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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Cours de philosophie positive.(2/6) + +Author: Auguste Comte + +Release Date: April 4, 2010 [EBook #31882] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** + + + + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +COURS +DE +PHILOSOPHIE POSITIVE. + +IMPRIMERIE DE BACHELIER, +rue du Jardinet, n° 12. + +COURS +DE +PHILOSOPHIE POSITIVE, + +PAR M. AUGUSTE COMTE, + +ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE +TRANSCENDANTE ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À LADITE ÉCOLE. + +TOME DEUXIÈME, + +CONTENANT +LA PHILOSOPHIE ASTRONOMIQUE ET LA PHILOSOPHIE +DE LA PHYSIQUE. + +PARIS, +BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE +POUR LES SCIENCES, +QUAI DES AUGUSTINS, Nº 55. + +1835 + +AVIS DE L'AUTEUR. + +Le premier volume de cet ouvrage, renfermant les préliminaires généraux +et la philosophie mathématique, a paru en juillet 1830. La crise +extraordinaire survenue dans la librairie, à la suite des événements +politiques, a long-temps interrompu cette publication, que les premiers +éditeurs se sont vus contraints d'abandonner. Confiée maintenant à un +nouvel éditeur, dont le nom est une garantie, elle sera désormais +continue, de façon à être terminée à la fin de l'année 1835. + +Il peut être utile de rappeler ici que, suivant le plan général exposé +dès l'origine, ce second volume comprend la philosophie astronomique et +la philosophie de la physique proprement dite; le troisième sera +consacré à la philosophie chimique et à la philosophie physiologique; +enfin, le quatrième contiendra la philosophie sociale et les conclusions +philosophiques qui résultent de l'ensemble de l'ouvrage; chaque volume +étant composé de dix-huit leçons. + + + + +COURS +DE +PHILOSOPHIE POSITIVE. + + + + +DIX-NEUVIÈME LEÇON. + +Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science astronomique. + +L'astronomie est jusqu'ici la seule branche de la philosophie naturelle +dans laquelle l'esprit humain se soit enfin rigoureusement affranchi de +toute influence théologique et métaphysique, directe ou indirecte; ce +qui rend particulièrement facile de présenter avec netteté son vrai +caractère philosophique. Mais, pour se faire une juste idée générale de +la nature et de la composition de cette science, il est indispensable, +en sortant des définitions vagues qu'on en donne encore habituellement, +de commencer par circonscrire avec exactitude le véritable champ des +connaissances positives que nous pouvons acquérir à l'égard des astres. + +Parmi les trois sens propres à nous faire apercevoir l'existence des +corps éloignés, celui de la vue est évidemment le seul qui puisse être +employé relativement aux corps célestes; en sorte qu'il ne saurait +exister aucune astronomie pour des espèces aveugles, quelque +intelligentes qu'on voulût d'ailleurs les imaginer; et, pour nous-mêmes, +les astres obscurs, qui sont peut-être plus nombreux que les astres +visibles, échappent à toute étude réelle, leur existence pouvant tout au +plus être soupçonnée par induction. Toute recherche qui n'est point +finalement réductible à de simples observations visuelles nous est donc +nécessairement interdite au sujet des astres, qui sont ainsi de tous les +êtres naturels ceux que nous pouvons connaître sous les rapports les +moins variés. Nous concevons la possibilité de déterminer leurs formes, +leurs distances, leurs grandeurs et leurs mouvemens; tandis que nous ne +saurions jamais étudier par aucun moyen leur composition chimique, ou +leur structure minéralogique, et, à plus forte raison, la nature des +corps organisés qui vivent à leur surface, etc. En un mot, pour +employer immédiatement les expressions scientifiques les plus précises, +nos connaissances positives par rapport aux astres sont nécessairement +limitées à leurs seuls phénomènes géométriques et mécaniques, sans +pouvoir nullement embrasser les autres recherches physiques, chimiques, +physiologiques, et même sociales, que comportent les êtres accessibles à +tous nos divers moyens d'observation. + +Il serait certainement téméraire de prétendre fixer avec une précision +rigoureuse les bornes nécessaires de nos connaissances dans chaque +partie déterminée de la philosophie naturelle; car, en s'engageant dans +le détail, on les placerait presque inévitablement ou trop près ou trop +loin. Une telle appréciation est d'ailleurs singulièrement influencée +par l'état de notre développement intellectuel. Ainsi, tel esprit, +entièrement étranger aux conceptions mathématiques, ne comprend pas même +qu'on puisse estimer avec certitude les distances et les dimensions des +corps célestes, puisqu'ils ne sont point accessibles; tandis que tel +autre, à demi éclairé sous ce rapport, admettra sans difficulté la +possibilité de semblables mesures, mais niera à son tour qu'on puisse +peser indirectement le soleil et les planètes. Nonobstant ces remarques +évidentes, il n'en est pas moins indispensable, ce me semble, de poser +à cet égard des limites générales, pour que l'esprit humain ne se laisse +point égarer dans le vague de recherches nécessairement inabordables, +sans que cependant il s'interdise celles qui sont vraiment accessibles +par des procédés plus ou moins indirects, quelque embarras qu'on doive +éprouver à concilier ces deux conditions également fondamentales. Cette +conciliation si délicate me paraît essentiellement établie à l'égard des +recherches astronomiques par la maxime philosophique ci-dessus énoncée, +qui les circonscrit dans les deux seules catégories des phénomènes +géométriques et des phénomènes mécaniques. Une telle règle n'a rien +d'arbitraire, puisqu'elle résulte évidemment d'une comparaison générale +entre les objets à étudier et nos moyens pour les explorer. Son +application peut seule présenter quelque difficulté, qu'un examen +spécial plus approfondi fera presque toujours disparaître dans chaque +cas particulier, en continuant à procéder d'après le même principe +fondamental. Ainsi, pour fixer les idées, dans la célèbre question des +atmosphères des corps célestes, on pouvait certainement concevoir, même +avant la découverte des ingénieux moyens imaginés pour leur exacte +exploration, qu'une telle recherche nous présentait quelque chose +d'accessible, à cause des phénomènes lumineux plus ou moins appréciables +que ces atmosphères doivent évidemment produire; mais il est tout aussi +sensible, par la même considération, que nos connaissances, à l'égard de +ces enveloppes gazeuses, sont nécessairement bornées à celles de leur +existence, de leur étendue plus ou moins grande, et de leur vrai pouvoir +réfringent, sans que nous puissions nullement déterminer ni leur +composition chimique, ni même leur densité; en sorte qu'il y aurait une +grave inadvertance à supposer, par exemple, comme on l'a fait +quelquefois, l'atmosphère de Vénus aussi dense que notre atmosphère, +d'après la réfraction horizontale d'environ un demi-degré qui leur est +commune, car la nature chimique des gaz influe autant que leur densité +sur leur puissance réfringente. + +En général, dans chaque espèce de question que nous pouvons imaginer sur +les astres, ou nous apercevons clairement qu'elle ne dépend en dernier +lieu que d'observations visuelles plus ou moins directes, et alors nous +n'hésitons pas à la déclarer tôt ou tard accessible; ou bien nous +reconnaissons avec évidence qu'elle exigerait par sa nature, quelque +autre genre d'exploration, et dans ce cas nous ne devons pas balancer +davantage à l'exclure comme radicalement inabordable; ou, enfin, nous +ne voyons nettement ni l'un ni l'autre, et dès lors nous devons +complétement suspendre notre jugement, jusqu'à ce que le progrès de nos +connaissances réelles vienne nous fournir quelques indications +décisives, disposition d'esprit malheureusement fort rare et pourtant +bien nécessaire. Cette règle est d'autant plus aisément applicable que +l'observation scientifique n'emploie jamais et ne saurait employer +d'autres moyens que l'observation la plus vulgaire dans des +circonstances analogues; seulement elle en perfectionne et en étend +l'usage. + +La détermination des températures est probablement la seule à l'égard de +laquelle la limite précédemment établie pourra paraître aujourd'hui trop +sévère. Mais, quelques espérances qu'ait pu faire concevoir à ce sujet +la création si capitale de la thermologie mathématique par notre +immortel Fourier, et spécialement sa belle évaluation de la température +de l'espace dans lequel nous circulons, je n'en persiste pas moins à +regarder toute notion sur les véritables températures moyennes des +différens astres comme devant nécessairement nous être à jamais +interdite. Quand même toutes les influences thermologiques proprement +dites, relatives aux échanges de chaleur entre les divers corps +célestes, auraient été mathématiquement analysées, ce qui d'ailleurs me +semble peu admissible, la question renfermerait toujours un élément qui +doit être éternellement inconnu, et qui cependant est peut-être +prépondérant pour certains astres, l'état interne de chacun d'eux, et, +dans beaucoup de cas, la manière non moins inconnue dont la chaleur est +absorbée par son atmosphère. Ainsi, par exemple, la tentative de Newton, +pour évaluer la température de la comète de 1680 à son périhélie, était +certainement illusoire; car un tel calcul, refait même aussi +convenablement qu'il peut l'être aujourd'hui, apprendrait, tout au plus, +quelle serait la température de notre terre si, sans rien changer à sa +constitution actuelle, on la supposait transportée dans cette position: +ce qui, vu les différences physiques et chimiques, peut s'écarter +extrêmement de la température effective de la comète. + +D'après les considérations précédentes, je crois donc pouvoir définir +l'astronomie avec précision, et néanmoins d'une manière assez large, en +lui assignant pour objet de découvrir les lois des phénomènes +géométriques et des phénomènes mécaniques que nous présentent les corps +célestes. + +À cette limitation nécessaire portant sur la nature des phénomènes +observables, il faut, ce me semble, pour être pleinement dans la +réalité scientifique, en ajouter une autre relative aux corps qui +peuvent être le sujet de telles explorations. Cette dernière restriction +n'est point sans doute absolue comme la première, et il importe beaucoup +de le remarquer; mais, dans l'état présent de nos connaissances, elle +est presque aussi rigoureuse. + +Les esprits philosophiques auxquels l'étude approfondie de l'astronomie +est étrangère, et les astronomes eux-mêmes, n'ont pas suffisamment +distingué jusqu'ici, dans l'ensemble de nos recherches célestes, le +point de vue que je puis appeler _solaire_, de celui qui mérite +véritablement le nom d'_universel_. Cette distinction me paraît +néanmoins indispensable pour séparer nettement la partie de la science +qui comporte une entière perfection, de celle qui, par sa nature, sans +être sans doute purement conjecturale, semble cependant devoir toujours +rester presque dans l'enfance, du moins comparativement à la première. +La considération du système solaire dont nous faisons partie nous offre +évidemment un sujet d'étude bien circonscrit, susceptible d'une +exploration complète, et qui devait nous conduire aux connaissances les +plus satisfaisantes. Au contraire, la pensée de ce que nous appelons +l'_univers_ est par elle-même nécessairement indéfinie, en sorte que, +si étendues qu'on veuille supposer dans l'avenir nos connaissances +réelles en ce genre, nous ne saurions jamais nous élever à la véritable +conception de l'ensemble des astres. La différence est extrêmement +frappante aujourd'hui, puisque, à côté de la haute perfection acquise +dans les deux derniers siècles par l'astronomie solaire, nous ne +possédons pas même encore, en astronomie sidérale, le premier et le plus +simple élément de toute recherche positive, la détermination des +intervalles stellaires. Sans doute nous avons tout lieu de présumer, +comme j'aurai soin de l'expliquer plus tard, que ces distances ne +tarderont pas à être évaluées, du moins entre certaines limites, à +l'égard de plusieurs étoiles, et que, par suite, nous connaîtrons, pour +ces mêmes astres, divers autres élémens importans, que la théorie est +toute prête à déduire de cette donnée fondamentale, tels que leurs +masses, etc. Mais l'importante distinction établie ci-dessus n'en sera +nullement affectée. Quand même nous parviendrions un jour à étudier +complètement les mouvemens relatifs de quelques étoiles multiples, cette +notion, qui serait d'ailleurs très précieuse, surtout si elle pouvait +concerner le groupe dont notre soleil fait probablement partie, ne nous +laisserait évidemment guère moins éloignés d'une véritable connaissance +de l'univers, qui doit inévitablement nous échapper toujours. + +Il existe, dans toutes les classes de nos recherches et sous tous les +grands rapports, une harmonie constante et nécessaire entre l'étendue de +nos vrais besoins intellectuels et la portée effective, actuelle ou +future, de nos connaissances réelles. Cette harmonie, que j'aurai soin +de signaler dans tous les phénomènes, n'est point, comme les philosophes +vulgaires sont tentés de le croire, le résultat ni l'indice d'une cause +finale. Elle dérive simplement de cette nécessité évidente: nous avons +seulement besoin de connaître ce qui peut agir sur nous, d'une manière +plus ou moins directe; et, d'un autre côté, par cela même qu'une telle +influence existe, elle devient pour nous tôt ou tard un moyen certain de +connaissance. Cette relation se vérifie d'une manière remarquable dans +le cas présent. L'étude la plus parfaite possible des lois du système +solaire dont nous faisons partie, est pour nous d'un intérêt capital, et +aussi sommes-nous parvenus à lui donner une précision admirable. Au +contraire, si la notion exacte de l'univers nous est nécessairement +interdite, il est évident qu'elle ne nous offre point, excepté pour +notre insatiable curiosité, de véritable importance. L'application +journalière de l'astronomie montre que les phénomènes intérieurs de +chaque système solaire, les seuls qui puissent affecter ses habitans, +sont essentiellement indépendans des phénomènes plus généraux relatifs à +l'action mutuelle des soleils, à peu près comme nos phénomènes +météoroliques vis-à-vis des phénomènes planétaires. Nos tables des +événemens célestes, dressées, long-temps d'avance, en ne considérant +dans l'univers aucun autre monde que le nôtre, s'accordent jusqu'ici +rigoureusement avec les observations directes, quelque minutieuse +précision que nous y apportions aujourd'hui. Cette indépendance si +manifeste se trouve d'ailleurs pleinement expliquée par l'immense +disproportion que nous savons certainement exister entre les distances +mutuelles des soleils et les petits intervalles de nos planètes. Si, +suivant une grande vraisemblance, les planètes pourvues d'atmosphères, +comme Mercure, Vénus, Jupiter, etc., sont effectivement habitées, nous +pouvons en regarder les habitans comme étant en quelque façon nos +concitoyens, puisque, de cette sorte de patrie commune, il doit résulter +nécessairement une certaine communauté de pensées et même d'intérêts; +tandis que les habitans des autres systèmes solaires nous doivent être +entièrement étrangers. Il faut donc séparer plus profondément qu'on n'a +coutume de le faire le point de vue solaire et le point universel, +l'idée de monde et celle d'univers: le premier est le plus élevé auquel +nous puissions réellement atteindre, et c'est aussi le seul qui nous +intéresse véritablement. + +Ainsi, sans renoncer entièrement à l'espoir d'obtenir quelques +connaissances sidérales, il faut concevoir l'astronomie positive comme +consistant essentiellement dans l'étude géométrique et mécanique du +petit nombre de corps célestes qui composent le _monde_ dont nous +faisons partie. C'est seulement entre de telles limites que l'astronomie +mérite par sa perfection le rang suprême qu'elle occupe aujourd'hui +parmi les sciences naturelles. Quant à ces astres innombrables +disséminés dans le ciel, ils n'ont guère, pour l'astronome, d'autre +intérêt principal que celui de nous servir de jalons dans nos +observations, leurs positions pouvant être regardées comme fixes +relativement aux mouvemens intérieurs de notre système, seul objet +essentiel de notre étude. + +En considérant, dans tout le développement de ce cours, la succession +des divers ordres de phénomènes naturels, je ferai soigneusement +ressortir une loi philosophique très importante, et tout-à-fait +inaperçue jusqu'à présent, dont je dois signaler ici la première +application. Elle consiste en ce que, à mesure que les phénomènes à +étudier deviennent plus compliqués, ils sont en même temps susceptibles, +par leur nature, de moyens d'exploration plus étendus et plus variés, +sans que toutefois il puisse y avoir une exacte compensation entre +l'accroissement des difficultés et l'augmentation des ressources; en +sorte que, malgré cette harmonie, les sciences relatives aux phénomènes +les plus complexes n'en restent pas moins nécessairement les plus +imparfaites, suivant l'échelle encyclopédique établie dès le début de +cet ouvrage. Ainsi, les phénomènes astronomiques étant les plus simples, +doivent être ceux pour lesquels les moyens d'exploration sont les plus +bornés. + +Notre art d'observer se compose, en général, de trois procédés +différens: 1º l'observation proprement dite, c'est-à-dire l'examen +direct du phénomène tel qu'il se présente naturellement; 2º +l'expérience, c'est-à-dire la contemplation du phénomène plus ou moins +modifié par des circonstances artificielles, que nous instituons +expressément en vue d'une plus parfaite exploration; 3º la comparaison, +c'est-à-dire la considération graduelle d'une suite de cas analogues, +dans lesquels le phénomène se simplifie de plus en plus. La science des +corps organisés, qui étudie les phénomènes du plus difficile accès, est +aussi la seule qui permette véritablement la réunion de ces trois +moyens. L'astronomie, au contraire, est nécessairement bornée au +premier. L'expérience y est évidemment impossible; et, quant à la +comparaison, elle n'y existerait que si nous pouvions observer +directement plusieurs systèmes solaires, ce qui ne saurait avoir lieu. +Reste donc la simple observation, et réduite même, comme nous l'avons +remarqué, à la moindre extension possible, puisqu'elle ne peut concerner +qu'un seul de nos sens. Mesurer des angles et compter des temps écoulés, +tels sont les seuls moyens d'après lesquels notre intelligence puisse +procéder à la découverte des lois qui régissent les phénomènes célestes. +Mais ces moyens n'en sont pas moins parfaitement adaptés à la nature des +véritables recherches astronomiques, car il ne faut pas autre chose pour +observer des phénomènes géométriques ou des phénomènes mécaniques, des +grandeurs ou des mouvemens. On doit seulement en conclure que, entre +toutes les branches de la philosophie naturelle, l'astronomie est celle +où l'observation directe, quelque indispensable qu'elle soit, est par +elle-même la moins significative, et où la part du raisonnement est +incomparablement la plus grande, ce qui constitue le premier fondement +de sa dignité intellectuelle. Rien de vraiment intéressant ne s'y +décide jamais par la simple inspection, contrairement à ce qui se passe +en physique, en chimie, en physiologie, etc. Nous pouvons dire, sans +exagération, que les phénomènes, quelque réels qu'ils soient, y sont +pour la plupart essentiellement construits par notre intelligence; car +on ne saurait _voir_ immédiatement la figure de la terre, ni la courbe +décrite par une planète, ni même le mouvement journalier du ciel; notre +esprit seul peut former ces diverses notions, en combinant, par des +raisonnemens souvent très prolongés et fort complexes, des sensations +isolées, que, sans cela, leur incohérence rendrait presque entièrement +insignifiantes. Ces difficultés fondamentales propres aux études +astronomiques, qui offrent un attrait de plus aux intelligences d'un +certain ordre, inspirent ordinairement au vulgaire une répugnance très +pénible à surmonter. + +La combinaison de ces deux caractères essentiels, extrême simplicité des +phénomènes à étudier, et grande difficulté de leur observation, est ce +qui constitue l'astronomie une science si éminemment mathématique. D'une +part, la nécessité où l'on s'y trouve sans cesse de déduire d'un petit +nombre de mesures directes, soit angulaires, soit horaires, des +quantités qui ne sont point par elles-mêmes immédiatement observables, +y rend l'usage continuel de la mathématique abstraite absolument +indispensable. D'une autre part, les questions astronomiques étant +toujours en elles-mêmes ou des problèmes de géométrie, ou des problèmes +de mécanique, elles tombent naturellement dans le domaine de la +mathématique concrète. Enfin, sous le rapport géométrique, la parfaite +régularité des formes astronomiques, et, sous le rapport mécanique, +l'admirable simplicité de mouvemens s'opérant dans un milieu dont la +résistance est jusqu'ici négligeable et sous l'influence d'un petit +nombre de forces constamment assujetties à une même loi très facile, +permettent d'y conduire, beaucoup plus loin qu'en tout autre cas, +l'application des méthodes et des théories mathématiques. Il n'est +peut-être pas un seul procédé analytique, une seule doctrine géométrique +ou mécanique, qui ne trouvent aujourd'hui leur emploi dans les +recherches astronomiques, et la plupart même n'ont pas eu jusqu'ici +d'autre destination primitive. Aussi est-ce surtout en étudiant +convenablement une telle application qu'on peut acquérir un juste +sentiment de l'importance et de la réalité des spéculations +mathématiques. + +En considérant la nature éminemment simple des recherches astronomiques, +et la facilité qui en résulte d'y appliquer de la manière la plus +étendue l'ensemble des moyens mathématiques, on conçoit pourquoi +l'astronomie est unanimement placée aujourd'hui à la tête des sciences +naturelles. Elle mérite cette suprématie, 1º par la perfection de son +caractère scientifique; 2º par l'importance prépondérante des lois +qu'elle nous dévoile. + +Je ne dois point envisager ici sa haute utilité pratique pour la mesure +des temps, pour la description exacte de notre globe, et surtout pour le +perfectionnement de la navigation; car une telle considération ne +saurait devenir un moyen de classement entre les différentes sciences, +qui, à cet égard, sont en réalité essentiellement équivalentes. Mais il +importe de remarquer à ce sujet, comme rentrant pleinement dans l'esprit +général de cet ouvrage, que l'astronomie nous offre l'exemple le plus +étendu et le plus irrécusable de l'indispensable nécessité des +spéculations scientifiques les plus sublimes pour l'entière satisfaction +des besoins pratiques les plus vulgaires. En se bornant au seul problème +de la détermination des longitudes en mer, on voit que sa liaison intime +avec l'ensemble des théories astronomiques a été établie, dès l'origine +de la science, par son plus éminent fondateur, le grand Hipparque. Or, +quoiqu'on n'ait, depuis cette époque, rien ajouté d'essentiel à l'idée +fondamentale de cette relation, il a fallu tous les immenses +perfectionnemens successivement apportés jusqu'ici à la science +astronomique pour qu'une telle application devînt susceptible d'être +suffisamment réalisée. Sans les plus hautes spéculations des géomètres +sur la mécanique céleste, qui ont tant augmenté la précision des tables +astronomiques, il serait absolument impossible de déterminer la +longitude d'un vaisseau avec le degré d'exactitude que nous pouvons +maintenant obtenir; et, bien loin que la science soit à cet égard plus +parfaite que ne l'exige la pratique, il est au contraire certain que si +nous ne pouvons pas encore connaître toujours sûrement notre position +avec une erreur de moins de trois ou quatre lieues dans les mers +équatoriales, cela tient essentiellement à ce que la précision de nos +tables n'est point encore assez grande. De telles réflexions sont +propres à frapper ces esprits étroits qui, s'ils pouvaient jamais +dominer, arrêteraient aveuglément le développement des sciences, en +voulant les restreindre à ne s'occuper que de recherches immédiatement +susceptibles d'utilité pratique. + +En examinant scrupuleusement l'état philosophique actuel des diverses +sciences fondamentales, nous aurons lieu de reconnaître, comme je l'ai +déjà indiqué, que l'astronomie est aujourd'hui la seule qui soit enfin +réellement purgée de toute considération théologique ou métaphysique. +Tel est, sous le rapport de la méthode, son premier titre à la +suprématie. C'est là que les esprits philosophiques peuvent efficacement +étudier en quoi consiste véritablement une science; et c'est sur ce +modèle qu'on doit s'efforcer, autant que possible, de constituer toutes +les autres sciences fondamentales, en ayant toutefois convenablement +égard aux différences plus ou moins profondes qui résultent +nécessairement de la complication croissante des phénomènes. + +Sans doute, la géométrie abstraite et la mécanique rationnelle sont, en +réalité, des sciences naturelles, et les premières de toutes, comme je +me suis efforcé de le montrer dans le premier volume; elles sont +supérieures à l'astronomie elle-même, à cause de la perfection de leurs +méthodes et de l'entière généralité de leurs théories. En un mot, nous +avons établi qu'elles constituent le véritable fondement primitif de +toute la philosophie naturelle, et cela est particulièrement sensible à +l'égard de l'astronomie. Mais, quelque réel que soit leur caractère +physique, leurs phénomènes sont d'une nature trop abstraite pour +qu'elles puissent être habituellement, sous ce rapport, appréciées +d'une manière convenable, surtout à cause de l'esprit vicieux qui domine +encore dans leur exposition ordinaire. Nos intelligences ont besoin +jusqu'ici de voir ces combinaisons générales de figures ou de mouvemens +se spécifier dans des corps existans, comme le fait si complètement +l'astronomie, pour que leur réalité devienne suffisamment manifeste. +Quoique la connaissance des lois géométriques et mécaniques soit, en +elle-même, extrêmement précieuse, il est certain que, dans l'état +présent de l'esprit humain, elle est bien plus employée comme un +puissant et indispensable moyen d'investigation dans l'étude des autres +phénomènes naturels, que comme une véritable science directe. Ainsi, le +premier rang, dans la philosophie naturelle proprement dite, reste +incontestablement à l'astronomie. + +Ceux qui font consister la science dans la simple accumulation des faits +observés, n'ont qu'à considérer avec quelque attention l'astronomie, +pour sentir combien leur pensée est étroite et superficielle. Ici, les +faits sont tellement simples, et d'ailleurs si peu intéressans, qu'il +devient impossible de méconnaître que leur liaison seule, l'exacte +connaissance de leurs lois, constituent la science. Qu'est-ce réellement +qu'un fait astronomique? rien autre chose habituellement que: tel astre +a été vu à tel instant précis et sous tel angle bien mesuré; ce qui, +sans doute, est, en soi-même, fort peu important. La combinaison +continuelle et l'élaboration mathématique plus ou moins profonde de ces +observations caractérisent uniquement la science, même dans son état le +plus imparfait. L'astronomie n'a pas réellement pris naissance quand les +prêtres de l'Égypte ou de la Chaldée ont fait sur le ciel une suite +d'observations empiriques plus ou moins exactes, mais seulement lorsque +les premiers philosophes grecs ont commencé à ramener à quelques lois +géométriques le phénomène général du mouvement diurne. Le véritable but +définitif des recherches astronomiques étant toujours de prédire avec +certitude l'état effectif du ciel dans un avenir plus ou moins lointain, +l'établissement des lois des phénomènes offre évidemment le seul moyen +d'y parvenir, sans que l'accumulation des observations puisse être, en +elle-même, d'aucune utilité pour cela, autrement que comme fournissant à +nos spéculations un fondement solide. En un mot, il n'y a pas eu de +véritable astronomie tant qu'on n'a pas su, par exemple, prévoir, avec +une certaine précision, au moins par des procédés graphiques, et surtout +par quelques calculs trigonométriques, l'instant du lever du soleil ou +de quelque étoile pour un jour et pour un lieu donnés. Ce caractère +essentiel de la science a toujours été le même depuis son origine. Tous +ses progrès ultérieurs ont seulement consisté à apporter définitivement +dans ces prédictions une certitude et une précision de plus en plus +grandes, en empruntant à l'observation directe le moins de données +possible pour la prévoyance la plus lointaine. Aucune partie de la +philosophie naturelle ne peut donc manifester avec plus de force la +vérité de cet axiome fondamental: _toute science a pour but la +prévoyance_, qui distingue la science réelle de la simple érudition, +bornée à raconter les événemens accomplis, sans aucune vue d'avenir. + +Non-seulement le vrai caractère scientifique est plus profondément +marqué dans l'astronomie qu'en aucune autre branche de nos connaissances +positives; mais on peut même dire que, depuis le développement de la +théorie de la gravitation, elle a atteint la plus haute perfection +philosophique à laquelle une science puisse jamais prétendre sous le +rapport de la méthode, l'exacte réduction de tous les phénomènes, soit +quant à leur nature, soit quant à leur degré, à une seule loi générale; +pourvu toutefois que, suivant l'explication précédemment établie, on ne +considère que l'astronomie solaire. Sans doute, la complication +graduelle des phénomènes doit nous faire envisager une telle perfection +comme absolument chimérique dans toutes les autres sciences +fondamentales. Mais tel n'en est pas moins le type général que les +diverses classes de savans doivent sans cesse avoir en vue, en +s'efforçant d'en approcher autant que le comportent les phénomènes +correspondans, comme je tâcherai de le montrer successivement dans les +différentes parties de cet ouvrage. C'est toujours là qu'il faut +remonter désormais pour sentir, dans toute sa pureté, ce que c'est que +l'_explication_ positive d'un phénomène, sans aucune enquête sur sa +cause ou première ou finale; c'est là enfin qu'on doit apprendre le +véritable caractère et les conditions essentielles des _hypothèses_ +vraiment scientifiques, nulle autre science n'ayant fait de ce puissant +secours un usage à la fois aussi étendu et aussi convenable. Après avoir +exposé la philosophie astronomique de manière à faire ressortir, le plus +qu'il me sera possible, ces grandes propriétés générales, je +m'efforcerai ensuite de les appliquer, plus profondément qu'on ne l'a +fait encore, à perfectionner le caractère philosophique des autres +sciences principales. + +En général, chaque science, suivant la nature de ses phénomènes, a dû +perfectionner la méthode positive fondamentale sous quelque rapport +essentiel qui lui est propre. Le véritable esprit de cet ouvrage +consiste, à cet égard, à saisir successivement ces divers +perfectionnemens, et ensuite à les combiner, d'après la hiérarchie +scientifique établie dans la deuxième leçon, de manière à acquérir, +comme résultat final d'un tel travail, une connaissance parfaite de la +méthode positive, qui, j'espère, ne laissera plus aucun doute sur +l'utilité réelle de semblables comparaisons pour les progrès futurs de +notre intelligence. + +En considérant maintenant l'ensemble de la science astronomique, non +plus relativement à la méthode, mais quant aux lois naturelles qu'elle +nous dévoile effectivement, sa prééminence est tout aussi incontestable. + +J'ai toujours regardé comme un véritable trait de génie philosophique, +de la part de Newton, d'avoir intitulé son admirable traité de Mécanique +céleste: _Philosophiæ naturalis principia mathematica_. Car, on ne +pouvait indiquer avec une plus énergique concision que les lois +générales des phénomènes célestes sont le premier fondement du système +entier de nos connaissances réelles. + +La loi encyclopédique établie au commencement de cet ouvrage me dispense +de grands développemens à ce sujet. Il est évident que l'astronomie +doit être par sa nature, essentiellement indépendante de toutes les +autres sciences naturelles, et qu'elle a seulement besoin de s'appuyer +sur la science mathématique. Les divers phénomènes physiques, chimiques +et physiologiques, ne peuvent certainement exercer aucune influence sur +les phénomènes astronomiques, dont les lois ne sauraient éprouver la +moindre altération même par les plus grands bouleversemens intérieurs de +chaque planète sous tous ces autres rapports naturels. La physique, il +est vrai, et même, à quelques égards secondaires, la chimie[1], ont pu +fournir à l'astronomie, lorsqu'elle a été très avancée, des secours +indispensables pour perfectionner ses observations; mais il est clair +que cette influence accessoire n'a été nullement nécessaire à sa +constitution scientifique. L'astronomie avait certainement, entre les +mains d'Hipparque et de ses successeurs, tous les caractères d'une +véritable science, au moins sous le rapport géométrique, pendant que la +physique, la chimie, etc., étaient encore profondément enfouies dans le +chaos métaphysique et même théologique. À une époque toute moderne, +Képler a découvert ses grandes lois astronomiques d'après les +observations faites par Tycho-Brahé, avant les grands perfectionnemens +des instrumens, et essentiellement avec les mêmes moyens matériels +qu'employaient les Grecs. Les instrumens de précision n'ont aussi +nullement contribué à la découverte de la gravitation; et c'est +seulement depuis lors qu'ils sont devenus nécessaires pour correspondre +à la nouvelle perfection que la théorie permettait désormais dans les +déterminations astronomiques. Le grand instrument qui réellement +produisit toutes les découvertes fondamentales de l'astronomie, ce fut +d'abord la géométrie, et plus tard la mécanique rationnelle, dont les +progrès sont, en effet, à chaque époque, un excellent critérium pour +présumer, avec une entière certitude, l'état général des connaissances +astronomiques correspondantes. L'indépendance de l'astronomie, +relativement aux autres branches de la philosophie naturelle, demeure +donc incontestable. + + [Note 1: C'est évidemment la chimie, par exemple, qui a + fourni à Wollaston l'ingénieux procédé par lequel on obtient + aujourd'hui les meilleurs fils micrométriques.] + +Mais, au contraire, il est certain que les phénomènes physiques, +chimiques, physiologiques, et même sociaux, sont essentiellement +subordonnés, d'une manière plus ou moins directe, aux phénomènes +astronomiques, indépendamment de leur coordination mutuelle. L'étude des +autres sciences fondamentales ne peut donc avoir un caractère vraiment +rationnel, qu'en prenant pour base une connaissance exacte des lois +astronomiques, relatives aux phénomènes les plus généraux. Notre esprit +pourrait-il penser, d'une manière réellement scientifique, à aucun +phénomène terrestre, sans considérer auparavant ce qu'est cette terre +dans le monde dont nous faisons partie, sa situation et ses mouvemens +devant nécessairement exercer une influence prépondérante sur tous les +phénomènes qui s'y passent? Que deviendraient nos conceptions physiques, +et par suite chimiques, physiologiques, etc., sans la notion +fondamentale de la gravitation, qui les domine toutes? Pour choisir +l'exemple le plus défavorable, où la subordination est la moins +manifeste, il faut reconnaître, quoique cela puisse d'abord sembler +étrange, que, même les phénomènes relatifs au développement des sociétés +humaines, ne sauraient être conçus rationnellement sans la considération +préalable des principales lois astronomiques. On pourra le sentir +aisément en observant que si les divers élémens astronomiques de notre +planète, comme sa distance au soleil, et, par suite, la durée de +l'année, l'obliquité de l'écliptique, etc., éprouvaient quelques +changemens importans, ce qui, en astronomie, n'aurait guère d'autre +effet que de modifier quelques coefficiens, notre développement social +en serait sans doute notablement affecté, et deviendrait même impossible +si ces altérations étaient poussées trop loin. Je ne crains nullement de +mériter le reproche d'exagération, en établissant à ce sujet, que la +physique sociale n'était point une science possible, tant que les +géomètres n'avaient pas démontré, comme résultat général de la mécanique +céleste, que les dérangemens de notre système solaire ne sauraient +jamais être que des oscillations graduelles et très limitées autour d'un +état moyen nécessairement invariable. Comment espérerait-on, en effet, +former avec certitude quelques lois naturelles relativement aux +phénomènes sociaux, si les données astronomiques, sous l'empire +desquelles ils s'accomplissent, pouvaient comporter des variations +indéfinies? Je reprendrai cette considération d'une manière spéciale +dans la dernière partie de cet ouvrage. Il me suffit, quant à présent, +de l'indiquer pour faire comprendre que le système général des +connaissances astronomiques est un élément aussi indispensable à +combiner dans la formation rationnelle de la physique sociale qu'à +l'égard de toutes les autres sciences principales. + +On n'aurait qu'une idée imparfaite de la haute importance intellectuelle +des théories astronomiques, si l'on se bornait à envisager ainsi leur +influence nécessaire et spéciale sur les diverses parties de la +philosophie naturelle, quelque essentielle que soit d'ailleurs une telle +considération. Il faut encore avoir égard à l'action générale qu'elles +exercent directement sur les dispositions fondamentales de notre +intelligence, à la rénovation de laquelle les progrès de l'astronomie +ont plus puissamment contribué que ceux d'aucune autre science. + +Je n'ai pas besoin de signaler expressément ici, comme trop évident par +lui-même et trop communément apprécié aujourd'hui, l'effet des +connaissances astronomiques pour dissiper entièrement les préjugés +absurdes et les terreurs superstitieuses, tenant à l'ignorance des lois +célestes, au sujet de plusieurs phénomènes remarquables, tels que les +éclipses, les comètes, etc. Ces dispositions naturelles ont cessé ou +cessent de jour en jour dans les esprits les plus vulgaires, même +indépendamment de la diffusion des vraies notions astronomiques, par +l'éclatante coïncidence de ces événemens avec les prédictions +scientifiques. Toutefois, nous ne devons jamais oublier à cet égard que, +suivant la juste remarque de Laplace, elles renaîtraient promptement si +les études astronomiques pouvaient jamais cesser d'être cultivées. + +Mais je dois principalement insister dans cet ouvrage sur une action +philosophique plus générale et plus profonde, jusqu'ici bien moins +sentie, inhérente à l'ensemble même de la science astronomique, et qui +résulte de la connaissance de la vraie constitution de notre monde et de +l'ordre qui s'y établit nécessairement. Je la développerai soigneusement +à mesure que l'examen philosophique des diverses théories astronomiques +m'en fournira l'occasion. En ce moment, il me suffira de l'indiquer. + +Pour les esprits étrangers à l'étude des corps célestes, quoique souvent +très éclairés d'ailleurs sur d'autres parties de la philosophie +naturelle, l'astronomie a encore la réputation d'être une science +éminemment religieuse, comme si le fameux verset: _Coeli enarrant +gloriam Dei_ avait conservé toute sa valeur[2]. Il est cependant +certain, ainsi que je l'ai établi, que toute science réelle est en +opposition radicale et nécessaire avec toute théologie; et ce caractère +est plus prononcé en astronomie que partout ailleurs, précisément parce +que l'astronomie est, pour ainsi dire, plus _science_ qu'aucune autre, +suivant la comparaison indiquée ci-dessus. Aucune n'a porté de plus +terribles coups à la doctrine des causes finales, généralement regardée +par les modernes comme la base indispensable de tous les systèmes +religieux, quoiqu'elle n'en ait été, en réalité, qu'une conséquence. La +seule connaissance du mouvement de la terre a dû détruire le premier +fondement réel de cette doctrine, l'idée de l'univers subordonné à la +terre et par suite à l'homme, comme je l'expliquerai spécialement en +traitant de ce mouvement. D'ailleurs, l'exacte exploration de notre +système solaire ne pouvait manquer de faire essentiellement disparaître +cette admiration aveugle et illimitée qu'inspirait l'ordre général de la +nature, en montrant, de la manière la plus sensible, et sous un très +grand nombre de rapports divers, que les élémens de ce système n'étaient +certainement point disposés de la manière la plus avantageuse, et que la +science permettait de concevoir aisément un meilleur arrangement[3]. +Enfin, sous un dernier point de vue encore plus capital, par le +développement de la vraie mécanique céleste depuis Newton, toute +philosophie théologique, même la plus perfectionnée, a été désormais +privée de son principal office intellectuel, l'ordre le plus régulier +étant dès lors conçu comme nécessairement établi et maintenu, dans notre +monde et même dans l'univers entier, par la simple pesanteur mutuelle de +ses diverses parties. + + [Note 2: Aujourd'hui, pour les esprits familiarisés de + bonne heure avec la vraie philosophie astronomique, les + cieux ne racontent plus d'autre gloire que celle + d'Hipparque, de Képler, de Newton, et de tous ceux qui ont + concouru à en établir les lois.] + + [Note 3: Il convient d'observer à ce sujet, comme trait + caractéristique que, lorsque des astronomes se livrent + aujourd'hui à un tel genre d'admiration, il porte + essentiellement sur l'organisation des animaux, qui leur est + entièrement étrangère; tandis que les anatomistes, au + contraire, qui en connaissent toute l'imperfection, se + rejettent sur l'arrangement des astres, dont ils n'ont + aucune idée approfondie et ce qui est propre à mettre en + évidence la véritable source de cette disposition d'esprit.] + +Si les philosophes qui, de nos jours, tiennent encore à la doctrine des +causes finales n'étaient point, ordinairement, dépourvus d'une véritable +instruction scientifique un peu approfondie, ils n'auraient pas manqué +de faire ressortir, avec leur emphase habituelle, une considération +générale fort spécieuse, à laquelle ils n'ont jamais eu égard, et que je +choisis exprès comme l'exemple le plus défavorable. Il s'agit de ce beau +résultat final de l'ensemble des travaux mathématiques sur la théorie de +la gravitation, mentionné ci-dessus pour un autre motif, la stabilité +essentielle de notre système solaire. Cette grande notion, présentée +sous l'aspect convenable, pourrait sans doute devenir aisément la base +d'une suite de déclamations éloquentes, ayant une imposante apparence de +solidité. Et, néanmoins, une constitution aussi essentielle à +l'existence continue des espèces animales est une simple conséquence +nécessaire, d'après les lois mécaniques du monde, de quelques +circonstances caractéristiques de notre système solaire, la petitesse +extrême des masses planétaires en comparaison de la masse centrale, la +faible excentricité de leurs orbites, et la médiocre inclinaison +mutuelle de leurs plans; caractères qui, à leur tour, peuvent être +envisagés avec beaucoup de vraisemblance, ainsi que je le montrerai plus +tard suivant l'indication de Laplace, comme dérivant tout naturellement +du mode de formation de ce système. On devait d'ailleurs _à priori_ +s'attendre, en général, à un tel résultat, par cette seule réflexion que +puisque nous existons, il faut bien, de toute nécessité, que le système +dont nous faisons partie soit disposé de façon à permettre cette +existence, qui serait incompatible avec une absence totale de stabilité +dans les élémens principaux de notre monde. Pour apprécier +convenablement cette considération, il faut observer que cette stabilité +n'est nullement absolue; car elle n'a pas lieu à l'égard des comètes, +dont les perturbations sont beaucoup plus fortes, et peuvent même +s'accroître presque indéfiniment par le défaut des conditions de +restriction que je viens d'énoncer, ce qui ne permet guère de les +concevoir habitées. La prétendue cause finale se réduirait donc ici, +comme on l'a déjà vu dans toutes les occasions analogues, à cette +remarque puérile: il n'y a d'astres habités, dans notre système +solaire, que ceux qui sont habitables. On rentre, en un mot, dans le +principe des conditions d'existence, qui est la vraie transformation +positive de la doctrine des causes finales, et dont la portée et la +fécondité sont bien supérieures. + +Tels sont, en aperçu, les services immenses et fondamentaux rendus par +le développement des théories astronomiques à l'émancipation de la +raison humaine. Je m'efforcerai de les mettre en évidence dans les +différentes parties de l'examen philosophique dont je vais m'occuper. + +Après avoir expliqué l'objet réel de l'astronomie, et m'être efforcé de +circonscrire, avec une sévère précision, le véritable champ de ses +recherches; après avoir établi sa vraie position encyclopédique, par sa +subordination nécessaire à la science mathématique et par son rang +incontestable à la tête des sciences naturelles; après avoir enfin +signalé ses propriétés philosophiques, quant à la méthode et quant à la +doctrine, il ne me reste plus, pour compléter cet aperçu général, qu'à +envisager la division principale de la science astronomique, qui découle +tout naturellement des considérations déjà exposées dans ce discours. + +Nous avons précédemment établi le principe que les phénomènes étudiés +en astronomie sont, de toute nécessité, ou des phénomènes géométriques, +ou des phénomènes mécaniques. De là résulte immédiatement la division +naturelle de la science en deux parties profondément distinctes, quoique +maintenant combinées de la manière la plus heureuse: 1º l'astronomie +géométrique, ou la _géométrie céleste_, qui, pour avoir eu, si +long-temps avant l'autre, le caractère scientifique, a conservé encore +le nom d'astronomie proprement dite; 2º. l'astronomie mécanique, ou la +_mécanique céleste_, dont Newton est l'immortel fondateur, et qui a +reçu, dans le siècle dernier, un si vaste et si admirable développement. +Il est d'ailleurs évident que cette division convient aussi bien à +l'astronomie sidérale, si jamais elle existe véritablement, qu'à notre +astronomie solaire, la seule que je doive avoir essentiellement en vue +par les raisons expliquées ci-dessus, et qui, dans toute hypothèse, +occupera toujours le premier rang. Une telle distribution dérive si +directement aujourd'hui de la nature même de la science, qu'on la voit +dominer presque spontanément dans toute exposition un peu méthodique, +bien qu'elle n'ait jamais été, ce me semble, rationnellement examinée. + +Il importe de remarquer à cet égard que cette division est parfaitement +en harmonie avec la règle encyclopédique posée au commencement de cet +ouvrage, et que je m'efforcerai toujours de suivre, autant que possible, +dans la distribution intérieure de chaque science fondamentale. Il est +clair, en effet, que la géométrie céleste est, par sa nature, beaucoup +plus simple que la mécanique céleste: et, d'un autre côté, elle en est +essentiellement indépendante, quoique celle-ci puisse contribuer +singulièrement à la perfectionner. Dans l'astronomie proprement dite, il +ne s'agit que de déterminer la forme et la grandeur des corps célestes, +et d'étudier les lois géométriques suivant lesquelles leurs positions +varient, sans considérer ces déplacemens relativement aux forces qui les +produisent, ou, en termes plus positifs, quant aux mouvemens +élémentaires dont ils dépendent. Aussi a-t-elle pu faire et a-t-elle +fait réellement les progrès les plus importans avant que la mécanique +céleste eût aucun commencement d'existence; et, même depuis lors, ses +découvertes les plus remarquables ont encore été dues à son +développement spontané, comme on le voit si éminemment dans le beau +travail du grand Bradley sur l'aberration et la nutation. Au contraire, +la mécanique céleste est, par sa nature, essentiellement dépendante de +la géométrie céleste, sans laquelle elle ne saurait avoir aucun +fondement solide. Son objet, en effet, est d'analyser les mouvemens +effectifs des astres, afin de les ramener, d'après les règles de la +mécanique rationnelle, à des mouvemens élémentaires régis par une loi +mathématique universelle et invariable; et, en partant ensuite de cette +loi, de perfectionner à un haut degré la connaissance des mouvemens +réels, en les déterminant _à priori_ par des calculs de mécanique +générale, empruntant à l'observation directe le moins de données +possible, et néanmoins toujours confirmés par elle. C'est par là que +s'établit, de la manière la plus naturelle, la liaison fondamentale de +l'astronomie avec la physique proprement dite; liaison devenue telle +aujourd'hui, que plusieurs grands phénomènes forment de l'une à l'autre +une transition presque insensible, comme on le voit surtout dans la +théorie des marées. Mais il est évident que ce qui constitue toute la +réalité de la mécanique céleste, ainsi que je m'attacherai à le faire +ressortir en son lieu, c'est d'avoir pris son point de départ dans +l'exacte connaissance des véritables mouvemens, fournie par la géométrie +céleste. C'est précisément faute d'avoir été conçues d'après cette +relation fondamentale, que toutes les tentatives faites avant Newton +pour former des systèmes de mécanique céleste, et entre autres celle de +Descartes, ont dû être nécessairement illusoires sous le rapport +scientifique, quelque utilité qu'elles aient pu avoir d'ailleurs +momentanément sous le point de vue philosophique. + +La division générale de l'astronomie en géométrique et mécanique n'a +donc certainement rien d'arbitraire, ni même de scolastique: elle dérive +de la nature même de la science; elle est à la fois historique et +dogmatique. Il serait inutile d'insister davantage sur un principe aussi +évident, et que personne n'a jamais contesté. Quant aux subdivisions, +d'ailleurs très aisées à établir, ce n'est point le moment de s'en +occuper: elles seront expliquées à mesure que le besoin s'en fera +sentir. + +Relativement au point de vue où le lecteur doit se placer, je renvoie +aux judicieuses remarques de Delambre sur l'innovation tentée par +Lacaille, qui, pour simplifier son exposition, avait imaginé de +transporter son observateur à la surface du soleil. Il est certain que +la conception des mouvemens célestes devient ainsi beaucoup plus facile; +mais on ne saurait plus comprendre par quel enchaînement de +connaissances on a pu s'élever à une telle conception. Le point de vue +solaire doit être le terme et non l'origine d'un système rationnel +d'études astronomiques. L'obligation de partir de notre point de vue +réel est surtout prescrite par la nature de cet ouvrage, où l'analyse +de la méthode scientifique et l'observation de la filiation logique des +idées principales doivent avoir encore plus d'importance que +l'exposition plus claire des résultats généraux. + +Il convient, enfin, d'avertir ceux de mes lecteurs qui seraient +étrangers à l'étude de l'astronomie, mais qui, doués d'un véritable +esprit philosophique, voudraient se former une juste idée générale de +ses méthodes essentielles et de ses principaux résultats, que je leur +suppose préalablement au moins une exacte connaissance des deux +phénomènes fondamentaux, le mouvement diurne et le mouvement annuel, +telle qu'on peut l'obtenir par les plus simples observations, faites +sans aucun instrument précis, et seulement élaborées par la +trigonométrie. Je les renvoie pour cet objet, comme, en général, pour +toutes les autres données nécessaires, à l'excellent traité de mon +illustre maître en astronomie, le judicieux Delambre. Il ne s'agit point +ici d'un traité, même sommaire, d'astronomie; mais d'une suite de +considérations philosophiques sur les diverses parties de la science: +toute exposition spéciale de quelque étendue y serait donc déplacée. + +Ayant ainsi considéré, sous tous les aspects essentiels, le système de +la science astronomique, je dois procéder maintenant à l'examen +philosophique de ses diverses parties, dans l'ordre établi ci-dessus. +Mais il faut auparavant jeter un coup d'oeil général sur l'ensemble des +moyens d'observation nécessaires aux astronomes, ce qui fera l'objet de +la leçon suivante. + + + + +VINGTIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur les méthodes d'observation en astronomie. + +Toutes les observations astronomiques se réduisent nécessairement, comme +nous l'avons vu, à mesurer des temps et des angles. La nature de cet +ouvrage ne comporte nullement une exposition, même sommaire, des divers +procédés par lesquels en a enfin obtenu, dans ces deux sortes de +mesures, l'étonnante précision que nous y admirons aujourd'hui. Il +s'agit seulement ici de concevoir, d'une manière générale, l'ensemble +des idées fondamentales qui ont pu successivement conduire à une telle +perfection. + +Cet ensemble se compose essentiellement, pour l'un et l'autre genre +d'observations, de deux ordres d'idées bien distincts, quoiqu'il y ait +entre eux une harmonie nécessaire: le premier est relatif au +perfectionnement des instrumens; le second concerne certaines +corrections fondamentales apportées par la théorie à leurs indications, +et sans lesquelles leur précision serait illusoire. Telle est la +division naturelle de nos considérations générales à cet égard. Nous +devons commencer par celles sur les instrumens. + +Quoique les moyens gnomoniques aient dû être rejetés avec raison par les +modernes, comme n'étant pas susceptibles de la précision nécessaire, il +convient d'abord de les signaler ici dans leur ensemble, à cause de leur +extrême importance pour la première formation de la géométrie céleste +par les astronomes grecs. + +Les ombres solaires, et même, à un degré moindre, les ombres lunaires, +ont été, dans l'origine de l'astronomie, un instrument très précieux, +immédiatement fourni par la nature, aussitôt que la propagation +rectiligne de la lumière a été bien reconnue. Elles peuvent devenir un +moyen d'observation astronomique sous deux rapports: envisagées quant à +leur direction, elles servent à la mesure du temps; et, par leur +longueur, elles permettent d'évaluer certaines distances angulaires. + +Sous le premier point de vue, lorsque l'uniformité du mouvement diurne +apparent de la sphère céleste a été une fois admise, il suffisait, +évidemment, de fixer un style dans la direction, préalablement bien +déterminée, de l'axe de cette sphère, pour que l'ombre qu'il projetait +sur un plan ou sur toute autre surface fît connaître, à toute époque +dans chaque lieu correspondant, les temps écoulés, par le seul indice de +ses diverses positions successives. En se bornant au cas le plus simple, +celui d'un plan perpendiculaire à cet axe, duquel tous les autres cas +peuvent être aisément déduits par des moyens graphiques, il est clair +que les angles horaires sont exactement proportionnels aux déplacemens +angulaires de l'ombre depuis sa situation méridienne. Toutefois, de +semblables indications doivent être imparfaites, puisqu'elles supposent +que le soleil décrit chaque jour le même parallèle de la sphère céleste, +et que, par conséquent, elles exigent une correction, impossible à +exécuter sur l'appareil lui-même, à raison de l'obliquité du mouvement +annuel, outre celle qui correspond à son inégalité; ce qui rend de tels +instrumens inapplicables à des observations précises. + +Sous le second point de vue, il est évident que la longueur variable de +l'ombre horizontale projetée à chaque instant par un style vertical, +étant comparée à la longueur fixe et bien connue de ce style, on en +conclut immédiatement la distance angulaire correspondante du soleil au +zénith; ce rapport constituant par lui-même la tangente trigonométrique +de cet angle, dont il a primitivement inspiré l'idée aux astronomes +arabes. De là est résulté un moyen long-temps précieux, d'observer les +variations qu'éprouve la distance zénithale du soleil aux divers instans +de la journée, et celles plus importantes de sa position méridienne aux +différentes époques de l'année. L'inexactitude inévitable des procédés +gnomoniques consiste, à cet égard, dans l'influence de la pénombre, qui +laisse toujours une incertitude plus ou moins grande sur la vraie +longueur de l'ombre, dont l'extrémité ne peut jamais être nettement +terminée. Cette influence, qui affecte d'une manière nécessairement fort +inégale les diverses distances au zénith, peut bien être atténuée par +l'emploi de très grands gnomons; mais il est évidemment impossible de +s'y soustraire tout-à-fait. + +Cette double propriété des indications gnomoniques avait été réalisée, +dès l'origine de la science, par l'ingénieux instrument connu sous le +nom d'hémisphère creux de Bérose, qui servait à mesurer simultanément +les temps et les angles, quoique, d'ailleurs, il fût encore moins +susceptible d'exactitude que les instrumens imaginés plus tard d'après +le même principe. + +L'imperfection fondamentale des procédés gnomoniques, la difficulté +d'une exécution suffisamment rigoureuse, et l'inconvénient de cesser +d'être applicables précisément aux instans les plus convenables pour +l'observation, ont déterminé les astronomes à y renoncer entièrement, +aussitôt qu'il a été possible de s'en passer. Dominique Cassini est le +dernier qui en ait fait un usage important, à l'aide de ses grands +gnomons, pour sa théorie du soleil. Toutefois, la spontanéité d'un tel +moyen d'observation, lui conservera toujours une valeur réelle, pour +procurer une première approximation de certaines données astronomiques, +lorsqu'on se trouve placé dans des circonstances défavorables, qui ne +permettent pas l'emploi des instrumens modernes. Il est resté, +d'ailleurs, dans nos observatoires actuels, la base de l'importante +construction de la ligne méridienne, envisagée comme divisant en deux +parties égales l'angle formé par les ombres horizontales de même +longueur qui correspondent aux deux parties symétriques d'une même +journée. Dans ce cas spécial, les deux causes fondamentales d'erreur +signalées ci-dessus sont essentiellement éludées; car la pénombre +affecte évidemment au même degré les deux ombres conjuguées; et, quant à +l'obliquité du mouvement du soleil, il est facile d'en éviter presque +entièrement l'influence en faisant l'opération aux environs des +solstices, surtout vers le solstice d'été. On peut, en outre, la +vérifier et la rectifier aisément par l'observation des étoiles. + +Considérons maintenant les procédés les plus exacts, en séparant, comme +il devient indispensable de le faire, ce qui se rapporte à la mesure du +temps de ce qui concerne celle des angles, et en examinant d'abord la +première. + +Il faut, à cet égard, reconnaître, avant tout, que le plus parfait de +tous les chronomètres est le ciel lui-même, par l'uniformité rigoureuse +de son mouvement diurne apparent, en vertu de la rotation réelle de la +terre. Il suffit, en effet, d'après cela, lorsqu'on sait exactement la +latitude de son observatoire, d'y mesurer, à chaque instant, la distance +au zénith d'un astre quelconque, dont la déclinaison, d'ailleurs +variable ou constante, est actuellement bien connue, pour en conclure +l'angle horaire correspondant, et, par une suite immédiate, le temps +écoulé, en résolvant le triangle sphérique que forment le pôle, le +zénith et l'astre, et dont les trois côtés sont ainsi donnés. Si l'on +avait dressé, dans chaque lieu, des tables numériques très étendues de +ces résultats pour quelques étoiles convenablement choisies, ce moyen +naturel deviendrait, sans doute, beaucoup plus praticable qu'il ne le +semble d'abord. Mais il ne saurait, évidemment, jamais comporter toute +l'actualité nécessaire pour qu'il pût entièrement suffire, outre le +grave inconvénient qu'il présente de faire dépendre la mesure du temps +de celle des angles, qui est réellement aujourd'hui moins parfaite. +Aussi ce procédé chronométrique n'est-il employé qu'à défaut de tout +autre moyen exact, comme c'est essentiellement le cas en astronomie +nautique. Sa grande propriété usuelle consiste, dans nos observatoires, +à régler avec précision la marche de toutes les autres horloges, en la +confrontant à celle de la sphère céleste. Et, cette importante +vérification se fait même le plus souvent sans exiger aucun calcul +trigonométrique; car on peut se borner à modifier le mouvement du +chronomètre jusqu'à ce qu'il marque très exactement vingt-quatre heures +sidérales, entre les deux passages consécutifs d'une même étoile +quelconque à une lunette fixée, aussi invariablement que possible, dans +une direction d'ailleurs arbitraire. + +Les moyens artificiels pour mesurer le temps avec précision par des +instrumens de notre création sont donc indispensables en astronomie. +Cherchons à en saisir l'esprit général. + +Tout phénomène qui présente des changemens graduels quelconques est +réellement susceptible de nous fournir, par l'étendue des changemens +opérés, une certaine appréciation du temps employé à les produire. Dans +ce sens général, l'homme semble pouvoir choisir à cet égard entre toutes +les classes des phénomènes naturels. Mais son choix devient, en réalité, +infiniment restreint, quand il veut obtenir des estimations précises. +Les divers ordres de phénomènes étant, de toute nécessité, d'autant +moins réguliers qu'ils sont plus compliqués, cette loi nous prescrit de +chercher seulement parmi les plus simples nos vrais moyens +chronométriques. Ainsi, les mouvemens physiologiques eux-mêmes[4] +pourraient, à cet égard, nous procurer quelques indications, en +comptant, par exemple, le nombre de nos pulsations dans l'état sain, ou +le nombre de pas bien réglés, ou celui des sons vocaux, etc., pendant le +temps à évaluer, et, quelque grossier que soit nécessairement un tel +procédé, il peut néanmoins avoir une véritable utilité dans certaines +occasions où tout autre nous est interdit. Mais il est évident, en +général, que les divers mouvemens des corps vivans varient d'une manière +beaucoup trop irrégulière pour qu'on puisse jamais les employer à la +mesure du temps. Il en est encore essentiellement de même, quoiqu'à un +degré bien moindre, des phénomènes chimiques. La combustion d'une +quantité déterminée de matière quelconque homogène, peut devenir, par +exemple, un moyen d'évaluer, avec une grossière approximation, le temps +écoulé. Mais la durée totale de cette combustion, et surtout celle de +ses diverses parties, sont évidemment trop incertaines et trop variables +pour qu'on en déduise aucune détermination précise. Ainsi, puisqu'il a +fallu écarter les phénomènes astronomiques, comme seulement destinés à +la vérification, quoiqu'ils soient, par leur nature, les plus réguliers, +ce n'est donc que dans les mouvemens physiques proprement dits, et +surtout dans ceux dus à la pesanteur, que nous pouvons réellement +chercher des procédés chronométriques susceptibles d'exactitude. C'est +aussi là où ils ont été puisés de tout temps, aussitôt qu'on a senti le +besoin de ne plus se borner aux moyens gnomoniques. + + [Note 4: On peut utilement remarquer à ce sujet, d'après + les poëmes d'Homère et les récits de la Bible, que, dans + l'enfance de la civilisation, les fonctions sociales + elles-mêmes servaient, jusqu'à un certain point, à marquer + et à mesurer le temps.] + +Les anciens ont d'abord employé le mouvement produit par la pesanteur +dans l'écoulement des liquides: de là leurs diverses clepsydres, et les +sabliers encore usités à bord de nos vaisseaux. Mais il est évident que +de tels instrumens, même en les supposant aussi perfectionnés que le +permettraient nos connaissances actuelles, ne sont pas susceptibles, +par leur nature, d'une grande précision, à cause de l'irrégularité +nécessaire de tout mouvement dans les liquides. C'est pourquoi on a été +rationnellement conduit, dans le moyen âge, à substituer les solides aux +liquides, en imaginant les horloges fondées sur la descente verticale +des poids. Ainsi, en cherchant, parmi tous les phénomènes naturels, des +moyens exacts de mesurer le temps, on a été successivement conduit à se +borner à un principe unique de chronométrie, qui semble, d'après +l'analyse précédente, être en effet le seul propre à nous fournir +définitivement une solution convenable du problème, et qui, sans doute, +servira toujours de base à nos horloges astronomiques. Mais il s'en +fallait de beaucoup qu'il pût suffire par lui-même, sans une longue et +difficile élaboration, qui se rattache aux plus hautes questions +mathématiques. En effet, le mouvement vertical des corps pesans, bien +loin d'être uniforme, étant, au contraire, nécessairement accéléré, les +indications d'un tel instrument sont donc naturellement vicieuses, +quoique assujetties à une loi régulière. Le ralentissement indispensable +de la chûte, à l'aide des contre-poids, ne remédie en rien à ce défaut +capital, puisque, affectant proportionnellement les diverses vitesses +successives, il ne saurait altérer leurs rapports: il peut seulement +diminuer la résistance de l'air, qui n'est là qu'une cause fort +accessoire. Le problème chronométrique fondamental n'était donc +nullement résolu jusqu'à ce que la création de la dynamique rationnelle +par le génie de Galilée eût conduit à découvrir, dans une modification +capitale du mouvement naturel des corps pesans, la parfaite régularité +qu'on avait jusqu'alors vainement cherchée. + +On a long-temps disputé à Galilée la gloire d'avoir eu, le premier, +l'idée de mesurer le temps par les oscillations d'un pendule; et la +discussion attentive de ce point d'érudition a montré, ce me semble, que +c'était à tort. Mais il est, dans tous les cas, scientifiquement +incontestable que ses belles découvertes en dynamique devaient y amener +naturellement. Car, il en résultait nécessairement que la vitesse d'un +poids qui descend suivant une courbe verticale décroît à mesure qu'il +s'approche du point le plus bas, en raison du sinus de l'inclinaison +horizontale de chaque élément parcouru: de sorte qu'on pouvait aisément +concevoir que, par une forme convenable de la courbe, l'isochronisme des +oscillations serait obtenu si le ralentissement se trouvait, en chaque +point, compenser exactement la diminution de l'arc à décrire. La +solution de ce dernier problème mathématique était réservée à Huyghens, +la géométrie n'étant point assez avancée à l'époque de Galilée pour +qu'il fût encore accessible. Galilée paraît avoir été seulement conduit +par l'observation à regarder comme rigoureusement isochrones les +oscillations circulaires, sans avoir nullement connu la restriction +relative à leur amplitude très petite, quoique ses propres théorèmes +permissent de l'apercevoir aisément. + +À partir de la première idée du pendule, et de la connaissance du défaut +d'isochronisme rigoureux dans le cercle, l'histoire, impossible à +développer ici, de la solution de ce beau problème par les immortels +travaux d'Huyghens devient un des plus admirables exemples de cette +relation intime et nécessaire qui fait dépendre les questions pratiques +les plus simples en apparence des plus éminentes recherches +scientifiques. Après avoir découvert que l'égalité parfaite de la durée +des oscillations quelconques n'appartenait qu'à la cycloïde, Huyghens, +pour faire décrire cette courbe à son pendule, imagina un appareil aussi +simple que possible, fondé sur la belle conception des développées, qui, +transportée ensuite dans la géométrie abstraite, en est devenue un des +élémens fondamentaux. Les difficultés d'une exécution précise, et +surtout l'impossibilité pratique de maintenir un tel appareil +suffisamment inaltérable, ont dû faire entièrement renoncer au pendule +cycloïdal. Quand Huyghens l'eut reconnu, il déduisit de sa théorie un +moyen heureux de revenir enfin au pendule circulaire, le seul vraiment +admissible, en démontrant que, le rayon de courbure de la cycloïde à son +sommet étant égal à la longueur totale de son pendule, il pouvait +transporter, d'une manière suffisamment approchée, au cercle osculateur +tout ce qu'il avait trouvé sur l'isochronisme et sur la mesure des +oscillations cycloïdales, pourvu que les oscillations circulaires +fussent toujours très petites, ce qu'il assura par l'ingénieux mécanisme +de l'échappement, en appliquant le pendule à la régularisation des +horloges. Mais cette belle solution ne pouvait encore devenir +entièrement pratique, sans avoir préalablement traité une dernière +question fondamentale, qui tient à la partie la plus élevée de la +dynamique rationnelle, la réduction du pendule composé au pendule +simple, pour laquelle Huyghens inventa le célèbre principe des forces +vives, et qui, outre qu'elle était indispensable, indiquait à l'art de +nouveaux moyens de modifier les oscillations sans changer les dimensions +de l'appareil. Par un tel ensemble de découvertes pour une même +destination, le beau traité _De Horologio oscillatorio_ est peut-être +l'exemple le plus remarquable de recherches spéciales que nous offre +jusqu'ici l'histoire de l'esprit humain tout entière. + +Depuis ce grand résultat, le perfectionnement des horloges astronomiques +a été uniquement du domaine de l'art. Il a porté essentiellement sur +deux points: la diminution du frottement, par un meilleur mode de +suspension, et la correction des irrégularités dues aux variations de +température, par l'ingénieuse invention des appareils compensateurs. Je +n'ai point d'ailleurs à considérer ici les chronomètres portatifs, +fondés sur la distension graduelle d'un ressort métallique plié en +spirale, et dont l'étonnante perfection, presque égale aujourd'hui à +celle des horloges astronomiques, est due essentiellement à l'art, la +science y ayant peu contribué. + +Tel est, en aperçu, l'ensemble des moyens par lesquels le temps est +habituellement mesuré, d'une manière sûre, dans nos observations +astronomiques, à une demi-seconde près, et quelquefois même avec une +précision encore plus grande. + +Considérons maintenant, sous un point de vue général, le +perfectionnement de la mesure des angles, dont l'histoire n'offre point +toutefois un ensemble de recherches aussi intéressant. + +Pour concevoir nettement d'abord, en quoi consiste, à cet égard, la +difficulté essentielle, il suffit, ce me semble, de se représenter que, +lorsqu'on se propose d'évaluer un angle seulement à une minute près, il +faudrait, d'après un calcul très facile, un cercle de sept mètres de +diamètre environ, en y accordant aux minutes une étendue d'un +millimètre; et l'indication directe des secondes sexagésimales, en +réduisant chacune à occuper un dixième de millimètre, exigerait un +diamètre de plus de quarante mètres. D'un autre côté, en restant même +fort au-dessous de dimensions aussi impraticables, l'expérience a +démontré que, indépendamment de l'exécution difficile et de l'usage +incommode, la grandeur des instrumens ne pouvait excéder certaines +limites assez médiocres sans nuire nécessairement à leur précision, à +cause de leur déformation inévitable par le poids, la température, etc. +Les astronomes arabes du moyen âge ont vainement employé des instrumens +gigantesques, sans en obtenir l'exactitude qu'ils y avaient cherchée; et +on y a généralement renoncé depuis plusieurs siècles. Les télescopes à +grandes dimensions qu'on remarque dans nos observatoires actuels sont +uniquement destinés à procurer de forts grossissemens pour voir les +astres les moins apparens, et ils seraient entièrement impropres à +aucune mesure exacte. Tous les observateurs conviennent aujourd'hui que +les instrumens destinés à mesurer les angles ne sauraient avoir sans +inconvénient plus de trois ou quatre mètres de diamètre, quand il s'agit +d'un cercle entier; et les plus usités n'ont guère que deux mètres. Cela +posé, la question consiste essentiellement à comprendre comment on a pu +parvenir à évaluer les angles à une seconde près, comme on le fait +habituellement aujourd'hui, avec des cercles dont la grandeur +permettrait à peine d'y marquer les minutes. + +Trois moyens principaux ont concouru à produire un aussi grand +perfectionnement: l'application des lunettes aux instrumens angulaires; +l'usage du vernier; et enfin la répétition des angles. + +Les astronomes se sont long-temps bornés à employer leurs lunettes pour +distinguer dans le ciel de nouveaux objets, sans penser à l'usage bien +plus important qu'ils en pouvaient faire pour augmenter la précision des +mesures d'angles. Mais la curiosité primitive une fois satisfaite, le +télescope devait être naturellement appliqué, comme il le fut par Morin +un demi-siècle environ après son invention, à remplacer dans les +instrumens angulaires les alidades des anciens et les pinnules du moyen +âge, pour permettre de viser plus exactement. Cette heureuse idée put +être entièrement réalisée lorsque Auzout eut imaginé, trente ans après, +le réticule, destiné à fixer avec la dernière précision l'instant +effectif du passage d'un astre par l'axe optique de la lunette. Enfin, +ces importans perfectionnemens furent complétés, un siècle plus tard, +par la mémorable découverte que fit Dollond, des objectifs +achromatiques, qui ont tant augmenté la netteté des observations. + +L'ingénieux procédé imaginé par Vernier, en 1631, pour subdiviser un +intervalle quelconque en parties beaucoup moindres que les plus petites +qu'on y puisse marquer distinctement, est la seconde cause fondamentale +à laquelle nous devons la précision actuelle des mesures angulaires. Les +transversales de Tycho-Brahé avaient offert pour cela un premier moyen, +d'un usage incommode et très limité, que l'emploi du vernier a fait avec +raison entièrement oublier. On a pu ainsi déterminer aisément les +angles, à une demi-minute près, par exemple, avec des cercles divisés +seulement en sixièmes de degré. Ce simple appareil semble pouvoir +procurer, par lui-même, une précision en quelque sorte indéfinie, qui +n'est limitée, en réalité, que par la difficulté d'apercevoir assez +distinctement la coïncidence des traits du vernier avec ceux du limbe. + +Quelle que soit l'importance de la lunette et du vernier, la combinaison +de ces deux moyens aurait été néanmoins insuffisante pour porter la +mesure des angles jusqu'à la précision des secondes, sans une dernière +cause essentielle de perfectionnement, l'idée éminemment heureuse de la +répétition des angles, conçue d'abord par Mayer et réalisée plus tard +par Borda, avec les modifications qu'exigeait la nature des observations +astronomiques. Il est vraiment singulier qu'on ait été aussi long-temps +à reconnaître que, l'erreur des instrumens angulaires étant +nécessairement indépendante de la grandeur des angles à évaluer, il y +aurait avantage, pour l'atténuer, à augmenter exprès, dans une +proportion connue, chaque angle proposé, pourvu que cette multiplication +s'effectuât sans dépendre en rien de l'exactitude de l'instrument: un +procédé analogue était habituellement employé depuis des siècles, dans +d'autres genres d'évaluation, il est vrai, et entre autres dans +l'approximation indéfinie des racines numériques, qui repose directement +sur le même principe. Quoi qu'il en soit, la répétition des angles était +immédiatement exécutable, par un mécanisme très simple, relativement aux +mesures terrestres, à cause de l'immobilité des points de mire. Mais, +au contraire, le déplacement continuel des corps célestes, présentait, +dans l'application d'un tel moyen, une difficulté spéciale, que Borda +parvint à surmonter. En se bornant, comme on le peut presque toujours, à +mesurer les distances zénithales des astres lorsqu'ils traversent le +méridien, il est clair que, malgré son déplacement, l'astre reste, à +cette époque, sensiblement à la même distance du zénith, pendant un +temps assez long pour permettre d'opérer la multiplication de l'angle. +Cette remarque est le fondement de la disposition imaginée par Borda. + +C'est d'après ces diverses bases essentielles que d'habiles +constructeurs ont pu donner aux instrumens angulaires une précision en +harmonie avec celle des instrumens horaires, et qui impose maintenant à +l'observateur la stricte obligation de pratiquer, avec une constance +infatigable, les précautions minutieuses et les nombreuses +rectifications dont l'expérience a fait reconnaître successivement la +nécessité, pour tirer réellement de ces puissans appareils tous les +avantages possibles. + +Afin de compléter cet aperçu général des moyens fondamentaux sur +lesquels repose la perfection des mesures astronomiques, il est +indispensable de signaler ici l'instrument capital inventé par Roëmer +sous le nom de _lunette méridienne_. Il est destiné à fixer avec une +merveilleuse exactitude le véritable instant du passage d'un astre +quelconque à travers le plan du méridien. Avec quelque soin que pût être +exécuté un méridien matériel, il laisserait toujours à cet égard une +incertitude inévitable. C'est pour l'éluder que Roëmer imagina de +réduire ce plan à être purement géométrique, en le décrivant par l'axe +optique d'une simple lunette convenablement disposée, ce qui suffit +quand on veut seulement connaître le moment précis du passage. La +distance zénithale correspondante est d'ailleurs mesurée nécessairement +sur un cercle effectif; mais il peut ne pas coïncider entièrement avec +le vrai méridien, sans qu'il en résulte aucune inexactitude sur cette +distance, qui est, à une telle époque de mouvement, sensiblement +invariable. + +Enfin, il faut encore mentionner, comme instrumens essentiels, les +divers appareils micrométriques successivement imaginés pour mesurer +avec précision les diamètres apparens des astres, et généralement tous +les petits intervalles angulaires. + +Quoique la théorie en soit extrêmement facile, depuis le simple +micromètre réticulaire jusqu'au micromètre à double image, il est +néanmoins remarquable qu'ils aient tous été inventés par des astronomes, +sans que les constructeurs y aient eu aucune part essentielle, comme le +montre, au reste, l'histoire de tous les instrumens de précision. Cela +tient principalement, sans doute, à l'éducation si imparfaite de la +plupart des constructeurs habiles, dont plusieurs ont évidemment +témoigné par leurs productions un génie mécanique plus que suffisant +pour inventer spontanément les instrumens qu'ils se bornaient à +exécuter, s'ils eussent pu en mieux sentir l'importance et en comprendre +plus clairement la destination. + +Après avoir considéré le perfectionnement des mesures astronomiques, +soit angulaires, soit horaires, relativement aux principaux moyens +matériels qu'on y emploie, il faut maintenant envisager les moyens +intellectuels qui sont au moins aussi nécessaires, c'est-à-dire la +théorie des corrections indispensables que les astronomes doivent faire +subir à toutes les indications de leurs instrumens pour les dégager des +erreurs inévitables dues à diverses causes générales, et surtout aux +réfractions et aux parallaxes. + +Il existe, comme je l'ai indiqué ci-dessus, une harmonie fondamentale +entre ces deux ordres de perfectionnemens. Car il faut des instrumens +d'une certaine précision pour que la réfraction et la parallaxe +deviennent suffisamment appréciables; et, d'un autre côté, il serait +parfaitement inutile d'inventer des instrumens extrêmement exacts, si la +réfraction ou la parallaxe devaient, à elles seules, apporter dans les +observations une incertitude supérieure à celle qu'on se propose +d'éviter par l'amélioration des appareils. Pourquoi, par exemple, les +Grecs se seraient-ils efforcés de perfectionner beaucoup leurs +instrumens, lorsque l'impossibilité où ils étaient de tenir compte des +réfractions et des parallaxes introduisait nécessairement dans leurs +mesures angulaires des erreurs habituelles de un à deux degrés, et +quelquefois même davantage? C'est sans doute dans une telle corrélation +qu'il faut chercher l'explication véritable de la grossièreté des +instrumens grecs, qui forme un contraste si frappant avec la sagacité +d'invention et la finesse d'exécution dont les anciens ont donné tant de +preuves irrécusables dans d'autres genres de productions. + +Ces corrections fondamentales peuvent être distinguées, d'après leurs +causes, en deux classes. Les unes tiennent, d'une manière directe et +évidente, à la position de l'observateur, et n'exigent aucune +connaissance approfondie des phénomènes astronomiques: ce sont la +réfraction et la parallaxe ordinaire proprement dite. Les autres, qui +ont sans doute, au fond, la même origine, puisqu'elles proviennent des +mouvemens de la planète sur laquelle l'observateur est situé, sont +fondées, au contraire, sur le développement même des principales +théories astronomiques: ce sont la parallaxe annuelle, la précession, +l'aberration et la nutation. Nous devons nous borner, en ce moment, à +envisager les premières, qui sont d'ailleurs habituellement les plus +importantes, les autres étant plus convenablement examinées à mesure +qu'il sera question des phénomènes compliqués dont elles dépendent. + +Considérons, en premier lieu, la théorie générale des réfractions +astronomiques. + +La lumière qui nous vient d'un astre quelconque doit être, +inévitablement, plus ou moins déviée par l'action de l'atmosphère +terrestre, qu'elle est obligée de traverser dans toute son étendue avant +d'agir sur nous. De là une source fondamentale d'erreur, dont toutes nos +observations astronomiques ont besoin d'être soigneusement dégagées, +avant de pouvoir servir à former aucune théorie précise. Conçue d'une +manière générale, son influence consiste évidemment, d'après la loi de +la réfraction, à rapprocher constamment l'astre du zénith, en le +laissant toujours dans le même plan vertical; et cet effet, qui ne peut +être rigoureusement nul qu'au zénith seul, devient graduellement de plus +en plus considérable à mesure que l'astre descend vers l'horizon. La +manifestation la plus simple de cette altération s'obtient en mesurant +la hauteur du pôle, en un lieu quelconque, comme étant la moyenne entre +les deux hauteurs méridiennes d'une même étoile circompolaire. Cette +hauteur, qui naturellement devrait être exactement la même de quelque +étoile qu'on se fût servi, éprouve au contraire des variations très +sensibles suivant les diverses étoiles employées; et elle devient +d'autant plus grande que l'étoile descend plus près de l'horizon, ce qui +rend évidente l'influence de la réfraction. + +Quoique l'altération qui provient d'une telle cause ne puisse porter +immédiatement que sur les distances zénithales, il est clair que, par +une suite nécessaire, elle doit affecter indirectement toutes les autres +mesures astronomiques, à l'exception des azimuths, qui restent seuls +inaltérables. Par cela même que l'astre se trouve élevé dans son plan +vertical, sa distance au pôle, l'instant de son passage au méridien, +l'heure de son lever et de son coucher, etc., éprouvent des +modifications inévitables. Mais ces effets secondaires seraient +évidemment très faciles à calculer avec exactitude par de simples +formules trigonométriques, si l'effet principal était une fois bien +connu. Toute la difficulté se réduit donc à découvrir la véritable loi +suivant laquelle la réfraction diminue les diverses distances +zénithales, et c'est en cela que consiste le grand problème des +réfractions astronomiques, dont il s'agit maintenant d'apprécier la +nature. + +On en peut chercher la solution par deux voies opposées: l'une +rationnelle, l'autre empirique, que les astronomes ont fini par +combiner. + +Si l'atmosphère terrestre pouvait être regardée comme homogène, la +lumière n'y subirait qu'une seule réfraction à son entrée, et sa +direction demeurant ensuite invariable, il serait aisé de calculer _à +priori_ la déviation, d'après la célèbre loi du rapport constant qui +existe entre les sinus des angles que le rayon réfracté et le rayon +incident font avec la normale à la surface réfringente: il resterait +tout au plus à déterminer, par l'observation, un seul coefficient, si +l'on ignorait la vraie valeur de ce rapport. Tel est le procédé très +simple d'après lequel Dominique Cassini construisit la première table de +réfractions un peu satisfaisante, lorsque Descartes et Snellius eurent +découvert cette loi générale de la réfraction. Il avait heureusement, +jusqu'à un certain point, compensé, à son insu, ce que l'hypothèse +d'homogénéité avait de profondément défectueux, en supposant à +l'atmosphère une hauteur totale beaucoup trop petite. Mais la diminution +de la densité des différentes couches atmosphériques à mesure qu'on +s'élève est trop considérable, et d'ailleurs trop intimement liée à la +notion même d'atmosphère, pour qu'une telle solution puisse être +envisagée comme vraiment rationnelle. Or, c'est là ce qui fait la +difficulté, jusqu'ici insurmontable, de cette importante recherche. Car +il résulte de cette constitution nécessaire de l'atmosphère, non pas une +réfraction unique, mais une suite infinie de petites réfractions toutes +inégales et croissantes à mesure que la lumière pénètre dans une couche +plus dense, en sorte que sa roule, au lieu d'être simplement rectiligne, +forme une courbe extrêmement compliquée, dont il faudrait connaître la +nature pour calculer, par sa dernière tangente comparée à la première, +la véritable déviation totale. La détermination de cette courbe +deviendrait un problème purement géométrique, d'ailleurs plus ou moins +difficile à résoudre, si la loi relative à la variation de la densité +des couches atmosphériques pouvait être une fois exactement obtenue; ce +qui, en réalité, doit être jugé impossible lorsqu'on veut tenir compte +de toutes les causes essentielles. + +Sans doute, en considérant l'équilibre mathématique de notre atmosphère +comme simplement produit par la pression de ses diverses couches les +unes sur les autres, en vertu de leur seule pesanteur, on trouve +aisément la loi suivant laquelle leur densité varie; mais un tel état +est évidemment tout-à-fait idéal. D'abord, l'atmosphère n'est jamais et +ne saurait être en équilibre, et ses mouvemens peuvent altérer beaucoup +la densité statique de ses diverses parties, en changeant leurs +pressions. De plus, en supposant cet équilibre, il est clair que +l'abaissement graduel et très considérable qu'éprouvent les températures +atmosphériques à mesure qu'on s'élève, et même leurs variations non +moins réelles dans le sens horizontal, doivent altérer notablement le +mode de changement des densités qui correspondrait à la seule +considération des pressions. La solution rationnelle du problème des +réfractions astronomiques ne serait donc réductible à des difficultés +purement mathématiques, qui pourraient bien d'ailleurs se trouver +finalement très grandes, que si l'on avait préalablement découvert la +véritable loi de la température dans l'atmosphère, sur laquelle nous +n'avons encore aucune donnée exacte, et qu'on ne saurait guère espérer +d'obtenir jamais d'une manière assez précise pour une telle +destination. C'est pourquoi les travaux de Laplace et de quelques autres +géomètres à cet égard ne peuvent être raisonnablement envisagés que +comme de simples exercices mathématiques, dont l'influence sur le +perfectionnement réel des tables de réfraction est fort équivoque. Il +faut donc renoncer, au moins dans l'état présent de la science, et +probablement aussi pour jamais, à établir d'une manière purement +rationnelle une vraie théorie des réfractions astronomiques. + +Quant au procédé empirique, il est aisé de comprendre que si les +réfractions étaient rigoureusement constantes à une même hauteur, on en +pourrait dresser facilement, par l'observation, des tables fort exactes +et suffisamment étendues, pour les diverses distances zénithales. On +peut d'abord mesurer la vraie hauteur du pôle, sans avoir besoin de +connaître exactement les réfractions, par les deux hauteurs méridiennes +d'une étoile très rapprochée du pôle, comme la polaire, entre autres, ce +qui est surtout susceptible d'exactitude dans les latitudes supérieures +à 45°. Cela posé, il suffit de choisir une étoile qui passe au méridien +extrêmement près du zénith: en observant, à l'instant de ce passage, sa +distance zénithale, qui fera connaître immédiatement sa distance +polaire, on pourra calculer d'avance, par la simple résolution d'un +triangle sphérique, sa véritable distance au zénith à telle époque +précise qu'on voudra de son mouvement diurne. La parallaxe des étoiles +étant tout-à-fait insensible, comme il sera dit plus bas, l'excès plus +ou moins grand que l'on trouvera ainsi sur la distance apparente +directement observée sera dû entièrement à la réfraction, dont il +mesurera l'influence effective. Le grand nombre d'étoiles qui admettent +convenablement de telles comparaisons permet, évidemment, des +vérifications très multipliées, qui peuvent d'ailleurs être complétées, +sous un autre point de vue, par la confrontation des résultats obtenus +dans des observatoires différens, inégalement rapprochés du pôle. Telle +est, en effet, essentiellement la marche laborieuse, mais sûre, que +suivent les astronomes pour dresser leurs tables de réfraction, depuis +que la grande précision de leurs instrumens, soit angulaires, soit +horaires (sans laquelle ce procédé serait évidemment illusoire), a +permis de l'adopter. Ils emploient néanmoins, d'une manière secondaire, +l'une ou l'autre des diverses formules rationnelles proposées par les +géomètres, mais seulement pour se diriger, ou pour remplir les lacunes +inévitables que laisse l'observation. L'usage réel de ces formules est +tellement peu fondamental désormais, dans les déterminations de ce +genre, que l'on regarde comme presque indifférent, par exemple, de +supposer la réfraction proportionnelle au sinus ou à la tangente de la +distance zénithale apparente. Si des tables qu'on présente comme fondées +sur des hypothèses mathématiquement aussi différentes coïncident +néanmoins, en réalité, d'une manière presque absolue, jusqu'à 80° du +zénith, c'est sans doute parce que ces hypothèses n'ont pas joué un rôle +effectif bien important dans leur construction. + +La marche ainsi caractérisée laisserait peu de regrets, du moins quant +aux observations astronomiques, sur l'imperfection nécessaire de la +théorie mathématique des réfractions, si l'on pouvait supposer une +constance rigoureuse dans les résultats obtenus; mais il est +malheureusement évident que les innombrables variations qui doivent +survenir continuellement dans la densité, et par suite dans la puissance +réfringente de chaque couche atmosphérique, en résultat de l'agitation +de l'atmosphère et de ses changemens thermométriques, barométriques, et +même hygrométriques, ne