosophique de la mécanique rationnelle dans toute biologie positive
+n'est donc nullement équivoque. Quant à la géométrie, outre que, dans
+ses plus simples élémens, la mécanique ne saurait s'en passer, on
+conçoit aisément combien les spéculations anatomiques ou physiologiques
+exigent, par leur nature, l'habitude de suivre exactement des relations
+complexes de forme et de situation, et combien même la connaissance
+familière des principales lois géométriques peut y donner lieu à
+d'heureuses indications directes. Il serait inutile ici d'insister
+davantage à cet égard.</p>
+
+<p>Cette subordination fondamentale de la science biologique à la science
+mathématique devient encore plus indispensable et plus évidente en
+comparant les deux ordres d'études sous le point de vue logique
+proprement dit, c'est-à-dire, quant à la méthode. Nous avons, en effet,
+établi, en principe philosophique, que le système des études
+mathématiques constitue nécessairement la véritable origine spontanée de
+l'art général du raisonnement positif, dont l'esprit humain ne pouvait
+réaliser complètement le libre développement qu'à l'égard des recherches
+à la fois les plus générales, les plus abstraites, les plus simples, et
+les plus précises. C'est donc à cette source primitive et universelle
+que doivent constamment remonter toutes les classes de philosophes
+positifs pour préparer convenablement leurs facultés rationnelles à
+l'ultérieure élaboration directe des théories plus imparfaites qui se
+rapportent à des sujets plus spéciaux, plus complexes, et plus
+difficiles. La marche inévitable suivie à cet égard par l'esprit humain
+dans l'ensemble de son perfectionnement social, doit naturellement
+servir de guide général à la progression systématique de chaque
+intelligence individuelle. À mesure que le sujet de nos recherches se
+complique davantage, il exige nécessairement un recours plus urgent à ce
+type primordial de toute rationnalité positive, dont la familière
+contemplation philosophique devient plus indispensable pour nous
+détourner des conceptions illusoires et des combinaisons sophistiques,
+tout en excitant néanmoins notre essor spéculatif, bien loin de
+l'entraver par de vains et timides scrupules. C'est donc en vertu même
+de la complication supérieure qui les caractérise, que les études
+biologiques réclament plus impérieusement, chez ceux qui se proposent de
+les cultiver d'une manière vraiment scientifique, cette première
+éducation rationnelle que peut seule procurer une connaissance générale
+suffisamment approfondie de la philosophie mathématique. Si une telle
+préparation logique, depuis long-temps reconnue indispensable aux
+astronomes, commence aujourd'hui à être aussi regardée généralement
+comme nécessaire aux vrais physiciens, et même aux chimistes
+rationnels, il y aurait sans doute une étrange anomalie à prétendre,
+pour les seuls biologistes, que l'instrument intellectuel a moins besoin
+d'être aiguisé quand on le destine à des problèmes plus difficiles.</p>
+
+<p>Jusqu'ici néanmoins, ce n'est point, en général, aux études
+mathématiques que les biologistes les plus systématiques ont cru devoir
+recourir pour cette indispensable éducation préliminaire, mais à la
+vaine considération ontologique de ce qu'on appelle la logique
+proprement dite, isolée de tout raisonnement déterminé. Quelque absurde
+que doive sembler aujourd'hui, chez des philosophes positifs, une telle
+persistance dans les usages émanés du système métaphysique de l'ancienne
+éducation, elle paraîtra cependant, à plusieurs égards, naturelle et
+même excusable, en pensant à la profonde incurie des géomètres à
+organiser, d'une manière vraiment rationnelle, l'ensemble de
+l'enseignement mathématique. On n'a peut-être jamais composé, en aucun
+genre, des ouvrages didactiques aussi radicalement médiocres, aussi
+complètement dénués de tout véritable esprit philosophique, que la
+plupart des traités élémentaires d'après lesquels sont encore
+essentiellement dirigées toutes les études mathématiques ordinaires. Il
+semblerait qu'on ne s'y est imposé d'autre obligation que celle
+d'éviter scrupuleusement des erreurs matérielles, comme si le facile
+accomplissement d'une semblable condition pouvait avoir aujourd'hui
+aucun mérite dans un pareil sujet. Ce n'est point ici le lieu de
+remonter aux causes de ce fait déplorable, qui ressortent d'ailleurs
+aisément des principes que j'ai établis. Nous devons seulement remarquer
+combien un système d'enseignement aussi vicieux a pu naturellement faire
+méconnaître, même par d'excellens esprits, les propriétés logiques
+fondamentales qui caractérisent réellement, d'une manière à la fois si
+éminente et si exclusive, la nature des études mathématiques. La
+direction ordinaire de ces études dissimule et même dénature tellement
+ces précieuses propriétés, que l'on s'explique aisément l'exagération,
+d'ailleurs évidemment irréfléchie, de certains philosophes qui ont
+directement soutenu que, loin de pouvoir préparer convenablement
+l'organe intellectuel à l'interprétation rationnelle de la nature,
+l'éducation mathématique tendait effectivement bien plutôt à développer
+l'esprit d'argumentation sophistique et de spéculation illusoire. Mais
+une semblable dégénération, quoique trop fréquemment réalisée, ne
+saurait détruire, sans doute, la valeur intrinsèque du plus puissant
+moyen d'éducation positive qui puisse être offert à nos facultés
+élémentaires de combinaison et de coordination: elle fait seulement
+mieux ressortir l'évidente nécessité d'une profonde rénovation
+philosophique du système entier de l'enseignement mathématique. Il est
+clair, en effet, que toute l'utilité réelle que l'on peut attribuer à
+l'étude préalable de la logique proprement dite pour diriger et
+raffermir la marche générale de notre intelligence, se retrouve
+nécessairement, d'une manière à la fois beaucoup plus étendue, plus
+variée, plus complète, et plus lumineuse, dans les études mathématiques
+convenablement dirigées, avec l'immense avantage que présente un sujet
+bien déterminé, nettement circonscrit, et susceptible de la plus
+parfaite exactitude, et sans le danger fondamental inhérent à toute
+logique abstraite, quelque judicieusement qu'on l'expose, de conduire ou
+à des préceptes puérils d'une évidente inutilité, ou a de vagues
+spéculations ontologiques, aussi vaines qu'inapplicables. La méthode
+positive, malgré ses modifications diverses, reste, au fond, constamment
+identique dans l'ensemble de ses applications quelconques, surtout en ce
+qui concerne directement l'art homogène du raisonnement. C'est pourquoi
+les sciences les plus compliquées, et la biologie elle même, ne
+sauraient offrir aucun genre de raisonnement dont la science
+mathématique ne puisse d'abord fournir fréquemment l'analogue plus
+simple et plus pur. Ainsi, même sous cet aspect, la philosophie positive
+forme, par sa nature, un système rigoureusement complet, qui peut
+entièrement suffire, d'après ses seules ressources propres, à tous ses
+divers besoins réels, sans emprunter, à aucun titre, le moindre secours
+étranger; ce qui doit enfin conduire à l'élimination totale de l'unique
+portion de l'ancienne philosophie susceptible de présenter encore
+quelque apparence d'utilité véritable, c'est-à-dire sa partie logique,
+dont toute la valeur effective est désormais irrévocablement absorbée
+par la science mathématique. C'est donc exclusivement à cette dernière
+école que les biologistes rationnels doivent aller maintenant étudier
+l'art logique général avec assez d'efficacité pour l'appliquer
+convenablement au perfectionnement de leurs difficiles recherches. Là
+seulement, ils pourront acquérir réellement le sentiment intime et
+familier des vrais caractères et des conditions essentielles de cette
+pleine évidence scientifique qu'ils doivent s'efforcer ensuite de
+transporter, autant que possible, à leurs théories propres. Comment
+l'apprécieraient-ils sainement à l'égard des questions les plus
+complexes, si d'abord ils ne s'étaient exercés à la considérer dans les
+cas les plus simples et les plus parfaits?</p>
+
+<p>En examinant cette relation fondamentale sous un point de vue plus
+spécial, il est aisé de sentir que les principaux raisonnemens
+biologiques exigent, par leur nature, un genre d'habitudes
+intellectuelles dont les spéculations mathématiques, soit abstraites,
+soit concrètes, peuvent seules procurer un heureux développement
+préalable. Je veux parler surtout de cette aptitude à former et à
+poursuivre des abstractions positives, sans laquelle on ne saurait, en
+biologie, faire aucun usage rationnel et étendu, ni physiologique, ni
+même simplement anatomique, de la méthode comparative proprement dite,
+dont j'ai déjà signalé l'analogie philosophique avec le caractère
+essentiel de l'analyse mathématique. On conçoit, en effet, que pour
+suivre convenablement, dans la biologie comparée, l'étude générale d'un
+organe ou d'une fonction quelconques, il est indispensable d'en avoir
+d'abord nettement construit la notion abstraite, qui peut seule être le
+sujet direct de la comparaison, isolément de toutes les diverses
+modifications particulières attachées à chacune de ses réalisations
+effectives: si cette abstraction est méconnue ou altérée d'une manière
+quelconque pendant le cours de l'analyse biologique, le procédé
+comparatif avorte nécessairement. Une telle opération intellectuelle
+ressemble sans doute beaucoup à celle que notre esprit effectue si
+spontanément, à un si haut degré, et avec tant de facilité, dans toutes
+les combinaisons mathématiques, dont l'habitude constitue donc
+évidemment, sous ce rapport, la meilleure préparation philosophique aux
+spéculations les plus élevées de la biologie positive. L'anatomiste ou
+le physiologiste qui négligerait un secours aussi direct et aussi
+capital, se créerait ainsi artificiellement une nouvelle difficulté
+fondamentale, en voulant tout à coup abstraire dans le sujet le plus
+complexe, sans s'y être préalablement exercé sur le sujet le plus
+simple. Quant à ceux qui n'auraient pu réussir dans une telle épreuve
+préliminaire, ils devraient, ce me semble, se reconnaître, par cela
+seul, radicalement impropres aux plus hautes recherches biologiques, et
+s'y borner judicieusement, en conséquence, à l'utile travail secondaire
+de recueillir convenablement des matériaux susceptibles d'une
+élaboration philosophique ultérieure de la part d'intelligences mieux
+organisées. Ainsi, une saine éducation mathématique rendrait à la
+science biologique ce double service essentiel d'essayer et de classer
+les esprits aussi bien que de les préparer et de les diriger.
+L'élimination spontanée de ceux qui ne tendent qu'à encombrer la
+biologie de travaux sans but et sans caractère, n'offrirait pas, je
+pense, moins d'intérêt réel que l'institution plus parfaite de ceux qui
+peuvent en bien remplir les conditions principales.</p>
+
+<p>La sage introduction de l'esprit mathématique pourrait contribuer,
+d'ailleurs, à perfectionner la philosophie biologique sous un nouvel
+aspect, qui, beaucoup moins fondamental que le précédent, mérite
+cependant d'être indiqué ici. Il s'agit de l'usage systématique des
+fictions scientifiques proprement dites, dont l'artifice est si familier
+aux géomètres, et qui me paraîtraient aussi susceptibles d'augmenter
+utilement les ressources logiques de la haute biologie, quoique leur
+emploi dût y être ménagé, sans doute, avec une bien plus circonspecte
+sobriété. Dans la plupart des études mathématiques, on a souvent trouvé
+de grands avantages à imaginer directement une suite quelconque de cas
+purement hypothétiques, dont la considération, quoique simplement
+artificielle, peut faciliter beaucoup, soit l'éclaircissement plus
+parfait du sujet naturel des recherches, soit même son élaboration
+fondamentale. Un tel art diffère essentiellement de celui des hypothèses
+proprement dites, avec lequel il a été toujours confondu jusqu'ici par
+les plus profonds philosophes. Dans ce dernier, la fiction ne porte que
+sur la seule solution du problème; tandis que, dans l'autre, le
+problème lui-même est radicalement idéal, sa solution pouvant être,
+d'ailleurs, entièrement régulière. La fiction scientifique présente ici
+tous les caractères principaux de l'imagination poétique: elle est
+seulement, en général, plus difficile. Il est évident que la nature des
+recherches biologiques ne saurait y comporter l'emploi d'un tel artifice
+logique à un degré nullement comparable à celui que permettent les
+spéculations mathématiques, auxquelles il s'adapte si éminemment. On
+doit néanmoins reconnaître, à mon avis, que le caractère abstrait des
+hautes conceptions de la biologie comparative les rend, à quelques
+égards, susceptibles d'un semblable perfectionnement, qui consisterait
+alors à intercaler, entre les divers organismes connus, certains
+organismes purement fictifs, artificiellement imaginés de manière à
+faciliter leur comparaison, en rendant la série biologique plus homogène
+et plus continue, en un mot plus régulière, et dont plusieurs
+admettraient peut-être une réalisation ultérieure plus ou moins exacte,
+parmi les organismes d'abord inexplorés. L'étude positive des corps
+vivans me paraît être aujourd'hui assez avancée, pour que nous puissions
+désormais former le projet hardi, et auparavant téméraire, de concevoir
+directement le plan rationnel d'un organisme nouveau, propre à
+satisfaire à telles conditions données d'existence. Je ne doute point
+que le judicieux rapprochement, à la manière des géomètres, des cas
+réels avec quelques fictions de ce genre heureusement imaginées, ne soit
+plus tard utilement employé à compléter et à perfectionner les lois
+générales de l'anatomie et de la physiologie comparées, et ne puisse
+même servir à y devancer quelquefois l'exploration immédiate. Dès à
+présent, l'usage rationnel d'un tel artifice me semblerait, du moins,
+pouvoir être appliqué à éclaircir et à simplifier essentiellement le
+système ordinaire du haut enseignement biologique. On conçoit,
+d'ailleurs, sous l'un ou l'autre aspect, que l'introduction d'un procédé
+aussi délicat doit appartenir exclusivement aux esprits les plus élevés,
+d'abord convenablement préparés par une étude approfondie de la
+philosophie mathématique, afin de prévenir le désordre que pourrait
+apporter dans la science la considération intempestive d'une foule de
+cas mal imaginés ou mal intercalés.</p>
+
+<p>Tels sont les principaux rapports, soit de doctrine, soit de méthode,
+sous lesquels la saine biologie doit se subordonner directement au
+système entier de la science mathématique, indépendamment de leurs
+relations indirectes au moyen des sciences intermédiaires. On peut, à
+ce sujet, utilement remarquer, d'après les notions précédentes, que,
+parmi les trois élémens essentiels que nous avons reconnus dans
+l'ensemble de la philosophie mathématique, c'est surtout la mécanique
+qui s'applique à la biologie sous le point de vue scientifique
+proprement dit; tandis que, au contraire, sous le point de vue purement
+logique, la liaison s'opère principalement par la géométrie; l'une et
+l'autre étant, d'ailleurs, convenablement appuyées sur les théories
+analytiques indispensables à leur développement systématique.</p>
+
+<p>Cet examen complet, quoique sommaire, des relations fondamentales de
+l'étude positive des corps vivans avec les différentes branches
+antérieures de la philosophie naturelle, ne peut plus, ce me semble,
+laisser aucune incertitude sur la réalité ni sur l'importance du rang
+précis que j'ai assigné à la science biologique dans ma hiérarchie
+encyclopédique. Pour tout esprit philosophique, la seule considération
+d'une telle position doit offrir le résumé concis mais exact de
+l'ensemble des divers rapprochemens que je viens d'analyser. Il en
+résulte immédiatement la juste appréciation générale du genre et du
+degré de perfection dont la biologie est susceptible par sa nature, et,
+encore plus directement, la détermination essentielle du plan rationnel
+de l'éducation préliminaire correspondante.</p>
+
+<p>Si la perfection d'une science quelconque devait être mesurée par
+l'étendue et la variété des moyens fondamentaux qui lui sont propres,
+aucune science ne pourrait, sans doute, rivaliser avec la biologie. Les
+immenses ressources logiques que nous venons de déduire rigoureusement
+de ses liaisons nécessaires avec les différentes sciences antérieures,
+concourent avec les procédés essentiels d'exploration que nous avions
+d'abord reconnu lui appartenir d'une manière encore plus spontanée. On
+peut dire que l'esprit humain réunit ici, avec une profusion jusqu'alors
+ignorée, l'ensemble de tous ses divers artifices pour surmonter les
+difficultés capitales que lui oppose cette grande étude. Et, néanmoins,
+un tel faisceau de puissances intellectuelles ne pourra jamais nous
+offrir qu'une très imparfaite compensation de l'accroissement radical
+des obstacles. Sans doute, suivant la loi philosophique que j'ai
+établie, la complication croissante du sujet fondamental de nos
+recherches positives détermine nécessairement une extension
+correspondante dans le système entier de nos moyens généraux
+d'investigation scientifique: et nous venons d'en reconnaître ici la
+plus irrécusable vérification. Mais cependant, quand on entreprend de
+ranger les différentes sciences dans l'ordre effectif de leur perfection
+relative, on peut réellement faire abstraction totale de cette grande
+considération, et se borner à envisager la complication graduelle des
+phénomènes, sans aucun égard à l'accroissement inévitable des ressources
+correspondantes, qui ne saurait jamais être exactement en harmonie avec
+elle, et qui nous permet seulement d'aborder des recherches dont les
+difficultés seraient entièrement inaccessibles à notre faible
+intelligence si nous ne pouvions leur appliquer des moyens plus étendus.
+Cette règle, que nous ont toujours confirmée jusqu'ici les branches
+précédentes de la philosophie naturelle, est, malheureusement, loin de
+se démentir envers la science biologique. Il ne faut pas croire que sa
+plus grande imperfection relative tienne principalement aujourd'hui à
+son passage beaucoup plus récent à l'état positif. Elle est surtout la
+conséquence inévitable et permanente de la complication très supérieure
+de ses phénomènes. Quelques importans progrès qu'on doive y espérer
+prochainement du développement plus complet et du concours plus
+rationnel de tous les moyens divers qui lui sont propres, cette étude
+restera nécessairement toujours inférieure aux différentes branches
+fondamentales de la philosophie inorganique, sans en excepter la chimie
+elle-même, soit pour la coordination systématique de ses phénomènes,
+soit pour leur prévision scientifique. Toutefois, ceux qui n'ont point
+directement examiné, avec une certaine profondeur, sa vraie nature
+philosophique, doivent se former une trop faible idée de la perfection
+spéculative qu'elle comporte réellement, d'après la considération
+exclusive, tout-à-fait insuffisante, de son état actuel, qui ne présente
+encore, à tant d'égards, qu'une stérile accumulation d'observations
+incomplètes ou incohérentes et de conceptions arbitraires ou
+hétérogènes. On doit réellement envisager l'ensemble des travaux
+biologiques jusqu'à présent comme constituant une vaste opération
+préliminaire, principalement destinée à caractériser et à développer
+tous les divers moyens principaux qui appartiennent à cette difficile
+étude, et dont l'usage ne pouvait être que provisoire tant que leur
+concours n'était point systématiquement organisé. Sous ce point de vue,
+l'état de la science commence à être, en effet, très satisfaisant,
+puisque une telle organisation fondamentale est déjà pleinement réalisée
+chez un petit nombre d'esprits supérieurs. Quant à l'établissement
+direct des lois biologiques, quoiqu'il ait été encore essentiellement
+prématuré, le peu de notions exactes déjà formées à ce sujet suffit,
+néanmoins, pour faire sentir aujourd'hui que, soigneusement restreinte
+aux recherches positives, la science des corps vivans, eu égard à la
+complication supérieure de ses phénomènes, peut atteindre réellement,
+d'une manière bien plus complète qu'on n'a coutume de le supposer, à
+leur coordination rationnelle et par suite à leur prévision,
+conformément à son rang effectif dans le système général de la
+philosophie naturelle.</p>
+
+<p>L'examen des relations nécessaires de la biologie avec chacune des
+autres sciences fondamentales, nous a naturellement conduits à fixer, à
+l'abri de tout arbitraire, l'éducation préliminaire la mieux adaptée à
+la vraie nature d'une telle science. Cette éducation, consistant dans
+l'étude philosophique préalable de l'ensemble de la science
+mathématique, et ensuite successivement, à divers degrés déterminés de
+spécialité, de l'astronomie, de la physique, et enfin de la chimie, est
+nécessairement plus difficile que celle précédemment assignée à toute
+autre classe de savans. Mais nous avons reconnu qu'elle est aussi
+beaucoup plus nécessaire; et l'on ne saurait douter que la marche timide
+et vacillante de la biologie positive ne tienne aujourd'hui, en grande
+partie, à l'éducation radicalement vicieuse de presque tous ceux qui la
+cultivent. Du reste, quelles que soient les difficultés réelles de cette
+éducation rationnelle, il ne faut pas oublier que le temps si
+déplorablement consumé aujourd'hui à d'inutiles études de mots ou à de
+vaines spéculations métaphysiques, suffirait pleinement à son entière
+réalisation chez des esprits fortement organisés, les seuls aptes à
+cultiver avec succès une science aussi profondément compliquée. Enfin,
+il importe de remarquer que, par une suite nécessaire de l'éducation
+ainsi déterminée par la nature de leurs travaux propres, les anatomistes
+et les physiologistes se trouveront désormais directement placés au
+point de vue philosophique le plus complet, comme l'exige l'action
+capitale que, plus qu'aucune autre classe de savans, ils sont
+spontanément appelés à exercer sur le gouvernement intellectuel de la
+société. Car cette action est, de toute nécessité, naturellement
+attachée à l'entière généralité des conceptions et à la parfaite
+homogénéité des doctrines, seules propriétés par lesquelles, malgré leur
+irrécusable caducité, la philosophie théologique et la philosophie
+métaphysique conservent aujourd'hui assez d'empire pour exclure encore
+la philosophie positive de la suprême direction régulière du monde
+moral, comme je l'expliquerai dans le volume suivant, quoique
+elles-mêmes soient désormais devenues radicalement impuissantes à le
+conduire réellement.</p>
+
+<p>Après avoir jusqu'ici convenablement examiné la nature propre et le but
+général de la science biologique, l'ensemble des moyens fondamentaux qui
+lui sont propres, et le système de ses diverses relations nécessaires
+avec toutes les autres branches essentielles de la philosophie
+naturelle, il me reste maintenant à faire ressortir directement ses
+propriétés philosophiques les plus générales, c'est-à-dire à
+caractériser sa puissante influence immédiate sur le développement
+radical et l'émancipation définitive de la raison humaine.</p>
+
+<p>Par la nature de son sujet, l'étude positive de l'homme a toujours
+possédé nécessairement l'incontestable privilége de fournir, à la masse
+des esprits judicieux étrangers aux spéculations scientifiques
+proprement dites, la mesure usuelle la plus décisive et la plus étendue
+du véritable degré de force fondamentale propre aux diverses
+intelligences. Ce mode habituel de classement est, en lui-même, beaucoup
+plus rationnel que ne l'a souvent fait penser une critique
+superficielle. Quoique, dans une science quelconque, les faits les plus
+importans soient aussi, de toute nécessité, les plus communs, cependant,
+en vertu des artifices plus ou moins raffinés qu'exige ordinairement la
+saine observation scientifique des principaux phénomènes inorganiques,
+on conçoit qu'un grand nombre de bons esprits puissent néanmoins être
+fréquemment détournés de porter leur attention sur l'étude de ces
+différens ordres de phénomènes. Aussi, quant aux parties correspondantes
+de la philosophie naturelle, la patiente mais facile élaboration qu'y
+suppose l'acquisition des connaissances scientifiques déjà obtenues,
+doit-elle souvent faire illusion sur la valeur réelle de la plupart des
+esprits qui les possèdent et dont tout le mérite véritable consiste
+quelquefois à avoir heureusement profité des circonstances favorables
+sous l'influence desquelles ils ont été élevés. Cette confusion
+difficile à éviter entre l'instruction acquise et la force spontanée,
+est encore plus ordinaire à l'égard des études mathématiques, vu
+l'application plus spéciale et plus prolongée qu'elles nécessitent, et
+la langue hiéroglyphique très caractérisée qu'elles doivent employer, et
+dont l'imposant appareil est si propre à masquer, aux yeux du vulgaire,
+une profonde médiocrité intellectuelle. Aussi peut-on voir
+journellement, dans les différentes sciences inorganiques, et surtout
+dans les sciences mathématiques, des exemples très prononcés d'esprits
+peu éminens parvenus, au moins pendant leur vie, à une certaine
+importance scientifique, à l'aide d'une prudente conduite
+intellectuelle, fondée sur un juste sentiment instinctif des ressources
+spéciales que présente la nature de leurs travaux pour égarer le
+jugement du public impartial. Quoique une telle méprise ne soit point,
+malheureusement, sans exemple à l'égard des sciences biologiques, il
+faut néanmoins reconnaître que l'étude de l'homme, et principalement de
+l'homme intellectuel et moral, doit, par sa nature, permettre bien moins
+qu'aucune autre une semblable illusion; ce qui justifie la préférence
+universelle que le bon sens vulgaire lui a constamment accordée comme
+principale épreuve des intelligences. Ici, en effet, les plus importans
+phénomènes sont nécessairement connus de tous; et tous aussi sont
+naturellement stimulés à les observer: en sorte que les priviléges de
+l'instruction spéciale deviennent beaucoup moins étendus. L'intelligence
+développée qui ne se serait point livrée à un tel ordre d'observations,
+serait, par cela seul, essentiellement jugée. En même temps que
+l'universalité de ce grand sujet organise ainsi, entre tous les esprits,
+une sorte de concours spontané, la profonde difficulté nécessaire et
+l'extrême importance directe qui caractérisent si hautement sa
+judicieuse investigation rendent ce concours éminemment propre à servir
+habituellement de base principale au classement rationnel de l'ensemble
+des intelligences. À ces propriétés fondamentales, on doit ajouter
+d'ailleurs que jusqu'ici l'imperfection radicale de nos études
+scientifiques proprement dites sur les lois positives de phénomènes
+aussi compliqués, constitue, à cet égard, un motif de plus, en
+attribuant plus d'influence à l'originalité des méditations
+individuelles. Quand ces lois seront mieux connues, ce dernier motif
+sera essentiellement remplacé par l'habileté plus prononcée qu'exigera
+nécessairement leur sage application systématique à ces difficiles
+recherches. D'après un tel ensemble de caractères, le monde moral ne
+cessera donc jamais d'employer la connaissance plus ou moins profonde de
+la véritable nature humaine comme le signe le moins équivoque et la
+mesure la plus usuelle de toute vraie supériorité intellectuelle. Ce
+critérium est tellement certain que l'histoire universelle permet de le
+vérifier clairement, même à l'égard des esprits qui n'ont fourni leurs
+principaux témoignages de force réelle que par des travaux relatifs aux
+sujets scientifiques les plus éloignés de cette étude, et chez lesquels
+néanmoins on peut toujours apercevoir des traces plus ou moins
+distinctes de hautes méditations originales sur l'homme ou sur la
+société, comme le montrent évidemment, à toutes les époques, tant
+d'illustres exemples analogues à ceux de Leïbniz, de Descartes, de
+Pascal, etc. Les facultés fondamentales de notre intelligence étant
+nécessairement identiques dans leurs applications les plus diverses, on
+ne saurait comprendre, sans doute, comment les géomètres, les
+astronomes, les physiciens et les chimistes, qui ont fait preuve d'un
+vrai génie scientifique, auraient jamais pu s'abstenir entièrement de
+diriger spécialement les forces de leur entendement vers le sujet qui
+provoque le plus spontanément et avec le plus d'énergie l'attention
+universelle, quoiqu'ils aient pu ne pas nous laisser constamment des
+indications formelles de cette inévitable diversion. Ceux qui, de nos
+jours, ont quelquefois tenté vainement de discréditer, à cet égard, les
+usages invariables de la sagesse vulgaire, ont donc ainsi, à leur insu,
+directement prononcé contre eux-mêmes, et confirmé involontairement la
+règle qu'ils essayaient de détruire.</p>
+
+<p>D'après cette indispensable considération préliminaire, l'analyse
+rationnelle des principales propriétés philosophiques qui caractérisent
+la science biologique devient maintenant plus facile et plus nette.
+Examinons d'abord ces propriétés relativement à la méthode.</p>
+
+<p>Sous ce premier point de vue, la philosophie biologique doit être
+regardée comme directement destinée, par sa nature, à perfectionner,
+ou, pour mieux dire, à développer, deux des plus importantes facultés
+élémentaires de l'esprit humain, dont aucune autre branche fondamentale
+de la philosophie naturelle ne pouvait permettre la libre et pleine
+évolution. Je veux parler de l'art comparatif proprement dit, et de
+l'art de classer, qui, malgré leur co-relation nécessaire, sont
+néanmoins parfaitement distincts. Au sujet du premier, les explications
+précédemment exposées dans ce discours ont déjà suffisamment démontré
+l'éminente et incontestable aptitude de la biologie positive au
+développement spécial de ce grand moyen logique. Par cela même, la
+démonstration doit aussi être implicitement fort avancée à l'égard de la
+seconde faculté rationnelle, qui sera d'ailleurs l'objet essentiel et
+direct de l'une des leçons suivantes. Nous devons donc nous borner ici,
+en ce qui la concerne, à la simple indication sommaire, mais toutefois
+caractéristique, du principe philosophique fondamental, conformément à
+l'esprit général de ce discours.</p>
+
+<p>La théorie universelle des classifications philosophiques, destinées
+non-seulement à faciliter les souvenirs mais surtout à perfectionner les
+combinaisons scientifiques, se trouve nécessairement employée, d'une
+manière plus ou moins importante et plus ou moins caractérisée, par
+l'une quelconque des différentes sciences fondamentales, qui toutes
+réclament inévitablement l'exercice plus ou moins prononcé de l'ensemble
+des diverses facultés élémentaires de notre intelligence. J'ai déjà
+spécialement établi, à cet égard, dès le premier volume de ce traité,
+que la science mathématique elle-même, source primitive de toutes les
+autres, nous offre spontanément une application capitale de la vraie
+théorie générale des classifications, par la grande conception, trop peu
+appréciée encore du vulgaire des géomètres, de l'illustre Monge, sur la
+classification fondamentale des surfaces en familles naturelles d'après
+leur mode de génération, où l'on peut reconnaître tous les caractères
+philosophiques essentiels des saines méthodes zoologiques et botaniques,
+avec la pureté et la perfection supérieures que devait comporter la
+nature si éminemment simple d'un tel sujet. Toutefois, quelle que soit
+l'importance des remarques analogues auxquelles peuvent aussi donner
+lieu les diverses branches de la philosophie inorganique, et notamment
+la science chimique, on doit incontestablement reconnaître que le
+principal développement philosophique de l'art de classer était
+nécessairement réservé à la science biologique. Car, il est évident, en
+général, que chacune de nos facultés élémentaires doit être
+spécialement développée par celle de nos études positives fondamentales
+qui en exige la plus urgente application, et qui lui présente, en même
+temps, le champ le plus étendu, ainsi que je l'ai déjà remarqué, à tant
+d'autres égards, dans les précédentes parties de cet ouvrage. Or, sous
+l'un et l'autre aspect, aucune science ne saurait tendre, par sa nature,
+aussi directement ni aussi complètement que la biologie à favoriser
+l'essor spontané de la théorie générale des classifications. D'abord,
+aucune ne pouvait éprouver, d'une manière aussi profonde, le besoin
+capital des classifications rationnelles, non-seulement en vertu de
+l'immense multiplicité des êtres distincts, et pourtant analogues, que
+les spéculations biologiques doivent inévitablement embrasser; mais
+surtout par la nécessité fondamentale d'organiser, entre tous ces êtres
+divers, une exacte comparaison systématique, qui constitue, comme nous
+l'avons reconnu, le plus puissant moyen d'investigation propre à l'étude
+positive des corps vivans, et dont l'application régulière exige
+évidemment l'institution préalable de la vraie hiérarchie biologique,
+considérée au moins dans ses dispositions les plus générales. En second
+lieu, les mêmes caractères essentiels qui rendent ici absolument
+indispensables les classifications philosophiques, tendent éminemment
+aussi à provoquer et à faciliter leur établissement spontané. Les
+esprits étrangers à la philosophie biologique doivent, au premier
+aspect, regarder le nombre et la complication des sujets à classer comme
+autant d'obstacles élémentaires à leur disposition systématique. Mais,
+en réalité, on doit concevoir, au contraire, que la multiplicité même
+des êtres vivans et l'extrême diversité de leurs rapports tendent
+naturellement à rendre leur classification plus facile et plus parfaite,
+en permettant de saisir entre eux des analogies scientifiques à la fois
+plus spontanées, plus étendues, et plus aisées à vérifier sans
+équivoque. Cette loi philosophique est tellement incontestable que nous
+reconnaîtrons spécialement, dans la quarante-deuxième leçon, que, si la
+classification rationnelle des animaux est, par sa nature, très
+supérieure à celle des végétaux, cette différence résulte précisément de
+la variété et de la complication beaucoup plus grandes des organismes
+animaux, qui offrent ainsi plus de prise à l'art de classer. J'ai déjà
+fait, en philosophie mathématique, une remarque analogue, en opposant à
+la classification, si imparfaitement ébauchée jusqu'à présent, des
+courbes, et même des courbes planes, la parfaite disposition
+systématique du vaste ensemble total des surfaces; ce qui tient, en
+effet, à ce que les surfaces, par leur multiplicité et leur complication
+supérieures, nous permettent d'établir entre elles des comparaisons,
+soit géométriques, soit analytiques, plus nettes et mieux caractérisées
+que celles relatives à l'étude trop restreinte et trop homogène des
+courbes, et surtout des courbes planes. On conçoit donc aisément, par
+ces divers motifs, que la nature même des difficultés fondamentales
+propres à la science biologique ait dû à la fois y exiger et y permettre
+le développement le plus prononcé et le plus spontané de l'art général
+des classifications rationnelles.</p>
+
+<p>C'est donc essentiellement à une telle source que tout philosophe
+judicieux devra venir toujours puiser l'exacte connaissance de cet art
+capital, dont on ne saurait, d'aucune autre manière, se former jamais
+une juste idée, dans quelque sujet qu'on se propose d'ailleurs d'en
+réaliser l'application ultérieure. Parmi les géomètres, les astronomes,
+les physiciens, et même les chimistes, ceux dont l'esprit, quelque
+éminent qu'on le suppose, n'a jamais convenablement franchi les bornes
+spéciales de leurs études, se font ordinairement remarquer par
+d'étranges aberrations relativement aux conditions fondamentales de la
+vraie théorie des classifications quelconques, soit qu'il s'agisse de
+la formation des groupes naturels, ou de leur coordination rationnelle,
+double élément philosophique de cette théorie, et surtout du principe
+général de la subordination des caractères, qui constitue son artifice
+le plus essentiel. Sous ces trois importans rapports, les biologistes,
+seuls entre toutes les classes de savans, peuvent aujourd'hui avoir
+habituellement des notions nettes et positives. C'est uniquement à leur
+école que les autres philosophes positifs peuvent désormais apprendre à
+cultiver avec succès cette faculté essentielle, de manière à en
+introduire, dans les autres sciences fondamentales, d'heureuses
+applications, que plusieurs d'entr'elles réclament maintenant à divers
+égards. J'ai spécialement insisté, dans la première partie de ce volume,
+sur l'urgente nécessité philosophique où se trouvent aujourd'hui les
+chimistes de recourir à un tel moyen d'éducation logique, pour réaliser
+convenablement le perfectionnement capital le plus indispensable à la
+constitution actuelle de leur science. Quoique le génie de Monge ait su
+faire instinctivement, dans sa principale conception mathématique, un
+admirable usage du véritable principe général de la théorie des
+classifications rationnelles, sans que ses travaux aient laissé
+d'ailleurs aucune trace appréciable de l'influence indirecte exercée, à
+cet égard, sur son intelligence par les considérations de philosophie
+biologique, je n'hésite pas néanmoins à conjecturer que ce génie, qui
+n'était point exclusivement mathématique, puisqu'il a découvert, d'une
+manière si originale, la vraie composition de l'eau, fut éminemment
+excité et même dirigé à ce sujet, à son insu sans doute, par
+l'inévitable réaction des belles discussions philosophiques qui alors
+retentissaient partout autour de lui sur cette question fondamentale,
+depuis la mémorable impulsion que l'esprit humain avait reçue des grands
+travaux de Bernard de Jussieu et de Linné.</p>
+
+<p>Ainsi, l'étude positive des corps vivans est essentiellement destinée,
+par sa nature, sous le point de vue logique, au développement général de
+l'art universel de classer, aussi bien que de l'art comparatif
+proprement dit. Ces deux attributs caractéristiques devraient lui
+attirer, d'une manière toute spéciale, l'attention profonde de tout
+esprit philosophique, même abstraction faite du haut intérêt
+scientifique qu'inspirent naturellement les connaissances capitales
+qu'elle se propose définitivement de nous dévoiler. On peut assurer à
+cet égard, sans aucune exagération, que toute intelligence restée
+étrangère aux études biologiques, n'a pu recevoir qu'une éducation
+radicalement imparfaite, puisqu'elle a laissé dans l'inaction plusieurs
+des facultés fondamentales dont l'ensemble constitue le pouvoir positif
+général de l'esprit humain. C'est ainsi que, conformément au principe
+essentiel de ma philosophie, la méthode positive universelle, malgré son
+invariabilité nécessaire, ne saurait être vraiment connue, sous tous ses
+aspects importans, que par l'examen approfondi de tous les divers
+élémens de la hiérarchie scientifique; car chacun d'eux possède, par sa
+nature, la propriété exclusive de développer spécialement quelqu'un des
+grands procédés logiques dont la méthode est composée. Quoique les
+sciences les plus générales et les plus simples soient directement
+indépendantes des sciences plus particulières et plus compliquées, qui,
+au contraire, reposent immédiatement sur elles; on vérifie ici
+néanmoins, d'une manière irrécusable, l'inévitable réaction logique que
+les moins parfaites doivent exercer sur les plus parfaites, à
+l'amélioration fondamentale desquelles elles peuvent ainsi utilement
+concourir, par les facultés rationelles qu'il leur appartient de
+cultiver éminemment. Telle est la grande considération philosophique qui
+fait à la fois ressortir, et le principe de subordination nécessaire,
+propre à constituer la vraie hiérarchie scientifique, et le <i>consensus</i>
+général, d'où résulte la rigoureuse unité du système. Lorsque ces
+notions capitales seront enfin convenablement examinées, je parviendrai
+aisément, sans doute, à rendre sensible la profonde irrationnalité du
+mode actuel d'isolement exclusif qui préside encore à l'organisation
+essentielle de nos études positives, et qui est aussi nuisible à leurs
+divers progrès spéciaux qu'à leur action collective sur le gouvernement
+intellectuel de l'humanité.</p>
+
+<p>Il nous reste maintenant à envisager, sous le point de vue scientifique
+proprement dit, les propriétés philosophiques directes de la science
+biologique, c'est-à-dire, sa haute participation spéciale à
+l'irrévocable émancipation de la raison humaine, et à son développement
+fondamental, considéré désormais, non plus seulement quant à la méthode
+positive, mais aussi quant à l'esprit positif, dont cette grande science
+est si clairement destinée à fournir l'indispensable complément.</p>
+
+<p>Nous pouvons, d'abord, vérifier ici et appliquer la loi générale que
+j'ai établie à ce sujet en examinant de la même manière les deux
+dernières branches de la philosophie inorganique, et surtout la chimie.
+Elle consiste, comme on l'a vu, en ce que l'étude positive d'un ordre
+quelconque de phénomènes tend toujours directement à détruire
+radicalement toutes les conceptions essentielles de la philosophie
+théologique, par ces deux voies universelles, complémentaires l'une de
+l'autre, de la prévision rationnelle des phénomènes, et de la
+modification volontaire que l'homme exerce sur eux; la dernière faculté
+devenant nécessairement plus étendue, pendant que la première devient
+moins parfaite, à mesure que le genre des phénomènes se complique
+davantage; de façon à constater sans cesse, d'une manière également
+irrécusable, quoique à l'aide de procédés différens, que les divers
+événemens du monde réel ne sont pas régis par des volontés
+surnaturelles, mais par des lois naturelles. La science biologique
+confirme éminemment cette double tendance nécessaire.</p>
+
+<p>Quoique sa complication caractéristique doive, sans doute, lui permettre
+beaucoup moins, surtout dans son état actuel d'imperfection, de
+développer la faculté de prévision, on conçoit cependant, d'après la
+définition même que j'en ai donnée, que la biologie positive a aussi sa
+manière scientifique propre de témoigner directement son incompatibilité
+radicale avec les fictions théologiques, et avec les entités
+métaphysiques. Un tel témoignage général résulte inévitablement, en
+effet, de cette exacte analyse des diverses conditions, soit organiques,
+soit extérieures, indispensables à chacun des actes de l'existence des
+corps vivans, analyse qui constitue immédiatement l'objet perpétuel de
+toutes les études anatomiques ou physiologiques. L'opposition spontanée
+de ce genre de recherches à toute conception théologique ou métaphysique
+doit être aujourd'hui particulièrement remarquée à l'égard des théories
+relatives aux phénomènes intellectuels et affectifs, dont le positivisme
+est si récent, et qui sont enfin les seuls, avec les phénomènes sociaux
+qui en dérivent, au sujet desquels la lutte demeure encore engagée, pour
+le vulgaire des esprits, entre la philosophie positive et l'ancienne
+philosophie. Ces phénomènes sont en effet, en vertu même de leur
+complication supérieure, ceux dont l'accomplissement régulier exige
+nécessairement le concours le plus déterminé de l'ensemble le plus
+étendu de conditions diverses, tant extérieures qu'intérieures; en sorte
+que leur étude positive peut faire plus aisément ressortir, avec une
+évidence irrésistible pour les intelligences les moins cultivées, la
+profonde inanité nécessaire des prétendues explications abstraites
+émanées de la philosophie théologique ou métaphysique: ce qui rend
+facilement raison de l'aversion plus prononcée que cette étude a le
+privilége d'inspirer spontanément aujourd'hui aux différentes sectes de
+théologiens et de métaphysiciens. Le public impartial ne pouvait, sans
+doute, éviter d'être vivement frappé des vains efforts de ceux-ci pour
+faire concorder le jeu illusoire des influences surnaturelles ou des
+entités psychologiques, dans la production des phénomènes moraux, avec
+l'étroite dépendance où le milieu et l'organisme tiennent si évidemment
+ces phénomènes, à mesure qu'elle a été dévoilée ou signalée par les
+travaux des anatomistes et des physiologistes modernes. Tels sont, sous
+ce premier point de vue, les grands services que le développement de la
+science biologique a directement rendus à l'établissement philosophique
+de la doctrine positive universelle, qu'elle a mise enfin en possession
+de la partie du domaine intellectuel sur laquelle l'ancienne philosophie
+avait fondé, avec le plus de sécurité, son principal point d'appui.</p>
+
+<p>Cette tendance spontanée de l'ensemble des saines études anatomiques ou
+physiologiques à positiver immédiatement nos conceptions les plus
+compliquées devient encore plus manifeste, si nous considérons
+maintenant les phénomènes vitaux sous le second aspect philosophique
+indiqué ci-dessus, c'est-à-dire, comme éminemment modifiables. Le
+concours beaucoup plus étendu de conditions hétérogènes, qu'exige
+nécessairement l'accomplissement de ces phénomènes, nous permet, en
+effet, de les modifier, bien plus que tous les autres, au gré de notre
+intervention, à l'action de laquelle la plupart de ces conditions sont,
+par leur nature, accessibles, soit qu'elles se rapportent à l'organisme
+ou au système ambiant. Or, cette faculté volontaire de troubler de tels
+phénomènes, de les suspendre, et même de les détruire, devient ici
+tellement frappante, qu'elle doit immédiatement conduire à repousser
+toute idée d'une direction théologique ou métaphysique. Comme la
+précédente, dont elle ne constitue, à vrai dire, qu'un simple
+prolongement mieux caractérisé, cette nouvelle influence philosophique
+de la biologie positive est plus spécialement prononcée à l'égard des
+phénomènes moraux proprement dits, les plus modifiables de tous les
+phénomènes organiques. Le psychologue le plus obstiné ne saurait, sans
+doute, persister à soutenir la souveraine indépendance de ses entités
+intellectuelles, si seulement il daignait réfléchir, par exemple, que la
+simple inversion momentanée de sa station verticale ordinaire suffit
+pour opposer aussitôt un insurmontable obstacle au cours de ses propres
+spéculations.</p>
+
+<p>Par ces deux ordres de considérations, les doctrines biologiques
+rachètent donc très complétement, sous le rapport anti-théologique ou
+antimétaphysique, la moindre perfection nécessaire de leur caractère
+scientifique en ce qui concerne la prévision systématique des phénomènes
+correspondans. Toutefois, quoique nous devions certainement regretter
+beaucoup, à d'autres égards, que cette divination rationnelle soit, en
+biologie, aussi imparfaite, il importe de remarquer ici que cette
+faculté n'a pas besoin d'être fort développée pour produire suffisamment
+un tel effet philosophique, même abstraction faite de tout autre motif.
+Car, en voyant, ne fût-ce que dans quelques cas bien caractérisés, les
+événemens biologiques s'accomplir d'une manière essentiellement conforme
+aux prévisions de la science, ce qui, incontestablement, a souvent lieu,
+même aujourd'hui, entre les limites de variation convenables à la nature
+des phénomènes, le bon sens du vulgaire ne peut s'empêcher de
+reconnaître que ces phénomènes sont, comme tous les autres, assujettis à
+d'invariables lois naturelles, dont la complication inévitable est la
+seule cause des contradictions réelles que peuvent essuyer, en d'autres
+occasions, nos déterminations scientifiques. La conclusion philosophique
+ne saurait devenir radicalement impossible, que si la prévision
+scientifique était toujours en défaut; ce que les détracteurs les plus
+exagérés des doctrines anatomiques et physiologiques n'oseraient, sans
+doute, prétendre désormais.</p>
+
+<p>Indépendamment de cette spéciale influence philosophique, analogue à
+celle des autres sciences fondamentales, et seulement plus prononcée à
+certains égards et moins à d'autres, l'étude positive des corps vivans a
+constamment soutenu, dès sa naissance, contre le système général de la
+philosophie théologique et métaphysique, une lutte plus originale et
+plus directe, à l'issue de laquelle elle a tendu à transformer
+définitivement un dogme ancien en un principe nouveau, aussi réel que le
+premier était vain, et aussi fécond que celui-ci était stérile. Chaque
+branche essentielle de la philosophie inorganique nous a déjà manifesté,
+sous un aspect plus ou moins capital, une semblable propriété. Je l'ai
+signalée, au commencement de ce volume, pour la chimie, substituant, à
+l'absurde idée primitive des destructions et créations absolues de
+matière, l'exacte notion générale des décompositions et recompositions
+perpétuelles. Dans le volume précédent, l'astronomie nous avait d'abord
+montré cette tendance sous un point de vue encore plus immédiat et plus
+fondamental, en représentant l'ordre essentiel du monde comme le
+résultat nécessaire et spontané de l'action mutuelle des principales
+masses qui le composent, en même temps qu'elle ruine radicalement, avec
+une irrésistible évidence, l'hypothèse des causes finales et de tout
+gouvernement providentiel. La science biologique, constituée, par sa
+nature, plus profondément qu'aucune autre, en harmonie philosophique,
+directe et générale, avec la science astronomique, ainsi que je l'ai
+établi, est venue enfin compléter, pour les phénomènes les plus spéciaux
+et les plus compliqués, l'ensemble de cette grande démonstration.
+Attaquant à son tour, et à sa manière, le dogme élémentaire des causes
+finales, elle l'a graduellement transformé dans le principe fondamental
+des conditions d'existence, dont le développement et la systématisation
+appartiennent, sans aucun doute, à la biologie, quoique, en lui-même, il
+soit, d'ailleurs, essentiellement applicable à tous les ordres
+quelconques de phénomènes naturels.</p>
+
+<p>À la vérité, l'irrationnelle éducation préliminaire de la plupart des
+anatomistes et des physiologistes actuels les conduit encore trop
+souvent à employer un tel principe avec des formes qui le dénaturent, en
+le rapprochant mal à propos du dogme théologique qu'il a remplacé. Le
+véritable esprit général de la science biologique doit certainement nous
+conduire à penser que, par cela même que tel organe fait partie de tel
+être vivant, il concourt nécessairement, d'une manière déterminée,
+quoique peut-être inconnue, à l'ensemble des actes qui composent son
+existence: ce qui revient simplement à concevoir qu'il n'y a pas plus
+d'organe sans fonction que de fonction sans organe. Puisque le
+développement précis de la co-relation nécessaire entre les idées
+d'organisation et les idées de vie constitue, comme je l'ai établi, le
+but caractéristique de toutes nos études biologiques, une telle
+disposition intellectuelle est donc éminemment philosophique et d'un
+usage indispensable. Mais il faut convenir que cette tendance
+systématique à regarder tout organe quelconque comme exerçant
+nécessairement une certaine action, dégénère encore très fréquemment en
+une aveugle admiration anti-scientifique du mode effectif
+d'accomplissement des divers phénomènes vitaux. Une semblable
+disposition, émanation évidente de l'ancienne suprématie théologique,
+est en opposition directe avec toute saine interprétation du principe
+des conditions d'existence, d'après lequel, quand nous avons observé une
+fonction quelconque, nous ne saurions être surpris que l'analyse
+anatomique vienne réellement dévoiler, dans l'organisme, un mode
+statique propre à permettre l'accomplissement de cette fonction. Cette
+admiration irrationnelle et stérile, en nous persuadant que tous les
+actes organiques s'opèrent aussi parfaitement que nous puissions
+l'imaginer, tend immédiatement à comprimer l'essor général de nos
+spéculations biologiques: elle conduit souvent à s'émerveiller sur des
+complications évidemment nuisibles<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a>
+<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>. Les philosophes qui ont le plus
+insisté à cet égard, ne se sont point aperçus, sans doute, qu'ils
+finissaient par marcher directement eux-mêmes contre le but religieux
+qu'ils s'étaient proposé, puisqu'ils assignaient ainsi la sagesse
+humaine pour règle et même pour limite à la sagesse divine, qui, dans un
+tel parallèle, devait se trouver plus d'une fois réellement inférieure.
+Quoique notre imagination reste nécessairement circonscrite, en tous
+genres, dans la seule sphère de nos observations effectives, et que, par
+suite, il nous soit surtout impossible d'imaginer des organismes
+radicalement nouveaux, on ne saurait douter, néanmoins, ce me semble,
+que le génie scientifique ne soit aujourd'hui, même en biologie, assez
+développé et assez émancipé pour que nous puissions directement
+concevoir, d'après l'ensemble de nos lois biologiques, des organisations
+qui diffèrent notablement de toutes celles que nous connaissons, et qui
+leur seraient incontestablement supérieures sous tel point de vue
+déterminé, sans que ces améliorations fussent inévitablement compensées,
+à d'autres égards, par des imperfections équivalentes. Cette faculté me
+paraît tellement irrécusable, que je n'ai point hésité précédemment à
+proposer l'emploi systématique d'un tel ordre de fictions scientifiques
+comme propre à introduire désormais, dans les élémens de la philosophie
+biologique, un perfectionnement réel, bien que simplement accessoire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote26"
+name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26">
+(retour) </a> On peut, à ce sujet, indiquer, comme un
+ exemple frappant de cette absurde disposition, la puérile
+ affectation de certains philosophes à vanter la prétendue
+ sagesse de la nature dans la structure de l'oeil,
+ particulièrement en ce qui concerne le rôle du cristallin,
+ dont ils sont allés jusqu'à admirer l'inutilité
+ fondamentale, comme s'il pouvait y avoir beaucoup de sagesse
+ à introduire aussi intempestivement une pièce qui n'est
+ point indispensable au phénomène, et qui néanmoins devient,
+ en certains cas, capable de l'empêcher entièrement. Il
+ serait aisé d'en dire autant d'une foule d'autres
+ particularités organiques; et, entre autres, de la vessie
+ urinaire, qui, envisagée comme un simple récipient de
+ l'appareil dépurateur, n'a sans doute qu'une importance très
+ secondaire, et dont la principale influence, dans les
+ animaux supérieurs et surtout dans l'homme, consiste
+ certainement à déterminer souvent un grand nombre de
+ maladies incurables. En général, l'analyse pathologique ne
+ démontre que trop clairement que l'action perturbatrice de
+ chaque organe sur l'ensemble de l'économie est fort loin
+ d'être toujours exactement compensée par son utilité réelle
+ dans l'état normal. Si, entre certaines limites, tout est
+ nécessairement disposé de manière à pouvoir être, on
+ chercherait néanmoins vainement, dans la plupart des
+ arrangemens effectifs, des preuves d'une sagesse réellement
+ supérieure, ou même seulement égale, à la sagesse humaine.
+</blockquote>
+
+<p>Malgré les reproches plus ou moins graves qu'on est en droit d'adresser,
+sous ce rapport, aux habitudes actuelles de presque tous les
+biologistes, l'aptitude fondamentale de la science biologique à
+développer spontanément et à mettre dans tout son jour le principe
+philosophique des conditions d'existence, n'en demeure pas moins
+irrécusable. Aucune science ne pouvait, sans doute, faire, de ce grand
+principe, un usage aussi étendu et aussi capital, que celle qui, par sa
+nature, s'occupe continuellement d'établir une exacte harmonie entre la
+considération du moyen et celle du but, outre que la difficulté
+caractéristique du sujet devait y rendre un tel secours encore plus
+indispensable. La science sociale, comme je l'expliquerai dans le volume
+suivant, est, après la biologie, celle qui comporte et qui exige même
+l'application la plus complète et la plus importante de ce principe
+général, dont elle doit achever de développer l'esprit et de constater
+la féconde efficacité. Cette application ultérieure constituait pour moi
+un nouveau motif de signaler ici plus spécialement la véritable origine
+philosophique d'une telle notion fondamentale. On conçoit d'ailleurs que
+cette notion convient nécessairement à tous les ordres de phénomènes
+sans exception, puisqu'il n'en saurait exister aucun où l'on ne puisse
+réaliser plus ou moins la distinction capitale, si bien établie par M.
+de Blainville, comme je l'ai indiqué dès la première leçon, entre
+l'analyse statique du sujet et son analyse dynamique. Le principe
+philosophique des conditions d'existence n'est autre chose, en effet,
+que la conception directe et générale de l'harmonie nécessaire de ces
+deux analyses. Si ce principe est éminemment adapté à la nature de la
+science biologique, il n'en peut exister d'autre motif que l'importance
+très supérieure et le caractère beaucoup plus prononcé que doit prendre
+spontanément, en biologie, cette double analyse.</p>
+
+<p>Telles sont, sous le point de vue de la doctrine, les grandes propriétés
+philosophiques qui appartiennent spécialement, de la manière la moins
+équivoque, à la biologie positive. Il résulte évidemment de leur examen
+sommaire, comme nous l'avons déjà reconnu quant à la méthode, que
+l'esprit positif ne saurait être complétement développé, dans toutes ses
+diverses dispositions essentielles, chez ceux qui n'ont point
+convenablement étudié le nouvel aspect fondamental qu'il affecte dans la
+science des corps vivans, même abstraction faite des inconvéniens
+directs d'une semblable ignorance. Aussi, vu l'extrême imperfection et
+les profondes lacunes de nos éducations scientifiques actuelles, même
+les moins irrationnelles, on ne doit pas être étonné de rencontrer si
+fréquemment le déplorable spectacle d'intelligences, éminentes sur
+certains points déterminés, et presque puériles sur un grand nombre
+d'autres non moins importans. Quoique plusieurs philosophes aient
+vainement tenté d'ériger, en une sorte de principe permanent, cette
+anomalie trop commune aujourd'hui, il n'est pas douteux néanmoins
+qu'elle est uniquement le résultat transitoire de l'espèce d'interrègne
+intellectuel qu'a dû produire la lente et difficile révolution qui
+conduit enfin l'esprit humain de la philosophie théologique et
+métaphysique à un système homogène complet et exclusif de philosophie
+positive, dont l'universelle prépondérance fera naturellement cesser
+cette vicieuse disparité.</p>
+
+<p>Pour terminer enfin l'examen philosophique de l'ensemble de la science
+biologique, envisagé sous tous les divers points de vue fondamentaux, il
+ne nous reste plus maintenant qu'à jeter rapidement un coup d'oeil
+général sur la division principale de ses différentes parties
+essentielles et sur la coordination rationnelle qui leur est propre.</p>
+
+<p>Les divers aspects généraux sous lesquels tout corps vivant peut être
+étudié, ont été caractérisés, de la manière la plus nette et la plus
+rationnelle, par M. de Blainville, dans les prolégomènes de son cours de
+physiologie comparée. Au premier abord, leur intime connexion nécessaire
+semble devoir présenter l'étude complète de chaque organisme comme
+formant, malgré son immense étendue, un tout absolument indivisible.
+Mais la séparation philosophique de ces différens points de vue
+n'importe pas moins au progrès réel d'un tel ordre de connaissances que
+leur judicieuse coordination. Cette division et cette subordination
+résultent ici spontanément l'une et l'autre de la simple application
+directe des principes élémentaires de classification encyclopédique que
+j'ai établis, dès le début de ce traité, pour une catégorie quelconque
+de phénomènes naturels, principes dont l'usage ne saurait être à la fois
+plus évident ni plus indispensable que dans le cas actuel. La positivité
+beaucoup plus récente des diverses études organiques, et en même temps
+leur harmonie bien plus prononcée, conduisent encore habituellement à
+maintenir entre elles une confusion vicieuse, déjà essentiellement
+dissipée à l'égard de tous les phénomènes antérieurs, et qui entrave à
+un haut degré la marche générale de chacune d'elles; aussi, afin de
+circonscrire nettement le véritable champ de la biologie proprement
+dite, sommes-nous obligés ici de signaler, d'une manière spéciale
+quoique très sommaire, une discussion philosophique dont la nature mieux
+appréciée des autres sciences fondamentales nous avait jusqu'à présent
+dispensés. Cette discussion sera, par les mêmes motifs, encore plus
+essentielle, dans le volume suivant, relativement à la physique sociale.</p>
+
+<p>Suivant le principe philosophique posé dès la deuxième leçon, nous ne
+devons admettre, pour un ordre quelconque de phénomènes, au rang des
+sciences vraiment fondamentales, que celles qui sont à la fois
+spéculatives et abstraites. Or, en considérant d'abord le premier
+caractère, qui correspond à la division capitale entre la théorie et la
+pratique, j'ai déjà suffisamment examiné, au commencement de ce
+discours, les motifs essentiels qui doivent faire constamment écarter,
+avec une scrupuleuse rigueur, de la science biologique proprement dite,
+toute recherche relative à des applications immédiates, dans l'intérêt
+commun des études théoriques et des études pratiques, dont les unes
+seraient dénaturées et les autres entravées par ce mélange irrationnel.
+Ici les études pratiques, philosophiquement envisagées, se rapportent à
+ces deux grands sujets: 1º. L'<i>éducation</i> des êtres vivans, végétaux et
+animaux, c'est-à-dire la direction systématique de l'ensemble de leur
+développement pour un but déterminé; 2º. Leur <i>médication</i>, c'est-à-dire
+l'action rationnelle exercée par l'homme pour les ramener à l'état
+normal<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a>
+<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>. L'une et l'autre application générale constituent, par leur
+nature, une suite de corollaires philosophiques de l'exacte connaissance
+des lois biologiques, et ne sauraient reposer solidement sur aucune
+autre base. Sans doute, ces deux études secondaires peuvent, à leur
+tour, utilement réagir sur l'étude fondamentale, en fournissant à la
+biologie d'importantes indications, dont il serait absurde de vouloir la
+priver. Cela est surtout sensible à l'égard des effets thérapeutiques,
+dont l'analyse scientifique a si fréquemment éclairé le mode réel
+d'accomplissement des divers phénomènes vitaux. Mais, malgré ces
+emprunts intéressans, la biologie n'en est pas moins radicalement
+indépendante de la thérapeutique, qui, au contraire, est nécessairement
+fondée sur elle; on doit même remarquer, à ce sujet, que lorsque la
+physiologie utilise ainsi les observations médicales, c'est toujours à
+titre d'une simple expérimentation indirecte, et abstraction faite de
+toute idée de médication: car, une mauvaise médication, convenablement
+analysée, est tout aussi propre qu'une bonne à l'éclaircissement des
+questions physiologiques, pourvu que les effets en aient été
+soigneusement observés. Cette remarque est également applicable aux
+observations relatives à l'art de l'éducation, que les physiologistes
+ont d'ailleurs jusqu'ici beaucoup trop négligé de consulter. Ainsi,
+malgré ces importantes relations, l'indépendance et l'isolement de la
+biologie spéculative n'en demeurent pas moins incontestables.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote27"
+name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27">
+(retour) </a> Dans cette seconde application, la médecine
+ humaine est nécessairement comprise, comme cas principal.
+ Mais il n'en est pas de même sous le premier point de vue.
+ Quelque influence capitale que la biologie proprement dite
+ doive, sans doute, exercer sur la détermination, soit
+ générale, soit spéciale, du plan rationnel de l'éducation
+ humaine, ce serait exagérer très vicieusement cette relation
+ indispensable que de ranger cette grande question sous la
+ compétence exclusive et directe de la science biologique.
+ Car, l'éducation réelle de l'homme étant surtout dominée, à
+ chaque époque, par l'état correspondant du développement
+ social, c'est à la physique sociale, et non à la biologie,
+ qu'il appartient principalement de la diriger toujours, afin
+ d'éviter les utopies absolues et plus ou moins vagues, que
+ toute autre manière de s'écarter de l'empirisme à cet égard
+ tendrait inévitablement à faire naître, comme je
+ l'expliquerai dans le volume suivant.
+</blockquote>
+
+<p>En second lieu, l'étude des phénomènes vitaux doit être exactement
+assujettie, comme celle de tous les autres phénomènes naturels, à la
+division scientifique moins tranchée, mais presque aussi indispensable,
+de l'ensemble de nos recherches spéculatives en abstraites et concrètes;
+les unes seules vraiment fondamentales, les autres purement secondaires,
+quelle que soit leur extrême importance. L'étude concrète de chaque
+organisme comprend deux branches principales: 1º. son histoire naturelle
+proprement dite, c'est-à-dire, le tableau rationnel et direct de
+l'ensemble de son existence réelle; 2º. sa pathologie, c'est-à-dire
+l'examen systématique des diverses altérations dont il est susceptible,
+ce qui constitue une sorte d'appendice et de complément de son histoire.
+Ces deux ordres de considérations sont également étrangers, par leur
+nature, au vrai domaine philosophique de la biologie proprement dite. En
+effet, celle-ci doit toujours se borner à l'étude essentielle de l'état
+normal, en concevant l'analyse pathologique comme un simple moyen
+d'exploration, ainsi que je l'ai expliqué. De même, quoique les
+observations d'histoire naturelle puissent fournir à l'anatomie et à la
+physiologie de très précieuses indications, la vraie biologie n'en doit
+pas moins, tout en se servant d'un tel moyen, décomposer toujours
+l'étude, soit statique, soit dynamique, de chaque organisme dans celles
+de ses diverses parties constituantes, sur lesquelles seules peuvent
+immédiatement porter les lois biologiques fondamentales; tandis qu'une
+telle décomposition est, au contraire, directement opposée au véritable
+esprit de l'histoire naturelle, où l'être vivant est constamment
+envisagé dans l'ensemble indivisible de toutes ses différentes
+conditions d'existence. Si, d'une part, il est évident que l'analyse
+rationnelle de l'état pathologique suppose nécessairement la
+connaissance préalable des lois relatives à l'état normal, dont elle
+constitue un simple corollaire universel; d'une autre part, il n'est pas
+moins incontestable que l'établissement des saines théories générales de
+la biologie proprement dite, où tous les élémens de l'organisation et de
+la vie ont été ramenés à des lois uniformes et abstraites, doit
+spontanément conduire à l'étude concrète de leurs diverses combinaisons
+effectives dans chaque être particulier. Aucune autre catégorie de
+phénomènes ne fait ressortir d'une manière aussi prononcée la réalité et
+la nécessité de cette grande division philosophique entre la science
+abstraite, générale, et par suite fondamentale, et la science concrète,
+particulière, et par suite secondaire. En rapprochant ici cette division
+de la précédente; il convient de remarquer enfin que chacune des deux
+branches essentielles de la biologie concrète est plus spécialement en
+harmonie avec une des deux branches principales de l'art biologique,
+l'histoire naturelle, avec l'art de l'éducation; la pathologie, avec
+l'art médical. Tel est le vrai système philosophique des différentes
+parties générales de l'étude positive des corps vivans qui doivent être
+soigneusement écartées de la science biologique proprement dite, d'où
+elles dérivent d'une manière plus ou moins directe, désormais
+suffisamment caractérisée.</p>
+
+<p>Ainsi, quoique la philosophie positive puisse quelquefois éprouver le
+besoin d'employer la dénomination de <i>biologie</i> pour désigner
+sommairement l'ensemble de l'étude réelle des corps vivans, envisagés
+sous tous les divers aspects généraux qui leur sont propres; on doit
+cependant réserver soigneusement cette importante expression comme titre
+spécial de la partie vraiment fondamentale de cette immense étude, où
+les recherches sont à la fois spéculatives et abstraites, conformément
+aux explications précédentes. Suivant l'esprit invariable de cet
+ouvrage, indiqué dès l'origine, cette partie doit seule être ici le
+sujet direct et permanent de notre examen philosophique, et je n'ai
+signalé les autres qu'afin de mieux caractériser sa véritable nature
+distinctive, qui se trouve ainsi très nettement prononcée. Considérons
+maintenant la principale distribution intérieure de cette biologie
+proprement dite.</p>
+
+<p>On conçoit aisément d'avance qu'une telle division ne saurait être, à
+beaucoup près, ni aussi tranchée ni aussi importante que celles qui
+viennent d'être examinées, puisqu'il s'agit ici d'un sujet philosophique
+toujours strictement identique, dont les divers aspects spéculatifs et
+abstraits s'éclairent mutuellement, et sont réellement inséparables.
+Nous pouvons imaginer sans peine un biologiste très éminent qui ne se
+serait jamais sérieusement occupé d'histoire naturelle proprement dite,
+surtout de pathologie, et à plus forte raison de thérapeutique; à peu
+près comme un astronome resté étranger à l'art nautique. De tels
+exemples commencent heureusement à devenir aujourd'hui très marqués; et
+le développement ultérieur de l'étude positive des corps vivans tendra
+naturellement à les multiplier sans cesse et à les caractériser
+davantage, en y perfectionnant la saine répartition du travail
+intellectuel. Au contraire, nous ne saurions comprendre désormais un
+vrai physiologiste qui ne serait point en même temps anatomiste, ni même
+réciproquement: et, depuis l'établissement de ce qu'on appelle la
+méthode naturelle en zoologie ou en botanique, les purs classificateurs,
+étrangers aux spéculations anatomiques et physiologiques, ont
+radicalement cessé d'être possibles; comme les anatomistes et les
+physiologistes, à leur tour, ne peuvent plus demeurer étrangers à la
+théorie des classifications. Je ne doute même nullement que ces trois
+ordres de travaux ne soient, dans la suite, beaucoup plus simultanément
+cultivés que nous ne le voyons aujourd'hui, quoique chaque biologiste
+puisse d'ailleurs accorder à l'un d'eux une préférence spéciale, ainsi
+qu'on l'observe à l'égard de toute autre science fondamentale. En un
+mot, la division qui nous reste à considérer ne peut plus exister entre
+des sciences vraiment distinctes, mais seulement entre les divers
+élémens essentiels d'une science nécessairement unique. Tel est le
+principe qui doit ici distinguer une indispensable distribution des
+travaux d'une stérile dispersion des efforts intellectuels.</p>
+
+<p>Quoiqu'il ne faille point attacher, à la division intérieure de la
+biologie proprement dite, une importance ni même une réalité exagérées,
+cette division n'en conserve pas moins une haute valeur philosophique,
+pour faire mieux concevoir l'ensemble rationnel de cette science
+fondamentale, et, par suite, pour en diriger l'exposition systématique.
+Une telle division consiste d'abord à décomposer, en général, l'étude
+spéculative et abstraite de l'organisme en statique et dynamique,
+suivant qu'on recherche les lois de l'organisation ou celles de la vie.