sauraient manquer d'altérer plus ou moins la +fixité des réfractions. On tient compte, il est vrai, maintenant, d'une +partie de ces modifications, en notant avec soin l'état du baromètre et +celui du thermomètre au moment de chaque observation, ce qui permet +d'apprécier, d'après deux lois physiques actuellement bien établies, les +changemens survenus dans la densité, et par suite dans les réfractions. +Mais, quelque précieuses que puissent être ces corrections, elles sont +nécessairement fort imparfaites. Outre qu'elles ne concernent qu'une +partie des causes d'altération, il faut encore y noter que, même à +l'égard de cette partie, nos instrumens ne peuvent nous instruire, +suivant la juste remarque de Delambre, que des variations +thermométriques et barométriques de l'atmosphère à l'endroit où nous +observons, et nullement de celles qu'ont pu éprouver toutes les autres +portions du trajet de la lumière, et qui, quoique relatives à des +couches moins denses, ont peut-être beaucoup contribué à l'effet total. +Aussi ne faut-il point s'étonner des dissidences plus ou moins graves +que présentent des tables de réfractions également bien dressées pour +des observatoires différens, et même pour un lieu unique, en divers +temps. On sait que Delambre a trouvé, du jour au lendemain, des +différences inexplicables, et pourtant certaines, de quatre ou cinq +minutes dans la réfraction horizontale, après avoir cependant tenu +compte des indications du baromètre et du thermomètre, à la manière +ordinaire. Toutefois, il importe de reconnaître, pour ne rien exagérer, +que ces fâcheuses irrégularités deviennent seulement sensibles dans le +voisinage de l'horizon, et disparaissent presque entièrement à 10° ou +15° d'élévation, ce qui fait présumer qu'elles proviennent +principalement de l'état éminemment variable de la surface terrestre. +Ainsi, la conclusion pratique de cet ensemble de considérations est +qu'il faut, autant que possible, éviter d'observer très près de +l'horizon, à cause de la trop grande incertitude des réfractions +correspondantes, et c'est ce qu'on peut presque toujours faire en +astronomie, tandis qu'on n'en a point, au contraire, la faculté dans les +opérations géodésiques. Avec une telle précaution, la réfraction, qui +est seulement d'une minute à 45° de distance zénithale, de 5' ou 6' à +80° et d'environ 34' à l'horizon, doit être regardée comme suffisamment +connue, dans l'état actuel des mesures angulaires, d'après les tables +maintenant usitées, surtout si l'on a soin de préférer, toutes choses +d'ailleurs égales, dans chaque observatoire, celles qui y ont été +construites. On voit donc que les inextricables difficultés +fondamentales du problème des réfractions astronomiques n'exercent +point, à beaucoup près, sur l'imperfection réelle de nos observations +ordinaires, autant d'influence effective qu'elles semblent d'abord +devoir le faire inévitablement. + +Passons maintenant à la considération générale de la théorie des +parallaxes, qui est, par sa nature, beaucoup plus facile, et par suite, +bien plus satisfaisante. + +Les observations célestes faites en des lieux différens ne seraient pas +exactement comparables, si on ne les ramenait point sans cesse, par la +pensée, à celles qu'on ferait d'un observatoire idéal, situé au centre +de la terre, qui est d'ailleurs le véritable centre des mouvemens +diurnes apparens. Cette correction, qu'on a nommée la _parallaxe_, est +parfaitement analogue à celle que l'on fait journellement dans les +opérations géodésiques, sous la dénomination plus rationnelle de +_réduction au centre de la station_; et elle suit exactement les mêmes +lois, sauf la difficulté d'évaluer les coefficiens. + +Il est d'abord évident que l'effet de la parallaxe porte directement, +comme celui de la réfraction, sur la seule distance zénithale, et +consiste, en laissant toujours l'astre dans le même plan vertical, à +l'éloigner du zénith, tandis que la réfraction l'en rapproche. Cette +nouvelle déviation, qui aussi n'est rigoureusement nulle qu'au zénith, +croît d'ailleurs constamment à mesure que l'astre descend vers +l'horizon, ainsi que dans le cas de la réfraction, quoique ce ne soit +pas suivant la même loi mathématique. De l'altération fondamentale de la +distance au zénith, résultent pareillement aussi des modifications +secondaires pour toutes les autres quantités astronomiques, excepté +encore à l'égard des seuls azimuths; et qui s'en déduisent absolument de +la même manière que dans la théorie des réfractions; en sorte que les +mêmes formules trigonométriques servent pour les deux cas, en changeant +seulement le signe de la correction et les valeurs des coefficiens. +Toute la difficulté essentielle se réduit donc également à déterminer la +rectification que doit subir la distance zénithale; ce qui, pour être +effectué de la manière la plus rationnelle, consiste simplement ici dans +un problème élémentaire de trigonométrie rectiligne, au lieu de +présenter cet ensemble de profondes recherches physiques et +mathématiques qui fera toujours le désespoir des géomètres dans la +théorie des réfractions. Il convient, au reste, de noter que cette +opposition d'effets assujettis à une marche semblable, a dû contribuer +beaucoup à empêcher les astronomes de prendre plus promptement en +considération, soit la réfraction, soit la parallaxe, dont une telle +opposition tend à dissimuler, quoique très imparfaitement sans doute, +l'influence propre dans les observations effectives. + +À l'inspection du triangle rectiligne formé par le centre de la terre, +l'observateur et l'astre, il est clair que la loi mathématique de la +parallaxe consiste en ce que le sinus de la parallaxe est nécessairement +proportionnel à celui de la distance zénithale apparente. La raison +constante de ces deux sinus, qui constitue ce qu'on appelle justement la +parallaxe horizontale, est évidemment égale au rapport entre le rayon de +la terre et la distance de son centre à l'astre; du moins en supposant +la terre sphérique, ce qui est pleinement suffisant dans toute cette +théorie. D'après ces lois simples et exactes, il est sensible que la +parallaxe ne produit point, comme la réfraction, un effet commun sur +tous les astres, son influence est, au contraire, fort inégale suivant +les astres que l'on considère, et même selon les diverses situations de +chacun d'eux. Elle est complètement insensible pour tous ceux qui sont +étrangers à notre système solaire, à cause de leur immense éloignement; +et elle varie extrêmement, dans l'intérieur de ce système, depuis la +parallaxe horizontale d'Uranus, qui ne peut jamais atteindre entièrement +une demi-seconde, jusqu'à celle de la lune, qui peut quelquefois +surpasser un degré. C'est là ce qui établit, dans les calculs +astronomiques, une profonde distinction entre la théorie des parallaxes +et celle des réfractions. + +La détermination rationnelle de tout ce qui concerne les parallaxes +repose donc finalement sur l'évaluation des distances des astres à la +terre; et en ce sens, cette théorie préliminaire ne fait pas seulement +partie, comme celle des réfractions, des méthodes d'observation en +astronomie; elle constitue déjà une portion directe de la science +proprement dite; et même elle se rattache à l'ensemble de la géométrie +céleste, par le besoin qu'elle a de connaître la loi du mouvement de +chaque astre, pour prendre facilement en considération les changemens +continuels de ces distances. Sous ce rapport, nous devons nécessairement +renvoyer à la leçon suivante pour l'estimation _à priori_ des +coefficiens propres à la théorie des parallaxes. Mais, quoique ce mode +d'évaluation soit, sans aucun doute, le plus sûr et le plus précis, il +importe néanmoins de remarquer ici que ces coefficiens peuvent être +essentiellement déterminés, en éludant la connaissance directe des +distances des astres à la terre, par un procédé empirique, analogue à +celui expliqué ci-dessus à l'égard des réfractions. + +Il suffit, en effet, après avoir choisi un lieu et un temps tels, que +l'astre proposé passe au méridien très près du zénith, de mesurer, +pendant quelques jours consécutifs, sa distance polaire, de manière à +pouvoir connaître fort approximativement la valeur de cette distance à +un instant quelconque de la durée de l'opération. Cela posé, en +calculant pour cet instant, d'après l'angle horaire et ses deux côtés, +la vraie distance de l'astre au zénith, quand il en est très éloigné, +sans cependant qu'il approche trop de l'horizon, à 75° ou 80°, par +exemple, la comparaison de cette distance avec celle qu'on observera +réellement en ce moment fera évidemment apprécier la parallaxe +correspondante, et par suite, la parallaxe horizontale; pourvu toutefois +que la distance apparente ait été, préalablement, bien corrigée de la +réfraction. Tel est le procédé par lequel on constate le plus aisément +que la parallaxe de toutes les étoiles est absolument insensible. Il +présente, évidemment, le grave inconvénient de faire immédiatement +dépendre la détermination des parallaxes, de celle des réfractions, et +de transporter, par conséquent, à la première, toute l'incertitude qui +existera toujours plus ou moins pour la seconde. Cette incertitude a peu +d'influence dans une telle application, lorsqu'il s'agit d'un astre dont +la parallaxe est très forte, comme la lune surtout. Mais elle devient +très sensible à l'égard des astres plus éloignés; et, pour le soleil, +par exemple, une telle méthode pourrait produire une erreur d'un tiers +ou même de moitié, en plus ou en moins, sur la vraie valeur de sa +parallaxe horizontale. Enfin, le procédé deviendrait totalement +inapplicable aux corps les plus lointains de notre monde, et +non-seulement à Uranus, mais à Saturne, et même à Jupiter. Pour tous ces +astres, il devient indispensable de recourir à la détermination directe +de leurs distances à la terre, qui seront considérées dans la leçon +suivante. J'ai cru, néanmoins, que l'indication générale d'un tel +procédé présentait ici un véritable intérêt philosophique, en montrant +que, jusqu'à un certain point, les astronomes pouvaient connaître, par +des observations faites en un lieu unique, les vraies distances des +astres à la terre, au moins comparativement à son rayon; ce qui semble +d'abord géométriquement impossible. + +Pour avoir un aperçu complet de l'ensemble actuel des moyens +d'observation nécessaires en astronomie, je crois devoir enfin y faire +rentrer, contrairement aux usages ordinaires, la formation de ce qu'on +appelle un catalogue d'étoiles, c'est-à-dire un tableau mathématique des +directions exactes suivant lesquelles nous apercevons les diverses +étoiles. Relativement à l'astronomie sidérale, une telle détermination +constitue sans doute une connaissance directe et fondamentale; mais, +pour notre astronomie solaire, on n'y peut voir réellement qu'un +précieux moyen d'observation, qui nous fournit des termes de +comparaison, indispensables à l'étude des mouvemens intérieurs de notre +monde. Tel est, en effet, depuis Hipparque, l'usage essentiel des +catalogues d'étoiles. + +Afin de marquer exactement les positions angulaires respectives de tous +les astres, les astronomes emploient constamment, d'après Hipparque qui +en eut le premier l'idée, deux coordonnées sphériques fort simples, qui +ont une parfaite analogie avec nos deux coordonnées géographiques, dont, +au reste, Hipparque est également l'inventeur. L'une, analogue à la +latitude terrestre, est la _déclinaison_ de l'astre, c'est-à-dire sa +distance à l'équateur céleste, mesurée sur le grand cercle mené du pôle +à l'astre. L'autre, connue sous la dénomination peu heureuse +d'_ascension droite_, correspond à notre longitude géographique: elle +consiste dans la distance du point où le grand cercle précédent vient +couper l'équateur à un point fixe choisi sur cet équateur, et qui est +ordinairement celui de l'équinoxe du printemps pour notre hémisphère. +Il faut d'ailleurs, évidemment, afin que la détermination soit +rigoureusement complète, noter le signe de chaque coordonnée, ce que les +astronomes ont l'habitude de faire en distinguant les déclinaisons en +boréales et australes, et les ascensions droites, en orientales et +occidentales. + +Le moyen le plus simple de mesurer avec précision ces deux coordonnées +angulaires à l'égard d'un astre quelconque, consiste à observer son +passage au méridien. L'heure exacte de ce passage, donnée par la lunette +méridienne et l'horloge astronomique, étant comparée à celle qui +correspond au passage du point équinoxial, fait connaître immédiatement +l'ascension droite de l'astre, après avoir converti les temps en degrés, +suivant la règle ordinaire du mouvement diurne. D'une autre part, la +distance de l'astre au zénith, exactement évaluée à l'aide du cercle +répétiteur, étant comparée à la hauteur du pôle, donne évidemment la +déclinaison par une simple addition ou soustraction. Il est d'ailleurs +bien entendu que les indications des deux instrumens doivent être +préalablement rectifiées d'après les deux corrections fondamentales de +la réfraction et de la parallaxe examinées ci-dessus, qui se réduisent à +la première pour les étoiles. Nous considérerons plus tard les autres +corrections moins considérables, mais nécessaires aujourd'hui. Tel est +le procédé facile et exact d'après lequel on construit tous les +catalogues d'étoiles. + +Pour que ces catalogues remplissent convenablement l'office auquel ils +sont destinés, il importe sans doute qu'ils comprennent le plus grand +nombre d'astres possible; mais il est encore plus essentiel que ces +astres se trouvent répartis dans toutes les régions du ciel. Du reste, +les astronomes sont, à cet égard, à l'abri de tout reproche, par +l'excellente habitude qu'ils ont contractée de déterminer, autant qu'ils +le peuvent, les coordonnées de chaque nouvelle étoile qu'ils viennent à +apercevoir; ce qui a dû finir par rendre nos catalogues nécessairement +très volumineux, au point de comprendre aujourd'hui jusqu'à cent vingt +mille étoiles, quoique l'hémisphère austral soit encore peu exploré. + +Il serait inutile de mentionner spécialement ici le système de +classification et de nomenclature que les astronomes emploient pour +cette multitude d'astres. + +Ce système est sans doute, extrêmement peu rationnel, surtout en ce qui +concerne la nomenclature, qui porte encore si profondément l'empreinte +barbare de l'état théologique primitif de l'astronomie. Il ne serait +certainement pas difficile de le remplacer, si l'on en éprouvait +vivement le besoin, par un système vraiment méthodique. On y +rencontrerait, évidemment, bien moins d'obstacles que n'en présentait la +formation de la nomenclature chimique, par exemple, les objets à classer +et à désigner étant ici de la plus grande simplicité possible, puisque +tout se réduit essentiellement à des positions. Mais c'est précisément +cette extrême simplicité qui doit empêcher les astronomes d'attacher une +importance majeure à un système rationnel, quoiqu'il pût faciliter +secondairement leurs observations, en permettant, s'il était +heureusement construit, de retrouver plus promptement dans le ciel la +position d'une étoile d'après son seul nom méthodique, et +réciproquement. Un tel perfectionnement, qui finira, sans doute, par +s'établir dans la suite, n'est nullement urgent. Ce qui fait réellement +reconnaître et retrouver une étoile, ce n'est pas son nom, qui pourrait +presque être totalement supprimé sans inconvénient; ce sont uniquement +les valeurs assignées par le catalogue à ses deux coordonnées +sphériques; et, sous ce rapport essentiel, la classification, qui +résulte de la division fondamentale du cercle, est certainement aussi +parfaite que possible, ainsi que la nomenclature correspondante: tout +le reste est de peu d'importance. Je ne crois donc pas devoir proposer +ici aucun changement à cet égard dans les usages établis, qui, quelque +imparfaits qu'ils soient, ont l'immense avantage d'être universellement +adoptés. Je me borne seulement à demander à ce sujet qu'on remplace +désormais, ce qui serait très facile, par l'expression exacte de +_clarté_, la dénomination vicieuse de _grandeur_ appliquée aux étoiles, +qui a l'inconvénient de tendre à induire en erreur, en faisant supposer +que les étoiles les plus brillantes sont nécessairement les plus +grandes; tandis que la proximité compense peut-être, en réalité, la +petitesse, dans un grand nombre de cas; ce que nous ignorons totalement +jusqu'ici. Le mot _clarté_ aurait l'avantage d'être le strict énoncé du +fait. + +Tels sont, en aperçu, dans leur ensemble total, les divers moyens +généraux d'observation propres à l'astronomie, et dont la réunion a été +indispensable pour apporter dans les déterminations modernes l'admirable +précision qui les distingue maintenant. On peut aisément résumer, sous +ce rapport, l'ensemble des progrès depuis l'origine de la science, +d'après ce simple rapprochement: en ce qui concerne les mesures +angulaires, par exemple, les anciens observaient à la précision d'un +degré tout au plus; Tycho-Brahé parvint le premier à pouvoir répondre +ordinairement d'une minute, et les modernes ont porté la précision +habituelle jusqu'aux secondes. Ce dernier perfectionnement est tellement +récent que toutes les observations qui remontent au-delà d'un siècle à +partir d'aujourd'hui, c'est-à-dire qui sont antérieures à l'époque de +Bradley, de Lacaille et de Mayer, doivent être regardées comme +inadmissibles dans la formation exacte des théories astronomiques +actuelles, attendu qu'elles n'ont point la précision qu'on y exige +aujourd'hui. + +Je me suis particulièrement attaché, dans cette revue philosophique, à +faire nettement ressortir l'harmonie fondamentale qui existe +nécessairement entre les différens moyens d'observation. Si cette +harmonie a sans doute puissamment contribué à leur perfectionnement +respectif, il faut également reconnaître qu'elle y pose des limites +inévitables, indépendamment de celles plus éloignées qui tiennent à la +nature de l'organisation humaine, puisque ces moyens se bornent +mutuellement. Quelle pourrait être, par exemple, l'importance +astronomique réelle d'un accroissement notable dans la précision +actuelle des instrumens angulaires ou horaires, tant que la connaissance +des réfractions restera aussi imparfaite qu'elle l'est? Mais, +d'ailleurs, rien évidemment n'autorise à penser que nous ayons déjà +atteint à cet égard les limites qui nous sont naturellement imposées par +l'ensemble des conditions du sujet. + +Après avoir suffisamment considéré, pour la destination de cet ouvrage, +les instrumens généraux, matériels ou intellectuels, de l'observation +astronomique, nous devons commencer, sans autre préparation, dans la +leçon suivante, l'examen philosophique de la géométrie céleste, +c'est-à-dire, étudier de quelle manière la connaissance précise des +phénomènes géométriques des astres de notre monde a pu être exactement +ramenée à de simples élaborations mathématiques, basées sur des mesures +dont nous avons ci-dessus apprécié les divers procédés fondamentaux. + + + + +VINGT-UNIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur les phénomènes géométriques élémentaires +des corps célestes. + +Les phénomènes géométriques qui peuvent être le sujet de nos recherches +dans le système solaire dont nous faisons partie forment deux classes +bien distinctes: les uns se rapportent à chaque astre envisagé comme +immobile, et comprennent sa distance, sa figure, sa grandeur, +l'atmosphère dont il est peut-être entouré, etc., en un mot tous les +élémens essentiels qui le caractérisent directement; les autres sont +relatifs à l'astre considéré dans ses déplacemens, et se réduisent à la +comparaison mathématique des diverses positions qu'il occupe aux +différentes époques de sa course périodique. Le premier ordre de +phénomènes est, par sa nature, tout-à-fait indépendant du second, +quoique, pour obtenir des déterminations plus exactes, on soit +fréquemment obligé, comme nous allons le voir, de l'y rattacher. Il +continuerait d'avoir lieu quand même le ciel ne nous offrirait plus +d'autre spectacle que la rigoureuse invariabilité de son mouvement +journalier: il serait, dans cette hypothèse idéale, le seul objet de nos +études astronomiques. Au contraire, le second ordre de phénomènes +dépend nécessairement du premier, au moins en ce qui concerne les +positions. Enfin, l'étude des derniers phénomènes doit être, par sa +nature, plus difficile et plus compliquée, en même temps qu'elle +constitue seule le véritable but définitif de la géométrie céleste, la +prévision exacte de l'état du ciel à une époque quelconque, à l'égard +duquel la connaissance des premiers phénomènes n'est qu'un préliminaire +indispensable. Cette division n'est donc point purement artificielle. On +pourra l'exprimer commodément en employant les expressions de phénomènes +_statiques_ pour le premier ordre, et phénomènes _dynamiques_ pour le +second, à la condition toutefois de n'attacher ici à ces termes qu'un +simple sens géométrique. Telle est la division rationnelle d'après +laquelle je me propose d'examiner l'esprit de la géométrie céleste. +Cette leçon sera essentiellement consacrée à la considération des +phénomènes statiques, et je ne ferai qu'y ébaucher l'analyse des +phénomènes dynamiques, dont l'examen, nécessairement, bien plus étendu, +sera le sujet spécial des deux leçons suivantes conformément au tableau +synoptique contenu dans le premier volume de cet ouvrage. + +La détermination la plus fondamentale à l'égard des astres consiste +dans l'évaluation de leurs distances à la terre, et, par suite, entre +eux, qui est la première base nécessaire de toutes les spéculations +mathématiques dont les corps célestes peuvent être l'objet, soit sous le +point de vue géométrique, soit sous le point de vue mécanique. Cherchons +à nous faire une juste idée générale des moyens par lesquels on a pu +obtenir cette donnée capitale, relativement à tous les astres de notre +monde. + +Il ne saurait exister à cet égard d'autre procédé élémentaire que celui +imaginé, dès l'origine de la géométrie, pour connaître, en général, les +distances des corps inaccessibles. Une telle distance ne peut jamais +être déterminée par la seule direction précise dans laquelle le corps +est aperçu d'un point de vue unique, mais en comparant exactement la +différence des directions qui correspondent à deux points de vue +distincts avec l'écartement mutuel, préalablement bien connu, de ces +deux points de vue. En termes plus géométriques, il est clair que la +distance angulaire observée à chacune des deux stations, entre l'astre +et l'autre station, conjointement avec l'intervalle linéaire de ces +stations, permet de résoudre le triangle rectiligne formé par l'astre et +les deux points de vue, ce qui fait connaître la distance cherchée. +Telle est la méthode fondamentale qui semble, par sa nature, devoir +être exactement applicable à quelque distance que ce soit. + +Mais, en l'examinant avec plus d'attention, on reconnaît, au contraire, +qu'elle est en réalité nécessairement limitée, dans les cas +astronomiques, par l'imperfection plus ou moins inévitable des mesures +angulaires, dont le degré actuel de précision a été fixé dans la leçon +précédente. En effet, la résolution de ce triangle exige +indispensablement la connaissance du troisième angle, celui dont le +sommet est au point inaccessible proposé. Si donc, par l'immensité de la +distance, ou par la petitesse de la base, cet angle se trouve être +extrêmement petit, il sera fort mal connu, et, par suite, la distance +sera très inexactement calculée. Cet inconvénient est d'autant plus +possible, qu'un tel angle ne pouvant être, par sa nature, directement +évalué, mais seulement conclu des deux autres, suivant la règle +ordinaire, comme étant le supplément de leur somme, l'incertitude des +observations y sera nécessairement doublée; en sorte que, dans l'état +présent de nos mesures, on n'en pourra pas répondre ordinairement à +moins de deux secondes près. Il suit de là que si l'angle est, en +réalité, moindre que deux secondes, il ne saurait être nullement connu, +et que, dans ce cas, on pourra seulement déterminer une limite +inférieure de la distance cherchée, sans savoir, en aucune manière, si +cette distance est effectivement beaucoup au-delà ou très rapprochée +d'une telle limite. + +Dans tous les cas terrestres, nous avons, il est vrai, la faculté +d'échapper complètement à cet inconvénient radical, quelque grande que +puisse être la distance proposée, en augmentant convenablement +l'intervalle des deux stations. C'est pourquoi les longueurs terrestres +sont susceptibles d'être mesurées avec beaucoup plus de précision que +les distances célestes, l'angle à l'objet étant non-seulement toujours +très sensible, mais pouvant même avoir constamment la grandeur que nous +jugeons la plus favorable à l'exactitude du résultat. Il ne saurait en +être ainsi pour les cas célestes, la nécessité qui nous renferme dans +les limites de notre planète imposant des bornes fort étroites, et +souvent, en effet, très insuffisantes, à l'agrandissement possible de +nos bases. Telle est la difficulté fondamentale que présente la +détermination des distances astronomiques, et qui restreint +considérablement nos connaissances à cet égard, comme nous allons +l'expliquer en examinant sous ce rapport les différens cas principaux. + +Envisageons d'abord, pour bien fixer les idées, l'astre dont la +distance peut être le plus exactement calculée, en mesurant sur la terre +une très grande base. Quand on voulut déterminer avec toute la précision +possible la parallaxe horizontale de la lune, vers le milieu du siècle +dernier, Lacaille se transporta au cap de Bonne-Espérance et Lalande à +Berlin, afin d'y observer la distance zénithale de cet astre en un même +instant, bien convenu d'avance d'après un signal céleste quelconque, par +exemple au milieu d'une éclipse exactement prévue. Les latitudes et les +longitudes des deux stations, choisies, pour plus de facilité, sous deux +méridiens très rapprochés, permettaient préalablement de connaître sans +peine, du moins comparativement au rayon de la terre, la grandeur +linéaire de la base, qui est à peu près la plus étendue que notre globe +puisse effectivement nous offrir. Cela posé, l'observation directe des +deux distances zénithales procurait immédiatement toutes les données +nécessaires à la résolution du triangle rectiligne d'où résultait la +distance cherchée. Une telle opération, dans laquelle l'angle à la lune +était presque de deux degrés, devait faire connaître très exactement la +distance de cet astre, qui, dans sa valeur moyenne, est d'environ +soixante rayons terrestres, et sur laquelle on peut ainsi garantir que +l'erreur n'excède point deux myriamètres. + +Le même moyen pourrait être directement appliqué, quoique avec une +précision bien moins grande, à quelques astres plus éloignés, surtout à +Vénus et même à Mars, dans le moment où ces deux planètes sont à leur +moindre distance de la terre. Mais il devient beaucoup trop incertain à +l'égard du soleil, sur la distance duquel une semblable opération +laisserait une incertitude d'au moins un huitième, ou d'environ deux +millions de myriamètres. Enfin, il est tout-à-fait insuffisant envers +les astres plus lointains de notre système. + +L'ingénieux procédé général d'après lequel les astronomes sont enfin +parvenus à surmonter ces difficultés fondamentales, consiste à se servir +des plus petites distances, à l'égard desquelles les bases terrestres +suffisent, afin de s'élever aux plus grandes, d'après la liaison +qu'établissent entre elles certains phénomènes, long-temps inaperçus ou +négligés; de manière, en quelque sorte, à utiliser les premières, comme +d'immenses bases nouvelles, pour l'évaluation des autres. Considérons, +en général, la nature et les limites nécessaires d'un tel procédé. + +Il faut, à cet effet, distinguer deux cas essentiels: celui du soleil, +et ensuite celui de tous les autres astres. + +Dès l'origine de la véritable astronomie, Aristarque de Samos avait +imaginé un moyen fort ingénieux de rattacher la distance du soleil à +celle de la lune par une considération très simple, propre à faire +comprendre, plus aisément qu'aucune autre, en quoi peuvent généralement +consister de semblables rapprochemens. Nous ne pouvons évaluer +directement le rapport de ces deux distances, parce que, dans le +triangle où elles se trouvent, l'angle à la terre est le seul qui puisse +être immédiatement observé, tandis que, cependant, il faudrait encore +connaître l'angle à la lune, ce qui semble exiger, en général, que les +distances soient données. Or, il y a, dans le cours mensuel de la lune, +un instant particulier où cet angle se trouve être naturellement tout +estimé d'avance; c'est celui de l'un ou l'autre quartier, où il est +nécessairement droit. Il suffirait donc d'observer la distance angulaire +de la lune au soleil au moment exact de la quadrature, pour avoir +aussitôt, par la sécante de cet angle, la valeur du rapport entre la +distance solaire et la distance lunaire. Telle est la méthode +d'Aristarque. Mais, malheureusement, elle ne comporte, en réalité, +aucune précision, vu l'impossibilité de saisir avec l'exactitude +nécessaire le véritable instant de la dichotomie, et la grande influence +qu'une erreur médiocre à cet égard peut exercer sur le résultat final, +l'angle à la terre se trouvant être presque droit. Aussi Aristarque +avait-il trouvé par là que la distance du soleil était seulement +dix-neuf à vingt fois celle de la lune, ce qui est environ vingt fois +trop petit. Sans doute, une opération de ce genre recommencée +aujourd'hui donnerait une conclusion beaucoup moins erronée. Mais il est +certain qu'on ne saurait déterminer ainsi la distance du soleil, même +avec autant d'exactitude que le permettrait l'emploi immédiat d'une base +terrestre. La méthode d'Aristarque ne peut donc servir qu'à indiquer +nettement l'esprit général de ces procédés indirects. + +L'observation des passages de Mercure, et surtout de Vénus, sur le +soleil, a offert à Halley, vers le milieu du siècle dernier, un moyen +bien plus détourné, et qui supposait un bien plus grand développement de +la géométrie céleste, mais qui est aussi infiniment plus exact, et le +seul