+En second lieu, la biologie statique doit être ensuite subdivisée en
+deux parties essentielles, suivant qu'on étudie isolément la structure
+et la composition de chaque organisme particulier, ou que l'on construit
+la grande hiérarchie biologique qui résulte de la comparaison
+rationnelle de tous les organismes connus; ces deux branches ont été
+fort heureusement désignées, à l'égard des animaux, par M. de
+Blainville, à l'aide des noms de <i>zootomie</i> pour la première, et de
+<i>zootaxie</i> pour la seconde, qu'il serait aisé de modifier commodément de
+manière à les rendre communs aux animaux et aux végétaux. La biologie
+dynamique, à laquelle pourrait être spécialement réservé le nom de
+<i>bionomie</i>, comme au but final de l'ensemble de ces études, ne comporte
+évidemment aucune subdivision analogue. Telles sont donc les trois
+branches générales de la science biologique: la biotomie, la biotaxie,
+et enfin la bionomie pure ou physiologie proprement dite; le nom de
+biologie étant consacré à désigner leur ensemble total.</p>
+
+<p>La seule définition de ces trois parties explique suffisamment leur
+vraie dépendance nécessaire, et par suite, détermine, sans aucune
+incertitude, leur coordination philosophique. Il serait heureusement
+inutile aujourd'hui de démontrer que les études physiologiques supposent
+préalablement des notions anatomiques; personne ne conteste plus qu'il
+soit indispensable de connaître la structure d'un appareil avant d'en
+étudier le jeu. Mais la subordination générale de la bionomie envers la
+biotaxie est jusqu'ici beaucoup moins profondément sentie. On ne saurait
+douter, néanmoins, que l'exacte connaissance du véritable rang
+qu'occupe chaque être vivant dans la hiérarchie biologique ne constitue,
+par sa nature, le premier fondement nécessaire de l'étude directe de
+l'ensemble de ses phénomènes, dont une telle position présente
+immédiatement l'aperçu le plus général, comme elle en sera plus tard le
+résumé le plus fidèle. Nous avons d'ailleurs suffisamment constaté déjà
+que la considération habituelle de cette hiérarchie est rigoureusement
+indispensable à l'usage rationnel du plus puissant moyen d'investigation
+que puissent admettre les recherches physiologiques, c'est-à-dire la
+méthode comparative proprement dite. Ainsi, la double relation
+nécessaire de la biologie dynamique à la biologie statique demeure
+également irrécusable sous quelque aspect qu'on l'envisage.</p>
+
+<p>Quant aux deux parties essentielles de la biologie statique, leur
+distinction doit naturellement être encore moins prononcée que celle qui
+les sépare l'une et l'autre de la physiologie proprement dite; et, par
+suite, leur vraie subordination respective est nécessairement moins
+sensible. Il semble même que, dans quelque ordre qu'on les place, on ne
+saurait éviter un véritable cercle vicieux général. Car, si, d'un côté,
+la classification rationnelle des êtres vivans exige la connaissance
+préalable de leur organisation, il est certain, d'une autre part, que
+l'anatomie elle-même, comme la physiologie, ne peut être convenablement
+étudiée, à l'égard de tous les organismes, sans se diriger toujours
+d'après une judicieuse institution préliminaire de la hiérarchie
+biologique. Aussi faut-il reconnaître, entre les études biotomiques et
+les études biotaxiques, une intime connexité mutuelle, qui rendra
+toujours solidaires leurs perfectionnemens respectifs, comme le
+développement de la science l'a constamment montré jusqu'ici. Néanmoins,
+une séparation nette et une coordination déterminée étant
+philosophiquement indispensables à notre intelligence, on ne saurait
+hésiter, ce me semble, à placer dogmatiquement la théorie de
+l'organisation avant celle de la classification. Car, celle-ci, à moins
+d'être réduite à un simple artifice mnémonique, a un besoin vraiment
+fondamental de la première; tandis qu'elle ne lui fournit, au contraire,
+qu'un important moyen de perfectionnement, dont l'absence ne
+s'opposerait même pas entièrement, comme nous l'avons reconnu, à un
+certain usage de la méthode comparative en anatomie, quoique son
+développement y fût, par cela même, beaucoup plus restreint. En un mot,
+on ne peut rationnellement classer que des organismes préalablement
+connus; au lieu que chacun d'eux peut et même doit être étudié, à un
+premier degré, sans être comparé aux autres. Rien ne s'oppose d'ailleurs
+à ce que, dans une exposition systématique de la philosophie anatomique,
+on emprunte directement à la biotaxie sa construction effective de la
+hiérarchie organique, afin d'éviter de scinder l'étude complète de la
+structure, ce qui constituerait un inconvénient beaucoup plus grave que
+n'en peut produire une semblable anticipation. Du reste, il faut
+reconnaître, à ce sujet, pour trancher toute difficulté philosophique,
+que, d'après un ordre quelconque, une première exposition du système des
+connaissances biologiques ne saurait jamais être pleinement
+satisfaisante, si elle n'est point conçue, dès l'origine, comme devant
+être ultérieurement complétée par une judicieuse révision générale,
+destinée à faire directement ressortir les relations essentielles de
+chaque partie avec les autres. Cette règle ne convient pas seulement aux
+deux grandes sections de la biologie statique, comparées l'une à
+l'autre; on doit également l'appliquer à l'harmonie fondamentale entre
+l'ensemble de la biologie statique et celui de la biologie dynamique. En
+effet, si le jeu d'un appareil quelconque ne saurait être convenablement
+étudié sans que sa structure soit d'abord connue, il n'est pas moins
+incontestable, en sens inverse, que cette structure elle-même sera bien
+mieux appréciée lorsqu'on pourra reprendre son analyse en considérant la
+fonction spéciale de chaque organe. Ainsi, ces questions de priorité,
+entre les diverses parties constituantes d'un sujet unique, ne peuvent
+avoir, par leur nature, l'importance exagérée qu'on y a trop souvent
+attachée, même sous le point de vue didactique. Il est d'ailleurs
+nécessaire d'ajouter qu'une telle nécessité de révision philosophique
+n'est nullement particulière au système des connaissances biologiques,
+où elle apparaît seulement avec un caractère plus prononcé, en vertu du
+consensus plus profond de ces diverses études. Nous avons déjà reconnu,
+dans la 36º leçon, l'existence d'une nécessité analogue, quoique moins
+tranchée, pour l'ensemble des études chimiques. Elle se manifeste aussi,
+comme je l'ai remarqué, à un degré plus ou moins sensible, envers toutes
+les autres sciences fondamentales, dont l'exposition rationnelle serait
+toujours notablement perfectionnée par l'usage systématique de ce double
+enseignement.</p>
+
+<p>La coordination philosophique des trois branches fondamentales de la
+biologie étant ainsi nettement caractérisée, la principale distribution
+intérieure de chacune d'elles, ne saurait maintenant présenter aucune
+difficulté essentielle. Nous pouvons la déduire, en effet, du principe
+universel qui a constamment dirigé jusqu'ici toutes nos distinctions
+encyclopédiques, et qui préside évidemment à la subordination que nous
+venons d'examiner, le principe du degré de généralité et d'abstraction
+des diverses études, d'où résulte leur vraie dépendance mutuelle. Ce
+principe conduit directement ici à placer la théorie, soit statique,
+soit dynamique, de la vie organique proprement dite avant celle de la
+vie animale, puisque celle-ci, en même temps qu'elle est plus spéciale
+et plus compliquée, repose nécessairement sur la première, qui, au
+contraire, en est indépendante dans ses élémens les plus essentiels. La
+même règle suffit aussi à établir une disposition rationnelle entre les
+diverses études relatives à l'une ou à l'autre vie, en plaçant toujours
+après les autres celles dont le sujet propre devient plus spécial et
+plus compliqué, et qui, par cela même, dépendent constamment des
+précédentes. De cette manière, la théorie des fonctions et des organes
+les plus élevés de l'homme termine naturellement le système biologique;
+et les moyens s'accumulent graduellement à mesure que les difficultés
+s'accroissent, comme l'exige toute judicieuse organisation des
+recherches scientifiques.</p>
+
+<p>On a souvent agité la question si, en étudiant chaque organe ou chaque
+fonction dans toute la série biologique, il convient de préférer l'ordre
+naturel de la formation de cette série, qui commence nécessairement par
+l'homme, ou bien l'ordre inverse, qui présente l'avantage d'une
+complication croissant peu à peu. Cette question de philosophie
+biologique n'a pas l'importance démesurée qu'on lui a trop fréquemment
+attribuée, puisque tous les bons esprits reconnaissent d'ailleurs la
+nécessité et la possibilité d'employer tour à tour les deux ordres à
+l'égard d'une recherche quelconque, quel que soit celui qu'on ait
+d'abord adopté. Néanmoins, il faudrait ce me semble, distinguer, à ce
+sujet, entre l'étude de la vie organique et celle de la vie animale.
+Pour les fonctions fondamentales de la première, qui sont
+essentiellement chimiques, il est beaucoup moins nécessaire de commencer
+par l'homme, en descendant toujours la hiérarchie biologique. Je conçois
+même que l'on pourrait, sous ce point de vue, trouver un grand avantage
+scientifique à procéder en sens inverse, en considérant d'abord
+l'organisme végétal, où, comme je l'ai déjà remarqué, ces fonctions sont
+à la fois plus pures et plus prononcées, et comportent, à ce titre, une
+étude plus facile et plus complète. Du reste, il n'en serait pas moins
+utile de se représenter ensuite l'enchaînement opposé, afin de mieux
+saisir l'influence capitale exercée, dans les êtres supérieurs, par les
+actions animales sur les phénomènes purement végétatifs. Mais, au
+contraire, toute recherche, soit anatomique, soit physiologique,
+relative à la vie animale elle-même, serait essentiellement obscure si
+elle ne commençait par la considération de l'homme, seul être où un tel
+ordre de phénomènes soit jamais immédiatement intelligible. C'est
+nécessairement l'état évident de l'homme, de plus en plus dégradé, et
+non l'état indécis de l'éponge, de plus en plus perfectionné, que nous
+pouvons poursuivre dans toute la série animale, quand nous y analysons
+l'un quelconque des caractères constitutifs de l'animalité. Dans ce cas,
+les mêmes motifs qui président inévitablement à la construction de
+l'échelle biologique doivent aussi en diriger essentiellement
+l'application rationnelle, ce qui est loin d'être indispensable à
+l'égard des autres questions. Si nous paraissons ici nous écarter de la
+marche ordinaire, où nous procédions toujours du sujet le plus général
+et le plus simple au plus particulier et au plus complexe, c'est
+uniquement afin de nous mieux conformer, sans aucune puérile affectation
+de symétrie scientifique, au vrai principe philosophique qui nous a
+d'abord prescrit cette marche générale, et qui consiste à passer
+constamment du plus connu au moins connu. C'est, du reste, la seule
+classe de recherches pour laquelle une telle marche cesse d'être la plus
+convenable aux études biologiques.</p>
+
+<p>Telles sont les considérations principales que je devais actuellement
+indiquer sur la division nécessaire du système des connaissances
+biologiques et sur la coordination rationnelle de ses vrais élémens
+généraux. Ainsi se trouve complété l'examen philosophique de l'ensemble
+de la science biologique, directement envisagée sous tous les divers
+aspects fondamentaux qui lui sont propres, comme je devais ici le faire.
+Si l'étendue de ce discours a beaucoup excédé les bornes ordinaires dans
+lesquelles j'avais pu renfermer jusqu'à présent l'exécution d'une telle
+opération philosophique à l'égard des autres sciences fondamentales, il
+faut l'attribuer surtout à un concours spécial et nécessaire de
+nouvelles difficultés capitales. Une science beaucoup plus récente, et
+dont le vrai caractère spéculatif, jusqu'ici plus imparfaitement
+apprécié, est toutefois plus important à établir avec une scrupuleuse
+exactitude philosophique; une destination générale moins bien connue, et
+néanmoins plus spécialement indispensable à définir rigoureusement; des
+moyens essentiels d'investigation plus variés et plus étendus, et, en
+même temps moins exactement jugés; des relations encyclopédiques plus
+multipliées et plus profondes, et cependant plus mal conçues; des
+propriétés philosophiques plus étendues et plus capitales, et toutefois
+confusément senties; enfin, des aspects élémentaires plus nombreux et
+mieux prononcés, et pourtant moins bien séparés et coordonnés; tous ces
+motifs réunis expliquent assez, sans doute, le développement inusité de
+cet indispensable examen. Du reste, ce grand travail préliminaire nous
+permettra d'exécuter maintenant, d'une manière beaucoup plus rapide,
+quoique suffisante à la destination de ce traité, l'appréciation
+philosophique plus spéciale de cette belle science fondamentale, dont
+les détails, d'ailleurs si peu satisfaisans jusqu'ici, ne doivent
+nullement nous occuper, et dont il nous reste seulement à mieux
+caractériser le véritable esprit, dans les leçons suivantes, par le
+jugement séparé de chacune de ses diverses parties essentielles,
+coordonnées entre elles suivant le plan général ci-dessus indiqué,
+depuis les simples considérations de pure anatomie jusqu'à cette étude
+positive des phénomènes intellectuels et effectifs les plus élevés de la
+nature humaine, d'où résultera ensuite la transition spontanée de la
+biologie à la physique sociale, objet final de cet ouvrage.</p>
+
+
+<a name="l41" id="l41"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>QUARANTE-UNIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml">Considérations générales sur la philosophie anatomique.</p>
+
+<p>D'après les principes établis dans le discours précédent, l'étude
+statique des corps vivans ne pouvait être philosophiquement constituée
+tant qu'elle n'était point systématiquement étendue à l'ensemble des
+organismes connus; condition que l'esprit humain n'a réellement commencé
+à remplir, d'une manière suffisamment large et rationnelle, que pendant
+la seconde moitié du siècle dernier, par les travaux de Daubenton et
+surtout de Vicq-d'Azyr, dont les leçons et les écrits de Cuvier ont tant
+propagé et accéléré l'influence régénératrice. Mais quelque
+indispensable que fût évidemment cette conception fondamentale pour
+permettre le développement de la véritable science anatomique, en
+résultat final des recherches préparatoires qui avaient eu lieu
+jusqu'alors, il importe de reconnaître que, par elle-même, elle ne
+pouvait entièrement suffire à imprimer à la biologie statique son vrai
+caractère définitif, sans avoir d'abord été complétée et régularisée
+d'après une autre grande notion de philosophie biologique, due au génie
+de notre immortel Bichat. On conçoit que j'ai ici en vue cette pensée
+capitale de la décomposition générale de l'organisme en ses divers
+tissus élémentaires, dont la haute portée philosophique ne me semble pas
+encore dignement appréciée.</p>
+
+<p>Le développement naturel de l'anatomie comparative aurait tendu sans
+doute à nous dévoiler tôt ou tard, en quelque sorte spontanément, cette
+lumineuse analyse. Car, l'examen approfondi de l'ensemble de la
+hiérarchie organique, depuis les derniers rangs jusqu'à l'homme, nous
+présente successivement, de la manière la plus irrécusable, les
+différens tissus anatomiques avec tous les caractères qui leur sont
+propres, à mesure que les diverses fonctions, d'abord confondues et
+ébauchées, se spécialisent et se prononcent davantage. Mais une telle
+marche, quoique certaine, eût été nécessairement très lente: on en peut
+aisément juger en considérant combien, même aujourd'hui, la plupart des
+anatomistes comparans répugnent encore à abandonner enfin l'étude
+exclusive des appareils, malgré que, depuis Bichat, aucun d'eux ne
+conteste, en principe, l'importance prépondérante de l'étude des tissus.
+En tous genres, les changemens relatifs à la méthode sont
+inévitablement les plus difficiles à réaliser; et, vu la faiblesse de
+notre intelligence, il n'y a peut-être pas d'exemple qu'ils se soient
+jamais accomplis en résultat spontané des progrès successifs dirigés par
+les anciennes méthodes, sans l'impulsion directe et extérieure d'une
+nouvelle conception originale, assez énergique pour produire, dans le
+système de nos études, une indispensable révolution. La biologie, en
+vertu de sa complication supérieure, doit être plus soumise qu'aucune
+autre science fondamentale à une telle nécessité. A la vérité, la
+multiplicité bien plus variée et l'intime connexion mutuelle des
+différens points de vue généraux qui la caractérisent, lui présentent,
+comme je l'ai établi, une sorte de compensation, en augmentant les
+ressources essentielles qui résultent de leur application réciproque.
+Cette propriété a été utilisée de la manière la plus heureuse dans le
+cas actuel.</p>
+
+<p>Quoique l'analyse zoologique fournisse le moyen le plus rationnel et le
+plus complet d'effectuer la séparation des divers tissus organiques, et
+surtout de préciser le vrai sens philosophique de cette grande notion,
+l'analyse pathologique offrait, par sa nature, une voie bien plus
+directe et plus rapide pour suggérer la première pensée d'une semblable
+décomposition, même en se bornant à la seule considération de
+l'organisme humain. Aussitôt que l'étude générale de l'anatomie
+pathologique eût été fondée par les travaux de l'illustre Morgagni, il
+était pour ainsi dire impossible, malgré la division purement
+topographique maintenue par ce grand anatomiste, qu'on tardât à
+reconnaître que, dans les maladies les mieux caractérisées, aucun organe
+proprement dit n'est jamais entièrement lésé, et que les altérations
+sont ordinairement limitées à certaines de ses parties constituantes,
+pendant que les autres conservent leur état normal. La distinction des
+divers tissus élémentaires n'aurait pu, sous aucun autre aspect, se
+manifester d'une manière aussi nette et aussi sensible, indépendamment
+de l'active sollicitude qu'une telle origine devait si directement
+inspirer. Par l'évidente association, dans un seul organe, de tissus
+restés sains à des tissus déjà altérés, et, en second lieu, par la
+considération, non moins décisive, des organes différens affectés de
+maladies semblables en vertu de la lésion d'un tissu commun, l'analyse
+des principaux élémens anatomiques était, de toute nécessité,
+spontanément ébauchée, en même temps que l'étude des tissus se
+présentait directement ainsi comme plus importante que celle des
+organes. Il serait contraire à l'esprit de cet ouvrage d'insister
+davantage sur l'influence capitale d'une telle notion pour le
+perfectionnement de la pathologie, dont elle constitue désormais le vrai
+point de départ philosophique comme Bichat l'a si bien établi. Mais j'ai
+jugé indispensable de caractériser nettement la nécessité intellectuelle
+qui devait naturellement attribuer à l'analyse pathologique
+l'introduction primitive d'un élément aussi essentiel de la philosophie
+biologique. Ce fut, en effet, l'heureuse innovation purement
+pathologique de Pinel sur la considération simultanée des maladies
+propres aux diverses membranes muqueuses, qui provoqua, comme on sait,
+dans le génie de Bichat, le développement de cette grande conception, si
+justement devenue son plus beau titre scientifique. Telle est la
+mémorable filiation suivant laquelle Bichat, quoique resté
+essentiellement étranger à l'étude de la hiérarchie organique, devait
+enlever, à ceux qui cultivaient spécialement l'anatomie comparative, la
+découverte de l'une des idées-mères les plus indispensables au
+perfectionnement général de la philosophie anatomique.</p>
+
+<p>J'ai toujours profondément admiré, à ce sujet, avec quelle énergique
+supériorité intrinsèque l'intelligence de Bichat, si puissamment
+rappelée, par la nature de son éducation, et par l'origine même de
+cette grande pensée, vers la considération exclusive des applications
+pathologiques, avait su néanmoins se maintenir constamment au vrai point
+de vue général de la biologie spéculative, sans qu'un tel essor fût
+aucunement soutenu par la salutaire influence de l'anatomie comparative.
+Son travail a même essentiellement consisté, sous le point de vue
+philosophique, à rattacher rationnellement à l'état normal une notion
+primitivement déduite de l'état pathologique, en vertu probablement de
+cette réflexion naturelle que, si les divers tissus d'un même organe
+peuvent être isolément malades et chacun à sa manière, cela seul doit
+indiquer que, dans l'état sain, ils offrent nécessairement des modes
+d'existence distincts, dont la vie de l'organe est réellement composée.
+L'ensemble du traité de Bichat a pour objet essentiel d'établir <i>à
+posteriori</i> le développement le plus satisfaisant de ce principe
+évident, jusqu'alors entièrement inaperçu, et désormais inébranlable. On
+doit seulement regretter, à cet égard, que Bichat, en créant si
+glorieusement ce nouvel aspect fondamental de la science anatomique, ne
+l'ait point caractérisé par un titre plus expressif que celui qu'il a
+choisi, et dont une telle autorité tend à interdire la rectification
+usuelle; la dénomination d'anatomie <i>abstraite</i> ou <i>élémentaire</i> serait
+certainement plus convenable que le nom d'anatomie <i>générale</i>, pour
+marquer le véritable esprit qui distingue cette considération statique
+de l'organisme, et pour indiquer en même temps sa vraie relation avec
+les autres points de vue anatomiques.</p>
+
+<p>Telle est l'origine propre de la grande notion primordiale qui, dans le
+système définitif de la saine philosophie anatomique, me paraît destinée
+à compléter la conception essentielle de la hiérarchie organique, ou,
+pour mieux dire, à diriger l'application précise de cette conception
+universelle à l'étude statique des corps vivans. À mes yeux, la
+philosophie anatomique ne commence réellement à prendre son vrai
+caractère définitif que depuis l'époque très récente où l'esprit humain
+tend à combiner profondément ces deux idées-mères. C'est donc sur cette
+combinaison fondamentale, jusqu'ici si imparfaitement accomplie, que
+notre examen philosophique doit surtout porter désormais, afin
+d'indiquer nettement et sa double influence nécessaire et les
+principales conditions qu'elle exige.</p>
+
+<p>La distinction irrationnelle, encore dominante chez la plupart des
+anatomistes, même parmi les plus avancés, entre les différentes espèces
+d'anatomie, au nombre de cinq ou six au moins, suffirait seule pour
+constater indirectement que les divers points de vue généraux propres à
+la science anatomique ne sont pas aujourd'hui systématiquement
+coordonnés les uns aux autres d'après leurs vraies relations
+élémentaires. Car, une telle dispersion de la science provient surtout
+de la considération isolée et exclusive de chacun de ces points de vue,
+et témoigne clairement qu'on s'inquiète peu de leur subordination
+mutuelle. On peut, sans doute, pour les différens usages, poursuivre
+l'étude anatomique de l'organisme jusqu'à tel ou tel degré de
+développement spécial: on peut aussi en diriger l'application vers telle
+ou telle destination déterminée. Mais, si la science était
+définitivement constituée d'une manière vraiment philosophique, elle
+serait au fond toujours la même, dans quelque intention qu'elle fût
+étudiée, parce que tous ses divers aspects fondamentaux s'y trouveraient
+intimement combinés. Par leur nature, ils forment un système
+rationnellement indissoluble: leur vaine séparation tend à dissimuler la
+plus importante partie de la science, qui consiste dans le développement
+de leur enchaînement réciproque. Ainsi, nous ne devons ici reconnaître
+qu'une seule anatomie scientifique, nécessairement homogène et complète,
+principalement caractérisée par la combinaison philosophique de la
+méthode comparative avec la notion fondamentale de la décomposition des
+organes en tissus.</p>
+
+<p>Quelle peut être, en effet, la rationnalité générale de l'anatomie
+comparée, même étendue à l'ensemble systématique de la hiérarchie
+organique, lorsqu'on persiste aujourd'hui à la réduire, comme on a dû le
+faire autrefois, à la seule étude des appareils, sans lui donner pour
+base l'étude préalable de leurs vrais élémens anatomiques? Le dernier,
+le plus spécial, et le plus complexe des degrés d'organisation
+pourrait-il être convenablement examiné, en faisant ainsi abstraction du
+degré le plus élémentaire, le plus général, et le plus simple? Du point
+de vue philosophique, il est incontestable que l'anatomie rationnelle
+doit nécessairement commencer par l'étude des tissus, pour analyser
+ensuite les lois de leurs diverses combinaisons en organes, et
+considérer enfin le groupement de ces organes eux-mêmes en appareils
+proprement dits: tel est, évidemment, l'ordre naturel et invariable des
+spéculations anatomiques<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a>
+<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>. Il n'y a point là sans doute plusieurs
+sortes d'anatomie, mais diverses phases nécessaires et successives d'un
+système unique, dont chacune ne saurait être complétement jugée que par
+sa relation avec les autres. En elle-même, l'étude des tissus, quelque
+fondamentale qu'elle soit, est purement préliminaire: car, les tissus,
+isolément envisagés, n'ont qu'une simple existence abstraite, dont
+l'examen des organes et même des appareils peut seul fixer la véritable
+notion. D'une autre part, l'étude des appareils et des organes ne
+saurait avoir aucun fondement rationnel sans une exacte connaissance
+préliminaire des élémens anatomiques qui les composent. Ces différens
+aspects statiques de l'organisme sont donc nécessairement inséparables,
+et complémentaires les uns des autres. En un mot, pour découvrir les
+lois de la structure générale des corps vivans, il a été indispensable
+de décomposer rationnellement l'organisme: l'étude des tissus constitue
+le dernier terme philosophique de cette analyse fondamentale, ébauchée,
+dès l'origine de la science, par la subdivision presque spontanée des
+appareils en organes, dont la première n'est réellement qu'une suite
+inévitable, quoique profondément cachée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote28"
+name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28">
+(retour) </a> Pour philosopher d'une manière pleinement
+ rationnelle sur la structure générale des corps vivans, il
+ est même, ce me semble, indispensable d'intercaler, avec M.
+ de Blainville, entre l'idée de <i>tissu</i> ou plutôt d'<i>élément
+ anatomique</i>, et l'idée d'<i>organe</i> proprement dit, une
+ nouvelle abstraction anatomique, qui consiste dans la notion
+ de <i>parenchyme</i>, telle que l'a définie cet illustre
+ anatomiste. Cette notion se rapporte à la pure composition,
+ c'est-à-dire à la combinaison des élémens qui constituent
+ chaque parenchyme existant, et abstraction faite de la
+ considération de forme déterminée, qui devient, au
+ contraire, le principal attribut caractéristique de l'idée
+ d'organe. Tel doit donc être, en résumé, l'ordre graduel et
+ définitif des divers degrés généraux de la spéculation
+ anatomique, suivant leur enchaînement nécessaire et leur
+ complication croissante: d'abord, le tissu ou l'élément, qui
+ détermine la <i>structure</i> fondamentale; en second lieu, le
+ parenchyme, qui fixe la <i>composition</i> anatomique
+ essentielle; ensuite, l'organe, où l'on envisage surtout la
+ <i>forme</i> spéciale que prend chaque parenchyme conformément à
+ sa destination; et enfin, l'appareil, où domine la
+ considération nouvelle de la <i>disposition</i> réciproque des
+ organes constituans, auxquels d'ailleurs peuvent s'ajouter
+ le plus souvent les <i>produits</i> correspondans.
+</blockquote>
+
+<p>Depuis que les principes essentiels de l'analyse anatomique ont été
+ainsi pleinement dévoilés par le génie de Bichat, l'esprit général
+suivant lequel l'anatomie comparée avait dû jusqu'alors être
+habituellement cultivée aurait sans doute radicalement changé, si la
+vraie capacité philosophique n'était point malheureusement la plus rare
+de toutes. Après la haute impulsion régénératrice que Bichat produisit,
+il est presque inconcevable que la plupart des anatomistes comparans
+persistent encore à suivre aveuglément le plan primitif des recherches,
+uniquement, sans doute, parce que Bichat n'avait pu lui-même donner
+l'exemple de la combinaison de son analyse anatomique avec l'étude déjà
+ébauchée de la hiérarchie organique. Il me paraît incontestable que ce
+puissant rénovateur n'eût point hésité à faire ce dernier pas
+fondamental, conséquence nécessaire de ses premiers travaux, si son
+admirable carrière n'avait pas été aussi déplorablement abrégée.
+L'impartiale postérité jugera probablement avec une haute sévérité la
+portée philosophique de Cuvier, malgré sa réputation infiniment
+exagérée, en considérant surtout que, nonobstant l'influence du grand
+Bichat, il a continué à s'occuper, en anatomie comparée, de l'étude
+exclusive des appareils, sans que jamais il ait paru sentir l'importance
+supérieure de l'étude des tissus, et la révolution prochaine qui devait
+nécessairement en résulter dans le système général de la science
+anatomique. Néanmoins, l'application complète de la méthode comparative
+à l'analyse des tissus dans l'ensemble de la série biologique, quoique
+retardée par un tel exemple, commence enfin à être dignement appréciée
+aujourd'hui de tous les esprits supérieurs: cet heureux résultat est dû
+principalement aux travaux de Meckel en Allemagne, et de M. de
+Blainville en France. Toutefois, cette nouvelle disposition des
+intelligences n'est point encore assez énergique ni assez profonde pour
+avoir réformé, comme elle devra le faire, la direction habituelle du
+système des spéculations anatomiques.</p>
+
+<p>Quelque imparfaite que doive être jusqu'ici une combinaison aussi
+récente, elle a cependant déjà introduit, ce me semble, des
+perfectionnemens vraiment fondamentaux dans l'étude générale des élémens
+anatomiques, telle que Bichat l'avait créée. Ce grand anatomiste, étant
+essentiellement réduit à la seule considération de l'homme, n'avait pu
+employer la méthode comparative que dans ses deux modes les plus simples
+et les plus restreints, la comparaison des parties et celle des âges,
+auxquelles son génie a su donner une si admirable efficacité. On devait
+donc s'attendre à voir s'opérer, dans son idée-mère, d'heureuses et
+profondes transformations, aussitôt qu'elle aurait pu subir l'épreuve
+décisive de la comparaison anatomique, envisagée surtout dans son
+extension philosophique à l'ensemble de la hiérarchie biologique, qui
+constitue notre plus puissant moyen d'exploration organique. Ces
+modifications essentielles ont tendu jusqu'ici, soit à compléter, sous
+divers rapports importans, le principe fondamental de philosophie
+anatomique établi par Bichat, soit même à en rectifier, à plusieurs
+titres intéressans, la conception générale.</p>
+
+<p>Le plus profond de ces perfectionnemens, surtout sous le point de vue
+logique, me paraît consister dans la distinction capitale introduite par
+M. de Blainville entre les vrais <i>élémens</i> anatomiques et les simples
+<i>produits</i> de l'organisme, que Bichat avait essentiellement confondus.
+J'ai déjà signalé, dans la première partie de ce volume, la haute
+importance d'une telle séparation pour l'étude chimique des substances
+organiques. Nous devons maintenant la considérer, d'une manière directe,
+comme conception anatomique.</p>
+
+<p>On a reconnu ci-dessus que la vie, réduite à sa notion la plus simple et
+la plus générale, est essentiellement caractérisée par le double
+mouvement continu d'absorption et d'exhalation, dû à l'action réciproque
+de l'organisme et du milieu ambiant, et propre à maintenir, entre
+certaines limites de variation, pendant un temps déterminé, l'intégrité
+de l'organisation. Il en résulte que, envisagé à un instant quelconque
+de sa durée, tout corps vivant doit nécessairement présenter, dans sa
+structure et dans sa composition, deux ordres de principes très
+différens: les matières absorbées, à l'état d'assimilation; les matières
+exhalées, à l'état de séparation. Telle est la vraie source primordiale
+de la grande distinction anatomique entre les élémens et les produits
+organiques. Les corps absorbés, quand ils ont été complétement
+assimilés, constituent seuls, en effet, les véritables matériaux de
+l'organisme proprement dit; les substances exhalées, soit solides, soit
+fluides, après leur entière séparation, sont devenues réellement
+étrangères à l'organisme, où elles ne pourraient, en général, long-temps
+séjourner sans danger. Considérés à l'état solide, les vrais élémens
+anatomiques se trouvent toujours nécessairement en continuité de tissu
+avec l'ensemble de l'organisme; s'il s'agit d'élémens fluides, soit
+stagnans, soit circulans, ils reposent constamment dans la profondeur
+même du tissu général, dont ils sont également inséparables. Quant aux
+simples produits, au contraire, ils ne sont jamais que déposés, pour un
+temps plus ou moins limité, à la surface extérieure ou intérieure de
+l'organisme, avec laquelle ils ne sauraient contracter aucune véritable
+continuité. Sous le point de vue dynamique, les différences ne sont pas
+moins caractéristiques. En effet, les élémens proprement dits doivent
+seuls être envisagés comme réellement vivans; seuls ils participent au
+double mouvement vital; seuls ils croissent ou décroissent par
+intùs-susception. Avant même d'être finalement excrétés, les produits
+sont déjà des substances essentiellement mortes, qui ne croissent que
+par une juxta-position purement inorganique, et dont les altérations
+chimiques ultérieures, indépendantes de l'action vitale, sont
+nécessairement identiques à celles que ces substances pourraient
+éprouver, en-dehors de l'organisme, sous de semblables influences
+moléculaires.</p>
+
+<p>Quelque inattaquable que soit, en principe, cette conception
+fondamentale, son application peut présenter, en certains cas, de
+véritables difficultés, pour opérer, entre les élémens et les produits,
+une exacte et judicieuse séparation, lorsque, comme il arrive souvent,
+ils se combinent dans une même disposition anatomique afin de concourir
+à une même fonction. Tous les produits, en effet, ne sont point, ainsi
+que la sueur, l'urine, les fèces, etc., destinés à être plus ou moins
+immédiatement expulsés sans aucun usage ultérieur dans l'économie
+organique. Plusieurs autres, tels que la salive, les sucs gastriques, la
+bile, etc., exercent, comme substances extérieures, et en vertu de leur
+composition chimique, une action indispensable pour préparer, chez tous
+les êtres un peu élevés, l'assimilation des matériaux organiques. Ces
+corps devenant ainsi susceptibles de rentrer réellement, du moins en
+partie, dans l'organisme, on peut éprouver beaucoup d'embarras à fixer,
+avec une scrupuleuse précision, le vrai moment où ils cessent d'être de
+simples produits pour se transformer en véritables élémens, c'est-à-dire
+le passage rigoureux de l'état inorganique à l'état organique, de la
+mort à la vie. Ainsi, par exemple, le chyle, considéré sur l'intestin,
+n'est, incontestablement, qu'un produit, tandis que, après son
+absorption, il finit bientôt par se convertir en élément fluide, sans
+qu'on puisse aujourd'hui assigner rigoureusement à quelle époque
+précise il change de caractère. Mais de telles incertitudes sont, en
+réalité, trop peu considérables, et elles tiennent trop évidemment à
+l'extrême imperfection actuelle de notre analyse des phénomènes vitaux,
+pour ébranler, en aucune manière, la distinction fondamentale entre les
+produits et les élémens de l'organisme, si clairement indiquée, en
+principe, par la définition même de l'état vital, et si nettement
+établie, en fait, par tant d'irrécusables comparaisons. Il convient,
+néanmoins, de remarquer encore, à ce sujet, afin d'avoir signalé toutes
+les principales sources de difficultés, que, en d'autres circonstances,
+certains produits, surtout parmi les solides, sont étroitement unis à de
+vrais élémens anatomiques dans la structure de certains appareils,
+auxquels ils fournissent des moyens essentiels de perfectionnement.
+Telles sont, par exemple, la plupart des productions épidermiques, les
+poils, et éminemment les dents proprement dites. En général, cette
+notion forme une des bases indispensables de l'importante en lumineuse
+théorie du <i>phanère</i>, si heureusement créée par M. de Blainville, et que
+j'aurai l'occasion naturelle de caractériser ultérieurement. Mais, sous
+ce point de vue, une dissection délicate et éclairée, la seule
+considération de la position qui est toujours extérieure quant à la
+partie purement produite de l'appareil, et même une analyse judicieuse
+de l'ensemble de la fonction, doivent constamment dissiper toute
+incertitude, et permettent, en effet, d'assigner, avec une sévère
+exactitude, ce qu'il y a de vraiment organique et de simplement
+inorganique dans la structure proposée, quelque équivoque que son
+caractère puisse d'abord paraître à un anatomiste mal préparé. On
+conçoit, toutefois, que la considération de ces cas litigieux ait dû
+donner lieu à beaucoup de fausses appréciations, avant que le principe
+général propre à les rectifier eût pu être distinctement saisi. C'est
+ainsi que Bichat a confondu les dents parmi les os, et qu'il a érigés en
+tissus, à la suite du tissu cutané, l'épiderme et les poils. Quelque
+naturelle, et même inévitable, que fût à cette époque une semblable
+erreur, sa rectification n'en avait pas moins, évidemment, une
+importance capitale; car, une telle confusion s'opposait directement à
+toute définition nette et générale de l'idée de <i>tissu</i>, ou plutôt
+d'<i>élément anatomique</i>, qui pouvait devenir dès lors entièrement vague
+et indéterminée. Enfin, il convient de remarquer ici que cet
+éclaircissement fondamental devait être nécessairement un des résultats
+les plus immédiats d'une application large et rationnelle de la méthode
+comparative au grand principe de philosophie anatomique établi par
+Bichat. La considération approfondie de l'ensemble de la hiérarchie
+animale montre, en effet, de la manière la plus sensible, que ces
+parties inorganiques, qui, dans l'homme, paraissent inséparables de
+l'appareil essentiel, n'y constituent réellement, au contraire, que de
+simples moyens de perfectionnement, dont l'introduction graduelle
+s'opère toujours à des termes assignables de la série biologique
+ascendante.</p>
+
+<p>Ainsi, malgré ces divers ordres de difficultés, la distinction
+fondamentale de M. de Blainville entre les élémens anatomiques et les
+produits organiques, quoiqu'elle ne soit pas encore habituellement
+employée par la masse des anatomistes, me paraît devoir être regardée
+comme irrévocablement acquise au domaine essentiel de la philosophie
+anatomique, où elle constitue désormais le complément nécessaire et même
+l'épuration indispensable de l'idée-mère de Bichat, qui, sans une telle
+explication, ne saurait avoir, à mes yeux, un caractère vraiment
+rationnel. Ce n'est point à dire, sans doute, que l'étude des produits
+doive être aucunement négligée par les anatomistes. Elle a, évidemment,
+au contraire, d'après les indications précédentes, une extrême
+importance pour la physiologie, dont les principaux phénomènes seraient
+radicalement inintelligibles, si on ne prenait profondément en
+considération la constitution exacte des divers produits et les
+différentes modifications qu'ils comportent. Comment pourrait-on se
+former aucune idée nette du grand phénomène de l'exhalation, qui
+constitue l'un des deux élémens généraux de l'état vital, si l'on ne
+compare point convenablement, avec la nature de l'organisme exhalant,
+celle du produit exhalé, à un degré quelconque de l'échelle biologique?
+D'ailleurs, tout produit devant ordinairement séjourner, pendant un
+temps plus ou moins long, et quelquefois très étendu, à la surface
+intérieure ou extérieure de l'organisme, il exerce nécessairement sur
+lui, comme corps étranger, une action souvent très prononcée, dont
+l'analyse est indispensable. Enfin, cette nécessité devient plus
+spécialement évidente à l'égard des produits qui doivent, sous une autre
+forme, rentrer ultérieurement dans l'organisme, aussi bien qu'envers
+ceux destinés à s'incorporer anatomiquement, d'une manière permanente,
+aux élémens proprement dits, conformément à l'explication ci-dessus
+indiquée. Mais c'est surtout en étudiant la vie pathologique qu'on doit
+éprouver le plus vivement le besoin profond d'une exacte connaissance de
+toutes les classes de produits. Soit qu'on les envisage comme
+résultats, ou comme modificateurs, leur considération fournit
+habituellement les indices les moins irrécusables et les plus précis des
+principales altérations organiques, et présente en même temps la
+véritable origine d'un grand nombre d'entre elles. Ainsi, sous aucun
+rapport, la théorie des produits organiques ne perdra rien de son
+importance primitive pour être désormais soigneusement séparée de
+l'étude des vrais élémens anatomiques: et, au contraire, cette
+séparation rationnelle, en élaguant sans retour de faux rapprochemens,
+tend à fixer, d'une manière bien plus directe, l'attention spéciale des
+biologistes sur la participation réelle des produits organiques à
+l'ensemble des phénomènes vitaux, soit normaux, soit anormaux. Il
+résulte seulement du concours des considérations précédentes que, dans
+l'ordre des spéculations purement anatomiques, c'est-à-dire quant à la
+notion statique de l'organisme, l'étude des produits devra être
+effectivement classée comme secondaire à la suite de la théorie des
+élémens proprement dits, et avant de procéder à la combinaison de
+ceux-ci en organes et finalement en appareils. Car, il est maintenant
+incontestable que ces élémens constituent seuls la trame fondamentale
+dont l'organisme est essentiellement formé, et d'où l'on pourrait, du
+moins abstraitement, concevoir retirés tous les simples produits, sans
+que l'idée générale d'organisation cessât réellement de subsister.</p>
+
+<p>La considération des produits organiques étant une fois rationnellement
+écartée de la véritable analyse anatomique, cette analyse a pu acquérir
+dès lors un caractère de plénitude et de netteté, qui était
+primitivement impossible, faute d'un principe suffisamment circonscrit.
+Ainsi, l'on a pu entreprendre enfin une exacte énumération de tous les
+vrais élémens anatomiques, soit solides, soit fluides, tandis que
+Bichat, pour ne point tomber dans un vague indéfini, avait dû se borner
+à l'examen des seuls élémens solides, auxquels la notion de <i>tissu</i>
+était exclusivement applicable. D'un autre côté, la classification de
+ces tissus d'après leurs véritables relations générales, et même leur
+réduction philosophique à un seul tissu fondamental diversement modifié
+suivant des lois déterminées, ont pu remplacer l'ordre purement factice
+et essentiellement arbitraire que Bichat avait dû suivre dans leur
+étude. Telles sont les deux autres transformations capitales,
+nécessairement co-relatives, qu'une heureuse application générale de la
+méthode comparative a fait subir jusqu'ici à la grande théorie
+anatomique de Bichat. Ces deux derniers ordres de perfectionnemens, qui
+nous restent maintenant à caractériser, seraient l'un et l'autre
+évidemment impossibles, ou du moins illusoires, s'ils n'étaient point
+conçus comme subordonnés à la séparation primordiale entre les élémens
+et les produits, qui peut seule circonscrire, d'une manière réellement
+scientifique, le véritable champ général de l'analyse anatomique
+fondamentale. Occupons-nous d'abord de la première considération, qui se
+rattache nécessairement à la grande question de la vitalité des fluides
+organiques, sur laquelle les idées sont encore loin, ce me semble,
+d'être suffisamment fixées.</p>
+
+<p>Un premier coup d'oeil sur l'ensemble de la nature organique, depuis
+l'homme jusqu'au végétal, montre clairement que tout corps vivant est
+continuellement formé d'une certaine combinaison de solides et de
+fluides, dont les proportions varient d'ailleurs, suivant les espèces,
+entre des limites très écartées. La définition même de l'état vital
+suppose évidemment l'harmonie nécessaire de ces deux sortes de principes
+constituans, mutuellement indispensables. Car, ce double mouvement
+intestin de composition et de décomposition permanentes, qui caractérise
+essentiellement la vie générale, ne saurait être conçu, à aucun degré,
+dans un système entièrement solide. D'un autre côté, indépendamment de
+ce qu'une masse purement liquide, et à plus forte raison gazeuse, ne
+pourrait exister sans être circonscrite par une enveloppe solide, il est
+clair qu'elle ne saurait comporter aucune véritable organisation, sans
+laquelle la vie proprement dite devient inintelligible. Si ces deux
+idées-mères de vie et d'organisation n'étaient point nécessairement
+co-relatives, et par suite réellement inséparables, on pourrait
+concevoir que la première appartient essentiellement aux fluides, comme
+seuls éminemment modifiables, et la seconde aux solides, comme seuls
+susceptibles de structures déterminées, ce qui reproduirait, sous un
+autre aspect philosophique, l'évidente nécessité de cette harmonie
+fondamentale entre les deux ordres d'élémens organiques. L'examen
+comparatif des principaux types de la hiérarchie biologique confirme, en
+effet, ce me semble, comme règle générale, que l'activité vitale
+augmente essentiellement à mesure que les élémens fluides prédominent
+davantage dans l'organisme, tandis que la prépondérance croissante des
+solides y détermine, au contraire, une plus grande persistance de l'état
+vital. Depuis long-temps, tous les biologistes philosophes avaient déjà
+signalé cette loi incontestable, en considérant seulement la série des
+âges, d'où Bichat surtout la fit si nettement ressortir.</p>
+
+<p>Ces réflexions me paraissent propres à établir clairement que la
+controverse si agitée quant à la vitalité des fluides repose
+essentiellement, ainsi que tant d'autres controverses fameuses, sur une
+position vicieuse de la question; puisqu'une telle co-relation
+nécessaire entre les solides et les fluides exclut aussitôt, comme
+également irrationnels, l'humorisme et le solidisme absolus. Pourvu
+qu'on écarte, bien entendu, la considération des simples produits, qui
+d'ailleurs peuvent être solides autant que fluides, on ne saurait douter
+que les vrais élémens fluides de l'organisme ne manifestent une vie tout
+aussi réelle que celle des solides. Il paraît même incontestable
+aujourd'hui que les fondateurs de la pathologie moderne, dans leur
+réaction si nécessaire contre l'antique humorisme, ont beaucoup trop
+négligé d'avoir égard, pour la théorie des maladies, aux altérations
+directes et spontanées dont les fluides organiques, et surtout le sang,
+sont éminemment susceptibles, en vertu de leur composition si complexe.
+Du point de vue philosophique, on devait, sans doute, trouver étrange
+que les élémens anatomiques les plus actifs et les plus modifiables
+n'eussent point une participation capitale, tantôt primitive, tantôt
+consécutive, aux perturbations générales de l'organisme vivant. Mais,
+d'une autre part, il n'est pas moins certain que les fluides, animaux
+ou végétaux, cessent de vivre aussitôt qu'ils se trouvent en dehors de
+l'organisme, comme, par exemple, le sang extrait des vaisseaux: ils
+perdent alors toute organisation proprement dite, et ils subissent
+seulement les réactions moléculaires compatibles avec leur composition
+chimique et avec la nature du milieu où ils sont placés. La vitalité des
+fluides, envisagés isolément, constitue donc une question mal définie,
+et par suite interminable.</p>
+
+<p>Toutefois, en considérant les divers principes immédiats propres à la
+composition si hétérogène des fluides organiques, il y a lieu de
+poursuivre, à leur égard, une recherche générale très positive quoique
+fort difficile, et qui, peu avancée jusqu'ici, présente réellement un
+haut intérêt philosophique, pour achever de fixer nos idées
+fondamentales sur la véritable vitalité des fluides anatomiques. La vie
+de ces fluides étant désormais hors de doute, on doit se proposer, en
+effet, de déterminer, autant que possible, dans quels de leurs principes
+immédiats elle réside essentiellement; car on ne saurait, évidemment,
+admettre que tous vivent indistinctement. Ainsi, par exemple, le sang
+étant formé d'eau en majeure partie, il serait absurde de concevoir un
+tel véhicule inerte comme participant à la vie incontestable de ce
+fluide; mais alors quel en est, parmi les autres principes immédiats,
+le véritable siége? L'anatomie microscopique a entrepris, de nos jours,
+de répondre à cette question capitale, en plaçant ce siége dans les
+globules proprement dits, qui seraient seuls à la fois organisés et
+vivans. Une telle solution, quelque précieuse qu'elle soit en effet, ne
+peut cependant, à mon avis, être encore envisagée que comme une simple
+ébauche. Car, on admet en même temps, d'après l'ensemble des
+observations, que ces globules, quoique affectant toujours une forme
+déterminée, se rétrécissent de plus en plus à mesure que le sang
+artériel passe dans un ordre inférieur de vaisseaux, c'est-à-dire en
+avançant vers le lieu de son incorporation aux tissus; et qu'enfin, à
+l'instant précis de l'assimilation définitive, il y a liquéfaction
+complète des globules. Or, quelque naturelle que doive paraître, en
+elle-même, cette dernière condition, elle semble directement
+contradictoire au principe de l'hypothèse fondamentale, puisque, d'après
+ce principe, le sang cesserait donc d'être réputé vivant au moment même
+où s'accomplit son plus grand acte de vitalité. D'un autre côté, cette
+hypothèse n'a pas encore été assez sévèrement soumise à une
+contre-épreuve générale, qui, purement négative, est néanmoins
+indispensable. Elle consiste à reconnaître l'existence des vrais
+globules comme exclusivement caractéristique des fluides réellement
+vivans, en opposition à ceux qui, en qualité de simples produits, sont
+essentiellement inertes, et qui présentent beaucoup de particules
+solides suspendues, si aisément susceptibles d'être confondues avec les
+globules proprement dits, malgré la forme déterminée par laquelle ces
+derniers sont principalement définis. Les observations microscopiques
+sont, par leur nature, trop délicates, et jusqu'ici trop fréquemment
+illusoires, pour que ce point essentiel de doctrine anatomique puisse
+encore être regardé comme irrévocablement établi.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit de ces divers éclaircissemens généraux qui restent
+encore à désirer sur la vitalité précise des élémens fluides de
+l'organisme, il demeure nécessairement incontestable que l'étude
+statique des corps vivans serait radicalement incomplète, et ne
+constituerait qu'une très insuffisante préparation à leur étude
+dynamique, si un tel ordre d'élémens n'était point désormais compris, au
+même titre que les élémens solides ou tissus proprement dits, dans le
+domaine fondamental de l'analyse anatomique. Telle est la lacune
+capitale qu'avait laissée le grand traité de Bichat. Mais, malgré
+l'évidente nécessité de cet immense complément, il n'en faut pas moins
+continuer à regarder, dans l'ordre rationnel des spéculations
+anatomiques, tout aussi bien que d'après la marche historique de leur
+développement, l'anatomie des solides comme devant toujours précéder et
+préparer l'anatomie des fluides: en sorte que, si Bichat n'a pu
+entreprendre l'ensemble du travail, il a cependant commencé par le
+véritable point de départ philosophique. On conçoit, en effet, que, sous
+le point de vue physiologique, la considération des fluides devienne
+peut-être encore plus importante que celle des solides, du moins en ce
+qui concerne la vie organique proprement dite, c'est-à-dire la vie
+végétative fondamentale. Sous le point de vue purement anatomique, au
+contraire, l'étude des solides doit être nécessairement prépondérante,
+puisque c'est en eux que réside essentiellement l'organisation bien
+caractérisée. En même temps, l'anatomie des fluides, beaucoup plus
+délicate et plus difficile, et jusqu'à présent si imparfaite, ne saurait
+être entreprise avec succès qu'après que l'esprit, et même les sens, ont
+été convenablement disposés par une étude préalable, suffisamment
+approfondie, de l'anatomie des solides. Les obstacles caractéristiques
+que présente l'exploration anatomique des élémens fluides de
+l'organisme, résultent nécessairement, en général, d'une sorte de cercle
+vicieux fondamental, tenant à l'impossibilité évidente d'étudier ces
+fluides dans l'organisme même, combinée avec la désorganisation presque
+immédiate qui accompagne leur extraction. Comme l'inspection anatomique
+proprement dite devient alors impraticable, on ne peut plus appliquer
+que deux moyens essentiels d'observation directe, l'examen
+microscopique, et surtout l'exploration chimique. Or, l'un et l'autre
+procédé, et principalement le second, qui est pourtant le plus précieux
+et le plus décisif, doivent être éminemment contrariés par cette rapide
+désorganisation. Voilà surtout pourquoi les chimistes, lors même qu'ils
+ne confondent pas, suivant leur coutume jusqu'ici presque invariable,
+les élémens et les produits de l'organisme, nous donnent habituellement
+de si fausses et si incohérentes notions de la vraie constitution
+moléculaire des fluides organisés, qu'ils n'ont le plus souvent
+examinés, à leur insu, que dans un état de décomposition plus ou moins
+avancée. D'après un tel ensemble de difficultés capitales, on conçoit
+que l'anatomie des fluides serait à peu près inextricable, si l'on ne
+parvenait à l'éclairer indirectement par la lumière générale que doit
+répandre sur elle l'étude préalable de l'anatomie des solides, dans
+laquelle consiste d'ailleurs essentiellement la connaissance
+fondamentale de l'organisme, envisagé sous l'aspect statique. Il
+serait, du reste, superflu d'expliquer expressément, à ce sujet, que la
+même règle qui prescrit de placer l'étude anatomique des fluides à la
+suite de celle des solides exige également, par des motifs entièrement
+analogues, que les diverses parties de la première soient aussi
+examinées dans l'ordre successif de la condensation décroissante, en
+considérant d'abord les élémens semi-liquides, tels que la graisse,
+ensuite les vrais liquides, comme le sang, et enfin les élémens à l'état
+de vapeur ou de gaz, dont l'admission, quoique encore incertaine, paraît
+indispensable, et qui seront toujours nécessairement les plus mal
+connus.</p>
+
+<p>Telles sont les indications générales que je devais présenter ici sur la
+véritable extension et sur la délinéation principale du domaine
+fondamental de l'analyse anatomique, constituée avec la plénitude
+rationnelle qu'ont dû lui attribuer les successeurs de Bichat. Ayant
+ainsi graduellement reconnu l'anatomie des tissus proprement dits comme
+la base indispensable de tout le système anatomique, il nous reste
+maintenant à considérer directement cette anatomie elle-même sous un
+point de vue général, qui, plus restreint, par sa nature, que les deux
+précédens, n'en est pas moins aussi essentiel. Il s'agit d'examiner le
+principe philosophique de la classification rationnelle des divers
+tissus, d'après leur mutuelle filiation anatomique. Ce dernier ordre des
+perfectionnemens introduits, dans la grande conception anatomique de
+Bichat, sous l'influence de la méthode comparative, était également
+nécessaire pour achever de constituer rationnellement le principe
+fondamental, soit en circonscrivant, avec une précision sévère, l'idée
+primitive de tissu, soit en assignant à l'analyse anatomique ses
+véritables limites générales, au-delà desquelles l'esprit humain se
+consumerait nécessairement en de vagues et illusoires spéculations.</p>
+
+<p>L'analyse anatomique de l'organisme humain présente, par sa nature, une
+complication trop profonde, pour qu'il soit possible, en la poursuivant
+exclusivement, de se former une juste idée de la vraie constitution
+fondamentale des divers tissus organiques, sans exagérer leurs
+différences réelles, et sans méconnaître les lois de leur filiation
+successive. À la vérité, l'étude approfondie des principales phases de
+développement peut remplacer, à un certain degré, à cet égard comme à
+tout autre, la comparaison des types essentiels de la hiérarchie
+biologique. Mais, sous ce rapport surtout, une telle ressource n'en est
+pas moins nécessairement insuffisante. Car, les premières phases du
+développement humain, dont l'importance anatomique est évidemment
+prépondérante, sont trop rapides et trop peu distinctes, elles sont, en
+outre, trop peu accessibles à toute observation directe et complète,
+pour qu'un semblable moyen d'exploration, quelque précieux qu'il soit
+d'ailleurs, puisse jamais servir de base exclusive à la découverte des
+véritables principes de l'analogie anatomique. Il était donc inévitable
+que, en se bornant, comme a dû le faire Bichat, à la seule considération
+de l'homme, la nature caractéristique des différens tissus, et surtout
+leurs vraies relations générales, restassent d'abord essentiellement
+inconnues. Aussi est-ce uniquement depuis que l'anatomie des tissus a pu
+être soumise à une étude comparative dans l'ensemble de la série
+organique, que l'on commence à établir des notions justes et définitives
+sur l'organisation fondamentale des corps vivans, envisagés comme
+nécessairement assujétis à des lois uniformes de structure et de
+composition.</p>
+
+<p>Par un premier examen anatomique de l'échelle biologique, on reconnaît
+aussitôt que le tissu cellulaire forme la trame essentielle et primitive
+de tout organisme, puisqu'il est le seul qui se retrouve constamment à
+chaque degré quelconque. Tous ces divers tissus, qui, chez l'homme,
+paraissent si multipliés et si distincts, perdent successivement tous
+leurs attributs caractéristiques à mesure qu'on parcourt la série
+descendante, et tendent toujours davantage à se fondre entièrement dans
+le tissu cellulaire général, qui reste enfin l'unique base de
+l'organisation végétale, et peut-être même du dernier mode de
+l'organisation animale. En remontant, aussi loin qu'on a pu le tenter
+jusqu'ici, vers l'origine de l'état embryonnaire propre aux organismes
+les plus élevés, on a lieu de croire que la même structure fondamentale
+se retrouve essentiellement. Mais, quoi qu'il en soit, la saine anatomie
+comparée ne peut laisser aucun doute à ce sujet. Nous devons surtout
+remarquer ici que la nature d'une telle organisation élémentaire et
+commune se présente pleinement en harmonie philosophique avec ce qui
+constitue le fonds nécessaire et uniforme de la vie générale, réduite à
+son extrême simplification abstraite. Car, le tissu cellulaire, sous
+quelque forme qu'on le conçoive, est éminemment apte, par sa structure,
+à cette absorption et à cette exhalation fondamentales, dans lesquels
+consistent les deux parties essentielles du grand phénomène vital. À
+l'origine inférieure de la hiérarchie biologique, l'organisme vivant,
+placé dans un milieu invariable, se borne réellement à absorber et
+exhaler par ses deux surfaces, entre lesquelles circulent ou plutôt
+oscillent les fluides destinés à l'assimilation et ceux qui résultent
+de la désassimilation. Or, pour d'aussi simples fonctions générales,
+l'organisation celluleuse est évidemment suffisante, sans la
+participation d'aucun tissu plus spécial. Telle est donc nécessairement
+la base primitive de l'organisme universel. Mais, pour compléter cette
+conception fondamentale des tissus organiques, de manière à la rendre
+réellement applicable, il était indispensable de déterminer suivant
+quelles lois le tissu primordial se modifie peu à peu pour engendrer
+successivement tous les autres avec les divers attributs qui d'abord
+empêchaient d'apercevoir leur véritable origine commune. C'est ce que
+l'anatomie comparée a déjà commencé aussi à établir nettement, toujours
+guidée par ce même principe, également simple et lumineux, qui consiste
+à regarder les différens tissus secondaires comme plus profondément
+éloignés du tissu générateur à mesure que leur première apparition se
+manifeste dans des organismes plus spéciaux et plus élevés.</p>
+
+<p>Ces modifications caractéristiques du tissu fondamental doivent être, en
+général, distinguées en deux classes principales: les unes, plus
+communes et moins profondes, se bornent essentiellement à la simple
+structure; les autres, plus intimes, et plus spéciales, atteignent
+aussi jusqu'à la composition elle-même.</p>
+
+<p>Dans le premier ordre, la transformation la plus directe et la plus
+répandue donne naissance au tissu dermeux proprement dit, qui constitue
+le fond nécessaire de l'enveloppe organique générale, soit extérieure,
+soit intérieure. Ici, la modification se réduit à une pure condensation,
+diversement prononcée, chez l'animal, suivant que la surface doit être,
+comme à l'extérieur, plus exhalante qu'absorbante, ou en sens inverse à
+l'intérieur. Cette première transformation, quelque simple et commune
+qu'elle soit, n'est pas même rigoureusement universelle: il faut
+s'élever déjà à un certain degré de l'échelle biologique pour
+l'apercevoir nettement caractérisée. Non-seulement, dans la plupart des
+derniers animaux, il n'y a pas de différence essentielle d'organisation
+entre les deux parties, intérieure et extérieure, de la surface
+générale, qui peuvent, comme on le sait depuis long-temps, se suppléer
+mutuellement: mais, en outre, si l'on descend un peu davantage, on ne
+reconnaît plus aucune disposition anatomique qui distingue notablement
+l'enveloppe d'avec l'ensemble de l'organisme, dès lors devenu
+uniformément celluleux.</p>
+
+<p>Une condensation croissante, et plus ou moins également répartie, du
+tissu générateur, détermine, à partir du derme proprement dit, et à un
+degré plus élevé de la série organique, trois tissus distincts mais
+inséparables, qui sont destinés, dans l'économie animale, à un rôle très
+important quoique passif, soit comme enveloppes protectrices des organes
+nerveux, soit comme auxiliaires de l'appareil locomoteur. Ce sont les
+tissus fibreux, cartilagineux, et osseux, dont l'analogie fondamentale
+était trop manifeste, malgré l'insuffisance des moyens primitifs de
+l'analyse anatomique, pour avoir échappé au coup d'oeil de Bichat, qui
+les classa soigneusement dans leur ordre rationnel. M. Laurent, dans son
+projet de nomenclature systématique, a judicieusement fixé ce
+rapprochement incontestable, en proposant l'heureuse dénomination de
+tissu <i>scléreux</i>, pour caractériser l'ensemble de ces trois tissus
+secondaires, envisagés sous un point de vue commun. La rationnalité
+d'une telle considération est d'autant plus évidente, que, en réalité,
+les différens degrés de la consolidation tiennent essentiellement ici au
+dépôt, dans le réseau celluleux, d'une substance hétérogène, soit
+organique, soit inorganique, dont l'extraction ne laisse aucun doute sur
+la véritable nature du tissu. Quand, au contraire, par une dernière
+condensation directe, le tissu fondamental devient lui-même plus
+compacte, sans s'encroûter de matière étrangère, on passe alors à une
+nouvelle modification principale, où l'imperméabilité devient compatible
+avec la souplesse, ce qui caractérise le tissu séreux, ou plus
+exactement <i>kysteux</i> (suivant la dénomination de M. Laurent), dont la
+destination propre consiste, soit à s'interposer entre les divers
+organes mobiles, soit surtout à contenir des liquides, stagnans ou
+circulans.</p>
+
+<p>Le second ordre général de transformations du tissu primitif donne lieu
+aux deux sortes de tissus secondaires qui distinguent le plus
+profondément l'organisme animal, considéré dans tous les êtres nettement
+prononcés; ce sont, d'abord le tissu musculaire, et ensuite le tissu
+nerveux, qui doivent, sans doute, se manifester essentiellement au même
+degré de l'échelle animale. Pour chacun d'eux, la modification
+principale est surtout caractérisée par l'intime combinaison anatomique
+du tissu fondamental avec un élément organique spécial, semi-solide, et
+éminemment vivant, qui, dans le premier cas, a reçu depuis long-temps le
+nom de <i>fibrine</i>, dont l'usage a naturellement suggéré à M. de
+Blainville, pour le second cas, la dénomination parfaitement
+correspondante de <i>neurine</i>.</p>
+
+<p>Ici, la transformation du tissu générateur devient tellement profonde,
+qu'il est très difficile de la constater directement, et surtout de la
+découvrir, dans les organismes supérieurs, ce qui serait néanmoins
+nécessaire afin d'étudier, d'une manière pleinement rationnelle, les
+deux substances caractéristiques. Toutefois la suite des analogies
+fournies par l'anatomie comparée ne paraît aujourd'hui laisser, en
+principe, aucun doute sur la réalité d'une telle constitution. On doit
+seulement désirer à ce sujet de connaître, avec plus de précision, le
+mode effectif d'union anatomique de la substance propre, musculaire ou
+nerveuse, avec le tissu fondamental.</p>
+
+<p>Ceux qui n'admettent point cette théorie, sont obligés de concevoir
+trois tissus primitifs au lieu d'un seul, le cellulaire, le musculaire,
+et le nerveux. Mais la généralité supérieure ou plutôt l'exclusive
+universalité du premier n'en demeure pas moins nécessairement un
+résultat irrévocable de l'ensemble des comparaisons anatomiques. Or,
+l'existence simultanée, dans certains organismes, de trois tissus
+radicalement indépendans les uns des autres altérerait beaucoup la
+perfection de la philosophie biologique, en rompant dès lors, par sa
+base anatomique, l'admirable unité du monde organique, que l'esprit
+humain avait enfin si péniblement constituée. Il me semble même évident
+que, par-là, on ne maintiendrait plus, comme l'exige la nature
+fondamentale de la science, une exacte harmonie générale entre le point
+de vue statique et le point de vue dynamique. Car, malgré l'importance
+capitale des fonctions sensoriales et locomotrices qui caractérisent
+spécialement l'animalité proprement dite, on ne saurait douter que la
+vie essentielle ne soit, au fond, toujours la même, et que ces
+phénomènes plus éminens ne viennent simplement s'ajouter aux phénomènes
+primitifs, comme moyens supérieurs de perfectionnement attribués aux
+organismes élevés, ainsi que je l'ai établi dans le discours précédent.
+À cette considération dynamique, doit donc naturellement correspondre,
+dans l'ordre statique, celle d'un fonds commun et invariable
+d'organisation primordiale, produisant successivement, par des
+modifications de plus en plus profondes, tous les divers élémens
+anatomiques spéciaux. Une telle manière de philosopher résulte ainsi de
+l'usage légitime et rationnel du degré de liberté générale resté
+facultatif, pour notre intelligence, par la nature des études
+anatomiques, tant que les observations positives n'ont point directement
+infirmé nos conceptions, ce qui certainement n'a pus lieu, du moins
+jusque ici, dans le cas actuel.</p>
+
+<p>En examinant maintenant la principale subdivision de chacun des deux
+grands tissus secondaires, soit musculaire, soit nerveux, on reproduit
+l'équivalent très perfectionné de la distinction confusément ébauchée à
+leur égard par Bichat, lorsqu'il distinguait, pour l'un et pour l'autre,
+ce qui, chez l'homme, appartient à la vie animale, ou bien à la vie
+organique. À ce caractère mal choisi et vaguement défini, par la nature
+même de tels tissus, doit être désormais substituée une considération
+vraiment anatomique, celle de la situation générale, en rapport constant
+avec une modification plus ou moins notable mais toujours sensible de la
+structure elle-même. L'analyse comparative démontre, en effet, soit pour
+le système musculaire, soit pour le système nerveux, que l'organisation
+du tissu devient d'autant plus spéciale et plus élevée qu'il est situé
+plus profondément entre les deux surfaces intérieure et extérieure de
+l'enveloppe animale. De là résulte naturellement la division rationnelle
+de chacun de ces systèmes, en superficiel et profond, dont les
+propriétés caractéristiques, quoique essentiellement les mêmes, offrent
+des modifications anatomiques très appréciables dans la disposition et
+dans la structure. Cette distinction est plus particulièrement
+remarquable à l'égard du système nerveux, disposé, en premier lieu, sous
+forme de cordons, et ensuite sous celle de ganglions, avec ou sans
+appareil extérieur.</p>
+
+<p>Telle est, en aperçu philosophique, la vraie filiation générale des
+tissus élémentaires dont l'étude approfondie constitue le sujet
+essentiel de l'analyse anatomique fondamentale, qui n'a plus besoin que
+d'être complétée, comme je l'ai précédemment expliqué, par une exacte
+exploration des élémens fluides de l'organisme. Je sortirais entièrement
+des limites nécessaires que prescrit la nature de ce traité, si je
+tentais ici d'indiquer suivant quelles lois de composition doit
+s'effectuer le passage rationnel de cette étude primordiale à celle des
+parenchymes, de celle-ci à la théorie des organes, et enfin à l'étude
+des appareils, dernier terme nécessaire de la synthèse anatomique, et
+préparation immédiate à l'analyse physiologique. Quoique les transitions
+successives entre ces divers ordres de notions pussent aisément donner
+lieu à des considérations philosophiques d'un haut intérêt, elles
+seraient maintenant d'autant plus déplacées que, la science anatomique
+n'ayant jamais été traitée encore dans son ensemble suivant ce seul plan
+rigoureusement rationnel, notre examen général ne trouverait point, à
+cet égard, vu l'état présent de la science, ce préalable fondement
+indispensable auquel j'ai toujours dû me rattacher soigneusement, et
+sans lequel, en effet, ce traité général de philosophie positive,
+dégénérait en une suite de traités philosophiques spéciaux, qu'il
+m'était interdit d'entreprendre. Il me suffisait ici, à ce sujet,
+d'avoir déjà nettement indiqué l'enchaînement méthodique des quatre
+degrés généraux de la spéculation anatomique, sur lequel il ne saurait
+actuellement rester, ce me semble, aucune incertitude réelle. Pour
+terminer convenablement cet ensemble de réflexions relatives à la vraie
+philosophie anatomique, il faut seulement ajouter encore quelques
+simples considérations directes sur les limites nécessaires que notre
+intelligence doit toujours s'imposer dans le perfectionnement positif de
+l'analyse statique de l'organisme. Ce dernier trait, quoique purement
+restrictif, me paraît essentiel pour compléter la définition du vrai
+caractère général que je me suis efforcé d'assigner à cette analyse.</p>
+
+<p>L'unité fondamentale du règne organique exige nécessairement, sous le
+point de vue anatomique, comme nous l'avons précédemment reconnu, que
+tous les divers tissus élémentaires soient rationnellement ramenés à un
+seul tissu primitif, terme essentiel de tout organisme, d'où ils
+dérivent successivement par des transformations spéciales de plus en
+plus profondes. C'est dans le perfectionnement général de cette
+réduction finale, graduellement devenue plus complète, plus précise, et
+plus nette, que doit surtout consister le progrès philosophique de la
+véritable analyse anatomique. Quand une telle filiation ne laissera plus
+aucune obscurité, quand les lois invariables de la transformation du
+tissu générateur en chaque tissu secondaire seront enfin exactement
+établies, on devra regarder la philosophie anatomique comme ayant acquis
+tout le degré de perfection fondamentale compatible avec sa nature,
+puisque dès-lors il y régnera ainsi une rigoureuse unité scientifique.
+On ne pourrait tendre à dépasser ce but général (qui, ainsi que tout
+autre type philosophique, ne sera jamais pleinement atteint), sans
+s'égarer aussitôt dans cet ordre de recherches vagues, arbitraires, et
+inaccessibles, qu'interdit si impérieusement le véritable esprit
+fondamental de la philosophie positive. C'est pourquoi je ne puis
+m'empêcher ici de signaler, en la déplorant, la déviation manifeste qui
+existe aujourd'hui, à cet égard, principalement en Allemagne, parmi
+quelques-unes des intelligences, d'ailleurs éminentes à plusieurs autres
+titres, qui poursuivent maintenant les spéculations supérieures de la
+science biologique.</p>
+
+<p>Peu satisfaits d'avoir conçu tous les tissus organiques comme
+réductibles à un seul, ces esprits ambitieux ont tenté de pénétrer
+au-delà du terme naturel de l'analogie anatomique, en s'efforçant de
+former le tissu générateur lui-même par le chimérique et inintelligible
+assemblage d'une sorte de monades organiques, qui seraient dès-lors les
+vrais élémens primordiaux de tout corps vivant. L'abus des recherches
+microscopiques, et le crédit exagéré qu'on accorde trop souvent encore à
+un moyen d'exploration aussi équivoque, contribuent surtout à donner une
+certaine spéciosité à cette fantastique théorie, issue d'ailleurs
+évidemment d'un système essentiellement métaphysique de philosophie
+générale. Il serait, ce me semble, impossible d'imaginer, dans l'ordre
+anatomique, une conception plus profondément irrationnelle, et qui fût
+plus propre à entraver directement les vrais progrès de la science.</p>
+
+<p>En considérant, dans le discours précédent, le système total de la
+philosophie biologique, j'ai démontré combien il serait absurde et
+illusoire de vouloir rattacher, en principe, le monde organique au monde
+inorganique, autrement que par les lois fondamentales propres aux
+phénomènes généraux qui leur sont nécessairement communs. Toutes les
+spéculations positives, soit anatomiques, soit physiologiques,
+directement relatives aux deux grandes notions inséparables de vie et
+d'organisation, forment, par leur nature, un système rigoureusement
+circonscrit, dans l'intérieur duquel on doit, sans doute, établir,
+autant que possible, la plus parfaite unité, mais qui doit dire toujours
+profondément séparé de l'ensemble des théories inorganiques, dont le
+sujet ne saurait offrir aucun ordre de phénomènes réellement analogue.
+Or, l'aberration anatomique que je viens de caractériser me paraît tenir
+radicalement, par une incontestable filiation, à ce vain esprit d'une
+fusion incompréhensible entre les deux élémens essentiels de la
+philosophie naturelle. Elle se combine ordinairement, en effet, avec
+cette autre aberration physiologique, exactement correspondante, qui
+consiste à envisager la vie comme universellement répandue dans la
+nature, sans distinction d'organique ou d'inorganique, et résidant
+éminemment dans les molécules. Ces deux chimériques suppositions me
+paraissent également contradictoires, l'une avec l'idée même
+d'organisation, l'autre avec l'idée de vie, en conservant soigneusement
+à ces deux termes indispensables leur exacte interprétation
+scientifique, qui n'est, au fond, qu'une sage généralisation
+philosophique de l'acception vulgaire. Il ne saurait y avoir, d'après
+les seules définitions fondamentales, ni vie ni organisation, sans un
+certain système indissoluble de parties plus ou moins hétérogènes
+concourant à un but commun. En quoi pourrait donc consister réellement,
+soit l'<i>organisation</i>, soit la <i>vie</i>, d'une simple monade? Que la
+philosophie inorganique conçoive les corps comme finalement composés de
+molécules indivisibles: cette notion est pleinement rationnelle,
+puisqu'elle est parfaitement conforme à la nature des phénomènes
+étudiés, qui, constituant le fonds général de toute existence
+matérielle, doivent nécessairement appartenir, d'une manière
+essentiellement identique, aux plus petites particules corporelles.
+Mais, au contraire, la double aberration que nous considérons, et qui,
+en termes intelligibles, revient réellement à se figurer les animaux
+comme essentiellement formés d'animalcules, n'est qu'une intempestive et
+absurde imitation d'une telle conception. L'une est aussi radicalement
+opposée à la nature des phénomènes correspondans, que l'autre y est
+heureusement adaptée: car, en admettant cette fiction irrationnelle, les
+animalcules élémentaires seraient évidemment encore plus
+incompréhensibles que l'animal composé, indépendamment de l'insoluble
+difficulté qu'on aurait dès-lors gratuitement créée quant au mode
+effectif d'une aussi monstrueuse association. Dans l'ordre
+physiologique, tout bon esprit repousse sur-le-champ, par exemple, la
+ridicule explication qu'on a osé quelquefois déduire sérieusement d'une
+semblable doctrine quant au mouvement du sang, en l'attribuant à la
+locomotion spontanée des animalcules globulaires. Chacun sent aussitôt,
+à de tels égards, que la difficulté serait ainsi purement transposée,
+sans préjudice des nombreux mystères intermédiaires qui deviendraient
+indispensables à la transition. Mais n'en doit-il pas être de même, au
+fond, sous le point de vue anatomique? Un organisme quelconque
+constitue, par sa nature, un tout nécessairement indivisible, que nous
+ne décomposons, d'après un simple artifice intellectuel, qu'afin de le
+mieux connaître, et en ayant toujours en vue une recomposition
+ultérieure. Or, le dernier terme de cette décomposition abstraite
+consiste dans l'idée de tissu, au-delà de laquelle il ne peut réellement
+rien exister en anatomie, puisqu'il n'y aurait plus d'organisation.
+Tenter le passage de cette notion à celle de molécule, c'est,
+évidemment, sortir de la philosophie organique pour entrer
+irrationnellement dans la philosophie inorganique; et l'on a peine à
+concevoir que l'orgueil spéculatif ait pu conduire à qualifier
+d'<i>anatomie transcendante</i> ce qui, par sa nature même, cesserait
+nécessairement d'appartenir, sous aucun rapport, à la science
+anatomique. Faudrait-il donc aujourd'hui regarder comme insuffisamment
+démontré encore pour la biologie, ce qui est si pleinement reconnu pour
+les plus simples sciences fondamentales, que nos théories positives ne
+sauraient avoir d'autre but réel que l'établissement méthodique de
+relations exactes entre des phénomènes analogues; et que, par
+conséquent, toute tentative pour pénétrer l'origine première et le mode
+essentiel de production des phénomènes, ou même seulement pour établir
+une vaine assimilation entre des ordres de phénomènes radicalement
+hétérogènes, doit être aussitôt exclue comme anti-scientifique?</p>
+
+<p>Il serait, sans doute, inutile ici de prolonger davantage cette
+discussion, dont la nécessité est peu honorable pour notre état présent
+de virilité intellectuelle. Elle conduit, ce me semble, à reconnaître,
+sous un nouvel aspect philosophique, la théorie des tissus, telle que je
+l'avais d'abord caractérisée, comme le dernier degré rationnel de la
+saine analyse anatomique, en montrant que l'idée de <i>tissu</i> constitue,
+dans le système des spéculations organiques, le véritable équivalent
+logique de l'idée de <i>molécule</i>, exclusivement adaptée à la nature des
+spéculations inorganiques.</p>
+
+<p>Tel est l'ensemble des considérations très sommaires que je devais
+présenter, dans cette leçon, sur l'esprit fondamental de la vraie
+philosophie anatomique. On reconnaît ainsi, conformément à ce que j'ai
+indiqué en commençant, que nous possédons enfin aujourd'hui toutes les
+conceptions essentielles destinées à constituer rationnellement, sur ses
+bases invariables, le système général de la science anatomique; mais
+que, néanmoins, chez les esprits même les plus éminens, les deux pensées
+principales de l'anatomie comparative et de l'anatomie textulaire ne
+sont point encore assez complétement ni assez profondément combinées.
+Cet état transitoire n'aura donc réellement cessé que lorsque la notion
+irrationnelle de plusieurs anatomies hétérogènes et indépendantes aura
+enfin été habituellement remplacée, comme il serait déjà possible de le
+faire avec les matériaux existans, par la succession hiérarchique,
+précédemment définie, des quatre degrés analytiques, mutuellement
+complémentaires, qu'il faut désormais distinguer et coordonner dans la
+spéculation anatomique.</p>
+
+<a name="l42" id="l42"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>QUARANTE-DEUXIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml">Considérations générales sur la philosophie biotaxique.</p>
+
+<p>À l'analyse statique fondamentale des corps vivans, succède
+nécessairement, dans le système rationnel de la philosophie biologique,
+la coordination hiérarchique de tous les organismes connus, ou même
+possibles, en une seule série générale, destinée ensuite à servir
+habituellement de base indispensable à l'ensemble des spéculations
+biologiques. Nous devons donc maintenant caractériser, d'une manière
+directe, les principes essentiels de cette grande opération
+philosophique. Tel est l'objet de la leçon actuelle.</p>
+
+<p>Quoique l'esprit fondamental de la vraie théorie logique des
+classifications rationnelles soit, par sa nature, uniformément
+applicable à tous nos ordres quelconques de conceptions positives, j'ai
+déjà expliqué, dans la quarantième leçon, pourquoi la formation et le
+développement d'une telle théorie avaient dû être essentiellement
+réservés au système des études biologiques. J'ai même fait pressentir
+dès-lors que l'organisme animal, précisément en vertu de sa complication
+supérieure, et par la variété beaucoup plus prononcée qui en résulte
+inévitablement dans sa disposition universelle, avait dû spontanément
+offrir la plus ancienne et la plus parfaite application des principes
+naturels de coordination inhérens à la raison humaine. On ne peut, en
+effet, contempler le développement général de la science des corps
+vivans depuis Aristote, sans être vivement frappé, sous ce rapport, de
+cette circonstance remarquable, que, à toutes les époques, l'organisme
+végétal paraît avoir été le sujet essentiel des principaux efforts
+directement relatifs au perfectionnement de la classification
+biologique; tandis que, en même temps, la considération des animaux
+fournissait constamment, en réalité, le type fondamental destiné à
+diriger les spéculations philosophiques correspondantes, toujours
+d'autant plus heureuses qu'elles suivaient mieux ce guide naturel. Ce
+double caractère fut spécialement sensible dans le mémorable mouvement
+philosophique excité, à cet égard, pendant la seconde moitié du siècle
+dernier, par la grande impulsion due à l'admirable génie classificateur
+de Linné et à la raison profonde de Bernard de Jussieu. Les distinctions
+essentielles propres aux divers organismes animaux sont trop prononcées
+et trop évidentes, et, en même temps, les attributs communs de
+l'animalité fondamentale sont trop incontestables, pour qu'une
+classification plus ou moins rationnelle n'ait pas dû, dès l'origine de
+la science, s'établir, en quelque sorte spontanément, dans leur étude
+comparative, sans avoir besoin d'être précédée par aucune discussion
+philosophique spéciale. Quelque imparfaite qu'ait été nécessairement,
+dans ses dispositions secondaires, la classification zoologique
+d'Aristote, elle était infiniment supérieure à tout ce qui pouvait être
+alors tenté d'analogue envers les végétaux. Il est surtout très digne de
+remarque que, même aujourd'hui, on puisse envisager, sans aucune
+exagération, cette classification primordiale comme ayant été bien
+plutôt justifiée et rectifiée, par l'ensemble des travaux ultérieurs,
+que radicalement changée; tandis que l'inverse a eu lieu évidemment à
+l'égard des classifications phytologiques. En dernière analyse, de
+nombreux essais spontanés, sinon définitifs, du moins des plus
+satisfaisans, de classification zoologique ont précédé de très loin
+l'établissement des premiers principes de la vraie théorie taxonomique
+universelle: au contraire, c'est seulement par une laborieuse
+application systématique de ces règles fondamentales préalablement
+découvertes qu'on a pu enfin, depuis un siècle au plus, entreprendre
+avec quelque succès la coordination rationnelle des espèces végétales,
+nécessairement trop peu prononcée pour comporter une manifestation
+directe. Les considérations indiquées ci-dessus font aisément concevoir
+l'explication générale d'une marche en apparence aussi étrange.</p>
+
+<p>Dans tous les genres quelconques de composition intellectuelle, soit
+scientifique, soit littéraire, soit artistique, l'établissement réel des
+principes élémentaires de logique positive destinés à diriger
+méthodiquement la marche générale de notre entendement n'a jamais pu
+avoir lieu qu'après un long exercice spontané des facultés
+correspondantes, borné d'abord aux seuls cas où les conditions
+fondamentales étaient assez prononcées pour que le génie naturel dût les
+sentir immédiatement, quoique les difficultés caractéristiques y fussent
+néanmoins assez grandes pour qu'un tel sentiment instinctif dût, en même
+temps, échapper aux esprits vulgaires. Sans cet indispensable
+développement préliminaire, les saines observations logiques n'auraient
+pu avoir aucun fondement solide, sur lequel on pût élever des principes
+vraiment efficaces, susceptibles, à leur tour, de perfectionner
+ultérieurement, à un haut degré, l'essor primitif de notre intelligence,
+soit en rectifiant ce qu'il y avait inévitablement d'incomplet et de
+désordonné dans ses premières opérations, soit en l'appliquant à des cas
+nouveaux et plus difficiles. Cette marche constante est particulièrement
+incontestable sous le point de vue scientifique, où l'on aperçoit à la
+fois avec plus d'évidence, à tous les égards importans, et la nécessité
+des types intellectuels et leur formation spontanée. La théorie générale
+des classifications rationnelles nous en offre ici un exemple capital et
+irrécusable. Il est aisé de reconnaître, en effet, par l'examen attentif
+des principaux ouvrages qui s'y rapportent, que tous les préceptes
+essentiels dont elle se compose ont été fondés sur une judicieuse
+analyse philosophique de l'ordre naturel qui caractérise le règne
+animal, conformément à l'explication précédente. Nous ne saurions
+concevoir quelle autre base réelle il eût été possible d'attribuer à ces
+principes, à moins de se borner à quelques vagues généralités logiques,
+radicalement équivoques, et nullement susceptibles de diriger avec
+efficacité la marche ultérieure du génie classificateur.</p>
+
+<p>Mais, dans cette grande opération philosophique, où tous les esprits
+originaux se proposaient pour but presque exclusif la coordination
+rationnelle du seul règne végétal, en ne considérant essentiellement le
+règne animal que comme un type naturel et indispensable, il importe
+maintenant de remarquer que, par une heureuse réaction nécessaire, le
+principal résultat effectif a jusqu'ici abouti finalement, au contraire,
+au perfectionnement capital des classifications zoologiques, auquel on
+avait d'abord à peine pensé. Nous avons même tout lieu de craindre
+aujourd'hui, comme je l'expliquerai plus bas, que, par la nature trop
+simple et trop uniforme de l'organisme végétal, les classifications
+phytologiques ne puissent jamais s'élever beaucoup au-dessus de l'état
+d'imperfection où ont dû les laisser les réformateurs du siècle dernier.
+La mémorable série de leurs travaux est bien loin, sans doute, d'avoir
+été inutile au progrès fondamental de notre intelligence: seulement, ce
+qu'ils avaient entrepris pour le règne végétal a surtout profité au
+règne animal. Il ne pouvait en être autrement, si l'on considère que la
+même propriété caractéristique qui permettait à ce dernier règne de
+servir de type primordial à la théorie taxonomique, devait aussi lui
+rendre éminemment applicables tous les perfectionnemens issus des
+principes généraux dont cette théorie se serait ainsi formée. On sent
+néanmoins que le caractère essentiel de cette philosophie taxonomique
+devait nécessairement rester encore incomplet et indécis, tant que la
+classification végétale continuerait à y paraître le but principal des
+efforts, et jusqu'à ce qu'on l'eût enfin conçue, d'une manière directe
+et distincte, comme étant surtout destinée au perfectionnement de la
+classification animale. C'est donc seulement par cette dernière
+transformation que la théorie générale des classifications rationnelles,
+quoique tous ses principes les plus importans fussent depuis long-temps
+établis, a pu commencer à être constituée philosophiquement sur ses
+bases définitives. Tel a été le plus précieux résultat des mémorables
+travaux de l'illustre Lamarck pour perfectionner la classification
+fondamentale des animaux inférieurs, à peine ébauchée par Aristote, et
+si insuffisamment traitée par le grand Linné lui-même. L'heureuse
+impulsion résultée de cet essai capital a dès-lors rapidement produit,
+dans le premier quart de notre siècle, surtout en France et en
+Allemagne, le développement rationnel et complet de la vraie philosophie
+biotaxique, avec tous les attributs qui doivent la caractériser.
+Quoique, pendant cette dernière époque, la considération des animaux ait
+obtenu enfin, d'un aveu unanime, l'incontestable prépondérance qui lui
+appartient, et que l'organisme végétal ait même été alors
+essentiellement négligé, je n'hésite pas néanmoins à penser que cette
+nouvelle disposition des intelligences finira par devenir, en réalité,
+beaucoup plus utile au perfectionnement rationnel des classifications
+phytologiques que la préoccupation exclusive qu'elles avaient dû
+inspirer auparavant. Car, sous quelque point de vue qu'on l'envisage, le
+règne végétal ne constitue philosophiquement que le terme le plus
+inférieur de la grande hiérarchie biologique; en sorte que les méthodes
+de classification qui lui sont propres ne sauraient être qu'un simple
+prolongement judicieux de celles dont la valeur a été éprouvée dans
+toute la série supérieure. En un mot, on fera désormais sciemment, à cet
+égard, ce que jadis on faisait instinctivement; on ne peut donc mettre
+en doute la rapidité et la sécurité bien plus grandes des progrès qui
+s'accompliront sous cette nouvelle influence, du moins en tant que
+l'organisation végétale peut réellement le permettre. Il serait
+cependant indispensable, pour le perfectionnement général de la vraie
+philosophie biologique, que, dans cette partie essentielle de la science
+des corps vivans, ainsi que dans le partie anatomique et dans la partie
+physiologique, les naturalistes contractassent enfin l'habitude
+rationnelle de pousser jusqu'à ce terme extrême leurs considérations
+relatives à l'ensemble de la série organique, qui ne sauraient jamais
+être réellement complètes et définitives tant qu'elles ne s'étendent
+point à l'organisme végétal. Mais une telle extension sera, sans doute,
+la suite nécessaire de la direction éminemment philosophique dans
+laquelle les zoologistes sont désormais irrévocablement engagés: la
+principale difficulté consistait à s'élever enfin au vrai point de vue
+général propre à là théorie fondamentale des classifications naturelles;
+or, on peut affirmer aujourd'hui que l'esprit humain y est
+définitivement placé. C'est ainsi que notre intelligence a, en quelque
+sorte, acquis une faculté nouvelle, ou, pour mieux dire, qu'elle a
+régularisé le développement de l'une de ses tendances primordiales,
+jusque alors livrée à son seul essor instinctif, faute d'avoir pu
+rencontrer plutôt le genre déterminé d'applications scientifiques qui
+devait dévoiler ses véritables lois naturelles.</p>
+
+<p>Par cet ensemble de réflexions préliminaires, le caractère philosophique
+qui doit distinguer la leçon actuelle se trouve nettement défini et
+pleinement motivé. Quoique nous devions avoir essentiellement en vue
+l'ensemble de la biotaxie, on reconnaît ainsi que la considération
+prépondérante du seul règne animal constitue nécessairement notre sujet
+immédiat et explicite, soit pour établir les bases rationnelles de la
+théorie générale des classifications, soit pour apprécier son
+application la plus capitale et la plus parfaite, double aspect sous
+lequel nous devons examiner ici la philosophie biotaxique.</p>
+
+<p>Deux grandes notions philosophiques dominent la théorie fondamentale de
+la méthode naturelle proprement dite, savoir: la formation des groupes
+naturels; et ensuite leur succession hiérarchique. Ces deux conceptions
+pourraient, sans doute, sous le point de vue logique, être aisément
+résumées, comme on le verra ci-après, en un principe unique, puisque les
+mêmes règles doivent, au fond, nécessairement présider, par des
+applications plus ou moins abstraites et plus ou moins précises, à
+l'accomplissement réel de ces deux sortes de conditions taxonomiques,
+sans quoi la méthode ne serait point homogène. Mais il n'en est pas
+moins indispensable, pour analyser plus nettement la méthode naturelle,
+de séparer soigneusement ici ces deux ordres principaux de
+considérations, qui correspondent à des opérations intellectuelles
+vraiment distinctes, ou plutôt qui indiquent deux degrés inégaux et
+successifs dans le développement général du génie classificateur. Il est
+incontestable, en effet, que l'esprit humain a commencé à se former des
+idées exactes de la vraie constitution des familles naturelles, soit à
+l'égard des animaux, soit même envers les végétaux, dès le milieu du
+seizième siècle, long-temps avant de s'être élevé à aucune vue nette et
+directe sur l'ensemble de la hiérarchie organique. Aujourd'hui même, la
+classification végétale est évidemment beaucoup plus parfaite sous le
+premier aspect que sous le second. Enfin, pour confirmer pleinement
+qu'une telle distinction est réellement conforme à la marche
+fondamentale de notre intelligence, il suffirait, ce me semble, de
+remarquer sa reproduction spontanée dans tous les cas taxonomiques,
+malgré leur hétérogénéité. Ainsi, par exemple, en considérant le
+mémorable commencement de classification philosophique que j'ai
+précédemment signalé plusieurs fois en géométrie, au sujet des diverses
+familles de surfaces, on peut y regarder l'établissement des véritables
+groupes naturels comme étant déjà très avancé, tandis que jusqu'ici il
+n'existe encore aucune conception générale destinée à soumettre tous les
+différens groupes à une même hiérarchie rationnelle. La distinction
+primitive de ces deux points de vue taxonomiques doit donc être
+irrévocablement maintenue, quoiqu'il ne faille jamais oublier leur
+indispensable combinaison finale.</p>
+
+<p>En considérant ainsi d'abord, d'une manière strictement isolée, la
+formation des groupes naturels, elle consiste proprement à saisir, entre
+des espèces plus ou moins nombreuses, un tel ensemble d'analogies
+essentielles que, malgré leurs différences caractéristiques, les êtres
+appartenant à une même catégorie quelconque, soient toujours, en
+réalité, plus semblables entre eux qu'à aucun de ceux qui n'en font
+point partie, sans que d'ailleurs on doive s'occuper encore ni de
+l'ordre général à établir entre ces diverses agrégations partielles, ni
+même de la distribution intérieure convenable à chacune d'elles. Si
+cette classe préliminaire d'opérations taxonomiques devait rester
+unique, elle présenterait, à certains égards, un caractère vague et même
+arbitraire, puisque aucun principe rigoureux ne tendrait à y déterminer
+le juste degré d'extension qui doit être assigné à chaque groupe
+naturel, ce qui altérerait directement la propriété fondamentale de la
+classification proposée; car, avec des groupes trop étendus, les
+rapprochemens des espèces deviendraient presque illusoires, tandis que
+des groupes trop restreints, et par suite trop multipliés, rendraient
+les comparaisons presque impossibles. Aussi les naturalistes ont-ils, en
+effet, long-temps attribué, surtout dans le règne végétal, des
+acceptions générales très discordantes aux dénominations d'<i>ordre</i>, de
+<i>famille</i>, et même de <i>genre</i>. Mais la difficulté principale d'une telle
+circonscription doit essentiellement disparaître, quand on procède
+ensuite à l'établissement de la hiérarchie fondamentale, qui, parvenue
+à son entière perfection philosophique, finirait par assigner à chaque
+espèce une place rigoureusement déterminée. Ces notions de <i>genre</i>, de
+<i>famille</i>, de <i>classe</i>, etc., peuvent être alors nettement définies,
+comme indiquant, dans cette hiérarchie totale, différentes sortes de
+décompositions, constamment effectuées d'après certaines modifications
+plus ou moins profondes du principe même qui a dirigé la formation de la
+série générale. Le règne animal, considéré surtout dans sa partie
+supérieure, est, en effet, le seul jusqu'ici où ces divers degrés
+successifs aient pu être caractérisés d'une manière pleinement
+scientifique.</p>
+
+<p>Il était sans doute inévitable et même indispensable que l'esprit humain
+commençât ainsi, dans le développement graduel de la méthode naturelle,
+par la construction successive des premiers groupes, non-seulement comme
+essai nécessaire et spontané de ses facultés taxonomiques, mais aussi
+afin de préparer, par une large simplification préliminaire, la
+formation ultérieure de la hiérarchie générale, en y substituant
+d'avance, à la comparaison directe, presque inextricable, de toutes les
+espèces, la seule comparaison beaucoup plus facile des genres ou même
+des familles. Par-là se trouvait heureusement éliminée, dès l'origine,
+la partie la plus délicate et la moins certaine de l'opération totale,
+celle qui consiste dans la rationnelle distribution intérieure de chaque
+groupe naturel, laissée d'abord entièrement indéterminée. Quoique une
+telle distribution doive nécessairement s'effectuer d'après les mêmes
+principes fondamentaux qui auront déjà présidé à la coordination
+hiérarchique des groupes eux-mêmes, il est néanmoins incontestable que
+l'application de ces principes doit alors devenir bien plus équivoque,
+et toutefois, à la vérité, bien moins importante, puisque la comparaison
+n'y peut plus porter que sur des nuances peu prononcées et très
+difficiles à caractériser avec une précision vraiment scientifique.
+Aussi, malgré le grand perfectionnement actuel de la philosophie
+zoologique, cette dernière partie de la méthode naturelle
+présente-t-elle encore aujourd'hui beaucoup d'incertitude et une
+disposition presque arbitraire. Elle eût donc, à plus forte raison,
+profondément entravé l'ensemble de l'opération taxonomique, si elle n'en
+avait pas été, dès l'origine, spontanément écartée, par la recherche
+prépondérante, et même exclusive, des seuls groupes naturels.</p>
+
+<p>Mais, quelle qu'ait dû être l'indispensable utilité de cette marche
+nécessaire pour le développement général de la vraie philosophie
+biotaxique, la formation de ces groupes serait bien loin de constituer,
+par elle-même, comme les botanistes sont trop souvent disposés à le
+concevoir, la partie scientifique la plus importante de la méthode
+naturelle, si ce n'est à titre de simple opération préliminaire.
+L'établissement régulier des seules familles naturelles peut, sans
+doute, fournir directement à la science biologique un instrument logique
+susceptible de quelque efficacité; car, lorsque ces familles ont été
+heureusement construites, les espèces qui s'y trouvent rapprochées
+offrent nécessairement, soit dans leur organisation, soit dans leur vie,
+une certaine similitude fondamentale, propre à simplifier et à faciliter
+les diverses explorations biologiques, dès-lors essentiellement
+réductibles à l'examen d'un seul cas de chaque groupe. Toutefois, une
+telle propriété ne correspondrait nullement à la principale destination
+philosophique de la méthode naturelle, désormais envisagée comme le
+moyen rationnel le plus capital qui puisse appartenir à l'étude
+générale, soit statique, soit dynamique, du système des corps vivans,
+ainsi que je me suis tant efforcé de le faire sentir dans les deux
+leçons précédentes. Sous ce point de vue fondamental, la condition
+taxonomique essentielle consiste, en effet, en ce que la seule position
+assignée à chaque organisme par la classification totale tende
+spontanément à faire aussitôt ressortir l'ensemble de sa vraie nature
+anatomique et physiologique, comparativement, soit à tous ceux qui le
+précèdent, soit à tous ceux qui le suivent. C'est par-là surtout que la
+méthode naturelle acquiert un caractère profondément scientifique, et
+dévient infiniment supérieure aux plus heureux artifices mnémoniques,
+avec lesquels elle est encore trop souvent confondue par les esprits
+exclusivement bornés à l'étude de la philosophie inorganique. Pour tous
+ceux qui ont dignement apprécié le vrai génie de cette méthode, la suite
+des tableaux dont elle est finalement composée constitue réellement,
+dès-lors, le résumé à la fois le plus exact et le plus concis du système
+actuel des connaissances biologiques, et en même temps le principal
+instrument logique de leur perfectionnement ultérieur. Or, la
+classification rationnelle ne pourrait nullement posséder ces admirables
+propriétés caractéristiques, si on la supposait seulement réduite à
+l'établissement des familles naturelles, quand même toutes les espèces
+s'y trouveraient groupées de la manière la plus satisfaisante, opération
+qui, d'ailleurs, par sa nature, ne saurait être complétement réalisée
+sans faire intervenir la considération prépondérante de la série
+organique. Car, l'ordre essentiellement arbitraire qui régnerait alors,
+de toute nécessité, entre les diverses familles, et la décomposition
+non moins indéterminée de chacune d'elles en espèces, feraient aussitôt
+radicalement disparaître cette aptitude fondamentale à la haute
+comparaison anatomique ou physiologique, pour ne plus permettre
+désormais que la recherche d'analogies à la fois partielles et
+secondaires, comme le règne végétal nous le montre aujourd'hui si
+évidemment.</p>
+
+<p>La méthode naturelle est donc principalement caractérisée, sous le point
+de vue philosophique, par l'établissement général de la vraie hiérarchie
+organique, réduite, si l'on veut, pour plus de facilité, à la simple
+coordination rationnelle des genres, ou même des familles, dont le règne
+animal nous offre seul aujourd'hui la réalisation inévitable, quoique
+encore à l'état d'ébauche. Je n'ai pas besoin d'insister ici, d'une
+manière directe et spéciale, sur l'importance prépondérante d'une telle
+conception, déjà présentée, à tant d'égards essentiels, dans les deux
+leçons précédentes, comme devant dominer l'ensemble des spéculations
+biologiques, auquel seule elle peut donner une imposante unité
+philosophique: les trois leçons suivantes nous offriront d'ailleurs
+beaucoup d'occasions naturelles de faire ressortir, sous de nouveaux
+aspects généraux, son admirable efficacité. On doit sentir aussi que
+l'esprit de cet ouvrage m'interdit nécessairement toute discussion
+formelle sur la réalité et la possibilité de cette grande coordination
+hiérarchique, première base nécessaire de la saine philosophie
+biologique, et rendue désormais inattaquable par la série des travaux
+des modernes zoologistes. Les lecteurs auxquels une semblable
+démonstration directe paraîtrait encore indispensable, reconnaîtraient,
+ce me semble, par cela seul, que ce traité ne leur était point destiné:
+nous ne pouvons ici remettre en question l'existence même de la science,
+dont nous tentons uniquement d'apprécier le vrai caractère
+philosophique. Il me suffit simplement de rappeler ici, à ce sujet,
+comme un résultat général de l'ensemble des études biologiques, que les
+espèces animales, considérées sous le point de vue statique, offrent
+évidemment une complication organique toujours croissante, soit quant à
+la diversité, à la multiplicité, et à la spécialité de leurs élémens
+anatomiques, soit quant à la composition et à la variété de plus en plus
+grandes de leurs organes et de leurs appareils; en second lieu, que cet
+ordre fondamental correspond exactement, sous le point de vue dynamique,
+à une vie toujours plus complexe et plus active, composée de fonctions
+plus nombreuses, plus variées, et mieux définies; et que, enfin, ce qui
+est moins connu quoique également incontestable, l'être vivant devient
+ainsi, par une suite nécessaire, de plus en plus modifiable, en même
+temps qu'il exerce, sur le monde extérieur, une action toujours plus
+profonde et plus étendue. C'est par l'indissoluble faisceau de ces trois
+lois fondamentales que se trouve désormais rigoureusement fixé le vrai
+sens philosophique de la hiérarchie biologique, chacun de ces aspects
+devant habituellement dissiper l'incertitude que pourraient laisser les
+deux autres. De là résulte nécessairement, en effet, la possibilité de
+concevoir finalement l'ensemble des espèces vivantes disposé dans un
+ordre tel que l'une quelconque d'entre elles soit constamment inférieure
+à toutes celles qui la précèdent et constamment supérieure à toutes
+celles qui la suivent; quelle que doive être d'ailleurs, par sa nature,
+l'immense difficulté de réaliser jamais, jusqu'à ce degré de précision,
+ce type hiérarchique.</p>
+
+<p>Conformément aux explications précédentes, je ne m'arrêterai nullement
+ici à discuter, ni même à signaler, aucune des objections innombrables
+et plus ou moins vaines qui ont été soulevées contre la conception
+générale de la hiérarchie biologique, jusqu'à l'époque très récente où
+tous les esprits supérieurs se sont enfin accordés à prendre
+irrévocablement cette conception pour le véritable point de départ
+philosophique de toutes les spéculations relatives aux corps vivans<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a>
+<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>.
+Je crois seulement devoir, à cet égard, appeler sommairement l'attention
+spéciale du lecteur sur la seule controverse vraiment capitale qui s'y
+soit rattachée, et dont l'influence tendait directement à éclaircir et
+même à perfectionner ce principe fondamental de la méthode naturelle. On
+conçoit qu'il s'agit de la mémorable discussion soulevée avec tant de
+force par l'illustre Lamarck, et soutenue surtout, quoique d'une manière
+imparfaite, par Cuvier, relativement à la permanence générale des
+espèces organiques.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote29"
+name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29">
+(retour) </a> Je ne dois pas même examiner la conception
+ équivoque de quelques naturalistes, qui proposaient de
+ substituer, à l'ordre nécessairement linéaire de la série
+ animale, un ordre à deux ou trois dimensions, analogue à
+ celui des cartes géographiques et des plans en relief, où
+ chaque groupe naturel serait simultanément en contact,
+ suivant des directions variées, avec beaucoup d'autres, sans
+ qu'il y eût réellement ni supérieur ni inférieur. Cette
+ irréalisable hypothèse, symptôme évident d'un sentiment
+ naissant et encore confus de la vraie méthode naturelle, lui
+ enlèverait radicalement ses principales propriétés
+ philosophiques et détruirait toute large application de
+ l'art comparatif aux recherches anatomiques ou
+ physiologiques. Il conviendrait encore moins de discuter ici
+ l'étrange proposition faite récemment par M. Ampère, de
+ rompre directement l'unité générale de la suite zoologique,
+ en partageant le règne animal en deux séries parallèles et
+ essentiellement indépendantes, l'une affectée aux animaux
+ vertébrés, l'autre aux animaux invertébrés. Les zoologistes
+ n'ont pas même daigné combattre cette singulière conception,
+ qui témoigne, en effet, une appréciation trop erronée de la
+ vraie destination philosophique propre à la méthode
+ naturelle, ainsi que de la véritable nature des difficultés
+ relatives à son application spéciale.
+</blockquote>
+
+<p>Il faut, avant tout, reconnaître, à ce sujet, que, quelle que dût être
+la décision finale de cette grande question biologique, elle ne saurait,
+en réalité, aucunement affecter l'existence fondamentale de la
+hiérarchie organique. Au premier abord, on pourrait penser que, dans
+l'hypothèse de Lamarck, il n'y a plus de véritable série zoologique,
+puisque tous les organismes animaux seraient dès-lors essentiellement
+identiques, leurs différences caractéristiques étant ainsi entièrement
+attribuées désormais à l'influence diverse et inégalement prolongée du
+système des circonstances extérieures. Mais, en examinant cette opinion
+d'une manière plus approfondie, on aperçoit aisément, au contraire, que
+toute son influence se réduirait, à cet égard, à présenter la série sous
+un nouvel aspect, qui en rendrait même l'existence encore plus claire et
+plus irrécusable. Car, l'ensemble de la série zoologique deviendrait
+alors, aussi bien en fait qu'en spéculation, parfaitement analogue à
+l'ensemble du développement individuel, restreint du moins à sa seule
+période ascendante: il ne s'agirait plus que d'une longue succession
+déterminée d'états organiques, déduits graduellement les uns des autres
+dans la suite des siècles, par des transformations de plus en plus
+complexes, dont l'ordre, nécessairement linéaire, serait exactement
+comparable à celui des métamorphoses consécutives des insectes
+hexapodes, et seulement beaucoup plus étendu. En un mot, la marche
+progressive de l'organisme animal, qui n'est pour nous qu'une
+abstraction commode, simplement destinée, en abrégeant le discours, à
+faciliter la pensée, se convertirait ainsi rigoureusement en une
+véritable loi naturelle. Il est même digne de remarque que, des deux
+célèbres antagonistes entre lesquels s'agitait surtout cette importante
+discussion, Lamarck était incontestablement celui qui manifestait le
+sentiment le plus net et le plus profond de la vraie hiérarchie
+organique, dont Cuvier, sans jamais la combattre en principe,
+méconnaissait souvent les caractères philosophiques les plus
+essentiels<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a>
+<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a>. On ne saurait donc mettre en doute que la conception
+fondamentale de la série biologique ne soit, au fond, réellement
+indépendante de toute opinion quelconque sur la permanence ou la
+variation des espèces vivantes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote30"
+name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30">
+(retour) </a> On doit surtout remarquer, à ce sujet, dans
+ l'ensemble des travaux zoologiques de Cuvier, soit a l'égard
+ des espèces actuelles, soit même envers les races fossiles,
+ l'importance démesurée qu'il a si souvent attachée, contre
+ le véritable esprit fondamental de la méthode naturelle, à
+ la considération du mode d'alimentation. Il est bien reconnu
+ aujourd'hui qu'un tel principe ne saurait dominer la
+ détermination générale d'aucun organisme animal, puisque, à
+ tous les différens degrés de l'échelle zoologique, on trouve
+ également et des carnassiers et des herbivores; ce qui
+ vérifie clairement que cet aspect secondaire doit être
+ toujours subordonné à l'examen du rang qu'occupe l'animal
+ dans la grande hiérarchie biologique, comme l'indique
+ d'ailleurs directement l'analyse rationnelle de la doctrine
+ taxonomique.
+
+<p> En laissant indéterminé le degré d'animalité, la notion du
+ genre de nourriture ne saurait, par sa nature, fournir
+ aucune indication réelle sur la constitution anatomique de
+ l'animal. Ainsi, a l'époque où Cuvier reprochait si
+ judicieusement à Lamarck d'attribuer aux circonstances
+ extérieures une influence organique fort exagérée, il
+ tombait lui-même dans une erreur philosophique
+ essentiellement analogue, par cette irrationnelle
+ prépondérance zoologique accordée à un caractère purement
+ inorganique, et, à ce titre, aussi accessoire que la plupart
+ de ceux considérés par son illustre antagoniste.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Le seul attribut de cette série qui puisse être affecté par une telle
+controverse, consiste simplement dans la continuité ou la discontinuité
+nécessaire de la progression organique. Car, en admettant l'hypothèse de
+Lamarck, où les divers états organiques se succèdent lentement par des
+transitions imperceptibles, il faudra évidemment concevoir la série
+ascendante comme rigoureusement continue. Si, au contraire, on reconnaît
+finalement la fixité fondamentale des espèces vivantes, il sera non
+moins indispensable de poser en principe la discontinuité de cette
+série, sans prétendre d'ailleurs y limiter aucunement <i>à priori</i> les
+moindres intervalles élémentaires. Tel est donc, en écartant, d'une
+manière irrévocable, toute vaine contestation sur l'existence même de la
+hiérarchie organique, le seul vrai point de vue sous lequel nous devons
+considérer ici cette haute question de philosophie biologique. Ainsi
+circonscrite, la discussion n'en conserve pas moins une extrême
+importance pour le perfectionnement général de la méthode naturelle, qui
+sera, en effet, bien plus nettement caractérisée, si l'on peut enfin
+concevoir, en réalité, les espèces comme essentiellement fixes, et, par
+suite, la série organique, même parvenue à son plus entier
+développement, comme composée de termes distinctement séparés. Car,
+l'idée d'<i>espèce</i>, qui constitue, par sa nature, la principale unité
+biotaxique, cesserait presque absolument de comporter aucune exacte
+définition scientifique, si nous devions admettre la transformation
+indéfinie des diverses espèces les unes dans les autres, sous
+l'influence suffisamment prolongée de circonstances extérieures
+suffisamment intenses. Quoique l'ensemble de la série biologique
+conservât nécessairement une pleine évidence, sa réalisation précise
+nous présenterait dès-lors des difficultés presque insurmontables; ce
+qui doit faire comprendre le haut intérêt philosophique propre à cette
+question capitale, sur laquelle on ne saurait croire, il faut l'avouer,
+que les idées soient encore convenablement arrêtées.</p>
+
+<p>Toute la célèbre argumentation de Lamarck reposait finalement sur la
+combinaison générale de ces deux principes incontestables, mais
+jusqu'ici trop mal circonscrits: 1º l'aptitude essentielle d'un
+organisme quelconque, et surtout d'un organisme animal, à se modifier
+conformément aux circonstances extérieures où il est placé, et qui
+sollicitent l'exercice prédominant de tel organe spécial, correspondant
+à telle faculté devenue plus nécessaire; 2º la tendance, non moins
+certaine, à fixer dans les races, par la seule transmission héréditaire,
+les modifications d'abord directes et individuelles, de manière à les
+augmenter graduellement à chaque génération nouvelle, si l'action du
+milieu ambiant persévère, identiquement. On conçoit sans peine, en
+effet, que, si cette double propriété pouvait être admise d'une manière
+rigoureusement indéfinie, tous les organismes pourraient être envisagés
+comme ayant été, à la longue, successivement produits les uns par les
+autres, du moins en disposant de la nature, de l'intensité, et de la
+durée des influences extérieures avec cette prodigalité illimitée qui ne
+coûtait aucun effort à la naïve imagination de Lamarck. Il serait
+entièrement déplacé de s'engager ici dans aucune discussion spéciale sur
+cette ingénieuse hypothèse, puisque la fausseté radicale en est
+aujourd'hui pleinement reconnue par presque tous les naturalistes. Mais
+il ne sera point inutile, au contraire, de caractériser sommairement,
+en quoi consiste son vice fondamental, dont la rectification doit tant
+contribuer à faire mieux concevoir la vraie notion scientifique de
+l'organisme.</p>
+
+<p>Nous n'avons point à nous occuper des suppositions si gratuites que
+nécessite une telle conception, quant au temps incommensurable pendant
+lequel chaque système de circonstances extérieures aurait dû prolonger
+son action pour produire la transformation organique correspondante. Ce
+défaut secondaire est tellement éclatant, qu'il n'a besoin d'aucun
+examen spécial, puisque le temps ne saurait être disponible qu'entre
+certaines limites. Je dois seulement signaler, sous ce rapport, comme
+directement contraire au véritable esprit fondamental de la philosophie
+positive, l'expédient irrationnel employé par quelques-uns de ceux qui
+ont appuyé la thèse de Lamarck, lorsque, pour éluder d'insurmontables
+objections, ils ont imaginé de recourir à une antique constitution,
+entièrement idéale, des milieux organiques, alors privés de toute
+analogie essentielle avec les milieux actuels. D'après la théorie
+générale des hypothèses vraiment scientifiques, établie dans le volume
+précédent, une telle manière de philosopher doit être immédiatement
+réprouvée, comme échappant, par sa nature, à toute espèce de contrôle
+positif, soit direct, soit même indirect.</p>
+
+<p>Écartant maintenant toute imperfection accessoire, afin de mieux
+apprécier le principe fondamental de l'hypothèse proposée, il est aisé
+de reconnaître, ce me semble, qu'il repose sur une notion profondément
+erronée de la nature générale de l'organisme vivant. Sans doute, chaque
+organisme déterminé est en relation nécessaire avec un système également
+déterminé de circonstances extérieures, comme je l'ai établi dans la
+quarantième leçon. Mais il n'en résulte nullement que la première de ces
+deux forces co-relatives ait dû être produite par la seconde, pas plus
+qu'elle n'a pu la produire: il s'agit seulement d'un équilibre mutuel
+entre deux puissances hétérogènes et indépendantes. Si l'on conçoit que
+tous les organismes possibles soient successivement placés, pendant un
+temps convenable, dans tous les milieux imaginables, la plupart de ces
+organismes finiront, de toute nécessité, par disparaître, pour ne
+laisser subsister que ceux qui pouvaient satisfaire aux lois générales
+de cet équilibre fondamental: c'est probablement d'après une suite
+d'éliminations analogues que l'harmonie biologique a dû s'établir peu à
+peu sur notre planète, où nous la voyons encore, en effet, se modifier
+sans cesse d'une manière semblable. Or, la notion d'un tel équilibre
+général deviendrait inintelligible, et même contradictoire, si
+l'organisme était supposé modifiable à l'infini sous l'influence suprême
+du milieu ambiant, sans avoir aucune impulsion propre et indestructible.</p>
+
+<p>Il est incontestable que l'exercice sollicité par des circonstances
+extérieures déterminées tend à altérer, entre certaines limites,
+l'organisation primitive, en la développant davantage suivant la
+direction correspondante. Mais, cette influence du milieu, et cette
+aptitude de l'organisme, sont certainement très circonscrites. Pour les
+concevoir indéfinies, il faudrait admettre, avec Lamarck, contre
+l'ensemble des observations les plus irrécusables, que les besoins
+peuvent toujours créer les facultés, au lieu de se borner à en exciter
+le développement quand l'organisation primitive l'a rendu possible, et
+lorsque, en même temps, les obstacles extérieurs ne sont pas trop
+considérables: et, d'ailleurs, d'où pourraient réellement provenir les
+besoins, s'il n'existait point de tendances primordiales? Ne voyons-nous
+pas continuellement, au contraire, dans des cas infiniment moins
+défavorables que ces chimériques suppositions à la permanence de
+l'harmonie biologique, un tel équilibre cesser de subsister par
+l'impossibilité où se trouve l'organisme de se modifier assez pour
+s'adapter aux nouvelles circonstances qui l'entourent? C'est ainsi, par
+exemple, que les espèces animales les plus élevées tendent à disparaître
+entièrement à mesure que l'homme envahit leur territoire, et même que
+les races humaines les moins civilisées s'effacent, par une déplorable
+fatalité, devant celles qui le sont davantage, faute de pouvoir se
+conformer spontanément aux exigences de leur nouvelle situation. Et,
+néanmoins, il est bien reconnu, d'après l'examen général de toute la
+série animale, que l'organisme se modifie avec d'autant plus de facilité
+qu'il est plus élevé. On voit que l'hypothèse de Lamarck exigerait, en
+sens inverse, la plus grande aptitude à la modification dans l'organisme
+le plus inférieur, ce qui serait évidemment absurde. Sous le point de
+vue purement statique, une telle conception obligerait à regarder la
+première ébauche animale comme renfermant, du moins à l'état
+rudimentaire, non-seulement tous les tissus, ce qui est, jusqu'à un
+certain point, admissible d'après leur réduction fondamentale à un seul
+tissu générateur, mais aussi tous les organes et tous les appareils, ce
+qui est certainement contraire à l'ensemble des comparaisons
+anatomiques.</p>
+
+<p>Le principe général de la doctrine de Lamarck doit donc, à tous les
+égards essentiels, être reconnu directement contradictoire aux vraies
+notions fondamentales de l'organisation et de la vie; il tend même, par
+sa nature, ce me semble, à rompre entièrement l'équilibre philosophique
+entre ces deux idées-mères de la biologie, en conduisant nécessairement
+à supposer le plus de vie là où il y a le moins d'organisation.</p>
+
+<p>Presque tous les cas considérés par Lamarck présentent, de la manière la
+plus prononcée, l'irrationnel et mystérieux assemblage d'une soumission
+passive de l'animal aux moindres influences extérieures, même quand il
+pourrait le plus aisément s'y soustraire, avec une activité illimitée et
+inconcevable pour adapter sa propre organisation à la plus faible
+provocation du dehors. Ainsi, malgré cette imposante autorité,
+l'aptitude incontestable de tout organisme à se modifier d'après la
+constitution spéciale du milieu correspondant, sera désormais
+irrévocablement circonscrite entre d'étroites limites, d'autant plus
+écartées toutefois que cet organisme est plus élevé. La difficulté
+générale consiste seulement à établir le principe de philosophie
+biologique destiné à déterminer ces limites, en chaque cas, avec toute
+la précision suffisante; et, sous ce rapport, il reste réellement
+beaucoup à faire encore. Tous les naturalistes s'accordent aujourd'hui à
+reconnaître que l'action du milieu, soit directe, soit augmentée par la
+transmission héréditaire et même par le croisement, ne peut jamais
+s'étendre jusqu'à la transformation mutuelle des genres, et à plus forte
+raison des familles. Quant aux diverses espèces de chaque genre naturel,
+la question est nécessairement bien plus délicate, et l'unanimité
+beaucoup moins complète. Néanmoins, on ne saurait guère douter, surtout
+d'après la lumineuse argumentation de Cuvier, que les espèces ne
+demeurent aussi, par leur nature, essentiellement fixes, à travers
+toutes les variations extérieures compatibles avec leur existence.</p>
+
+<p>Cette argumentation repose sur ces deux considérations principales,
+complémentaires l'une de l'autre: la permanence des espèces les plus
+anciennement observées; la résistance des espèces actuelles aux plus
+grandes forces modificatrices: en sorte que, sous le premier aspect, le
+nombre des espèces ne diminue point, et que, sous le second, il
+n'augmente pas davantage. La première considération est surtout
+frappante, quand on examine l'état présent des espèces décrites, il y a
+plus de vingt siècles, par Aristote; à plus forte raison, en ayant
+égard, dans l'ensemble de la série animale, à l'identité remarquable des
+espèces fossiles qui n'ont pas été détruites; et enfin, en
+reconnaissant, dans les momies les plus antiques, jusqu'aux simples
+différences secondaires qui caractérisent aujourd'hui les diverses
+races humaines. Sous le second point de vue, l'argument le plus décisif
+résulte d'une exacte analyse générale de l'influence organique de la
+domestication prolongée, soit sur les végétaux, soit même envers les
+animaux. Il est clair, en effet, que la perturbation artificielle
+introduite, à tant de titres, par l'intervention humaine dans le système
+extérieur des conditions d'existence propres aux diverses espèces
+devenues domestiques, constituait nécessairement le cas le plus
+favorable à leur variation fondamentale, surtout lorsqu'elle a concouru
+avec le changement de séjour, comme, par exemple, à l'égard des espèces
+domestiques transplantées, depuis plus de trois siècles, d'Europe en
+Amérique. Or, malgré les changemens très appréciables que de telles
+influences ont dû déterminer, même en une localité constante et par le
+seul laps du temps, on reconnaît néanmoins la persévérance incontestable
+des caractères essentiels propres à chaque espèce, sans qu'aucune
+d'elles ait jamais pu se transformer réellement en aucune autre. Enfin,
+dans l'espèce humaine elle-même, la plus éminemment modifiable de
+toutes, la nature fondamentale reste évidemment invariable et toujours
+hautement prononcée, à travers les diverses modifications de races et
+celles presque aussi importantes que produit, à la longue, le seul
+perfectionnement nécessaire et continu de l'état social.</p>
+
+<p>Ainsi, sans s'égarer dans de vaines et inaccessibles spéculations sur
+l'origine primitive des divers organismes, on ne saurait refuser
+d'admettre, comme une grande loi naturelle, la tendance essentielle des
+espèces vivantes à se perpétuer indéfiniment avec les mêmes caractères
+principaux, malgré la variation du système extérieur de leurs conditions
+d'existence. Tant que cette variation croissante n'est pas devenue
+contradictoire à cette nature fondamentale qui ne saurait changer,
+l'espèce subsiste en se modifiant, surtout si les différences sont
+graduelles; au-delà, l'espèce ne se modifie point, elle périt
+nécessairement. Quelque précieuse que soit une telle proposition, il
+faut néanmoins reconnaître qu'elle ne fixe pas encore suffisamment le
+genre précis de l'influence incontestable qu'exerce sur l'organisme la
+constitution du milieu ambiant. Car, sous ce point de vue, nous n'avons
+acquis par là que des lumières en quelque sorte négatives, en
+restreignant seulement dans l'intérieur de chaque organisme spécifique
+le champ général des modifications possibles, dont l'étendue effective
+reste essentiellement inconnue. On sait, par exemple, que la
+perturbation convenablement prolongée du système total des
+circonstances extérieures peut aller jusqu'à altérer beaucoup le
+développement proportionnel de chacun des organes propres à chaque
+espèce, ainsi que la durée, soit totale, soit relative, des diverses
+périodes principales de son existence. Mais, de telles modifications
+constituent-elles, comme on est aujourd'hui disposé à le croire, les
+vraies limites supérieures de l'influence organique du milieu ambiant?
+Aucune considération positive, <i>à priori</i> ou <i>à posteriori</i>, ne l'a
+jusqu'ici véritablement démontré. En un mot, la théorie rationnelle de
+l'action nécessaire des divers milieux sur les divers organismes reste
+encore presque tout entière à former. On doit regarder cette question
+comme ayant été simplement posée conformément à sa vraie nature
+philosophique, en résultat final de la grande controverse établie par
+Lamarck, qui aura ainsi rendu un éminent service au progrès général de
+la saine philosophie biologique. Un tel ordre de recherches, quoique
+fort négligé, constitue, sans doute, l'un des plus beaux sujets que
+l'état présent de cette philosophie puisse offrir à l'activité de toutes
+les hautes intelligences. Il devrait, ce me semble, inspirer d'autant
+plus d'intérêt que les lois générales de ce genre de phénomènes
+seraient, par leur nature, immédiatement applicables à la vraie théorie
+du perfectionnement systématique des espèces vivantes, y compris même
+l'espèce humaine.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, nous pouvons désormais, en nous restreignant
+pleinement à notre sujet actuel, regarder comme démontrée la
+discontinuité nécessaire de la grande série biologique. Les diverses
+transitions pourront, sans doute, y devenir ultérieurement plus
+graduelles, soit par la découverte d'organismes intermédiaires, soit par
+une étude mieux dirigée de ceux déjà connus. Mais la fixité essentielle
+des espèces nous garantit que cette série sera toujours composée de
+termes nettement distincts, séparés par des intervalles
+infranchissables. Si l'examen précédent a pu d'abord paraître constituer
+ici une digression superflue, on doit maintenant comprendre la haute
+importance philosophique que je devais attacher à constater, dans la
+hiérarchie générale des corps vivans, une telle propriété
+caractéristique, aussi directement destinée à augmenter le degré de
+perfection rationnelle que comporte l'établissement définitif de cette
+hiérarchie.</p>
+
+<p>Après avoir ainsi suffisamment caractérisé, suivant leur importance
+respective, les deux grandes notions philosophiques des groupes naturels
+et de la hiérarchie biologique, dont la combinaison générale constitue
+le vrai principe de la méthode naturelle proprement dite, il me reste
+maintenant, pour compléter l'appréciation abstraite d'une telle méthode,
+à qualifier sommairement deux grandes conditions logiques, l'une
+primordiale, l'autre finale, que notre intelligence doit sans cesse
+avoir en vue dans toute élaboration taxonomique. La première, depuis
+long-temps bien sentie, se réduit au principe de la subordination des
+caractères: la seconde, beaucoup moins comprise, et cependant non moins
+indispensable, prescrit la traduction définitive des caractères
+intérieurs en caractères extérieurs; celle-ci résulte toujours, à vrai
+dire, d'un examen approfondi de ce même principe.</p>
+
+<p>Dès la première origine distincte de la méthode naturelle, au seizième
+siècle, par l'action combinée des travaux de Magnol, des Bauhin, de
+Gessner, etc., on a commencé à reconnaître nettement que les divers
+caractères taxonomiques ne devaient point, en général, être seulement
+comptés, mais aussi en quelque sorte pesés, suivant les règles d'une
+certaine subordination fondamentale qui devait exister entre eux. Lors
+même qu'on s'occupait exclusivement de la formation des groupes
+naturels, sans avoir aucune idée claire de la hiérarchie organique, on
+ne pouvait se dispenser d'avoir égard, d'une manière plus ou moins
+rationnelle, à une telle subordination, quoique la notion de la série
+biologique puisse seule en dévoiler la véritable base philosophique, et
+dissiper irrévocablement les incertitudes essentielles relatives à son
+application effective. Cette pondération scientifique des caractères
+constituait évidemment, en effet, le seul attribut logique qui pût alors
+séparer profondément les premières tentatives de classification
+naturelle d'avec toutes les méthodes purement artificielles, où, par
+leur nature, le choix et l'ordre des motifs taxonomiques devaient rester
+essentiellement arbitraires. Nous pouvons même reporter à cette époque
+originaire le premier aperçu général de la principale règle destinée à
+faire apprécier, du moins par la voie empirique, la vraie valeur
+fondamentale des divers caractères, d'après leur persévérance plus ou
+moins profonde et plus ou moins prolongée dans l'ensemble des espèces.
+Mais quelle que soit l'importance réelle d'une semblable considération,
+cette règle serait, de toute nécessité, incomplète et insuffisante, si
+on ne parvenait point à la rationnaliser par son accord général avec la
+seule subordination taxonomique qui puisse être établie d'une manière
+directe et vraiment scientifique, c'est-à-dire, celle qui résulte d'une
+exacte analyse comparative des différens organismes. Or, cette dernière
+condition n'a été remplie que beaucoup plus tard, et ne l'est encore
+convenablement jusqu'ici qu'à l'égard du seul règne animal. Ainsi, tant
+que la méthode naturelle a été cultivée indépendamment de l'anatomie
+comparée, il était impossible qu'on se formât le plus souvent de justes
+notions philosophiques de la vraie subordination naturelle des
+caractères biotaxiques. C'est par là que, comme je l'indiquais tout à
+l'heure, la véritable théorie générale d'une telle pondération se
+trouve, par sa nature, intimement liée à la conception fondamentale de
+la hiérarchie organique, puisque l'une et l'autre dépendent du même
+ordre primitif de considérations scientifiques, dont elles constituent
+seulement deux applications diverses mais co-relatives, qui se sont
+toujours mutuellement perfectionnées. On voit ainsi combien tous les
+divers aspects essentiels de la biotaxie, quoique réellement distincts,
+doivent être, de toute nécessité, profondément combinés; ce qui
+caractérise à la fois et la plus haute difficulté et la principale
+ressource de cette partie capitale de la science biologique.</p>
+
+<p>L'analyse comparative des différens organismes conduit directement, en
+effet, à la subordination rationnelle des divers caractères
+taxonomiques, en mesurant leur importance respective d'après la
+relation plus ou moins intime des organes correspondans avec les
+phénomènes qui constituent les attributs prépondérans des espèces
+considérées. Ce principe s'applique également à tous les degrés
+consécutifs de la classification proposée, en ayant égard à des
+phénomènes plus spéciaux quand on descend à des subdivisions plus
+particulières. En un mot, dans cet ordre général de spéculations
+biologiques, comme dans tout autre, le véritable esprit philosophique
+consiste nécessairement à établir toujours une exacte harmonie
+fondamentale entre les conditions statiques et les propriétés
+dynamiques, entre les idées de vie et les idées d'organisation, que nos
+abstractions scientifiques ne doivent jamais séparer qu'afin d'en
+perfectionner la combinaison ultérieure. C'est ainsi que, pour la
+construction de la méthode naturelle, les différens caractères
+taxonomiques peuvent être enfin rigoureusement subordonnés les uns aux
+autres, sans qu'aucune disposition importante présente rien
+d'arbitraire: du moins tel est le but vers lequel on doit tendre,
+quoique souvent difficile à atteindre. L'analyse approfondie de
+l'organisme vivant indiquera toujours d'avance avec certitude à quel
+genre doivent être empruntés les caractères principaux, et suivant
+quelle loi diminue graduellement leur valeur rationnelle: mais
+l'application définitive des caractères ainsi préparés au classement
+effectif des espèces pourra rencontrer, à chaque époque, des obstacles
+momentanés, en présence desquels il faudra savoir se résigner à
+reconnaître, dans la science biotaxique, de véritables lacunes
+actuelles, surtout en arrivant aux dernières subdivisions, où des
+caractères moins tranchés doivent si aisément donner lieu à de fausses
+coordinations. Il convient de remarquer, en général, à ce sujet, que
+nous ne sommes point encore assez profondément familiarisés avec le
+véritable esprit de la méthode naturelle pour prévoir avec maturité et
+supporter sans impatience les diverses imperfections nécessaires de nos
+tableaux biotaxiques: nos habitudes intellectuelles ne sont pas
+jusqu'ici suffisamment affranchies du régime si prolongé des
+classifications purement artificielles, qui, par leur nature, devaient
+comporter, en effet, une perfection absolue et immédiate, dont
+l'irréalisation pouvait être justement imputée à leurs auteurs, et
+nullement aux conditions du problème. On sent qu'il en est tout
+autrement à l'égard de la classification rationnelle: en la concevant
+désormais comme une science réelle, il faudra bien que l'esprit humain
+s'accoutume à l'envisager enfin comme continuellement perfectible, et,
+par suite, comme toujours plus ou moins imparfaite, à la manière de
+toute science positive. L'exacte coordination générale des diverses
+espèces vivantes doit constituer, sans doute, une étude aussi modifiable
+que l'analyse, statique ou dynamique, d'un organisme déterminé.</p>
+
+<p>Par la nature fondamentale des problèmes taxonomiques, les hautes
+difficultés qui leur sont propres deviendraient souvent presque
+inextricables, si, dans leur élaboration primitive, notre intelligence
+ne s'imposait d'abord aucune restriction pratique quant aux choix des
+divers caractères auxquels la théorie peut conduire. Ainsi, quelle que
+puisse être l'incommodité de ces caractères, de quelques obstacles que
+leur vérification effective puisse être entravée, il sera indispensable
+de commencer par les admettre indifféremment, en n'ayant égard qu'à leur
+seule rationnalité positive, fondée sur l'analyse comparative,
+anatomique ou physiologique, qui les aura fait découvrir. Ce problème
+spéculatif restera encore assez profondément compliqué d'ordinaire, pour
+qu'on y doive, dès l'origine, soigneusement écarter toute tentative
+déplacée de conciliation prématurée entre des qualités aussi
+hétérogènes, quoiqu'elles ne soient, sans doute, nullement
+incompatibles. Les premiers auteurs de la méthode naturelle, surtout à
+l'égard du règne animal, ont dû, en effet, adopter indifféremment, et
+sans aucun scrupule, les caractères les plus difficiles à vérifier, et
+qui souvent même ne pouvaient être aperçus que sur un seul sexe de
+l'espèce, ou pendant une seule époque de son existence: il leur
+suffisait strictement que ces caractères quelconques fussent réellement
+conformes à l'ensemble des analogies naturelles. Mais, quelque légitime
+et même indispensable que soit, en de telles recherches, une semblable
+manière de procéder, il est clair, néanmoins, d'un autre côté, que ce
+premier travail ne saurait être admis, en biotaxie, qu'à titre de
+fondement préliminaire de la classification définitive, laquelle exige
+nécessairement une nouvelle opération complémentaire, consistant à
+éliminer, parmi tous les caractères d'abord introduits, ceux dont la
+vérification habituelle serait trop difficile, afin de leur substituer
+des équivalens vraiment usuels. Sans cette indispensable transformation,
+communément mal appréciée jusqu'ici, la méthode naturelle possède bien,
+sans doute, quoique à un moindre degré, ses principales propriétés
+philosophiques, comme base essentielle des spéculations générales, soit
+anatomiques, soit physiologiques, relatives aux corps vivans; mais le
+passage effectif, finalement nécessaire, de l'abstrait au concret, s'y
+trouve ainsi radicalement entravé. En un mot, l'anatomiste et le
+physiologiste peuvent bien se contenter d'une telle définition des
+groupes, mais non le zoologiste proprement dit, et à plus forte raison
+le naturaliste. Cette révision et cette épuration générales de la
+caractéristique primitive, constituent donc le complément nécessaire de
+l'ensemble de l'opération taxonomique, sans lequel le travail ne saurait
+être regardé comme vraiment terminé. Ne serait-il point absurde, en
+effet, que, pour assigner le genre ou la famille de tel animal, il
+devint indispensable, par exemple, de commencer par le détruire, ainsi
+que l'exigent encore tant de classifications zoologiques, littéralement
+interprétées? Une théorie taxonomique aussi incomplète ne manque-t-elle
+point essentiellement, par cela même, à sa destination immédiate?
+L'accomplissement général de cette grande condition finale est donc
+évidemment indispensable.</p>
+
+<p>En définissant ainsi l'objet nécessaire de cette seconde opération
+taxonomique, il est aisé de préciser en quel genre de transformations
+elle doit surtout consister. On conçoit d'abord combien il importe
+d'écarter tous les caractères qui ne seraient point permanens, et ceux
+qui n'appartiendraient pas aux diverses modifications naturelles de
+l'espèce considérée: les uns et les autres ne sauraient être admis que
+comme provisoires, jusqu'à ce qu'on leur ait découvert de vrais
+équivalens, à la fois fixes et communs, vers lesquels on devra toujours
+tendre. Mais la nature même du problème indique néanmoins clairement que
+la principale substitution doit avoir pour but général de remplacer tous
+les caractères intérieurs par des caractères purement extérieurs: c'est
+ce qui constitue la difficulté prépondérante, et en même temps la plus
+haute perfection, de cette opération finale. Quand une telle condition a
+pu être enfin réalisée, sans porter aucune atteinte à la rationnalité
+fondamentale de la classification primitive, la méthode naturelle a été
+dès-lors irrévocablement constituée, dans la plénitude de toutes ses
+diverses propriétés essentielles, comme nous le voyons aujourd'hui à
+l'égard du règne animal, surtout depuis les mémorables travaux
+zoologiques de M. de Blainville.</p>
+
+<p>La vraie théorie de la subordination rationnelle des caractères,
+envisagée d'une manière approfondie, suffit, ce me semble, pour établir
+clairement, en général, sous le point de vue philosophique, la
+possibilité nécessaire de cette grande transformation. En effet,
+l'animalité étant principalement caractérisée par l'action sur le monde
+extérieur et par la réaction correspondante, c'est donc à la surface de
+séparation entre l'organisme et le milieu que doivent nécessairement se
+passer les plus importans phénomènes primitifs de la vie animale. Ainsi,
+les considérations relatives à cette enveloppe, envisagée soit quant à
+sa forme, ou à sa consistance, etc., fourniront naturellement les
+principales différences qui doivent distinguer les diverses
+organisations animales. Les organes vraiment intérieurs, privés de toute
+relation directe et continue avec le milieu ambiant, conserveront une
+importance capitale pour les phénomènes végétatifs, base primitive et
+uniforme de la vie générale: mais ils seront, par leur nature, purement
+secondaires, quant à la définition essentielle des divers modes, ou
+plutôt des divers degrés, d'animalité. Il est même sensible, par cette
+raison, que la partie intérieure de l'enveloppe animale, principalement
+destinée à l'élaboration préliminaire des divers matériaux assimilables,
+aura, sous le rapport taxonomique, une moindre valeur fondamentale que
+la partie extérieure proprement dite, siége nécessaire des phénomènes
+les plus caractéristiques. D'après cela, la transformation générale des
+caractères zoologiques intérieurs en caractères extérieurs, au lieu de
+constituer seulement un ingénieux et indispensable artifice, est, en
+elle-même, tellement rationnelle, qu'on peut l'envisager, au fond, sans
+aucune exagération, comme un simple retour inévitable à la marche
+philosophique directe, que l'esprit humain n'avait pas pu suivre, dans
+le développement historique de la méthode naturelle, à cause de
+l'ensemble des connaissances biologiques, à peine combinées aujourd'hui,
+qu'exigeait une telle manière de philosopher. Ainsi, l'usage encore
+prépondérant des caractères intérieurs en zootaxie n'indique réellement
+qu'un de ces détours provisoires, si familiers à notre intelligence en
+toute grande occasion scientifique, quand elle n'a pas encore atteint à
+la vraie maturité définitive de ses conceptions générales. Tout emploi
+capital de tels caractères n'atteste point seulement que l'opération
+taxonomique n'est pas terminée; il témoigne même que l'ensemble
+philosophique de cette opération a été imparfaitement conçu,
+c'est-à-dire, qu'on n'a point remonté jusque alors, par la saine analyse
+biologique, à la véritable source primordiale des analogies
+empiriquement découvertes. Loin de regarder les caractères extérieurs,
+directement propres à la vie animale, comme une heureuse traduction
+factice des caractères intérieurs, essentiellement relatifs à la vie
+organique, il faudrait, au contraire, renverser désormais la
+proposition, en voyant, dans l'usage de ceux-ci, une ressource
+provisoire, indispensable quoique imparfaite, pour suppléer à
+l'ignorance où l'on devait être d'abord de la vraie prépondérance
+fondamentale des autres<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a>
+<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote31"
+name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31">
+(retour) </a> J'ai dû me borner a considérer envers les
+ seuls animaux cette transformation indispensable des
+ caractères intérieurs en caractères extérieurs, parce que ce
+ cas est l'unique où une semblable opération puisse
+ présenter, par la nature d'un tel organisme, une véritable
+ difficulté scientifique, du moins sous l'influence des
+ habitudes encore prépondérantes. À l'égard des végétaux,
+ tous les organes importans de leurs doubles fonctions
+ générales de nutrition et de reproduction étant
+ nécessairement toujours extérieurs, il n'y a jamais eu lieu
+ à s'occuper d'une pareille substitution, dont la difficulté
+ essentielle, pour l'organisme animal, provient précisément
+ de ce que les fonctions végétatives, dès-lors devenues
+ intérieures, n'avaient pu d'abord être assez subordonnées
+ par les zoologistes aux fonctions animales extérieures.