admissible aujourd'hui, pour déterminer la parallaxe relative de +chacun de ces astres et du soleil, et par suite la distance de celui-ci +à la terre, d'après la seule indication de la différence très sensible +que peut présenter la durée du passage observé en deux stations fort +éloignées. Je ne dois caractériser ce procédé que dans la +vingt-troisième leçon quand j'aurai convenablement examiné les lois +astronomiques sur lesquelles il est fondé. Il me suffit ici, après +l'avoir mentionné, de dire, par anticipation, qu'il permet, comme nous +le verrons, d'évaluer la distance du soleil à la terre à moins d'un +centième près. C'est ainsi que les fameuses opérations exécutées sur le +plan de Halley, par divers astronomes, au sujet des passages de Vénus en +1761, et surtout en 1769, ont assigné; à la parallaxe horizontale +moyenne du soleil, une valeur définitive de 8'',6; ce qui revient à dire +que la distance du soleil à la terre est, à très peu près, quatre cents +fois plus grande que la moyenne distance de la lune, indiquée ci-dessus. +L'incertitude d'un tel résultat est, au plus, de 160000 myriamètres. + +Cette distance fondamentale étant, ainsi, bien déterminée, la +connaissance du mouvement de la terre permet de la prendre pour base de +l'estimation des autres distances astronomiques plus considérables. Il +suffit, en effet, d'observer la distance angulaire du soleil à l'astre +proposé, à deux époques séparées par un intervalle de six mois, qui +correspond à deux positions diamétralement opposées de la terre dans son +orbite. On a dès lors, pour calculer la distance linéaire de cet astre, +un triangle immense, dont la base est double de la distance de la terre +au soleil. C'est ainsi que la découverte du mouvement de notre planète +nous a permis d'appliquer, à la mesure des espaces célestes, une base +vingt-quatre mille fois plus étendue que la plus grande qui puisse être +conçue sur notre globe. À la vérité, quand il s'agit d'une planète, ce +qui est jusqu'ici le seul cas réel, le déplacement de l'astre, pendant +le temps qui s'écoule entre les deux observations comparatives, doit +nécessairement affecter plus ou moins l'exactitude du résultat. Mais, il +faut considérer, à ce sujet, qu'un tel procédé est exclusivement +destiné, par sa nature, aux planètes les plus lointaines, qui sont, de +toute nécessité, comme nous l'expliquerons dans la suite, les moins +rapides; en sorte qu'on pourrait d'abord, pour une première +approximation, négliger entièrement leur déplacement, surtout à l'égard +d'Uranus. Cela est d'autant moins nuisible que les proportions de notre +monde n'exigent nullement un intervalle de six mois, supposé ci-dessus +afin de présenter d'un seul coup toute la portée du procédé; deux mois +et même un seul suffisent pleinement, envers les planètes les plus +éloignées, pour obtenir, en choisissant des situations favorables, un +angle à l'astre qui soit très appréciable: or, pendant un temps aussi +court, une planète, telle que Saturne par exemple, qui met environ +trente ans à parcourir le ciel, pourra être envisagée comme +sensiblement immobile; et, si l'astre est moins lent, il ne faudra, par +compensation, qu'un moindre intervalle, puisqu'il sera plus rapproché. +Enfin, il est possible de prendre en suffisante considération le petit +déplacement de la planète, d'après la théorie géométrique de son +mouvement propre, dans l'application de laquelle on pourra se contenter +ici de la première approximation déjà obtenue pour la distance cherchée. + +C'est ainsi que les astronomes ont pu déterminer avec exactitude les +positions réelles des astres les plus lointains dont notre monde soit +composé. Quand on considère les valeurs de ces distances en myriamètres, +ou seulement même en rayons terrestres, elles sont nécessairement +affectées de l'incertitude indiquée plus haut sur la distance de la +terre au soleil. Mais, si l'on se borne à envisager leurs rapports à +cette dernière distance, ce qui est le cas le plus ordinaire et le seul +important en astronomie, il est clair que le procédé précédent comporte +une précision bien supérieure. Les nombres par lesquels on exprime +habituellement ces rapports, sont certains aujourd'hui jusqu'à la +troisième décimale au moins. + +L'immense accroissement de la base d'observation, qui résulte de la +connaissance du mouvement de la terre, est, évidemment, le plus grand +qui nous soit permis: si nous avons pu, en quelque sorte, franchir ainsi +les limites de notre globe, celles de l'orbite qu'il parcourt sont +nécessairement insurmontables. Or, cette base, quelque prodigieuse +qu'elle doive nous paraître, devient, à son tour, du moins jusqu'ici, +totalement illusoire, aussitôt que nous voulons estimer l'éloignement +des astres étrangers à notre système. En lui donnant alors toute +l'étendue possible, par un intervalle de six mois entre les deux +observations, la somme des deux distances angulaires ne laisse point, +pour l'angle à l'étoile, une quantité qui soit même légèrement +supérieure à l'erreur totale d'une telle mesure, dans l'état actuel de +nos moyens. Nous ne pouvons donc assigner encore, à cet égard, qu'une +simple limite inférieure, nécessairement insuffisante, en établissant +seulement avec certitude que l'étoile la plus voisine est, au moins, +deux cent mille fois plus éloignée que le soleil, ou dix mille fois plus +lointaine que la dernière planète de notre système; ce qui suffit +pleinement, il est vrai, pour constater l'indépendance de notre monde. +J'indiquerai dans la suite l'ingénieux procédé récemment imaginé par M. +Savary, et d'après lequel on peut espérer d'obtenir plus tard, pour +certaines étoiles, des limites supérieures de distance, plus ou moins +rapprochées des limites inférieures. + +Après avoir déterminé exactement les distances de tous les astres de +notre monde à la terre, il est aisé de comprendre comment on calcule +leurs distances mutuelles, puisque, dans le triangle où chacune est +contenue, deux côtés sont déjà donnés et l'angle à la terre peut +toujours être mesuré. C'est seulement pour la lune et le soleil que les +distances à la terre méritent d'être soigneusement retenues. Quant à +tous nos autres astres, de telles distances sont beaucoup trop variables +et d'ailleurs trop peu importantes en astronomie pour qu'il convienne de +les considérer directement. On doit se borner, comme le font depuis +long-temps les astronomes, à mentionner les distances des planètes au +soleil, et celle de chaque satellite à sa planète, lesquelles +n'éprouvent que de légères variations, dont nous aurons plus tard à nous +occuper. + +Tel est l'ensemble des moyens que possède aujourd'hui l'astronomie pour +déterminer les diverses distances célestes. On voit que, comme le bon +sens l'indiquait d'avance, nous les connaissons d'autant plus exactement +qu'elles sont plus petites, au point d'ignorer totalement les plus +considérables. On doit aussi remarquer déjà cette harmonie qui lie +profondément entre elles toutes les parties de la science astronomique, +puisque la détermination la plus simple et la plus élémentaire se trouve +finalement dépendre, dans la plupart des cas, des théories les plus +délicates et les plus compliquées de la géométrie céleste. + +J'ai cru devoir insister sur cette première recherche, comme étant la +plus fondamentale, en même temps qu'elle me paraît la plus propre à +faire ressortir l'esprit général des méthodes astronomiques. Cela nous +permettra, d'ailleurs, d'examiner maintenant avec plus de rapidité, sous +le point de vue philosophique de cet ouvrage, les autres déterminations +statiques dont la géométrie céleste est composée. + +Les distances des astres à la terre étant une fois bien connues, l'étude +de leur figure et de leur grandeur ne peut plus présenter d'autre +difficulté que celle d'une observation suffisamment précise, en +réservant toutefois la question à l'égard de notre propre planète, qui +sera ci-après spécialement considérée. Cette recherche est, en effet, +par sa nature, du ressort de l'inspection immédiate. L'éloignement même +où ces grands corps sont placés de nos yeux est une circonstance +éminemment favorable qui nous permet d'embrasser d'un seul regard +l'ensemble de leur forme, en même temps que leur mouvement ou le nôtre +nous les fait voir successivement sous tous les aspects possibles. La +distance, il est vrai, pourrait être tellement grande que les dimensions +et, par suite, la forme nous devinssent totalement imperceptibles: tel +est le cas de tous les astres extérieurs à notre monde, qui ne sont +aperçus, dans les plus puissans télescopes, que comme des points +mathématiques d'un très vif éclat, et dont la sphéricité ne nous est +réellement indiquée que par une induction très forte. C'est aussi ce qui +arrive jusqu'ici pour quelques corps secondaires de notre propre +système, pour les satellites d'Uranus par exemple, et même, à un certain +degré, pour les quatre petites planètes situées entre Mars et Jupiter. +Mais tous les astres de quelque importance dans notre monde comportent, +à cet égard, une exploration complète, du moins avec nos instrumens +actuels. Il suffit donc de mesurer soigneusement, par les meilleurs +moyens micrométriques, leurs diamètres apparens dans tous les sens +possibles, pour juger immédiatement de leur véritable figure, après +avoir toutefois effectué les deux corrections fondamentales de la +réfraction et de la parallaxe. Si la figure de la terre a été long-temps +mise en question, et si sa connaissance exacte a exigé les recherches +les plus difficiles et les plus laborieuses, comme je l'indiquerai plus +bas, il n'a jamais pu en être ainsi du soleil et de la lune, et +successivement de tous les autres astres de notre système; à mesure que +le perfectionnement de la vision artificielle a permis de les explorer +assez distinctement. Un seul cas a dû présenter, à cet égard, une +véritable difficulté scientifique. C'est celui des deux singuliers +satellites annulaires dont Saturne est immédiatement entouré. +L'étrangeté de leur figure a exigé que, pour la bien reconnaître, +Huyghens, guidé par des apparences long-temps inexplicables, formât à ce +sujet une heureuse hypothèse, qui a satisfait ensuite à toutes les +observations. Il en a été ainsi, jusqu'à un certain point, dans +l'origine de la science astronomique, à l'égard de la lune, par la +diversité de ses aspects, quoique la plus simple géométrie permette ici +de décider la question. À ces seules exceptions près, l'inspection +immédiate a évidemment suffi pour reconnaître la sphéricité presque +parfaite de tous nos astres[5], et pour s'apercevoir plus tard qu'ils +sont tous légèrement aplatis dans le sens de leur axe de rotation et +renflés dans leur équateur. La quantité de cet aplatissement a pu même +être exactement mesurée avec des micromètres perfectionnés. Le résultat +général de ces mesures a été de montrer, ce me semble, que les astres +sont d'autant plus aplatis que leur rotation est plus rapide, depuis +l'aplatissement presque imperceptible de la lune ou de Vénus, jusqu'à +l'aplatissement d'environ 1/12 dans Jupiter ou dans Saturne; ce que nous +verrons plus tard être conforme à la théorie de la gravitation. + + [Note 5: Il semble nécessaire d'en excepter les quatre + petites planètes découvertes depuis le commencement de ce + siècle, et dont la forme semble être beaucoup moins + régulière, autant que leur faible étendue et leur grand + éloignement permettent jusqu'ici d'en juger.] + +Quant à la véritable grandeur des corps célestes, un calcul très facile +la déduit immédiatement de la mesure du diamètre apparent combinée avec +la détermination de la distance. Car, la sécante du demi-diamètre +apparent d'un corps sphérique est évidemment égale au rapport entre son +rayon réel et sa distance à l'oeil; ce qui permet d'évaluer maintenant +ce rayon, et, par suite, la surface et le volume. L'homme n'a eu si +long-temps des idées profondément erronées des vraies dimensions des +astres que parce que leurs distances réelles lui étaient inconnues; +quoique, d'ailleurs, par son ignorance des lois de la vision, il n'ait +pas toujours maintenu une exacte harmonie entre les fausses notions +qu'il se formait des unes et des autres. + +Le résultat général de ces diverses déterminations pour tous les astres +de notre monde, comparé avec l'ordre fondamental de leurs distances au +soleil, ne se montre assujetti jusqu'à présent à aucune règle. On y +remarque seulement que le soleil est beaucoup plus volumineux que tous +les autres corps de ce système, même réunis; et, en général, que les +satellites sont aussi beaucoup moindres que leurs planètes, comme +l'exige la mécanique céleste. + +Il est presque superflu d'ajouter ici que notre ignorance à l'égard des +distances effectives de tous les corps extérieurs à notre monde, nous +interdit toute connaissance de leurs vraies dimensions, quand même nous +parviendrions, à l'aide de plus puissans télescopes, à mesurer leurs +diamètres apparens. Nous avons seulement lieu de penser vaguement que +leur volume doit être analogue à celui de notre soleil. + +Une question secondaire, mais qui n'est point sans intérêt, se rattache +à l'étude de la figure et de la grandeur des astres, dont elle est, en +quelque sorte, un complément minutieux. C'est l'évaluation exacte de la +hauteur des petites aspérités qui recouvrent leur surface, à la façon de +nos montagnes. Rien n'est plus propre peut-être qu'une telle estimation +à rendre sensible la puissance de nos lunettes actuelles et la +précision qu'ont acquis nos moyens micrométriques. + +On conçoit, en général, que l'un quelconque des astres intérieurs à +notre monde doit avoir un hémisphère éclairé par le soleil et un autre +hémisphère visible de la terre; et que nous apercevons seulement la +portion commune, plus ou moins étendue suivant les divers aspects, de +ces deux hémisphères, dont chacun serait d'ailleurs nettement terminé +par un cercle, si la surface était parfaitement polie. Cela posé, s'il +existe, dans la partie invisible de l'hémisphère éclairé, ou dans la +partie obscure de l'hémisphère visible, et tout près de la ligne de +séparation, une montagne suffisamment élevée, son sommet nous apparaîtra +nécessairement, dans l'image de l'astre, comme un point isolé extérieur +au disque régulier, et dont la distance à ce disque, ainsi que la +situation, exactement appréciées l'une et l'autre à l'aide d'un bon +micromètre, nous permettront de déterminer, avec plus ou moins de +précision, par un calcul trigonométrique fort simple, la hauteur +cherchée, d'abord comparativement au rayon de l'astre, et finalement en +mètres si nous le désirons. Le degré de précision que comporte une +estimation aussi délicate dépend, évidemment, de l'étendue et de la +netteté du disque; et l'absence d'atmosphère doit aussi contribuer à +l'augmenter. Aucun astre, sous ces divers rapports, ne peut être plus +exactement exploré, à cet égard, que la lune, dont les principales +montagnes sont peut-être mieux mesurées aujourd'hui, d'après les +opérations de M. Schroëter, qu'un grand nombre des montagnes terrestres. +Il est remarquable qu'elles soient, en général, plus élevées que nos +plus hautes montagnes, puisqu'on en trouve de huit mille mètres au +moins, ce qui est surtout frappant par contraste avec un diamètre plus +de trois fois moindre. La même singularité s'observe à l'égard de Vénus +et de Mercure, seules planètes qui aient pu jusqu'ici permettre une +semblable détermination, bien moins exacte toutefois que pour la lune; +M. Schroëter a trouvé que leurs montagnes atteignent jusqu'à quatre +myriamètres environ, dans la première, qui est à peu près égale en +grandeur à la terre, et deux dans la seconde, dont le diamètre est +presque trois fois moindre. + +Une recherche plus importante, qui complète naturellement l'étude de la +figure et de la grandeur des astres, consiste à évaluer l'étendue et +l'intensité de leurs atmosphères. Elle est fondée sur la déviation +appréciable que ces atmosphères doivent imprimer à la lumière des +astres extérieurs à notre monde, devant lesquels vient se placer en +ligne droite l'astre intérieur proposé; ce qui constitue ce genre +particulier d'éclipses, connu sous le nom d'occultations d'étoiles, et +qui est, comme tout autre, et même mieux qu'aucun autre, susceptible +d'être exactement calculé. Cette déviation, qui est parfaitement +semblable à la réfraction horizontale de notre atmosphère, peut être +surtout estimée d'une manière extrêmement précise, par un procédé +indirect, qui ne nous serait point applicable, d'après l'influence très +sensible qu'elle exerce sur la durée totale de l'occultation. Par le +simple mouvement diurne du ciel, cette durée serait naturellement +indéfinie; mais elle est, en réalité, plus ou moins longue, suivant le +mouvement propre plus ou moins lent de l'astre proposé. On peut la +calculer d'avance avec exactitude, d'après la vitesse angulaire et la +direction de ce mouvement, comparées au diamètre apparent de l'astre, et +modifiées d'ailleurs par le mouvement de l'observateur lui-même. Or, +maintenant, la réfraction atmosphérique doit, en réalité, diminuer, plus +ou moins selon les différens astres, mais toujours très notablement, +cette durée géométrique; car elle retarde le commencement de +l'occultation, et elle en accélère la fin. Cette influence, entièrement +comparable à celle qui prolonge un peu la présence du soleil sur notre +horizon, est d'ailleurs beaucoup plus grande; elle quadruple en quelque +sorte l'effet direct de la réfraction, puisqu'on cumule ainsi la +déviation éprouvée par la lumière à sa sortie de l'atmosphère aussi bien +qu'à son entrée, et cela tant à la fin de l'occultation qu'au +commencement. On pourra donc, en comparant la durée effective de cette +occultation avec sa durée mathématique, connaître, d'après l'excès plus +ou moins grand de celle-ci sur l'autre, la valeur de la réfraction +horizontale de l'atmosphère proposée, bien plus exactement que par +aucune observation directe. Le degré de précision que comporte cette +détermination compliquée, et qui est évidemment mesuré par le temps plus +ou moins long que l'occultation doit durer, est très inégal suivant les +différens astres. C'est ainsi que, pour la lune, qui offre, il est vrai, +le cas le plus favorable, on a pu garantir que la réfraction +horizontale, dont la valeur est, sur notre terre, de trente-quatre +minutes, ne s'élève pas à une seule seconde, d'après les mesures de M. +Schroëter, et que, par conséquent, il n'y existe aucune atmosphère +appréciable, ce qui a été confirmé plus tard par M. Arago, d'après un +tout autre genre d'observations, relatif à la polarisation de la +lumière que réfléchissent sous certaines incidences les surfaces +liquides, et d'où il est résulté qu'il n'y a point, à la surface de la +lune, de grandes masses liquides, susceptibles de former une atmosphère. +Parmi tous les autres cas, le mieux connu est celui de Vénus, où M. +Schroëter a constaté une réfraction horizontale de trente minutes +vingt-quatre secondes. + +Quant à l'étendue des atmosphères, il est clair qu'elle est appréciable, +jusqu'à un certain point, en examinant, soit d'après le procédé +précédent, soit à l'aide d'une observation directe, à quelle distance de +la planète peut cesser l'action réfringente. Mais, comme la réfraction +décroît graduellement à mesure qu'on s'éloigne de l'astre, elle finit +par devenir assez faible pour ne plus exercer aucune influence bien +sensible, quoique les limites de l'atmosphère soient peut-être encore +très reculées. Le résultat le plus singulier, à cet égard, est celui des +planètes télescopiques, en exceptant Vesta, dont les atmosphères sont +vraiment monstrueuses; la hauteur de l'atmosphère de Pallas surtout +excède, suivant M. Schroëter, douze fois le rayon de la planète. Le cas +normal, dans l'ensemble du système solaire, semble être cependant, comme +pour la terre, une très petite étendue atmosphérique comparativement +aux dimensions de l'astre, quoique l'extrême incertitude de ce genre +d'exploration ne permette encore de rien affirmer bien positivement à ce +sujet. + +Pour compléter l'examen des phénomènes statiques étudiés en géométrie +céleste, il me reste enfin à considérer la question fondamentale de la +figure et de la grandeur de la terre, qui a dû ci-dessus être +soigneusement réservée, à cause de sa nature toute spéciale. + +Si l'inspection immédiate a dû suffire pour connaître, d'après leurs +distances, les dimensions et la forme de tous les astres de notre monde, +il est évident que cela ne pouvait être à l'égard de la planète que nous +habitons. L'impossibilité absolue où nous sommes de nous en écarter +assez pour en apercevoir l'ensemble d'un seul coup d'oeil ne nous a +permis de connaître exactement sa véritable figure qu'à l'aide de +raisonnemens mathématiques très compliqués, fondés sur une longue suite +d'observations indirectes, laborieusement accumulées. Quoiqu'une telle +question se rattache aux plus hautes théories de la mécanique céleste, +et malgré même que la première impulsion des plus grands travaux +géométriques à cet égard soit réellement due à une conception mécanique, +je dois néanmoins me réduire ici, autant que possible, à considérer ce +sujet sous le point de vue purement géométrique, devant l'envisager plus +tard sous le rapport mécanique. + +À la naissance de l'astronomie mathématique, les variations que présente +dans les différens lieux le spectacle général du mouvement diurne ont +d'abord fourni la preuve géométrique de la figure sphérique de la terre. +Il a suffi, pour s'en convaincre, de constater que le changement éprouvé +par la hauteur du pôle sur chaque horizon était toujours exactement +proportionnel à la longueur du chemin parcouru suivant un même méridien +quelconque, ce qui est un caractère évident et exclusif de la sphère. +Or, cette comparaison primitive, sans cesse développée et perfectionnée +pendant vingt siècles, est la véritable et unique source de toutes nos +connaissances géométriques sur la forme et la grandeur de notre planète. +L'explication en sera simplifiée si, sans nous occuper d'abord de la +figure, et continuant à la supposer parfaitement sphérique, nous +cherchons à déterminer la grandeur, comme l'ont réellement fait les +astronomes; car la connaissance de la forme n'a pu être perfectionnée +que par la comparaison des mesures effectuées en des lieux différens. +Dans ce cas, comme dans tout autre, la figure d'un corps n'est +appréciable qu'en comparant ses dimensions en divers sens: il n'y a ici +de particulier que la difficulté de les mesurer. + +Le principe fondamental de cette importante détermination a été établi, +dès les premiers temps de l'école d'Alexandrie, par Ératosthène. Il +consiste, sous sa forme la plus simple et la plus ordinaire, à mesurer +la longueur effective d'une portion plus ou moins grande d'un méridien +quelconque, pour en conclure celle de la circonférence entière, et par +suite du rayon, d'après les hauteurs comparatives du pôle observées aux +deux extrémités de l'arc. On pourrait choisir, sans doute, au lieu d'un +méridien, un grand cercle quelconque, et même un petit cercle; mais +l'opération deviendrait plus compliquée et plus incertaine, sans +procurer d'ailleurs aucune facilité réelle. + +Quelque reculée que soit l'origine de cette idée générale, elle n'a pu +être, en réalité, convenablement appliquée que dans la célèbre opération +conçue et exécutée par Picard, vers le milieu de l'avant-dernier siècle, +pour mesurer le degré entre Paris et Amiens; soit que, jusque alors, la +hauteur du pôle ne pût pas être connue d'une manière suffisamment +exacte; soit, surtout, qu'on n'eût point imaginé de déterminer la +longueur de l'arc par des procédés purement trigonométriques. Tel est +le vrai point de départ des grands travaux géodésiques exécutés depuis, +et qui ont très peu changé la valeur moyenne du rayon terrestre que +Picard avait obtenue. + +Malgré le penchant naturel à regarder la terre comme une sphère +parfaite, le simple désir de perfectionner cette mesure fondamentale, en +donnant à l'arc plus d'étendue, aurait sans doute inévitablement conduit +à découvrir la vraie figure, par la seule inégalité des degrés les plus +opposés. Mais cette importante connaissance eût été certainement très +retardée, puisque le premier prolongement, inexactement opéré par +Jacques Cassini et La Hire, et d'ailleurs trop peu considérable, avait +d'abord donné, comme on sait, une figure inverse de la véritable. Cette +réflexion doit faire sentir, quoique ce ne soit pas ici le moment de +l'expliquer davantage, combien a été nécessaire, pour hâter cette +découverte, la grande impulsion donnée par Newton, qui, d'après la seule +théorie de la gravitation, et sans aucun autre fait que le simple +raccourcissement du pendule à secondes à Cayenne, eut l'heureuse +hardiesse de décider que notre globe devait être nécessairement aplati à +ses pôles et renflé à son équateur, dans le rapport de 229 à 230. + +Ce trait de génie devint l'origine de la controverse, prolongée pendant +plus d'un demi-siècle, entre les géomètres proprement dits, pour +lesquels la théorie newtonienne avait une pleine évidence, et les +astronomes, qui ne croyaient point devoir prononcer contrairement à des +mesures directes. Rien n'a plus excité qu'un tel débat à entreprendre +les mémorables opérations qui, faisant cesser cette sorte d'anarchie +scientifique, ont mis enfin les observations en harmonie avec les +principes, et déterminé exactement la forme réelle de notre planète. + +Si la terre était rigoureusement sphérique, les degrés du méridien +seraient parfaitement égaux, à quelque latitude qu'ils fussent mesurés: +ainsi, le seul fait de leur inégalité constate directement le défaut de +sphéricité. D'une autre part, si la terre est aplatie dans un sens +quelconque, il est clair qu'il faudra parcourir un arc plus étendu pour +que le pôle s'élève sur l'horizon d'un degré de plus, à mesure que la +courbure deviendra moindre. Toute la question se réduit donc +essentiellement à savoir dans quel sens effectif a lieu l'accroissement +des degrés. Mais l'aplatissement réel devant, en tout cas, être fort +petit, ce qu'indiquait clairement le fait même d'une telle indécision, +il ne saurait être sensible dans la comparaison de degrés très +rapprochés, et l'on ne pouvait le découvrir irrécusablement qu'en +confrontant les degrés les plus différens. Tel est le motif rationnel de +la grande expédition scientifique exécutée, il y a un siècle, par les +académiciens français, pour aller mesurer, les uns à l'équateur, les +autres aussi près que possible du pôle, les deux degrés extrêmes, dont +la comparaison, soit entre eux, soit avec le degré de Picard, termina +enfin, à la satisfaction générale, cette longue contestation, en +confirmant la profonde justesse de la pensée de Newton, et même +l'exactitude très approchée de son calcul. Cette conclusion a été de +plus en plus vérifiée par toutes les mesurés exécutées depuis en divers +pays, et surtout par la plus importante d'entre elles, cette que +Delambre et Méchain parvinrent à effectuer avec une si merveilleuse +précision, au milieu de l'époque la plus orageuse, de Dunkerque à +Barcelone, pour la fondation du nouveau système métrique, et qui a été +ensuite considérablement prolongée par différens astronomes. Le +perfectionnement des procédés a permis de constater, entre des limites +moins écartées, l'accroissement continuel des degrés à mesure qu'on +s'avance vers le pôle. + +En supposant à la terre la forme rigoureuse d'un ellipsoïde de +révolution, la seule comparaison entre deux degrés évalués à des +latitudes quelconques bien connues doit suffire pour déterminer, d'après +la théorie de l'ellipse, le vrai rapport des deux axes. Si donc on en a +mesuré un plus grand nombre, en les comparant deux à deux de toutes les +manières possibles, on doit toujours trouver le même aplatissement, ou +bien la véritable figure ne serait pas encore obtenue, et il faudrait +alors construire une nouvelle hypothèse, nécessairement plus compliquée: +celle, par exemple, d'un ellipsoïde à trois axes inégaux. Tel est l'état +d'indécision où l'on se trouve aujourd'hui, d'après les mesures les plus +parfaites. L'aplatissement de 1/300, indiqué par l'ensemble des +opérations, s'écarte trop peu de chacune d'elles, pour qu'on puisse +affirmer que cette différence ne tient pas à ce qui reste encore +d'incertitude inévitable dans les résultats des observations. D'un autre +côté, la comparaison de quelques degrés mesurés à la même latitude, sous +des méridiens différens ou dans les deux hémisphères, tend à démontrer +que la terre n'est pas un véritable ellipsoïde de révolution. Cette +figure et cet aplatissement sont cependant encore généralement adoptés. +Quels que puissent être, sous ce rapport, les progrès des opérations +futures, il restera toujours bien certain que cette hypothèse s'écarte +extrêmement peu de la réalité, et beaucoup moins que la sphère ne +différait de l'ellipsoïde régulier. Or, cette dernière différence est +déjà assez petite pour être négligeable sans inconvénient dans la +plupart des cas usuels, excepté dans les questions les plus délicates de +la mécanique céleste. Aucune recherche n'exige jusqu'ici qu'on ait égard +à l'irrégularité de l'ellipsoïde; ce qui reste à désirer à ce sujet ne +saurait donc avoir une véritable importance. La figure précise de notre +planète est probablement très compliquée à cause des influences locales, +qui, en descendant dans un détail trop minutieux, doivent nécessairement +devenir sensibles. Il faut donc reconnaître que toute connaissance +absolue nous est interdite à cet égard, comme à tout autre, et nous +devons nous contenter de compliquer nos approximations à mesure que de +nouveaux phénomènes viennent réellement à l'exiger. + +Aucun exemple ne rend plus sensible cette marche rationnelle de l'esprit +humain une fois engagé dans la direction positive, que l'histoire +générale des travaux sur la figure de la terre, depuis l'école +d'Alexandrie jusqu'à nos jours. Quelque différence qu'aient présentée +les opinions scientifiques successivement adoptées à ce sujet, chacune +d'elles a conservé indéfiniment la propriété de correspondre aux +phénomènes qui l'ont inspirée, et de pouvoir être toujours employée, +même