+</blockquote>
+
+<p>Telles sont, en aperçu, les diverses notions capitales, soit
+scientifiques, soit logiques, dont la combinaison constitue, à mes yeux,
+le véritable esprit général de la méthode naturelle proprement dite,
+abstraitement envisagée. Mais, quoique cette considération abstraite ait
+dû, par la nature de ce traité, former ici le sujet essentiel de notre
+examen philosophique, il me semble que la méthode naturelle ne serait
+point assez nettement caractérisée, si, après l'avoir analysée en
+elle-même, je ne procédais maintenant à l'appréciation sommaire de son
+application effective et actuelle à la coordination rationnelle de la
+série biologique, condensée toutefois en ses masses principales. Une
+telle spécification me paraît indispensable pour fixer exactement, à
+l'abri de toute incertitude, la véritable interprétation positive des
+conceptions fondamentales de la philosophie biotaxique, qui viennent
+d'être directement, exposées, indépendamment du haut intérêt que
+présente d'ailleurs, en elle-même, la contemplation attentive de cette
+grande construction graduellement élevée par l'esprit humain, depuis
+Aristote jusqu'à nos jours.</p>
+
+<p>Il suffit ici d'indiquer d'abord, sans discussion, la division la plus
+générale du monde organique, en deux règnes principaux, l'un animal,
+l'autre végétal. Malgré tous les efforts tentés, à diverses époques, et
+surtout vers la fin du dernier siècle, pour présenter cette
+décomposition fondamentale comme essentiellement artificielle, il est
+demeuré certain que là, ainsi qu'ailleurs, et même plus qu'ailleurs, la
+grande série biologique présente nécessairement une discontinuité réelle
+et profonde, qui ne saurait être effacée par aucune transition
+quelconque. À mesure qu'on approfondit davantage l'étude, d'abord si
+vicieuse, des animaux inférieurs, on reconnaît de plus en plus que la
+locomotion proprement dite, au moins partielle<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a>
+<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>, et un degré
+correspondant de sensibilité générale, constituent, à tous les degrés de
+l'échelle animale, les caractères prépondérans et uniformes de
+l'ensemble de ce règne. Des rudimens très appréciables de système
+nerveux ont déjà été constatés, depuis quelques années, chez un certain
+nombre de radiaires, ce qui doit y faire présumer un état naissant de
+fibres musculaires. On ne saurait, il est vrai, s'attendre à les
+découvrir aussi dans le dernier degré d'animalité, c'est-à-dire chez les
+animaux amorphes, si toutefois un tel mode doit être finalement admis,
+envers des êtres souvent composés, et du moins toujours agrégés, dont
+l'analyse biologique n'est point encore assez avancée pour comporter un
+jugement irrévocable: mais, là même, il y a tout lieu de penser que le
+tissu cellulaire général doit offrir, à la surface, une modification
+anatomique correspondante à une première ébauche de la sensibilité et de
+la contractilité. Ces deux attributs essentiels du règne animal,
+paraissent même persister encore davantage que l'existence d'un canal
+digestif, communément envisagée comme son principal caractère exclusif.
+Il est évident qu'on n'a attribué à ce dernier caractère une telle
+prépondérance, quoique, par sa nature, il se rapporte immédiatement à la
+seule vie organique, que en y voyant une conséquence nécessaire, et, par
+suite, un indice irrécusable, de cette double propriété fondamentale,
+dont la prééminence inévitable est ainsi clairement confirmée.
+Toutefois, une telle transformation taxonomique, quoique très précieuse
+en elle-même, ne saurait être parfaitement rationnelle, ce me semble,
+qu'à l'égard des animaux qui ne sont point fixés: en sorte que, pour les
+suivans, il resterait à trouver une autre indication plus générale de
+l'animalité universelle, si l'on croyait devoir renoncer à y découvrir
+ultérieurement toute condition anatomique directe des deux propriétés
+essentiellement animales. D'un autre côté, quant à divers végétaux, tels
+surtout que l'<i>hedysarum gyrans</i>, qui paraissent présenter quelques
+indices de ces propriétés co-relatives, l'analyse de leurs mouvemens,
+quoique très confuse encore, n'autorise nullement, en effet, à attribuer
+à ces singuliers phénomènes aucun vrai caractère d'animalité, puisqu'on
+n'y aperçoit aucune relation constante et immédiate, soit avec les
+impressions extérieures, soit avec le mode d'alimentation.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote32"
+name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32">
+(retour) </a> On ne doit pas, ce me semble, perdre de vue, à
+ ce sujet, qu'une telle locomotion partielle, quoique la
+ moins importante par ses résultats immédiats, fournit
+ cependant le vrai point de départ nécessaire de la
+ locomotion totale, même dans les organismes les plus élevés,
+ où, en effet, le déplacement du centre de gravité ne saurait
+ s'accomplir, en général, que par une combinaison convenable
+ entre les mouvemens relatifs des différentes parties de la
+ surface animale et les diverses réactions mécaniques du
+ milieu ambiant. Pour qu'une semblable combinaison puisse
+ produire ce déplacement, il n'y a pas d'autre condition
+ mécanique indispensable que la libre mobilité de la masse
+ animale. On peut donc penser que si les animaux les plus
+ imparfaits n'étaient point adhérens au sol, par une
+ circonstance en quelque sorte étrangère à leur organisation,
+ nullement comparable à la fixité des végétaux, et qui peut
+ n'être point toujours permanente, les mouvemens partiels
+ qu'ils exécutent pourraient déterminer une ébauche de
+ locomotion totale.
+</blockquote>
+
+<p>Après la distinction fondamentale des deux règnes organiques, nous
+devons surtout considérer ici la hiérarchie rationnelle du seul règne
+animal, qui, par l'ensemble des motifs philosophiques ci-dessus
+indiqués, offre, de toute nécessité, la plus parfaite application des
+divers principes essentiels que nous a présentés la vraie théorie
+élémentaire de la méthode naturelle. Sans l'examen philosophique d'une
+telle application, on ne saurait acquérir de cette grande conception un
+sentiment général assez distinct et assez profond pour l'étendre avec
+succès, et sauf les modifications convenables, à de nouveaux ordres
+d'études positives.</p>
+
+<p>L'élaboration graduelle de la méthode naturelle, pendant le cours du
+siècle dernier, a successivement détruit la vicieuse prépondérance
+taxonomique jusqu'alors si souvent attribuée aux diverses considérations
+irrationnelles de séjour, de mode d'alimentation, etc., pour mettre
+enfin dans tout son jour la considération suprême de l'organisme plus ou
+moins compliqué, plus ou moins parfait, plus où moins spécial, et plus
+ou moins élevé, en un mot, du degré de <i>dignité</i> animale, suivant la
+belle expression de M. de Jussieu, qui résume admirablement le véritable
+esprit général d'une telle philosophie. C'est surtout depuis l'heureuse
+impulsion philosophique, déjà signalée ci-dessus, produite par les
+travaux zoologiques de Lamarck, que la coordination rationnelle du règne
+animal a marché rapidement vers son entière maturité. Toutefois, avant
+de pouvoir entreprendre l'établissement d'une classification pleinement
+homogène, il fallait encore que l'esprit humain précisât davantage
+l'interprétation taxonomique des conditions anatomiques, en déterminant
+l'ordre général d'importance suivant lequel les différens organes
+devaient participer à la construction de la hiérarchie animale. Ce
+dernier pas préliminaire ne pouvait manquer d'avoir lieu, quand les
+zoologistes auraient eu convenablement égard à l'analyse générale de la
+vie, à sa décomposition fondamentale en animale et végétative, sur
+laquelle Bichat, malgré ses exagérations à cet égard, venait, après
+Buffon, de porter si énergiquement une éclatante lumière. La combinaison
+inévitable de ces deux grandes impulsions, l'une tendant à chercher dans
+l'organisation les véritables bases rationnelles de la hiérarchie
+zoologique, l'autre à faire apprécier les degrés successifs d'animalité
+propres aux différens organes, a produit enfin, dès le commencement de
+ce siècle, une première esquisse directe et générale de la zootaxie
+définitive. On a reconnu dès-lors, en effet, que le système nerveux
+constituant, par sa nature, l'élément anatomique le plus animal, c'était
+surtout d'après lui que la classification devait être nécessairement
+dirigée<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a>
+<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>, en ne recourant aux autres organes, et, <i>à fortiori</i>, aux
+conditions essentiellement inorganiques, que lorsque ce principe
+deviendrait insuffisant à l'égard des subdivisions plus spéciales, et en
+employant toujours successivement les autres caractères suivant leur
+animalité décroissante. Quelle que soit la part essentielle de plusieurs
+zoologistes contemporains, surtout en France et en Allemagne, soit à la
+formation d'une telle théorie, soit à son heureux développement
+effectif, l'admirable homogénéité rationnelle, qui, en résultat
+nécessaire de l'ensemble des spéculations antérieures, commence enfin à
+s'établir aujourd'hui dans la série zoologique, me paraît due surtout
+aux travaux éminemment philosophiques de M. de Blainville, auquel la
+zootaxie devra spécialement l'indispensable substitution générale des
+caractères extérieurs aux caractères intérieurs, par suite d'une analyse
+taxonomique plus profonde et mieux conçue. C'est donc d'après la
+classification de ce grand naturaliste, tout en regrettant qu'elle n'ait
+pas encore donné lieu à un traité systématique, qu'il nous reste ici à
+apprécier sommairement la plus parfaite application de la méthode
+naturelle à la construction directe de la vraie hiérarchie animale.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote33"
+name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33">
+(retour) </a> Les zoologistes me paraissent aujourd'hui
+ avoir trop oublié la haute participation de M. Vircy à
+ l'établissement direct de ce grand principe, par
+ l'importante discussion philosophique qu'il éleva, le
+ premier, à ce sujet, en la caractérisant même par une
+ tentative générale de délinéation rationnelle du règne
+ animal, considéré dans son ensemble.
+</blockquote>
+
+<p>La plus heureuse innovation qui distingue ce système zoologique,
+consiste dans la haute importance taxonomique qu'il attribue si
+justement à la forme générale de l'enveloppe animale, jusqu'alors
+négligée par les naturalistes, et qui, néanmoins, était, en elle-même,
+si directement propre à fournir le principe de la première délinéation
+rationnelle, puisque la symétrie constitue le caractère le plus simple
+et le plus universel de l'organisme animal, comme Bichat l'a si bien
+établi. Toutefois, il semble que, dès l'origine, un tel système présente
+une sorte de paradoxe, dont la solution serait indispensable quoique
+très difficile, en ce qu'il admet l'existence d'animaux amorphes, ou
+plutôt non-symétriques. Ce sont précisément, il est vrai, ceux chez
+lesquels on n'a encore aperçu aucune trace appréciable de système
+nerveux, ce qui sauve, jusqu'à un certain point, le principe, ou du
+moins recule et transforme la difficulté. Mais il me paraît
+incontestable que la notion fondamentale de ce dernier mode de
+l'animalité n'est point jusqu'ici convenablement analysée, et qu'il faut
+concevoir la hiérarchie animale, sous la seule réserve de cet examen
+ultérieur. On ne sera point surpris que les idées soient aujourd'hui
+confuses à cet égard, en réfléchissant combien étaient encore
+profondément erronées, il y a deux générations à peine, les conceptions
+zoologiques relatives à des animaux bien supérieurs, l'ordre entier des
+radiaires, une partie des mollusques, et même des derniers articulés.</p>
+
+<p>En réduisant ainsi le règne animal aux seuls êtres réguliers qui le
+composent presque exclusivement, on doit y distinguer d'abord deux
+espèces fondamentales de symétrie, dont la plus parfaite est relative à
+un plan, et l'autre à un point ou plutôt à un axe. De là résulte la
+première classification des animaux, en pairs et rayonnés, ou
+<i>artiozoaires</i> et <i>actinozoaires</i>, suivant la nomenclature systématique
+de M. de Blainville. On ne saurait trop admirer avec quelle rigoureuse
+exactitude un attribut, en apparence aussi peu important, correspond
+réellement, d'après le beau travail de Lamarck, à l'ensemble des plus
+hautes comparaisons biologiques, qui viennent toutes converger
+spontanément vers cette simple et lumineuse distinction. Néanmoins,
+l'incontestable prépondérance d'un tel caractère reste jusqu'ici
+essentiellement empirique, et laisse encore à désirer une explication
+nette et rationnelle, à la fois physiologique et anatomique, de
+l'extrême infériorité nécessaire des animaux rayonnés envers les animaux
+pairs, qui, par leur nature, doivent être évidemment bien plus
+rapprochés de l'homme, unité fondamentale de la zoologie.</p>
+
+<p>Envisageant désormais le seul ordre général des artiozoaires, il se
+divise naturellement d'après la consistance de l'enveloppe, suivant
+qu'elle est dure ou molle, ce qui doit la rendre plus ou moins propre à
+la locomotion. Cette considération est, en quelque sorte, le
+prolongement nécessaire de la précédente, puisque la symétrie générale
+de l'animal sera évidemment beaucoup plus complète et plus prononcée
+dans le premier cas que dans le second. Les deux attributs essentiels de
+l'animalité, la locomotion et les sensations, établissent entre ces deux
+cas des différences profondes et incontestables, à la fois anatomiques
+et physiologiques, qu'on peut, en général, aisément rattacher, d'une
+manière rationnelle, à cette distinction primitive, et qui concourent
+toutes à présenter les animaux inarticulés comme nécessairement
+inférieurs aux animaux articulés. On a peine à comprendre comment Cuvier
+a pu entièrement méconnaître cette importante analogie zoologique, si
+bien pressentie par le génie du grand Linné, en persistant à placer, au
+contraire, les mollusques avant les insectes, ce qui a beaucoup entravé
+l'étude générale des uns et des autres. Cette erreur capitale paraît
+avoir résulté d'une insuffisante pondération préalable des caractères
+taxonomiques, considérés sous le point de vue philosophique; car ce
+célèbre naturaliste n'a été conduit à une telle classification qu'en
+accordant aux organes de la vie végétative une prééminence radicalement
+vicieuse sur ceux de la vie animale.</p>
+
+<p>Les animaux articulés seront maintenant distingués en deux grandes
+classes, suivant qu'ils sont articulés intérieurement, sous l'enveloppe
+cutanée, par un véritable squelette osseux, ou même cartilagineux chez
+les derniers d'entr'eux; ou que, au contraire, l'articulation est
+simplement extérieure, d'après la consolidation plus prononcée de
+certaines parties cornées de l'enveloppe, alternant avec des parties
+molles. On conçoit aisément <i>à priori</i> l'infériorité relative et jamais
+contestée de cette seconde organisation animale, surtout quant aux
+fonctions les plus élevées, celles du système nerveux. Il est
+remarquable que le développement beaucoup plus imparfait de ce système
+éminemment animal, coïncide toujours alors avec une différence
+fondamentale dans la position générale de sa partie centrale, qui, en
+effet, constamment supérieure au canal digestif chez les animaux
+vertébrés, passe au-dessous de ce canal chez tous ceux à articulation
+extérieure.</p>
+
+<p>Telle est donc, par une première analyse zoologique, la hiérarchie
+rationnelle des principaux organismes propres à la partie supérieure de
+la série animale, et qui y constituent les trois grandes classes des
+<i>ostéozoaires</i> ou vertébrés proprement dits, des <i>entomozoaires</i> ou
+articulés extérieurement, et enfin des <i>malacozoaires</i> ou mollusques.</p>
+
+<p>Considérant, en dernier lieu, la division générale des seuls
+ostéozoaires, nous devons remarquer que les grandes analogies naturelles
+auxquelles ont dû donner lieu, pour ainsi dire dès l'origine de la
+zoologie, des êtres aussi pleinement caractérisés, peuvent désormais
+être rattachées encore, de la manière la plus heureuse et la plus
+exacte, à l'état de l'enveloppe animale, dont l'invariable prépondérance
+taxonomique permet alors d'éliminer les définitions irrationnelles
+empruntées à la vie organique ou même à des conditions extérieures. Il
+suffit ici d'envisager cette enveloppe sous un nouvel aspect plus
+secondaire, quant à la nature des productions inorganiques qui la
+séparent immédiatement du milieu ambiant. On peut apprécier, en effet,
+dans la classification de M. de Blainville, comment l'incontestable
+dégradation animale qui, à partir de l'homme, se manifeste graduellement
+chez les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les amphybiens, et enfin
+les poissons, se trouve toujours fidèlement traduite par la simple
+considération d'une surface cutanée recouverte de poils, de plumes, ou
+d'écailles, ou bien dénudée. Cette prééminence nécessaire de
+l'enveloppe, sous le point de vue taxonomique, n'est pas moins prononcée
+dans l'ordre des entomozoaires, où le décroissement successif de
+l'animalité se trouve désormais exactement mesuré par la seule
+considération du nombre croissant de paires d'appendices locomoteurs,
+depuis les hexapodes jusqu'aux myriapodes, et même jusqu'aux apodes, qui
+en constituent l'extrémité la plus inférieure.</p>
+
+<p>Il serait contraire à l'esprit de cet ouvrage de poursuivre davantage
+une aussi insuffisante indication des principaux degrés successifs que
+l'on a enfin établis rationnellement dans la hiérarchie animale. Mon
+unique motif, en les signalant ici, a été de fixer avec plus d'énergie
+l'attention spéciale du lecteur sur ma recommandation préalable
+d'étudier, au moins dans son ensemble, la coordination actuelle du règne
+animal, comme une indispensable explication concrète des conceptions
+abstraites que j'avais d'abord exposées relativement au génie
+fondamental de la méthode naturelle, dont l'exacte appréciation
+philosophique constituait seule l'objet essentiel de cette leçon. Du
+reste, il ne saurait être nullement question ici d'aucun traité
+particulier de philosophie biotaxique. C'est pourquoi je ne dois pas
+même m'arrêter à l'examen des divers moyens employés par les zoologistes
+pour définir, aux divers degrés de l'échelle animale, les vraies notions
+de <i>famille</i> et de <i>genre</i>, d'une manière exactement conforme au
+véritable esprit de la méthode naturelle. Quoique un tel sujet puisse
+présenter des considérations générales d'un haut intérêt, susceptibles
+de faire mieux connaître l'ensemble de cette méthode, elles
+appartiennent évidemment aux ouvrages spéciaux sur la philosophie
+zoologique. En considérant surtout, sous ce point de vue, l'ensemble des
+tableaux zoologiques de M. de Blainville, tous les esprits
+philosophiques reconnaîtront, avec une profonde satisfaction, comment,
+même dans ces deux dernières subdivisions générales de la hiérarchie
+animale, la classification, constamment homogène et rationnelle, repose
+encore sur des caractères anatomiques plus ou moins directement relatifs
+aux attributs essentiels de l'animalité. La construction de cette grande
+série laisse aujourd'hui, sans doute, beaucoup d'anomalies partielles à
+résoudre, et une multitude de genres, ou même de familles, à mieux
+établir ou à mieux coordonner, principalement envers les animaux
+inférieurs. Mais ces nombreuses imperfections secondaires, inévitables
+dans une opération aussi vaste, aussi difficile, et aussi récente,
+n'altèrent plus désormais, en aucune manière, le vrai caractère
+philosophique de l'ensemble d'un tel système, la tendance directe et
+prépondérante à disposer tous les êtres suivant l'ordre rigoureux de
+leur animalité décroissante. Pour qu'on puisse atteindre, autant que
+possible, à cette idéale perfection taxonomique, il ne reste plus à
+constituer aujourd'hui qu'une dernière partie générale du système
+fondamental, celle qui concerne la distribution rationnelle des espèces
+de chaque genre naturel, dont les principes propres sont encore très
+vaguement aperçus. Autant il eût été inopportun de considérer plus tôt
+cette application extrême et délicate de la théorie taxonomique, autant
+il conviendrait de commencer à s'en occuper maintenant.</p>
+
+<p>Quant au règne végétal, l'ensemble des principes établis dans cette
+leçon démontre clairement que, malgré tous les efforts, la méthode
+naturelle ne saurait y comporter jamais une perfection comparable à
+celle dont le règne animal est susceptible, même dans ses degrés les
+plus inférieurs. Les familles peuvent y être regardées aujourd'hui comme
+établies d'une manière satisfaisante, quoique par une voie
+essentiellement empirique. Mais leur coordination naturelle reste, de
+toute nécessité, presque entièrement arbitraire, faute d'un principe
+hiérarchique qui puisse les subordonner rationnellement les unes aux
+autres. La notion d'animalité admet, en elle-même, une succession
+évidente de différens degrés profondément tranchés, susceptible de
+fournir, comme nous venons de le constater, la base naturelle d'une
+vraie hiérarchie animale. Il n'en saurait être ainsi, au contraire, pour
+la végétabilité. Celle-ci n'est point, sans doute, à beaucoup près,
+toujours également intense; mais elle est, par sa nature, chez tous les
+êtres, essentiellement homogène: il n'y a jamais qu'une assimilation et
+une désassimilation continues, aboutissant à une reproduction
+nécessaire. Or, les différences d'intensité, que peuvent seules
+comporter de tels phénomènes fondamentaux, ne sauraient donner lieu à la
+formation distincte d'aucune véritable échelle végétale, analogue à
+l'échelle animale, d'autant plus que, en général, ces divers degrés
+tiennent réellement au moins autant à l'influence prépondérante des
+circonstances extérieures qu'à l'organisation caractéristique de chaque
+végétal. Ainsi, la comparaison hiérarchique n'aurait ici aucune base
+rationnelle suffisante.</p>
+
+<p>Je crois devoir même, en second lieu, signaler sommairement, à ce sujet,
+une nouvelle considération, qui, sans être aussi fondamentale que la
+précédente, peut faire ressortir, sous un autre aspect essentiel,
+l'extrême difficulté nécessaire d'établir entre les diverses familles
+végétales aucune hiérarchie véritable. Elle consiste à remarquer le
+profond embarras scientifique que doit présenter toute définition nette
+et directe de l'être végétal, attendu que chacun des végétaux
+observables ne constitue presque jamais un être déterminé, mais une
+confuse agglomération d'une multitude d'êtres distincts et indépendans.
+On se formerait une très fausse idée d'une telle disposition, en
+regardant un grand végétal comme une sorte de polype immense; car, la
+composition animale proprement dite est, en elle-même, d'une tout autre
+nature. Dans les derniers rangs de la hiérarchie animale, les êtres,
+jusqu'alors nécessairement simples, deviennent, en effet, très
+fréquemment composés; mais le système, quelque étendu qu'il puisse
+être, ne cesse point de comporter une exacte définition scientifique.
+Les êtres qui le composent ne sont pas simplement agrégés ou
+juxta-posés; ou, du moins, ce cas ne se présente que très rarement, et
+uniquement à l'extrémité la plus inférieure de l'échelle zoologique: ils
+constituent réellement une sorte de société intime, involontaire et
+indissoluble, caractérisée par un seul appareil organique général en
+relation avec divers appareils animaux indépendans les uns des autres,
+mais tous inséparables de leur commune base vitale. Dans le règne
+végétal, au contraire, il n'y a jamais qu'une simple agglomération, que
+nous pouvons même souvent produire à notre gré par l'artifice de la
+greffe. Tous les êtres ainsi réunis sont alors entièrement séparables,
+et ne présentent d'autres élémens communs que des parties
+essentiellement inorganiques, dont le principal usage consiste à fournir
+au système un moyen général de consolidation mécanique. Quoique les lois
+essentielles d'une telle agglomération soient jusqu'ici très
+imparfaitement connues, il y a tout lieu de penser néanmoins que nulle
+condition vraiment organique ne tend à limiter nécessairement
+l'extension possible d'un semblable système, laquelle paraît surtout
+dépendre de conditions purement physiques et chimiques, combinées avec
+l'influence totale des diverses circonstances extérieures. Or, on
+conçoit aisément combien cette notion générale doit entraver directement
+toute subordination rationnelle des différentes familles végétales à une
+hiérarchie commune, puisque la vraie diversité organique fondamentale
+qui pouvait exister entre elles, déjà si peu prononcée par la nature
+même de la végétation, se trouve ainsi profondément atténuée.</p>
+
+<p>Le seul commencement de coordination vraiment philosophique qu'on soit
+encore parvenu à établir dans l'ensemble du règne végétal, se réduit, en
+réalité, à la division principale qui sert de point de départ à la
+classification de M. de Jussieu. En distinguant les végétaux suivant
+l'existence ou l'absence de feuilles séminales, et, pour le premier cas,
+suivant qu'ils en offrent plusieurs ou une seule, on obtient l'unique
+disposition taxonomique qui présente, dans le règne végétal, un
+caractère philosophique comparable à celui de l'échelle animale. Car, le
+passage successif et général des dicotylédons aux monocotylédons et de
+ceux-ci aux acotylédons peut, en effet, être regardé comme constituant
+une sorte de dégradation croissante, analogue à la succession des divers
+degrés de la série zoologique, quoique beaucoup moins caractérisée. Une
+telle considération a dû surtout prévaloir depuis que la comparaison
+primitive, fondée sur les organes de la reproduction, a été vérifiée,
+dans son ensemble, par l'examen des organes de la nutrition, d'après la
+belle découverte de Desfontaines, seul exemple capital jusqu'ici d'une
+large et heureuse application de l'anatomie comparée à l'organisme
+végétal. Par un aussi remarquable concours des deux modes nécessaires de
+comparaison anatomique propres à la nature de cet organisme, cette
+grande proposition générale a désormais pris rang parmi les plus éminens
+théorèmes de la philosophie naturelle. Mais, le commencement de
+hiérarchie qui se trouve ainsi établi dans le règne végétal, demeure
+toutefois évidemment insuffisant; puisque les familles très nombreuses
+qui composent chacune de ces trois divisions principales n'en restent
+pas moins disposées entr'elles suivant un ordre purement arbitraire,
+auquel il y a peu d'espérance plausible de pouvoir jamais imposer une
+véritable rationnalité. On conçoit, par suite, que la distribution
+intérieure des espèces, et peut-être même celle des genres, dans chaque
+famille, doit présenter nécessairement, à plus forte raison, une
+semblable imperfection fondamentale, comme dépendant, par sa nature,
+des mêmes principes taxonomiques, dont l'application la plus précise et
+la plus délicate ne saurait être tentée sans qu'on eût préalablement
+surmonté la difficulté beaucoup moindre, et néanmoins jusqu'ici
+invincible, de la coordination des familles. La méthode naturelle ne
+présente donc réellement aujourd'hui, à l'égard du règne végétal,
+d'autre résultat usuel que le seul établissement, plus ou moins
+empirique, des familles et des genres.</p>
+
+<p>Quelque précieuse que soit, en elle-même, une semblable acquisition, on
+ne saurait être surpris qu'elle n'ait point encore déterminé, si elle
+doit jamais le faire, l'exclusion totale de l'usage effectif des
+méthodes purement artificielles, et surtout de celle de Linné; quoique,
+pendant sa longue élaboration graduelle de la méthode naturelle,
+l'esprit humain ait paru, jusqu'à notre époque, avoir essentiellement en
+vue la coordination du seul règne végétal. Il ne faut pas oublier,
+toutefois, que la méthode naturelle ne constitue pas un simple moyen de
+classification, mais surtout, même dans son état le moins parfait, un
+important système de connaissances réelles sur les vraies relations des
+êtres existans. Ainsi, quand même la botanique descriptive devrait
+finalement renoncer à l'employer, le perfectionnement continu d'une
+telle méthode n'en présenterait pas moins un haut intérêt pour le
+progrès de l'étude générale des végétaux, dont les résultats comparatifs
+se trouvent ainsi fixés et combinés. Cependant, vu l'imperfection
+nécessaire de la taxonomie végétale, et l'impossibilité fondamentale d'y
+établir aucune véritable hiérarchie organique, l'esprit de ce traité
+nous oblige, en dernière analyse, de concevoir désormais collectivement
+le règne végétal comme le dernier terme général de la grande série
+biologique, sans considérer davantage sa décomposition intérieure, qui,
+malgré son importance propre et directe, ne saurait, en effet, exercer
+aucune influence capitale sur le perfectionnement des hautes
+spéculations biologiques, soit statiques, soit dynamiques, sujet
+prépondérant de notre travail. En général, l'admirable propriété
+philosophique de la hiérarchie biologique, comme principal instrument
+logique de la science des corps vivans, doit devenir d'autant moins
+prononcée qu'on descend à des subdivisions plus spéciales: elle
+appartient surtout à l'étude comparative d'un assez petit nombre de
+modes essentiels d'organisation, se succédant par des dégradations
+profondément tranchées; l'organisme végétal constitue nécessairement le
+dernier de ces modes fondamentaux. Quand on croît devoir recourir à une
+décomposition plus développée, il est aisé de comprendre, en principe,
+qu'une seule grande division du règne animal, l'entomologie par exemple,
+offrira, sous ce point de vue, beaucoup plus de ressources scientifiques
+que le règne végétal tout entier, comme donnant réellement lieu à la
+comparaison d'organismes bien plus variés, et surtout bien mieux
+caractérisés.</p>
+
+<p>La haute destination spéculative de la partie fondamentale de la
+biologie dont je viens d'examiner le vrai caractère philosophique, doit
+faire excuser, sans doute, l'extension presque inévitable de cette
+longue leçon. Plus qu'aucune autre, cette partie est aujourd'hui fort
+imparfaitement appréciée par les meilleurs esprits étrangers aux études
+biologiques spéciales, et aussi par la plupart des biologistes
+eux-mêmes. Trop souvent encore, on ne voit qu'un simple artifice de
+classification, dans ce qui, par sa nature, constitue, au contraire, et
+le résumé le plus substantiel de l'ensemble des diverses connaissances
+biologiques, et le plus puissant moyen rationnel de leur
+perfectionnement ultérieur. Il était donc particulièrement
+indispensable, et à la fois plus difficile, de faire nettement ressortir
+cette admirable construction de la grande hiérarchie organique, l'une
+des plus éminentes créations de la philosophie positive. Bien loin de
+regarder les considérations précédentes comme plus développées que ne le
+prescrivait la nature propre de cet ouvrage, j'ai plutôt lieu de
+craindre qu'elles ne suffisent point encore pour caractériser dignement
+le véritable esprit général de cette belle conception, et pour donner
+une juste idée de sa portée nécessaire. L'ensemble des trois leçons
+suivantes complètera, j'espère, cette imparfaite appréciation
+philosophique, en manifestant spontanément l'usage fondamental d'une
+telle notion dans le système entier des spéculations physiologiques.</p>
+
+<p>Je devais ici m'attacher seulement à expliquer par quel inévitable
+enchaînement d'opérations, soit scientifiques, soit logiques, l'esprit
+humain avait pu enfin parvenir, après tant de laborieux essais
+préliminaires, à coordonner l'immense série des êtres vivans, depuis
+l'homme jusqu'au végétal, en une seule hiérarchie rationnelle, dont la
+composition essentielle n'offrît jamais rien d'arbitraire, et qui tendît
+à fixer, avec une rigoureuse précision, le véritable degré de dignité
+biologique propre à chaque espèce. Cette extrême perfection taxonomique
+est encore loin, sans doute, d'une entière et exacte réalisation, qui ne
+saurait même jamais être complétement obtenue. Mais notre intelligence y
+tend évidemment désormais, d'une manière directe et systématique, avec
+la pleine conscience de sa destination définitive. Quoique peu
+développée jusqu'ici, la saine biotaxie est donc aujourd'hui
+philosophiquement constituée, avec tous ses vrais attributs
+caractéristiques, depuis que la méthode naturelle, d'abord
+essentiellement établie pour la coordination du seul règne végétal, a
+été enfin directement conçue comme destinée surtout, par sa nature, au
+perfectionnement nécessaire et continu du règne animal, qui avait dû,
+dans l'origine, en fournir le type spontané, ainsi que je l'ai expliqué.
+Telle est l'unique source où tous les bons esprits doivent constamment
+étudier la véritable théorie générale des classifications naturelles, à
+quelque ordre de phénomènes qu'ils se proposent finalement d'en faire
+une heureuse application: c'est sous ce point de vue spécial que la
+science biologique devait, par sa nature, directement concourir au
+perfectionnement fondamental de l'ensemble de la méthode positive, dont
+cette théorie constitue un indispensable élément, qui n'était pas
+susceptible de se développer par aucune autre voie, et qui ne saurait
+même être autrement apprécié.</p>
+
+
+<a name="l43" id="l43"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>QUARANTE-TROISIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml">Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie végétative
+ou <i>organique</i>.</p>
+
+<p>Nous avons suffisamment caractérisé, dans les deux leçons précédentes,
+le véritable esprit philosophique propre à chacune des deux parties
+essentielles de la biologie statique, l'une relative à l'analyse
+fondamentale de tout organisme déterminé, l'autre à la coordination
+rationnelle de tous les divers organismes en une seule hiérarchie
+générale. Cette double étude fournit, sans doute, par sa nature, la base
+indispensable de toutes les recherches vraiment scientifiques sur les
+lois positives des phénomènes vitaux; mais, en elle-même, elle ne
+saurait constituer, sous ce point de vue final, qu'un simple travail
+préliminaire. Néanmoins, cette première moitié de la science biologique
+est malheureusement la seule aujourd'hui, en vertu de sa moindre
+complication nécessaire, dont le vrai caractère philosophique puisse
+être regardé comme irrévocablement prononcé. Quoique un développement
+systématique aussi récent doive être encore fort imparfait, nous avons
+cependant bien reconnu que toutes les diverses conceptions essentielles
+destinées à garantir indéfiniment la rationnalité positive de la
+biologie statique sont désormais pleinement établies, quant à l'un ou à
+l'autre des deux aspects généraux propres à cette étude fondamentale.
+Ainsi, l'esprit humain n'a plus, à cet égard, qu'à suivre avec
+persévérance et sans hésitation une voie scientifique nettement tracée,
+où les progrès sont assurés d'avance, et dont la direction ne saurait
+donner lieu à aucune contestation capitale. Il s'en faut de beaucoup, au
+contraire, que les mêmes conditions essentielles aient été
+convenablement remplies jusqu'ici envers la biologie dynamique, qui
+constitue néanmoins le véritable sujet final de la philosophie
+organique, et sur laquelle nous devons maintenant fixer une attention
+directe et exclusive.</p>
+
+<p>La judicieuse comparaison rapportée par Fontenelle, pour caractériser,
+au commencement du siècle dernier, l'extrême disproportion générale de
+nos connaissances anatomiques à nos connaissances physiologiques<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a>
+<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>,
+continuerait à être, même aujourd'hui, essentiellement applicable,
+malgré les nombreuses et importantes acquisitions qui ont tant enrichi
+depuis lors le système des saines études biologiques. Non-seulement les
+notions positives sur la vraie théorie fondamentale de la vie, réduite
+même à ses plus simples phénomènes, sont encore fort restreintes et très
+confuses; mais, surtout, la véritable méthode philosophique qui doit
+diriger les recherches purement physiologiques demeure presque
+entièrement inconnue à la plupart des esprits occupés aujourd'hui d'un
+tel ordre de spéculations. Le principal attribut de cette méthode
+consiste, comme nous l'avons si pleinement démontré, dans l'extension
+fondamentale et habituelle de la comparaison biologique à l'ensemble des
+organismes connus. Or, cette condition caractéristique n'est presque
+jamais suffisamment remplie, aujourd'hui, pour les travaux de
+physiologie pure, qui, cependant, vu leur complication supérieure,
+doivent réclamer, plus impérieusement même que les questions de simple
+anatomie, l'usage régulier et permanent de ce moyen capital<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a>
+<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>. Ainsi
+privé de son plus puissant instrument rationnel, le système des études
+physiologiques ne saurait être regardé aujourd'hui comme vraiment
+constitué sur les bases définitives qui lui sont propres. Malgré
+l'importance réelle des recherches déjà entreprises, on ne peut voir,
+dans la plupart d'entre elles, que de simples essais préliminaires,
+qu'il faudra nécessairement refondre et compléter d'après un plan
+systématique, avant de pouvoir les convertir en élémens irrévocables de
+la saine biologie dynamique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote34"
+name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34">
+(retour) </a> «Nous autres anatomistes, disait alors
+ ingénieusement Méry, nous ressemblons aux commissionnaires
+ de Paris, qui connaissent exactement toutes les rues,
+ jusqu'aux plus petites et aux plus écartées, mais qui
+ ignorent ce qui se passe dans les maisons.»
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote35"
+name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35">
+(retour) </a> La constitution actuelle de l'enseignement
+ biologique, surtout en France, offre une vérification très
+ sensible d'une telle disposition générale, puisque aucune
+ chaire n'y est encore consacrée à la physiologie comparée.
+ Sauf le cours mémorable de M. de Blainville, qui ne fut
+ qu'une infraction formelle et momentanée des usages
+ réguliers, les études physiologiques officielles n'ont
+ jamais cessé jusqu'ici d'y être entièrement bornées à la
+ seule considération de l'homme, tandis que les études
+ anatomiques y ont acquis une extension à peu près
+ suffisante, du moins dans certains établissemens<a id="footnotetagA" name="footnotetagA"></a>
+<a href="#footnoteA"><sup class="sml">A</sup></a>.
+</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnoteA"
+name="footnoteA"><b>Note A: </b></a><a href="#footnotetagA">
+(retour) </a> Depuis que cette note a été écrite, une chaire
+ de physiologie comparée a été instituée au Muséum d'histoire
+ naturelle de Paris.
+</blockquote>
+
+<p>Cette incertitude radicale sur le vrai caractère scientifique de la
+physiologie, est aujourd'hui la cause essentielle, non-seulement de la
+divergence prononcée des diverses écoles régulières, mais aussi du
+crédit déplorable qu'obtiennent encore avec tant de facilité les plus
+monstrueuses aberrations, ordinairement secondées par le charlatanisme
+le plus grossier, comme on le voit chez les magnétiseurs, les
+homéopathes, etc. Sauf les études sociales, où, par un motif semblable
+et encore plus énergique, aucun frein intellectuel n'est imposé
+jusqu'ici à cette tendance anarchique, nulle autre partie de la
+philosophie naturelle ne saurait présenter désormais le honteux
+spectacle d'un tel désordre, qui paraît indiquer le bouleversement
+momentané des notions les plus élémentaires et les mieux établies. Les
+esprits livrés aux recherches mathématiques, astronomiques, physiques et
+chimiques, ne sont point, sans doute, ordinairement d'une trempe plus
+forte ni d'une nature plus rationnelle que ceux qui s'occupent de
+spéculations physiologiques; mais, quelle que puisse être leur
+disposition spontanée aux aberrations fondamentales, elle se trouve
+toujours suffisamment contenue aujourd'hui par la constitution
+irrévocablement définie de la science correspondante, qui circonscrit de
+plus en plus le champ général de la divagation et du charlatanisme.
+Cette triste exception propre à la physiologie actuelle, peut être
+attribuée, il est vrai, à l'éducation profondément vicieuse de presque
+tous ceux qui la cultivent maintenant, et qui abordent brusquement
+l'étude des phénomènes les plus complexes sans avoir aucunement préparé
+leur intelligence par l'habitude intime des spéculations les plus
+simples et les plus positives, ainsi que je l'ai expliqué dans la
+quarantième leçon. Néanmoins, malgré l'incontestable influence d'un
+régime aussi irrationnel, je persiste à regarder l'indétermination
+actuelle du véritable esprit général de la science physiologique
+proprement dite comme la principale cause immédiate de cette licence
+presque illimitée que peuvent y usurper encore les intelligences les
+plus désordonnées. À vrai dire, les deux considérations rentrent
+essentiellement l'une dans l'autre; car, cette absurde éducation
+préalable serait, de toute nécessité, bientôt rectifiée, en dépit des
+diverses obstacles, si le vrai caractère de la science, nettement établi
+aux yeux de tous, avait enfin mis en pleine évidence la nature des
+conditions préliminaires indispensables à sa culture rationnelle.</p>
+
+<p>Sous le point de vue philosophique, cette constitution encore vague et
+indécise de la science physiologique devait sans doute paraître
+inévitable, puisque la biologie statique, première base nécessaire de la
+biologie dynamique, n'a pu acquérir complétement que de nos jours la
+véritable organisation systématique qui lui est propre, comme nous
+l'avons précédemment reconnu. Mais, quoiqu'il n'y ait pas lieu de
+s'étonner d'une telle imperfection générale, cet état d'enfance de la
+physiologie rationnelle nous oblige à modifier ici la nature de nos
+considérations philosophiques sur l'étude dynamique des corps vivans. Au
+lieu de procéder directement à l'appréciation analytique de conceptions
+fondamentales irrévocablement établies, comme nous avons pu le faire
+pour la biologie statique, nous devons surtout examiner, quant à la
+physiologie pure, les seules notions de méthode, c'est-à-dire, le mode
+général d'organisation des recherches destiné, par la vraie nature d'une
+telle science, à conduire ultérieurement à la connaissance définitive
+des lois réelles des phénomènes vitaux, au sujet desquelles on n'a guère
+pu obtenir jusqu'ici que de simples matériaux. Quelque peu satisfaisante
+que paraisse, en elle-même, une semblable opération philosophique, sa
+nécessité prépondérante la recommande éminemment aujourd'hui à tous les
+bons esprits, puisque c'est surtout de là que doit désormais résulter le
+développement rapide et régulier des saines doctrines physiologiques. En
+un mot, c'est l'institution nette et rationnelle des questions
+physiologiques, bien plus que leur résolution directe et définitive,
+encore essentiellement prématurée, qui maintenant importe surtout au
+progrès général de la vraie philosophie biologique. Les conceptions
+relatives à la méthode auront toujours nécessairement beaucoup plus de
+prix dans l'étude des lois vitales qu'à l'égard d'aucune branche
+antérieure de la philosophie naturelle; en vertu de la complication
+supérieure des phénomènes, qui doit nous exposer bien davantage à une
+mauvaise direction des travaux: à plus forte raison cette considération
+doit-elle prédominer tant que la science n'est qu'à l'état naissant.
+Combien la véritable nature de la science physiologique ne doit-elle
+point paraître aujourd'hui profondément méconnue quand, à la frivole
+témérité qui y préside ordinairement aux recherches les plus difficiles,
+on oppose la scrupuleuse prudence des géomètres et des astronomes à
+l'égard des études les mieux constituées, circonscrites aux sujets les
+plus simples, où tout écart peut être si aisément signalé et rectifié!</p>
+
+<p>Quoique tous les phénomènes vitaux soient nécessairement toujours
+solidaires les uns des autres, il est néanmoins indispensable de
+décomposer ici leur étude spéculative et abstraite d'après le même
+principe philosophique qui nous a constamment dirigés dans les autres
+sciences fondamentales, c'est-à-dire, par la considération naturelle de
+leur généralité décroissante. Cette considération équivaut
+essentiellement, dans ce cas, à la distinction capitale irrévocablement
+établie par Bichat, entre la vie organique ou végétative, fondement
+commun de l'existence de tous les êtres vivans, et la vie animale
+proprement dite, particulière aux seuls animaux, et dont les principaux
+caractères ne sont même très nettement prononcés que dans la partie
+supérieure de l'échelle zoologique. Mais, à l'analyse rationnelle de ces
+deux ordres de phénomènes, il faut désormais ajouter, depuis Gall, comme
+troisième partie essentielle, l'étude positive des phénomènes
+intellectuels et moraux, qui se distinguent nécessairement des précédens
+par une spécialité encore plus prononcée, puisque les organismes les
+plus rapprochés de l'homme comportent seuls leur exacte exploration.
+Bien que, suivant les définitions rigoureuses, cette dernière classe de
+fonctions soit, sans doute, implicitement comprise dans ce qu'on nomme
+la vie animale, cependant sa généralité évidemment moindre, la
+positivité à peine ébauchée de son étude systématique, et la nature
+propre des difficultés supérieures qu'elle présente, nous prescrivent,
+surtout aujourd'hui, de concevoir directement cette nouvelle théorie
+scientifique comme une dernière branche fondamentale de la physiologie,
+afin qu'une intempestive fusion ne dissimule point sa haute importance
+et n'altère pas son vrai caractère. Tel est donc l'ordre rationnel
+suivant lequel les trois dernières leçons de ce volume doivent
+successivement contenir l'examen philosophique des trois parties
+essentielles de la théorie de la vie, en consacrant d'abord la leçon
+actuelle à la considération de la vie organique proprement dite. Il
+demeure toutefois bien entendu qu'une telle analyse de la vie, quelque
+indispensable qu'elle soit à la connaissance positive de ses lois
+générales, doit toujours être conçue en vue d'une recomposition
+ultérieure, propre à faire convenablement ressortir cet intime consensus
+universel qui caractérise si profondément le sujet permanent de la
+science physiologique.</p>
+
+<p>Avant de considérer directement l'étude générale de la vie végétative,
+il faut nécessairement signaler ici, d'une manière distincte quoique
+très sommaire, une théorie préliminaire fort importante, dont le besoin
+a déjà été indiqué dans la quarantième leçon, la théorie fondamentale
+des <i>milieux</i> organiques, sans laquelle l'analyse des phénomènes vitaux
+ne saurait comporter aucune véritable rationnalité.</p>
+
+<p>La mémorable controverse soulevée, au commencement de ce siècle, par
+l'illustre Lamarck, sur la variation des espèces animales en vertu de
+l'influence prolongée des diverses circonstances extérieures, doit être
+réellement envisagée, d'après la leçon précédente, comme le premier
+grand travail qui ait irrévocablement introduit dans la philosophie
+biologique ce nouvel aspect élémentaire, jusqu'alors essentiellement
+négligé ou mal apprécié. Peut-être même l'exagération, d'ailleurs
+inévitable, de la doctrine de Lamarck à ce sujet, était-elle
+indispensable pour transporter avec efficacité notre faible intelligence
+à ce nouveau point de vue; car l'histoire de l'esprit humain me paraît
+manifester toujours un semblable phénomène logique en toute occasion
+analogue. Aujourd'hui que la biologie tend à s'affranchir entièrement
+d'une telle exagération, cette impulsion énergique ne laissera bientôt
+d'autre résultat permanent que le nouvel ordre d'études fondamentales
+dont la science s'est ainsi à jamais enrichie. Quoi qu'il en soit, nous
+devons ici soigneusement éliminer, à cet égard, tout ce qui ne saurait
+concerner la physiologie proprement dite, réduite à la théorie abstraite
+de l'organisme vivant. Or, la question, telle que Lamarck l'avait posée,
+se rapportait surtout à la biologie concrète, c'est-à-dire à l'histoire
+naturelle des races vivantes; ou, du moins, elle n'intéressait, en
+biologie abstraite, que la seule philosophie zootaxique, comme je l'ai
+précédemment expliqué: puisqu'il s'agissait essentiellement d'apprécier
+la puissance totale de l'ensemble des circonstances extérieures pour
+modifier le développement graduel de chaque espèce. L'esprit éminemment
+analytique qui, dans le système des études biologiques, doit
+spécialement distinguer la physiologie pure, me semble exiger qu'un tel
+examen préliminaire y soit désormais institué d'une tout autre manière,
+qui consiste, en approfondissant davantage ce sujet capital, à
+considérer séparément chacune des influences fondamentales sous
+lesquelles s'accomplit toujours le phénomène général de la vie. Nous
+avons, en effet, suffisamment reconnu que l'état vital suppose, par sa
+nature, le concours nécessaire et permanent, avec l'action propre de
+l'organisme, d'un certain ensemble d'actions extérieures convenablement
+modérées, sans lesquelles il ne saurait être conçu. C'est l'analyse
+exacte de ces diverses conditions essentielles de l'existence générale
+des corps vivans, qui constitue le véritable objet précis de cette
+théorie préliminaire des <i>milieux</i> organiques, en attribuant à ce terme
+toute l'extension philosophique que je lui ai accordée dans la
+quarantième leçon. Il serait superflu de faire expressément ressortir
+ici la haute importance d'une théorie ainsi caractérisée, puisque elle
+est directement relative à l'un des élémens nécessaires du dualisme
+vital, et que, à ce titre, elle doit être aussi indispensable à la vraie
+physiologie, que l'étude statique de l'organisme. Nous devons seulement
+signaler, à ce sujet, la subordination profonde et générale qui
+s'établit par là avec tant d'évidence de la philosophie organique à la
+philosophie inorganique; car l'influence réelle du milieu sur
+l'organisme ne saurait être rationnellement étudiée, tant que la
+constitution propre de ce milieu n'est point d'abord, en elle-même,
+exactement connue.</p>
+
+<p>Ces conditions extérieures de l'existence fondamentale des corps vivans
+doivent être préalablement distinguées en deux grandes classes, suivant
+leur nature ou physique ou chimique, c'est-à-dire, en d'autres termes,
+ou mécanique ou moléculaire. Quoique les unes et les autres soient, sans
+doute, également indispensables, les premières peuvent néanmoins, en
+vertu de leur permanence plus rigoureuse et plus sensible, être
+réellement envisagées comme plus générales, sinon quant aux divers
+organismes, du moins quant à la durée continue de chacun d'eux.</p>
+
+<p>Parmi les influences purement physiques, il faut placer, au premier rang
+dans l'ordre de la généralité, l'action de la pesanteur, dont la
+puissance physiologique ne saurait être ni contestée ni négligée. Malgré
+l'ascendant trop prolongé qu'exerce encore sur la plupart des
+physiologistes une vaine philosophie métaphysique, qui représente
+abstraitement les corps vivans comme soustraits, par leur nature, à
+l'empire des lois physiques, les esprits les plus chimériques n'ont
+jamais pu être assez conséquens pour oser directement admettre aucune
+suspension réelle de la pesanteur dans l'état vital. Quel que fût
+l'entraînement des préoccupations spéculatives, le bon sens universel
+aurait bientôt rectifié une aberration aussi prononcée, en rappelant
+que, conformément à la théorie fondamentale de l'équilibre et du
+mouvement, le plus entier développement de l'activité vitale ne saurait
+un seul instant empêcher l'homme lui-même d'obéir strictement, en tant
+que poids ou projectile, aux mêmes lois mécaniques que toute autre masse
+équivalente; ce qui a d'ailleurs été pleinement confirmé par les
+expériences directes les plus exactes. Aussi la biologie est-elle
+désormais heureusement dispensée d'examiner spécialement ce principe
+incontestable de la rigoureuse universalité de la pesanteur, dont la
+démonstration formelle doit surtout appartenir aux géomètres et aux
+physiciens. Mais, à raison même de cette universalité nécessaire, il est
+impossible que l'influence continue de la pesanteur ne participe point,
+d'une manière notable, à la production générale dès phénomènes vitaux,
+auxquels elle doit être tantôt favorable, tantôt contraire, et presque
+jamais indifférente; c'est la juste appréciation de cette coopération
+inévitable qui seule constitue un important sujet de recherches
+biologiques, jusqu'ici à peine ébauché. L'exécution précise d'une telle
+analyse présente malheureusement, par sa nature, de très grandes
+difficultés, puisque, dans la plupart des cas, une semblable influence
+ne peut être ni complétement suspendue ni notablement modifiée.
+Toutefois, l'examen attentif des phénomènes a déjà mis en pleine
+évidence, sous divers rapports importans, l'influence positive de la
+pesanteur sur l'accomplissement réel des phénomènes physiologiques, soit
+à l'état normal, soit à l'état pathologique. À cet égard, les différens
+degrés principaux de la hiérarchie biologique présentent chacun des
+avantages propres. Dans la partie inférieure de l'échelle, et surtout
+dans l'organisme végétal, l'action physiologique de la pesanteur est
+beaucoup moins variée, mais aussi bien plus prépondérante et plus
+sensible, vu la moindre complication de l'état vital, alors aussi
+rapproché que possible de l'état inorganique. Les lois ordinaires et les
+limites générales de l'accroissement des végétaux paraissent
+essentiellement dépendre de cette influence, comme l'ont si clairement
+vérifié les ingénieuses expériences de M. Knight, sur la germination
+modifiée par un mouvement de rotation plus ou moins rapide. Des
+organismes bien plus élevés sont même assujétis à des conditions
+analogues, sans lesquelles on ne saurait expliquer, par exemple,
+pourquoi les plus grandes masses animales vivent constamment dans un
+fluide assez dense pour supporter presque tout leur poids, et souvent
+pour le soulever spontanément. Cependant, la partie supérieure de la
+série animale est nécessairement moins propre à l'exacte appréciation de
+l'influence physiologique de la pesanteur, qui concourt alors avec un
+trop grand nombre d'actions hétérogènes. Mais cette influence, quoique
+moins dominante et plus cachée, peut y être étudiée sous un autre
+aspect, en vertu de l'extrême variété des actes vitaux auxquels elle
+doit participer; car, il n'est presqu'aucune fonction, soit organique,
+soit animale, et même intellectuelle, où l'on ne puisse signaler avec
+certitude une indispensable intervention générale de la pesanteur, qui
+se manifeste spécialement en tout ce qui concerne la stagnation ou le
+mouvement des fluides. Il est donc très regrettable qu'un sujet aussi
+étendu et aussi important n'ait point encore donné lieu à des recherches
+directes vraiment rationnelles, largement conçues et méthodiquement
+poursuivies dans l'ensemble de la hiérarchie biologique.</p>
+
+<p>Après cette étude physiologique de la pesanteur, on doit naturellement
+placer, comme une sorte de complément nécessaire, l'examen des autres
+conditions purement mécaniques de l'existence fondamentale des corps
+vivans. La principale d'entre elles se rapporte à la pression générale
+qu'exerce sur l'organisme le milieu proprement dit, soit gazeux, soit
+liquide; pression qui n'est qu'une suite indirecte de la pesanteur,
+envisagée toutefois dans ce milieu et non plus dans l'organisme. Quoique
+cette seconde influence soit aussi très imparfaitement analysée encore,
+la facilité avec laquelle elle peut être modifiée par diverses
+circonstances, naturelles ou artificielles, a déjà permis d'obtenir,
+sous ce rapport, quelques résultats scientifiques moins insuffisans.
+L'existence générale de tout animal atmosphérique, sans en excepter
+l'homme, est nécessairement renfermée entre certaines limites plus ou
+moins écartées de l'échelle barométrique, hors desquelles on ne saurait
+la concevoir. Nous ne pouvons vérifier aussi directement une telle loi
+chez les animaux aquatiques, sans que néanmoins il y ait lieu d'élever à
+ce sujet aucun doute raisonnable; il est même évident que, vu la densité
+supérieure du milieu, les limites verticales ainsi assignables au séjour
+de chaque espèce doivent être certainement beaucoup plus rapprochées. Il
+faut cependant convenir que, pour l'un ou pour l'autre milieu, nous
+n'avons jusqu'ici aucune notion vraiment scientifique de l'exacte
+relation générale entre l'intervalle de ces limites et le degré
+d'organisation, nos idées à cet égard étant même tout-à-fait confuses
+quant aux organismes inférieurs, et surtout à l'organisme végétal. On
+s'est d'ailleurs presque exclusivement occupé des effets physiologiques
+dus à des changemens brusques de pression; l'influence plus
+intéressante, et peut-être fort distincte, des variations graduelles a
+été à peine examinée. Enfin, dans le cas atmosphérique, seul susceptible
+d'une exploration très étendue, il est très difficile, et néanmoins
+indispensable, en altérant la pression extérieure, de dégager
+soigneusement, de la perturbation vitale due à cette cause mécanique, la
+modification toujours simultanée que ce nouvel état du milieu doit
+imprimer à l'ensemble des fonctions nutritives par suite de la
+raréfaction ou de la condensation du milieu, qui peut être souvent le
+vrai motif principal des phénomènes observés. Mais, quoique, par ces
+diverses complications, la science soit encore, sous ce rapport, à
+l'état naissant, plusieurs recherches déjà ébauchées, comme les
+tentatives de quelques physiologistes pour constater l'influence de la
+pression atmosphérique sur la circulation veineuse, les ingénieuses
+indications récemment signalées au sujet de sa coopération directe au
+mécanisme général de la station et même de la locomotion, etc.,
+témoignent évidemment, chez les biologistes actuels, une heureuse
+tendance à étudier rationnellement cet ordre important de questions
+préliminaires.</p>
+
+<p>Outre ces deux conditions fondamentales de pesanteur et de pression, une
+analyse exacte et complète de l'ensemble des influences mécaniques
+indispensables à l'état vital, exigerait aussi l'appréciation directe,
+et même préalable, de l'action physiologique générale du mouvement et du
+repos, considérés soit dans la masse vivante, soit dans ses divers
+organes essentiels. Quoique jusqu'ici à peine ébauchée, cette étude
+présente néanmoins une incontestable importance; puisque le mouvement
+contribue souvent d'une manière capitale au mécanisme des principales
+fonctions. C'est ainsi, par exemple, que les physiologistes les plus
+positifs expliquent aujourd'hui, par la subite immobilité de l'estomac,
+la perturbation profonde qu'éprouve la digestion aussitôt après la
+section ou la compression des nerfs gastriques, comme quand le défaut
+d'agitation du récipient fait cesser une action chimique. Malgré la
+confusion et l'obscurité qui subsistent encore sur de tels sujets, il y
+a déjà, ce me semble, tout lieu de penser, en principe, qu'aucun
+organisme, même parmi les plus simples, ne saurait vivre dans un état de
+complète immobilité. Le double mouvement de la terre, et surtout sa
+rotation, n'étaient peut-être pas moins directement nécessaires pour y
+permettre le développement de la vie, que par leur influence
+indispensable sur la répartition périodique de la chaleur et de la
+lumière. Il est, du reste, évident que si, comme il arrive le plus
+souvent, le mouvement est produit par l'organisme lui-même, on devra
+soigneusement éviter de confondre l'influence de cette opération vitale
+avec les effets directement propres à ce mouvement. C'est pourquoi, afin
+d'éluder cette distinction difficile, l'exploration du mouvement
+communiqué sera presque toujours préférable, dans l'élaboration
+judicieuse d'une telle doctrine, à l'analyse du mouvement spontané.
+D'après les lois fondamentales de la mécanique universelle, c'est
+surtout du mouvement de rotation qu'il importe de déterminer exactement
+l'influence physiologique, puisque, par sa nature, toute rotation tend
+directement à désorganiser un système quelconque, et, à plus forte
+raison, à troubler ses phénomènes intérieurs. Il serait donc d'un haut
+intérêt, pour la biologie positive, de poursuivre, dans l'ensemble de la
+hiérarchie organique, et spécialement dans sa partie supérieure, une
+étude comparative des modifications que peuvent éprouver les
+principales fonctions en imprimant à l'organisme une rotation
+graduellement variée, entre les limites de vitesse compatibles avec
+l'état normal, et qui devraient être préalablement déterminées. Or,
+cette étude n'a été jusqu'ici le sujet de quelques tentatives vraiment
+scientifiques, qu'à l'égard des seuls végétaux, dans les expériences
+ci-dessus signalées, qui avaient même pour principal objet l'influence
+de la pesanteur. Le cas des animaux, et surtout de l'homme, qui
+présente, à cet égard, une importance bien supérieure, soit par la
+délicatesse de l'organisme, soit par la variété de ses phénomènes,
+n'offre encore, sous ce rapport, que quelques observations incomplètes
+et incohérentes, qui vont à peine au-delà des notions les plus
+vulgaires<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a>
+<a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote36"
+name="footnote36"><b>Note 36: </b></a><a href="#footnotetag36">
+(retour) </a> Le simple mouvement, indépendamment de tout
+ changement de lieu, a été quelquefois employé, avec beaucoup
+ de succès, comme moyen thérapeutique, non-seulement dans les
+ maladies de la vie animale, mais dans celles même qui se
+ rapportent essentiellement à la vie organique, et surtout
+ dans les hydropisies abdominales, ce qui vérifie clairement
+ la haute importance réelle d'une telle influence
+ physiologique.
+</blockquote>
+
+<p>Parmi les conditions purement physiques de l'existence des corps vivans,
+dont le caractère n'est point simplement mécanique, en ce qu'elles
+tendent directement à modifier la structure intime, la plus fondamentale
+est sans doute l'action thermologique du milieu ambiant. C'est aussi la
+mieux connue, ou plutôt celle dont l'analyse générale présente
+aujourd'hui le moins d'imperfections capitales. Rien de plus manifeste,
+en effet, que cette irrésistible nécessité qui, dans l'ensemble de la
+hiérarchie organique, restreint le développement de la vie entre
+certaines limites déterminées de l'échelle thermométrique extérieure, et
+qui resserre spécialement ces limites à l'égard de chaque famille et
+même de chaque race vivante; quoique, d'ailleurs, toute idée de nombres
+précis et constans soit ici aussi déplacée que dans aucun autre genre de
+considérations biologiques. Les variations thermométriques compatibles
+avec l'état vital paraissent même encore moins étendues que les
+variations barométriques. C'est d'un tel ordre de conditions que dépend
+surtout, en histoire naturelle, la répartition permanente des divers
+organismes sur la surface de notre planète, selon des zones assez
+spécialement définies pour fournir quelquefois, aux physiciens, de
+véritables indications thermométriques, certaines quoique grossières.
+Mais, malgré la multitude de faits recueillis maintenant à cet égard, ce
+sujet fondamental n'est réellement qu'à peine ébauché jusqu'ici, aux
+yeux de tous ceux qui s'attachent principalement à la coordination de
+ces phénomènes en une doctrine générale et rationnelle. Presque tous les
+points essentiels d'une telle doctrine sont encore obscurs et
+incertains. La science manque même aujourd'hui d'une série suffisante de
+bonnes observations comparatives sur les divers intervalles
+thermométriques correspondans aux différens états organiques, et, à plus
+forte raison, d'une loi quelconque relative à cette harmonie, qui n'a
+jamais été vraiment rattachée à aucun autre caractère biologique
+essentiel. Cette immense lacune n'existe pas seulement pour l'échelle
+générale des espèces vivantes, mais aussi pour les états successifs de
+chaque organisme considéré à ses différens âges. Sous l'un et l'autre
+aspect, ce sont surtout les moindres degrés d'organisation dont l'étude,
+à cet égard, exige le plus une révision complète et systématique: car, à
+l'état d'oeuf, ou dans les organismes très inférieurs, les limites
+thermométriques de la vie paraissent devenir beaucoup plus écartées,
+quelque obscurité que présente encore un tel sujet; plusieurs
+biologistes philosophes ont même pensé que la vie avait peut-être été
+toujours possible, à un certain degré, sur notre planète, malgré les
+divers systèmes de température par lesquels sa surface a dû
+successivement passer. On peut dire, à la vérité, que l'ensemble des
+documens analysés jusqu'ici converge vers cette loi générale: l'état
+vital est tellement subordonné, par sa nature, à un intervalle
+thermométrique déterminé, que cet intervalle décroît sans cesse à mesure
+que la vie se prononce davantage, soit en remontant la hiérarchie
+biologique, soit en considérant chaque développement individuel. Mais,
+quelque plausible que doive déjà paraître une telle loi, il s'en faut
+encore de beaucoup que nous puissions la regarder aujourd'hui comme
+scientifiquement établie, les nombreuses anomalies qu'elle présente
+n'étant point jusqu'ici résolues d'une manière vraiment satisfaisante.
+Une semblable imperfection dans l'étude fondamentale des limites
+thermométriques propres à chaque état vital, doit faire aisément
+présumer une plus profonde ignorance quant à l'analyse plus délicate des
+modifications produites dans l'organisme par les variations de la
+chaleur extérieure, lorsque ces changemens sont renfermés entre des
+limites pleinement compatibles avec le mode d'existence correspondant.
+Dans le petit nombre d'observations systématiques que la science possède
+à cet égard, on a même confondu presque toujours l'influence des
+changemens brusques avec celle très différente qui résulte des
+variations graduelles; quoique, indépendamment de la saine philosophie
+biologique, d'irrécusables expériences directes des physiologistes
+anglais aient constaté depuis long-temps, dans l'espèce humaine,
+l'aptitude à supporter impunément, pendant un certain temps, par suite
+d'habitudes graduellement contractées, des accroissemens de température
+extérieure très supérieurs à ceux que semblait seule permettre la
+considération des perturbations violentes. Enfin, ce qui montre le plus
+clairement combien l'ensemble de ce sujet a été jusqu'ici mal étudié,
+c'est que nous pouvons, sans aucune exagération, regarder la question
+comme n'ayant pas même été nettement posée, attendu la confusion
+vicieuse qui a toujours plus ou moins dominé dans ces recherches, entre
+l'influence physiologique de la chaleur extérieure et la production
+organique de la chaleur vitale. Ces deux ordres d'études, que la notion
+commune de chaleur peut seule vaguement rapprocher, constituent
+évidemment, par leur nature, deux branches radicalement distinctes de la
+théorie biologique, puisque l'un se rapporte aux principes mêmes de la
+vie, tandis que l'autre est relatif, au contraire, à ses résultats
+généraux. Des recherches assez irrationnellement instituées pour avoir
+constamment mêlé deux problèmes aussi différens, pouvaient-elles, aux
+yeux de tout philosophe, comporter aucune véritable efficacité
+scientifique?</p>
+
+<p>Les mêmes remarques philosophiques s'appliquent, avec plus de force
+encore, à l'étude des autres conditions physiques extérieures de la vie
+générale, telles que la lumière, et surtout l'électricité, soit
+statique, soit dynamique. Sous ces deux rapports, encore plus que sous
+le précédent, la plupart des travaux entrepris jusqu'ici ne peuvent
+réellement être envisagés, dans la construction rationnelle de la
+doctrine physiologique, que comme ayant irrécusablement constaté
+l'indispensable nécessité scientifique d'une telle étude préliminaire,
+en mettant hors de doute le besoin fondamental d'une certaine influence
+permanente, lumineuse et électrique, du milieu ambiant pour la
+production et l'entretien de la vie, dans tous les modes et à tous les
+degrés qu'elle comporte. Mais, à cela près, nos connaissances réelles à
+ce sujet sont certainement plus imparfaites aujourd'hui que relativement
+à la chaleur elle-même, les observations élémentaires y étant à la fois
+beaucoup plus rares et plus grossières, en sorte que ces deux théories
+ne présentent encore aucun aspect qui ne paraisse très vague et très
+obscur, quelque incontestable que soit néanmoins la réalité d'une
+pareille étude. Sous le point de vue électrique essentiellement, la
+confusion fondamentale que je viens de signaler pour la chaleur, se
+reproduit, d'une manière plus prononcée encore, entre l'influence
+physiologique de l'électrisation extérieure, et l'électrisation
+spontanée produite par l'ensemble des actes vitaux, c'est-à-dire
+toujours entre les principes et les résultats; d'où provient également
+la stérilité nécessaire de recherches ainsi dirigées, fussent-elles même
+beaucoup plus étendues. Mais il faut remarquer, en outre, conformément à
+l'esprit des règles générales de hiérarchie scientifique établies dans
+ce Traité, que cette partie de la théorie préliminaire des milieux
+organiques, se rapportant à une branche de la physique bien plus
+imparfaite, par sa nature, que ne l'est la barologie et même la
+thermologie, elle doit nécessairement être spécialement affectée par
+cette plus grande infériorité de la doctrine qui lui sert de base
+indispensable. Tout philosophe peut, en effet, reconnaître aisément,
+dans l'ébauche actuelle d'une telle portion de la physiologie positive,
+l'influence désastreuse qu'exercent si profondément les vaines
+hypothèses anti-scientifiques qui vicient encore aujourd'hui la plupart
+des recherches d'optique et d'électrologie, comme je l'ai soigneusement
+établi en considérant la physique. Ces conceptions chimériques sur les
+fluides ou les éthers, lumineux et électriques, que les physiciens les
+moins arriérés n'osent plus préconiser qu'à titre de simple artifice
+logique, sont, au contraire, habituellement envisagées, en physiologie,
+comme caractérisant les principes réels de deux ordres d'actions
+extérieures indispensables à l'état vital. Dans l'étude de l'influence
+électrique, cette mauvaise manière de philosopher se fait plus
+spécialement ressentir, à cause de l'espèce de solidarité que la plupart
+des biologistes ont naturellement imaginé entre les prétendus fluides
+électriques et les prétendus fluides nerveux ou vitaux, en vertu de
+laquelle ces deux classes d'hypothèses illusoires s'y fortifient
+mutuellement. Tout ce système de spéculations physiologiques ne consiste
+le plus souvent aujourd'hui qu'à se représenter, plus ou moins
+confusément, le jeu fantastique de ces êtres imaginaires, auxquels
+l'organisme ne sert guère que de théâtre, et dont l'inintelligible
+contemplation absorbe nécessairement la considération, dès-lors très
+secondaire, du petit nombre de phénomènes réels qui constituaient
+primitivement le vrai sujet des recherches scientifiques. À cette cause
+essentielle d'une stérilité plus spéciale, il n'est peut-être pas
+inutile d'ajouter ici, comme obstacle accessoire mais général, suivant
+une remarque déjà signalée à l'égard de la philosophie chimique, la
+subtilité exagérée que la plupart des électriciens actuels ont
+introduite dans l'analyse des moindres sources d'électrisation, et qui
+les a fréquemment conduits à attribuer une influence évidemment
+démesurée à des phénomènes presque imperceptibles. C'est ainsi, par
+exemple, que souvent on explique, par de très faibles variations de
+l'électricité atmosphérique, des phénomènes pathologiques très
+considérables, sans être aucunement arrêté par l'absurde disproportion
+entre l'intensité des résultats effectifs et celle des principes
+prétendus. Toutefois, il faut reconnaître qu'une telle cause
+d'aberrations affecte bien plus aujourd'hui la théorie du développement
+spontané de l'électrisation animale que celle relative à l'influence
+physiologique des électrisations extérieures. Sous l'un et l'autre
+aspect, ce sont d'aussi vicieuses exagérations qui fournissent un
+fondement spécieux à l'argumentation sophistique des physiologistes
+métaphysiciens contre toute action électrique dans l'organisme.</p>
+
+<p>Telles sont les diverses lacunes fondamentales que présente la biologie
+actuelle relativement aux différentes conditions purement physiques
+indispensables au développement des phénomènes physiologiques,
+considérées surtout en ce qu'elles ont de commun à l'ensemble total des
+corps vivans, et étudiées suivant l'ordre hiérarchique établi, dans cet
+ouvrage, entre les principales branches de la physique générale. Mais
+l'analyse exacte des conditions d'existence qui offrent les caractères
+chimiques constitue, en outre, dans la théorie préliminaire des
+<i>milieux</i> organiques, une seconde division essentielle, dont
+l'importance n'est certainement pas moindre, et dont les progrès ne sont
+jusqu'ici guère plus satisfaisans.</p>
+
+<p>Réduite à ce qui est strictement général, cette dernière étude a pour
+objet propre la détermination rationnelle de l'influence physiologique
+fondamentale exercée par l'air et par l'eau, dont le mélange, à divers
+degrés, compose directement le <i>milieu</i> commun nécessaire à tous les
+êtres vivans, en prenant ce terme dans son acception habituelle la plus
+circonscrite. Les philosophes allemands qui, de nos jours, ont érigé ce
+milieu en une sorte de règne intermédiaire entre les deux mondes
+inorganique et organique, comme je l'ai déjà indiqué en traitant de la
+philosophie chimique, n'ont fait que rendre, sous une forme vicieuse, un
+sentiment aussi juste que profond de la haute importance physiologique
+d'une telle notion.</p>
+
+<p>La première considération scientifique à ce sujet consiste à
+reconnaître, d'après le lumineux aperçu de M. de Blainville, que l'air
+et l'eau ne doivent point, sous ce rapport, être étudiés séparément, à
+la manière des physiciens et des chimistes, mais que leur intime
+mélange, dont les proportions seules varient, est constamment
+indispensable à tout état vital. Il serait naturel de le penser, en se
+bornant même à envisager la composition chimique des corps vivans, dont
+les divers élémens essentiels ne peuvent se retrouver que dans
+l'ensemble de ces deux fluides. Mais ce principe devient surtout
+directement sensible sous le point de vue physiologique; puisque, en
+discutant avec soin les différentes observations, il est maintenant
+facile de constater que l'air dépourvu de toute humidité et l'eau
+nullement aérée sont également contraires à l'existence des êtres
+vivans, sans aucune distinction d'espèces. À cet égard, entre les êtres
+atmosphériques et les êtres aquatiques, animaux ou végétaux, les mieux
+caractérisés, il n'existe d'autre différence réelle que l'inégale
+proportion des deux fluides, soit que, chez les uns, l'air, devenu
+prépondérant, serve de véhicule à l'eau vaporisée, ou que l'eau,
+dominant à son tour, apporte aux autres l'air liquéfié. Dans les deux
+cas, l'eau fournit toujours la première base indispensable de tous les
+liquides organiques, et l'air les élémens essentiels de la nutrition
+fondamentale. On sait aujourd'hui que les mammifères les plus élevés, et
+l'homme lui-même, périssent nécessairement par la seule influence d'un
+desséchement convenable de l'air ambiant, aussi bien que les poissons
+placés dans une eau que la distillation a suffisamment privée d'air.
+Entre ces deux termes extrêmes, l'ensemble de la hiérarchie biologique,
+analysée sous le rapport du séjour, présente sans doute une multitude
+d'intermédiaires, dont les plus tranchés sont seuls un peu connus, où
+l'air devenu de plus en plus humide et l'eau de plus en plus aérée
+constituent une suite presque graduelle de milieux physiologiques, dont
+chacun correspond à un organisme déterminé. La seule considération des
+divers états d'un organisme unique confirme même, par d'irrécusables
+indications, l'harmonie générale que dévoile directement, à cet égard,
+la comparaison de l'ensemble des organismes; puisque, chez l'homme par
+exemple, les simples variations hygrométriques de l'atmosphère suffisent
+pour modifier notablement la marche des phénomènes physiologiques, sans
+dépasser la partie de l'échelle hygrométrique compatible avec l'état
+vital.</p>
+
+<p>Mais, si un judicieux examen sommaire d'un tel sujet a rendu désormais
+incontestable la réalité et l'importance de cette étude fondamentale, il
+est malheureusement trop facile de reconnaître, quand on veut
+entreprendre une analyse vraiment scientifique, que la biologie est
+aujourd'hui, à cet égard comme sous les rapports précédemment signalés,
+dans une véritable enfance, puisque la question peut tout au plus être
+ainsi regardée comme posée; et encore ne l'est-elle habituellement que
+d'une manière vague et obscure. Outre que les limites physiologiques des
+variations relatives à la proportion des deux fluides sont jusqu'ici
+très mal déterminées pour la plupart des cas, nous n'avons encore que
+des notions extrêmement confuses sur le mode de participation de chaque
+fluide à l'entretien de la vie générale. Un mélange aussi peu intime que
+celui des élémens de l'air, doit sans doute produire surtout de
+véritables effets chimiques; mais l'oxigène est le seul de ces élémens
+dont l'influence physiologique ait été jusqu'ici scientifiquement
+étudiée, quoique d'une manière finalement peu satisfaisante; quant aux
+autres, et principalement quant à l'azote, des physiologistes également
+compétens continuent à s'en former les idées les plus contradictoires. À
+l'égard de l'eau, l'obscurité et l'incertitude sont nécessairement
+encore plus grandes, vu l'extrême difficulté qu'on éprouve à concevoir
+qu'un appareil chimique aussi peu énergique que l'est tout corps vivant
+puisse réellement décomposer une substance aussi complétement neutre,
+comme le supposent cependant aujourd'hui tant de physiologistes.
+Toutefois l'importante théorie des hydrates, si heureusement introduite
+par les progrès récens de la chimie, doit sans doute fournir, à ce
+sujet, de lumineuses indications, en agrandissant nos idées
+fondamentales sur les divers genres d'action chimique dont l'eau est
+susceptible; mais jusqu'à présent cette théorie n'a pas été prise en
+sérieuse considération dans les spéculations biologiques, quoique on
+commence à y avoir égard sous le point de vue purement anatomique.
+Ainsi, la notion positive de l'influence physiologique du milieu général
+demeure encore profondément indéterminée. On ne saurait donc être
+surpris, à plus forte raison, qu'il n'existe jusqu'à présent aucune loi
+scientifique sur l'appréciation comparative, nécessairement bien plus
+délicate, des divers modes et degrés de cette influence dans les
+principales divisions de la hiérarchie biologique, où nous ne voyons pas
+même nettement si une telle condition d'existence devient plus ou moins
+inévitable à mesure que l'organisme s'élève.</p>
+
+<p>Quoique la théorie fondamentale des milieux organiques ne doive sans
+doute strictement comprendre que les agens extérieurs dont l'action
+physiologique est rigoureusement générale, et par suite seule
+indispensable, cependant, pour compléter cette théorie, et même pour
+l'éclaircir, on sera naturellement conduit, ce me semble, à y
+incorporer bientôt, du moins à titre d'appendice essentiel, l'analyse
+rationnelle des modifications spéciales les plus prononcées qu'impriment
+à certains organismes certaines substances correspondantes; car un tel
+sujet rentre nécessairement aussi dans la grande étude de l'harmonie
+primordiale entre le monde organique et le monde inorganique. Une
+meilleure philosophie médicale tend fort heureusement de nos jours à
+diminuer de plus en plus le nombre des <i>spécifiques</i> proprement dits, si
+abusivement multipliés par l'empirisme métaphysique des temps
+antérieurs. Mais ce serait tomber dans une exagération non moins
+irrationnelle et non moins nuisible, que de méconnaître, au contraire,
+en principe, l'incontestable influence exercée par plusieurs substances
+spéciales sur divers organismes déterminés, et même sur divers tissus
+élémentaires. Il serait évidemment absurde de concevoir qu'une
+spécialité aussi caractérisée dans l'état normal, comme on le voit à
+l'égard des alimens et des poisons, cessât brusquement dans l'état
+pathologique à l'égard des médicamens, puisque ces deux ordres de
+substances extérieures ne diffèrent pas plus radicalement l'un de
+l'autre que ces deux états de l'organisme. Aussi le dogmatiste le plus
+préoccupé ne niera-t-il jamais sérieusement l'action spécifique de
+l'alcool, de l'opium, etc., soit au degré physiologique, soit au degré
+pathologique. Or, la réalité d'un tel genre d'effets étant une fois mise
+hors de toute discussion, il importe beaucoup, non-seulement pour les
+progrès de la saine thérapeutique, mais aussi pour le perfectionnement
+de la simple biologie abstraite, qui doit seule ici nous intéresser, de
+les soumettre systématiquement à de véritables études scientifiques, à
+cause de la lumière générale qui doit nécessairement en rejaillir sur
+l'analyse des conditions plus fondamentales de l'existence des corps
+vivans. Par cela même que de semblables actions sont spéciales et
+discontinues, et par suite non indispensables, la méthode expérimentale
+peut s'appliquer, d'une manière bien plus certaine et mieux
+circonscrite, en même temps que plus variée, à leur exacte exploration.
+Leur étude doit donc rationnellement compléter la doctrine biologique
+préliminaire que j'ai qualifiée de théorie des milieux organiques, à
+laquelle elle fournit, par sa nature, des ressources essentielles qui
+lui sont propres et qui ne sauraient résulter d'aucune autre voie.
+Malheureusement ce complément nécessaire est aujourd'hui encore moins
+avancé que le sujet principal, malgré la multitude d'observations,
+incohérentes ou même inachevées, déjà recueillies à cet égard.</p>
+
+<p>L'imperfection fondamentale que nous venons de constater, sous tous les
+rapports importans, dans cette partie préliminaire de la physiologie
+positive, à peine ébauchée jusqu'ici, et qui constitue cependant une
+introduction aussi évidemment indispensable à l'étude rationnelle des
+lois réelles de la vie, suffit pour faire aisément concevoir <i>à priori</i>
+combien cette étude, que nous avons désormais à considérer directement,
+doit être aujourd'hui dans l'enfance, non-seulement comme peu avancée
+encore, mais même comme instituée d'une manière insuffisante. Quiconque,
+en effet, appréciera judicieusement l'ensemble des spéculations
+actuelles sur ce grand sujet, sans se laisser éblouir par l'imposant
+appareil de la multitude de matériaux particuliers dont la science est
+maintenant enrichie, et, à beaucoup d'égards, encombrée, reconnaîtra
+clairement que la physiologie proprement dite n'a commencé que de nos
+jours, et seulement encore chez un petit nombre d'intelligences d'élite,
+à atteindre son véritable état positif; et que, chez la plupart de ceux
+qui la cultivent, elle n'est point sortie aujourd'hui, sous divers
+aspects essentiels, de l'état métaphysique: comme l'expliquera
+d'ailleurs très bien l'histoire générale de l'esprit humain dans le
+volume suivant.</p>
+
+<p>Cet état présent de la science ne peut être nettement conçu que d'après
+la considération philosophique de ses antécédens les plus immédiats
+depuis environ un siècle. Le mouvement fondamental imprimé par notre
+grand Descartes à l'ensemble de la raison humaine, et tendant à
+positiver directement toutes nos spéculations essentielles, a produit,
+en physiologie, l'illustre école de Boerrhaave, qui, entreprenant une
+opération philosophique alors prématurée, fut entraîné par un sentiment
+exagéré et même vicieux de la subordination nécessaire de la biologie
+envers les parties antérieures et plus simples de la philosophie
+naturelle, à ne concevoir d'autre moyen de rendre enfin positive l'étude
+de la vie que par sa fusion, à titre de simple appendice, dans le
+système général de la physique inorganique. Une inévitable réaction,
+déterminée par les conséquences absurdes auxquelles devait
+nécessairement conduire le développement effectif d'une telle aberration
+philosophique, aboutit à la théorie de Stahl, qu'on peut regarder comme
+la formule la plus scientifique de l'état métaphysique de la
+physiologie. Depuis cette époque, il n'y a eu réellement, et il n'y a
+encore chez le vulgaire des biologistes, de lutte directe et ostensible
+qu'entre ces deux écoles antagonistes, qui, en France, se trouvent, en
+quelque sorte, personnifiées par les deux célèbres Facultés de Paris et
+de Montpellier. En considérant avec attention l'histoire générale de
+cette grande lutte, on reconnaît aisément que le caractère organique y a
+toujours essentiellement appartenu à l'école métaphysique, qui
+remplissait au moins la principale condition de concevoir la physiologie
+comme science distincte: l'école physico-chimique n'a eu d'efficacité
+réelle que par une action purement critique, de plus en plus secondée
+par les progrès effectifs de la science, qui dévoilaient, avec une
+évidence croissante, la dépendance fondamentale des lois organiques à
+l'égard des lois inorganiques. Cette action a produit, dans les
+conceptions essentielles de la physiologie métaphysique, des
+modifications graduelles, tendant continuellement à les rapprocher
+davantage de l'état positif, et dont il suffit ici de signaler les deux
+principales, formulées l'une par la théorie de Barthez, et l'autre par
+celle de Bichat, comparées toutes deux à la théorie primitive de Stahl.</p>
+
+<p>La conception de Barthez ne semble d'abord différer de celle de Stahl
+que dans l'expression, seulement, en ce qu'il nomme <i>principe vital</i> la
+même entité métaphysique que son illustre prédécesseur avait appelée
+<i>âme</i>, et Van-Helmont <i>archée</i>. Mais, pour un ordre d'idées aussi
+chimérique, un tel changement d'énoncé indique toujours nécessairement
+une modification effective de la pensée principale. Aussi peut-on
+affirmer, sans hésitation, que la formule de Barthez représente un état
+métaphysique de la physiologie plus éloigné de l'état théologique que ne
+le supposait la formule employée par Stahl, de même que celle-ci avait,
+à son tour, une supériorité exactement analogue envers la formule de
+Van-Helmont. Il suffirait, pour s'en convaincre, de considérer
+l'admirable discours préliminaire dans lequel Barthez établit, d'une
+manière si nette et si ferme, les caractères essentiels de la saine
+méthode philosophique, après avoir si victorieusement démontré l'inanité
+nécessaire de toute tentative sur les causes primordiales et la nature
+intime des phénomènes d'un ordre quelconque, et réduit hautement toute
+science réelle à la découverte de leurs <i>lois</i> effectives. On ne saurait
+donc douter que l'intention dominante de Barthez ne fût de dégager enfin
+irrévocablement la science biologique de la vaine tutelle métaphysique
+dans laquelle il la trouvait si profondément entravée; et telle n'était
+point évidemment la tendance de Stahl, qui, ainsi que je l'ai ci-dessus
+caractérisée, ne constituait en effet qu'une énergique réaction contre
+les exagérations physico-chimiques de Boerrhaave. Mais, comme je l'ai
+déjà indiqué au volume précédent, faute d'avoir étudié la méthode
+positive à sa véritable source, le système des sciences mathématiques,
+Barthez ne la connaissait point d'une manière assez complète ni assez
+familière pour que la grande réforme qu'il avait si bien projetée
+n'avortât point nécessairement et radicalement dans l'exécution d'une
+entreprise que l'état de l'esprit humain rendait certainement
+prématurée. C'est ainsi que, entraîné à son insu par la tendance même
+qu'il combattait, après avoir d'abord introduit son principe vital à
+titre de simple formule scientifique, uniquement consacrée à désigner
+abstraitement la cause inconnue des phénomènes vitaux, il fut
+inévitablement conduit à investir ensuite ce prétendu principe d'une
+existence réelle et très compliquée, quoique profondément
+inintelligible, que son école a, de nos jours, si amplement développée.
+Mais, quelle qu'ait dû être l'inefficacité d'une entreprise aussi mal
+préparée, on ne saurait méconnaître l'intention évidemment progressive
+qui en avait dicté la pensée première.</p>
+
+<p>Cet esprit progressif est beaucoup plus prononcé dans la théorie
+physiologique de Bichat, aujourd'hui généralement admise, quoiqu'elle
+présente aussi, en réalité, le caractère essentiel des conceptions
+métaphysiques, c'est-à-dire l'emploi des entités. La nature de ces
+entités s'y trouve, en effet, notablement perfectionnée, et tend bien
+davantage à rapprocher la science de l'état pleinement positif,
+puisqu'un siége déterminé et visible leur est nécessairement imposé, au
+lieu du siége éminemment vague et mystérieux des entités imaginées par
+Stahl et même par Barthez. Mais, quelque réel et important que soit un
+tel progrès pour accélérer la transition finale de la biologie dynamique
+vers son entière positivité, on ne peut véritablement y voir qu'une
+dernière transformation de la physiologie métaphysique, telle que Stahl
+l'avait formulée. Car, en examinant le rôle que Bichat prescrit à ses
+diverses forces vitales, il est clair qu'elles interviennent dans les
+phénomènes à la manière des anciennes entités spécifiques introduites en
+physique et en chimie, pendant la période métaphysique de ces deux
+sciences fondamentales, sous le nom de facultés ou vertus occultes, que
+Descartes a si énergiquement poursuivies, et que Molière a si
+heureusement ridiculisées. Un tel caractère est surtout irrécusable à
+l'égard de cette prétendue <i>sensibilité organique</i>, vraiment réduite,
+par sa définition inintelligible et contradictoire, à une simple
+existence nominale, et dont les affections diverses paraissent
+néanmoins suffire à Bichat pour <i>expliquer</i> les phénomènes
+physiologiques, tandis qu'on ne fait ainsi que reproduire leur énoncé
+sous une forme abusivement abstraite: comme, par exemple, quand Bichat
+croit avoir rendu raison du passage successif de divers liquides dans un
+même canal excréteur, en se bornant à dire que la sensibilité organique
+de ce conduit est successivement en harmonie avec chacun d'eux et
+antipathique à tous les autres.</p>
+
+<p>On peut néanmoins conjecturer, d'une manière très plausible, que si une
+mort, à jamais déplorable, n'avait point brusquement tranché le
+développement original de la théorie de Bichat, cet admirable génie, qui
+naissait en un temps suffisamment opportun, serait parvenu, par ses
+efforts spontanés, à rompre entièrement les entraves métaphysiques que
+son éducation lui imposait, et dont il venait déjà d'atténuer aussi
+utilement la prépondérance. Chacun reconnaîtra aisément, en effet, que,
+sous cet aspect fondamental, le grand Traité de l'<i>Anatomie générale</i>,
+quoique postérieur de bien peu d'années, est en progrès notable sur le
+Traité <i>de la vie et de la mort</i>. Dans la construction même de sa
+théorie métaphysique des forces vitales, Bichat a certainement
+introduit, le premier, sous le titre de <i>propriétés de tissu</i>, une
+considération capitale, évidemment destinée, par son extension
+graduelle, à absorber inévitablement toutes les conceptions
+ontologiques, et à préparer ainsi l'entière positivité des principales
+notions élémentaires de la physiologie. Car, l'opération philosophique
+se réduit ici essentiellement à substituer aux anciennes idées de
+<i>forces</i> de simples idées de <i>propriétés</i>, en consacrant ce terme à la
+seule acception positive de désigner les actes les plus généraux dans
+lesquels puissent être décomposés les divers phénomènes biologiques. Or,
+la création de Bichat sur les propriétés de tissu remplissait cette
+condition fondamentale envers une classe d'effets très étendue quoique
+partielle. C'est ainsi que la théorie de Bichat, en même temps qu'elle
+amendait très heureusement la doctrine métaphysique de Stahl et de
+Barthez, préparait d'ailleurs les voies directes de son entière
+réformation, en présentant le germe immédiat et même l'exemple
+caractéristique de conceptions purement positives. Tel est l'état précis
+dans lequel se trouve encore aujourd'hui la philosophie physiologique
+chez la plupart des esprits qui s'y livrent. La lutte générale entre la
+tendance métaphysique et la tendance physico-chimique, entre l'école de
+Stahl et celle de Boerrhave, en est essentiellement demeurée au point où
+la grande impulsion de Bichat l'avait amenée.</p>
+
+<p>Il est cependant sensible que le progrès ultérieur de la science ne
+saurait être, sans de graves dangers, indéfiniment abandonné aux
+oscillations désordonnées qui résultent du simple antagonisme spontané
+de ces deux mouvemens contraires, dont chacun, à sa manière, présente un
+caractère radicalement vicieux, puisque, s'ils ne se contenaient point
+mutuellement, le premier déterminerait directement une véritable
+rétrogradation vers l'état théologique, et le second une sorte de
+dissolution anarchique de toute doctrine physiologique proprement dite;
+à peu près comme les deux grandes tendances politiques, l'une
+rétrograde, l'autre révolutionnaire, qui se disputent si déplorablement
+aujourd'hui la suprême direction sociale, et avec lesquelles en effet
+nos deux tendances physiologiques ont une affinité incontestable,
+quoique méconnue du vulgaire des observateurs. Qu'une telle pondération
+ait été, et soit même encore, provisoirement indispensable à la
+conservation et au développement de la science, aucun bon esprit ne peut
+en douter. Mais les prétendus éclectiques qui conçoivent cet état
+transitoire comme un ordre définitif, méconnaissent certainement, d'une
+étrange manière, et les vrais besoins fondamentaux de l'esprit humain et
+la marche générale de son développement historique, ainsi que le
+témoigne clairement la situation actuelle des parties les plus avancées
+de la philosophie naturelle, dont chacune jadis a aussi passé par une
+phase analogue. La science physiologique n'aura donc atteint sa
+véritable maturité, son progrès ne deviendra direct et rationnel, que
+lorsque l'universelle prépondérance de conceptions élémentaires purement
+positives, appropriées à la nature effective des phénomènes biologiques,
+aura enfin irrévocablement relégué, dans le simple domaine de
+l'histoire, ce déplorable conflit entre deux impulsions à peu près
+également nuisibles, quoiqu'à des titres très différens. Or, tous les
+symptômes essentiels d'une issue philosophique aussi désirable me
+paraissent réalisés aujourd'hui; les deux écoles se sont mutuellement
+assez discréditées pour s'annuller réciproquement: et, en même temps, le
+développement naturel de la science a fourni, ce me semble, tous les
+moyens indispensables pour commencer directement à procéder à son
+institution définitive. Telle est, à mes yeux, la tâche caractéristique
+de la génération scientifique actuelle, qui n'a essentiellement besoin
+que de s'en rendre plus digne par une éducation mieux dirigée, dont j'ai
+suffisamment déterminé, dans les leçons précédentes, et surtout dans la
+quarantième, le véritable esprit général<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a>
+<a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote37"
+name="footnote37"><b>Note 37: </b></a><a href="#footnotetag37">
+(retour) </a> Si, par la complication supérieure des
+ phénomènes, la formation de la physiologie devait être
+ nécessairement postérieure à celle des autres branches
+ fondamentales de la philosophie naturelle, selon les
+ principes établis dans ce Traité, on a droit d'espérer au
+ moins, que, par une sorte de compensation de ce retard
+ inévitable, le développement ultérieur de cette science
+ pourra suivre une marche plus rationnelle et plus rapide, en
+ profitant de l'expérience philosophique que présentent les
+ sciences antécédentes, pour ne point s'arrêter à certaines
+ phases transitoires qui n'étaient pas absolument
+ indispensables, et qui tenaient seulement à la nouveauté de
+ la situation de l'esprit humain quand il passait, dans ses
+ premiers élans scientifiques, de l'état métaphysique à
+ l'état vraiment positif. C'est ainsi que, relativement à la
+ physique surtout, nous avons reconnu, entre ces deux états,
+ une transition intermédiaire, encore pendante de nos jours à
+ plusieurs égards, et caractérisée par le règne des fluides
+ et des éthers fantastiques, substitués aux entités comme
+ celles-ci jadis aux dieux et aux génies. La physiologie peut
+ certainement éviter aujourd'hui, par une heureuse direction
+ philosophique, devenue désormais possible, de subir une
+ semblable préparation, qui, dans ce cas, serait presque sans
+ excuses. Comme les biologistes sont, par la nature de leurs
+ études, les plus disposés, parmi les savans actuels, à
+ prendre convenablement en considération la marche générale
+ de l'esprit humain, il faut espérer qu'ils sauront épargner
+ à leur science cette halte inutile et honteuse. Mais leur
+ éducation ordinaire est encore tellement vicieuse, qu'on
+ peut, à cet égard, conserver quelques doutes très légitimes,
+ en les voyant, dans la physique actuelle, porter précisément
+ leur principale attention sur ces chimères
+ quasi-métaphysiques.
+</blockquote>
+
+<p>Le vrai caractère philosophique de la physiologie positive consistant,
+comme je l'ai établi, à instituer partout une exacte et constante
+harmonie entre le point de vue statique et le point de vue dynamique,
+entre les idées d'organisation et les idées de vie, entre la notion de
+l'agent et celle de l'acte, il en résulte évidemment, dans le sujet
+fondamental qui nous occupe, la stricte obligation de réduire toutes les
+conceptions abstraites de <i>propriétés</i> physiologiques à la seule
+considération de phénomènes élémentaires et généraux, dont chacun
+rappelle nécessairement à notre intelligence l'inséparable pensée d'un
+siége plus ou moins circonscrit mais toujours déterminé. On peut dire,
+en un mot, sous une forme plus précise, que la réduction des diverses
+<i>fonctions</i> aux <i>propriétés</i> correspondantes doit toujours être
+envisagée comme la simple suite de la décomposition habituelle de la vie
+générale elle-même dans les différentes fonctions, en écartant toute
+vaine prétention à rechercher les <i>causes</i> des phénomènes, et ne se
+proposant que la découverte de leurs <i>lois</i>. Sans cette indispensable
+condition fondamentale, les idées de propriétés reprendraient
+nécessairement, en physiologie, leur ancienne nature d'entités purement
+métaphysiques. Conformément aux indications précédentes, la conception
+vraiment originale, et trop peu appréciée, de Bichat sur les propriétés
+de tissu, contient, en effet, le premier germe direct de cette
+rénovation capitale. Mais ce grand travail ne peut réellement servir
+qu'à bien caractériser la véritable nature de cette opération
+philosophique, et ne contient nullement d'ailleurs la solution, même
+ébauchée, du problème. Outre la confusion secondaire entre les
+propriétés de tissu et de simples propriétés physiques, comme à l'égard
+de la <i>contractilité par défaut d'extension</i> de Bichat, qui, évidemment,
+n'est autre chose que l'élasticité, la conception générale se trouve
+directement faussée, dans son principe même, par l'irrationnelle
+distinction entre les propriétés de tissu et les propriétés vitales.
+Car, une propriété quelconque ne saurait être admise en physiologie,
+sans que, de toute nécessité, elle soit à la fois vitale et de tissu;
+vitale, en tant que particulière à l'état de vie, et de tissu en tant
+que toujours manifestée par un tissu déterminé. Telle est l'origine
+logique du caractère essentiellement métaphysique que Bichat a conservé,
+tout en l'améliorant, à ses diverses propriétés <i>vitales</i>.</p>
+
+<p>En s'efforçant d'accorder, autant que possible, les différens degrés
+généraux de l'analyse physiologique avec ceux de l'analyse anatomique,
+on peut poser, à ce sujet, comme principe philosophique, que l'idée de
+<i>propriété</i>, qui indique le dernier terme de l'une, doit nécessairement
+correspondre à l'idée de <i>tissu</i>, terme extrême de l'autre; tandis que
+l'idée de <i>fonction</i> correspond, au contraire, à celle d'<i>organe</i>: de
+telle sorte que les notions successives de fonction et de propriété
+présentent entre elles une gradation intellectuelle parfaitement
+semblable à celle qui existe entre les notions d'organe et de tissu,
+avec la seule différence fondamentale de l'acte à l'agent. D'après cette
+relation générale, qui me semble constituer, en philosophie biologique,
+une règle incontestable et importante, on peut, je crois, établir déjà,
+d'une manière rigoureuse, une première division principale entre les
+diverses propriétés physiologiques. Nous avons reconnu, en effet, dans
+la quarante-unième leçon, que les différens élémens anatomiques doivent
+être d'abord distingués en un tissu fondamental et générateur (le tissu
+cellulaire), et divers tissus secondaires et spéciaux qui résultent de
+l'intime combinaison anatomique de certaines substances caractéristiques
+avec cette trame primordiale et commune. Les propriétés physiologiques
+doivent donc aussi être nécessairement divisées en deux groupes
+essentiels, comprenant l'un les propriétés générales qui appartiennent à
+tous les tissus et qui constituent la vie propre du tissu cellulaire
+fondamental, et l'autre les propriétés spéciales qui caractérisent
+physiologiquement ses modifications les plus tranchées, c'est-à-dire, le
+tissu musculaire et le tissu nerveux.</p>
+
+<p>Cette première division, ainsi indiquée par l'anatomie, me semble
+d'autant plus rationnelle qu'elle concourt spontanément, d'une manière
+vraiment frappante, avec la grande distinction physiologique, si bien
+établie par Bichat, entre la vie organique ou plutôt végétative, et la
+vie animale proprement dite; puisque le premier ordre de propriétés doit
+nécessairement constituer, par sa nature, le fond essentiel de la vie
+générale commune à tous les êtres organisés et à laquelle se réduit
+l'existence végétale; tandis que le second se rapporte exclusivement, au
+contraire, à la vie spéciale des êtres animés. Une telle correspondance
+est éminemment propre à faciliter l'application de cette règle
+élémentaire, aussi bien qu'à rendre le principe plus irrécusable.</p>
+
+<p>Si nous considérons maintenant à quel point est déjà parvenue, chez les
+esprits les plus avancés, la construction effective de cette théorie
+physiologique fondamentale, nous reconnaîtrons que l'opération peut être
+envisagée comme suffisamment accomplie à l'égard des propriétés
+spéciales, relatives aux deux grands tissus secondaires essentiellement
+animaux: en sorte que, suivant la marche naturelle de notre
+intelligence, le cas le plus tranché est aussi le mieux apprécié. Tous
+les phénomènes généraux de la vie animale sont aujourd'hui assez
+unanimement rattachés à l'irritabilité et à la sensibilité, considérées
+chacune comme l'attribut caractéristique d'un tissu nettement défini,
+au moins dans les degrés supérieurs de l'échelle zoologique. Mais il
+règne encore une extrême confusion et une profonde divergence à l'égard
+des propriétés vraiment générales, qui correspondent à la vie
+universelle ou végétative. Néanmoins, l'exacte analyse fondamentale de
+cette première classe de propriétés est évidemment encore plus
+indispensable que celle de l'autre à la constitution rationnelle et
+définitive de la physiologie positive, non-seulement à cause de leur
+généralité supérieure, mais surtout aussi parce que, la vie végétative
+étant la base nécessaire de la vie animale, le vague et l'obscurité qui
+subsistent encore sur les notions élémentaires de la première doivent
+inévitablement empêcher toute conception complète et satisfaisante de la
+seconde. La science est donc certainement aujourd'hui, sous ce rapport
+capital, dans un état purement provisoire; puisque cette grande
+opération philosophique a été jusqu'ici conduite suivant un ordre
+entièrement inverse de celui qu'exige sa nature.</p>
+
+<p>De tous les biologistes actuels, M. de Blainville me paraît être, sans
+aucun doute, celui qui a le mieux compris, à cet égard, les vrais
+besoins essentiels de la physiologie positive; en même temps qu'il a
+plus profondément senti qu'aucun autre le véritable esprit philosophique
+d'une telle théorie, comme l'indique le mémorable cours de physiologie
+comparée auquel j'ai fait si fréquemment allusion dans ce volume.
+Néanmoins, outre que cet illustre biologiste ne me semble pas avoir
+lui-même assez nettement établi, tout en s'y conformant, la division
+primitive que je viens de signaler, son analyse fondamentale des
+propriétés générales, quoique incomparablement supérieure à toutes les
+tentatives précédentes, n'est peut-être point suffisante pour servir
+désormais de base effective au développement rationnel de la science
+vitale. Cette analyse consiste à reconnaître, dans la vie végétative
+commune à tous les êtres organisés, trois propriétés essentielles,
+l'hygrométricité, la capillarité et la rétractilité<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a>
+<a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>, attributs
+caractéristiques du tissu primordial. Or, en exceptant cette dernière
+propriété, qui remplit évidemment toutes les conditions convenables, et
+qui ne peut plus être le sujet d'aucun dissentiment capital, il est
+peut-être incertain qu'une telle analyse corresponde suffisamment à la
+nature de l'opération proposée. Les propriétés purement physiques ou
+chimiques des tissus vivans doivent être, sans doute, nettement séparées
+des propriétés vraiment organiques, sauf à les étudier préalablement
+avec beaucoup de soin, et d'une manière plus satisfaisante qu'on ne l'a
+fait encore. Il semble donc que les deux premières propriétés générales
+admises par M. de Blainville, n'ont pas assez profondément le véritable
+caractère physiologique, quoique leur réalité et leur importance soient
+d'ailleurs incontestables. Ces deux propriétés ne sont peut-être point
+aussi assez distinctes l'une de l'autre, puisque la faculté
+hygrométrique des tissus paraît fréquemment tenir à une simple action
+capillaire. Enfin, on peut surtout craindre que l'ensemble de ces trois
+propriétés ne suffise pas à représenter exactement tous les phénomènes
+organiques dont elles sont regardées comme caractérisant les actes les
+plus élémentaires. Une discussion ultérieure, convenablement fondée sur
+l'usage effectif d'une telle théorie dans les diverses spéculations
+biologiques, pourra seule, à cet égard, dissiper tous les doutes, et
+déterminer, s'il y a lieu, l'assentiment universel des physiologistes
+rationnels. Il suffisait, suivant l'esprit de ce traité, de constater
+clairement ici l'incertitude et l'obscurité qui subsistent encore
+habituellement sur les notions rudimentaires de la physiologie positive,
+dont la constitution systématique manque ainsi essentiellement d'un
+premier principe indispensable. Tel est le motif évident de l'importance
+que j'ai dû attacher à caractériser avec soin cette situation provisoire
+et précaire de la doctrine physiologique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote38"
+name="footnote38"><b>Note 38: </b></a><a href="#footnotetag38">
+(retour) </a> Cette dénomination, qui correspond à la fois à
+ la <i>contractilité de tissu</i> et à la <i>contractilité organique
+ insensible</i> de Bichat, a été très heureusement introduite
+ pour éviter l'équivoque si profondément inhérente
+ aujourd'hui au mot de <i>contractilité</i>, depuis l'emploi
+ irrationnel et abusif qu'on a fait d'un terme aussi clair
+ par lui-même. Elle est exclusivement destinée, chez M. de
+ Blainville, à désigner la tendance directe et constante de
+ tous les tissus, et surtout du tissu générateur, à se
+ resserrer spontanément et graduellement sous l'influence
+ d'un stimulant quelconque, comme l'action d'un alcali, la
+ chaleur, etc, tandis que le nom d'<i>irritabilité</i>, qui
+ représente en même temps la <i>contractilité organique
+ sensible</i> et la <i>contractilité animale</i> de Bichat, indique,
+ depuis Haller, la faculté de contraction rapide, sensible,
+ et intermittente que peut seule développer, dans le tissu
+ musculaire, l'action nerveuse, momentanément remplacée
+ quelquefois par l'électrisation galvanique.
+</blockquote>
+
+<p>Une telle imperfection fondamentale dans les rudimens généraux des
+conceptions physiologiques, fait assez présumer combien doit être encore
+arriérée l'étude directe, à la fois positive et rationnelle, de la vie
+végétative ou organique elle-même, base nécessaire des phénomènes plus
+spéciaux et plus élevés qui constituent l'animalité. Non-seulement la
+coordination des divers phénomènes essentiels, et par suite leur
+explication, restent aujourd'hui à peine ébauchées; mais leur simple
+analyse préliminaire demeure même jusqu'ici fort incomplète et très peu
+satisfaisante. On ne peut maintenant regarder comme suffisamment
+arrêté, et exclusivement chez les biologistes les plus avancés, que le
+plan général d'une semblable étude, résultant d'une première
+appréciation philosophique de l'ensemble des phénomènes vitaux. Je ne
+connais, à ce sujet, rien d'aussi rationnel que le beau travail de M. de
+Blainville dans la conception de son cours de physiologie<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a>
+<a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a>, qui me
+paraît remplir déjà, sauf divers perfectionnemens secondaires, toutes
+les grandes conditions d'un programme convenablement systématique,
+destiné à diriger, avec une pleine efficacité, la suite des recherches
+ultérieures qu'exige désormais la construction directe de la saine
+doctrine bionomique, en considérant tous les divers essais antérieurs
+comme n'ayant pu fournir que de simples matériaux, susceptibles, le plus
+souvent, d'une indispensable révision.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote39"
+name="footnote39"><b>Note 39: </b></a><a href="#footnotetag39">
+(retour) </a> Pour suppléer, autant que possible, à
+ l'entière publication, si désirable à tant de titres, du
+ système physiologique de M. de Blainville, tous les esprits
+ philosophiques, pourvu que la considération positive d'un
+ tel sujet leur soit déjà suffisamment familière, pourront
+ aujourd'hui fort utilement consulter le tableau synoptique
+ éminemment remarquable que ce grand biologiste en a composé,
+ et qui indique, d'une manière très lumineuse, les vrais
+ caractères d'une coordination pleinement rationnelle de
+ l'ensemble des phénomènes vitaux.
+</blockquote>
+
+<p>Quoique la discussion formelle de ce plan fût ici déplacée, je dois
+néanmoins y signaler un très heureux perfectionnement dans la division
+la plus générale des phénomènes physiologiques. Il consiste à distinguer
+soigneusement d'avec les <i>fonctions</i> proprement dites, toujours réduites
+désormais à l'action d'un organe ou, tout au plus, d'un appareil bien
+déterminé, les phénomènes plus composés et très différens, qu'on leur
+avait vaguement assimilés jusqu'alors, et qui résultent, d'une manière
+plus ou moins nécessaire, de l'ensemble des diverses fonctions
+essentielles, comme, par exemple, la production de la chaleur vitale,
+dont Chaussier était allé jusqu'à faire, non-seulement une fonction,
+mais même une vraie propriété directe, sous le nom métaphysique de
+<i>caloricité</i>. Sans cette indispensable division, il est évidemment
+impossible de se former aucune notion claire et rigoureuse de ce que les
+biologistes doivent entendre, en général, par une <i>fonction</i>. Mais,
+ainsi conçue, l'analyse physiologique présentera toujours, dans la
+succession nécessaire de ses divers degrés principaux, une marche
+rationnellement conforme à celle qui caractérise l'analyse anatomique,
+suivant la loi ci-dessus indiquée. L'idée fondamentale de <i>propriété</i>
+correspondra désormais à la notion élémentaire de <i>tissu</i>, l'idée de
+<i>fonction</i> à celle d'<i>organe</i>, et la notion définitive de <i>résultat</i> à
+la considération finale de l'ensemble de l'<i>organisme</i>: la gradation
+étant essentiellement analogue dans les deux ordres de conceptions, et
+la comparaison d'un ordre à l'autre rappelant sans cesse à notre esprit
+l'indispensable relation de l'acte à l'agent, qui constitue, par sa
+nature, le fond général de toute la philosophie biologique.</p>
+
+<p>Les fonctions proprement dites qui appartiennent à la vie végétative,
+envisagée dans l'ensemble total de la hiérarchie biologique, se
+réduisent, par leur nature, à deux vraiment fondamentales, dont
+l'antagonisme continu correspond à la définition même de la vie: 1º
+l'<i>absorption</i> intérieure des matériaux nutritifs puisés dans le système
+ambiant, d'où résulte inévitablement, d'après leur assimilation
+graduelle, la nutrition finale; 2º l'<i>exhalation</i> à l'extérieur des
+molécules, dès-lors étrangères, qui se désassimilent nécessairement à
+mesure que cette nutrition s'accomplit. Aucune autre notion primordiale
+ne saurait entrer dans la conception générale et abstraite de la vie
+organique, quand on en écarte, avec une rigueur vraiment scientifique,
+toute idée relative à la vie animale, dont l'influence ne peut
+d'ailleurs consister, à cet égard, qu'à perfectionner cette double
+opération élémentaire, à mesure que ses différens actes se spécialisent
+davantage par la complication croissante de l'organisme. D'un autre
+côté, on ne peut supprimer, par la pensée, aucun des trois élémens
+essentiels qui viennent d'être indiqués, sans détruire aussitôt la vraie
+notion générale de ce grand mouvement vital, chez les êtres même les
+plus simples, soit qu'il s'agisse de l'une ou de l'autre des deux
+fonctions caractéristiques. Dans aucun organisme en effet, les matières
+assimilables ne peuvent être directement incorporées ni au lieu même où
+s'est opérée leur absorption, ni sous leur forme primitive: leur
+assimilation réelle exige toujours un certain déplacement, et une
+préparation quelconque qui s'accomplit pendant ce trajet. Il en est de
+même, en sens inverse, pour l'exhalation, qui suppose constamment que
+les particules, devenues étrangères à une portion quelconque de
+l'organisme, ont été finalement exhalées en un autre point, après avoir
+éprouvé, dans ce transport nécessaire, d'indispensables modifications.
+Sous ce point de vue fondamental, comme sous tant d'autres, on a, ce me
+semble, fort exagéré la véritable distinction entre l'organisme animal
+et l'organisme végétal, surtout lorsqu'on a voulu ériger la <i>digestion</i>
+en un caractère essentiel de l'animalité. Car, en se formant de la
+digestion la notion la plus générale, qui doit s'étendre à toute
+préparation des alimens indispensable à leur assimilation effective, il
+est clair qu'une telle préparation existe nécessairement dans les
+végétaux aussi bien que chez les animaux, quoiqu'elle y soit, sans
+doute, moins profonde et moins variée, par suite de la simplification
+simultanée des alimens et de l'organisme. Une remarque analogue peut
+également s'appliquer au mouvement des fluides, soit récrémentitiels,
+soit excrémentitiels. Sans doute, chez les animaux seuls, et même
+uniquement à un certain degré d'élévation dans l'échelle zoologique, ce
+mouvement fondamental donne lieu à une véritable circulation, qui
+suppose toujours un organe central d'impulsion, nécessairement emprunté
+à la vie animale proprement dite. Mais il serait néanmoins évidemment
+impossible de concevoir le moindre organisme sans le mouvement continuel
+d'un fluide général tenant en suspension ou en dissolution les matières
+absorbées ou les matières désagrégées pour les transporter, par
+endosmose et exosmose au moins, au lieu de leur incorporation ou de leur
+exhalation définitive: cette perpétuelle oscillation, qui ne suppose
+nullement un ordre spécial de vaisseaux, et qui peut directement
+s'opérer à travers la trame celluleuse primordiale, est également
+indispensable aux végétaux et aux animaux; tout comme la préparation
+correspondante des matériaux ou des résidus, dont elle est
+nécessairement toujours accompagnée. Tels demeurent donc les trois
+élémens généraux de chacune des deux grandes fonctions végétatives,
+réduites même à ce qu'elles ont de strictement commun à l'ensemble de la
+hiérarchie organique.</p>
+
+<p>Une telle analyse montre clairement que les actes essentiels dont se
+compose la vie végétative sont, par leur nature, de simples phénomènes
+physico-chimiques, comme je l'ai indiqué dans la quarantième leçon:
+physiques, quant au mouvement des molécules assimilables ou exhalables;
+chimiques, en ce qui concerne les modifications successives de ces
+diverses substances. Sous le premier aspect, ils dépendent des
+propriétés hygrométrique, capillaire, et rétractile du tissu
+fondamental; sous le second, beaucoup plus obscur jusqu'ici, ils se
+rapportent à l'action moléculaire que comporte sa composition
+caractéristique. C'est dans un tel esprit qu'il faut concevoir
+l'explication des phénomènes purement organiques, et que leur analyse
+positive doit être instituée; tandis qu'une tout autre manière de voir
+doit présider à l'étude des phénomènes essentiellement animaux, comme la
+leçon suivante l'indiquera spécialement.</p>
+
+<p>L'étude fondamentale de la vie générale, ainsi caractérisée, ne peut pas
+même être aujourd'hui regardée comme organisée d'une manière
+convenablement rationnelle. Car, d'après la leçon précédente, nous avons
+reconnu que la biotaxie, bien plus avancée que la physiologie proprement
+dite, ne voit désormais, dans l'organisme végétal, que le dernier degré
+d'une hiérarchie nécessairement unique, dont les divers rangs principaux
+diffèrent ordinairement davantage les uns des autres qu'aucun d'eux de
+ce terme extrême. Il est indispensable qu'une semblable conception
+dirige habituellement aussi les spéculations physiologiques relatives
+aux fonctions organiques ou végétatives, uniformément analysées pour
+l'ensemble des êtres vivans, ce qui, on peut l'affirmer, n'a jamais été
+tenté jusqu'ici. Tant que cette grande condition philosophique demeure
+inaccomplie, les études restent nécessairement incomplètes, avec quelque
+sagesse qu'elles soient d'ailleurs entreprises, et ne peuvent nullement
+établir aucun point essentiel d'une doctrine physiologique vraiment
+définitive. On conçoit, en effet, que l'organisme végétal présentant,
+dans toute leur simplicité, les fonctions dont il s'agit de découvrir
+les lois fondamentales, dégagées des diverses influences plus ou moins
+accessoires qui les compliquent toujours, à un degré quelconque, chez
+les animaux, ce cas doit être, par sa nature, le plus directement propre
+à nous dévoiler nettement la partie vraiment primordiale de ce sujet
+difficile. Mais, d'une autre part, la considération immédiate et isolée
+de ce cas extrême et exceptionnel, ne peut guère apporter une véritable
+lumière dans la théorie générale d'un tel ordre de phénomènes, qui
+n'auraient point été d'abord graduellement analysés suivant la série des
+cas intermédiaires tendant de plus en plus vers cette limite finale. Il
+serait évidemment encore plus impossible sous le point de vue
+physiologique que sous le simple aspect anatomique, de passer ainsi
+brusquement de l'organisme humain, qui, de toute nécessité, constitue
+toujours le point de départ des diverses spéculations biologiques, à
+l'organisme végétal qui en caractérise le dernier terme, ou
+réciproquement. Si donc l'étude hiérarchique des divers degrés
+intermédiaires est aujourd'hui généralement reconnue comme indispensable
+pour établir une liaison réelle entre les deux cas statiques extrêmes,
+comment pourrait-on espérer de s'en dispenser à l'égard des études, bien
+plus difficiles, relatives aux considérations dynamiques? Tel est, sans
+doute, le principal motif de la stérilité vraiment remarquable des
+études directes, d'ailleurs utiles et souvent sagement conduites dans
+les détails, entreprises jusqu'ici sur la vie des végétaux, et qui n'ont
+encore contribué réellement à éclaircir aucun point capital de
+physiologie générale; ce qui doit sembler, du reste, d'autant plus
+facile à expliquer, que, par une suite naturelle de cet irrationnel
+isolement du cas végétal, les chimistes et les physiciens se sont
+presque toujours emparés spontanément de recherches qui devaient
+nécessairement appartenir aux seuls biologistes. Il est même
+incontestable que des études ainsi instituées ne peuvent être que très
+médiocrement utiles au sujet trop exclusif qu'on y a voulu considérer,
+comme l'expérience l'a, ce me semble, clairement vérifié ici. Car, la
+comparaison rationnelle des divers cas biologiques, suivant leur
+véritable ordre hiérarchique, est nécessairement aussi instructive et
+aussi indispensable en sens inverse qu'en sens direct, en vertu de la
+solidarité fondamentale de ces diverses parties d'une doctrine
+véritablement unique par sa nature<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a>
+<a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>. Ainsi, la méthode comparative,
+qui, d'après la quarantième leçon, constitue la principale ressource
+caractéristique de toute la philosophie biologique, n'a pas encore été
+convenablement introduite dans l'étude générale de la vie organique,
+quoiqu'elle y soit à la fois encore plus indispensable et susceptible
+d'une application plus complète qu'à l'égard même de la vie animale. Les
+plus hautes intelligences ne sont donc pas jusqu'ici habituellement
+parvenues, en physiologie, à cet état de pleine maturité, où notre
+esprit développe librement, dans toute leur étendue, l'ensemble de ses
+divers moyens essentiels. Dans le système physiologique de M. de
+Blainville lui-même, malgré sa rationnalité supérieure, la comparaison
+biologique n'a pas été poussée jusqu'à son véritable terme scientifique,
+par l'introduction régulière de l'économie végétale, envisagée comme
+l'extrême simplification de la vie générale.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote40"
+name="footnote40"><b>Note 40: </b></a><a href="#footnotetag40">
+(retour) </a> À cette critique générale, malheureusement
+ trop fondée, de l'esprit irrationnel qui dirige encore
+ essentiellement les études de physiologie végétale, je suis
+ heureux de pouvoir opposer déjà une notable exception, qui
+ me paraît hautement caractériser l'ensemble des travaux de
+ M. Turpin. Ce judicieux biologiste est, en effet, le seul
+ aujourd'hui, du moins en France, qui ait conçu et étudié
+ l'organisme végétal comme offrant l'extrême modification de
+ la vie fondamentale des organismes animaux. Les zoologistes
+ se refusant jusqu'ici à prolonger leurs théories jusqu'à la
+ considération de ce cas final, M. Turpin s'est efforcé
+ d'exécuter, autant que possible, l'opération inverse, et les
+ succès incontestables qu'il a obtenus suffiraient à vérifier
+ combien cette marche rationnelle deviendrait désormais
+ immédiatement utile aux progrès essentiels de la philosophie
+ botanique, qui, depuis Linné et les Jussieu, semble presque
+ stationnaire. On doit donc regretter que M. Turpin n'ait
+ point encore exposé, d'une manière directe et méthodique,
+ l'ensemble de sa doctrine phytologique, dont la propagation
+ exercerait sans doute une très heureuse influence sur la
+ direction habituelle des travaux de ce genre, et pourrait
+ même efficacement réagir sur le perfectionnement général de
+ la philosophie biologique.
+</blockquote>
+
+<p>D'après une telle institution de la physiologie organique, ce serait
+s'engager ici dans une discussion spéciale contraire à la nature de cet
+ouvrage que d'y constater en détail les nombreuses imperfections que
+doit nécessairement présenter la simple analyse fondamentale des
+phénomènes essentiels, préliminaire indispensable à toute tentative
+d'explication réelle. Au point de vue graduellement déterminé par
+l'ensemble des considérations précédentes, aucun bon esprit ne saurait
+envisager l'état actuel de la science sans être aussitôt choqué des
+lacunes capitales qu'il présente, sous ce rapport, presque à chaque pas,
+même à l'égard des plus simples phénomènes. C'est ainsi, par exemple,
+que nous ignorons encore, malgré les nombreuses explorations
+particulières qui ont été déjà entreprises, en quoi consiste exactement
+le fait chimique général de la digestion proprement dite; c'est-à-dire,
+quels changemens essentiels y éprouvent réellement, dans les principaux
+organismes, les divers matériaux alibiles: les uns posent en principe
+l'unité fondamentale du chyle, au moins pour chaque espèce, malgré la
+diversité quelconque des alimens; tandis que d'autres, se fondant en
+apparence sur des motifs également plausibles, établissent la variation
+nécessaire du chyle d'après celle des substances assimilables: sans que
+jusqu'à présent des recherches vraiment décisives aient irrévocablement
+fixé ce point important de doctrine physiologique préliminaire, quelque
+simple que doive paraître une telle discussion. La même imperfection
+primitive se manifeste, d'une manière encore plus sensible peut-être, à
+l'égard de la digestion gazeuse, ou respiration; puisque, par les
+contradictions radicales que présentent entre elles de nombreuses
+analyses, assez bien exécutées d'ailleurs pour devoir sembler exactement
+comparables, on ne sait plus nettement aujourd'hui quelles sont, en
+réalité, les différences générales entre l'air inspiré et l'air expiré,
+même chez les animaux les plus élevés. Quant à l'azote surtout, toutes
+les opinions sont encore soutenues avec une égale apparence de validité;
+pour certains physiologistes, l'acte de la respiration en augmente
+finalement la quantité, tandis que d'autres la regardent comme
+certainement diminuée, et que, aux yeux de plusieurs enfin, elle ne
+souffre ainsi aucune altération appréciable. De telles divergences sur
+les plus simples phénomènes préliminaires de la vie végétative, font
+assez comprendre combien serait aujourd'hui prématurée toute recherche
+directe relativement aux phénomènes essentiels de l'assimilation, ou, en
+sens inverse, de la désassimilation par les diverses sécrétions. Il
+serait évidemment superflu d'insister davantage ici sur un état
+d'imperfection aussi prononcé, et dont les causes nécessaires ont
+d'ailleurs été ci-dessus suffisamment examinées.</p>
+
+<p>Si, de la considération générale des <i>fonctions</i> proprement dites
+relatives à la vie organique, nous passons maintenant à l'examen des
+phénomènes plus composés que nous avons ci-dessus reconnu devoir en être
+soigneusement distingués sous le nom de <i>résultats</i> de l'action
+simultanée de tous les organes principaux, il est évident que cet ordre
+final d'études physiologiques, bien plus difficile par sa nature, et
+d'ailleurs fondé sur le précédent, doit nécessairement être aujourd'hui
+dans une situation encore moins satisfaisante. Il suffira de l'indiquer
+ici à l'égard de chacun des divers aspects essentiels propres à ce
+dernier degré de la doctrine physiologique fondamentale.</p>
+
+<p>Le résultat le plus immédiat et le plus nécessaire de l'ensemble des
+fonctions organiques, consiste dans l'état continu de composition et de
+décomposition simultanées qui caractérise finalement la vie végétative.
+Or, comment ce double mouvement pourrait-il être rationnellement
+analysé, lorsque, d'une part, l'assimilation, d'une autre part, les
+sécrétions, qui le déterminent directement sous les deux rapports, sont
+elles-mêmes aussi imparfaitement étudiées? Aussi les questions les plus
+simples et les plus naturelles sont-elles, à cet égard, à peine
+ébauchées jusqu'ici, ni même, le plus souvent, convenablement posées.
+C'est ainsi, par exemple, qu'on n'a pas seulement imaginé d'instituer,
+dans la série des degrés principaux de l'échelle organique, une exacte
+comparaison chimique entre la composition totale de chaque organisme et
+le système correspondant d'alimentation; ni, sous le point de vue
+inverse, entre les produits exhalés et l'ensemble des agens qui les
+avaient primitivement fournis ou successivement modifiés, en sorte que
+nous ne pouvons pas même spécifier aujourd'hui, avec une précision
+vraiment scientifique, en quoi consiste le phénomène général de la
+composition et de la décomposition perpétuelle de tout organisme par une
+suite nécessaire du concours des diverses fonctions essentielles. La
+science ne possède encore, à ce sujet, que des documens particuliers
+fort incohérens, et le plus souvent très incomplets, qui n'ont jamais
+été ramenés à aucun fait général.</p>
+
+<p>On peut regarder l'action spontanée des corps vivans pour entretenir,
+entre certaines limites, leur température à un degré déterminé, malgré
+les variations thermométriques du milieu ambiant, comme un second
+résultat fondamental de l'ensemble des fonctions végétatives, qui
+coexiste presque toujours avec le précédent. Ce grand caractère, qui
+n'avait d'abord frappé les observateurs que dans les cas les plus
+prononcés, que présente seulement la partie supérieure de la hiérarchie
+biologique, est, en effet, unanimement reconnu aujourd'hui pour
+appartenir indistinctement, quoique d'une manière très inégale, à tous
+les organismes quelconques, sans en excepter l'organisme végétal. Mais
+cette étude capitale est encore évidemment très peu avancée, et même
+fort mal conçue. Nous avons déjà remarqué, au commencement de ce
+chapitre, la confusion profondément vicieuse qui existe le plus souvent,
+à cet égard, entre l'analyse de la chaleur vitale, et celle de
+l'influence thermologique extérieure, qui constituent, néanmoins, avec
+tant d'évidence, deux sujets parfaitement distincts. Je crois devoir, en
+outre, noter ici que, dans le petit nombre de recherches directes
+entreprises jusqu'à présent sur la chaleur vitale, le caractère
+fondamental du phénomène me paraît avoir toujours été radicalement
+méconnu. Quoique l'on ait rectifié désormais la conception trop étroite
+qui faisait jadis d'un tel résultat un attribut exclusif de l'animalité,
+cette opinion primitive a conservé néanmoins une grande prépondérance
+indirecte, en disposant encore les physiologistes à rattacher surtout
+ce phénomène aux fonctions de la vie animale, ce qui, dès le principe,
+devait imprimer à la suite des recherches une direction nécessairement
+irrationnelle, en accordant une vicieuse suprématie à des conditions
+qui, malgré leur extrême importance, ne sauraient être que purement
+accessoires. Dans cet ordre de résultats, comme envers tout autre
+également fondamental, les fonctions animales proprement dites ne
+peuvent influer que sur l'intensité et l'activité de phénomènes, qui,
+par leur nature, appartiennent essentiellement à la vie organique.
+Considérées en effet sous leur aspect le plus général, la production et
+la conservation continues de la chaleur vitale, résultent primitivement
+de l'ensemble des actes physico-chimiques qui caractérisent la vie
+fondamentale et universelle; de telle sorte que tout corps vivant
+représente, à cet égard, un véritable foyer chimique plus ou moins
+durable, susceptible de maintenir spontanément sa température entre
+certaines limites, par une suite nécessaire des phénomènes de
+composition et de décomposition qui s'y passent, malgré les influences
+extérieures. Tel est le point de vue qui doit, sans doute, devenir
+prépondérant dans l'étude positive de la chaleur vitale; et c'est
+seulement après que ce grand phénomène aura été ainsi convenablement
+analysé à sa véritable origine, que l'on pourra tenter utilement de
+déterminer avec exactitude les diverses modifications dont il est
+susceptible par l'intervention des fonctions animales. Le renversement
+habituel de cet ordre nécessaire ne peut certainement conduire qu'à des
+notions purement provisoires, si ce n'est fautives, en plaçant
+l'accessoire avant le principal. Il faut reconnaître toutefois que, dans
+les travaux les plus récens sur ce sujet capital, on commence à
+considérer beaucoup plus soigneusement les fonctions organiques, comme
+on le voit surtout par l'intéressante série d'observations de M. Collard
+(de Martigny), qui représentent, à cet égard, l'état le moins imparfait
+de la science actuelle. Cette étude ne saurait néanmoins être regardée
+encore comme convenablement instituée, puisque l'organisme végétal, dont
+l'examen devrait cependant y constituer un élément indispensable, n'y a
+pas même été jusqu'ici régulièrement introduit.</p>
+
+<p>De semblables remarques philosophiques s'appliquent, avec plus de force
+et d'évidence, à l'étude électrique des corps vivans. Ici, la confusion
+générale entre l'action organique et l'influence extérieure devient
+certainement beaucoup plus prononcée, ainsi que je l'ai déjà signalé,
+indépendamment des aberrations quasi-métaphysiques qui proviennent des
+chimériques conceptions de la physique actuelle sur les éthers et les
+fluides électriques. L'erreur fondamentale sur l'origine physiologique
+du phénomène conserve aussi bien plus d'ascendant que dans le cas
+précédent, quoiqu'elle soit d'ailleurs analogue. On y exagère tellement
+l'influence des fonctions animales, que les esprits les plus avancés
+peuvent à peine concevoir aujourd'hui que cet ordre de résultats doive
+être primitivement rapporté à la vie organique. Néanmoins, dans l'état
+présent de l'électrologie générale, et surtout de l'électro-chimie, il
+est, <i>à priori</i>, presque aussi évident pour l'électricité que pour la
+chaleur, que la suite des actes de composition et de décomposition qui
+constituent la vie végétative doit nécessairement produire et entretenir
+une électrisation permanente et plus ou moins fixe dans l'organisme où
+ils s'accomplissent, malgré les variations électriques du système
+ambiant. Les actes essentiellement animaux ne peuvent exercer, sur cet
+ordre de résultats organiques comme sur tout autre, qu'une influence
+purement modificatrice, consistant à augmenter et à accélérer plus ou
+moins le phénomène fondamental. Mais l'analyse électrique de l'organisme
+est évidemment encore bien plus loin aujourd'hui que l'analyse
+thermologique d'être conçue et poursuivie sous l'aspect rationnel que je
+viens de caractériser, et dont la justesse sera probablement très
+contestée<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a>
+<a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote41"
+name="footnote41"><b>Note 41: </b></a><a href="#footnotetag41">
+(retour) </a> Diverses tentatives partielles tendent
+ cependant aujourd'hui à nous rapprocher évidemment d'une
+ telle disposition d'esprit; entre autres les recherches
+ intéressantes ébauchées par M. Donné sur l'état électrique
+ comparatif des deux parties générales, extérieure et
+ intérieure, de l'enveloppe animale, qui paraît présenter,
+ sous ce rapport, entre la peau et la membrane muqueuse, une
+ remarquable opposition.
+</blockquote>
+
+<p>En considérant enfin les phénomènes organiques généraux qui résultent,
+d'une manière à la fois plus indirecte et moins nécessaire, de
+l'ensemble des fonctions végétatives, il nous reste à apprécier l'esprit
+qui dirige habituellement la grande et difficile étude de la génération
+et du développement des corps vivans.</p>
+
+<p>Malgré les nombreux travaux entrepris sur ce sujet fondamental depuis
+les belles séries de recherches originales de Harvey et de Haller à
+l'égard des animaux les plus élevés, cette étude peut, encore moins que
+toutes les précédentes, à cause de sa complication supérieure, être
+regardée aujourd'hui comme rationnellement instituée dans la direction
+vraiment positive qui lui est propre. L'influence très prononcée de la
+philosophie métaphysique ne s'y fait pas seulement sentir sous la forme
+directe et grossière manifestée par les physiologistes arriérés qui en
+sont restés aux forces plastiques. Ceux même que domine réellement une
+intention beaucoup plus positive, subissent encore, à leur insu, d'une
+manière indirecte et spécieuse, ce ténébreux ascendant, lorsque, dans un
+ordre de phénomènes aussi profondément compliqué, ils entreprennent
+aujourd'hui, par des recherches nécessairement stériles sur les
+générations spontanées, cette vaine détermination des causes
+essentielles, à laquelle les physiciens ont unanimement renoncé
+désormais envers les plus simples effets naturels. Aussi, quoique les
+observations convenablement suivies manquent jusqu'ici à l'égard de
+presque toutes les parties de ce grand problème, on peut dire que
+l'immense obscurité qui enveloppe maintenant un tel sujet tient surtout
+à ce qu'on y cherche ce qui, en réalité, n'est nullement susceptible
+d'être trouvé. Les physiologistes ont ici besoin de remonter aux notions
+les plus élémentaires de la philosophie positive, devenues si
+heureusement vulgaires à l'égard des phénomènes inorganiques et même des
+plus simples phénomènes biologiques, afin de renoncer franchement à
+toute enquête insoluble des <i>causes</i> de la génération et du
+développement, pour réduire la science effective à en déterminer les
+<i>lois</i>, dont l'étude, à peine ébauchée, comporte un si utile succès. Or,
+il faut convenir, au contraire, que les plus belles questions positives,
+celles qui, par leur nature, présentent même le plus haut intérêt
+pratique, comme pouvant conduire à l'amélioration systématique des
+diverses races vivantes, y compris la race humaine, n'ont encore attiré
+qu'indirectement l'attention des physiologistes, et seulement à raison
+des argumens plus ou moins spécieux qu'ils espéraient en induire pour ou
+contre l'une des vaines hypothèses quasi-métaphysiques dont ils étaient
+surtout préoccupés. Cependant, les travaux des anatomistes sur
+l'appareil génital, et les comparaisons exactes établies par les
+zoologistes pour déduire d'une telle considération des moyens généraux
+de classification, ont évidemment préparé les voies à une étude plus
+rationnelle. Il est même digne de remarque aujourd'hui, dans les
+diverses parties du monde savant, que ceux qui d'abord n'avaient en vue
+que d'absurdes chimères sur les causes premières de la génération, ont
+été graduellement entraînés, par la prépondérance croissante et
+universelle de l'esprit positif, à faire involontairement dégénérer
+leurs efforts en de simples recherches d'ovologie et d'embryologie, qui
+prennent chaque jour un caractère plus scientifique. Mais, malgré tous
+ces symptômes irrécusables d'une prochaine amélioration radicale, il
+demeure néanmoins certain que la principale condition préliminaire pour
+la formation d'une doctrine vraiment positive sur ce grand sujet,
+c'est-à-dire simplement l'exacte analyse générale du phénomène
+fondamental, n'a pas même encore été convenablement remplie; ce qui
+rendrait nécessairement prématurée aujourd'hui toute tentative directe
+quant aux lois positives de la génération et du développement. Il doit
+être toutefois bien entendu que nous ne considérons point ici les
+derniers degrés de la hiérarchie organique, où il n'existe pas, à vrai
+dire, de génération proprement dite, la multiplication s'y opérant par
+un simple prolongement direct de la masse vivante, qui peut s'effectuer
+en un point quelconque de cette masse, dès-lors presque homogène; car,
+dans ce cas extrême, le phénomène est essentiellement analogue à toute
+autre sorte de reproduction du tissu cellulaire primordial. Nous ne
+pouvons avoir en vue que les organismes assez élevés pour ne pouvoir se
+reproduire sans le concours préalable et déterminé de deux appareils
+plus ou moins spéciaux, appartenant d'ailleurs à deux individus
+distincts ou à un seul individu, et chez lesquels l'appareil mâle est
+toujours conçu comme venant opérer, par une première nourriture
+vivifiante, une sorte d'éveil indispensable, dans le germe que contient
+l'appareil femelle. Or, l'analyse générale de ce phénomène élémentaire
+est, sans doute, aujourd'hui extrêmement imparfaite, puisqu'on ne sait
+pas même en quoi consiste la différence exacte et caractéristique entre
+les deux états de l'ovule, immédiatement avant et après l'acte de la
+fécondation. Notre ignorance est jusqu'ici tellement profonde à cet
+égard, que, dans les cas les mieux caractérisés, nous ne pouvons
+nullement concevoir la nécessité des plus évidentes conditions du
+phénomène, dont l'expérience seule nous dévoile empiriquement
+l'indispensable concours. C'est ainsi, par exemple, que, en considérant,
+d'une part, quelle minime quantité de fluide séminal peut suffire à la
+fécondation, et, d'une autre part, combien la disposition anatomique
+rend difficile son introduction jusqu'au germe, on serait presque
+nécessairement entraîné à prononcer, <i>à priori</i>, que leur conflit ne
+constitue point une condition essentielle du phénomène, si l'observation
+la plus vulgaire ne venait point aussitôt rectifier, d'une manière
+hautement irrécusable, cette fausse indication de notre vaine science.
+Une étude où l'on doit aussi peu s'écarter de la stricte observation
+immédiate, où les plus simples prévisions sont aussi radicalement
+incertaines et même erronées, est certainement encore dans un état de
+véritable enfance, malgré l'imposante apparence de la masse des travaux
+déjà accumulés à cet égard.</p>
+
+<p>Il en est essentiellement de même pour la doctrine générale du
+développement organique, suite inséparable de la théorie de la
+génération. On doit, en outre, reconnaître, sans se laisser éblouir par
+de récens et incontestables progrès, que cette étude est encore plus
+imparfaitement conçue aujourd'hui que celle de la reproduction, puisque
+la méthode comparative y a été appliquée d'une manière bien moins
+complète; la question fondamentale n'y a jamais été posée sous une forme
+commune à tous les organismes, y compris nécessairement l'organisme
+végétal. Une grave aberration philosophique me semble même dominer
+aujourd'hui la plupart des recherches qui se poursuivent à ce sujet.
+Quoique, de l'aveu unanime des biologistes, la vie végétative soit la
+base indispensable de toute vie animale, c'est sur les appareils et les
+fonctions relatives à cette dernière que les essais embryologiques sont
+maintenant surtout dirigés, au point de représenter le système le plus
+éminemment animal, le système nerveux, comme apparaissant le premier
+dans le développement des organismes supérieurs. Cette manière de voir,
+qui paraît aussi contraire qu'il soit possible de l'imaginer à
+l'établissement ultérieur de toute conception vraiment générale sur la
+théorie fondamentale du développement, se trouve d'ailleurs en
+opposition directe avec une des lois les plus constantes que présente la
+philosophie biologique, l'harmonie universelle et nécessaire entre les
+principales phases de l'évolution individuelle et les degrés successifs
+les mieux caractérisés de la grande hiérarchie organique; puisque, sous
+ce dernier aspect, le tissu nerveux ne se manifeste que comme la plus
+extrême et la plus spéciale transformation du tissu primordial.
+L'analyse préliminaire du développement organique est donc encore bien
+loin d'avoir été conçue dans un esprit suffisamment rationnel, toujours
+dominé par la haute intention philosophique de tendre à concilier,
+autant que possible, les divers aspects essentiels de la science des
+corps vivans.</p>
+
+<p>Pour être vraiment complète, cette analyse doit évidemment être suivie
+de l'étude inverse, et néanmoins corélative, à laquelle donne lieu le
+décroissement fatal de l'organisme, à partir de sa pleine maturité, dans
+sa marche graduelle vers la mort. Cette théorie générale de la mort est
+certainement très peu avancée, puisque les recherches physiologiques les
+mieux instituées à ce sujet n'ont presque jamais porté que sur les
+morts violentes ou accidentelles, considérées même exclusivement dans
+les organismes les plus élevés, et affectant surtout les fonctions et
+les appareils de nature essentiellement animale, comme l'indiquent les
+beaux travaux de Bichat. Quant à la dégradation nécessaire de
+l'existence organique fondamentale, nous sommes aujourd'hui bornés à un
+premier aperçu philosophique, qui la représente comme une suite
+inévitable de la vie elle-même, par la prédominance croissante du
+mouvement d'exhalation sur le mouvement d'absorption, d'où résulte
+graduellement une consolidation exagérée de l'organisme primitivement
+presque fluide, ce qui, à défaut d'influences plus rapides, tend à
+produire un état de dessiccation incompatible avec tout phénomène vital.