aujourd'hui, lorsqu'il s'agit seulement de considérer ces mêmes +phénomènes. C'est ainsi que, en conservant une exacte harmonie entre la +précision de nos théories et celle dont nous avons besoin dans nos +déterminations, l'ensemble de nos études positives présente, en tout +genre, malgré les révolutions scientifiques, un véritable caractère de +stabilité, propre à détruire entièrement le reproche d'arbitraire +suggéré si souvent à des esprits superficiels par le spectacle +inattentif de ces variations. + +Après avoir suffisamment considéré l'étude générale des phénomènes +géométriques que présentent les astres de notre monde envisagés dans +l'état de repos, je dois commencer l'examen philosophique de la théorie +géométrique de leurs mouvemens, qui sera complété dans les deux leçons +suivantes. + +Le mouvement d'un astre, comme celui de tout autre corps, est toujours +composé de translation et de rotation. La liaison de ces deux mouvemens +est tellement naturelle, ainsi que nous l'avons vu en philosophie +mathématique, que la seule connaissance de l'un est un motif extrêmement +puissant de présumer l'existence de l'autre. Néanmoins, il est +indispensable, en géométrie céleste, de les étudier séparément, car ils +présentent des difficultés très inégales. + +Quoique les rotations de nos astres aient été connues beaucoup plus tard +que leurs translations, vu l'impossibilité de les observer à l'oeil nu, +leur étude n'en est pas moins, en réalité, bien plus facile sous le +point de vue géométrique, et c'est justement l'inverse sous le point de +vue mécanique. Il est d'abord évident que ces rotations peuvent être +déterminées géométriquement, sans qu'il soit nécessaire d'avoir aucun +égard aux mouvemens de l'observateur lui-même, qui doivent être pris, au +contraire, en considération essentielle quand il s'agit d'explorer les +translations. En second lieu, la connaissance des rotations est en +elle-même d'une bien plus grande simplicité, puisque la question +d'orbite, qui constitue la principale difficulté de l'étude des +translations, en est nécessairement exclue: elle se rapproche beaucoup, +par sa nature, des recherches purement statiques dont nous venons de +nous occuper. L'ensemble de ces motifs ne permet point d'hésiter, ce me +semble, à placer désormais l'étude des rotations avant celle des +translations, dans toute exposition rationnelle de la géométrie +céleste. + +La connaissance des rotations célestes a commencé par la découverte que +fit Galilée de la rotation du soleil, la plus aisée de toutes à +déterminer, et qui ne pouvait manquer de suivre presque immédiatement +l'invention du télescope. La méthode très simple imaginée dans cette +première occasion a été, au fond, constamment la même pour tous les +autres cas, qui ne diffèrent que par la difficulté plus ou moins grande +de l'observation: elle est directement indiquée par la nature même du +problème. En effet, la rotation d'une sphère inaccessible et très +éloignée serait impossible à apercevoir, si sa surface était +parfaitement polie et exactement uniforme. Mais il suffit de pouvoir y +distinguer, soit par leur obscurité, soit, au contraire, par leur éclat, +ou de toute autre manière, quelques points reconnaissables, qui soient +réellement adhérens à la surface, ou du moins susceptibles d'être +regardés comme tels pendant un certain temps (et tel est aujourd'hui le +cas de presque tous nos astres intérieurs), pour que l'examen attentif +de leur déplacement graduel sur l'image totale permette la détermination +géométrique de cette rotation. Un cercle étant connu par trois de ses +points, on pourrait, à la rigueur, se borner à observer exactement +trois positions successives de l'un quelconque des indices ainsi +choisis, en notant avec soin les époques correspondantes. D'après ces +données, un calcul géométrique, d'ailleurs un peu compliqué, +déterminerait entièrement le parallèle décrit par cet indice, comme le +temps employé à le parcourir; conséquemment, la durée totale de la +rotation et l'axe autour duquel elle s'effectue seraient ainsi +exactement connus. Mais il est évidemment indispensable de combiner un +plus grand nombre de positions, et surtout de varier, autant que +possible, les indices, pour obtenir des moyens de vérification dans des +opérations aussi délicates, qui reposent entièrement sur les seules +variations de la différence très petite que présentent, à chaque +instant, l'ascension droite et la déclinaison de l'indice comparées à +celles du centre de l'astre. Ces comparaisons étaient, en outre, +primitivement nécessaires afin de constater l'uniformité réelle de la +rotation. Il faut d'ailleurs remarquer que l'observation directe de la +durée totale d'une révolution, fondée sur le retour exact du même indice +à la même situation, fournit un moyen général de vérification très +précieux; pourvu que l'on soit bien assuré de l'invariabilité relative +des indices, et même, si la rotation est un peu lente, ce qui n'a guère +lieu qu'à l'égard du soleil et de la lune, qu'on ait suffisamment tenu +compte du déplacement propre de l'observateur dans cet intervalle. + +D'après l'ensemble des conditions du problème, cette détermination doit +offrir évidemment un degré de précision très inégal suivant les +différens astres. Excepté pour le soleil et la lune, elle exige +indispensablement l'emploi des moyens d'observation les plus +perfectionnés que possède l'astronomie, dont elle constitue peut-être +l'exploration pratique la plus délicate, non-seulement par la difficulté +des mesures, mais aussi à cause des illusions presque inévitables +auxquelles on est alors exposé, et qui ne peuvent être prévenues qu'à +l'aide d'une sorte d'éducation spéciale et graduelle de l'oeil. On se +figure aisément quels obstacles doit présenter le succès d'une telle +opération, d'après ce seul fait, qu'un observateur exact et +recommandable, Bianchini, a pu s'y tromper au point de supposer la +rotation de Vénus vingt-quatre fois plus lente qu'elle n'est +effectivement. Il y a même des planètes trop éloignées ou trop petites, +Uranus, d'une part, et les quatre planètes télescopiques de l'autre, +dont la rotation n'est encore nullement déterminée, son existence étant +seulement admise _à priori_, par une analogie et surtout par une +induction très puissantes. Il en est ainsi d'ailleurs des satellites de +Jupiter et de Saturne, et, à plus forte raison, de ceux d'Uranus, sauf +toutefois les motifs généraux qu'on a de penser que, à leur égard comme +envers la lune, la durée de la rotation est nécessairement égale à celle +de leur circulation autour de la planète correspondante, d'après une +notion de mécanique céleste qui sera indiquée en son lieu. + +Parmi les rotations bien connues, on n'aperçoit jusqu'ici aucune trace +de loi régulière, au sujet de leur durée, qui ne se lie ni aux +distances, ni aux grandeurs, et qui paraît seulement, comme je l'ai noté +plus haut, avoir une sorte de relation générale avec le degré +d'aplatissement: encore cette analogie n'est-elle point sans exception, +l'aplatissement de Mars étant beaucoup plus prononcé que celui de la +terre ou de Vénus, et sa rotation n'étant certainement point plus +rapide. Il faut toutefois remarquer que la rotation du soleil est +beaucoup plus lente que celle d'aucune planète. Mais, si les durées des +rotations, quoique d'ailleurs rigoureusement invariables, semblent +tout-à-fait irrégulières, il n'en est nullement ainsi de leurs +directions, ces mouvemens ayant toujours lieu de l'ouest à l'est dans +toutes les parties de notre monde, et suivant des plans très peu +inclinés sur celui de l'équateur solaire; ce qui constitue une donnée +générale fort importante sous le point de vue cosmogonique. + +Passons maintenant à l'examen des mouvemens de translation, dont +l'étude, beaucoup plus compliquée, est aussi bien autrement importante, +en égard au but définitif des recherches astronomiques, la prévision +exacte de l'état du ciel à une époque future quelconque, dont je ne +saurais craindre de rappeler trop souvent la considération formelle. + +Outre que le mouvement de la terre constitue directement une partie fort +essentielle de cette grande recherche, il ne saurait évidemment être +indifférent, à l'égard des autres astres, de regarder l'observateur +comme fixe ou comme mobile, puisque son déplacement doit notablement +affecter, de toute nécessité, sa manière d'apercevoir les divers +mouvemens extérieurs. On peut bien, à la vérité, décider avec certitude, +sans cette connaissance préalable, que le soleil et non la terre est le +vrai centre des mouvemens de toutes les planètes, comme l'avait reconnu +Tycho-Brahé, en niant notre propre mouvement: car il suffit pour cela de +constater, d'après les procédés indiqués dans cette leçon, que les +distances des planètes au soleil sont très peu variables, tandis que, au +contraire, leurs distances à la terre varient extrêmement; et, en +second lieu, que la distance solaire de chaque planète inférieure est +constamment moindre, et celle d'une planète supérieure constamment plus +grande que l'intervalle entre le soleil et la terre: ce qui résulte des +plus simples observations de parallaxe et de diamètre apparent. Mais on +ne peut aller plus loin, et déterminer la vraie figure des orbites +planétaires, ainsi que la manière dont elles sont parcourues, sans tenir +un compte exact et indispensable du déplacement de l'observateur. C'est +pourquoi la leçon suivante sera tout entière consacrée à l'examen de la +théorie fondamentale du mouvement de la terre, après quoi nous pourrons +poursuivre, d'une manière vraiment rationnelle, l'étude générale des +mouvemens planétaires. Toutefois, il convient, ce me semble, de +compléter la leçon actuelle, en considérant la détermination de +certaines données capitales au sujet de ces mouvemens, qui peuvent être +obtenues, comme elles l'ont été en effet, sans avoir égard à notre +mouvement, et dont la théorie, parfaitement analogue à celle qui vient +d'être caractérisée pour les rotations, présente aussi la simplicité +essentielle des recherches purement statiques; en sorte que +l'homogénéité de cette leçon sera pleinement maintenue. Je veux parler +de la connaissance des plans des orbites et de la durée des révolutions +sidérales, entièrement indépendante, par sa nature, de tout ce qui +concerne la figure des orbites et la vitesse variable de l'astre. On +peut même, pour plus de simplicité, regarder ici tous les mouvemens +comme circulaires et uniformes, ainsi que les astronomes ont dû le faire +primitivement. + +Cela posé, il est évident, comme dans le cas des rotations, que, un plan +étant déterminé par trois points, il suffit d'observer trois positions +différentes de l'astre pour en conclure géométriquement la situation du +plan de son orbite. Dans ces opérations, les astronomes ont renoncé +depuis long-temps à employer les déclinaisons et les ascensions droites, +qui continuent toutefois à être les seules coordonnées directement +observées, afin d'adopter l'usage plus commode de deux autres +coordonnées sphériques, connues sous les noms impropres de _latitude_ et +_longitude_ astronomiques, et qui sont exactement, par rapport à +l'écliptique, l'analogue des premières à l'égard de l'équateur. Cette +substitution, qui permet de comparer plus aisément les mouvemens des +planètes à celui de la terre, s'effectue aisément par des formules +trigonométriques invariables, qui conduisent du premier système au +second[6]. Après avoir déterminé ainsi la latitude et la longitude de +l'astre dans les trois positions considérées, on en déduit la situation +de ses _noeuds_, c'est-à-dire la ligne suivant laquelle son orbite +rencontre le plan de l'écliptique, et l'inclinaison de l'orbite sur ce +plan. Il est d'ailleurs évident que toutes les autres positions +observées fourniront autant de moyens de vérifier et de rectifier cette +importante détermination du plan de l'orbite, en ayant soin, pour plus +de sûreté, de comparer entre elles des positions suffisamment éloignées. +On voit que ce cas comporte, par sa nature, une précision bien plus +grande que celui des rotations. + + [Note 6: Il serait peut-être plus convenable encore de + prendre pour terme de comparaison le plan de l'équateur + solaire, du moins jusqu'à l'époque d'une exacte connaissance + de ce qu'on appelle le _plan invariable_. Les coordonnées ne + se ressentiraient plus ainsi de la considération spéciale + d'une planète unique, et d'ailleurs les orbites planétaires + s'approchent en général davantage de ce plan que de celui de + l'écliptique. Cette transformation, si jamais elle est jugée + utile, s'effectuera évidemment par les mêmes formules qui + nous font passer de notre équateur à l'écliptique, en y + changeant seulement quelques coefficiens. Au reste, + l'équateur terrestre continuera nécessairement à être le + terme immédiat de comparaison le plus commode dans toutes + les observations.] + +C'est par là qu'on a reconnu que les plans de toutes les orbites +planétaires passent par le soleil, et de même à l'égard des divers +satellites d'une planète quelconque; et que ces plans sont, en général, +peu inclinés sur l'écliptique, et encore moins sur le plan de l'équateur +solaire, sauf les quatre planètes télescopiques où l'on trouve des +inclinaisons beaucoup plus considérables. + +Quant à la durée des révolutions sidérales, elle peut évidemment, +d'abord, être directement observée, d'après le retour de l'astre à la +même situation par rapport au centre de son mouvement. Les temps écoulés +entre les trois positions successives considérées ci-dessus +permettraient même de l'évaluer, comme dans le cas des rotations, sans +attendre une révolution complète, souvent très lente, si l'on supposait +l'uniformité du mouvement ainsi qu'on le peut pour une première +approximation. La connaissance complète de la loi géométrique de ce +mouvement donne le moyen de déduire de cette observation partielle une +détermination exacte, ainsi que nous l'expliquerons plus tard. + +Les valeurs de ces temps périodiques ne sont point, comme toutes les +autres données examinées dans cette leçon, irrégulièrement réparties +entre les différens astres de notre monde. En les comparant avec les +distances de ces astres aux centres de leurs mouvemens, on reconnaît +aussitôt que la révolution est toujours d'autant plus rapide qu'elle est +plus courte, et que sa durée croît même plus promptement que la +distance correspondante; en sorte que la vitesse moyenne diminue à +mesure que la distance augmente. Il existe entre ces deux élémens +essentiels une harmonie fondamentale qui sera examinée dans la +vingt-troisième leçon, et dont la découverte, due au génie de Képler, +est un des plus beaux résultats généraux de la géométrie céleste et une +des bases les plus indispensables de la mécanique céleste. + +Tel est l'esprit des divers procédés par lesquels la géométrie céleste +détermine, d'une manière sûre et précise, les différentes données +élémentaires qui caractérisent chacun des astres de notre système, et +qui nous permettront de nous élever à la connaissance exacte des vraies +lois géométriques de leurs mouvemens lorsque ceux de notre propre +planète, d'ailleurs si importans en eux-mêmes, auront été préalablement +considérés dans la leçon suivante. Il eût été contraire à la nature de +cet ouvrage d'insérer ici, pour une quelconque de ces données, aucun de +ces tableaux numériques que l'on doit trouver dans les traités +d'astronomie, et dont tout le monde peut même aujourd'hui consulter +aisément les plus importans dans l'_Annuaire du Bureau des longitudes_, +ou dans tout autre recueil de ce genre. + + + + +VINGT-DEUXIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur le mouvement de la terre. + +Pour faciliter l'examen général de cette grande question fondamentale, +il convient d'envisager séparément, comme à l'égard des autres astres, +les deux mouvemens dont notre planète est animée, en commençant aussi +par la rotation, bien plus simple à reconnaître directement que la +translation. Cette décomposition est ici d'autant plus naturelle que, +dans l'accomplissement total de la profonde révolution intellectuelle +qui a dû résulter du passage de l'idée de repos à celle de mouvement, +l'esprit humain a formé en effet une hypothèse intermédiaire, peu connue +aujourd'hui, celle de Longomontanus, qui admettait la rotation de la +terre en continuant à méconnaître sa translation, et qui, quelque +absurde qu'elle soit sans doute, astronomiquement, n'a pas été inutile, +sous le point de vue philosophique, comme moyen transitoire. Il est +d'ailleurs évident que, suivant le principe général de la liaison de ces +deux mouvemens dans un corps quelconque, les preuves directes de chacun +deviennent ici, de même qu'envers toutes les planètes, autant de +preuves indirectes de l'autre. Mais, de plus, cette relation présente, +dans le cas actuel, un caractère tout spécial, qui ne saurait avoir lieu +à l'égard d'aucun autre corps céleste: c'est l'impossibilité évidente +que le mouvement annuel de la terre existe sans son mouvement diurne, +quoique l'inverse ait pu logiquement être supposé. + +La rotation de la terre ne pouvant point, par sa nature, être exactement +commune au même degré à tous les points de sa surface, doit laisser, +parmi les phénomènes purement terrestre quelques indices sensibles de +son existence, comme je l'ai noté d'avance dans le premier volume, ce +qui ne saurait être pour la translation. Il faut donc distinguer les +preuves célestes et les preuves terrestres de notre mouvement diurne, +tandis que notre mouvement annuel n'en comporte que du premier genre, +qui sont, il est vrai, plus variées. + +Les astronomes commencent avec raison, par écarter entièrement la +considération des apparences immédiates, qui ne sauraient devenir, en +aucun sens, un motif réel de décision, puisqu'elles s'accordent +également bien avec les deux hypothèses opposées. Il est clair, en +effet, que l'observateur, ne pouvant avoir nullement la conscience de la +rotation de sa planète, doit apercevoir, en vertu de cette rotation, le +même spectacle céleste que si le ciel tournait journellement, comme un +système solide, autour de l'axe de la terre, et en sens contraire du +vrai mouvement; ainsi qu'on l'observe habituellement dans une foule de +cas analogues. + +Dans l'enfance de l'esprit humain, l'opinion, d'ailleurs spontanée, de +l'immobilité de la terre, et du mouvement quotidien de la sphère céleste +autour d'elle, n'avait point, à beaucoup près, le degré d'absurdité +qu'elle présente de nos jours chez le petit nombre d'intelligences mal +organisées qui s'obstinent quelquefois à la maintenir: elle était, au +contraire, ce me semble, aussi logique que naturelle. Car elle se +trouvait être exactement en harmonie avec les idées profondément +erronées que l'on se formait nécessairement des distances et des +dimensions des astres avant la naissance de la géométrie céleste. Les +astres étaient regardés comme très voisins, et par suite supposés très +peu supérieurs à leurs grandeurs apparentes, en même temps qu'on devait +naturellement s'exagérer beaucoup les dimensions de la terre, lorsqu'on +eut commencé à lui reconnaître des limites. Avec de tels renseignemens, +il eût été, évidemment, impossible de ne pas admettre l'immobilité d'une +masse aussi immense, et le mouvement journalier d'un univers dont les +élémens et les intervalles étaient, comparativement, aussi petits. Une +conception tellement enracinée, et appuyée sur des motifs directs d'une +telle force, indépendamment de la confiance énergique que lui prêtait +l'ensemble des sentimens humains, ne pouvait donc être ébranlée que par +une approximation au moins grossière, mais, pourtant géométrique, des +distances et des dimensions célestes, comparées à la grandeur de la +terre. Or, malgré que ces déterminations statiques, objet essentiel de +la leçon dernière, doivent certainement précéder aujourd'hui l'étude des +mouvemens dans une exposition rationnelle de la géométrie céleste, il +n'a pu en être entièrement ainsi dans le développement historique de la +science. L'astronomie grecque avait ébauché la théorie vraiment +géométrique des mouvemens célestes, en n'envisageant essentiellement que +les directions, sans s'être nullement occupée de mesurer les proportions +de l'univers; ce qui a dû maintenir beaucoup plus long-temps l'opinion +primitive sur le système du monde. + +Mais, depuis que ces proportions ont commencé à être géométriquement +appréciées, l'ensemble des notions sur lesquelles reposait une telle +opinion a pris un caractère absolument inverse, qui a dû provoquer de +plus en plus la formation de la conception copernicienne. Quand il a été +une fois bien constaté que la terre n'est qu'un point au milieu des +intervalles célestes, et que ses dimensions sont extrêmement petites +comparativement à celles du soleil et même de plusieurs autres astres de +notre monde, il est devenu absurde d'en faire le centre de divers +mouvemens, et surtout l'immense rotation journalière du ciel a aussitôt +impliqué une contradiction choquante. À la vérité, les astres extérieurs +à notre système seront réputés 24000 fois moins lointains, d'après la +leçon précédente, en n'admettant point la circulation annuelle de la +terre: mais leurs distances n'en cesseraient pas d'être immenses, et +beaucoup plus grandes que celle du soleil; ce qui doit, en outre, leur +faire attribuer certainement des volumes au moins analogues. Dès lors, +la prodigieuse vitesse que devraient avoir tous ces grands corps pour +décrire en un jour, autour de la terre, des cercles d'une telle +immensité, devient évidemment inadmissible, surtout quand on reconnaît +que, pour l'éviter, il suffit en laissant tout ce système immobile, +d'attribuer à la terre un très petit mouvement, qui n'excède point, même +à l'équateur, le mouvement initial d'un boulet de 24. Cette +considération est puissamment fortifiée en pensant, sous le point de vue +mécanique, à l'énormité de la force centrifuge qui résulterait de +mouvemens aussi étendus et aussi rapides, et qui exigerait +continuellement, de la part de la terre, imperceptible comparativement à +l'univers, un effort évidemment impossible, pour empêcher ces masses +immenses de poursuivre à chaque instant leur route suivant la tangente, +tandis que la rotation de la terre détermine seulement une force +centrifuge presque insensible, aisément surmontée par la pesanteur, dont +elle n'est, même à l'équateur, que la deux cent quatre-vingt-neuvième +partie. + +Une seconde preuve fondamentale, indépendante de la connaissance des +intervalles et des dimensions, se tire de l'existence des mouvemens +propres. Il a suffi de voir les astres passer les uns devant les autres +pour être assuré qu'ils sont inégalement éloignés; ensuite, +l'observation des mouvemens particuliers aux différentes planètes, en +sens contraire du mouvement général du ciel, et selon des directions et +des périodes fort distinctes, a constaté que tous les astres ne tenaient +point ensemble. Or, il était évidemment impossible de concilier cette +indépendance avec la liaison si étroite qu'exigeait l'harmonie +fondamentale du mouvement diurne, où l'on voyait le ciel tourner tout +d'une pièce. Aristote et Ptolémée avaient été inévitablement conduits, +pour établir cette conciliation, à construire l'hypothèse si compliquée, +quoique ingénieuse, d'un système de cieux solides et transparens, qui +présente d'ailleurs tant d'absurdités physiques. Mais la simple +connaissance de certains astres, comme les comètes, qui passent +successivement dans toutes les régions célestes, aurait suffi seule à +détruire tout ce pénible échafaudage, qui, suivant l'ingénieuse +expression de Fontenelle, exposait ainsi l'univers à être cassé. Il est +singulier que ce soit Tycho-Brahé, le plus illustre antagoniste de la +découverte de Copernic, qui ait ainsi fourni un des argumens les plus +sensibles contre sa propre opinion, en ébauchant, le premier, la vraie +théorie géométrique des comètes. + +Quel que doive être l'empire des opinions établies, surtout quand elles +sont aussi profondément enracinées, l'ensemble des considérations +précédentes, aurait, probablement, par son évidence de plus en plus +puissante, déterminé les astronomes à reconnaître, long-temps avant +Copernic, la réalité du mouvement de rotation de la terre; car, la +précision des déterminations modernes n'était nullement nécessaire pour +faire sentir la force de telles preuves: il suffisait d'une +approximation grossière, déjà essentiellement obtenue à une époque très +antérieure. Mais l'ignorance des lois fondamentales du mouvement +présentait un obstacle nécessairement insurmontable à l'admission d'une +théorie, dont la supériorité astronomique était sans doute vivement +sentie, par un aussi grand astronome que Tycho entre autres, et qui +toutefois paraissait absolument inconciliable avec l'observation de qui +se passe habituellement sous nos yeux à la surface de la terre, +principalement dans la chute des corps pesans. Copernic ne fit nullement +disparaître cet obstacle radical, il dura encore près d'un siècle, +jusqu'à la mémorable époque de la création de la dynamique par le génie +de Galilée, qui établit, le premier, cette grande loi, que j'ai cru +devoir présenter, dans la philosophie mathématique, comme une des trois +bases physiques nécessaires de la mécanique rationnelle: l'indépendance +totale des mouvemens relatifs de différens corps quelconques envers le +mouvement commun de leur ensemble. Jusque alors, la rotation de la +terre, quelque probable qu'elle fût comme hypothèse astronomique, était +nécessairement inadmissible. Telle est la prépondérance des habitudes +intellectuelles natives, que, sans que personne eût jamais pensé à faire +l'expérience, on admettait, comme un fait incontestable, que la balle +jetée du haut du mât, dans un vaisseau en mouvement, ne retombait point +au pied du mât, mais à quelque distance en arrière, ce dont le moindre +observateur eût immédiatement signalé la fausseté grossière. Delambre a +justement remarqué, dans son _Histoire de l'Astronomie moderne_, combien +l'argumentation des Coperniciens avant Galilée, dans cette célèbre +discussion, était encore plus vicieuse et plus métaphysique à cet égard +que celle de leurs adversaires, puisqu'ils admettaient aussi la réalité +de ce prétendu fait, et que seulement ils s'efforçaient, par de vaines +subtilités, de détruire l'objection qu'on en tirait très logiquement +contre le mouvement de la terre. Même après les démonstrations de +Galilée, il fallut encore que Gassendi provoquât spécialement, dans le +port de Marseille, une expérience publique pour achever de convaincre à +ce sujet les péripatéticiens obstinés. + +Depuis que la propagation des saines doctrines mécaniques a fait ainsi +disparaître la seule difficulté qui s'opposât réellement à l'admission +de la rotation de la terre, on a cherché, dans l'examen plus approfondi +de ces mêmes phénomènes de chute, une confirmation directe et terrestre +de l'existence de ce mouvement. Il est clair, en effet, qu'un corps en +tombant du sommet d'une tour très élevée, doit avoir une légère vitesse +initiale horizontale dans le sens de la rotation terrestre, d'après le +petit excès de la vitesse du sommet sur celle du pied, à raison de son +cercle diurne un peu plus grand. Le corps, ainsi lancé comme un +projectile, retombe donc nécessairement un peu à l'est du pied de la +tour; et la quantité de cette déviation est aisément calculable, du +moins en négligeant la résistance de l'air, en fonction de la hauteur de +la tour et de sa latitude. Si cet écartement était plus grand, on aurait +là un moyen expérimental très précieux de démontrer la rotation +terrestre. Mais il est malheureusement trop petit, à l'égard même de nos +édifices les plus élevés, pour que l'expérience soit vraiment décisive, +à cause de l'impossibilité presque absolue, quelques précautions qu'on +ait prises, de laisser tomber le corps sans qu'il reçoive aucune petite +impulsion, comparable à celle dont on veut apprécier l'effet. Néanmoins, +cette ingénieuse expérience, tentée en divers lieux au commencement de +ce siècle, a généralement donné une déviation dans le sens convenable, +quoique sa valeur n'ait pu être celle que la théorie avait assignée; ce +qui fait espérer qu'on pourra plus tard, en choisissant des conditions +plus favorables, parvenir à la compléter. Il est regrettable qu'on ne +l'ait point essayée à l'équateur, où l'écartement doit avoir plus +d'étendue qu'en aucun autre lieu. + +Afin d'obtenir des preuves terrestres vraiment incontestables de la +réalité de notre rotation, il faut considérer l'influence de la force +centrifuge qui en résulte nécessairement, pour altérer la direction +naturelle et surtout l'intensité propre de la pesanteur. + +La célèbre observation faite par Richer à Cayenne en 1672, de la +diminution d'environ 3/2 ligne, à l'équateur, dans la longueur exacte du +pendule à secondes réglé à Paris, fournit, en l'analysant +convenablement, la première confirmation directe du mouvement de +rotation de la terre. Notre globe s'écarte trop peu, d'après la leçon +précédente, de la figure exactement sphérique, pour qu'un tel +décroissement de la pesanteur puisse provenir du seul renflement +équatorial, en vertu de la loi générale de la variation de la gravité +inversement au quarré de la distance au centre de la terre. Suivant +l'aplatissement le plus certain, cette cause ne pourrait produire qu'une +différence d'à peine 1/8 ligne. Reste donc, évidemment, 1 ligne pour +l'influence propre de la force centrifuge, qui, étant, à l'équateur, à +la fois la plus grande possible, et directement opposée à la gravité, +doit la diminuer davantage qu'en tout autre lieu. La quantité de cette +diminution, qui peut être aisément calculée _à priori_ avec une entière +certitude, coïncide, d'une manière admirable, entre les limites des +erreurs des observations, avec la portion qui appartient ainsi à la +force centrifuge dans le raccourcissement total; et cela, non-seulement +à l'équateur, mais encore à toutes les latitudes où cette comparaison +délicate a pu être établie avec le surcroît de soin qu'exige l'effet +moins prononcé. Une démonstration aussi mathématique ne permettrait plus +aucun doute sur la rotation de la terre, quand même on écarterait +entièrement les preuves astronomiques, d'ailleurs si évidentes. C'est +ainsi que l'immortelle observation de Richer se rattache aux deux plus +grandes découvertes de la philosophie naturelle, le mouvement de la +terre, et la théorie de la gravitation: les deux tiers de l'effet mesuré +ont irrécusablement vérifié la rotation de notre planète, et l'autre +tiers a conduit Newton à déterminer son aplatissement. Aucun autre fait +particulier n'a eu peut-être d'aussi grandes conséquences dans toute +l'histoire de l'esprit humain. + +Passons maintenant à la considération spéciale du mouvement de +translation de la terre, dont l'existence ne peut être constatée, comme +nous l'avons remarqué, que par des preuves astronomiques, à cause de la +différence tout-à-fait insensible de la vitesse des divers points de la +terre en vertu de ce mouvement, qui ne saurait donc exercer la moindre +influence sur nos phénomènes terrestres. + +La seule position exacte de la question établit d'abord une analogie +puissante en faveur de la théorie copernicienne, puisque la circulation +de toutes les autres planètes autour du soleil avait été déjà constatée +par Tycho lui-même, le système ancien proprement dit étant ainsi +définitivement écarté de la discussion, qui s'est dès lors trouvée +réduite à examiner si la terre circule aussi à son rang, comme Vénus, +Mars, Jupiter, etc., ou bien si le soleil, centre reconnu de tous les +mouvemens planétaires, parcourt annuellement l'écliptique autour de la +terre immobile. Par ce simple énoncé, tout esprit impartial est, +évidemment, porté à présumer que le vrai motif de cette indécision tient +uniquement à la situation de l'observateur, qui, placé sur quelque autre +planète, en eût fait sans doute aussi le centre général des mouvemens +célestes. + +Ici, comme à l'égard de la rotation, il est d'abord évident que les +apparences ne peuvent rien décider. Car, en ôtant la terre du centre de +l'écliptique pour y mettre le soleil, il suffit de placer la terre en un +point de cette orbite diamétralement opposé à celui qu'occupait le +soleil auparavant; et dès lors, sans rien changer au sens du mouvement, +l'observateur terrestre apercevra continuellement le soleil dans la même +direction que ci-devant. En regardant le mouvement annuel de la terre +comme n'altérant point le parallélisme de son axe de rotation, toute +l'explication des phénomènes relatifs aux saisons et aux climats, étant +reprise sous ce point de vue, donnera, évidemment, les mêmes résultats +que dans l'ancien système. Tous les phénomènes les plus sensibles du +ciel sont donc exactement les mêmes pour les deux hypothèses. Ainsi, +c'est uniquement dans des comparaisons plus délicates et plus +détournées, fondées sur des observations plus approfondies, qu'il faut +chercher des motifs de prononcer entre elles, en considérant des +phénomènes qui conviennent beaucoup mieux à l'une qu'à l'autre, ou même, +comme on en a découvert, qui soient absolument incompatibles avec le +système ancien, et mathématiquement en harmonie avec le système moderne. +Si l'on ne voulait point distinguer, à cet égard, entre les preuves +directes et indirectes, il faudrait, pour ainsi dire, envisager +l'ensemble des phénomènes célestes, tant mécaniques que géométriques; +car il n'en est presque aucun qui ne puisse fournir indirectement une +confirmation spéciale du mouvement de notre planète, dont l'influence +doit, en effet, se faire sentir naturellement dans toutes nos +explorations astronomiques. Mais il ne saurait évidemment être question, +en ce moment, que des preuves les plus directes. Je crois devoir les +réduire à trois principales, que je vais successivement considérer dans +l'ordre croissant de leur validité logique; elles se tirent de l'examen +des phénomènes: 1º. de la précession des équinoxes, modifiée par la +nutation de l'axe terrestre; 2º. des apparences stationnaires et +rétrogrades que présentent les mouvemens planétaires; 3º. enfin, de +l'aberration de la lumière, d'où l'on a déduit la démonstration la plus +décisive et la plus mathématique. + +En comparant deux catalogues d'étoiles dressés à des époques +différentes, on remarque, dans les positions de tous ces astres, une +variation très singulière et croissante avec le temps, qui ne semble +assujettie à aucune loi, quand on se borne à envisager les ascensions +droites et les déclinaisons. Mais, si l'on en déduit les longitudes et +les latitudes, on reconnaît aussitôt que les dernières n'ont éprouvé +aucun changement, et que les premières ont subi une modification +commune, consistant dans une augmentation générale d'environ cinquante +secondes par an, qui se continue indéfiniment avec uniformité. Cette +importante découverte fut faite par Hipparque, d'après la différence de +deux degrés qu'il aperçut entre ses longitudes d'étoiles et celles qui +résultaient des observations d'Aristille et Timocharis un siècle et demi +auparavant. La précision des observations modernes permet de vérifier ce +fait général par des comparaisons beaucoup plus rapprochées, et même +d'une année à l'autre. Ce phénomène équivaut évidemment à une +rétrogradation des points équinoxiaux sur l'écliptique contre l'ordre +des signes; d'où vient sa dénomination habituelle, à cause de +l'avancement continuel d'environ vingt minutes, qui en résulte +nécessairement chaque année pour l'époque des équinoxes. + +Cette précession des équinoxes ne pouvait être conçue, dans l'hypothèse +de la terre immobile, qu'en faisant tourner l'univers tout d'une pièce +autour des pôles de l'écliptique en vingt-cinq mille neuf cent vingt +ans, en même temps qu'il tournait chaque jour, en sens contraire, autour +des pôles de l'équateur. Aussi Ptolémée avait-il imaginé, à cet effet, +un ciel de plus. Au lieu de cette complication inintelligible, il +suffit, au contraire, en admettant le mouvement de la terre, d'altérer +le parallélisme de son axe de rotation d'une quantité presque +insensible; car, le phénomène sera complètement représenté, si l'on fait +tourner lentement cet axe, pendant cette longue période, autour de celui +de l'écliptique, en formant avec lui un angle constant. + +La différence des deux hypothèses à cet égard devient bien plus sensible +encore en considérant le phénomène secondaire, désigné sous le nom de +_nutation_, dont les anciens n'ont pu avoir aucune connaissance, à cause +de son extrême petitesse, quoiqu'il ne soit qu'une sorte de +différentiation de la précession des équinoxes, et qu'il se manifeste +essentiellement de la même manière, pourvu que les observations soient +faites avec toute la précision moderne. Ce phénomène remarquable, dont +la période est de dix-huit ans environ, avait été indiqué par Newton +d'après la théorie de la gravitation; mais il a été réellement constaté, +pour la première fois, par Bradley. On le représente aisément, dans +l'hypothèse copernicienne, en modifiant un peu le mouvement conique +précédent de l'axe terrestre, qui correspond à la précession. Il faut +alors concevoir que cet axe, au lieu d'occuper à chaque instant une des +génératrices de ce cône, tourne autour d'elle en dix-huit ans, suivant +un autre cône très petit, ayant pour base une ellipse, dont les deux +demi-axes sont à peu près de neuf secondes et de six secondes. Ce +phénomène obligerait évidemment, dans l'hypothèse de la terre en repos, +à supposer à l'univers un troisième mouvement général, encore plus +difficile à concilier que celui de la précession avec le mouvement +fondamental. + +La considération de ces phénomènes du point de vue mécanique rend +beaucoup plus frappant le contraste des deux systèmes à ce sujet. Car, +ces légères altérations du parallélisme de l'axe terrestre sont, d'après +la théorie de la gravitation, une simple conséquence nécessaire et +évidente, comme je l'indiquerai plus tard, de l'action du soleil, et +surtout de la lune, sur le renflement équatorial de notre globe, suivant +le beau travail de D'Alembert, qui explique complètement, non-seulement +la nature, mais encore la quantité exacte de ces deux perturbations. + +Voilà donc une première classe de phénomènes qui, sans être absolument +inconciliables avec l'ancien système du monde, s'accordent infiniment +mieux avec le mouvement de la terre, même en se bornant à les envisager +sous le rapport géométrique, comme nous devons le faire +actuellement[7]. + +Cette évidente supériorité du système copernicien, est encore plus +clairement prononcée à l'égard des nombreux phénomènes connus sous le +nom de _rétrogradations et stations des planètes_, qui, dans l'hypothèse +de la terre immobile, ne pouvaient être que vaguement expliqués à l'aide +des suppositions les plus forcées et les plus arbitraires; tandis que +toutes leurs diverses circonstances, même numériquement appréciées, +résultent immédiatement, et de la manière la plus simple, du seul +mouvement de notre planète. + + [Note 7: Craignant d'interrompre la série naturelle des + idées dans cette importante exposition, je n'ai pas cru + devoir mentionner l'application chronologique qu'on a voulu + faire quelquefois de la procession des équinoxes, d'après + l'indication de Newton à ça sujet, afin de remonter à des + époques très reculées, par les monumens de diverses sortes + qui retraçaient alors l'état du ciel, à raison de + soixante-douze ans pour chaque degré de différence dans la + position des points équinoxiaux. Quoique sans doute très + rationnelle en elle-même, cette application me semble + réellement dépourvue de toute utilité essentielle, à cause + de l'extrême imperfection nécessaire des observations + antiques, et de la grossière infidélité de leur expression + par les monumens considérés. Car, il résulterait + probablement de cette double cause, convenablement + appréciée, une incertitude chronologique très supérieure, + dans la plupart des cas, à celle que laissent les procédés + ordinaires de l'exploration historique. Cette méthode ne + deviendrait donc applicable, avec quelque précision, qu'à + partir de la naissance de la véritable astronomie chez les + Grecs; et, pour des temps si peu lointains, les autres + renseignemens suffisent déjà entièrement. Je ne pense pas + qu'on puisse citer aucune véritable découverte chronologique + qui soit effectivement due à ce procédé, depuis plus d'un + siècle qu'on s'en est occupé.] + +On a justement comparé ces phénomènes aux apparences que présente +journellement un bateau, descendant une large rivière, à un observateur +qui la descend aussi de son côté, sans avoir conscience de son +mouvement; et d'où il résulte que le mouvement de ce bateau semble +direct, stationnaire, ou rétrograde, selon que sa vitesse est +supérieure, égale, ou inférieure à celle de l'observateur. Nous +concevons en effet, que le mouvement de notre globe doit nous faire +continuellement apercevoir chaque planète au point de son orbite où elle +se trouverait en lui imprimant, en sens contraire, une vitesse égale à +la nôtre. Cela posé, à partir du moment où la planète quelconque est le +plus près de nous, afin que les deux mouvemens soient exactement dans le +même sens, cette correction la fera évidemment paraître rétrograde +pendant un temps plus ou moins long dépendant des vitesses et des +distances relatives, jusqu'à ce que sa direction se trouve suffisamment +changée, par la continuité de sa propre circulation, pour que son +mouvement apparent redevienne direct, comme il l'est le plus souvent. Il +est d'ailleurs évident que, suivant la règle ordinaire de tous les +phénomènes qui changent de signe, il y aura, vers la fin et vers le +renouvellement de la rétrogradation, un instant où la planète paraîtra +sensiblement stationnaire dans le ciel. Toutes les parties du phénomène, +l'époque et la durée de la rétrogradation, l'étendue de l'arc qu'elle +embrasse et la position de ses points extrêmes, peuvent être exactement +calculées d'après la distance de la planète au soleil et la durée de sa +révolution, comparées au mouvement de la terre. On peut, dans ce cas, +simplifier beaucoup le calcul, sans aucun inconvénient réel, en +supposant tous les mouvemens circulaires et uniformes, et même dans le +plan de l'écliptique. Les résultats doivent évidemment présenter de +grandes différences, suivant les diverses planètes. Leur comparaison +générale montre que la durée absolue de la rétrogradation augmente à +mesure qu'on s'éloigne du soleil; mais que, relativement au temps +périodique de la planète, elle diminue, au contraire, très rapidement et +de plus en plus. Or, l'observation directe de ces phénomènes vérifie, +d'une manière remarquable, toutes ces conséquences de la théorie du +mouvement de la terre, même quant à leur valeur numérique. + +Ces apparences si simples n'avaient pu être expliquées, dans l'ancien +système, qu'en faisant mouvoir chaque planète sur la circonférence d'un +cercle idéal, dont le centre parcourait l'orbite effective. On conçoit +que, ces deux mouvemens se trouvant être tantôt conformes et tantôt +contraires, il était possible, en disposant convenablement du rayon +arbitraire de cet épicycle et du temps fictif de la révolution +correspondante, de représenter, jusqu'à un certain point, la +rétrogradation et la station de chaque planète. Cette conception, qu'il +faut juger comme subordonnée à l'ancien système, était sans doute fort +ingénieuse. Mais, malgré toutes les ressources arbitraires qu'on s'y +était ménagé, elle ne satisfaisait que d'une manière très vague aux +phénomènes mêmes qui l'avaient provoquée, et elle était manifestement +contraire à la véritable nature des orbites planétaires, comme nous le +verrons dans la leçon suivante. Ainsi, indépendamment de son absurdité +physique, elle ne pouvait évidemment soutenir à cet égard la moindre +concurrence, avec la théorie de Copernic, qui a rendu ces phénomènes +tellement simples et vulgaires, que les astronomes ne s'en occupent plus +aujourd'hui. On n'avait pas même tenté d'y expliquer la circonstance la +plus frappante que présentent les rétrogradations planétaires, leur +coïncidence invariable avec l'époque de l'opposition, s'il s'agit d'une +planète supérieure, ou de la conjonction inférieure, à l'égard des deux +autres planètes, ce qui, au contraire, résulte, au premier coup d'oeil, +de l'explication moderne. + +Le mouvement annuel de la terre pourrait donc être regardé comme +suffisamment constaté par cette seconde classe de phénomènes, qui +faisait en effet la principale force de l'argumentation des coperniciens +avant Képler et Galilée. Néanmoins, comme elle peut à la rigueur se +concilier, jusqu'à un certain point, avec l'ancien système du monde, +quelque étrange et imparfaite qu'y soit son explication, l'astronomie +moderne, dans l'admirable sévérité de sa méthode, ne proclame +aujourd'hui, comme une vraie démonstration mathématique du mouvement de +la terre, que celle qui résulte de l'analyse exacte des phénomènes si +variés de l'aberration de la lumière, absolument incompatibles avec +l'immobilité de notre globe, et si parfaitement déduits au contraire par +le grand Bradley de la théorie copernicienne; quoique, d'ailleurs, cette +théorie se trouvât déjà généralement admise par les astronomes, quand +ces phénomènes furent découverts. Telle est la troisième considération +fondamentale, qui me reste à indiquer ici, au sujet du mouvement de la +terre. + +Il est préalablement indispensable d'examiner comment l'astronomie +parvient à mesurer la vitesse avec laquelle la lumière se propage. + +Les distances terrestres sont beaucoup trop petites pour que le procédé +qui permet d'estimer, par des observations directes, la durée de la +propagation du son, puisse être jamais applicable à la lumière, dont le +mouvement est tellement rapide qu'on ne saurait constater, quelques +précautions qu'on ait prises, la moindre différence perceptible entre +l'instant où la lumière est émise en un certain lieu et le moment où +elle est vue d'un autre lieu aussi éloigné que possible, quoique les +deux phénomènes ne soient pas sans doute exactement simultanés. Mais la +grandeur des espaces intérieurs de notre système solaire comporte, au +contraire, une évaluation très précise de cette vitesse. Toutefois, il +semble au premier abord, que, quel que soit le temps employé par la +lumière à nous venir des astres, il n'en doit résulter qu'un simple +retard dans l'époque que nous assignons à chacune de leurs positions, ce +qui n'exercerait aucune influence sur nos observations comparatives. +C'est pourquoi ce temps ne peut être aperçu et mesuré qu'en considérant +des phénomènes uniformes qui s'exécutent successivement à des distances +de la terre extrêmement inégales, et qui, dès lors, présenteront pour +cette seule cause des différences appréciables suivant les diverses +situations. Tel est, en effet, le procédé imaginé par Roëmer, auteur de +cette immortelle découverte, que lui fournit l'observation comparative +des éclipses des satellites de Jupiter dans les situations opposées de +cette planète à l'égard de la terre. + +Le premier satellite, par exemple, est éclipsé par Jupiter toutes les +quarante-deux heures et demie. Supposons que les tables en aient été +dressées pour la moyenne distance de Jupiter à la terre, qui a lieu +lorsque Jupiter nous semble à quatre-vingt-dix degrés environ du soleil. +En comparant à cette situation moyenne l'époque de l'opposition et celle +de la conjonction, il est clair que l'apparition de l'éclipse aura lieu +plus tôt dans le premier cas, et plus tard dans le second, à cause du +chemin moindre ou plus grand que la lumière devra parcourir. La +confrontation des deux cas extrêmes détermine le temps très sensible +employé par la lumière à décrire le diamètre de l'orbite terrestre, et +il en est résulté qu'elle nous vient du soleil en huit minutes environ. +L'observation des autres satellites, et, plus tard, celle des satellites +de Saturne et même d'Uranus, ont fourni à cet égard de nombreux moyens +de vérification, qui, d'ailleurs, ont constaté l'exacte uniformité du +mouvement de la lumière, du moins entre les limites de notre monde. + +D'après cette importante détermination préliminaire, il devient aisé de +concevoir comment le mouvement de la terre produit les phénomènes de +l'aberration de la lumière dans les étoiles et dans les planètes. + +Quoique la lumière emploie certainement plusieurs années à nous +parvenir, même des étoiles les plus voisines, il n'en peut évidemment +résulter, si la terre est immobile, qu'une simple erreur d'époque, et +jamais aucune erreur de lieu. Au contraire, notre mouvement doit +nécessairement altérer un peu la direction suivant laquelle nous +apercevons l'astre, et qui s'obtient alors en composant, d'après la +règle ordinaire du parallélogramme des mouvemens, la vitesse de la +lumière avec celle de la terre. Comme la première est environ dix mille +fois supérieure à la seconde, cette déviation ne peut être, à son +_maximum_ (qui a lieu lorsque les deux mouvemens sont rectangulaires), +que de vingt secondes, tantôt en un sens, tantôt dans l'autre; d'où +résulte au plus une variation de quarante secondes dans les positions +des étoiles pendant tout le cours de l'année. Il fallait donc toute la +précision des observations modernes pour parvenir à la constater avec +une entière certitude, quoique plusieurs astronomes aient semblé +l'entrevoir un peu avant Bradley, sans pouvoir d'ailleurs se l'expliquer +en aucune manière. + +La loi fondamentale de cette déviation ne laisse évidemment rien +d'arbitraire. L'aberration a toujours lieu dans le plan qui passe à +chaque instant par la direction variable et exactement connue du +mouvement de la terre, et par le rayon visuel mené à l'étoile, qui peut +être regardé, d'après la leçon précédente, comme sensiblement parallèle, +en tous temps, à la droite que déterminent la longitude et la latitude +de cet astre. L'angle formé par ces deux droites règle tous les +changemens que ce phénomène doit présenter. Tout est donc mathématique +ici, et peut être confronté, sans la moindre équivoque, à l'observation +directe, après avoir, pour plus de facilité, déduit de l'aberration +primitive les variations qu'elle entraîne dans l'ascension droite et la +déclinaison, préalablement corrigées de la précession. + +En considérant la marche générale du phénomène, on peut envisager +l'ensemble des rayons visuels menés à l'étoile dans toutes les positions +de la terre, comme formant un cylindre plus ou moins oblique, dont la +base est le cercle de l'écliptique. Le plus grand angle que la +génératrice de ce cylindre puisse former avec la tangente de la base, +et qui détermine la plus grande aberration, a lieu dans les deux points +diamétralement opposés où son plan est perpendiculaire à l'écliptique: +l'angle est au contraire le plus éloigné possible d'être droit, d'où +résulte le _minimum_ d'aberration, dans les deux points de l'écliptique +situés à quatre-vingt-dix degrés des précédens. Le développement total +du phénomène, pendant le cours de l'année, doit donc présenter quatre +phases principales, deux _maxima_ et deux _minima_, tantôt dans un sens, +tantôt dans l'autre, suivant les directions opposées de la terre aux +deux moitiés de sa route. Cette marche caractéristique de l'aberration, +et surtout la périodicité si frappante de l'ensemble des phénomènes +après chaque année révolue, ont été pour Bradley les premiers symptômes +qui l'aient naturellement conduit à en chercher la vraie théorie dans la +combinaison du mouvement de la terre avec le mouvement de la lumière. + +L'aberration doit, évidemment, présenter des différences très +considérables suivant les diverses étoiles. Ce qui vient d'être indiqué +sur sa marche générale, correspond essentiellement au cas le plus +ordinaire d'une étoile plus ou moins écartée de l'écliptique. Mais, si +l'on envisage les deux cas extrêmes, il est d'abord évident que, pour +une étoile située au pôle de l'écliptique, le cylindre précédent +deviendra droit, et, par conséquent, l'aberration fondamentale aura +toujours la même valeur, égale à son _maximum_ de vingt secondes, et +sera seulement tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Quant au contraire, +à une étoile située exactement dans le plan de l'écliptique, les +variations seront plus prononcées qu'en aucun autre cas; puisque, notre +cylindre se réduisant alors à un plan, l'aberration pourra être nulle à +deux époques opposées de l'année, tandis que, à trois mois de chacune +d'elles, elle atteindra toute sa valeur. Voilà donc une nouvelle source +de vérifications très sensibles pour la théorie générale de +l'aberration. + +Enfin, l'observation des planètes doit nécessairement être affectée +aussi d'une erreur de lieu semblable à l'aberration des étoiles. +Seulement, la loi fondamentale en est plus compliquée; car, au lieu du +simple parallélogramme des mouvemens, il faut considérer alors le +parallélépipède destiné à composer les trois vitesses de la lumière, de +la terre, et de la planète; ce qui produit des formules plus +embarrassantes; mais d'ailleurs entièrement analogues. Cette nouvelle +aberration est susceptible d'un troisième genre de changement, dû aux +vitesses fort inégales des diverses planètes, indépendamment de celles +qui correspondent aux directions continuellement variables de la terre +et de la planète. Il en résulte des différences plus étendues entre les +valeurs extrêmes du phénomène, ainsi qu'une moindre régularité dans ses +phases principales, quoique tout continue évidemment à pouvoir être +calculé _à priori_ avec exactitude. + +Tel est, dans son ensemble, l'esprit du beau travail de Bradley, qu'on +peut considérer comme présentant, après la grande suite de recherches de +Képler, la plus haute manifestation de génie astronomique qui ait jamais +été produite jusqu'ici: une nouvelle classe de phénomènes très délicats +et très variés, ramenée mathématiquement tout entière, et jusque dans +ses moindres détails numériques, à un seul principe éminemment simple et +lucide. Le merveilleux accord de cette théorie avec les observations +directes les plus précises, diversifiées de mille manières, nous offre +donc enfin une démonstration complètement irrécusable de la réalité du +mouvement annuel de la terre, sans lequel aucun de ces nombreux +phénomènes ne saurait évidemment avoir lieu. + +La vitesse due à la rotation quotidienne de notre globe doit aussi, +d'après le même principe fondamental, produire une certaine aberration +diurne, présentant, comme l'aberration annuelle, quatre phases +principales et analogues, séparées par des intervalles de six heures, et +susceptible, en outre, d'un nouvel ordre de variations, suivant les +latitudes des divers observatoires. Mais nos observations ne deviendront +peut-être jamais assez précises pour procurer à notre intelligence la +vive satisfaction de trouver, dans un même ordre de phénomènes, une +démonstration mathématique de la rotation de notre planète aussi bien +que de sa translation. En effet, la vitesse qui résulte de la rotation +de la terre étant plus de soixante fois moindre, même à l'équateur, que +celle due à la translation, le _maximum_ de cette aberration diurne est +un peu au-dessous de un tiers de seconde, et par conséquent +inappréciable jusqu'ici. Il en serait, à bien plus forte raison, de même +pour les plus grandes vitesses artificielles que nous puissions nous +imprimer, et qui ne sauraient produire aucune aberration perceptible +dans les objets fixes vers lesquels nous dirigerions nos regards pendant +ces mouvemens. + +Il ne faut pas négliger de noter, au sujet de la théorie de +l'aberration, que tous les calculs y étant fondés sur l'uniformité du +mouvement de la lumière, leur exacte harmonie avec l'observation +immédiate a étendu, aux plus grands espaces imaginables, la preuve de +cette uniformité, constatée seulement jusque alors dans l'intérieur de +notre monde par le travail de Roëmer. En même temps, on a ainsi reconnu +que la vitesse de la lumière est la même pour toutes les étoiles, ou, du +moins, que les différences ne peuvent point s'élever à un vingtième de +la valeur moyenne. + +Enfin, il est évident que la connaissance de l'aberration a nécessité +désormais, dans toutes les observations astronomiques, une nouvelle +correction fondamentale, à joindre à celles de la réfraction et de la +parallaxe, avant de pouvoir les employer à des déterminations qui +exigent toute la précision possible. Il en est de même à l'égard de la +précession et de la nutation. Ces trois nouvelles corrections générales +peuvent se faire par des formules trigonométriques essentiellement +analogues à celles déjà usitées pour la réfraction et la parallaxe, sauf +le changement des coefficiens. On conçoit que, par l'ensemble de ces +opérations, le simple dépouillement d'une observation brute, faite avec +les meilleurs instrumens, soit devenu, pour les modernes, une opération +délicate et pénible. + +Telles sont, en aperçu, les diverses considérations essentielles dont +l'influence combinée a graduellement conduit l'homme à reconnaître +enfin, de la manière la plus irrésistible, le double mouvement effectif +de la planète qu'il habite. Aucune révolution intellectuelle ne fait +autant d'honneur à la rectitude naturelle de l'esprit humain, et ne +montre aussi bien l'action prépondérante des démonstrations positives +sur nos opinions définitives, car aucune n'a eu à surmonter un tel +ensemble d'obstacles fondamentaux. Un très petit nombre de philosophes +isolés, sans autre supériorité sociale que celle qui dérive du génie +positif et de la science réelle, a suffi pour détruire, en moins de deux +siècles, chez tous les hommes civilisés, une doctrine aussi ancienne que +notre intelligence, directement établie sur les apparences les plus +fortes et les plus vulgaires, intimement liée au système entier des +opinions dirigeantes, et, par suite, aux intérêts généraux des plus +grands pouvoirs existans, et à laquelle, enfin, l'orgueil humain prêtait +même un appui instinctif, dans le secret de chaque conscience +individuelle. + +Ce n'est pas ici le lieu d'analyser l'influence nécessaire qu'une +innovation aussi radicale a effectivement exercée et doit exercer de +plus en plus sur l'ensemble des idées humaines. Cet examen appartient +spécialement à la dernière partie de cet ouvrage, destinée, comme on +sait, à étudier les lois naturelles de notre développement social. Mais +il convient d'indiquer ici, d'une manière générale, l'opposition directe +et inévitable que présente la connaissance du mouvement de la terre avec +tout le système des croyances théologiques. Ce système, en effet, repose +évidemment sur la notion de l'ensemble de l'univers essentiellement +ordonné pour l'homme; ce qui doit paraître absurde, même aux esprits les +plus ordinaires, quand il est enfin constaté que la terre n'est point le +centre des mouvemens célestes, qu'on n'y peut voir qu'un astre +subalterne, circulant à son rang et en son temps, autour du soleil, +entre Vénus et Mars, dont les habitans auraient tout autant de motifs de +s'attribuer le monopole d'un monde qui est lui-même presque +imperceptible dans l'univers. Les demi-philosophes qui ont voulu +maintenir la doctrine des causes finales et des lois providentielles, en +s'écartant des notions vulgaires admises de tout temps sur la nature de +leur destination, sont tombés, ce me semble, dans une grave +inconséquence fondamentale. Car, après avoir ôté la considération, au +moins claire et sensible, du plus grand avantage de l'homme, je défie +qu'on puisse assigner aucun but intelligible à l'action providentielle. +L'admission du mouvement de la terre, en faisant rejeter cette +destination humaine de l'univers, a donc tendu nécessairement à saper +par sa base tout l'édifice théologique. On s'explique aisément ainsi la +répugnance instinctive des esprits vraiment religieux contre cette +grande découverte, et l'acharnement opiniâtre du pouvoir sacerdotal +contre son plus illustre promoteur. + +La philosophie positive n'a jamais détruit une doctrine quelconque, sans +lui substituer immédiatement une conception nouvelle, capable de +satisfaire encore plus complètement aux besoins fondamentaux et +permanens de la nature humaine, comme j'aurai tant d'occasions de le +constater dans le quatrième volume de cet ouvrage. Ainsi, la vanité de +l'homme a dû être, sans doute, profondément humiliée, quand la +connaissance