+Mais, quelque précieuse que soit une telle vue sommaire, elle ne peut
+servir qu'à bien caractériser la vraie nature de la question, en
+indiquant la direction générale des recherches qu'elle exige. Les
+considérations importantes relatives à la vie animale ne sauraient être
+rationnellement introduites dans un tel sujet, que lorsque cette
+doctrine préliminaire aura d'abord été convenablement établie, comme à
+l'égard de tous les autres points de vue précédemment examinés.</p>
+
+<p>Telles sont les principales réflexions philosophiques que doit
+naturellement inspirer l'exacte appréciation de l'état actuel de la
+physiologie organique ou végétative, envisagé dans son ensemble. Cet
+examen, quoique sans doute extrêmement sommaire, peut conduire à
+constater, d'une manière irrécusable, que, comme nous l'avions aisément
+prévu dès l'origine, c'est à l'éducation radicalement vicieuse de
+presque tous les physiologistes, et à l'irrationnelle institution de
+leurs travaux habituels, qu'il faut surtout attribuer l'excessive
+imperfection d'une étude aussi fondamentale, qui, malgré sa haute
+difficulté caractéristique et sa positivité toute récente, est
+certainement bien plus arriérée aujourd'hui que ne l'exigent la nature
+plus compliquée de ses phénomènes et son développement moins ancien. La
+circulation du sang, premier fait général qui ait donné l'éveil à la
+physiologie positive, et les lois de la chute des corps, première
+acquisition de la saine physique, sont des découvertes presque
+absolument contemporaines; et, néanmoins, quelle immense inégalité entre
+les progrès des deux sciences à partir de cette commune évolution! Une
+telle différence ne saurait uniquement tenir à la complication
+supérieure des phénomènes physiologiques, et a dû beaucoup dépendre
+aussi de l'esprit scientifique qui a dirigé leur étude générale, au
+niveau de laquelle la plupart de ceux qui la cultivent n'ont pas su
+convenablement s'élever.</p>
+
+<p>Par leur nature évidemment physico-chimique, les phénomènes fondamentaux
+de la vie végétative exigent directement, soit dans leur analyse, soit
+dans leur explication, l'intime combinaison permanente des principales
+notions de la philosophie inorganique avec les considérations
+physiologiques immédiates préparées par une profonde habitude des lois
+préliminaires relatives à la structure et à la classification des corps
+vivans. Or, chacune de ces conditions inséparables n'est aujourd'hui
+suffisamment remplie que par un ordre particulier de savans positifs. De
+là sont résultées, d'un côté, la prétendue chimie organique, étude
+radicalement bâtarde, qui n'est qu'une grossière ébauche de la
+physiologie végétative, machinalement entreprise par des esprits qui ne
+comprenaient, en aucune manière, le vrai sujet de leurs travaux; d'un
+autre côté, les doctrines vagues, incohérentes, et quasi-métaphysiques,
+dont cette physiologie a été essentiellement composée par des
+intelligences mal préparées et presque entièrement dépourvues des
+notions préliminaires les plus indispensables. La stérile anarchie qui
+est la suite nécessaire d'une aussi vicieuse organisation du travail
+scientifique, suffirait seule à témoigner irrécusablement de l'utilité
+réelle et directe du point de vue général, et néanmoins positif, qui
+caractérise ce Traité.</p>
+
+
+<a name="l44" id="l44"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>QUARANTE-QUATRIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml">Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie <i>animale</i>
+proprement dite.</p>
+
+<p>Quoique, par une invincible nécessité générale, la vie organique
+constitue évidemment le fondement indispensable et continu de la vie
+animale, il est néanmoins très digne de remarque que l'étude de ce
+dernier genre de fonctions soit réellement à la fois mieux conçue et
+plus avancée que celle qui, suivant l'ordre rationnel, devait
+certainement lui servir de préliminaire inévitable. Non-seulement les
+notions élémentaires de <i>propriétés</i> physiologiques sont ici, comme nous
+l'a fait voir la leçon précédente, beaucoup plus nettes et mieux
+circonscrites: mais, en outre, la méthode comparative, principal
+caractère logique de toute spéculation vraiment scientifique sur les
+corps vivans, y est appliquée d'une manière bien moins incomplète en
+même temps que plus judicieuse; ou, pour mieux dire, c'est seulement
+dans l'exploration de ces phénomènes qu'elle a été jusqu'ici
+régulièrement introduite. Aussi, ce que la physiologie organique
+présente aujourd'hui de moins imparfait se réduit essentiellement à
+l'étude des phénomènes supplémentaires qui, en réalité, sont empruntés à
+la vie animale, comme le mécanisme de la circulation proprement dite,
+celui de la respiration, etc., en sorte que les conditions accessoires y
+ont été beaucoup mieux examinées que les principales.</p>
+
+<p>Cette sorte d'anomalie philosophique est cependant très facile à
+expliquer en considérant que les cas les plus tranchés devaient
+nécessairement comporter plus aisément une exploration vraiment
+positive. L'étude des phénomènes purement animaux devait tendre, par sa
+nature, à constituer, avec une spontanéité plus prononcée, une science
+nettement distincte, en s'affranchissant plutôt des aberrations
+physico-chimiques, qui ont tant entravé le progrès réel de la saine
+physiologie, et qui toutefois ne pouvaient jamais entièrement voiler des
+différences fondamentales aussi saillantes que celles de l'animalité à
+la simple existence inorganique. En même temps que la comparaison
+biologique devenait ici plus facile par la similitude beaucoup plus
+évidente des divers organismes, elle était aussi plus habituellement
+applicable par la multiplicité beaucoup moindre des cas essentiellement
+comparables. Nous avons précédemment reconnu que, dans l'étude de la
+vie organique, la méthode comparative devait nécessairement, sous peine
+de stérilité radicale, être étendue jusqu'à son extrême limite,
+caractérisée par l'organisme végétal, le seul où les fonctions
+fondamentales fussent nettement dégagées de toute influence accessoire.
+Or, on conçoit aisément que l'esprit humain n'ait pu s'élever que très
+lentement et avec beaucoup d'efforts à cet état permanent d'abstraction
+et de généralité physiologiques, où, en parlant de l'homme, seul et
+inévitable type primordial de la hiérarchie biologique, il embrasse
+graduellement, sous un commun aspect, l'ensemble des divers modes de
+vitalité, y compris même l'économie végétale, sans tomber néanmoins, par
+une synthèse exagérée, dans ces vagues et abusives considérations qui,
+rapprochant indistinctement tous les êtres naturels, détruisent
+directement toute base réelle de comparaisons positives. Un point de vue
+aussi difficile et aussi nouveau n'a pu être convenablement établi que
+de nos jours, et uniquement jusqu'ici, chez les esprits même les plus
+avancés, à l'égard des plus simples aspects généraux de la biologie,
+c'est-à-dire dans la seule étude statique de l'organisme, ainsi que je
+l'ai expliqué. On ne saurait donc être étonné que la comparaison
+physiologique se soit d'abord développée surtout à l'égard des
+fonctions animales proprement dites, qui devaient naturellement en faire
+sentir, d'une manière beaucoup plus spontanée, à la fois l'importance et
+la possibilité, quoique l'étude rationnelle de la vie organique exige
+réellement et en même temps permette une plus large et plus
+indispensable application de la méthode comparative. Ce mode effectif de
+formation doit sembler d'autant plus inévitable pour la physiologie,
+qu'il a été essentiellement le même pour l'anatomie et pour la
+taxonomie, malgré leur moindre complication.</p>
+
+<p>Toutefois, en considérant, avec plus de précision, cette évidente
+supériorité actuelle, qui n'est paradoxale qu'en apparence, de la
+physiologie animale sur la physiologie organique, il importe maintenant
+de bien distinguer, à cet égard, entre les deux aspects élémentaires de
+toute étude positive, la simple <i>analyse</i> préliminaire des phénomènes,
+et leur véritable <i>explication</i> définitive. C'est uniquement, en effet,
+sous le premier point de vue que la vie animale a été réellement mieux
+explorée jusqu'ici que la vie végétative, par suite de la facilité
+beaucoup plus grande que devait naturellement offrir l'examen direct de
+phénomènes dont l'observateur portait spontanément en lui-même le type
+le plus parfait. Mais, au contraire, il n'en a pas été et ne pouvait en
+être nullement ainsi sous le second aspect fondamental. Il deviendrait
+effectivement impossible de comprendre comment l'explication des
+phénomènes les plus spéciaux et les plus compliqués pourrait aujourd'hui
+être mieux conçue et plus avancée que celle des phénomènes plus simples
+et plus généraux qui leur servent de base indispensable: un tel état de
+la science serait en opposition directe avec les lois les moins
+contestables de l'esprit humain. Telle n'est point aussi sa vraie
+situation présente, comme il n'est que trop aisé de le constater.</p>
+
+<p>Quelque imparfaite que soit évidemment jusqu'ici, d'après la leçon
+précédente, la théorie générale des phénomènes organiques fondamentaux,
+on doit néanmoins reconnaître qu'elle est aujourd'hui conçue dans un
+esprit beaucoup plus scientifique (ou, si l'on veut, moins arriéré) que
+celui qui préside habituellement aux principales explications de la
+physiologie animale. Car, les phénomènes végétatifs, considérés d'une
+manière rigoureusement isolée et strictement universelle, ne
+constituent, en réalité, par leur nature, qu'un ordre spécial et
+déterminé d'actes continus de composition et de décomposition: ils sont
+dont radicalement assimilables, sous leurs aspects les plus essentiels,
+aux simples phénomènes inorganiques. Bien loin qu'il soit irrationnel de
+les en rapprocher, comme on s'efforce de le faire aujourd'hui, c'est au
+contraire une telle subordination qui caractérise surtout leur
+explication réelle, conformément à l'esprit fondamental de toute
+philosophie positive, qui prescrit de lier, autant que possible, les
+phénomènes les plus particuliers aux plus généraux, ainsi que j'ai eu
+tant d'occasions de l'établir dans cet ouvrage. Sous ce rapport, l'école
+physico-chimique de Boerrhaave n'a réellement péché que par exagération,
+faute de données suffisantes et de réflexions assez approfondies. C'est
+par là que doit s'introduire spontanément, ainsi que je l'ai expliqué
+dans les leçons précédentes et surtout dans la dernière, le lien
+fondamental entre la philosophie inorganique et la philosophie
+biologique, qui peut faire désormais concevoir l'ensemble de la
+philosophie naturelle comme formant, en réalité, un système homogène et
+continu, abstraction faite des vains rapprochemens métaphysiques
+enfantés chaque jour par des imaginations anti-scientifiques.</p>
+
+<p>Mais, par une suite nécessaire des mêmes principes philosophiques, un
+tout autre esprit doit essentiellement dominer les théories vraiment
+rationnelles relatives à la vie animale proprement dite, c'est-à-dire
+aux phénomènes élémentaires d'irritabilité et de sensibilité. Ici, en
+effet, il n'y a plus aucune base possible d'analogie pour permettre
+d'instituer quelques comparaisons réelles avec les phénomènes
+inorganiques, qui ne peuvent jamais nous présenter rien de semblable. On
+ne saurait méconnaître un tel axiome à l'égard de la sensibilité. Tout
+au plus pourrait-on, quant à l'irritabilité, en ne considérant que le
+simple fait de la contraction envisagée en elle-même, espérer de
+découvrir quelques phénomènes vraiment analogues dans le monde
+inorganique, en examinant sous cet aspect avec plus d'attention certains
+mouvemens suscités par la chaleur et surtout par l'électricité. Mais,
+quelque intérêt réel que puissent jamais offrir de semblables
+rapprochemens, ils deviendraient certainement illusoires, et par cela
+même, directement nuisibles à la science, si l'on prétendait en induire
+aucune explication quelconque de l'irritabilité. Car, ce n'est point
+l'effet contractile, isolément considéré, qui caractérise, en réalité,
+la fibre irritable; c'est essentiellement la production d'un tel effet à
+la suite d'une indispensable innervation, surtout quand cette
+stimulation devient volontaire. En n'écartant ainsi, de la notion
+fondamentale du phénomène, aucun de ses élémens nécessaires, on
+reconnaît aisément que l'irritabilité est aussi radicalement étrangère
+au monde inorganique que la sensibilité elle-même, dont elle est
+d'ailleurs rigoureusement inséparable.</p>
+
+<p>Cette double propriété vitale doit donc être conçue comme strictement
+primordiale chez les êtres, ou plutôt dans les tissus, qui en sont
+susceptibles, et, par suite, comme absolument inexplicable, au même
+degré, et par les mêmes motifs philosophiques, que la pesanteur, la
+chaleur, etc., ou toute autre propriété physique fondamentale,
+c'est-à-dire, en vertu d'une impossibilité aussi prononcée de la
+rattacher rationnellement à aucune autre catégorie quelconque de
+phénomènes élémentaires. Elle ne présente, sous ce rapport, de
+différence logique vraiment essentielle que sa spécialité nécessaire,
+comparée à la généralité plus ou moins évidente de ces propriétés
+physiques, ce qui ne saurait influer sur la possibilité d'explication,
+puisqu'une telle spécialité se trouve toujours en harmonie exacte avec
+celle non moins tranchée de la structure correspondante. C'est à ce
+titre fondamental que l'on doit justement regarder l'école
+physico-chimique comme ayant directement tendu à engager la science
+physiologique dans une voie d'aberration radicale, qui a profondément
+entravé ses véritables progrès, quoiqu'elle ait été et soit peut-être
+encore provisoirement utile par son antagonisme naturel avec la
+direction métaphysique, dont la prépondérance eût été, sans un tel
+obstacle, encore plus nuisible. Il est déplorable, en effet, que, faute
+d'une direction philosophique assez fortement arrêtée, tant de hautes
+intelligences modernes se soient long-temps consumées en efforts
+nécessairement illusoires, pour imaginer d'incompréhensibles
+explications de l'irritabilité et de la sensibilité, où des fluides
+fantastiques analogues à ceux de nos physiciens ont rempli naturellement
+un office indispensable. Aucun cas de ce genre ne m'a jamais semblé plus
+regrettable, que celui de l'illustre Lamarck, employant, avec
+l'admirable naïveté qui le caractérisait toujours, son beau génie
+zoologique à forger de vaines hypothèses physiques pour expliquer la
+sensibilité, sans jamais s'apercevoir que, à quelque degré de
+complication qu'il élevât graduellement ses suppositions gratuites, il
+parvenait tout au plus à représenter vaguement la transmission mécanique
+des impressions produites sur les extrémités nerveuses, mais nullement à
+rendre raison de l'acte de la perception, qui demeurait ainsi
+constamment intact, quoiqu'il constitue évidemment l'élément le plus
+essentiel de tout phénomène de sensibilité. Et cependant, presque tous
+les physiologistes qui n'appartiennent point à l'école métaphysique se
+livrent aujourd'hui, d'une manière plus ou moins prononcée, à ces vaines
+et stériles spéculations! Sans méconnaître l'évidente inefficacité des
+tentatives antérieures, on espère toujours que des efforts plus heureux,
+fondés sur quelque découverte imprévue, finiront par dévoiler un jour le
+mystère de la sensibilité et de l'irritabilité, quoique les physiciens,
+dans un ordre d'études infiniment plus simple, aient depuis long-temps
+renoncé à pénétrer jamais le mystère de la pesanteur! Rien ne
+caractérise peut-être avec plus d'énergie l'état actuel d'enfance de la
+physiologie, que l'obligation incontestable où nous sommes placés de
+regarder aujourd'hui des esprits, dominés par une disposition aussi
+profondément irrationnelle, comme constituant néanmoins, par
+comparaison, les précurseurs les plus immédiats de la véritable école
+positive, en ce que leurs aberrations tendent du moins à exciter le
+développement des explorations directes, quoiqu'ils les fassent souvent
+dévier; tandis que les doctrines métaphysiques, qui, par le jeu commode
+et universel de leurs entités, fournissent aussitôt, à tous les
+phénomènes possibles, des explications encore bien plus creuses et plus
+stériles, tendent ainsi désormais à comprimer inévitablement tout élan
+progressif du génie observateur, qui jadis fut, au contraire,
+puissamment secondé par elles, lorsqu'il s'efforçait de se dégager des
+entraves de la philosophie théologique.</p>
+
+<p>Malgré l'éminent service général que l'école physico-chimique rend
+encore ainsi indirectement au progrès de la science physiologique, en
+opposant un obstacle insurmontable à la prépondérance rétrograde de
+l'école métaphysique, on doit reconnaître, d'un autre côté, que ses
+vaines tentatives anti-scientifiques sur l'explication fondamentale des
+phénomènes élémentaires de la vie animale, conservent seules aujourd'hui
+quelque importance à cette dernière école, en lui constituant aussi un
+office essentiel, qui consiste à maintenir l'intégrité du caractère
+original de la physiologie comme science distincte, en empêchant son
+absorption destructive par la philosophie inorganique: en sorte que la
+principale utilité des deux écoles se réduit aujourd'hui à se contenir,
+ou plutôt à s'annuller, réciproquement, ainsi que je l'ai déjà signalé
+dans le chapitre précédent. Quoi qu'il en soit, il demeure certain,
+d'après les considérations ci-dessus indiquées, que la lutte entre ces
+deux tendances n'est plus aujourd'hui radicalement engagée que sur
+l'étude de la vie animale; l'école physico-chimique pouvant désormais
+être regardée comme étant en pleine et irrévocable possession du
+domaine de la physiologie purement organique, qui, par la nature de ses
+phénomènes, devait, en effet, lui appartenir nécessairement tôt ou tard,
+quand elle aurait rempli les conditions préliminaires indispensables.
+Mais, en ce qui concerne la vie animale, les prétentions de cette école
+sont certainement inadmissibles, par son étroite et irrationnelle
+obstination à y transporter indûment l'esprit général qui convient
+exclusivement à la physiologie végétative. Toutefois, une telle école
+étant de nature éminemment perfectible, et l'absence même de conceptions
+bien arrêtées devant faciliter encore davantage son indispensable
+transformation, il y a tout lieu d'espérer aujourd'hui que, du sein de
+sa génération actuelle, sortira prochainement une école vraiment
+positive, qui, proclamant une judicieuse séparation irrévocable entre la
+philosophie biologique et la philosophie inorganique, sans méconnaître
+leur véritable subordination fondamentale, et concevant l'étude de la
+première avec le système des divers moyens rationnels convenables à son
+caractère essentiel, ralliera sans doute spontanément tous les bons
+esprits qui, le plus souvent à leur insu, ne tiennent réellement encore
+à la physiologie métaphysique qu'afin d'empêcher l'absorption totale du
+domaine de la biologie par les physiciens et les chimistes proprement
+dits. Quant à présent, quelque fondé que doive sembler un pareil espoir,
+il reste néanmoins incontestable que, chez les biologistes les plus
+avancés, les théories de physiologie organique commencent déjà à être
+essentiellement conçues d'après le véritable esprit général qui doit
+finalement les caractériser, tandis qu'il n'en est nullement ainsi pour
+la physiologie animale, toujours ballottée entre deux tendances
+contradictoires, radicalement nuisibles l'une et l'autre, quoique très
+inégalement, à ses progrès réels, sans avoir pu parvenir jusqu'ici à la
+vraie situation normale qui lui est propre. C'est pourquoi, malgré
+l'irrécusable supériorité qui, d'après les motifs ci-dessus expliqués,
+distingue maintenant la physiologie animale relativement à l'analyse
+préliminaire de ses principaux phénomènes, elle doit être envisagée
+comme réellement moins rapprochée aujourd'hui que la physiologie
+organique de sa véritable constitution scientifique. Un tel jugement
+paraîtrait encore moins douteux, si, suivant la stricte rigueur logique,
+on ne séparait point de la vie animale l'ensemble des phénomènes
+intellectuels et moraux, qui en sont effectivement le complément
+nécessaire, et dont l'étude générale est bien plus imparfaitement
+conçue, ainsi que nous le reconnaîtrons directement dans la leçon
+prochaine.</p>
+
+<p>Ces aperçus préliminaires tendent à caractériser le véritable esprit
+philosophique qui doit présider à la formation ultérieure de la théorie
+positive de l'animalité, essentiellement fondée sur la co-relation des
+deux notions élémentaires de l'irritabilité et de la sensibilité,
+profondément distinguées de toute propriété physique. Écartant à jamais
+toute vaine recherche sur les causes de ce double principe animal, cette
+théorie consistera uniquement à comparer entre eux tous les divers
+phénomènes généraux qui s'y rattachent, d'après leur exacte analyse
+préalable, afin de découvrir leurs <i>lois</i> effectives; c'est-à-dire,
+comme à l'égard des autres phénomènes naturels, leurs vraies relations
+constantes soit de succession, soit de similitude. A l'imitation de
+toute autre théorie positive, elle sera directement destinée à faire
+prévoir rationnellement le mode d'action d'un organisme animal donné,
+placé dans des circonstances déterminées, ou réciproquement quelle
+disposition animale peut être induite de tel acte accompli d'animalité,
+suivant la formule scientifique fondamentale que j'ai établie en
+commençant ce traité sommaire de philosophie biologique (voyez la
+quarantième leçon). Les fausses tentatives actuelles pour expliquer
+l'irritabilité et la sensibilité tendent certainement à nous éloigner
+d'un tel but final, bien loin de pouvoir nous en rapprocher, en faisant
+inévitablement négliger la recherche directe des lois réelles de
+l'animalité, quoique la prévision des phénomènes soit aujourd'hui
+unanimement regardée, en principe, comme constituant à la fois le
+principal caractère de toute doctrine vraiment scientifique, et la
+mesure la moins équivoque de son degré général de perfection.</p>
+
+<p>Afin de prévenir, autant que possible, toute vicieuse interprétation, il
+convient de remarquer ici qu'une semblable constitution de la
+physiologie animale, tout en la séparant désormais profondément de la
+philosophie inorganique, lui conserve nécessairement avec elle de larges
+relations fondamentales, qui suffisent à maintenir la rigoureuse
+continuité du système toujours unique de la philosophie positive. Comme
+je l'ai déjà indiqué ci-dessus, c'est surtout par la physiologie
+végétative que s'établit ce contact général.</p>
+
+<p>Il ne faut jamais perdre de vue, en effet, la double liaison intime de
+la vie animale avec la vie organique, qui lui fournit constamment une
+base préliminaire indispensable, et qui, en même temps, lui constitue un
+but général non moins nécessaire. On n'a plus besoin aujourd'hui
+d'insister sur le premier point, qui a été mis en pleine évidence par de
+saines analyses physiologiques: il est bien reconnu maintenant que, pour
+se mouvoir et pour sentir, l'animal doit d'abord vivre, dans la plus
+simple acception du terme, c'est-à-dire végéter; et qu'aucune suspension
+complète de cette vie végétative ne saurait, en aucun cas, être conçue
+sans entraîner, de toute nécessité, la cessation simultanée de la vie
+animale. Quant au second aspect, jusqu'ici beaucoup moins éclairci,
+chacun peut aisément reconnaître, soit pour les phénomènes
+d'irritabilité ou pour ceux de sensibilité, qu'ils sont essentiellement
+dirigés, à un degré quelconque de l'échelle animale, par les besoins
+généraux de la vie organique, dont ils perfectionnent le mode
+fondamental, soit en lui procurant de meilleurs matériaux, soit en
+prévenant ou écartant les influences défavorables: les fonctions
+intellectuelles et morales n'ont point elles-mêmes ordinairement d'autre
+office primitif. Sans une telle destination générale, l'irritabilité
+dégénérerait nécessairement en une agitation désordonnée, et la
+sensibilité en une vague contemplation; dès-lors, ou l'une et l'autre
+détruiraient bientôt l'organisme par une exercice immodéré, ou elles
+s'atrophieraient spontanément, faute de stimulation convenable. C'est
+seulement dans l'espèce humaine, et parvenue même à un haut degré de
+civilisation, ainsi que je l'ai déjà indiqué ailleurs, qu'il est
+possible de concevoir une sorte d'inversion de cet ordre fondamental, en
+se représentant, au contraire, la vie végétative comme essentiellement
+subordonnée à la vie animale, dont elle est seulement destinée à
+permettre le développement, ce qui constitue, ce me semble, la plus
+noble notion scientifique qu'on puisse se former de l'humanité
+proprement dite, distincte de l'animalité: encore une telle
+transformation ne devient-elle possible, sous peine de tomber dans un
+mysticisme très dangereux, qu'autant que, par une heureuse abstraction
+fondamentale, on transporte à l'espèce entière, ou du moins à la
+société, le but primitif qui, pour les animaux, est borné à l'individu,
+ou s'étend tout au plus momentanément à la famille, ainsi que je
+l'expliquerai directement dans le volume suivant<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a>
+<a href="#footnote42"><sup class="sml">42</sup></a>. Une exception
+aussi spéciale et purement artificielle, d'ailleurs si facile à
+expliquer, ne saurait aucunement altérer l'universalité d'une
+considération que vérifie, d'une manière si prononcée, l'ensemble du
+règne animal, où la vie animale se montre toujours destinée à
+perfectionner la vie organique. C'est donc uniquement par une
+abstraction scientifique, dont la nécessité est, du reste, aujourd'hui
+hors de toute contestation, que nous pouvons provisoirement concevoir la
+première isolée de la seconde, qui en est, en réalité, strictement
+inséparable, sous le double aspect fondamental que je viens de signaler.
+Ainsi la théorie positive de l'animalité devant continuellement reposer
+sur celle de la vitalité générale, elle se trouve par là combinée, d'une
+manière intime et indissoluble, avec l'ensemble de la philosophie
+inorganique, qui fournit directement à la physiologie végétative, comme
+nous l'avons reconnu, ses bases rationnelles indispensables.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote42"
+name="footnote42"><b>Note 42: </b></a><a href="#footnotetag42">
+(retour) </a> Un philosophe de l'école
+ métaphysico-théologique, qui fut d'ailleurs un penseur
+ énergique, a, de nos jours, prétendu caractériser l'homme
+ par cette formule retentissante: <i>une intelligence servie
+ par des organes</i>. Si cette phrase a un sens positif, il
+ rentre sans doute dans celui que je viens d'expliquer. Mais
+ la définition inverse serait évidemment beaucoup plus vraie,
+ surtout pour l'homme primitif, non perfectionné par un état
+ social très développé, comme cet auteur le supposait
+ principalement. A quelque degré que puisse parvenir la
+ civilisation, ce ne sera jamais que chez un petit nombre
+ d'hommes d'élite que l'intelligence pourra acquérir, dans
+ l'ensemble de l'organisme, une prépondérance assez prononcée
+ pour devenir réellement le but essentiel de toute existence
+ humaine, au lieu d'être seulement employée, à titre de
+ simple instrument, comme moyen fondamental de procurer une
+ plus parfaite satisfaction des principaux besoins
+ organiques; ce qui, abstraction faite de toute vaine
+ déclamation, caractérise certainement le cas le plus
+ ordinaire.
+</blockquote>
+
+<p>Mais, en outre, indépendamment de cette relation universelle et
+nécessaire, il en existe évidemment de plus directes quoique
+secondaires, dans le développement même des phénomènes purement animaux,
+surtout en ce qui concerne l'irritabilité, dont les actes définitifs
+sont certainement subordonnés aux lois les plus générales de la physique
+inorganique. Nous avons, en effet, bien reconnu, en traitant de la
+philosophie mathématique, que les lois fondamentales de l'équilibre et
+du mouvement, par cela même qu'elles ont été établies en faisant
+toujours abstraction complète de l'origine effective des mouvements et
+des efforts, doivent nécessairement se vérifier à l'égard de tous les
+ordres quelconques de phénomènes, sans aucune exception qui puisse être
+propre aux phénomènes physiologiques. Ainsi, aussitôt que, par
+l'irritabilité primordiale de la fibre musculaire, la contraction réelle
+a été produite, tous les nombreux phénomènes de mécanique animale qui
+peuvent en résulter, soit pour la station, soit pour la locomotion, sont
+inévitablement sous la dépendance des lois générales de la mécanique,
+pourvu que, dans la judicieuse application de ces lois, on y ait
+toujours, bien entendu, convenablement égard, de même qu'en tout autre
+cas, aux conditions caractéristiques de l'appareil, que les
+physiologistes peuvent seuls suffisamment connaître. Tel est le mode
+spécial d'introduction directe et nécessaire de la philosophie
+inorganique dans l'étude précise du premier ordre des fonctions animales
+proprement dites. Il en est de même, quoique en sens inverse, envers les
+fonctions relatives à la sensibilité, où cette philosophie doit
+inévitablement intervenir en ce qui concerne la première des trois
+parties essentielles du phénomène fondamental, c'est-à-dire,
+l'impression primitive sur les extrémités sentantes, soigneusement
+distinguée de sa transmission par le filet nerveux, et de sa perception
+par l'organe cérébral. Cette impression s'opère toujours, en effet, par
+l'intermédiaire indispensable d'un véritable appareil physique
+correspondant, soit lumineux, soit acoustique, etc., sans lequel
+l'existence du monde extérieur ne pourrait être que vaguement sentie par
+l'organisme, et dont l'étude propre, suivant les lois physiques
+convenables, doit nécessairement constituer un élément capital de
+l'analyse positive du phénomène. Non-seulement les notions acquises dans
+les principales branches actuelles de la physique doivent ainsi être
+rationnellement appliquées à la physiologie animale: chacun peut aussi
+constater aisément aujourd'hui qu'une telle application exigerait
+souvent, dans ces diverses doctrines, des progrès qui ne sont pas encore
+accomplis, et même, à certains égards, la création de quelques
+doctrines nouvelles, comme la théorie des saveurs, et surtout celle des
+odeurs, où il y a, sans doute, plusieurs lois générales et purement
+inorganiques à établir sur leur mode fondamental de propagation, dont
+l'étude est entièrement négligée par nos physiciens, quoiqu'elle ait été
+jadis le sujet de diverses tentatives grossières. Tels sont, en aperçu,
+les différens points de vue généraux d'après lesquels il doit ici rester
+incontestable que la philosophie positive, tout en consacrant
+irrévocablement l'individualité nécessaire de la science biologique, la
+subordonne néanmoins, par d'indissolubles relations, à l'ensemble des
+études inorganiques. On peut ainsi vérifier clairement, à cet égard,
+que, comme je l'ai déjà indiqué dans la quarantième leçon, c'est surtout
+la chimie qui s'applique spontanément à la physiologie végétative, et
+principalement la physique à la physiologie animale, quoique les deux
+ordres de fonctions exigent, sans doute, l'emploi combiné des deux
+sections fondamentales de la philosophie inorganique. Il serait
+désormais inutile d'insister davantage ici sur ces relations
+scientifiques, dont le principe et le caractère sont maintenant assez
+nettement établis.</p>
+
+<p>Abstraction faite dorénavant de toute vaine tentative d'explication de
+la double propriété fondamentale qui distingue la vie animale, il reste
+néanmoins certain que les notions élémentaires que l'on se forme
+habituellement aujourd'hui de l'irritabilité et de la sensibilité n'ont
+point encore acquis le véritable caractère scientifique qui doit
+finalement convenir à leur nature, surtout en ce que chacun de ces deux
+attributs de l'animalité n'est pas rattaché, d'une manière assez
+énergiquement arrêtée, à la considération exclusive d'un tissu
+correspondant. Cette indispensable condition, dont je dois signaler ici
+l'extrême importance philosophique, n'a été jusqu'à présent
+rigoureusement remplie, à ma connaissance, que dans le système
+physiologique de M. de Blainville.</p>
+
+<p>La doctrine de Bichat, encore prépondérante aujourd'hui, est, à cet
+égard, radicalement vicieuse, puisqu'elle représente l'irritabilité, et
+la sensibilité elle-même, comme plus ou moins inhérentes à tous les
+tissus quelconques, sans aucune distinction d'organiques et animaux.
+Quelques éclectiques ont cru, il est vrai, pouvoir conserver
+essentiellement cette doctrine, en se bornant à la purger de sa notion
+la plus évidemment erronée, celle qui se rapporte à la prétendue
+<i>sensibilité organique</i>, c'est-à-dire, à la sensibilité sans conscience,
+dont la seule définition est directement contradictoire. Mais, en
+procédant ainsi, on n'a pas suffisamment compris que la théorie
+métaphysique de Bichat sur les forces vitales constitue, par sa nature,
+un tout indivisible, qui ne saurait être admis ou rejeté par fragmens,
+et dont un des élémens les plus indispensables consiste précisément dans
+cette même sensibilité organique, quelque absurde qu'en soit la notion.
+Car, suivant la pensée de Bichat, la sensibilité organique est le germe
+nécessaire de la vraie sensibilité animale, qui n'en différerait que par
+un plus haut degré d'exaltation. Il en est à peu près ainsi de même,
+sous le point de vue qui nous occupe, de la contractilité organique,
+surtout de celle que Bichat distingue par la qualification de
+<i>sensible</i>, comparée à la contractilité animale proprement dite. On ne
+saurait nier que Bichat conçoit tous les tissus comme étant
+nécessairement sensibles et irritables, avec de simples différences de
+degré: une telle théorie ne peut d'ailleurs comporter aucun amendement.</p>
+
+<p>D'après les principes établis ci-dessus, il est aisé, ce me semble, de
+reconnaître que toute conception de ce genre s'oppose, de la manière la
+plus directe, à la constitution vraiment rationnelle de la science
+physiologique sur les bases positives qui lui sont propres; en sorte
+qu'un tel examen concerne l'un des points les plus fondamentaux de la
+philosophie biologique. Si, en effet, les deux propriétés
+caractéristiques de l'animalité pouvaient appartenir indistinctement à
+tous les tissus, et que, par conséquent, il n'existât point, à
+proprement parler, de tissus vraiment animaux, toute différence
+scientifique fondamentale entre la physiologie animale et la simple
+physiologie organique disparaîtrait nécessairement par cela seul.
+Dès-lors, attendu qu'il est impossible de méconnaître aujourd'hui que
+les phénomènes de la vie végétative sont, par leur nature, sous la
+dépendance directe et générale des lois universelles du monde
+inorganique, on ne saurait comprendre pourquoi il cesserait d'en être
+ainsi à l'égard de la vie animale, qui, dans une semblable hypothèse,
+n'offrirait plus, en réalité, qu'un développement supérieur des mêmes
+propriétés élémentaires. Les plus vicieuses prétentions de l'école
+physico-chimique, se trouveraient ainsi justifiées aussitôt, du moins en
+principe, sans qu'on pût contester logiquement avec elle autrement que
+sur l'application actuelle; puisque tous les effets physiologiques se
+réduiraient alors, par cette identité fondamentale des deux vies, à un
+ordre spécial d'actes chimiques et physiques, comme ils le sont
+certainement dans la simple vie organique. Il faut s'être bien
+familiarisé, par l'étude historique de l'esprit humain, avec le triste
+spectacle des inconséquences capitales auxquelles est assujettie notre
+faible intelligence, même chez les plus éminens génies, pour ne point
+s'étonner que Bichat, qui avait si profondément senti l'indispensable
+nécessité de maintenir à la physiologie un caractère scientifique
+pleinement original, ait néanmoins établi, avec une prédilection
+marquée, une théorie qui tendrait nécessairement à autoriser
+l'usurpation totale du domaine de la physiologie par le système des
+sciences inorganiques. Les biologistes n'auraient plus alors d'autre
+moyen de conserver leur indépendance intellectuelle, que de nier
+directement la nature physico-chimique des phénomènes mêmes de la vie
+végétative: or, une telle manière de voir, excusable sans doute au temps
+de Bichat, ne saurait être soutenue aujourd'hui par aucun esprit
+vraiment au niveau du progrès général de la science physiologique dans
+le siècle actuel. D'ailleurs, il est évident que si, par cette issue, on
+pouvait échapper aux envahissemens de l'école physico-chimique, ce ne
+serait que pour retomber, par une nécessité directe, sous la domination
+exclusive de l'école métaphysique, puisque l'on aurait ainsi rétabli,
+dans la physiologie végétative au moins, le pur régime des entités. Une
+telle théorie tend donc à perpétuer la déplorable situation
+oscillatoire de la science physiologique entre ces deux impulsions
+contrairement vicieuses, et ne saurait, par conséquent, convenir au
+véritable état normal: ce qui doit faire nettement ressortir la haute
+importance de cette discussion.</p>
+
+<p>Ces considérations sommaires suffisent pour indiquer ici combien il est
+indispensable à la biologie rationnelle de concevoir toujours
+l'irritabilité et la sensibilité comme nécessairement inhérentes à deux
+tissus déterminés, modifications profondes et nettement tranchées du
+tissu cellulaire primordial, afin que la spécialité des notions
+anatomiques se trouve exactement en harmonie avec celle que l'on veut, à
+si juste titre, maintenir aux idées physiologiques; ou, en un mot, que
+les pensées élémentaires de tissu et de propriété ne cessent jamais de
+se correspondre parfaitement. Le caractère scientifique de la
+physiologie actuelle, qui en est à peu près restée, à cet égard, à la
+doctrine de Bichat, est donc encore, sous ce nouvel aspect fondamental,
+essentiellement défectueux, chez la plupart des biologistes.</p>
+
+<p>On doit, toutefois, reconnaître que, pour Bichat, cette erreur capitale
+était presque inévitable, vu l'extrême imperfection, à cette époque, de
+l'analyse anatomique des tissus, dont Bichat lui-même, il ne faut
+jamais l'oublier, fut l'immortel créateur. Des observations mal faites
+ou mal discutées pouvaient permettre alors de croire à l'existence
+effective de la sensibilité dans des parties réellement dépourvues de
+nerfs; ce qui devait, aux yeux de Bichat, constituer autant de preuves
+de sa théorie, comme il l'a si fréquemment remarqué, surtout quant à la
+sensibilité qui, suivant lui, se développerait avec beaucoup d'énergie
+dans les ligamens à la suite de leur torsion, bien qu'elle dût rester
+inaperçue par tout autre mode de stimulation. Mais une meilleure
+exploration a depuis clairement démontré, envers presque tous les cas de
+ce genre, ou que les symptômes de sensibilité avaient été abusivement
+attribués à tel organe privé de nerfs au lieu d'être rapportés à la
+lésion simultanée de quelques nerfs voisins, ou que le tissu nerveux
+existait effectivement, quoique difficile à apercevoir. Si, en quelques
+rares occasions, une semblable rectification n'a pu encore être
+catégoriquement opérée, à cause de la difficulté supérieure des
+circonstances ou de l'insuffisance des observateurs, il serait
+certainement absurde, d'après les plus simples principes de la
+philosophie positive, de vouloir, par ce seul motif, repousser ou même
+ajourner l'usage d'une conception aussi évidemment indispensable à la
+physiologie rationnelle, et déjà fondée sur tant de cas irrécusables,
+bien plus nombreux et surtout plus décisifs que ceux qui continuent à
+paraître exceptionnels. Cette considération doit s'appliquer à la
+comparaison des divers organismes, comme à celle des différens tissus de
+l'organisme humain. Les prétendus animaux sans nerfs, sur lesquels
+l'école métaphysique a tant insisté, disparaissent graduellement à
+mesure que les progrès, intellectuels et matériels, de l'anatomie
+comparée disposent les observateurs à mieux généraliser la notion du
+système nerveux et à le reconnaître avec plus d'exactitude dans les
+organismes inférieurs: c'est ainsi, par exemple, qu'on l'a récemment
+découvert chez plusieurs animaux rayonnés. Il est donc temps d'ériger en
+axiome philosophique l'indispensable nécessité des nerfs pour un degré
+quelconque de sensibilité, sauf à traiter les exceptions apparentes
+comme autant d'anomalies à résoudre par les perfectionnements ultérieurs
+de l'analyse anatomique.</p>
+
+<p>On doit faire subir une transformation analogue aux notions ordinaires
+relatives à l'irritabilité, qui sont encore essentiellement dominées par
+la théorie de Bichat. Ce grand physiologiste pouvait concevoir, par
+exemple, les contractions du coeur comme directement déterminées,
+indépendamment de toute action nerveuse, par la stimulation immédiate
+résultante de l'afflux du sang. Mais il est aujourd'hui bien reconnu,
+surtout depuis les importantes expériences de Legallois, que
+l'innervation est tout aussi indispensable à l'irritabilité de ce muscle
+qu'à celle d'aucun autre; et, en général, que la distinction
+fondamentale de Bichat, entre la contractilité organique et la
+contractilité animale, doit être entièrement abandonnée. Toute
+irritabilité est donc nécessairement animale, c'est-à-dire qu'elle exige
+une innervation correspondante, de quelque centre immédiat que procède
+d'ailleurs l'action nerveuse. Ce sujet attend néanmoins encore plusieurs
+éclaircissemens essentiels qui, s'ils ne sont point indispensables à la
+certitude logique d'un principe désormais hors de toute atteinte
+directe, doivent toutefois influer beaucoup sur son usage scientifique
+effectif. Je ne fais pas seulement allusion à la distinction proposée
+par divers physiologistes contemporains entre les nerfs sensitifs et les
+nerfs moteurs, quoiqu'une telle question soit bien loin d'être sans
+importance philosophique. Mais j'ai surtout en vue une considération
+plus directe et plus capitale, dont l'incertitude et l'obscurité
+actuelles présentent de bien plus graves inconvéniens, qu'on chercherait
+vainement à dissimuler. Il s'agit de la vraie distinction scientifique
+que la théorie positive de l'irritabilité doit finalement maintenir
+entre les mouvemens volontaires et les mouvemens involontaires.</p>
+
+<p>La doctrine de Bichat avait au moins cet avantage évident qu'elle
+représentait, d'une manière directe et, en apparence, très
+satisfaisante, cette incontestable différence: on voit même que cette
+considération lui a fourni ses principaux argumens. Au contraire, en ne
+reconnaissant plus qu'une irritabilité unique, toujours uniformément
+liée à l'innervation, comme le prescrit certainement l'état présent de
+la science, on constitue une difficulté fondamentale très délicate, et
+dont la solution est néanmoins strictement indispensable, pour
+comprendre de quelle manière tous les mouvemens ne deviendraient point
+dès-lors indistinctement volontaires. La haute insuffisance des
+explications actuelles à cet égard ne saurait, sans doute, réagir
+logiquement contre le principe lui-même, puisqu'on peut toujours
+vaguement attribuer au mode d'innervation la différence musculaire dont
+il s'agit ici. Mais cet expédient provisoire ne saurait long-temps
+suffire aux besoins réels de la doctrine physiologique, à laquelle il
+importe beaucoup de déterminer avec précision les conditions spéciales
+d'innervation qui rendent volontaire ou involontaire tel mouvement
+effectif. Il faut, sans doute, que, dans cet ordre de considérations
+comme dans tout autre, des différences anatomiques vraiment appréciables
+soient exactement coordonnées à d'incontestables différences
+physiologiques, ce qui certainement est fort loin d'exister aujourd'hui.
+On ne saurait confondre un tel ordre de recherches avec la vaine enquête
+métaphysique des causes de la volonté, puisqu'il s'agit seulement ici de
+découvrir les conditions organiques qui doivent nécessairement exister
+pour rendre volontaires, par exemple, les mouvemens des muscles
+locomoteurs, tandis que ceux du muscle cardiaque sont si profondément
+involontaires. Un phénomène aussi caractérisé comporte sans doute une
+exacte analyse générale, quoiqu'elle doive être fort difficile. La
+science présente donc aujourd'hui, sous ce rapport, une incontestable
+lacune fondamentale, qui obscurcit beaucoup la théorie positive de
+l'irritabilité, dont le principe seul peut être maintenant regardé comme
+établi; puisque, dans la plupart des cas, le plus habile anatomiste
+n'oserait encore décider, autrement que par le fait même, si tel
+mouvement bien défini doit être volontaire ou involontaire, ce qui
+constate nettement l'absence de toute loi réelle à cet égard.</p>
+
+<p>Au reste, quelques difficultés que présente, par sa nature, la question
+ainsi posée, on a droit d'espérer qu'elle comporte une solution vraiment
+satisfaisante, puisqu'on peut, ce me semble, apercevoir déjà la voie qui
+doit y conduire. Elle consiste, en effet, dans une judicieuse analyse
+des mouvemens en quelque sorte intermédiaires, c'est-à-dire, qui,
+primitivement involontaires, finissent par devenir volontaires, ou
+réciproquement. Ces cas, que l'organisme présente très fréquemment sous
+l'un et l'autre aspect, me paraissent éminemment propres à vérifier que
+la distinction incontestable des mouvemens en volontaires et
+involontaires ne tient nullement à une différence radicale de
+l'irritabilité musculaire, mais seulement au mode et peut-être même au
+degré de l'innervation, modifiée surtout par une longue habitude. On ne
+saurait, par exemple, concevoir autrement que les mouvemens excréteurs
+de l'urine, qui, dans le jeune âge, ou dans un grand nombre de maladies,
+sont si évidemment involontaires, puissent prendre, par la seule
+influence suffisamment habituelle d'une énergique résolution, le
+caractère volontaire qu'ils acquièrent ordinairement chez les animaux
+supérieurs. Pour que ce germe d'explication puisse réellement suffire
+ultérieurement à résoudre la difficulté proposée, il faudrait concevoir
+que les mouvemens les plus involontaires, qui, suivant la juste remarque
+de Bichat, sont toujours en effet les plus indispensables à la vie
+générale, eussent été susceptibles de suspension volontaire, sans
+excepter les mouvemens du coeur, si leur rigoureuse nécessité continue
+n'eût point empêché de contracter à leur égard des habitudes
+convenables. Quoiqu'il devienne ainsi très probable que la nature
+volontaire ou involontaire des divers mouvemens animaux, loin de
+provenir d'aucune différence directe dans l'irritabilité fondamentale,
+est seulement un résultat indirect et très composé du genre d'action
+exercé par l'ensemble du système nerveux sur le système musculaire, on
+comprend néanmoins combien ce sujet exige un nouvel examen approfondi,
+dont les considérations précédentes ne peuvent qu'indiquer la direction
+générale.</p>
+
+<p>Tels sont les principaux aperçus philosophiques propres à mettre en
+pleine évidence l'extrême imperfection générale de l'étude actuelle de
+l'animalité, en ce qui concerne l'explication, même la plus élémentaire,
+des phénomènes essentiels. En nous bornant désormais à considérer la
+physiologie animale sous le seul aspect beaucoup plus simple d'une
+exacte analyse préliminaire de ses divers phénomènes généraux, il ne
+sera que trop aisé de reconnaître combien cette analyse, qui, au
+commencement de ce chapitre, devait nous paraître très satisfaisante,
+par comparaison à l'analyse si mal instituée de la vie organique, est
+réellement, au contraire, profondément éloignée aujourd'hui de ce
+qu'exigent les vrais besoins de la science pour permettre de s'élever
+plus tard à quelques lois positives.</p>
+
+<p>Quant aux fonctions directement relatives à l'irritabilité, on peut
+dire, sans la moindre exagération, que le mécanisme d'aucun mouvement
+animal n'a été jusqu'ici analysé d'une manière vraiment satisfaisante,
+puisque tous les cas principaux sont encore le sujet de controverses
+fondamentales entre des physiologistes également recommandables. On
+conserve même habituellement entre ces divers mouvemens, une distinction
+vicieuse, qui doit s'opposer à toute saine appréciation mécanique,
+lorsqu'on les sépare en mouvemens généraux qui produisent le déplacement
+total de la masse animale, et mouvemens partiels qui servent surtout à
+la vie organique, soit pour l'introduction des divers alimens, ou
+l'expulsion des résidus, soit pour la circulation des fluides. Les
+premiers mouvemens sont, néanmoins, tout aussi réellement partiels,
+quoique leur objet soit différent; car, sous le point de vue mécanique,
+l'organisme n'en saurait spontanément comporter d'autres. D'après les
+lois fondamentales du mouvement, l'animal ne peut jamais, par aucune
+action intérieure, déplacer directement son centre de gravité, sans une
+certaine coopération étrangère; pas davantage qu'un chariot à vapeur qui
+fonctionnerait, sans aucun frottement, sur un plan tout-à-fait
+horizontal, et dont la stérile activité se réduirait dès-lors
+nécessairement à la simple rotation de ses roues. J'ai déjà indiqué
+cette remarque, dans le premier volume, comme conséquence de la loi
+dynamique générale du centre de gravité. Les mouvemens qui produisent la
+locomotion proprement dite ne sont donc pas d'une autre nature mécanique
+que ceux, par exemple, qui transportent le bol alimentaire le long du
+canal digestif; leur résultat n'est différent qu'en vertu de la
+diversité des appareils, caractérisés alors par des appendices
+extérieurs disposés de manière à déterminer, dans le système ambiant,
+une indispensable réaction, qui produit le déplacement de la masse
+animée. On pourrait aisément concevoir une constitution mécanique assez
+parfaite pour qu'un moteur unique, le coeur ou tout autre muscle,
+présidât à la fois, à l'aide d'appareils convenables, à tous les divers
+mouvemens organiques et animaux, comme notre industrie le produit si
+souvent dans les mécanismes bien organisés. Sans aller jusqu'à cette
+idéale simplification du système, on voit, en effet, chez certains
+mollusques, la locomotion proprement dite s'opérer au moyen des
+contractions du muscle cardiaque ou des muscles intestinaux, ce qui
+vérifie clairement la réalité de la considération précédente, et, par
+suite, la futilité des distinctions ordinairement admises à cet égard
+par les physiologistes actuels.</p>
+
+<p>Les plus simples notions de la mécanique animale étant ainsi obscurcies
+et même viciées dès leur première origine, on ne saurait être surpris
+que les physiologistes disputent encore sur le vrai mécanisme de la
+circulation, et sur celui de la plupart des modes de locomotion
+extérieure, tels que le saut, le vol surtout, la natation, etc. D'après
+la manière dont ils procèdent, ils ne sont pas près de s'entendre, et
+les opinions les plus opposées trouveraient encore long-temps des moyens
+d'argumentation également plausibles. Ce qu'il y a de plus étrange, du
+moins en apparence, quoique la saine philosophie l'explique aisément,
+c'est la disposition presque universelle des physiologistes, sous ce
+rapport, à tirer, de leur ignorance même, autant de motifs d'admirer la
+profonde sagesse d'un mécanisme qu'ils déclarent préalablement ne
+pouvoir comprendre. Une telle tendance est un reste évident de
+l'influence théologique qui préside encore essentiellement à notre
+première éducation. Quoique l'étude positive de ce sujet soit, comme on
+voit, tout entière à refondre, une première vue mathématique de
+l'ensemble de la question montre clairement, ce me semble, que le
+caractère le plus prononcé du mécanisme général des mouvemens animaux
+consiste, au contraire, dans l'excessive complication des appareils
+ordinaires. Les géomètres et les physiciens, en les supposant placés au
+point de vue convenable et d'ailleurs suffisamment préparés,
+imagineraient sans doute aisément une constitution beaucoup meilleure,
+s'ils osaient aujourd'hui prendre pour sujet d'exercice intellectuel la
+conception directe d'un nouveau mécanisme animal, ce qui ne serait
+peut-être point sans une véritable utilité, ne fût-ce qu'afin de mieux
+caractériser l'esprit philosophique qui doit présider aux études
+effectives. Dans cet ordre de fonctions animales aussi bien que dans
+tout autre, et plus clairement qu'envers aucun autre, l'organisme ne
+saurait manquer de nous offrir un mode quelconque de production capable
+de déterminer les actes que nous voyons effectivement se produire; mais
+le mode réel est presque toujours très inférieur au type idéal que notre
+faible intelligence pourrait créer, même d'après nos connaissances
+actuelles, avec la liberté convenable. Au fond, cette réflexion revient
+à dire ici que le monde inorganique est, par sa nature, beaucoup mieux
+réglé que le monde organique; ce qui, je crois, ne saurait être
+sérieusement contesté aujourd'hui par aucun esprit judicieux.</p>
+
+<p>Un examen attentif de l'ensemble des études entreprises jusqu'ici sur la
+mécanique animale, fera, ce me semble, reconnaître, sans la moindre
+incertitude, que la principale cause de leur extrême imperfection
+résulte de l'éducation insuffisante et même vicieuse de la plupart des
+physiologistes, qui demeurent ordinairement beaucoup trop étrangers aux
+connaissances préalables qu'exigerait naturellement un tel sujet sur les
+diverses parties de la philosophie inorganique, sans en excepter le
+système, vraiment fondamental, des sciences mathématiques. Le simple bon
+sens indique néanmoins, avec une irrésistible évidence, que la mécanique
+animale, comme la mécanique céleste, la mécanique industrielle, ou toute
+autre quelconque, est d'abord de la mécanique, et doit être, par
+conséquent, à ce titre, nécessairement subordonnée aux lois générales
+que la mécanique rationnelle impose à tous les mouvemens possibles,
+abstraction faite de la nature des moteurs, et en ayant seulement égard
+à la structure des appareils. Sans doute, l'extrême complication des
+appareils animaux, même indépendamment de l'impossibilité manifeste de
+soumettre les moteurs primitifs à aucune théorie mathématique, ne
+saurait jamais réellement comporter, à cet égard, la moindre application
+numérique, déjà si souvent illusoire envers des appareils beaucoup plus
+simples mus par des forces inorganiques. Mais la considération générale
+de ces lois n'y est pas moins strictement indispensable, sous peine de
+ne pouvoir se former que d'inintelligibles notions fondamentales du
+mécanisme de la locomotion, et même de la station, comme on le voit
+aujourd'hui où, dans la plupart des cas, la science serait impuissante à
+décider quel mouvement va résulter de l'action d'un appareil donné,
+d'après la seule analyse anatomique du système, indépendamment de toute
+expérience directe, réduite ainsi, contre sa destination fondamentale, à
+ne pouvoir prédire que des événemens accomplis. Aussi des physiologistes
+moins irrationnels à cet égard ont-ils déjà reconnu imparfaitement cette
+nécessité logique, en déclinant toutefois la difficulté, et se bornant à
+renvoyer un tel travail aux géomètres et aux physiciens. Ceux-ci, de
+leur côté, quand ils ont accepté une tâche qui devait leur rester
+étrangère, y ont porté involontairement, outre leur ignorance naturelle
+et fort excusable de la constitution anatomique du système, des
+habitudes de précision numérique profondément incompatibles avec
+l'esprit du sujet, et sont ainsi parvenus le plus souvent à des
+résultats dont l'absurdité évidente suffit, aux yeux de juges
+irréfléchis, pour discréditer d'avance toute application mieux conçue de
+la mécanique générale à la mécanique animale. Rien n'autorisait
+cependant une conclusion aussi vicieuse: il fallait seulement
+reconnaître que cette indispensable application doit être
+essentiellement opérée par les physiologistes eux-mêmes, qui peuvent
+seuls en bien comprendre la nature et l'objet. Il en est ici à peu près
+comme pour l'usage de l'analyse mathématique dans les principales
+branches de la physique, ordinairement si mal conçu aujourd'hui par les
+géomètres, parce qu'il doit être dirigé par les physiciens, suivant les
+remarques indiquées au second volume de cet ouvrage. L'application de
+tout instrument logique devant évidemment appartenir, non à ceux qui
+l'ont construit, mais à ceux qui s'occupent du sujet propre auquel il
+est destiné, les physiologistes vraiment positifs ne sauraient
+aucunement éluder désormais l'obligation rigoureuse de se rendre aptes,
+par une plus forte éducation préalable, à introduire convenablement,
+dans l'étude rationnelle de la mécanique animale, les indispensables
+notions fondamentales empruntées à l'ensemble de la philosophie
+inorganique, et d'abord à la philosophie mathématique. Cette obligation
+générale se formulera ensuite en prescriptions plus précises, à mesure
+que les divers mouvemens spéciaux viendront à l'exiger. Ainsi, par
+exemple, l'étude, aujourd'hui si imparfaite, de la phonation, suppose
+nécessairement que l'analyse des mouvemens de l'appareil vocal soit
+particulièrement dirigée d'après les indications fondamentales qui
+résultent des connaissances acquises par les physiciens sur la théorie
+du son. Il serait impossible sans cela de parvenir jamais à comprendre
+la production générale de la voix, et, à plus forte raison, les
+modifications si prononcées et si importantes qu'elle présente chez les
+divers animaux susceptibles d'une véritable phonation. Quoique la parole
+proprement dite soit principalement, sans doute, un résultat de la
+supériorité intellectuelle particulière à notre espèce, comme le montre
+l'exemple des idiots et de divers animaux chez lesquels il n'existe
+point de vrai langage malgré que la phonation y soit pleinement
+suffisante, il faut bien cependant que la structure de notre appareil
+vocal offre certains caractères spécifiques en harmonie avec cette
+admirable faculté. Or, la judicieuse application des lois générales de
+l'acoustique est certainement indispensable pour conduire à découvrir
+ultérieurement en quoi consistent ces particularités nécessaires. Il
+serait aisé de faire une semblable vérification spéciale envers tous les
+autres cas essentiels de la mécanique animale. Sans doute, en plusieurs
+occasions, et notamment dans celle que je viens de signaler, il arrivera
+que la branche correspondante de la philosophie inorganique ne sera
+point elle-même assez avancée pour fournir à la physiologie toutes les
+indications préliminaires qui lui seraient indispensables. Mais les
+physiologistes auront au moins tenté tous les progrès que comporte, à
+chaque époque, l'état général de la philosophie naturelle, et ils auront
+d'ailleurs nettement signalé aux divers physiciens spéciaux autant de
+sujets déterminés d'importantes recherches, ce qui serait déjà, en
+soi-même, d'un haut intérêt direct. On doit espérer que la considération
+spéciale et fréquente de telles relations positives entre les sciences
+fondamentales les plus indépendantes en apparence, ouvrira enfin les
+yeux des savans actuels sur les inconvéniens réels et immédiats que
+présente, en général, le système irrationnel de morcellement anarchique
+qui préside aujourd'hui à l'étude de la philosophie naturelle. Les
+physiologistes doivent nécessairement comprendre à cet égard, avant tous
+les autres, les vrais besoins de l'esprit humain, en vertu de la
+subordination fondamentale et directe, à la fois générale et spéciale,
+qui rattache, d'une manière si prononcée et si variée, leur science à
+toutes les précédentes, comme nous venons d'en acquérir une nouvelle
+preuve irrécusable.</p>
+
+<p>L'étude préliminaire du second ordre principal des fonctions animales,
+ou l'analyse rationnelle des divers phénomènes essentiels de la
+sensibilité, ne présente pas certainement aujourd'hui un caractère
+scientifique plus satisfaisant que celui de la mécanique animale, même
+abstraction faite de ce qui concerne la sensibilité intérieure
+proprement dite, c'est-à-dire les fonctions intellectuelles et morales,
+que nous avons déjà reconnues devoir être, dans la leçon suivante, le
+sujet d'un examen nécessairement séparé. Cette seconde analyse sera
+jugée, en réalité, encore moins avancée que la première, si l'on ne se
+laisse point éblouir par l'imposant spectacle des notions anatomiques
+très avancées que nous possédons déjà sur les organes correspondants, et
+qu'on s'attache exclusivement, comme nous le devons évidemment ici, aux
+connaissances purement physiologiques.</p>
+
+<p>En considérant la partie la moins imparfaite de cette étude, relative
+aux simples sensations extérieures, il est clair que le premier des
+trois élémens indispensables dont se compose toujours le phénomène de la
+sensation, c'est-à-dire, l'impression directe de l'agent externe sur les
+extrémités nerveuses à l'aide d'un appareil physique plus ou moins
+spécial, donne lieu à des remarques philosophiques essentiellement
+analogues à celles qui viennent d'être indiquées à l'égard des
+mouvemens. Sous ce rapport, en effet, la théorie des sensations est
+nécessairement subordonnée aux lois physiques correspondantes, comme
+cela est surtout manifeste pour les théories de la vision et de
+l'audition, comparées à l'optique et à l'acoustique, en ce qui concerne
+le vrai mode général d'action propre à l'appareil oculaire ou auditif.
+Or, l'intime combinaison rationnelle qu'une telle étude exigerait entre
+les considérations physiques et les considérations physiologiques
+existe, sans doute, encore moins aujourd'hui qu'à l'égard de la
+mécanique animale. Ces importantes théories ont été plus formellement
+livrées par les physiologistes aux seuls physiciens, évidemment
+incompétens pour un tel sujet, comme je l'ai déjà indiqué dans le second
+volume: il serait superflu d'insister davantage ici sur une
+organisation aussi hautement vicieuse de travail scientifique, ce cas
+étant, sous ce point de vue, tout-à-fait analogue au précédent. Il n'y a
+entre eux aucune autre différence philosophique essentielle que la
+déplorable influence exercée encore, dans cette partie de la physiologie
+animale, par les métaphysiciens, auxquels, jusqu'à ces derniers temps
+pour ainsi dire, la théorie des sensations avait été essentiellement
+abandonnée: c'est seulement depuis la mémorable impulsion donnée par
+Gall, que les physiologistes ont commencé à s'emparer définitivement de
+cette importante partie de leur domaine. Ainsi, la théorie positive des
+sensations est moins bien conçue, et plus récemment instituée, que celle
+même des mouvemens; en sorte qu'il serait étrange qu'elle ne fût pas
+encore moins avancée, si l'on à d'ailleurs égard à sa difficulté
+supérieure, et à la moindre perfection des parties de la philosophie
+inorganique dont elle dépend. Les plus simples modifications du
+phénomène fondamental de la vision ou de l'audition ne peuvent point
+jusqu'ici être rapportées avec certitude à des conditions organiques
+déterminées; comme, par exemple, l'ajustement de l'oeil pour voir
+distinctement à des distances très variées, faculté que les
+physiologistes ont laissé successivement attribuer par les physiciens à
+diverses circonstances de structure, toujours illusoires ou
+insuffisantes, en se réservant seulement une critique très facile, au
+lieu de se saisir d'une recherche qui leur appartient exclusivement. On
+peut même dire que les limites directes de la fonction sont presque
+toujours très vaguement définies, c'est-à-dire qu'on n'a point nettement
+circonscrit le genre de notions, extérieures immédiatement fourni par
+chaque sens, abstraction faite de toute réflexion intellectuelle
+proprement dite<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a>
+<a href="#footnote43"><sup class="sml">43</sup></a>. À plus forte raison n'est-il pas étonnant que la
+plupart des lois positives de la vision ou de l'audition, et même de
+l'odoration ou de la gustation, soient encore essentiellement ignorées.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote43"
+name="footnote43"><b>Note 43: </b></a><a href="#footnotetag43">
+(retour) </a> Les attributions immédiates de chaque sens
+ sont, sans doute, éminemment spéciales. Mais il en est tout
+ autrement de la plupart des notions extérieures que
+ l'intelligence déduit, d'une manière plus ou moins
+ indirecte, des divers ordres de sensations, susceptibles, à
+ cet égard, de se suppléer mutuellement, comme nous le
+ montrent clairement le cas des sourds, celui des aveugles,
+ etc. On oublie trop souvent cette importante considération,
+ surtout envers les animaux, que l'on suppose très
+ gratuitement privés de telle classe d'idées, par cela seul
+ que l'appareil sensitif auquel nous en devons ordinairement
+ l'origine n'est pas chez eux suffisamment développe, sans
+ examiner si quelque autre sens n'a pas pu le remplacer.
+ C'est ainsi, par exemple, que l'odorat a été conçu, en
+ général, comme un sens fort peu intellectuel, à cause de son
+ imperfection dans notre espèce, où il est, en effet, la
+ source de bien peu d'idées, quoique, dans un grand nombre
+ d'espèces animales, il doive en faire naître beaucoup et de
+ très importantes. Il est donc évident que ce sujet exige une
+ entière révision élémentaire, qui doit commencer par fixer,
+ avec une précision scientifique, les limites générales et
+ nécessaires de d'action intellectuelle directement propre à
+ chaque sens, et pour laquelle aucun autre ne saurait le
+ suppléer, en séparant soigneusement cette action
+ fondamentale de toutes les notions consécutives que la
+ réflexion peut en déduire.
+</blockquote>
+
+<p>Le seul point général de doctrine, ou plutôt de méthode, que l'on puisse
+aujourd'hui regarder comme arrêté d'une manière vraiment scientifique,
+c'est l'ordre fondamental, nullement indifférent, suivant lequel les
+diverses espèces de sensations doivent être étudiées, et cette notion a
+été réellement fournie par l'anatomie comparée bien plus que par la
+physiologie. Elle consiste à classer les sens suivant leur spécialité
+croissante, en commençant par le sens universel du contact, et
+considérant ensuite graduellement les quatre sens spéciaux, le goût,
+l'odorat, la vue et enfin l'ouïe. Cet ordre est rationnellement
+déterminé par l'analyse de la série animale, puisque les sens doivent
+être réputés plus spéciaux et plus élevés à mesure qu'ils disparaissent
+à des degrés moins inférieurs de l'échelle zoologique. Il est
+remarquable que cette gradation coïncide exactement avec le rang
+d'importance de la sensation, sinon pour l'intelligence, du moins pour
+la sociabilité. Malheureusement elle mesure d'une manière encore plus
+évidente l'imperfection croissante de la théorie. On doit aussi noter,
+quoique plus secondaire, la distinction lumineuse introduite par Gall,
+entre l'état passif et l'état actif de chaque sens spécial. Une
+considération analogue, mais plus fondamentale, consisterait, ce me
+semble, à distinguer les divers sens eux-mêmes en actifs et passifs,
+selon que leur action est, par sa nature, essentiellement volontaire ou
+involontaire. Cette distinction me paraît très marquée entre la vision
+et l'audition, celle-ci s'effectuant toujours, même malgré nous et à
+notre insu, tandis que l'autre exige, à un degré quelconque, notre libre
+participation. L'influence plus vague, mais plus profonde, qu'exerce sur
+nous la musique comparée à la peinture, me semble provenir, en grande
+partie, d'une telle diversité. Il existe une différence analogue, mais
+moins prononcée, entre le goût et l'odorat.</p>
+
+<p>Depuis Cabanis, et surtout depuis Gall, tous les physiologistes ont plus
+ou moins senti la nécessité de compléter l'analyse des sensations
+proprement dites par l'étude d'une seconde classe fondamentale de
+sensations, encore plus indispensables que les premières au
+perfectionnement de la vie organique, et qui, sans procurer aucun notion
+directe sur le monde extérieur, modifient néanmoins profondément, par
+leur action intense et presque continue, la marche générale des
+opérations intellectuelles, qui, chez la plupart des animaux, doit leur
+être essentiellement subordonnée. Ce sont les sensations intérieures qui
+se rapportent à la satisfaction des divers besoins essentiels soit de
+nutrition, soit de reproduction, et auxquelles il faut joindre, dans
+l'état pathologique, les différentes douleurs produites par une
+altération quelconque. Un tel ordre constitue la transition naturelle
+entre l'étude des sensations et celles des fonctions affectives ou
+intellectuelles, exclusivement relatives à la sensibilité intérieure.
+Mais cette partie de la grande théorie des sensations est encore moins
+avancée et plus obscure que la précédente. La seule notion positive qui
+soit aujourd'hui incontestable à cet égard, consiste dans
+l'indispensable nécessité du système nerveux, commune aux deux genres de
+sensibilité. Je dois cependant signaler ici une heureuse remarque de M.
+de Blainville sur le siége de l'impression: outre l'affection directe de
+l'organe principal de la satisfaction du besoin considéré, il y a
+toujours une affection sympathique à l'orifice du canal qui doit
+introduire l'agent destiné à cette satisfaction, soit qu'il s'agisse de
+l'incrétion d'alimens solides, liquides, ou gazeux: il en est de même,
+en sens inverse, pour les divers besoins d'excrétion, toujours ressentis
+sympathiquement à l'extrémité du canal excréteur. Mais on ignore
+d'ailleurs si, comme dans le cas des sensations purement externes, les
+nerfs par lesquels s'opère la transmission de cette impression primitive
+présentent quelques caractères déterminés et spéciaux, et surtout à
+quels ganglions cérébraux il faut en rapporter la perception.</p>
+
+<p>Il est donc incontestable que la théorie positive des sensations,
+considérée successivement dans chacune de ses deux parties générales,
+est encore moins ébauchée et constituée d'une manière moins scientifique
+que celle même des mouvemens. On voit aussi que l'imperfection de la
+doctrine tient surtout à celle de la méthode habituelle, par suite de
+l'insuffisante préparation des esprits qui ont abordé jusqu'ici cette
+étude difficile, depuis qu'elle a été irrévocablement soustraite à la
+stérile domination des métaphysiciens. Toutefois, cette heureuse
+émancipation n'en a pas moins écarté, de nos jours, l'obstacle
+fondamental qui arrêtait le plus les progrès réels de cette belle partie
+de la physiologie animale, dont la nature si clairement caractérisée ne
+saurait manquer de faire prochainement ressortir, chez tous les bons
+esprits, les conditions préliminaires indispensables à sa culture
+rationnelle. Quelques travaux déjà ébauchés indiquent, avec évidence,
+dans la génération scientifique actuelle, une tendance progressive à
+organiser désormais les recherches d'après le véritable esprit d'une
+telle étude. Ce caractère philosophique est surtout prononcé, comme on
+pouvait aisément le prévoir, à l'égard des sens les plus simples et les
+moins spéciaux, et particulièrement pour la gustation. Je dois signaler,
+à ce sujet, les judicieuses expériences commencées avec une ingénieuse
+sagacité par MM. Pinel-Grandchamp et Foville sur l'exacte détermination
+du siége distinct des diverses saveurs principales dans des parties
+correspondantes de l'organe du goût; car un tel exemple est très propre
+à faire ici nettement comprendre en quoi doit surtout consister le
+perfectionnement positif de l'étude préliminaire des sensations, qui se
+réduit en effet principalement à développer, avec une précision toujours
+croissante, l'harmonie fondamentale entre l'analyse anatomique et
+l'analyse physiologique.</p>
+
+<p>Après l'étude rationnelle de chacun des deux ordres généraux de
+fonctions animales, il nous reste maintenant à considérer, sous le même
+aspect, comme un indispensable complément de la théorie élémentaire de
+l'animalité, les notions essentielles relatives au mode d'action, qui
+sont communes aux phénomènes de l'irritabilité et à ceux de la
+sensibilité proprement dite. Quoique, par leur nature, ces notions
+appartiennent aussi aux phénomènes intellectuels et moraux, nous devons
+nécessairement les examiner ici, pour y avoir suffisamment caractérisé
+les différens points de vue principaux que comporte l'étude positive de
+la vie animale, réduite même à sa moindre intensité, sauf à en
+reproduire, s'il y a lieu, dans la leçon suivante, l'indication
+formelle, à l'égard de la vie affective et intellectuelle.</p>
+
+<p>Ces considérations fondamentales sur le mode d'action commun à
+l'irritabilité et à la sensibilité, doivent être distinguées en deux
+classes, suivant qu'elles se rapportent à chaque fonction de mouvement
+ou de sensation envisagée en elle-même, ou à l'association, plus ou
+moins étendue et plus ou moins nécessaire, de ces diverses fonctions.
+Enfin, les premières peuvent avoir pour objet ou le mode ou le degré du
+phénomène animal. Tel est l'ordre d'après lequel nous devons ici
+signaler sommairement les parties correspondantes de la science
+physiologique, en examinant d'abord la théorie de l'intermittence
+d'action, et, par suite, celle de l'habitude, qui en est la conséquence
+nécessaire.</p>
+
+<p>Bichat doit être, ce me semble, regardé comme le principal fondateur de
+cette importante partie complémentaire de la physiologie, en ce qu'il a,
+le premier, fait convenablement ressortir le caractère d'intermittence
+propre à toute faculté animale, opposé à l'indispensable continuité des
+phénomènes purement végétatifs, ainsi que le prouve l'admirable chapitre
+qu'il a consacré à ce beau sujet dans le <i>Traité de la Vie et de la
+Mort</i>. Le double mouvement fondamental, de composition après absorption,
+et d'exhalation du produit de la décomposition, qui constitue la vie
+générale, ne peut, en effet, être un seul instant suspendu, sans
+déterminer aussitôt la tendance directe à la désorganisation. Mais, au
+contraire, tout acte d'irritabilité ou de sensibilité est, par sa
+nature, nécessairement intermittent, puisque aucune contraction ni
+aucune sensation ne saurait être conçue comme indéfiniment prolongée; en
+sorte que la continuité impliquerait tout aussi bien contradiction dans
+la vie animale, que la discontinuité dans la vie organique. Cette
+théorie de l'intermittence, dont Bichat est le vrai créateur, est
+aujourd'hui essentiellement perfectionnée, surtout dans le système
+biologique de M. de Blainville, par suite des progrès généraux de
+l'anatomie physiologique dans le siècle actuel. En effet, d'après la
+manière vicieuse dont il concevait l'irritabilité et la sensibilité,
+suivant les explications ci-dessus indiquées, Bichat faisait de vains
+efforts pour écarter l'objection fondamentale tirée de phénomènes qu'il
+rapportait à la vie organique, et qui néanmoins sont évidemment tout
+aussi intermittens que les phénomènes d'animalité les moins équivoques.
+Cela est incontestable à l'égard des muscles intestinaux, par exemple,
+et même à l'égard du coeur, dont chaque fibre irritable présente,
+certainement, en un temps donné, une somme d'instans de repos au moins
+égale à celle des instans d'activité, si l'on a convenablement égard à
+la comparaison entre la systole et la diastole; toute la différence
+réelle se réduisant alors à la plus grande multiplicité des intervalles.
+Une objection analogue et également invincible aurait pu être faite
+quant à la sensibilité; puisque, suivant la doctrine de Bichat, la
+sensibilité animale proprement dite et la prétendue sensibilité
+organique ne différant essentiellement que par le degré normal, il
+devenait dès-lors impossible de concilier l'intermittence de la première
+avec la continuité de la seconde. La difficulté se trouve spontanément
+résolue, dans les deux cas généraux, de la manière la plus
+satisfaisante, par la théorie positive de l'irritabilité et de la
+sensibilité, dont ce n'est pas sans doute l'un des moindres avantages;
+car cette théorie attachant, de toute nécessité, chacune de ces deux
+propriétés animales à un tissu correspondant bien caractérisé,
+l'intermittence devient un attribut commun et exclusif des organes
+principalement composés de ces deux tissus, quelle que soit d'ailleurs
+leur destination immédiate pour l'ensemble de l'économie. C'est ainsi
+que tous les divers aspects généraux de la saine physiologie nous
+offrent toujours une solidarité mutuelle, symptôme philosophique
+ordinaire de la vérité scientifique.</p>
+
+<p>La théorie de l'intermittence, surtout conçue avec cette pleine
+rationnalité, s'applique immédiatement à une classe très étendue et très
+importante de phénomènes animaux, c'est-à-dire à ceux que présentent les
+divers degrés de sommeil, comme Bichat l'a si heureusement expliqué. Car
+l'état de sommeil consiste ainsi dans la suspension simultanée, pendant
+un certain temps, des principaux actes d'irritabilité et de sensibilité:
+il est aussi complet que puisse le permettre l'organisme des animaux
+supérieurs, quand il n'offre d'exception que pour les mouvemens et les
+sensations directement indispensables à la vie organique, et dont
+l'activité, d'ailleurs, est alors notablement diminuée; le phénomène
+comporte, du reste, des degrés très variés, depuis la simple somnolence
+jusqu'à la torpeur presque complète des animaux hibernans. Mais cette
+théorie du sommeil, si bien instituée par Bichat, n'est réellement
+encore qu'ébauchée, et présente aujourd'hui plusieurs difficultés
+fondamentales, quand on considère les principales modifications d'un tel
+état, dont les conditions organiques essentielles sont même très
+imparfaitement connues, sauf la stagnation du sang veineux dans
+l'encéphale, qui paraît constituer, en général, un indispensable
+préliminaire de tout engourdissement étendu et durable. Quoiqu'il soit
+aisé de concevoir, en principe, que l'activité prolongée des fonctions
+animales pendant l'état de veille doive déterminer, en vertu de la loi
+d'intermittence, une suspension proportionnelle, on conçoit néanmoins
+difficilement comment cette suspension peut être totale, lorsque cette
+activité n'a été que partielle; comme l'expérience le montre si
+clairement, par exemple, pour le profond sommeil, à la fois intellectuel
+et musculaire, provoqué par la seule fatigue des muscles, chez des
+hommes qui ont très peu excité, pendant la veille, le développement des
+divers phénomènes de la sensibilité, soit interne, soit même externe.
+L'étude du sommeil incomplet est moins avancée encore, surtout quand une
+partie seulement des organes intellectuels et affectifs ou de l'appareil
+locomoteur est engourdie, ce qui produit les songes et les divers genres
+de somnambulisme. Et, cependant, un tel état a nécessairement des lois
+générales qui lui sont propres, tout aussi bien que l'état parfait de
+veille. Diverses expériences trop négligées autorisent peut-être à
+penser que, chez les animaux, où la vie cérébrale est beaucoup moins
+variée, la nature des songes devient, jusqu'à un certain point,
+susceptible d'être dirigée au gré de l'observateur, à l'aide
+d'impressions extérieures convenablement produites, pendant le sommeil,
+sur les sens dont l'action est involontaire, et notamment sur l'odorat.
+Chez l'homme même, il n'y a pas de médecin sensé qui, en plusieurs cas,
+ne prenne en sérieuse considération le caractère habituel des songes,
+afin de perfectionner le diagnostic des maladies où le système nerveux
+est surtout intéressé: ce qui suppose que cet état est assujéti à des
+lois déterminées, quoique inconnues. Mais, quelque imparfaite que soit
+réellement aujourd'hui, à ces divers égards essentiels, la théorie
+générale du sommeil, elle n'en demeure pas moins constituée déjà, depuis
+l'heureuse inspiration de Bichat, sur les bases positives qui lui sont
+propres, puisque le phénomène, à ne l'envisager que dans son ensemble,
+est ainsi <i>expliqué</i>, suivant la juste acception scientifique de ce
+terme, par son assimilation fondamentale aux divers phénomènes de repos
+partiel que présentent tous les actes élémentaires de la vie animale
+proprement dite. Dans le perfectionnement ultérieur de la théorie de
+l'intermittence, on devra, ce me semble, ne pas négliger l'important
+aperçu général d'après lequel Gall a proposé de la rattacher à la
+symétrie qui caractérise tous les organes de la vie animale, en
+regardant chacune des deux parties de l'appareil symétrique comme
+alternativement active et passive, en sorte que leur fonction ne soit
+jamais simultanée, aussi bien pour les sens extérieurs que pour les
+organes intellectuels; ce qui, toutefois, mérite un nouvel examen
+approfondi.</p>
+
+<p>On passe naturellement de la théorie de l'intermittence à celle de
+l'habitude, qui en est une sorte d'appendice nécessaire, dont
+l'institution est aussi due essentiellement à Bichat. Un phénomène
+continu serait, en effet, susceptible de persistance, en vertu de la loi
+d'inertie; mais des phénomènes intermittens peuvent seuls donner lieu à
+des habitudes proprement dites, c'est-à-dire tendre à se reproduire
+spontanément par l'influence d'une répétition préalable, suffisamment
+prolongée à des intervalles convenables. L'importance de cette propriété
+animale n'a plus besoin désormais d'être expressément signalée,
+puisqu'il est unanimement reconnu aujourd'hui, chez tous les bons
+esprits, qu'on doit y voir une des principales bases de la
+perfectibilité graduelle des animaux, et surtout de l'homme. C'est ainsi
+que les phénomènes vitaux peuvent, en quelque sorte, participer à
+l'admirable régularité de ceux du monde inorganique, en devenant, comme
+eux, essentiellement périodiques, malgré leur complication supérieure.
+De là résulte, en outre, comme je l'ai précédemment indiqué, la
+transformation fondamentale, facultative à un certain degré d'intensité
+de l'habitude, et inévitable au-delà, des actes volontaires en tendances
+involontaires. Mais cette étude est réellement aussi peu avancée que
+celle de l'intermittence, soit relativement même à la simple analyse
+fondamentale de l'habitude, envisagée successivement quant à chacune des
+conditions indispensables, soit surtout en ce qui concerne ses lois
+principales, l'aptitude plus ou moins grande des divers organes animaux
+sous ce rapport, etc. En un mot, on a jusqu'ici beaucoup plus examiné
+l'influence des habitudes une fois contractées que leur mode primitif
+d'établissement, à l'égard duquel il n'existe presque aucune doctrine
+vraiment scientifique; ce devrait être cependant le principal sujet
+d'étude en biologie abstraite, le reste se rapportant bien plutôt à
+l'histoire naturelle proprement dite. Peut-être même y aurait-il lieu à
+revenir, jusqu'à un certain point, sur la notion philosophique
+fondamentale, qui me semble faire, d'une telle propriété, un attribut
+trop exclusif de l'organisme animal, lequel, dans toute hypothèse, en
+demeurerait néanmoins plus éminemment susceptible, en vertu de sa
+beaucoup plus grande souplesse. En effet, il n'y a pas jusqu'aux
+appareils purement inorganiques, comme j'ai déjà eu occasion de
+l'indiquer au volume précédent, à l'égard des phénomènes du son, qui ne
+comportent spontanément une plus facile reproduction des mêmes actes,
+d'après une réitération convenablement prolongée et suffisamment
+régulière; ce qui est bien le caractère essentiel de l'habitude animale,
+surtout quand on se borne à l'envisager dans les fonctions qui dépendent
+de l'irritabilité. D'après cet aperçu, que je livre à la méditation des
+biologistes, et qui, s'il est admis, constituerait le point de vue le
+plus général à ce sujet, la loi de l'habitude pourrait être, en
+principe, scientifiquement rattachée à la loi universelle de l'inertie,
+telle que l'entendent les géomètres dans la théorie positive du
+mouvement et de l'équilibre.</p>
+
+<p>En considérant maintenant les phénomènes communs à l'irritabilité et à
+la sensibilité sous le second aspect fondamental ci-dessus indiqué,
+c'est-à-dire, quant à leur degré d'activité, les physiologistes ont à
+examiner les deux termes extrêmes d'une action exagérée et d'une action
+insuffisante, après lesquels vient se placer l'état normal
+intermédiaire, d'une action convenablement modérée. Un tel ordre est
+déterminé par cette évidente prescription de la logique positive, qui,
+dans un sujet quelconque, interdit tout espoir d'entreprendre avec
+succès l'étude rationnelle des cas intermédiaires, tant que les cas
+extrêmes qui les comprennent n'ont pas été d'abord bien examinés.</p>
+
+<p>Le besoin d'exercer les facultés est certainement le plus général et le
+plus important de tous ceux qui appartiennent à la vie animale
+proprement dite. On peut même dire strictement qu'il les comprend tous,
+si l'on écarte rigoureusement ce qui n'est relatif qu'à la vie
+organique, soit pour la nutrition ou pour la reproduction: la seule
+existence d'un organe animal suffit à faire naître aussitôt une telle
+sollicitation. Nous verrons, dans le volume suivant, que cette
+considération constitue directement l'une des bases principales que la
+physique sociale doive emprunter à la physiologie individuelle.
+Malheureusement, cette étude positive est jusqu'ici très imparfaite,
+envers la plupart des fonctions animales et relativement à chacun des
+trois degrés généraux d'activité qu'il faut y distinguer. C'est à elle
+que se rapporte surtout l'analyse exacte des phénomènes si variés du
+plaisir et de la douleur, soit au physique ou au moral. Le cas du défaut
+a été encore moins bien étudié que celui de l'excès; et, cependant, son
+examen scientifique n'a pas, sans doute, une moindre importance, à cause
+de la théorie de l'ennui, dont la considération est si capitale, en
+physique sociale, non-seulement pour un état de civilisation très
+perfectionné, mais même aux époques les plus grossières, où l'ennui
+constitue certainement, suivant la remarque très judicieuse, quoiqu'en
+apparence paradoxale, de l'ingénieux Georges Leroy, l'un des premiers
+mobiles de l'évolution sociale, comme je l'expliquerai plus tard. Quant
+au degré intermédiaire, qui caractérise la santé, le bien-être, et
+finalement le bonheur, il ne saurait être convenablement traité, tant
+que l'analyse des deux précédens demeurera aussi imparfaite. La
+physiologie actuelle ne présente, à cet égard, d'autre point de doctrine
+nettement établi que le principe général, déjà très lumineux en
+lui-même, qui prescrit de ne point envisager ce degré normal d'une
+manière absolue, mais en le subordonnant toujours à l'énergie
+intrinsèque des facultés correspondantes; comme la raison vulgaire
+l'avait d'avance suffisamment reconnu, quelque difficulté que les hommes
+éprouvent d'ailleurs à se conformer, dans la pratique sociale, à ce
+précepte évident, par la tendance irréfléchie de chacun à ériger sa
+propre individualité en type nécessaire de l'espèce entière.</p>
+
+<p>Il ne nous reste plus qu'à signaler sommairement le troisième ordre de
+considérations fondamentales communes aux divers phénomènes élémentaires
+d'irritabilité et de sensibilité, c'est-à-dire, l'étude générale de
+l'association des fonctions animales.</p>
+
+<p>Ce sujet capital doit d'abord être décomposé en deux parties
+essentielles, d'après une distinction très importante, primitivement
+introduite par Barthez, quoique avec un caractère trop vague, entre les
+<i>sympathies</i> proprement dites, sur lesquelles Bichat a suffisamment
+attiré l'attention des physiologistes, et ce que Barthez a très bien
+caractérisé sous le nom de <i>synergies</i>, dont la considération est
+aujourd'hui beaucoup trop négligée. La différence fondamentale entre ces
+deux sortes d'association vitale correspond essentiellement à celle de
+l'état normal à l'état pathologique; car, il y a synergie toutes les
+fois que deux organes concourent simultanément à l'accomplissement
+régulier d'une fonction quelconque, tandis que toute sympathie suppose,
+au contraire, une certaine perturbation, momentanée ou persistante,
+partielle ou plus ou moins générale, qu'il s'agit de faire cesser par
+l'intervention d'un organe non affecté primitivement. Ces deux modes
+d'association physiologique sont, aussi évidemment l'un que l'autre,
+exclusivement propres, par leur nature, à la vie animale, c'est-à-dire,
+aux phénomènes d'irritabilité et à ceux de sensibilité. S'ils
+paraissent, en certains cas, pouvoir également appartenir à la vie
+organique, une analyse plus approfondie montrera toujours que c'est
+uniquement à cause de l'influence fondamentale des actes animaux sur les
+actes organiques: l'économie végétale ne comporte certainement ni
+synergies, ni sympathies, puisqu'elle présente, à vrai dire, les phases
+consécutives d'une fonction nécessairement unique, au lieu du concours
+simultané, accidentel ou régulier, de fonctions vraiment distinctes.
+Malgré l'éminent service rendu par Bichat en introduisant
+irrévocablement, dans le système habituel des spéculations biologiques,
+l'étude générale des sympathies, jusqu'alors attribuée aux seuls
+médecins, il faut reconnaître, sous ce rapport, que sa vicieuse théorie
+des forces vitales a exercé une très fâcheuse influence sur les notions
+fondamentales de ces importans phénomènes. Néanmoins, on peut regarder
+cette étude comme étant déjà essentiellement instituée sur ses
+véritables bases rationnelles, puisque les physiologistes paraissent
+aujourd'hui s'accorder unanimement, en principe, à voir, dans le système
+nerveux, l'agent nécessaire de toute sympathie; ce qui doit constituer
+le premier fondement d'une théorie positive sur ce sujet, qui commence à
+sortir ainsi du vague effrayant où il était jusqu'alors enveloppé. Quant
+à la formation effective de cette théorie difficile, elle est évidemment
+à peine ébauchée, malgré les faits nombreux, mais incohérens, que la
+science possède à cet égard. L'étude des synergies, qui, par sa nature,
+est beaucoup plus simple et surtout bien mieux circonscrite, ne présente
+pas réellement encore un caractère scientifique plus satisfaisant, soit
+qu'il s'agisse de l'association mutuelle des divers mouvemens, ou de
+celle des différens modes de sensibilité, ou enfin de l'association plus
+générale et plus complexe entre les phénomènes de sensibilité et les
+phénomènes d'irritabilité. Et cependant, ce beau sujet, en lui
+attribuant toute son extension philosophique, conduit sans doute
+directement à la théorie la plus capitale que puisse finalement
+présenter la physiologie positive, celle de l'unité fondamentale de
+l'organisme animal, résultat nécessaire d'une exacte harmonie entre les
+diverses fonctions principales, du moins si l'on combine, d'une manière
+convenable, avec cette notion d'équilibre mutuel, celle, ci-dessus
+indiquée, du degré normal de chaque faculté élémentaire. C'est là qu'il
+faut exclusivement chercher la saine théorie du moi, si absurdement
+dénaturée aujourd'hui par les vaines rêveries des métaphysiciens;
+puisque le sentiment général du moi est certainement déterminé par un
+tel équilibre, dont les perturbations, au-delà des limites normales,
+l'altèrent si profondément dans un grand nombre de maladies.</p>
+
+<p>Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais
+ici présenter sommairement, pour caractériser, d'une manière conforme à
+l'esprit de ce traité, l'état général de la physiologie animale
+proprement dite, réduite à ses élémens les plus essentiels. Afin de
+compléter maintenant cet examen fondamental de la philosophie
+biologique, il nous reste enfin à envisager, dans la leçon suivante, la
+partie de la science physiologique, beaucoup plus imparfaite encore,
+mais offrant néanmoins déjà un incontestable commencement de positivité,
+qui concerne l'étude directe des fonctions affectives et
+intellectuelles; d'où résulte la transition nécessaire et immédiate de
+la physiologie individuelle à la physique sociale, comme la physiologie
+purement végétative constitue, d'après la leçon précédente, le lien
+général entre la philosophie inorganique et la philosophie organique:
+conformément au double principe d'unité de méthode et d'homogène
+continuité de doctrine, que je m'efforce d'établir dans cet ouvrage, et
+qui permettra désormais d'envisager, sous un point de vue vraiment
+systématique et à la fois pleinement positif, l'ensemble de la
+philosophie naturelle tout entière, depuis les plus simples notions
+mathématiques jusqu'aux plus hautes spéculations sociales.</p>
+
+<a name="l45" id="l45"></a>
+<br><hr class="full"><br>
+
+<h3>QUARANTE-CINQUIÈME LEÇON.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="sml">Considérations générales sur l'étude positive des fonctions
+intellectuelles et morales, ou cérébrales.</p>
+
+<p>Sans remonter, dans l'histoire générale de l'esprit humain, au-delà de
+la grande époque de Descartes, si hautement caractérisée par la première
+tentative directe pour la formation d'un système complet de philosophie
+positive, on doit remarquer que ce puissant rénovateur, quelle que fût
+son audacieuse énergie, n'avait pu lui-même s'élever assez au-dessus de
+son siècle pour concevoir sa méthode fondamentale dans son entière
+extension logique, en osant y assujétir aussi, du moins en principe, la
+partie de la physiologie qui se rapporte aux phénomènes intellectuels et
+moraux. En analysant le développement graduel de ses principales
+conceptions philosophiques, d'après la hiérarchie rationnelle que j'ai
+établie entre les diverses classes essentielles des phénomènes naturels,
+il est aisé de reconnaître, en effet, que telle fut, en général, la
+véritable barrière devant laquelle vint s'éteindre l'essor incomplet de
+sa réformation projetée. Après avoir, comme il le devait, institué
+d'abord une vaste hypothèse mécanique sur la théorie fondamentale des
+phénomènes les plus simples et les plus universels, il étendit
+successivement le même esprit philosophique aux différentes notions
+élémentaires relatives au monde inorganique, et y subordonna finalement
+aussi l'étude des principales fonctions physiques de l'organisme animal.
+Mais son impulsion réformatrice s'arrêta brusquement en arrivant aux
+fonctions affectives et intellectuelles, dont il constitua formellement
+l'étude spéciale en apanage exclusif de la philosophie
+métaphysico-théologique, à laquelle il s'efforça vainement de donner,
+sous ce rapport, une sorte de vie nouvelle, quoique, par une action plus
+efficace, parce qu'elle était progressive, il en eût déjà sapé, d'une
+manière irrévocable, les premiers fondemens scientifiques<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a>
+<a href="#footnote44"><sup class="sml">44</sup></a>. Le grand
+ouvrage de Mallebranche, qui fut, sous ce rapport, le principal
+interprète de Descartes, peut nous donner aujourd'hui une exacte
+représentation de cette première constitution radicalement
+contradictoire de la philosophie moderne, continuant d'appliquer, aux
+parties les plus compliquées du système intellectuel, des méthodes dont
+elle proclame l'inanité nécessaire à l'égard des sujets les plus
+simples.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote44"
+name="footnote44"><b>Note 44: </b></a><a href="#footnotetag44">
+(retour) </a> Rien ne caractérise mieux peut-être la pénible
+ situation fondamentale de l'esprit de Descartes,
+ c'est-à-dire la lutte continue entre la tendance positive
+ qui lui était si éminemment propre et les entraves
+ théologico-métaphysiques imposées par son époque, que la
+ conception paradoxale à laquelle il fut, selon moi, très
+ naturellement conduit, sur l'intelligence et l'instinct des
+ animaux. Voulant restreindre, autant qu'il le croyait
+ possible, l'empire de l'ancienne philosophie, et ne pouvant
+ concevoir cependant l'extension de sa méthode fondamentale à
+ un tel ordre de phénomènes, il prit l'audacieux parti d'en
+ nier systématiquement l'existence, par sa célèbre hypothèse
+ de l'<i>automatisme</i> animal. Une fois arrivé à l'homme,
+ l'évidente impossibilité d'y appliquer le même expédient
+ philosophique, le força de capituler, en quelque sorte, avec
+ la métaphysique et la théologie, en leur abandonnant, ou
+ plutôt en leur maintenant, par une espèce de traité formel,
+ cette dernière partie de leurs attributions primitives. On
+ concevrait difficilement comment, à une telle époque, il eût
+ été possible de procéder autrement. Quels qu'aient été les
+ graves inconvéniens réels de cette singulière théorie
+ automatique, il importe de noter que c'est précisément pour
+ la réfuter que les physiologistes, et surtout les
+ naturalistes du siècle dernier, furent graduellement
+ conduits à détruire directement la vaine séparation
+ fondamentale que Descartes avait ainsi tenté d'établir entre
+ l'étude de l'homme et celle des animaux, ce qui a finalement
+ amené, de nos jours, l'entière et irrévocable élimination de
+ toute philosophie théologique on métaphysique chez les
+ intelligences les plus avancées. Ainsi, cette étrange
+ conception n'a été, comme on voit, nullement inutile, en
+ réalité, au progrès général de l'esprit humain dans les
+ derniers temps.
+</blockquote>
+
+<p>Il était indispensable ici de caractériser sommairement cette situation
+primitive, parce qu'elle est essentiellement restée la même pendant le
+cours des deux derniers siècles, malgré les immenses progrès des
+diverses études positives, qui ne faisaient qu'en préparer graduellement
+l'inévitable transformation générale. L'école de Boërrhaave, à laquelle,
+comme je l'ai expliqué, devait échoir, en physiologie, le développement
+spécial de la pensée de Descartes, respecta toujours, dans son entière
+plénitude, cette vaine séparation fondamentale, telle que Descartes
+l'avait établie. On peut ainsi concevoir sans peine comment l'étude des
+phénomènes intellectuels et moraux, systématiquement abandonnée, dès
+l'origine immédiate de la philosophie moderne, à la méthode
+métaphysique, a dû rester, jusqu'à notre siècle, tout-à-fait en dehors
+du grand mouvement scientifique, qui a toujours été essentiellement
+dominé, sous le point de vue philosophique, par la puissante impulsion
+primitive que Descartes avait imprimée à l'ensemble de l'esprit humain.
+Pendant tout cet intervalle, l'action croissante de l'esprit positif,
+d'après le développement graduel de la saine biologie, n'a été, sous ce
+rapport, que simplement critique; soit par des attaques directes sur
+l'évidente inefficacité des études métaphysiques, soit surtout par le
+contraste décisif que devait spontanément offrir l'unanime conciliation
+des naturalistes sur des points de doctrine réelle, chaque jour plus
+étendus et plus essentiels, opposée aux vaines contentions perpétuelles
+des divers métaphysiciens, argumentant encore, depuis Platon, sur les
+premiers élémens de leur prétendue science. Quelque indispensable qu'ait
+été cette réaction préliminaire, il importe de ne point méconnaître son
+vrai caractère, et de ne pas oublier que la critique s'exerça toujours
+sur les résultats seulement, sans jamais cesser d'admettre, en principe,
+la légitime suprématie de la philosophie métaphysique dans l'étude de
+l'homme intellectuel et moral, conformément au partage institué par
+Descartes: on peut le vérifier jusque chez Cabanis, malgré son
+émancipation plus avancée. C'est uniquement de nos jours que la science
+moderne, par l'organe de l'illustre Gall, osant enfin, pour la première
+fois, contester directement à cette philosophie sa compétence réelle
+dans ce dernier reste de son ancien domaine, s'est sentie assez préparée
+pour passer, à cet égard, comme elle l'avait déjà fait à tous les autres
+plus simples, de l'état critique à l'état organique, en s'efforçant, à
+son tour, de traiter à sa manière la théorie générale des plus hautes
+fonctions vitales.</p>
+
+<p>Quelque imparfaite qu'ait dû être cette première tentative fondamentale
+du génie positif, dans un sujet aussi profondément difficile, il est
+aujourd'hui incontestable qu'elle a mis définitivement la physiologie en
+pleine possession de cet indispensable complément de ses attributions
+nécessaires. Soumise déjà, depuis un tiers de siècle, aux épreuves les
+plus décisives, cette doctrine nouvelle a manifesté, de la manière la
+moins équivoque, tous les symptômes réels qui peuvent garantir
+l'indestructible vitalité des conceptions scientifiques. Ni les vains
+efforts d'un despotisme énergique, secondés par la honteuse
+condescendance de quelques savans fort accrédités<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a>
+<a href="#footnote45"><sup class="sml">45</sup></a>, ni les sarcasmes
+éphémères de l'esprit littéraire et métaphysique, ni même la frivole
+irrationnalité de la plupart des essais tentés par les imitateurs de
+Gall, n'ont pu empêcher, pendant les trente dernières années,
+l'accroissement rapide et continu, dans toutes les parties du monde
+savant, du nouveau système d'études de l'homme intellectuel et moral. À
+quels autres signes voudrait-on reconnaître le succès progressif d'une
+heureuse révolution philosophique?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote45"
+name="footnote45"><b>Note 45: </b></a><a href="#footnotetag45">
+(retour) </a> En sa qualité de législateur rétrograde,
+ Bonaparte devait naturellement s'opposer, comme il le fit,
+ au développement naissant d'une doctrine aussi profondément
+ constituée en hostilité directe avec la philosophie
+ théologique, dont il entreprenait la vaine restauration
+ politique. Son caractère éminemment théâtral pouvait
+ d'ailleurs lui inspirer spontanément une répugnance
+ personnelle contre tout ce qui tend à perfectionner, au
+ profit du public, l'art difficile de juger les hommes
+ d'après des signes irrécusables.
+</blockquote>
+
+<p>La théorie positive des fonctions affectives et intellectuelles est donc
+irrévocablement conçue comme devant désormais consister dans l'étude, à
+la fois expérimentale et rationnelle, des divers phénomènes de
+sensibilité intérieure propres aux ganglions cérébraux dépourvus de tout
+appareil extérieur immédiat, ce qui ne constitue qu'un simple
+prolongement général de la physiologie animale proprement dite, ainsi
+étendue jusqu'à ses dernières attributions fondamentales. Suivant nos
+principes de hiérarchie scientifique, nous pouvons aisément concevoir
+pourquoi cette dernière partie essentielle de la science physiologique
+n'a dû nécessairement qu'après toutes les autres commencer à passer à
+l'état positif, puisqu'elle se rapporte évidemment aux phénomènes les
+plus compliqués et les plus spéciaux de l'économie animale, outre leur
+relation plus directe avec les considérations sociales, qui devait aussi
+entraver particulièrement leur étude. Elle ne pouvait être abordée, avec
+quelque espoir d'un succès vraiment capital, que lorsque les principales
+conceptions scientifiques relatives à la vie organique, et ensuite les
+notions les plus élémentaires de la vie animale, auraient d'abord été au
+moins ébauchées: en sorte que Gall ne pouvait venir qu'après Bichat; et
+l'on devrait bien plutôt s'étonner qu'il l'ait suivi d'aussi près, si la
+maturité d'une telle opération philosophique ne l'expliquait
+suffisamment. Les différences capitales d'un tel ordre de phénomènes
+physiologiques avec les précédens, leur importance plus directe et plus
+frappante, et surtout l'imperfection beaucoup plus grande de leur étude
+actuelle, me paraissent constituer un ensemble de motifs assez prononcé
+pour autoriser, du moins provisoirement, à ériger ce nouveau corps de
+doctrine en une troisième partie générale de la physiologie, jusqu'à ce
+qu'une étude mieux caractérisée de la physiologie organique, et une
+conception plus philosophique du système de la physiologie animale,
+permettent de placer enfin ce genre de recherches dans sa véritable
+position encyclopédique, c'est-à-dire, comme une simple subdivision de
+la physiologie animale. Mais, tout en le concevant ainsi distinctement,
+afin d'en faciliter aujourd'hui le développement<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a>
+<a href="#footnote46"><sup class="sml">46</sup></a>, il ne faut jamais
+perdre de vue l'intime subordination fondamentale de cette troisième
+sorte de physiologie à la physiologie animale proprement dite, dont, par
+sa nature, elle diffère nécessairement beaucoup moins que celle-ci ne
+diffère de la simple physiologie organique ou végétative.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote46"
+name="footnote46"><b>Note 46: </b></a><a href="#footnotetag46">
+(retour) </a> Je ne crois pas devoir me refuser à employer
+ ici le nom, déjà usité, de <i>phrénologie</i>, introduit dans la
+ science par Spurzheim, quoique Gall s'en soit sagement
+ abstenu, même après l'avoir vu admettre. Mais je ne m'en
+ servirai jamais qu'à ces deux indispensables conditions,
+ trop méconnues aujourd'hui du vulgaire des phrénologistes:
+ 1º qu'on n'entendra point désigner ainsi une science faite,
+ mais une science entièrement à faire, dont les principes
+ philosophiques ont été jusqu'ici seuls convenablement
+ établis par Gall; 2º qu'on ne prétendra point cultiver cette
+ étude isolément du reste de la physiologie animale. Sans de
+ telles précautions, scrupuleusement maintenues, l'étude
+ positive de l'homme intellectuel et moral s'écarterait
+ bientôt de l'esprit éminemment philosophique qui a présidé à
+ sa première institution dans le génie de son illustre
+ fondateur. C'est pourquoi je préférerai souvent la
+ dénomination, moins rapide sans doute, mais, à mon gré,
+ beaucoup plus rationnelle, de <i>physiologie phrénologique</i>, à
+ laquelle je me suis ainsi trouvé spontanément conduit.
+</blockquote>
+
+<p>Dans l'état présent de l'esprit humain, il devient heureusement superflu
+de discuter ici, d'une manière spéciale, l'impuissance nécessaire de la
+méthode métaphysique pour l'étude réelle des phénomènes intellectuels et
+moraux, et l'indispensable obligation d'y transporter convenablement la
+méthode positive. Outre que cette critique préliminaire a été faite par
+Gall avec une force et une netteté vraiment admirables, il ne peut
+jamais s'établir, à proprement parler, de controverse directe entre deux
+méthodes radicalement opposées, puisque toute véritable discussion
+suppose indispensablement des principes communs. Une méthode ne fait en
+réalité que se substituer graduellement à une autre, sans aucune
+discussion formelle, par suite de leur libre concurrence effective,
+assez prononcée pour avoir permis à l'esprit humain de manifester une
+irrévocable préférence en faveur de celle qui aura finalement le mieux
+dirigé les recherches correspondantes. Cette transformation est
+aujourd'hui essentiellement opérée dans le sujet que nous considérons,
+chez tous les penseurs vraiment au niveau de leur siècle. Nous sommes
+donc dispensés de nous arrêter ici à aucun parallèle spécial entre la
+phrénologie et la psychologie. Ce grand procès philosophique est
+désormais irrévocablement jugé, et les métaphysiciens ont passé de
+l'état de domination au simple état de protestation, du moins dans le
+monde savant, qui n'aurait point à s'inquiéter de cette impuissante
+opposition, signe infaillible de leur décrépitude, si elle n'entravait
+beaucoup le développement actuel de la raison publique. L'analyse
+historique indiquée au commencement de ce chapitre suffirait seule
+d'ailleurs, auprès des bons esprits, à dissiper toute incertitude, s'il
+pouvait en exister encore, sur le caractère définitif du triomphe de
+l'école positive. Car, la répartition primitive du système intellectuel
+entre la méthode positive et la méthode métaphysique, telle que
+Descartes l'avait instituée, et qui sert aujourd'hui de base principale
+aux prétentions de nos psychologues, n'est certainement qu'une
+indispensable concession que ce grand rénovateur ne put, à son insu,
+s'abstenir de faire à l'esprit général de son siècle, et à
+l'irrésistible influence de sa propre éducation. Un tel antagonisme
+radical ne saurait, évidemment, constituer l'état normal de la raison
+humaine; comme l'a très bien senti, à sa manière, le plus profond,
+penseur de l'école métaphysico-théologique, l'illustre de Maistre, le
+seul philosophe rétrograde qui, de nos jours, ait osé placer l'ensemble
+de la question fondamentale sur son véritable terrain, en ne craignant
+point de nier directement toute suprématie réelle de la méthode positive
+dans les sujets même où elle domine le plus librement depuis long-temps,
+et qu'il voulait remettre sous l'antique prépondérance de la philosophie
+théologique, sans s'arrêter seulement à la métaphysique, dont il avait
+bien compris le caractère purement transitoire. C'est jusque là, en
+effet, que devraient reculer les psychologues, si leur nature équivoque
+ne leur ôtait point la faculté d'être pleinement conséquents dans le
+développement de leurs vaines prétentions. L'évidente absurdité d'une
+telle issue, montre clairement que le fameux partage opéré par Descartes
+n'a pu avoir d'autre efficacité essentielle que de procurer à la méthode
+positive la liberté nécessaire à sa formation graduelle, jusqu'à ce que
+sa constitution fût devenue assez complète pour lui permettre de
+s'emparer enfin du seul sujet qui lui eût d'abord été interdit, ce qui
+n'est devenu possible que dans notre siècle, comme je viens de
+l'expliquer. Mais depuis que la philosophie moderne a ainsi commencé à
+conquérir les études morales et intellectuelles, rien ne saurait
+certainement l'y faire renoncer, pas même l'abdication volontaire de
+ceux qui la cultivent; car, il serait sans doute hors de leur pouvoir de
+recommencer, en sens inverse, la série des principales transformations
+successivement accomplies dans l'esprit humain pendant le cours des deux
+derniers siècles. Ainsi, le triomphe, désormais irrévocable, de la
+méthode positive, doit aujourd'hui dispenser essentiellement de toute
+démonstration directe, si ce n'est à titre d'enseignement, de sa
+supériorité nécessaire sur la méthode métaphysique à l'égard d'un tel
+sujet. Toutefois, afin de mieux caractériser, par un lumineux contraste,
+le véritable esprit général de la physiologie phrénologique, il ne sera
+pas inutile ici d'analyser très sommairement les vices fondamentaux de
+la prétendue méthode psychologique, mais envisagée seulement en ce
+qu'elle a de commun aux principales écoles actuelles, c'est-à-dire à ce
+qu'on nomme l'école française, l'école allemande, et enfin, la moins
+consistante et aussi la moins absurde de toutes, l'école écossaise; en
+tant du moins qu'on peut concevoir aucune véritable école dans une
+philosophie qui, par sa nature, doit engendrer autant d'opinions
+inconciliables qu'elle rencontre d'adeptes doués de quelque imagination.
+On peut d'ailleurs s'en rapporter pleinement à ces diverses sectes pour
+la mutuelle réfutation de leurs différences les plus profondes.</p>
+
+<p>Quant à leur vain principe fondamental de l'<i>observation intérieure</i>,
+considéré en lui-même, il serait certainement superflu de rien ajouter
+ici à ce que j'ai déjà suffisamment indiqué, au commencement de ce
+traité, pour faire directement ressortir la profonde absurdité que
+présente la seule supposition, si évidemment contradictoire, de l'homme
+se regardant penser. Dans un ouvrage qui exerça, il y a quelques années,
+une heureuse réaction contre la déplorable manie psychologique qu'un
+fameux sophiste avait momentanément réussi à inspirer à la jeunesse
+française, M. Broussais a d'ailleurs très judicieusement remarqué, à ce
+sujet, qu'une telle méthode, en la supposant possible, devait tendre à
+rétrécir extrêmement l'étude de l'intelligence, en la limitant, de toute
+nécessité, au seul cas de l'homme adulte et sain, sans aucun espoir
+d'éclairer jamais une doctrine aussi difficile par la comparaison des
+différens âges, ni par la considération des divers états pathologiques,
+unanimement reconnues néanmoins l'une et l'autre comme d'indispensables
+auxiliaires des plus simples recherches sur l'homme. Mais, en
+prolongeant la même réflexion, on doit être surtout frappé de
+l'interdiction absolue qui se trouve ainsi inévitablement jetée sur
+toute étude intellectuelle ou morale relative aux animaux, de la part
+desquels les psychologues n'attendent sans doute aucune <i>observation
+intérieure</i>. Ne semble-t-il pas étrange que des philosophes qui ont
+laborieusement amoindri, d'une manière aussi prononcée, cet immense
+sujet, se montrent si disposés à reprocher sans cesse à l'esprit de
+leurs adversaires le défaut d'étendue et d'élévation? Le cas des animaux
+a toujours constitué le principal écueil devant lequel toutes les
+théories psychologiques sont venues successivement témoigner, d'une
+manière irrécusable, leur impuissance radicale, depuis que les
+naturalistes ont forcé les métaphysiciens à renoncer enfin au singulier
+expédient imaginé par Descartes, et à reconnaître, plus ou moins
+explicitement, que les animaux, du moins dans la partie supérieure de
+l'échelle zoologique, manifestent, en réalité, la plupart de nos
+facultés affectives et même intellectuelles, avec de simples différences
+de degré; ce que personne aujourd'hui n'oserait plus nier, et ce qui
+suffirait, abstraction faite de toute autre considération, à démontrer
+pleinement l'absurdité nécessaire de ces vaines conceptions.</p>
+
+<p>En revenant aux premières notions du bon sens philosophique, il est
+d'abord évident qu'aucune fonction ne saurait être étudiée que
+relativement à l'organe qui l'accomplit, ou quant aux phénomènes de son
+accomplissement; et, en second lieu, que les fonctions affectives, et
+surtout les fonctions intellectuelles, présentent, par leur nature, sous
+ce dernier rapport, ce caractère particulier, de ne pouvoir pas être
+directement observées pendant leur accomplissement même, mais seulement
+dans ses résultats plus ou moins prochains et plus ou moins durables. Il
+n'y a donc que deux manières distinctes de considérer réellement un tel
+ordre de fonctions: ou en déterminant, avec toute la précision possible,
+les diverses conditions organiques dont elles dépendent, ce qui
+constitue le principal objet de la physiologie phrénologique; ou en
+observant directement la suite effective des actes intellectuels et
+moraux, ce qui appartient plutôt à l'histoire naturelle proprement dite,
+telle que je l'ai caractérisée dans la quarantième leçon: ces deux faces
+inséparables d'un sujet unique étant d'ailleurs toujours conçues de
+façon à s'éclairer mutuellement. Ainsi envisagée, cette grande étude se
+trouve indissolublement liée, d'une part, à l'ensemble des parties
+antérieures de la philosophie naturelle, et plus spécialement aux
+doctrines biologiques fondamentales, d'une autre part, à l'ensemble de
+l'histoire réelle, tant des animaux que de l'homme et même de
+l'humanité. Mais, lorsque, au contraire, on écarte radicalement du
+sujet, par la prétendue méthode psychologique, et la considération de
+l'agent, et celle de l'acte, quel aliment pourrait-il rester à l'esprit,
+sinon une inintelligible logomachie, où des entités purement nominales
+se substituent sans cesse aux phénomènes réels, suivant le caractère
+fondamental de toute conception métaphysique? L'étude la plus difficile
+se trouve être ainsi directement constituée en état d'isolement profond,
+sans aucun point d'appui possible dans les sciences plus simples et plus
+parfaites, sur lesquelles on prétend, au contraire, la faire
+majestueusement régner. Malgré leurs extrêmes divergences, tous les
+psychologues s'accordent sous ce double rapport. Rien ne saurait, à mon
+gré, mieux caractériser, à cet égard, la spontanéité de leur tendance
+inévitable, que l'analyse judicieuse des travaux de Tracy, qui, de tous
+les métaphysiciens, fut néanmoins incontestablement le plus rapproché
+jusqu'ici de l'état positif, et qui d'ailleurs manifesta toujours une
+disposition éminemment progressive et une admirable candeur
+philosophique, trop rares l'une et l'autre aujourd'hui chez de tels
+esprits. Après avoir proclamé, en commençant son ouvrage, et
+probablement sous l'influence indirecte du milieu intellectuel où il
+vivait, que l'<i>idéologie est une partie de la zoologie</i>, sa nature
+métaphysique reprend bientôt le dessus, et le conduit à annuller
+immédiatement ce lumineux principe, qu'il n'aurait pu suivre, en se
+hâtant d'établir aussitôt, comme maxime fondamentale, que cette
+idéologie constitue une science primitive, indépendante de toutes les
+autres, et destinée même à les diriger, ce qui la fait nécessairement
+rentrer dans les voies ordinaires de l'aberration métaphysique; au point
+de recommander hautement l'enseignement de l'idéologie, dès la première
+adolescence, comme la base indispensable de toute éducation rationnelle:
+en sorte que, contre son intention, il rétrogradait ainsi réellement
+en-deçà de l'ancienne discipline scolastique, qui, dans la construction
+générale du cours officiel de <i>philosophie</i>, avait au moins placé,
+depuis long-temps, quelques études mathématiques et physiques avant les
+études métaphysiques proprement dites. Cependant la bonne foi et la
+clarté parfaites qui distinguent le traité de Tracy, rendront toujours
+son ouvrage très précieux sous le point de vue historique, et lui
+assurent même, par comparaison, une véritable utilité actuelle, en ce
+qu'il présente, plus à nu qu'aucun autre, soit pour la science ou pour
+l'art logique, l'évidente inanité nécessaire de la prétendue méthode
+psychologique ou idéologique. La métaphysique s'y trouve radicalement
+discréditée par un métaphysicien, qui a cru en être sorti, parce qu'il
+avait eu cette ferme intention, dont toute l'efficacité réelle a été
+essentiellement bornée à un simple changement de dénomination.</p>
+
+<p>La psychologie ou idéologie, considérée maintenant, non plus quant à la
+méthode, désormais assez examinée, mais directement quant à la seule
+doctrine, nous présente d'abord une aberration fondamentale,
+essentiellement commune à toutes les sectes, par une fausse appréciation
+des rapports généraux entre les facultés affectives et les facultés
+intellectuelles. Quoique la prépondérance de ces dernières ait été
+conçue, sans doute, d'après des théories fort divergentes, tous les
+différens métaphysiciens se sont néanmoins accordés à la proclamer comme
+leur point de départ principal. L'<i>esprit</i> est devenu le sujet à peu
+près exclusif de leurs spéculations, et les diverses facultés affectives
+y ont été presque entièrement négligées, et toujours subordonnées
+d'ailleurs à l'intelligence. Or, une telle conception représente
+précisément l'inverse de la réalité, non-seulement pour les animaux,
+mais aussi pour l'homme. Car l'expérience journalière montre, au
+contraire, de la manière la moins équivoque, que les affections, les
+penchans, les passions<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a>
+<a href="#footnote47"><sup class="sml">47</sup></a>, constituent les principaux mobiles de la vie
+humaine; et que, loin de résulter de l'intelligence, leur impulsion
+spontanée et indépendante est indispensable au premier éveil et au
+développement continu des diverses facultés intellectuelles, en leur
+assignant un but permanent, sans lequel, outre le vague nécessaire de
+leur direction générale, elles resteraient essentiellement engourdies
+chez la plupart des hommes. Il n'est même que trop certain que les
+penchans les moins nobles, les plus animaux, sont habituellement les
+plus énergiques, et, par suite, les plus influens. L'ensemble de la
+nature humaine est donc très infidèlement retracé par ces vains
+systèmes, qui, lorsqu'ils ont eu quelque égard aux facultés affectives,
+les ont vaguement rattachées à un principe unique, la sympathie, et
+surtout l'égoïsme, toujours supposé dirigé par l'intelligence. C'est
+ainsi que l'homme a été représenté, contre l'évidence, comme un être
+essentiellement raisonneur, exécutant continuellement, à son insu, une
+multitude de calculs imperceptibles, sans presque aucune spontanéité
+d'action, même dès la plus tendre enfance. Un motif très respectable a
+beaucoup contribué, sans doute, au maintien de cette fausse notion,
+d'après la considération incontestable que c'est surtout par
+l'intelligence que l'homme peut être modifié et perfectionné. Mais la
+science exige, avant tout, la réalité des conceptions, abstraction faite
+de leur convenance: et c'est toujours même cette réalité, qui devient la
+base nécessaire de leur utilité effective. Toutefois, sans méconnaître
+l'influence secondaire d'une telle intention, on peut aisément constater
+que deux causes purement philosophiques, indépendantes d'aucune vue
+d'application, et directement inhérentes à la nature de la méthode, ont
+essentiellement conduit les divers métaphysiciens à cette hypothétique
+suprématie de l'intelligence. La première consiste dans la vaine
+démarcation fondamentale que les métaphysiciens ont été, comme nous
+l'avons vu, forcés d'établir entre les animaux et l'homme, et qui n'eût
+pu certainement subsister en reconnaissant la prépondérance réelle des
+facultés affectives sur les facultés intellectuelles, ce qui eût
+aussitôt éliminé la différence idéale que l'on supposait exister entre
+la nature animale et la nature humaine. En second lieu, une cause plus
+directe, plus intime, et plus générale de cette grande aberration est
+résultée de la stricte obligation où devaient être les métaphysiciens de
+conserver, par un principe unique ou du moins souverain, ce qu'ils ont
+appelé l'unité du <i>moi</i>, afin de correspondre à la rigoureuse unité de
+l'<i>âme</i>, qui leur était nécessairement imposée par la philosophie
+théologique, dont il ne faut jamais oublier que la métaphysique n'est
+qu'une simple transformation finale, si l'on veut réellement comprendre
+la marche historique de l'esprit humain. Mais, les savans positifs, qui
+ne s'assujétissent d'avance à aucune autre obligation intellectuelle que
+de voir, sans aucune entrave, le véritable état des choses, et de le
+reproduire, avec une scrupuleuse exactitude, dans leurs théories, ont
+reconnu, au contraire, d'après l'expérience universelle, que, loin
+d'être unique, la nature humaine est, en réalité, éminemment multiple,
+c'est-à-dire sollicitée presque toujours en divers sens par plusieurs
+puissances très distinctes et pleinement indépendantes, entre lesquelles
+l'équilibre s'établit fort péniblement lorsque, comme chez la plupart
+des hommes civilisés, aucune d'elles n'est, en elle-même, assez
+prononcée pour acquérir spontanément une haute prépondérance sur toutes
+les autres. Ainsi, la fameuse théorie du <i>moi</i> est essentiellement sans
+objet scientifique, puisqu'elle n'est destinée qu'à représenter un état
+purement fictif. Il n'y a, sous ce rapport, comme je l'ai déjà indiqué à
+la fin de la leçon précédente, d'autre véritable sujet de recherches
+positives que l'étude finale de cet équilibre général des diverses
+fonctions animales, tant d'irritabilité que de sensibilité, qui
+caractérise l'état pleinement normal, où chacune d'elles, convenablement
+tempérée, est en association régulière et permanente avec l'ensemble des
+autres, suivant les lois fondamentales des sympathies et surtout des
+synergies proprement dites. C'est du sentiment continu d'une telle
+harmonie, fréquemment troublée dans les maladies, que résulte
+nécessairement la notion, très abstraite et très indirecte, du <i>moi</i>,
+c'est-à-dire du consensus universel de l'ensemble de l'organisme. Les
+psychologues ont vainement voulu faire de cette idée, ou plutôt de ce
+sentiment, un attribut exclusif de l'humanité: il est évidemment la
+suite nécessaire de toute vie animale proprement dite; et, par
+conséquent, il appartient tout aussi bien aux animaux, quoiqu'ils n'en
+puissent disserter: sans doute, un chat ou tout autre vertébré, sans
+savoir dire <i>je</i>, ne se prend pas habituellement pour un autre que
+lui-même. Peut-être, d'ailleurs, chez les animaux supérieurs, le
+sentiment de la personnalité est-il encore plus prononcé que chez
+l'homme, à cause de leur vie plus isolée: si cependant on descendait
+trop loin dans la série zoologique, on finirait par atteindre les
+organismes où la dégradation continue du système nerveux atténue
+nécessairement ce sentiment composé, comme les divers sentimens simples
+dont il dépend.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote47"
+name="footnote47"><b>Note 47: </b></a><a href="#footnotetag47">
+(retour) </a> Le nom de <i>passion</i>, si judicieusement
+ synonyme de <i>souffrance</i>, ne désigne, par lui-même, que le
+ plus haut degré normal de toute tendance morale, l'état le
+ plus rapproché de la manie proprement dite, où la faculté
+ acquerrait assez de prépondérance pour déterminer cette
+ irrésistibilité qui caractérise l'état anormal. Cette
+ qualification générale pourrait donc convenir aussi bien aux
+ facultés intellectuelles qu'aux facultés affectives. Mais le
+ peu d'activité intrinsèque des premières, chez la plupart
+ des hommes, ne permettant presque jamais l'existence de
+ véritables passions intellectuelles, l'usage a dû
+ s'introduire de n'appliquer ce terme qu'aux facultés
+ affectives, seules susceptibles le plus souvent d'une telle
+ exaltation. Néanmoins il importe peut-être à la précision du
+ langage scientifique d'éviter désormais, autant que
+ possible, cette dégénération naturelle d'une expression
+ quelquefois indispensable à employer dans son entière
+ acception fondamentale.
+</blockquote>
+
+<p>Quoique, par les motifs précédemment indiqués, les diverses écoles
+psychologiques ou idéologiques aient dû s'accorder à négliger
+essentiellement l'étude intellectuelle et morale des animaux,
+heureusement abandonnée, dès l'origine immédiate de la philosophie
+moderne, aux seuls naturalistes, il importe de signaler ici l'influence
+funeste que les conceptions métaphysiques ont néanmoins exercée aussi,
+sous ce rapport, d'une manière indirecte, par leur vague et obscure
+distinction entre l'intelligence et l'instinct, établissant, de la
+nature humaine à la nature animale, une idéale séparation, dont les
+zoologistes ne se sont point encore, même aujourd'hui, suffisamment
+affranchis. Le mot <i>instinct</i> n'a, en lui-même, d'autre acception
+fondamentale que de désigner toute impulsion spontanée vers une
+direction déterminée, indépendamment d'aucune influence étrangère: dans
+ce sens primitif, ce terme s'applique évidemment à l'activité propre et
+directe d'une faculté quelconque, aussi bien des facultés
+intellectuelles que des facultés affectives; il ne contraste alors
+nullement avec le nom d'<i>intelligence</i>, ainsi qu'on le voit si souvent
+lorsqu'on parle de ceux qui, sans aucune éducation, manifestent un
+talent prononcé pour la musique, pour la peinture, pour les
+mathématiques, etc. Sous ce point de vue, il y a certainement de
+l'instinct, ou plutôt des instincts, tout autant et même davantage chez
+l'homme que chez les animaux. En caractérisant, d'une autre part,
+l'<i>intelligence</i> d'après l'aptitude à modifier sa conduite conformément
+aux circonstances de chaque cas, ce qui constitue, en effet, le
+principal attribut pratique de la <i>raison</i> proprement dite, il est
+encore évident que, sous ce rapport, pas plus que sous le précédent, il
+n'y a lieu d'établir réellement, entre l'humanité et l'animalité, aucune
+autre différence essentielle que celle du degré plus ou moins prononcé
+que peut comporter le développement d'une faculté, nécessairement
+commune, par sa nature, à toute vie animale, et sans laquelle on ne
+saurait même en concevoir l'existence: en sorte que la fameuse
+définition scolastique de l'homme comme <i>animal raisonnable</i> présente un
+véritable non-sens, puisque aucun animal, surtout dans la partie
+supérieure de l'échelle zoologique, ne pourrait vivre sans être, jusqu'à
+un certain point, raisonnable, proportionnellement à la complication
+effective de son organisme. Quoique la nature morale des animaux ait été
+jusqu'ici bien peu et bien mal explorée, on peut néanmoins reconnaître,
+sans la moindre incertitude, principalement chez ceux qui vivent avec
+nous en état de familiarité plus ou moins complète, et par les mêmes
+moyens généraux d'observation qu'on emploierait à l'égard d'hommes dont
+la langue et les moeurs nous seraient préalablement inconnues, que
+non-seulement ils appliquent, essentiellement de la même manière que
+l'homme, leur intelligence à la satisfaction de leurs divers besoins
+organiques, en s'aidant aussi, lorsque le cas l'exige, d'un certain
+degré de langage correspondant à la nature et à l'étendue de leurs
+relations; mais, en outre, qu'ils sont pareillement susceptibles d'un
+ordre de besoins plus désintéressé, consistant dans l'exercice direct
+des facultés animales, par cela seul qu'elles existent, et pour l'unique
+plaisir de les exercer; ce qui les conduit souvent, comme les enfans ou
+les sauvages, à inventer de nouveaux jeux; et ce qui, en même temps, les
+rend, mais à un degré beaucoup moindre, sujets à l'<i>ennui</i> proprement
+dit; cet état, érigé mal à propos en privilége spécial de la nature
+humaine, est quelquefois même assez prononcé, chez certains animaux,
+pour les pousser au suicide, par suite d'une captivité devenue
+intolérable. Je ne saurais trop recommander, à cet égard, la lecture
+approfondie de l'intéressant ouvrage de Georges Leroy, celui de tous les
+vrais observateurs de l'animalité qui me paraît avoir le mieux compris
+la nature morale et intellectuelle des animaux, considérés en général,
+sans préjudice de quelques bonnes monographies, malheureusement trop
+rares, limitées à l'étude spéciale de certains genres. On a donc
+introduit une vaine distinction métaphysique, désavouée par l'examen
+attentif du monde réel, lorsque, dénaturant le sens primordial du mot
+<i>instinct</i>, on a désigné ainsi la prétendue tendance fatale des animaux
+à l'exécution machinale d'<i>actes</i> uniformément déterminés, sans aucune
+modification possible d'après les circonstances correspondantes, et
+n'exigeant ni même ne comportant aucune éducation proprement dite. Cette
+supposition gratuite est un reste évident de la fameuse hypothèse
+automatique de Descartes, dont j'ai expliqué ci-dessus la véritable
+filiation philosophique. G. Leroy a très judicieusement démontré que,
+chez les mammifères et les oiseaux, cette idéale fixité dans la
+construction des habitations, dans le système de chasse, dans le mode de
+migration, etc., n'existait que pour les naturalistes de cabinet, ou
+pour les observateurs inattentifs. On doit néanmoins concevoir, mais
+alors sous un point de vue nécessairement commun à l'homme et aux
+animaux, que lorsque, par une suffisante uniformité de circonstances,
+une pratique quelconque, ayant acquis tout le développement que comporte
+l'organisme correspondant, a pu devenir assez profondément habituelle à
+l'individu, et même à la race, elle tend, par cela même, à se reproduire
+spontanément, sans aucune stimulation extérieure; sauf à se modifier
+ultérieurement, avec plus ou moins de facilité, si la situation vient à
+éprouver un changement inaccoutumé. C'est dans ce sens, mais dans ce
+sens seulement, que l'on peut admettre, à mon gré, la formule
+remarquable de M. de Blainville, qui me paraît offrir une plus exacte
+représentation de la réalité qu'aucune de celles successivement
+proposées jusqu'ici à ce sujet: l'<i>instinct est la raison fixée; la
+raison est l'instinct mobile</i>. Entendu d'aucune autre manière, cet
+aphorisme ne me semblerait pouvoir conduire, contre l'intention évidente
+de son illustre auteur, qu'à une fausse appréciation de la seule
+différence qui puisse réellement exister entre la nature phrénologique
+des animaux et celle de l'homme, et qui, sous cet aspect physiologique
+comme sous tout autre, se réduit nécessairement à la simple plénitude du
+développement des facultés, du moins tant qu'on ne sort point de l'ordre
+général des ostéozoaires.</p>
+
+<p>Après avoir ainsi suffisamment caractérisé le vice le plus fondamental
+commun à toutes les diverses doctrines des psychologues ou des
+idéologues, je croirais m'engager dans des détails contraires à l'esprit
+de cet ouvrage, si j'entreprenais ici d'expliquer, même d'une manière
+générale, comment les métaphysiciens, toujours dominés par leur vaine
+tendance à l'unité, dans leur étude presque exclusive de l'intelligence,
+ont, en outre, manqué radicalement la vraie notion essentielle des
+facultés intellectuelles elles-mêmes, auxquelles ils avaient si
+vicieusement subordonné les facultés affectives. C'est seulement en
+examinant la marche historique du développement de l'esprit humain,
+qu'il conviendra d'expliquer, dans le volume suivant, comment l'école
+française, qui, malgré les apparences, fut certainement la mieux
+systématique de toutes, éprouvant surtout, suivant le génie national, le
+besoin de la clarté, s'attacha au seul principe évident qu'elle pût
+apercevoir en un tel sujet, c'est-à-dire, à l'axiome d'Aristote, mais
+sans admettre l'indispensable restriction si bien formulée par Leïbnitz:
+d'où toutes les rêveries puériles de Condillac et de ses successeurs sur
+la <i>sensation transformée</i>, pour représenter les différens actes
+intellectuels comme finalement identiques; conceptions fantastiques, qui
+écartaient complétement toutes les dispositions primordiales par
+lesquelles, non-seulement les divers organismes animaux, mais les divers
+individus de notre espèce se distinguent si énergiquement les uns des
+autres, et qui d'ailleurs donnaient même les plus fausses idées de la
+simple théorie préliminaire des sensations externes. Sous le point de
+vue dogmatique propre à la leçon actuelle, je dois me borner, à cet
+égard, à renvoyer le lecteur à la lumineuse réfutation par laquelle Gall
+et Spurzheim préparèrent si bien leurs travaux, et qui n'exigerait ici
+aucune nouvelle considération principale: on y devra surtout remarquer
+cette belle démonstration philosophique, si pleinement satisfaisante,
+d'où ils ont conclu que la sensation, la mémoire, l'imagination, et même
+le jugement, enfin toutes les facultés scolastiques, ne sont pas, en
+réalité, des facultés fondamentales et abstraites, mais constituent
+seulement, d'une manière directe, les divers degrés ou modes consécutifs
+d'un même phénomène, propre à chacune des véritables fonctions
+phrénologiques élémentaires, et nécessairement variable de l'une à
+l'autre, avec une activité proportionnelle. Cette admirable analyse, en
+renversant simultanément toutes les diverses théories métaphysiques,
+leur a même ôté ce qui seul leur conservait encore quelque crédit,
+c'est-à-dire, leur critique mutuelle, faite ainsi désormais avec
+beaucoup plus de justesse et d'énergie à la fois qu'elle n'avait pu
+l'être jusqu'alors par aucune des écoles antagonistes. L'école allemande
+surtout, qui, par le vague absolu de ses inintelligibles doctrines,
+n'avait dû son ascendant momentané qu'à son imparfaite réfutation des
+aberrations fondamentales de l'école française, a été dès-lors
+radicalement privée de toute destination réelle, et s'est effectivement
+consumée depuis en vains efforts pour arrêter sa désorganisation
+croissante, même chez la nation la plus favorablement disposée à sa
+conservation.</p>
+
+<p>Quoique ce soit assurément un procédé très peu philosophique que
+d'entreprendre de juger une doctrine quelconque d'après la seule
+considération, quelque réelle qu'elle puisse être, des résultats
+auxquels doit conduire son application, au lieu de l'apprécier
+directement en elle-même; néanmoins, quand une fois cet examen
+fondamental, dont rien ne saurait dispenser, a été convenablement
+effectué, il est évidemment très légitime, et ordinairement fort utile,
+afin d'en mieux faire ressortir les conclusions principales, de signaler
+les conséquences générales de la doctrine proposée, pourvu qu'on en ait
+d'abord soigneusement écarté tout ce qui ne présenterait réellement
+qu'un caractère fortuit. Or, une telle épreuve indirecte serait, sans
+doute, bien désavantageuse aux diverses théories psychologiques ou
+idéologiques, dont la profonde inanité spéculative se transformerait
+malheureusement, dans la pratique, en la plus déplorable efficacité,
+d'après leur universelle prétention à la souveraine direction morale de
+l'humanité. Rien n'est plus facile à vérifier, par exemple, pour ce
+qu'on appelle l'école française, celle de toutes qui, comme je viens de
+l'indiquer, présente réellement les doctrines les plus liées. Car, le
+célèbre traité d'Helvétius contient certainement l'application la plus
+complète et la plus rigoureuse de l'ensemble d'une telle philosophie,
+quelques vains efforts qu'on ait souvent tentés pour déguiser cette
+évidente filiation, en présentant cet ouvrage comme une sorte de
+production anomale et fortuite. Le double paradoxe de cet ingénieux
+philosophe, sur l'égalité fondamentale de toutes les intelligences
+humaines, en tant que pourvues des mêmes sens extérieurs, et sur
+l'égoïsme érigé en principe nécessairement unique de toute nature morale
+proprement dite, dont il serait superflu de signaler ici l'immense
+danger, présente deux conséquences générales, logiquement
+incontestables, et d'ailleurs co-relatives, de la manière profondément
+vicieuse dont cette métaphysique concevait, d'une part, les facultés
+intellectuelles, d'une autre part, les facultés affectives. Bien loin
+que ces absurdes hypothèses constituent des aberrations isolées et
+momentanées d'un esprit excentrique, nous aurons occasion de
+reconnaître, dans le volume suivant, la pernicieuse influence qu'elles
+ont exercée, et qu'elles continuent encore d'exercer à certains égards,
+sous le rapport politique et même sous le rapport social, sur les deux
+générations qui ont suivi l'époque de leur développement: de tels
+ravages ne sauraient appartenir à des erreurs purement accidentelles.
+Mais, l'école allemande, qui a tant insisté, et l'on peut même dire, à
+très juste titre, tant déclamé à ce sujet, ne comporte pas, à son tour,
+sous un semblable point de vue, une appréciation plus favorable.
+L'ensemble de ses doctrines psychologiques, qui, au fond, n'est certes
+pas moins erroné, n'est pas surtout moins nuisible, quoique d'une autre
+manière, au perfectionnement réel de l'humanité. Dans l'ordre purement
+intellectuel, l'idéologie française conduit aux plus absurdes
+exagérations sur la puissance illimitée de l'éducation, ce qui a
+d'ailleurs contribué à diriger davantage l'attention générale vers ce
+principal moyen de perfectionnement; la psychologie allemande représente
+son <i>moi</i> comme essentiellement ingouvernable, en vertu de la liberté
+vagabonde qui en constitue le caractère fondamental, et qui ne permet de
+le concevoir assujéti à aucune véritable loi. Sous le point de vue moral
+principalement, tandis que les uns tendent involontairement à réduire
+toutes les relations sociales à d'ignobles coalitions d'intérêts privés,
+les autres sont entraînés, à leur insu, à organiser une sorte de
+mystification universelle, où la prétendue disposition permanente de
+chacun à diriger exclusivement sa conduite d'après l'idée abstraite du
+devoir, aboutirait finalement à l'exploitation de l'espèce par un petit
+nombre d'habiles charlatans. À cet égard, l'école écossaise, qui
+admettait la sympathie en même temps que l'égoïsme, était sans doute
+beaucoup plus rapprochée de la réalité, quoique le vague de ce qu'elle a
+ambitieusement nommé ses doctrines, et surtout leur défaut plus prononcé
+de liaison, ne lui aient jamais permis d'exercer une aussi grande
+influence<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a>
+<a href="#footnote48"><sup class="sml">48</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote48"
+name="footnote48"><b>Note 48: </b></a><a href="#footnotetag48">
+(retour) </a> Les travail philosophiques de Hume, d'Adam
+ Smith, et de Fergusson, manifestent spécialement une
+ tendance beaucoup plus prononcée vers le véritable état
+ positif, et leur ensemble présente les élémens d'une théorie
+ de l'homme bien moins erronée que celles de toutes les
+ autres écoles métaphysiques. On y remarquera toujours avec
+ intérêt la meilleure réfutation qu'il fût possible
+ d'effectuer, avant la fondation de la physiologie cérébrale,
+ des principales aberrations de l'école française sur la
+ nature morale de l'homme.
+</blockquote>
+
+<p>L'ancien système d'études des phénomènes intellectuels et moraux étant
+ainsi suffisamment apprécié désormais, tant dans sa méthode
+caractéristique, que dans ses principales théories, de manière à faire
+mieux ressortir le véritable état général de la question, nous devons
+maintenant diriger notre attention exclusive sur l'examen philosophique
+de la grande tentative de Gall, directement envisagée, afin de bien
+saisir ce qui manque essentiellement aujourd'hui à la physiologie
+phrénologique pour avoir atteint la vraie constitution scientifique qui
+lui est propre, et dont elle est nécessairement encore plus éloignée que
+la physiologie organique et même la physiologie animale proprement
+dite.</p>
+
+<p>Deux principes philosophiques, qui n'ont plus besoin d'aucune
+discussion, servent de base inébranlable à l'ensemble de la doctrine de
+Gall, savoir: l'innéité des diverses dispositions fondamentales, soit
+affectives, soit intellectuelles; la pluralité des facultés
+essentiellement distinctes et radicalement indépendantes les unes des
+autres, quoique les actes effectifs exigent ordinairement leur concours
+plus ou moins complexe. Sans sortir de l'espèce humaine, tous les cas de
+talens ou de caractères prononcés, en bien ou en mal, prouvent, avec une
+irrésistible évidence, la réalité du premier principe; la diversité même
+de ces cas bien tranchés, la plupart des états pathologiques, surtout de
+ceux où le système nerveux est directement affecté, démontrent, d'une
+manière non moins irrécusable, la profonde justesse du second.
+L'observation comparative des principales natures animales, ne
+laisserait d'ailleurs, sous l'un et l'autre aspect, aucun doute à cet
+égard, s'il pouvait en exister encore. Enfin, ces deux principes, faces
+évidemment co-relatives et mutuellement solidaires d'une même conception
+fondamentale, ne constituent, en réalité, que la formulation
+scientifique des résultats généraux de l'expérience universelle sur la
+véritable constitution intellectuelle et morale de l'homme, dans tous
+les temps et dans tous les lieux; symptôme indispensable de la vérité, à
+l'égard de toutes les idées-mères, qui doivent toujours être
+primitivement rattachées aux indications spontanées de la raison
+publique, comme je l'ai souvent montré envers les principales notions de
+la philosophie naturelle. Ainsi, outre la puissante analogie tirée de
+l'examen préalable des facultés élémentaires de la vie animale
+proprement dite, on voit que tous les divers moyens généraux
+d'exploration qui conviennent aux recherches physiologiques,
+l'observation directe, l'expérimentation, l'analyse pathologique, la
+méthode comparative, viennent exactement converger vers ce double
+principe, confirmé d'ailleurs par la sanction implicite du bon sens
+vulgaire, dont la compétence est irrécusable à l'égard de phénomènes
+continuellement soumis, par leur nature, à son attentive investigation.
+Un tel ensemble de preuves assure nécessairement, à cette grande notion
+primordiale, une indestructible consistance, pleinement à l'abri de
+toutes les transformations plus ou moins profondes que devra subir
+ultérieurement la doctrine phrénologique<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a>
+<a href="#footnote49"><sup class="sml">49</sup></a>. Dans l'ordre anatomique,
+cette conception physiologique correspond à la division nécessaire du
+cerveau en un certain nombre d'organes partiels, symétriques comme tous
+ceux de la vie animale, et qui, quoique plus contigus et plus semblables
+qu'en aucun autre système, par conséquent plus sympathiques et même plus
+synergiques, sont néanmoins essentiellement distincts et indépendans les
+uns des autres, ainsi qu'on le savait déjà pour les ganglions
+respectivement affectés aux divers sens extérieurs. En un mot, le
+cerveau n'est plus, à proprement parler, un <i>organe</i>: il devient un
+véritable <i>appareil</i>, plus ou moins complexe suivant le degré
+d'animalité. L'objet propre et élémentaire de la physiologie
+phrénologique consiste dès-lors, suivant la formule fondamentale que
+j'ai établie pour la position générale de toutes les questions
+essentielles de physiologie positive, à déterminer, avec toute
+l'exactitude possible, l'organe cérébral particulier à chaque
+disposition, affective ou intellectuelle, nettement prononcée, et bien
+reconnue préalablement comme étant à la fois simple et nouvelle; ou,
+réciproquement, ce qui est encore plus difficile, à quelle fonction
+préside telle partie de la masse encéphalique qui présente les vraies
+conditions anatomiques d'un organe distinct: afin de développer toujours
+cette harmonie nécessaire entre l'analyse physiologique et l'analyse
+anatomique, qui constitue essentiellement, à tous égards, la véritable
+science des corps vivans. Ainsi conçue, cette dernière partie de la
+physiologie générale se propose le même but rationnel que la physiologie
+organique et la physiologie animale ordinaires: elle étudie, dans une
+vue analogue, des phénomènes plus élevés. Malheureusement, l'institution
+des moyens est fort loin de correspondre jusqu'ici, d'une manière
+convenable, à la difficulté supérieure du sujet.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote49"
+name="footnote49"><b>Note 49: </b></a><a href="#footnotetag49">
+(retour) </a> Ceux de mes lecteurs qui ne considéreraient
+ cette théorie qu'à sa source la plus pure, c'est-à-dire dans
+ le grand ouvrage de Gall, ne doivent pas négliger un
+ indispensable perfectionnement général que Spurzheim y a
+ introduit, bien que, si l'on pénètre au fond de la pensée de
+ Gall, on doive trouver peut-être qu'un tel progrès porte
+ plutôt sur les simples dénominations que sur les idées
+ elles-mêmes. Quoi qu'il en soit, cette amélioration consiste
+ à reconnaître que les diverses facultés fondamentales ne
+ conduisent pas à des actes, et surtout à des modes et degrés
+ d'action, nécessairement déterminés, comme Gall semblait
+ d'abord l'établir; mais que les actes effectifs dépendent,
+ en général, de l'association de certaines facultés, et de
+ l'ensemble des circonstances correspondantes. C'est ainsi
+ qu'il ne saurait exister, à proprement parler, aucun organe
+ du vol, puisqu'un tel acte n'est qu'une aberration du
+ sentiment de la propriété, quand son exagération n'est pas
+ suffisamment contenue par la morale et par la réflexion: il
+ en est de même pour le prétendu organe du meurtre, comparé à
+ l'instinct général de la destruction. La même considération
+ s'applique, à plus forte raison, aux facultés
+ intellectuelles, qui, par elles-mêmes, ne déterminent jamais
+ que des tendances, et nullement des résultats accomplis.
+</blockquote>
+
+<p>Le vrai principe scientifique de cette double décomposition nécessaire
+de la nature phrénologique en diverses facultés fondamentales et de
+l'appareil cérébral en différens organes correspondans, consiste
+essentiellement à regarder, en général, les fonctions, soit affectives,
+soit intellectuelles, comme plus élevées, ou, si l'on veut, plus
+humaines, et en même temps aussi moins énergiques, à mesure qu'elles
+deviennent plus spécialement exclusives à la partie supérieure de la
+série zoologique, et à concevoir simultanément leurs siéges comme situés
+dans des portions de la masse encéphalique de moins en moins étendues et
+de plus en plus éloignées de son origine immédiate, en considérant le
+crâne, suivant la saine théorie anatomique, comme un simple prolongement
+de la colonne vertébrale, centre primitif de l'ensemble du système
+nerveux: en sorte que la partie la moins développée et la plus
+antérieure du cerveau se trouve toujours affectée aux facultés les plus
+caractéristiques de l'humanité, et la plus volumineuse et la plus
+postérieure à celles qui constituent surtout la base commune de toute
+animalité. Il importe de remarquer ici, à cet égard, qu'une telle
+classification est pleinement conforme à la théorie philosophique que
+j'ai établie, le premier, dans ce traité, et qui, après nous avoir
+d'abord conduits à découvrir la véritable série hiérarchique des
+diverses branches fondamentales de la philosophie naturelle, nous a
+essentiellement dirigés jusqu'ici pour la distribution rationnelle des
+différentes parties de chaque science, et nous fournira enfin, dans le
+volume suivant, la meilleure coordination possible des principales
+notions sociales: on voit, en effet, qu'il faut constamment procéder
+d'après la considération uniforme de la généralité graduellement
+décroissante des sujets successifs à examiner, ce qui constitue, à mon
+avis, la première loi relative à la marche dogmatique de l'esprit
+positif. Tant de vérifications capitales, spontanément issues d'une
+exacte analyse philosophique de toutes les diverses sciences
+fondamentales, feront sentir, j'espère, à tous les penseurs,
+l'importance et la réalité d'une semblable théorie, et empêcheront
+peut-être de la confondre avec les vagues et éphémères rapprochemens
+systématiques qui résultent des vaines tentatives journellement
+entreprises par des esprits incomplets ou mal préparés.</p>
+
+<p>Si, maintenant, nous considérons, mais seulement dans son ensemble, la
+doctrine générale que Gall a déduite de la méthode ainsi caractérisée,
+il sera facile de constater qu'elle représente, avec une admirable
+fidélité, la vraie nature morale et intellectuelle de l'homme et des
+animaux. La première division fondamentale des facultés phrénologiques
+en affectives et intellectuelles, dont les unes correspondent à toute la
+partie postérieure et moyenne de l'appareil cérébral, tandis que sa
+partie antérieure est seule affectée aux autres, qui, dans les cas les
+plus extrêmes, occupent à peine ainsi le quart ou le sixième de la masse
+encéphalique, rétablit, tout d'un coup, sur une base scientifique
+inébranlable, la prééminence nécessaire des facultés affectives, si
+vicieusement méconnue par toutes les sectes psychologiques ou
+idéologiques, et néanmoins si hautement manifestée par l'observation
+directe de tous les phénomènes moraux, soit animaux, soit même humains.
+Gall et Spurzheim n'ont eu réellement, sous ce rapport, à écarter aucune
+autre objection importante que l'ancienne opinion physiologique,
+renouvelée par Cabanis et surtout par Bichat, qui, reconnaissant
+néanmoins et même exagérant la séparation indispensable entre les
+facultés affectives et les facultés intellectuelles, et s'obstinant
+d'ailleurs à ne concevoir anatomiquement le cerveau que comme un organe
+unique, affectait exclusivement cet organe aux phénomènes intellectuels,
+et répartissait les diverses passions proprement dites dans les
+principaux organes essentiellement relatifs à la vie végétative, tels
+que le coeur, le foie, etc. Il est heureusement inutile désormais de
+revenir sur la réfutation spéciale d'une doctrine aussi évidemment
+vicieuse, si judicieusement appréciée par Gall et Spurzheim, qui ont
+montré que ni l'observation directe, ni l'analyse pathologique, ni
+surtout la méthode comparative ne permettaient de maintenir un seul
+instant cette irrationnelle conception, appartenant à la première
+enfance de la physiologie. On peut seulement ajouter à cet examen
+décisif que l'argument symptomatique, tant invoqué par Bichat, outre
+qu'il serait, par sa nature, certainement insuffisant pour constituer
+seul une notion scientifique d'une telle importance, n'a pas même, en
+réalité, la fixité rigoureuse qui pourrait lui donner quelque véritable
+valeur logique. Si, en effet, comme le dit Bichat, toute émotion, toute
+passion, est surtout ressentie dans les organes de la vie végétative,
+chacun peut aisément reconnaître, non-seulement sur les divers animaux,
+mais directement sur les différens états d'une même économie humaine,
+que le siége de cette impression, purement sympathique et consécutive,
+se trouve tantôt dans l'estomac, tantôt dans le foie, puis dans le coeur
+ou dans le poumon, suivant celui d'entre eux que sa susceptibilité
+native ou sa perturbation accidentelle disposent à éprouver
+principalement une telle réaction, qui ne saurait ainsi fournir, par
+elle même, aucune indication certaine sur le lieu de l'action primitive.
+Il résulte seulement, d'un tel ordre de considérations, l'obligation
+incontestable d'avoir beaucoup égard, dans la conception définitive de
+l'ensemble de l'économie, à la grande influence que l'état du cerveau
+doit exercer sur les nerfs qui se distribuent à tous les appareils de la
+vie organique.</p>
+
+<p>En passant enfin aux notions d'un degré de généralité immédiatement
+inférieur, on ne peut, ce me semble, contester davantage la profonde
+justesse de la principale subdivision établie par Gall et Spurzheim dans
+chacun des deux ordres essentiels de facultés et d'organes
+phrénologiques: c'est-à-dire la distinction des facultés affectives en
+penchans et sentimens ou affections, dont les premiers résident dans la
+partie postérieure et fondamentale de l'appareil cérébral, tandis que sa
+partie moyenne est essentiellement affectée aux autres; et pareillement,
+la distinction des facultés intellectuelles en diverses facultés
+perceptives proprement dites, dont l'ensemble constitue l'esprit
+d'observation, et un petit nombre de facultés éminemment réflectives,
+les plus élevées de toutes, composant l'esprit de combinaison, soit
+qu'il compare ou qu'il coordonne; la partie antéro-supérieure de la
+région frontale étant le siége exclusif de ces dernières, principal
+attribut caractéristique de la nature humaine. Si nous considérons
+surtout la première subdivision, qui est la plus importante et la mieux
+établie, nous reconnaîtrons aisément qu'elle complète, d'une manière
+très satisfaisante, l'esquisse générale de la vraie nature morale, déjà
+ébauchée par la division fondamentale. C'est ainsi que se trouve
+confirmée et expliquée la distinction incontestable, vaguement établie
+de tout temps par le bon sens vulgaire, entre ce qu'on nomme le coeur,
+le caractère, et l'esprit, distinction que les théories scientifiques
+représenteront désormais avec exactitude, d'après les groupes de
+facultés qui correspondent respectivement aux parties postérieure,
+moyenne, et antérieure, de l'appareil cérébral. À la vérité, la
+définition comparative des penchans et des sentimens semble d'abord
+manquer de netteté et de précision; mais, au fond, cet inconvénient,
+qu'il ne faut pas dissimuler, et que la science doit s'attacher à
+dissiper, tient beaucoup moins à la pensée elle-même, dont la justesse
+est irrécusable, qu'à l'extrême imperfection du langage philosophique
+actuel, formé à une époque où toutes les notions morales et même
+intellectuelles étaient enveloppées dans une vague et mystérieuse unité
+métaphysique, et qui n'a pu encore être convenablement rectifié par
+l'usage rationnel d'expressions mieux choisies, dont l'introduction
+graduelle doit se faire avec une grande réserve systématique. Car, à
+prendre les diverses dénominations usitées dans la stricte rigueur de
+leur sens littéral, on irait ainsi jusqu'à méconnaître la distinction
+fondamentale entre les facultés affectives, soit penchans, soit
+sentimens, et les facultés intellectuelles proprement dites. Quand
+celles-ci, en effet, sont très prononcées, elles produisent, sans aucun
+doute, de véritables inclinations ou penchans, que leur moindre énergie
+distingue seule ordinairement des passions inférieures. On ne peut nier
+davantage que leur action ne donne lieu aussi à de véritables émotions
+ou sentimens, les plus rares, les plus purs, et les plus sublimes de
+tous, et qui, quoique les moins vifs, peuvent cependant aller
+quelquefois jusqu'aux larmes; comme le témoignent tant d'admirables
+ravissemens excités par la simple satisfaction directe qu'inspire la
+seule découverte de la vérité, dans les éminens génies qui ont le plus
+honoré l'espèce humaine, les Archimède, les Descartes, les Képler, les
+Newton, etc. Aucun bon esprit penserait-il à s'autoriser de semblables
+rapprochemens pour nier toute distinction réelle entre les facultés
+intellectuelles et les facultés affectives? Il n'y a évidemment d'autre
+conclusion à en déduire que l'incontestable nécessité de réformer
+convenablement le langage philosophique, pour l'élever enfin, par une
+précision rigoureuse, à la dignité sévère du langage scientifique. Or,
+on en peut dire autant de la subdivision des facultés affectives
+elles-mêmes en ce qu'on nomme, faute d'expressions mieux
+caractéristiques, les <i>penchans</i> et les <i>sentimens</i>, dont la distinction
+n'est pas, au fond, moins réelle, quoiqu'elle doive être beaucoup moins
+tranchée, et, par cela même, plus difficile à bien apprécier. En
+écartant désormais, à cet égard, toute vaine discussion de nomenclature,
+on peut dire néanmoins que la vraie différence générale entre ces deux
+sortes de facultés affectives n'a pas encore été assez nettement saisie.
+Pour lui donner un véritable aspect scientifique, il suffirait, ce me
+semble, de reconnaître que le premier genre, le plus fondamental, se
+rapporte simplement à l'individu isolé, ou, tout au plus, à la seule
+famille, successivement envisagée dans ses principaux besoins de
+conservation, tels que la reproduction, l'éducation des petits, le mode
+d'alimentation, de séjour, d'habitation, etc.; tandis que le second
+genre, plus spécial, suppose plus ou moins l'existence de quelques
+rapports sociaux, soit entre des individus d'espèce différente, soit
+surtout entre des individus de la même espèce, abstraction faite du
+sexe, et détermine le caractère que les tendances de l'animal doivent
+imprimer à chacune de ces relations, passagères ou permanentes
+d'ailleurs. Le sentiment de la propriété, c'est-à-dire la disposition de
+l'animal à s'approprier, d'une manière exclusive, tous les objets
+convenables, constitue la vraie transition naturelle entre les deux
+genres, étant à la fois social en lui-même et individuel par sa
+destination directe. Pourvu que la comparaison de ces deux ordres de
+facultés affectives soit toujours exactement subordonnée à cette
+considération fondamentale, il importera peu d'ailleurs de quels termes
+on se servira pour les désigner, une fois du moins que ces expressions
+quelconques auront acquis, par un usage rationnel, toute la fixité
+nécessaire.</p>
+
+<p>Tels sont les grands résultats philosophiques que consacre à jamais la
+doctrine générale de Gall, quand on l'envisage, comme je viens de le
+faire, en écartant soigneusement toute vaine tentative, mal conçue ou
+anticipée, de localisation spéciale des diverses fonctions cérébrales ou
+phrénologiques. Quels que soient les graves et nombreux inconvéniens que
+présente évidemment aujourd'hui une telle localisation, d'ailleurs
+inévitablement imposée à Gall, ainsi que je vais l'expliquer, par la
+nécessité même de sa glorieuse mission, tout esprit juste et impartial
+reconnaîtra néanmoins, après un examen approfondi de l'ensemble de cette
+doctrine, que, malgré ce vice fondamental, elle formule, dès à présent,
+une connaissance réelle de la nature humaine, et des autres natures
+animales, extrêmement supérieure à tout ce qui avait jamais été tenté
+jusqu'alors<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a>
+<a href="#footnote50"><sup class="sml">50</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote50"
+name="footnote50"><b>Note 50: </b></a><a href="#footnotetag50">
+(retour) </a> L'équitable postérité n'oubliera point de
+ noter que l'homme du génie, auteur d'une aussi importante
+ révolution philosophique, qui ouvre à l'esprit scientifique
+ une nouvelle et immense carrière, fut toujours obstinément
+ repoussé de cette même Académie des Sciences, qui avait déjà
+ laissé échapper l'occasion, hélas! trop fugitive, d'honorer
+ son histoire du glorieux nom de Bichat.
+</blockquote>
+
+<p>Parmi les innombrables objections qui ont été successivement élevées
+contre cette belle doctrine, considérée toujours uniquement dans ses
+dispositions fondamentales, et en continuant à éliminer toute
+spécialisation, la seule qui mérite ici d'être signalée, tant par sa
+haute importance, que par le nouveau jour que son entière résolution a
+fait rejaillir sur l'esprit de la théorie, consiste dans la prétendue
+irrésistibilité que des juges irréfléchis ont cru devoir ainsi être
+attribuée aux actions humaines, et qu'il est nécessaire d'examiner
+sommairement du point de vue général propre à la philosophie positive.</p>
+
+<p>Une profonde ignorance du véritable esprit de la philosophie naturelle,
+pourrait seule faire confondre, en principe, la subordination
+d'événemens quelconques à des lois invariables, avec leur irrésistible
+accomplissement nécessaire. Dans l'ensemble du monde réel, organique ou
+inorganique, il est évident, comme je l'ai déjà établi, que les
+phénomènes des divers ordres sont d'autant moins modifiables, et
+déterminent des tendances d'autant plus irrésistibles, qu'il sont à la
+fois plus simples et plus généraux. Sous cet aspect, les actes de
+pesanteur, en tant que relatifs à la plus générale et à la plus simple
+de toutes les lois naturelles, sont les seuls que nous puissions
+concevoir comme pleinement et nécessairement irrésistibles, puisqu'ils
+ne sauraient jamais être entièrement suspendus; ils se font toujours
+sentir, d'une manière quelconque, soit par un mouvement, soit par une
+pression. Mais à mesure que les phénomènes se compliquent, leur
+production exigeant le concours indispensable d'un nombre toujours
+croissant d'influences distinctes et indépendantes, ils deviennent, par
+cela seul, de plus en plus modifiables, ou, en d'autres termes, leur
+accomplissement devient de moins en moins irrésistible, par les
+combinaisons de plus en plus variées que comportent les diverses
+conditions nécessaires, dont chacune continue néanmoins à être isolément
+assujettie à ses lois fondamentales, sans lesquelles la conception
+générale de la nature resterait dans cet état arbitraire et désordonné
+que la philosophie théologique est directement destinée à représenter.
+C'est ainsi que les phénomènes physiques, et surtout les phénomènes
+chimiques, comportent des modifications continuellement plus profondes,
+et présentent, par conséquent, une irrésistibilité toujours moindre,
+ainsi que j'ai eu soin de l'expliquer. Nous avons également remarqué
+que, en vertu de leur complication et de leur spécialité supérieures,
+les phénomènes physiologiques sont les plus modifiables et les moins
+irrésistibles de tous, quoique toujours soumis, dans leur
+accomplissement, à des lois naturelles invariables. Par une suite
+évidente de la même notion philosophique, il est clair que les
+phénomènes de la vie animale, à raison de leur moindre indispensabilité
+et de leur inévitable intermittence, doivent réellement être envisagés
+comme plus modifiables et moins irrésistibles encore que ceux de la vie
+organique proprement dite. Enfin, les phénomènes intellectuels et
+moraux, qui, par leur nature, sont à la fois plus compliqués et plus
+spéciaux que tous les autres phénomènes précédens, doivent évidemment
+comporter de plus importantes modifications, et manifester, par suite,
+une irrésistibilité beaucoup moindre, sans que chacune des nombreuses
+influences élémentaires qui y concourent cesse pour cela d'obéir, dans
+son exercice spontané, à des lois rigoureusement invariables, quoique le
+plus souvent inconnues jusqu'à présent. C'est ce que Gall et Spurzheim
+ont ici directement vérifié, de la manière la moins indubitable, par une
+lumineuse argumentation. Il leur a suffi, après avoir rappelé que les
+actes réels dépendent presque toujours de l'action combinée de plusieurs
+facultés fondamentales, de remarquer, en premier lieu, que l'exercice
+peut développer beaucoup chaque faculté quelconque, comme l'inactivité
+tend à l'atrophier; et, en second lieu, que les facultés
+intellectuelles, directement destinées, par leur nature, à modifier la
+conduite générale de l'animal d'après les exigences variables de sa
+situation, peuvent altérer beaucoup l'influence pratique de toutes les
+autres facultés. D'après ce double principe, il ne saurait y avoir de
+véritable irrésistibilité, et par suite d'irresponsabilité nécessaire,
+conformément aux indications générales de la raison publique, que dans
+les cas de manie proprement dite, où la prépondérance exagérée d'une
+faculté déterminée, tenant à l'inflammation ou à l'hypertrophie de
+l'organe correspondant, réduit en quelque sorte l'organisme à l'état de
+simplicité et de fatalité de la nature inerte. C'est donc bien
+vainement, et avec une légèreté bien superficielle, qu'on a accusé la
+physiologie cérébrale de méconnaître la haute influence de l'éducation,
+et de la législation qui en constitue le prolongement nécessaire, parce
+qu'elle en a judicieusement fixé les véritables limites générales. Pour
+avoir nié, contre l'idéologie française, la possibilité de convertir, à
+volonté, par des institutions convenables, tous les hommes en autant de
+Socrates, d'Homères, ou d'Archimèdes, et, contre la psychologie
+germanique, l'empire absolu, bien plus absurde encore, que l'énergie du
+<i>moi</i> exercerait pour transformer, à son gré, sa nature morale, la
+doctrine phrénologique a été représentée comme radicalement destructive
+de toute liberté raisonnable, et de tout perfectionnement de l'homme à
+l'aide d'une éducation bien conçue et sagement dirigée! Il est néanmoins
+évident, par la seule définition générale de l'<i>éducation</i>, que cette
+incontestable perfectibilité suppose nécessairement l'existence
+fondamentale de prédispositions convenables, et, en outre, que chacune
+d'elles est soumise à des lois déterminées, sans lesquelles on ne
+saurait concevoir qu'il devînt possible d'exercer sur leur ensemble
+aucune influence vraiment systématique: en sorte que c'est précisément,
+au contraire, à la physiologie cérébrale qu'appartient exclusivement la
+position rationnelle du problème philosophique de l'éducation. Enfin,
+suivant une dernière considération plus spéciale, cette physiologie
+érige en principe incontestable que les hommes sont, pour l'ordinaire,
+essentiellement médiocres, en bien et en mal, dans leur double nature
+affective et intellectuelle; c'est-à-dire que, en écartant un très petit
+nombre d'organisations exceptionnelles, chacun d'eux possède, à un degré
+peu prononcé, tous les penchans, tous les sentimens, et toutes les
+aptitudes élémentaires, sans que le plus souvent aucune faculté soit, en
+elle-même, hautement prépondérante. Il est donc clair que le champ le
+plus vaste se trouve ainsi directement ouvert à l'éducation pour
+modifier, presque en tous sens, des organismes aussi flexibles; quoique,
+quant au degré, leur développement doive toujours rester dans cet état
+peu tranché qui suffit pleinement à la bonne harmonie sociale, comme je
+l'expliquerai plus tard.</p>
+
+<p>Les esprits judicieux ont adressé, à l'ensemble de la doctrine de Gall,
+un reproche beaucoup plus difficile à écarter, lorsqu'ils ont blâmé la
+localisation effective, évidemment hasardée, et même notoirement erronée
+à beaucoup d'égards essentiels, que Gall a cru devoir proposer.
+Toutefois, en examinant, d'une manière plus approfondie, la situation
+nécessaire de ce grand philosophe, on reconnaîtra, j'espère, que, quels
+que soient, en réalité, les vices fondamentaux d'une telle tentative,
+qu'il serait certes bien superflu de soumettre ici au moindre examen
+spécial, il a fait ainsi un usage, non-seulement très légitime, mais
+même essentiellement indispensable, du droit général des naturalistes à
+l'institution des hypothèses scientifiques, en se conformant d'ailleurs
+à la théorie préliminaire que j'ai établie, à ce sujet, dans le second
+volume de ce traité. D'abord, les conditions principales imposées par
+cette théorie logique ont été, en ce cas, parfaitement remplies;
+puisqu'il ne s'agit point là de fluides ni d'éthers fantastiques, qui
+échappent à toute discussion réelle, mais bien d'organes très
+saisissables, dont les attributions hypothétiques comportent, par leur
+nature, des vérifications pleinement positives. En second lieu, aucun de
+ceux qui ont fait, de la manière la plus convenable, la facile critique
+de la localisation supposée par Gall, n'aurait pu, très probablement, en
+imaginer, à sa place, aucune autre moins imparfaite, ni même aussi
+heureusement ébauchée. S'abstenir, est, à la vérité, un conseil que la
+médiocrité prudente peut toujours aisément prescrire au génie: mais on
+peut, je crois, constater, sans la moindre incertitude, que, dans toute
+semblable opération philosophique, une telle inaction serait
+nécessairement impossible et même radicalement vicieuse. Car, l'esprit
+humain est ordinairement beaucoup trop faible, et surtout trop peu
+disposé à supporter, d'une manière continue, la pénible contention
+qu'exige la combinaison d'idées très abstraites, et, par suite, très
+indéterminées, pour que la création de la doctrine phrénologique, et
+ensuite sa propagation et son développement, eussent été possibles, sans
+l'institution préalable d'une hypothèse quelconque sur le siége effectif
+de chaque faculté fondamentale, sauf la rectification ultérieure de cet
+indispensable programme, nécessairement hasardé. La même obligation
+logique s'est reproduite, de nos jours, pour l'illustre rénovateur de la
+philosophie médicale, et je n'hésite point à affirmer qu'on la vérifiera
+constamment dans tous les cas analogues. Elle a, sans doute, de très
+graves inconvéniens, par l'extrême embarras que présentent ensuite
+l'élimination ou le redressement d'hypothèses auxquelles une science
+doit son existence, et que les esprits ordinaires ont presque toujours
+épousées avec une foi bien plus profonde que la confiance hardie de
+leurs propres inventeurs: mais il n'y a point à délibérer sur ce qui
+est si évidemment nécessité par l'infirmité radicale de notre
+intelligence. Que désormais des esprits vigoureux, bien préparés, par
+une saine éducation scientifique, à raisonner avec aisance sur des
+notions très générales et peu arrêtées, sans excéder essentiellement les
+étroites limites de leur positivité actuelle, s'en tiennent
+habituellement, à l'égard de la doctrine phrénologique, aux seuls
+principes fondamentaux que j'en ai ci-dessus séparés, et qui en
+constituent aujourd'hui toute la partie vraiment sérieuse et
+substantielle, cela est non-seulement devenu possible, mais même
+éminemment désirable: puisque c'est uniquement d'un tel point de vue
+qu'on peut nettement apercevoir l'ensemble des vrais besoins principaux
+de la physiologie cérébrale, et le caractère des moyens philosophiques
+qui peuvent graduellement conduire à la perfectionner. Il ne faut pas
+croire d'ailleurs que cette scrupuleuse séparation doive, dans la
+pratique, priver une telle doctrine de l'efficacité positive inhérente à
+sa lumineuse représentation générale de la nature intellectuelle et
+affective de l'homme et des animaux. Rien n'empêche, en raisonnant ici,
+à la manière des géomètres, sur des siéges indéterminés, ou regardés
+comme tels, de parvenir à des conclusions effectives, susceptibles
+d'une utilité très réelle, ainsi que j'espère pouvoir le témoigner, dans
+le volume suivant, par ma propre expérience; quoique d'ailleurs il doive
+être évident que ces conclusions deviendraient certainement plus
+précises, et, par suite, plus efficaces, si les vrais organes des
+diverses facultés cérébrales comportaient un jour des déterminations
+pleinement positives. Mais, outre qu'une telle marche était
+primitivement impossible, puisque le développement préliminaire de la
+phrénologie, à l'aide de la localisation hypothétique, a pu seul
+conduire à en concevoir nettement le caractère et la nécessité, il est
+incontestable que, si Gall s'en fût scrupuleusement tenu à ces hautes
+généralités philosophiques, quelque irrécusables qu'elles soient, il
+n'aurait jamais constitué une science, ni formé une école, et ces
+vérités si précieuses eussent été inévitablement étouffées dans leur
+germe par la coalition spontanée des diverses influences antagonistes.
+Ainsi, l'heureux ébranlement que les immortels travaux de Gall ont
+irrévocablement imprimé à l'esprit humain, dépendait essentiellement de
+la marche, en apparence si téméraire, qu'il a dû nécessairement suivre;
+sans que ce soit néanmoins un motif de prolonger ce mode originaire
+au-delà des limites naturelles que lui imposent les lois positives du
+développement de notre intelligence. Ce cas est fort analogue à celui
+que nous a déjà présenté la grande hypothèse mécanique de Descartes, qui
+a rendu, à d'autres égards, les mêmes éminens services philosophiques,
+et qui a dû subir ensuite une semblable élimination: mais, toutefois,
+avec cette différence essentielle, tout à l'avantage de l'hypothèse
+actuelle, que les organes effectifs des diverses facultés cérébrales,
+quoique n'étant point encore déterminés, sont cependant susceptibles de
+l'être ultérieurement<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a>
+<a href="#footnote51"><sup class="sml">51</sup></a>; tandis que le mécanisme primitif des
+mouvemens célestes ne comportait réellement aucune détermination
+positive, et constituait une recherche nécessairement inaccessible, à
+laquelle l'esprit humain a dû finir par renoncer pour jamais, quand son
+éducation fondamentale a été enfin suffisamment avancée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote51"
+name="footnote51"><b>Note 51: </b></a><a href="#footnotetag51">
+(retour) </a> Cette détermination positive peut même être
+ déjà regardée comme accomplie à l'égard de quelques organes
+ très prononcés. Il serait, ce me semble, difficile de
+ résister à l'ensemble de preuves d'après lequel Gall a placé
+ le siége de l'amour maternel dans les lobes postérieurs du
+ cerveau, et surtout celui du penchant à la propagation dans
+ le cervelet; quoique, sous ce dernier rapport, la grave
+ objection présentée par plusieurs zoologistes ne soit pas
+ encore convenablement résolue.
+</blockquote>
+
+<p>Après avoir convenablement apprécié le véritable caractère philosophique
+de la physiologie cérébrale, il me reste enfin, pour compléter ici un
+tel examen, à signaler rapidement les divers perfectionnemens
+indispensables que sa constitution naissante exige aujourd'hui avec tant
+d'urgence.</p>
+
+<p>Il faut placer, en première ligne, comme la principale condition
+scientifique, base nécessaire de tout développement ultérieur, une
+judicieuse rectification fondamentale des organes et des facultés de
+tous genres. Sous le point de vue anatomique, qui doit d'abord
+prédominer désormais, on voit aisément que, après avoir établi, en
+général, le principe incontestable qui érige le cerveau en un véritable
+appareil, la répartition effective de cet appareil en ses divers organes
+constituans n'a plus été essentiellement dirigée que par des analyses
+purement physiologiques, le plus souvent fort imparfaites et même très
+superficielles, au lieu d'être directement subordonnée à de vraies
+déterminations anatomiques. Aussi tous les anatomistes ont-ils, à juste
+titre, traité une telle distribution comme arbitraire et désordonnée,
+puisque, n'étant assujétie à aucune notion rigoureuse de philosophie
+anatomique sur la différence réelle entre un organe et une partie
+d'organe, elle comporte des subdivisions en quelque sorte indéfinies,
+que chaque phrénologue semble pouvoir multiplier à son gré. Quoique, en
+thèse générale, l'analyse des fonctions doive, sans doute, éclairer
+beaucoup celle des organes, la décomposition fondamentale de l'organisme
+en appareils, et de ceux-ci en organes, n'en est pas moins, par sa
+nature, essentiellement indépendante de l'analyse physiologique, à
+laquelle, au contraire, elle est surtout destinée à fournir une base
+préliminaire indispensable, comme tous les physiologistes le
+reconnaissent pleinement aujourd'hui envers tous les autres ordres
+d'études biologiques: à quel titre les études cérébrales seraient-elles
+exceptées d'une telle obligation philosophique? Il n'est point
+nécessaire, par exemple, de voir fonctionner les divers organes qui
+composent l'appareil digestif, l'appareil respiratoire, l'appareil
+locomoteur, etc., pour que l'anatomie puisse nettement les distinguer
+les uns des autres: pourquoi n'en serait-il pas de même dans l'appareil
+cérébral? L'analyse anatomique doit, sans doute, y présenter des
+difficultés très supérieures, en vertu de la dissemblance beaucoup
+moindre et de la plus grande proximité des organes correspondans. Mais
+serait-ce un motif suffisant de renoncer directement à cette
+indispensable analyse? S'il en était ainsi, il faudrait certainement
+cesser de prétendre à donner jamais à la doctrine phrénologique un
+caractère scientifique vraiment spécial, et l'on devrait s'en tenir
+toujours aux seules généralités fondamentales que j'en ai ci-dessus
+détachées. Car, le but philosophique de toute théorie biologique devant
+être, comme je l'ai établi, de constituer une exacte harmonie entre
+l'analyse anatomique et l'analyse physiologique, cela suppose évidemment
+qu'elles n'ont pas d'abord été calquées l'une sur l'autre, et que
+chacune d'elles a été préalablement opérée d'une manière distincte. Rien
+ne saurait donc dispenser aujourd'hui les véritables phrénologistes,
+pour assurer à leur doctrine une consistance durable et un développement
+rationnel, qui lui garantissent enfin droit de cité dans le monde
+savant, de la stricte obligation de reprendre, par une série directe de
+travaux anatomiques, l'analyse fondamentale de l'appareil cérébral, en
+faisant provisoirement abstraction de toute idée de fonctions, ou, du
+moins, en ne l'employant qu'à titre de simple auxiliaire de
+l'exploration anatomique. Ceux d'entre eux qui ont déjà reconnu, quoique
+d'une manière beaucoup trop vague, l'évidente nécessité, dans la
+détermination de la prépondérance relative de chaque organe cérébral
+chez les divers sujets, de ne plus s'en tenir uniquement à la
+considération grossière du volume ou du poids de l'organe, mais d'avoir
+égard aussi au degré d'activité, estimé anatomiquement, par exemple,
+d'après l'énergie de sa circulation partielle, seront probablement
+disposés à bien comprendre la haute importance d'une telle
+considération.</p>
+
+<p>À cette analyse anatomique de l'appareil cérébral, il faudra joindre,
+dans un ordre d'idées entièrement distinct quoique parallèle, l'analyse
+purement physiologique des diverses facultés élémentaires, qui devra
+finalement être constituée, autant que possible, en harmonie
+scientifique avec la première: toute idée anatomique devra, à son tour,
+être provisoirement écartée dans ce second travail, au lieu de la fusion
+anticipée qu'on veut habituellement opérer entre les deux points de vue.
+Sous ce nouvel aspect, et abstraction faite de toute localisation, la
+situation actuelle de la phrénologie n'est guère plus satisfaisante.
+Car, la distinction spéciale des diverses facultés fondamentales, soit
+intellectuelles, soit même affectives, ainsi que leur énumération, y
+sont encore conçues le plus souvent d'une manière très superficielle,
+quoiqu'il n'y ait d'ailleurs aucune comparaison à faire, quant à la
+positivité, avec les vaines analyses métaphysiques. Si les
+métaphysiciens avaient confondu toutes leurs notions psychologiques et
+idéologiques dans une vague et absurde unité, il est fort probable que
+les phrénologistes, au contraire, ont trop multiplié aujourd'hui les
+fonctions vraiment élémentaires. Gall en avait établi vingt-sept, ce
+qui, sans doute, était déjà exagéré; Spurzheim en a porté le nombre à
+trente-cinq, et chaque jour il tend à s'augmenter, faute de principes
+rationnels d'une circonscription rigoureuse, qui puisse régler la verve
+facile des explorateurs vulgaires. À moins que la saine philosophie n'y
+mette ordre, tout phrénologue créera bientôt une faculté, en même temps
+qu'un organe, pour peu que le cas lui semble opportun, avec
+presqu'autant d'aisance que les idéologues ou psychologues
+construisaient jadis des entités. Quelle que soit l'extrême variété des
+diverses natures animales, ou même celle des différens types humains, il
+est néanmoins sensible, puisque les actes réels supposent presque
+toujours le concours de plusieurs facultés fondamentales, que cette
+multiplicité effective, fût-elle beaucoup plus grande encore, se
+trouverait suffisamment représentée d'après un très petit nombre de
+fonctions élémentaires relatives aux deux genres dans lesquels se
+subdivisent l'ordre moral et l'ordre intellectuel. Si, par exemple, le
+nombre total des facultés était réduit à douze ou à quinze très
+tranchées, leurs combinaisons binaires, ternaires, quaternaires, etc.,
+correspondraient, sans doute, à des types bien plus multipliés qu'il
+n'en peut réellement exister, en se bornant même à distinguer, d'après
+le degré normal d'activité de chaque fonction, deux autres degrés
+nettement caractérisés, l'un supérieur, et l'autre inférieur. Mais
+l'exhorbitante multiplication des facultés fondamentales n'est pas, en
+elle-même, aussi choquante que la frivole irrationnalité de la plupart
+des prétendues analyses qui ont jusqu'ici présidé à leur distinction.
+Dans l'ordre intellectuel surtout, les aptitudes ont été presque
+toujours fort mal caractérisées, même abstraction faite des organes.
+C'est ainsi, pour me borner ici à un seul exemple très prononcé, qu'on a
+introduit une prétendue aptitude mathématique fondamentale, d'après des
+motifs qui auraient dû également conduire à créer autant d'autres
+aptitudes spéciales à l'égard de la chimie, de l'anatomie, etc., si
+toute la boîte osseuse n'eût pas été préalablement distribuée en
+irrévocables compartimens. La caractéristique a même été établie avec
+une telle légèreté, qu'on a choisi comme principal symptôme d'un
+semblable talent, l'insignifiante facilité que tant d'esprits médiocres
+apportent dans la rapide exécution des calculs numériques les plus
+automatiquement formulés, et qui, d'après le futile emploi qu'elle
+suppose d'un temps précieux, est, sans doute, beaucoup plus décisive
+ordinairement contre la capacité réelle de celui qui la présente
+qu'elle ne peut prouver en sa faveur. Un tel mode d'appréciation
+témoigne une profonde ignorance de la vraie nature des spéculations
+mathématiques, qui sont bien loin d'avoir un caractère intellectuel
+aussi spécial que l'imaginent les esprits disposés à confesser naïvement
+leur inaptitude à cet égard, sans soupçonner la portée des indications
+directes qu'ils fournissent ainsi contre eux à tout observateur
+philosophe. Quoique l'analyse des facultés affectives, nécessairement
+beaucoup plus tranchées, soit certainement bien moins imparfaite, elle
+présente néanmoins, dès le premier examen, plusieurs doubles emplois
+très sensibles. C'est ainsi, par exemple, que, après avoir justement
+admis la bienveillance et la sympathie comme dispositions élémentaires,
+Spurzheim a cru devoir ériger la justice en un nouveau sentiment
+fondamental, quoique ce ne soit évidemment que le résultat de l'usage de
+ces facultés, éclairé, en chaque cas, par une convenable appréciation
+intellectuelle des rapports sociaux<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a>
+<a href="#footnote52"><sup class="sml">52</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote52"
+name="footnote52"><b>Note 52: </b></a><a href="#footnotetag52">
+(retour) </a>
+ Cette erreur est d'autant moins excusable que
+ Gall l'avait déjà soigneusement évitée et même signalée. On
+ pourrait, en sens inverse, reprocher à Gall le prétendu
+ organe de la théosophie, superfétation évidemment absurde,
+ justement écartée par Spurzheim, si une telle notion eût
+ été, dès l'origine, autre chose qu'une simple concession
+ dictée par la prudence, et dont la nécessité réelle était
+ seule très contestable.
+</blockquote>
+
+<p>Pour perfectionner ou rectifier cette analyse élémentaire des diverses
+facultés cérébrales, il serait, je crois, fort utile d'ajouter, à
+l'observation générale et directe de l'homme et de la société, une
+judicieuse appréciation physiologique des cas individuels les plus
+prononcés, en considérant surtout le passé. L'ordre intellectuel, qui a
+le plus besoin de révision, comporterait principalement l'application la
+plus étendue et la moins équivoque de ce procédé complémentaire. Si, par
+exemple, de telles monographies avaient été préalablement entreprises à
+l'égard des principaux géomètres, anciens ou modernes, elles auraient
+vraisemblablement prévenu l'aberration grossière que je viens de
+signaler, en montrant, avec la dernière évidence, que ce qu'on nomme
+l'esprit mathématique, loin de constituer aucune aptitude isolée et
+spéciale, présente toutes les variétés que peut offrir, en général,
+l'esprit humain dans tous ses autres exercices quelconques, par les
+différentes combinaisons des vraies facultés élémentaires. C'est ainsi
+que tel grand géomètre a surtout brillé par la sagacité de ses
+inventions, tel autre par la force et l'étendue de ses combinaisons, un
+troisième par le génie du langage, manifesté dans l'heureux choix de ses
+notations, et dans la perfection de son style algébrique, etc. On
+pourrait certainement découvrir, ou du moins vérifier, toutes les
+principales facultés vraiment fondamentales de notre intelligence, par
+cette seule classe du monographies scientifiques, qui comporterait plus
+de précision qu'aucune autre, si elle était convenablement conçue et
+judicieusement exécutée par un esprit assez compétent. Il en serait de
+même, quoiqu'à un bien moindre degré, pour les monographies analogues
+des plus éminens artistes. Cette considération, généralisée autant que
+possible, se rattache à l'utilité fondamentale de l'étude philosophique
+des sciences, tant sous le point de vue historique que sous le rapport
+dogmatique, pour la découverte des véritables lois logiques, que j'ai
+établie, au début de ce traité, comme l'une de ses principales
+applications directes: seulement il s'agit ici de la détermination
+préalable des diverses facultés élémentaires, et non des lois de leur
+action effective; mais les motifs doivent être essentiellement
+analogues.</p>
+
+<p>L'analyse phrénologique fondamentale est donc entièrement à refaire,
+suivant l'esprit philosophique que je viens de caractériser, d'abord
+dans l'ordre anatomique, et ensuite dans l'ordre purement physiologique.
+Après avoir convenablement opéré ces deux analyses préliminaires, en les
+distinguant avec beaucoup de soin, et en dirigeant chacune d'elles
+conformément à sa nature, il faudra finalement établir entre elles une
+exacte harmonie générale, qui peut seule constituer dignement la
+physiologie phrénologique sur ses véritables bases rationnelles. Mais ce
+grand travail, qu'on peut déjà, d'après les deux leçons précédentes,
+regarder comme essentiellement institué à l'égard de la physiologie
+végétative et même de la physiologie animale proprement dite, n'est pas
+seulement conçu jusqu'ici, dans son ensemble, pour la physiologie
+cérébrale, en vertu de sa complication supérieure et de sa positivité
+plus récente.</p>
+
+<p>Dans l'exécution difficile de cette grande opération scientifique, les
+phrénologistes devront certainement s'aider, d'une manière plus complète
+et mieux entendue qu'ils ne l'ont fait jusqu'ici, des moyens généraux
+que fournit la philosophie biologique pour perfectionner toutes les
+études relatives aux corps vivans, c'est-à-dire, de l'analyse
+pathologique, et surtout de l'analyse comparative proprement dite.
+L'introduction rationnelle de ces deux puissans auxiliaires n'est
+aujourd'hui qu'à peine ébauchée en phrénologie: aussi n'en a-t-on tiré
+encore aucun parti essentiel, si ce n'est pour les généralités
+préliminaires. Sous le premier point de vue, on n'a point jusqu'ici
+convenablement appliqué aux phénomènes intellectuels et moraux le
+lumineux aphorisme fondamental de philosophie médicale, dont l'esprit
+humain est redevable à M. Broussais, et qui consiste, ainsi que je l'ai
+indiqué dans la quarantième leçon, à concevoir tous les phénomènes
+quelconques de l'état pathologique comme ne pouvant constituer jamais
+qu'un simple prolongement des phénomènes de l'état normal, exagérés ou
+atténués au-delà de leurs limites ordinaires de variation. Il est
+néanmoins impossible de rien comprendre aux différens genres de folie,
+si leur examen scientifique n'est continuellement dirigé par ce grand
+principe. Or, d'après cette même assimilation nécessaire entre les cas
+pathologiques et les cas purement physiologiques, rien ne serait plus
+propre que l'étude judicieuse de l'état de folie à dévoiler ou à
+confirmer les véritables facultés fondamentales de la nature humaine,
+que cette triste situation tend à faire si énergiquement ressortir, en
+manifestant successivement chacune d'elles dans une exaltation
+prépondérante, qui la sépare nettement de toutes les autres<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a>
+<a href="#footnote53"><sup class="sml">53</sup></a>. Les
+médecins, spécialement occupés d'un tel ordre de maladies, et qui,
+presque toujours, sont, encore moins que la plupart des autres, sous le
+rapport intellectuel, ou même sous le rapport moral, au niveau de leur
+importante mission, tendent néanmoins, depuis Pinel, dans l'étude de ce
+qu'ils ont nommé les <i>monomanies</i>, à donner cette direction aux
+explorations qu'ils se sont trop exclusivement réservées. Mais une
+appréciation préalable beaucoup trop imparfaite du véritable état
+normal, et un sentiment trop vague et trop incomplet de son
+indispensable similitude avec l'état pathologique, ont rendu jusqu'à
+présent ces travaux à peu près stériles pour l'amélioration de la
+physiologie cérébrale. Quoique les maladies mentales ne soient plus,
+sans doute, <i>sacrées</i>, comme elles l'étaient pour Hippocrate, leurs
+monographies n'en consistent pas moins encore, le plus souvent, dans
+l'inintelligible accumulation de prétendues merveilles, qui éloignent
+toute idée de rapprochement positif avec l'état normal: ce sont
+habituellement des travaux plutôt littéraires que vraiment
+scientifiques. L'extrême difficulté d'un tel genre d'explorations
+excuse, jusqu'à un certain point, cette imperfection plus prononcée, qui
+tient néanmoins surtout à l'insuffisance plus profonde des observateurs,
+plus occupés, d'ordinaire, à régenter grossièrement leurs malades qu'à
+en analyser judicieusement les phénomènes. Aussi les divers successeurs
+de Pinel n'ont-ils réellement ajouté jusqu'ici rien d'essentiel aux
+améliorations introduites, il y a quarante ans, par cet illustre
+médecin, soit dans la théorie ou dans le traitement de l'aliénation
+mentale.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote53"
+name="footnote53"><b>Note 53: </b></a><a href="#footnotetag53">
+(retour) </a> Il faut signaler, à cet égard, une remarque
+ générale, éminemment judicieuse, faite récemment par M.
+ Broussais, et qui peut éclairer beaucoup le diagnostic de la
+ folie, aussi bien que les vraies indications physiologiques
+ que l'on doit induire d'un tel genre d'observations
+ pathologiques. Elle consiste en ce que, quand l'altération
+ principale porte directement sur les organes intellectuels,
+ ordinairement destinés, dans l'état normal, à régler
+ l'équilibre des diverses facultés affectives, la suppression
+ de cette influence régulatrice peut laisser un trop libre
+ développement au penchant ou au sentiment le plus prononcé,
+ ce qui déguise souvent à l'observateur vulgaire le véritable
+ siége de l'aliénation, et pourrait ainsi donner à l'ensemble
+ du traitement une fausse direction.
+</blockquote>
+
+<p>Quoique l'étude des animaux ait été certainement moins stérile au
+perfectionnement réel de la physiologie intellectuelle et morale, il
+reste cependant incontestable que ce puissant moyen d'exploration a été
+jusqu'ici essentiellement vicié par le déplorable ascendant que
+conservent encore, chez la plupart des naturalistes, les vaines
+subtilités métaphysiques sur la comparaison entre l'instinct et
+l'intelligence, comme je l'ai précédemment expliqué. Si la nature
+animale ne saurait être rationnellement comprise que d'après son
+assimilation fondamentale à la nature humaine, proportionnellement au
+degré d'organisation, il est tout aussi indubitable, en sens inverse,
+pour cet ordre de fonctions comme pour tous les autres, que l'examen
+judicieux et graduel des organismes plus ou moins inférieurs doit
+éclairer beaucoup la vraie connaissance de l'homme: l'humanité et
+l'animalité se servent ainsi l'une à l'autre d'explication mutuelle,
+suivant l'esprit général de toute saine explication scientifique.
+L'ensemble des facultés cérébrales, intellectuelles ou affectives,
+constituant le complément nécessaire de la vie animale proprement dite,
+on concevrait difficilement que toutes celles qui sont vraiment
+fondamentales ne fussent point, par cela même, rigoureusement communes,
+dans un degré quelconque, à tous les animaux supérieurs, et peut-être au
+groupe entier des ostéozoaires; car, les différences d'intensité
+suffiraient vraisemblablement à rendre raison des diversités effectives,
+en ayant égard à l'association des facultés, et faisant d'ailleurs
+provisoirement abstraction, autant que possible, de tout
+perfectionnement de l'homme par le développement de l'état social:
+l'analogie puissante que fournissent toutes les autres fonctions tend à
+confirmer une telle conception. Si quelques facultés appartiennent,
+d'une manière vraiment exclusive, à la seule nature humaine, ce ne peut
+être qu'à l'égard des aptitudes intellectuelles les plus éminentes, qui
+doivent correspondre à la partie la plus antérieure de la région
+frontale: et encore cela paraîtra-t-il fort douteux, si l'on compare,
+sans prévention, les actes des mammifères les plus élevés à ceux des
+sauvages les moins développés. Il est, ce me semble, beaucoup plus
+rationnel de penser que l'esprit d'observation, et même l'esprit de
+combinaison, existent aussi, mais à un degré radicalement très
+inférieur, chez les animaux, quoique le défaut d'exercice, résultant
+surtout de l'état d'isolement, doive tendre à les engourdir, et même à
+en atrophier les organes. On a vainement argué, contre les animaux, du
+fait même de notre exclusive perfectibilité sociale, sans réfléchir que
+notre espèce n'a pu se développer ainsi qu'en comprimant, de toute
+nécessité, l'essor graduel qu'auraient pu prendre tant d'autres espèces
+animales susceptibles de sociabilité. Les animaux domestiques, quoique
+n'étant pas toujours, à beaucoup près, les plus intelligens, pourraient
+fournir à ce sujet d'importantes lumières, en vertu d'une plus facile
+exploration, surtout si l'on savait judicieusement comparer leur nature
+morale actuelle à celle, plus ou moins différente, qui devait
+correspondre aux époques plus rapprochées de leur domestication
+primitive; car il serait étrange que les transformations si évidentes
+qu'ils ont éprouvées sous tant de rapports physiques ne fussent
+accompagnées d'aucune variation réelle à l'égard des fonctions les plus
+modifiables de toutes. Mais l'extrême imperfection de l'étude
+phrénologique des animaux est surtout manifeste dans la dédaigneuse
+égalité où notre superbe intelligence enveloppe la considération
+intellectuelle et affective des diverses natures animales, sans avoir
+même ordinairement égard aux principaux degrés d'organisation. Du haut
+de sa suprématie, l'homme a jugé les animaux à peu près comme un despote
+envisage ses sujets, c'est-à-dire, en masse, sans apercevoir entre eux
+aucune inégalité digne d'être sérieusement notée. Il est néanmoins
+certain, en considérant l'ensemble de la hiérarchie animale, que, sous
+le rapport intellectuel et moral, aussi bien que sous tous les autres
+aspects physiologiques, les principaux ordres de cette hiérarchie
+diffèrent souvent davantage les uns des autres que les plus élevés
+d'entre eux ne diffèrent réellement du type humain. L'étude rationnelle
+des moeurs et de l'esprit des animaux est donc encore essentiellement à
+faire, la plupart des essais déjà tentés n'ayant pu avoir que la seule
+efficacité préliminaire de préparer graduellement sa véritable
+institution scientifique. Elle promet aux naturalistes une ample moisson
+d'importantes découvertes, directement applicables au progrès général de
+la vraie connaissance de l'homme, pourvu que, en dirigeant mieux leurs
+recherches, ils sachent aussi mépriser désormais, avec une fermeté plus
+énergique, les vaines et inconvenantes déclamations des théologiens et
+des métaphysiciens sur la prétendue tendance d'une telle doctrine à
+dégrader la nature humaine, dont elle doit, au contraire, rectifier la
+notion fondamentale, en fixant, avec une précision rigoureuse, et à
+l'abri de toute argumentation sophistique, les profondes différences qui
+nous séparent positivement des animaux les plus voisins.</p>
+
+<p>Dans cette construction philosophique de la physiologie cérébrale, il
+faudra considérer, plus soigneusement qu'on ne l'a fait jusqu'ici, les
+deux ordres de notions générales relatives au mode d'action, qui,
+d'après la leçon précédente, conviennent nécessairement à tous les
+phénomènes quelconques de la vie animale, et que nous avons déjà
+examinés à l'égard des phénomènes élémentaires d'irritabilité et de
+sensibilité. La loi d'intermittence est, en effet, éminemment applicable
+aux diverses fonctions affectives et intellectuelles, en ayant égard,
+bien entendu, à la symétrie constante des organes, suivant la judicieuse
+remarque de Gall, qui devient ici plus spécialement indispensable. Mais
+ce grand sujet exige toutefois un nouvel examen, surtout envers les
+facultés mentales, vu la stricte nécessité imposée à la science de
+concilier leur intermittence évidente avec la parfaite continuité que
+semble supposer la liaison fondamentale qui unit entre elles toutes nos
+opérations intellectuelles, depuis la première enfance jusqu'à l'extrême
+caducité, et que ne peuvent même interrompre les plus profondes
+perturbations cérébrales, pourvu qu'elles soient passagères. Cette
+question, dont les théories métaphysiques ne comportaient pas seulement
+la position, présente certainement de grandes difficultés; mais sa
+solution positive doit jeter un grand jour sur la marche générale des
+actes intellectuels. Quant à l'association, soit synergique, soit
+sympathique, des diverses facultés phrénologiques, les physiologistes
+commencent à en bien comprendre la haute importance habituelle, quoique
+jusqu'ici aucune étude vraiment scientifique n'ait été directement
+instituée pour la recherche des lois générales de ces combinaisons
+indispensables. Sans une telle considération fondamentale, le nombre des
+penchans, des sentimens, ou des aptitudes, semblerait presque
+susceptible d'être indéfiniment augmenté. C'est ainsi, pour n'en citer
+qu'un seul exemple, tant d'explorateurs de la nature humaine ont cru
+devoir distinguer plusieurs sortes de courages, sous les noms de
+militaire, de civil, etc., quoique la disposition primitive à braver un
+danger quelconque doive néanmoins être toujours uniforme, et qu'elle
+soit seulement plus ou moins dirigée par l'intelligence. Sans doute, le
+martyr qui supporte, avec une fermeté inébranlable, les plus horribles
+supplices pour éviter seulement le désaveu solennel de ses convictions,
+le savant qui entreprend une expérience périlleuse dont il a bien
+calculé les chances, etc., pourraient fuir sur un champ de bataille
+s'ils étaient forcés à combattre pour une cause qui ne leur inspirerait
+aucun intérêt: mais leur genre de courage n'en est pas moins
+essentiellement identique au courage spontané et animal qui constitue la
+bravoure militaire proprement dite; il n'y a, entre tous ces cas,
+d'autre différence principale que l'influence supérieure des facultés
+intellectuelles, sauf toutefois les inégalités ordinaires de degré. En
+général, sans les diverses synergies cérébrales, ou entre les deux
+ordres de facultés fondamentales, ou entre les différentes fonctions de
+chaque ordre, il serait impossible d'analyser judicieusement la plupart
+des actes réels: et c'est surtout dans l'interprétation positive de
+chacun d'eux par une telle association, que consistera l'application
+habituelle de la doctrine phrénologique, quand une fois elle aura été
+scientifiquement constituée. Mais l'étude directe des lois de cette
+harmonie, et de l'équilibre moral qui en résulte, serait certainement
+prématurée, tant que l'analyse phrénologique élémentaire ne sera pas
+mieux conçue et plus arrêtée, dans son double caractère anatomique et
+physiologique. Quand l'époque sera venue d'examiner cet ordre important
+de phénomènes composés, et les déterminations volontaires qui en sont la
+conséquence finale, il faudra décider alors, par une exploration plus
+délicate, si, dans chaque véritable organe cérébral, une partie
+distincte n'est point spécialement affectée à l'établissement de ces
+diverses synergies et sympathies; comme l'ont déjà soupçonné MM.
+Pinel-Grandchamp et Foville, d'après quelques observations
+pathologiques, à l'égard de la substance blanche comparée à la substance
+grise, celle-ci leur ayant paru plus particulièrement enflammée dans les
+perturbations cérébrales qui affectaient surtout les phénomènes de la
+volonté, tandis que l'autre l'était davantage dans celles qui portaient
+principalement sur les opérations intellectuelles proprement dites.</p>
+
+<p>Si l'on peut ainsi justement reprocher à la phrénologie actuelle de
+concevoir d'une manière trop isolée chacune des fonctions cérébrales
+qu'elle considère, on doit, à plus forte raison, la blâmer d'avoir trop
+séparé le cerveau de l'ensemble du système nerveux, quoique les
+premières exigeances de cette étude naissante excusent, jusqu'à un
+certain point, une conception aussi imparfaite. Il est néanmoins
+évident, comme Bichat l'a si fréquemment rappelé, que l'ensemble des
+phénomènes intellectuels et affectifs, malgré leur extrême importance,
+ne constitue, dans le système total de l'économie animale, qu'un
+indispensable intermédiaire entre l'action du monde extérieur sur
+l'animal à l'aide des impressions sensoriales, et la réaction finale de
+l'animal par les contractions musculaires. Or, dans l'état présent de la
+physiologie phrénologique, il n'existe aucune conception positive sur la
+co-relation générale de la suite des actes intérieurs du cerveau à cette
+dernière réaction nécessaire, dont on soupçonne seulement que la moelle
+épinière constitue vaguement l'organe immédiat<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a>
+<a href="#footnote54"><sup class="sml">54</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote54"
+name="footnote54"><b>Note 54: </b></a><a href="#footnotetag54">
+(retour) </a> C'est à l'étude de cette réaction que se
+ rattache l'importante considération de la traduction
+ extérieure de l'ensemble de la constitution intellectuelle,
+ et surtout morale, par l'état habituel du système
+ musculaire, principalement facial, qui détermine la
+ physionomie proprement dite. Quoique Lavater ait analysé,
+ avec une grande sagacité, ces indications symptomatiques,
+ dont le principe est incontestable, une telle série de
+ recherches ne pourra prendre un caractère rationnel, et
+ comporter une véritable utilité, à l'abri de toute induction
+ erronée ou frivole, que lorsqu'elle pourra être subordonnée,
+ d'après une détermination positive des vraies facultés
+ fondamentales, aux lois générales de l'action normale de
+ l'appareil cérébral sur l'appareil musculaire. De tels
+ travaux seraient jusque-là évidemment prématurés: aussi
+ Lavater n'a-t-il pu réellement former une école, faute d'une
+ véritable doctrine, propre à rallier ses esquisses
+ incohérentes.
+
+<p> Gall a très judicieusement remarqué, à ce sujet, que le
+ système habituel des gestes offre un indice plus rationnel
+ et moins équivoque que l'état passif de la physionomie
+ proprement dite. La loi ingénieuse et très plausible qu'il a
+ proposée sur la direction générale de la mimique,
+ conformément à la prépondérance de tel ou tel organe
+ cérébral, me paraît constituer une inspiration fort
+ heureuse, ultérieurement susceptible d'une véritable utilité
+ scientifique, pourvu qu'elle soit convenablement
+ appliquée.</p>
+</blockquote>
+
+<p>En généralisant autant que possible cet ordre de jugemens
+philosophiques, on doit enfin reconnaître que la physiologie cérébrale,
+lors même qu'elle envisagerait, d'une manière plus rationnelle,
+l'ensemble du système nerveux, présenterait aujourd'hui le grave
+inconvénient de trop isoler ce système du reste de l'économie. Sans
+doute, elle a dû d'abord écarter soigneusement les erreurs anciennes sur
+le prétendu siége des passions dans les organes de la vie végétative,
+qui eussent empêché toute conception scientifique de la nature morale de
+l'homme et des animaux, comme je l'ai déjà expliqué. Mais elle a depuis
+beaucoup trop négligé la grande influence qu'exercent sur les
+principales fonctions intellectuelles et affectives les divers genres
+des autres phénomènes physiologiques, influence si hautement signalée
+dans le célèbre ouvrage de Cabanis, qui, malgré le vague et l'obscurité
+de ses vues générales, fut néanmoins si utile à la science, en servant
+de précurseur immédiat à l'heureuse révolution philosophique que nous
+devons au génie de Gall.</p>
+
+<p>L'ensemble des différentes considérations indiquées dans cette leçon,
+concourt donc à démontrer que la physiologie intellectuelle et morale
+est aujourd'hui conçue et cultivée d'une manière à la fois trop
+irrationnelle et trop étroite, dont l'influence, tant qu'elle
+subsistera, opposera nécessairement un obstacle insurmontable à tout
+véritable progrès d'une doctrine qui n'a fait réellement encore aucun
+pas important depuis sa première fondation. Cette étude, qui, par sa
+nature, exige, plus qu'aucune autre branche de la physiologie,
+l'indispensable habitude préliminaire des principales parties de la
+philosophie naturelle, et qui ne peut fructifier que dans les
+intelligences les plus vigoureuses et les mieux élevées, tend
+aujourd'hui, en vertu de son isolement vicieux, à descendre au niveau
+des esprits les plus superficiels et les moins préparés, qui la feraient
+bientôt servir de base à un charlatanisme grossier et funeste, dont tous
+les vrais savans doivent se hâter de prévenir le développement déjà
+imminent. Mais, quels que soient ces immenses inconvéniens, ils ne
+doivent point faire méconnaître l'éminent mérite d'une conception
+destinée, malgré son imperfection actuelle, à constituer directement
+l'un des principaux élémens par lesquels la philosophie du dix-neuvième
+siècle se distinguera définitivement de celle du siècle précédent, ce
+qui a été jusqu'ici si vainement tenté.</p>
+
+<p>Cette dernière leçon, rattachée à l'ensemble des cinq précédentes,
+complète donc l'appréciation générale que je devais faire, dans la
+seconde partie de ce volume, du vrai génie philosophique propre à
+l'étude positive des corps vivans, successivement envisagés sous tous
+leurs divers aspects principaux. Quoique les différentes parties
+essentielles de cette grande science soient, sans doute, très
+inégalement avancées aujourd'hui, et que nous ayons reconnu l'état peu
+satisfaisant de toutes celles qui se rapportent directement aux idées de
+vie, même les plus simples, comparées à celles qui se bornent aux seules
+idées d'organisation, cependant un tel examen nous a montré que les
+branches les plus imparfaites commencent aussi à prendre un véritable
+caractère scientifique, à la fois positif et rationnel, plus ou moins
+ébauché déjà, suivant la complication correspondante des phénomènes.</p>
+
+<p>L'analyse fondamentale du système de la philosophie naturelle se trouve
+ainsi enfin suffisamment opérée dans ce volume et dans les deux
+précédens, depuis la philosophie mathématique, qui en constitue la
+première base générale, jusqu'à la philosophie biologique, qui le
+termine nécessairement. Malgré l'immense intervalle qui semble séparer
+ces deux extrémités, nous avons pu passer de l'une à l'autre par des
+degrés presque insensibles, en disposant convenablement les diverses
+études naturelles suivant la hiérarchie scientifique établie au début de
+ce traité. Entre la philosophie mathématique et la physique proprement
+dite, s'interpose spontanément la philosophie astronomique, participant
+à la fois de leur double nature. De même, entre l'ensemble de la
+philosophie inorganique et celui de la philosophie organique, tout en
+maintenant à chacune son vrai génie scientifique, nous avons reconnu que
+la philosophie chimique constitue, par le caractère de ses phénomènes,
+une véritable transition fondamentale, qui n'a rien d'hypothétique, et
+qui établit à jamais la rigoureuse continuité du système des sciences
+naturelles.</p>
+
+<p>Mais ce système, quoiqu'il comprenne toutes les sciences existantes, est
+encore évidemment incomplet, et laisse aujourd'hui une large issue à
+l'influence rétrograde de la philosophie théologico-métaphysique, à
+laquelle il réserve ainsi un ordre tout entier d'idées, les plus
+immédiatement applicables de toutes. Il lui manque absolument
+l'indispensable complément final qui peut seul assurer, en réalité, sa
+pleine efficacité, et organiser enfin l'irrévocable prépondérance
+universelle de la philosophie positive, en assujétissant aussi au même
+esprit scientifique, tant pour la méthode que pour la doctrine, la
+théorie fondamentale des phénomènes les plus compliqués et les plus
+spéciaux, comme je vais oser le tenter, le premier, dans le volume
+suivant, directement consacré à la science nouvelle que je me suis
+efforcé de créer sous le nom de <i>physique sociale</i>. Cette science
+vraiment définitive, qui prend nécessairement dans la science biologique
+proprement dite ses racines immédiates, constituera dès-lors l'ensemble
+de la philosophie naturelle en un corps de doctrine complet et
+indivisible, qui permettra désormais à l'esprit humain de procéder
+toujours d'après des conceptions uniformément positives dans tous les
+modes quelconques de son activité, en faisant cesser la profonde
+anarchie intellectuelle qui caractérise notre état présent. Quoique la
+plupart des sciences antérieures soient encore, comme nous l'avons
+reconnu, fort imparfaites à beaucoup d'égards essentiels, leur
+incontestable positivité, plus ou moins développée, suffit pleinement à
+rendre possible aujourd'hui cette dernière transformation philosophique,
+de laquelle dépendent surtout désormais leurs plus grands progrès
+futurs, par une meilleure organisation systématique de l'ensemble des
+divers travaux scientifiques, abandonnés maintenant au plus irrationnel
+isolement.</p>
+
+<p>FIN DU TOME TROISIÈME.</p>
+
+<br><br>
+
+<h4>TABLE DES MATIÈRES<br> CONTENUES DANS LE TOME TROISIÈME.</h4>
+
+<p><a href="#l35">35e Leçon.</a> Considérations philosophiques sur l'ensemble de la chimie.</p>
+
+<p><a href="#l36">36e Leçon.</a> Considérations générales sur la chimie proprement dite ou
+<i>inorganique</i>.</p>
+
+<p><a href="#l37">37e Leçon.</a> Examen philosophique de la doctrine chimique des proportions
+définies.</p>
+
+<p><a href="#l38">38e Leçon.</a> Examen philosophique de la théorie électro-chimique.</p>
+
+<p><a href="#l39">39e Leçon.</a> Considérations générales sur la chimie dite <i>organique</i>.</p>
+
+<p><a href="#l40">40e Leçon.</a> Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science
+biologique.</p>
+
+<p><a href="#l41">41e Leçon.</a> Considérations générales sur la philosophie anatomique.</p>
+
+<p><a href="#l42">42e Leçon.</a> Considérations générales sur la philosophie biotaxique.</p>
+
+<p><a href="#l43">43e Leçon.</a> Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie
+végétative ou <i>organique</i>.</p>
+
+<p><a href="#l44">44e Leçon.</a> Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie
+<i>animale</i> proprement dite.</p>
+
+<p><a href="#l45">45e Leçon.</a> Considérations générales sur l'étude positive des fonctions
+intellectuelles et morales, ou cérébrales.</p>
+
+
+
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive. (3/6), by
+Auguste Comte
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE ***
+
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+Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
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+
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
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index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..5febe43
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #31883 (https://www.gutenberg.org/ebooks/31883)