du mouvement de la terre est venue dissiper les illusions +puériles qu'il s'était faites sur son importance prépondérante dans +l'univers. Mais, en même temps, le seul fait de cette découverte ne +tendait-il point nécessairement à lui donner un sentiment plus élevé de +sa vraie dignité intellectuelle, en lui faisant apprécier toute la +portée de ses moyens réels convenablement employés, par l'immense +difficulté que notre position, dans le monde dont nous faisons partie, +opposait à l'acquisition exacte et certaine d'une telle vérité? Laplace +a justement signalé cette considération philosophique. À l'idée +fantastique et énervante d'un univers arrangé pour l'homme, nous +substituons la conception réelle et vivifiante de l'homme découvrant, +par un exercice positif de son intelligence, les vraies lois générales +du monde, afin de parvenir à le modifier à son avantage entre certaines +limites, par un emploi bien combiné de son activité, malgré les +obstacles de sa condition? Laquelle est, au fond, la plus honorable pour +la nature humaine, parvenue à un certain degré de développement social? +Laquelle est le mieux en harmonie avec nos plus nobles penchans? +Laquelle enfin tend à stimuler avec plus d'énergie notre intelligence et +notre activité? Si l'univers était réellement disposé pour l'homme, il +serait puéril à lui de s'en faire un mérite, puisqu'il n'y aurait +nullement contribué, et qu'il ne lui resterait qu'à jouir, avec une +inertie stupide, des faveurs de sa destinée; tandis qu'il peut, au +contraire, dans sa véritable condition, se glorifier justement des +avantages qu'il parvient à se procurer en résultat des connaissances +qu'il a fini par acquérir, tout ici étant essentiellement son +ouvrage[8]. + +Une dernière conséquence philosophique, très imparfaitement appréciée +jusqu'ici, et qui me semble fort importante, résulte nécessairement de +la doctrine du mouvement de la terre. C'est la distinction, désormais +profondément tranchée, entre l'idée d'_univers_ et celle de _monde_, +trop souvent encore prises l'une pour l'autre. On n'a point reconnu +jusqu'à présent que la notion d'univers, c'est-à-dire la considération +de l'ensemble des grands corps existans comme formant un système unique, +était essentiellement fondée sur l'opinion primitive à l'égard de +l'immobilité de la terre. Dans cette manière de voir, tous les astres +constituaient, en effet, malgré leurs caractères propres et la diversité +de leurs mouvemens, un véritable système général, ayant la terre pour +centre évident. Au contraire, la connaissance du mouvement de notre +globe, transportant subitement toutes les étoiles à des distances +infiniment plus considérables que les plus grands intervalles +planétaires, n'a plus laissé, dans notre pensée, de place à l'idée +réelle et sensible de _système_ qu'à l'égard du très petit groupe dont +nous faisons partie autour du soleil. Dès lors, la notion de _monde_ +s'est introduite comme claire et usuelle; et celle d'_univers_ est +devenue essentiellement incertaine et même à peu près inintelligible. +Car, nous ignorons complétement aujourd'hui, et nous ne saurons +probablement jamais avec une véritable certitude, si les innombrables +soleils que nous apercevons composent finalement, en effet, un système +unique et général, ou, au contraire, un nombre, peut-être fort grand, de +systèmes partiels, entièrement indépendans les uns des autres. L'idée +d'univers se trouve donc ainsi essentiellement exclue de la philosophie +vraiment positive, et l'idée de monde devient la pensée la plus étendue +qu'il nous soit permis de poursuivre habituellement avec fruit; ce qui +doit être regardé comme un véritable progrès, cette pensée ayant +l'avantage d'être, par sa nature, exactement circonscrite, tandis que +l'autre est, de toute nécessité, vague et indéfinie; comme je l'ai +remarqué au commencement de ce volume. Cette restriction de nos +conceptions générales usuelles est d'autant plus rationnelle que nous +avons acquis, par l'expérience la plus étendue et la plus décisive, la +conviction de l'indépendance fondamentale des phénomènes intérieurs de +notre monde, les seuls dont la connaissance nous soit indispensable, à +l'égard des phénomènes vraiment universels, puisque, comme je l'ai déjà +signalé, les tables astronomiques de l'état de notre système solaire, +dressées sans avoir aucun égard à l'action des autres soleils, +coïncident journellement avec les observations directes les plus +minutieuses. + + [Note 8: Vauvenargues a dit avec une profonde raison: + «Le monde est ce qu'il doit être pour un être actif, + c'est-à-dire fertile en obstacles.»] + +La théorie du mouvement de la terre n'a point encore certainement +exercé, dans notre manière de voir habituelle, toute son influence +nécessaire, surtout au sujet de cette distinction fondamentale, qui en +est néanmoins une conséquence immédiate et évidente. Cela tient, sans +doute, à l'extrême imperfection de notre système d'éducation, qui ne +permet, même aux plus éminens esprits, d'être initiés à ces hautes +pensées philosophiques, que lorsque tout l'ensemble de leurs idées a +déjà reçu la profonde empreinte habituelle d'une doctrine absolument +opposée: en sorte que les connaissances positives qu'ils parviennent à +acquérir, au lieu de dominer et de diriger leur intelligence, ne servent +ordinairement qu'à modifier et à contenir la tendance vicieuse qu'on a +d'abord développée en elle. + + + + +VINGT-TROISIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur les lois de Képler, et sur leur +application à la théorie géométrique des mouvemens célestes. + +La connaissance du mouvement de la terre nous conduit naturellement à +nous transporter au point de vue solaire, puisqu'il devient dès lors +nécessaire, et en même temps possible, de ramener nos observations +immédiates à celles qui seraient faites du centre du soleil, désormais +reconnu comme le vrai centre immobile de tous les mouvemens intérieurs +de notre monde, seul objet essentiel de nos études astronomiques. Cette +transformation, justement nommée _parallaxe annuelle_, suit, en effet, +les mêmes règles que la parallaxe ordinaire ou diurne, examinée dans la +vingtième leçon: elle est seulement beaucoup plus grande, la distance de +la terre au soleil y remplaçant le rayon de la terre; ce qui n'a +d'influence que sur les coefficiens des formules trigonométriques déjà +usitées dans le premier cas. À la vérité, le changement qu'éprouve, +pendant le cours de l'année, la distance de la terre au soleil, tend à +introduire, entre ces deux réductions, une différence essentielle. Mais, +cette variation, dont la plus grande valeur n'est que d'un trentième, +peut, d'abord, être entièrement négligée, sans aucun inconvénient réel, +dans une première étude des mouvemens célestes: et la découverte des +lois géométriques de ces mouvemens permet, ensuite, d'en tenir compte +avec exactitude, dans les cas qui l'exigent. + +C'est ainsi que les astronomes convertissent habituellement toutes leurs +observations géocentriques en observations héliocentriques. À l'égard +des étoiles, nous savons déjà, par l'avant-dernière leçon, que cette +transformation, quelque considérable qu'elle doive paraître, est +toujours entièrement insensible jusqu'ici: en sorte que, dans +l'observation de tous les astres extérieurs à notre monde, il est +parfaitement indifférent que le spectateur soit placé sur la terre, ou +sur le soleil, ou sur une planète quelconque. Mais, pour l'intérieur de +notre système, la parallaxe annuelle doit, évidemment, avoir une valeur +très sensible, quelquefois extrêmement grande, et dont il est +indispensable de tenir compte, même envers les planètes les plus +lointaines. + +D'après cette transformation fondamentale, nous pouvons maintenant +poursuivre et terminer l'étude géométrique des mouvemens planétaires, +déjà ébauchée, à la fin de l'avant-dernière leçon, quant à leurs +périodes et aux plans dans lesquels ils s'exécutent, et au sujet de +laquelle nous avions dû réserver la partie la plus importante et la plus +difficile, la détermination exacte de la vraie figure des orbites et de +la manière dont elles sont parcourues. Ces connaissances essentielles +une fois acquises, nous pourrons enfin nettement comprendre comment +l'astronomie atteint son véritable but définitif, la prévision exacte et +rationnelle de l'état de notre système à une époque quelconque donnée. +Tel est l'objet de la leçon actuelle. + +Dans la première enfance de l'astronomie mathématique, on a dû +naturellement regarder les mouvemens des planètes comme exactement +uniformes et circulaires. Quoique cette supposition fût, sans doute, +appuyée, si ce n'est inspirée, par des considérations métaphysiques et +même théologiques sur la perfection de ce genre de mouvemens, convenable +à la nature divine des astres, comme les écrits des anciens nous en +offrent d'incontestables témoignages, elle n'en était pas moins alors +profondément rationnelle. Car, il était indispensable de former à cet +égard une hypothèse quelconque pour parvenir graduellement, en la +comparant de plus en plus aux observations, à la vraie connaissance des +mouvemens célestes, qui n'était point susceptible d'être jamais obtenue +d'une manière directe. Or, on ne pouvait, évidemment, adopter une +hypothèse plus simple qui, représentant à peu près l'ensemble des +premières observations, fût plus aisément susceptible de leur être, +ensuite, extrêmement confrontée par la géométrie alors naissante. Telle +est la valeur réelle de cette hypothèse fondamentale, qui a d'abord +constitué la science astronomique, que nous l'employons encore +aujourd'hui, quand nous voulons nous contenter d'une première +approximation, toutes les fois, par exemple, que nous ébauchons la +théorie d'un nouvel astre. + +Mais, par les progrès mêmes que permettait l'usage d'une telle +hypothèse, on ne dut pas tarder à reconnaître que les planètes ne +demeurent point à des distances invariables du centre de leurs +mouvemens, et que leurs vitesses autour de lui ne sont pas constantes. +Cette remarque générale dut être surtout hâtée par l'obligation qu'on +s'était imposée de placer ce centre sur la terre; car, si l'on eût +rapporté les mouvemens au soleil, ces irrégularités eussent été beaucoup +moins prononcées, et, par conséquent, bien plus tard constatées. Dès +lors, les astronomes grecs imaginèrent, pour représenter les phénomènes, +de modifier leur hypothèse fondamentale par deux conceptions +principales, dont chacune isolément permettait d'expliquer, jusqu'à un +certain point, les irrégularités observées, et qui, surtout, combinées, +pouvaient long-temps suffire à cette interprétation, tant que les +progrès de la géométrie abstraite ne comportaient pas une confrontation +mathématique entièrement rigoureuse. Ces deux hypothèses secondaires +sont connues sous les noms d'excentrique, et d'épicycle. La première +consiste à placer l'astre central à une certaine distance du centre +géométrique des mouvemens circulaires et uniformes; ce qui suffit pour +faire varier les rayons vecteurs ainsi que les vitesses angulaires, +d'une manière à peu près conforme aux observations, tant que celles-ci +n'ont pas atteint un certain degré de précision, et que, en même temps, +la théorie du cercle n'a point fait exactement connaître la relation +propre de ses coordonnées polaires. Dans la seconde conception, déjà +indiquée par la leçon précédente, l'astre est supposé décrire +immédiatement avec une vitesse constante la circonférence d'un petit +cercle auxiliaire, dont le centre parcourt uniformément l'orbite +primitive; d'où résulte une certaine variation nécessaire dans les +mouvemens rapportés à l'astre central, même sans le déplacer du centre +du cercle principal. Cette seconde hypothèse fournit plus de ressources +que la première, puisqu'elle dispose de deux quantités arbitraires, au +lieu de la seule excentricité. Elle est, d'ailleurs, beaucoup plus +féconde; car, rien n'empêche, à chaque nouvelle découverte d'un défaut +d'harmonie avec les observations, de créer un nouvel épicycle, comme +l'ont fait effectivement, et au degré le plus abusif, les astronomes du +moyen âge. Enfin, les deux hypothèses peuvent, évidemment, être réunies. + +À partir de l'époque où l'usage régulier de ces deux conceptions fut +devenu dominant, il n'est pas douteux, ce me semble, que la philosophie +métaphysique, à laquelle se rattachait l'hypothèse fondamentale, ait +considérablement retardé les progrès de la science astronomique. Sans +les mystiques chimères de cette philosophie sur la convenance absolue du +mouvement circulaire et uniforme à l'égard des astres, on eût +certainement tenté beaucoup plus tôt de sortir d'une hypothèse qui, +n'ayant, à l'origine, d'autre mérite réel que celui de sa simplicité +primitive, avait fini par présenter une complication presque +inextricable, par la multiplication graduelle des épicycles successifs. +Les inconvéniens de cette complication étaient déjà vivement sentis par +tous les astronomes lors de la composition des tables pruténiques, et +même à l'époque des tables alphonsines, comme l'indique clairement le +mot célèbre et énergique du roi Alphonse. Néanmoins, l'influence +prépondérante des préjugés métaphysiques prolongea l'emploi de cette +théorie, jusqu'à ce qu'il fût devenu réellement impossible de la suivre +davantage, lorsque, vers la fin du seizième siècle, le nombre total des +cercles employés à l'explication des mouvemens célestes s'éleva jusqu'à +74, pour les sept astres considérés alors; tandis que, en même temps, +les progrès importans que Tycho introduisit dans toutes les observations +astronomiques ne permirent plus de représenter suffisamment ainsi les +mouvemens planétaires effectifs, malgré la multitude de quantités +arbitraires dont les astronomes pouvaient disposer d'après un tel +système. C'est ainsi que, même dans les sciences, les hommes ne se +déterminent à changer radicalement leurs institutions primitives +(surtout quand elles n'ont pas été rationnellement établies), que +lorsqu'elles ont enfin complètement cessé de remplir l'office auquel +elles étaient destinées, et après que les nombreuses modifications dont +on les avait, à cet effet, successivement surchargées, sont évidemment +devenues impuissantes. + +Tel était l'état de l'astronomie avant le grand rénovateur Képler, qui, +le premier après vingt siècles, osa reprendre, de fond en comble, le +problème général des mouvemens planétaires, en regardant tous les +travaux antérieurs comme non-avenus, et n'adoptant d'autre base +générale que le système complet d'observations exactes auquel la vie de +son illustre précurseur, Tycho-Brahé, venait d'être si noblement +dévouée. Malgré la hardiesse naturelle de son génie, ses écrits nous +montrent, dans leur admirable naïveté, combien il avait besoin d'exciter +son enthousiasme pour soutenir l'exécution d'une entreprise aussi +audacieuse et aussi difficile, quoique si éminemment rationnelle. + +Le choix que fit Képler de la planète Mars, pour son système de +recherches astronomiques, était extrêmement heureux, à cause de +l'excentricité plus prononcée de cette planète, qui devait rendre plus +facile à saisir la vraie loi des inégalités. Mercure, à la vérité, est +encore plus excentrique; mais la difficulté de l'observer d'une manière +assez suivie, ne permettait pas de l'employer. + +Il s'agit donc maintenant de considérer directement les trois grandes +lois fondamentales, découvertes par Képler au sujet de Mars, et qu'il +étendit ensuite à tous les autres mouvemens intérieurs de notre système. +L'ordre suivant lequel on les dispose habituellement aujourd'hui n'est +point indifférent: c'est celui dans lequel elles servent à fonder la +mécanique céleste, comme le montrera la leçon prochaine. Sous le point +de vue purement géométrique, les deux premières suffisent pour +déterminer complètement le mouvement propre à chaque planète, l'une en +réglant sa vitesse à chaque instant, l'autre en fixant la figure de +l'orbite. La troisième loi est destinée à établir une harmonie +fondamentale entre tous les divers mouvemens planétaires. + +_Première loi._ On avait depuis long-temps remarqué que la vitesse +angulaire de chaque planète, c'est-à-dire, l'angle plus ou moins grand +décrit, en un temps donné, par son rayon vecteur, augmente constamment à +mesure que l'astre s'approche davantage du centre de son mouvement: mais +on ignorait entièrement la relation exacte entre les distances et les +vitesses. Képler la découvrit, en comparant les deux cas extrêmes du +_maximum_ et du _minimum_ de ces quantités, où leur vraie liaison devait +être, en effet, plus sensible. Il reconnut ainsi que les vitesses +angulaires de Mars, à son périhélie et à son aphélie, sont inversement +proportionnelles aux quarrés des distances correspondantes. Cette loi, +saisie par son génie dans le simple rapprochement de deux seules +observations, fut ensuite vérifiée pour toutes les positions +intermédiaires de Mars, et, plus tard, étendue à toutes les autres +planètes. Son exactitude a été constatée depuis par l'expérience +habituelle de tous les astronomes. Elle est ordinairement présentée +sous une autre forme géométrique, imaginée par Képler lui-même. Au lieu +de dire que la vitesse angulaire d'une planète quelconque est, à chaque +point de son orbite, en raison inverse du quarré de la distance au +soleil, on préfère exprimer, plus simplement, que l'aire tracée, en un +temps donné et très court, chaque jour par exemple, par le rayon vecteur +de la planète, est d'une grandeur constante, quoique sa forme soit +variable: ou, en d'autres termes, que les aires décrites croissent +proportionnellement aux temps écoulés. Cet énoncé n'est évidemment +qu'une heureuse transformation géométrique de l'énoncé primitif. Car, en +choisissant un temps assez court pour que le mouvement de l'astre puisse +être envisagé comme momentanément circulaire autour du soleil, il est +clair que l'aire qu'engendre le rayon vecteur est proportionnelle au +produit de la vitesse angulaire par le quarré de la distance; et +qu'ainsi la réciprocité des deux facteurs équivaut à l'invariabilité du +produit. + +En détruisant radicalement la prétendue uniformité des mouvemens +célestes, Képler a donc satisfait aux besoins fondamentaux de l'esprit +humain en la remplaçant par une analogie du même ordre et plus réelle: +la constance n'a plus été dans les arcs décrits, mais dans les aires +tracées. On a même judicieusement remarqué à ce sujet que cette loi +nouvelle, quoique moins simple en apparence, était, au fond, beaucoup +plus favorable pour faciliter la solution effective du problème +géométrique des planètes. Car, avec la vraie figure des orbites +planétaires, et même en conservant des cercles excentriques, l'égalité +des arcs eût, en réalité, bien moins simplifié le travail que ne l'a +fait l'égalité des aires. + +_Seconde loi._ La véritable nature des orbites était peut-être moins +difficile à découvrir. Car, il suffit essentiellement, à un homme tel +que Képler, d'avoir enfin bien senti, d'une manière franche et complète, +la nécessité d'abandonner irrévocablement les mouvemens circulaires, ce +à quoi l'on conçoit d'ailleurs aisément qu'il n'a pu parvenir tout d'un +coup. C'est là qu'on peut apercevoir clairement la funeste influence des +préjugés métaphysiques pour entraver la marche de Képler, en le faisant +si souvent hésiter, dans ses diverses tentatives, à renoncer +définitivement au mouvement circulaire. Mais, cette condition préalable +une fois remplie, il était fort naturel d'essayer l'ellipse, la plus +simple de toutes les courbes fermées après le cercle, qui n'en est +qu'une modification. + +La théorie abstraite de cette courbe avait été heureusement poussée +assez loin par les géomètres grecs pour qu'il devînt possible de la +reconnaître avec certitude dans les orbites planétaires. Il ne pouvait y +avoir une longue hésitation sur la place que le soleil devait occuper. +Car, on ne pouvait, évidemment, lui assigner que deux positions +remarquables, ou le centre, ou l'un des deux foyers. Or, une réflexion +générale sur les mouvemens célestes excluait immédiatement le centre, +sans avoir besoin d'aucun travail mathématique. Car, dans cette +hypothèse, l'orbite présenterait deux périhélies diamétralement opposés, +ainsi que deux aphélies; et chaque périhélie serait à quatre-vingt-dix +degrés seulement, au lieu de cent quatre-vingt degrés, de chaque +aphélie, ce qui est trop manifestement contraire à l'ensemble des +observations, même les plus grossières, pour pouvoir être un seul +instant supposé. Voilà comment Képler, en adoptant les orbites +elliptiques, fut nécessairement conduit à placer le soleil au foyer, +pour toutes les planètes à la fois. Quand son hypothèse eut été ainsi +bien formée, il devint aisé d'en constater la justesse, en la comparant +aux observations, par des calculs dont tous les principes étaient posés +d'avance. + +Telle est donc la seconde loi de Képler: les orbites planétaires +elliptiques, ayant le soleil pour foyer commun. Les excentricités sont +toujours fort petites pour les planètes proprement dites, excepté à +l'égard de deux des quatre planètes télescopiques, dans lesquelles la +distance des foyers s'élève jusqu'à un quart du grand axe. Cette belle +loi fut long-temps méconnue par la plupart des astronomes, même de ceux +qui sentaient vivement la nécessité d'abandonner les mouvemens +circulaires, et qui faisaient, à cet effet, dans une autre direction que +Képler, d'infructueuses tentatives. Dominique Cassini lui-même, plus +d'un demi-siècle après, eut la malheureuse idée de remplacer l'ellipse +de Képler par une courbe du quatrième degré, grossièrement semblable, en +certains cas, à l'ellipse, et dans laquelle le produit des distances aux +deux foyers, au lieu de leur somme, reste invariable[9]. Mais, +l'expérience journalière de tous les astronomes a démontré depuis +combien était exacte la découverte de Képler, qui d'ailleurs, avait déjà +donné à cet égard les preuves les plus irrécusables, en construisant, +d'après ses deux premières lois, les célèbres tables rudolphines, qui +représentaient l'ensemble des observations avec bien plus de précision +que toutes les tables antérieures. + + [Note 9: Le nom bizarre de _cassinoïde_, donne à cette + courbe par quelques écrivains, a tendu à éterniser le + souvenir de l'erreur fondamentale de ce célèbre astronome.] + +_Troisième loi._ Les deux lois précédentes déterminent entièrement la +course de chaque planète, considérée séparément, d'après le petit nombre +de constantes nécessaires pour la caractériser. Mais, les mouvemens des +diverses planètes autour du foyer commun restaient encore complètement +isolés les uns des autres, toutes ces constantes paraissant avoir des +valeurs essentiellement arbitraires. Képler, qui, de tous les hommes +peut-être, a possédé au plus haut degré le génie analogique, chercha (ce +que les anciens n'avaient jamais tenté, même grossièrement) à établir +entre tous ces mouvemens si différens, une certaine harmonie exacte et +fondamentale. Tel est l'objet de sa troisième loi. + +Plusieurs philosophes ont pensé (et j'avoue l'avoir d'abord cru +moi-même), que les vagues conceptions de la métaphysique sur les +harmonies mystiques de l'univers n'avaient pas été inutiles à cette +sublime découverte, en excitant les recherches de Képler sur la relation +entre les temps périodiques des diverses planètes et leurs moyennes +distances. Mais, en examinant plus profondément ce point intéressant de +l'histoire de l'esprit humain, il est aisé, ce me semble, de se +convaincre du contraire. Long-temps avant Képler, la philosophie +métaphysique avait entièrement cessé d'avoir, en astronomie, aucune +utilité réelle. Elle n'eût pu servir, en cette occasion, qu'à soutenir +la constance de ses travaux, par la persuasion préalable de l'existence +certaine d'une harmonie quelconque à cet égard. Or, sous ce rapport, +elle était complètement inutile, puisque beaucoup d'astronomes avaient +déjà remarqué que les révolutions planétaires sont toujours d'autant +plus lentes que les orbites ont plus d'étendue, ce qui suffisait, +évidemment, à Képler, pour motiver, à ce sujet, une recherche +mathématique. Il est clair, au contraire, que les considérations +métaphysiques ont considérablement retardé sa marche, en lui faisant +chercher avec une longue obstination, des harmonies qui ne pouvaient +avoir aucune réalité. En suivant d'abord la direction positive, comme il +finit par le faire, après s'être si long-temps égaré dans ces recherches +chimériques, sa découverte n'eût certainement point exigé dix-sept ans +de travaux assidus. Ayant préalablement reconnu que les temps +périodiques des diverses planètes croissent plus rapidement que leurs +moyennes distances au soleil, il suffisait d'essayer successivement, +parmi les diverses puissances du demi-grand axe, celle à laquelle la +durée de la révolution devait être proportionnelle. L'ensemble des +données du problème excluait d'abord les puissances entières, en +montrant que les temps périodiques croissent moins rapidement que les +quarrés des moyennes distances. Képler était ainsi naturellement conduit +à essayer l'exposant 3/2, le plus simple de tous les exposans entre 1 et +2. C'est par là qu'il découvrit enfin que les quarrés des temps des +révolutions sidérales de toutes les diverses planètes sont exactement +proportionnels aux cubes des demi-grands axes de leurs orbites: loi que +les observations postérieures ont toujours entièrement confirmée. On +voit que les conceptions métaphysiques furent, en réalité, parfaitement +étrangères à sa découverte, et que, loin d'y guider Képler, elles l'en +détournèrent long-temps. + +Outre la destination fondamentale de cette grande loi pour la mécanique +céleste, comme nous l'indiquerons dans la leçon suivante, elle présente +évidemment, en géométrie céleste, cette importante propriété directe, de +permettre de déterminer, l'un par l'autre, le temps périodique et la +moyenne distance de toutes les diverses planètes, quand ces deux élémens +ont été d'abord bien observés à l'égard d'une seule planète quelconque. +C'est ainsi, par exemple, qu'on a pu évaluer très promptement la durée +de la révolution d'Uranus, une fois que sa distance au soleil a été +mesurée, sans avoir besoin d'attendre l'accomplissement si lent d'une +révolution entière, qui a seulement servi plus tard à confirmer le +résultat primitif. De même, en sens inverse, si l'on venait à découvrir +quelque nouvelle planète très rapprochée du soleil, il suffirait +d'observer la durée très courte de sa révolution sidérale, pour en +conclure immédiatement la valeur de sa distance, dont la détermination +directe serait alors embarrassante. Les astronomes font continuellement +usage de cette double faculté, que la troisième loi de Képler leur a +procurée. + +Telles sont les trois lois générales qui serviront éternellement de base +à la géométrie céleste pour l'étude rationnelle des mouvemens +planétaires, et qui régissent aussi, exactement de la même manière, les +mouvemens des satellites autour de leurs planètes, en plaçant l'origine +des aires ou le foyer de l'ellipse au centre de la planète +correspondante. Depuis que l'admirable génie de Képler nous les a +dévoilées, le nombre total des astres de notre monde, sans même y +comprendre les comètes, a plus que triplé; et cette multiplicité +d'épreuves aussi inattendues n'a fait que confirmer successivement de +plus en plus leur profonde justesse. Leur ensemble a réduit toute notre +détermination des mouvemens de translation de ces corps, à un simple +problème de géométrie (dont les difficultés abstraites sont d'ailleurs +considérables), qui n'emprunte plus à l'observation directe que les +données fondamentales strictement indispensables: ce qui a imprimé à +l'astronomie un caractère profondément rationnel. Ces données sont, pour +chaque astre, au nombre de six: 1º. deux, déjà envisagées dans la +vingt-unième leçon, relativement au plan de l'orbite, déterminé +habituellement par la longitude de l'un ou l'autre noeud, et par +l'inclinaison à l'écliptique; 2º. la longitude du périhélie, qui fixe la +direction de l'orbite dans son plan; 3º. le rapport de la distance +focale au grand axe, qui caractérise la forme de l'ellipse décrite; 4º. +la moyenne distance au soleil, c'est-à-dire le demi-grand axe de cette +ellipse, qui définit entièrement sa grandeur; 5º. enfin, la durée de la +révolution sidérale, indiquant suffisamment la vitesse moyenne de +l'astre. Nous devons regarder, dans cette leçon, tous ces élémens +fondamentaux comme rigoureusement constans, l'étude des légères +variations qu'ils subissent progressivement étant le principal objet +définitif de la mécanique céleste, quoique plusieurs aient d'abord été +appréciées, avec plus ou moins d'exactitude, par la simple observation +directe. D'après ces élémens, il suffit de connaître une seule position +de chaque astre, pour que toute sa course se trouve être géométriquement +définie: ce que les astronomes font ordinairement, en se bornant à +indiquer la longitude de l'astre à une époque donnée. + +Quoiqu'il soit évident, en thèse générale, que l'étude des mouvemens +intérieurs de notre monde est ainsi entièrement tombée sous le ressort +de la géométrie abstraite, il n'en est pas moins indispensable de +considérer ici la nature spéciale de ce grand problème géométrique, +suivant les principaux cas généraux qu'il doit présenter, sans entrer +d'ailleurs dans aucun détail de solution, incompatible avec l'esprit et +la destination de cet ouvrage. Il faut distinguer, à cet effet, trois +cas essentiels, que je range ici dans l'ordre astronomique de leur +difficulté croissante: le cas des planètes proprement dites, celui des +satellites, et enfin celui des comètes. Nous devons nous borner ici à +caractériser nettement les différences essentielles que présente à cet +égard le problème général de la géométrie céleste. En outre, on doit +reconnaître préalablement que, par sa nature, ce problème se décompose +toujours en deux questions distinctes, inverses l'une de l'autre: 1º. +étant donnés les élémens astronomiques de l'orbite, déterminer tout ce +qui concerne la course entière de l'astre, ce qui est la recherche la +plus ordinaire à l'égard des astres anciennement connus; 2º. +réciproquement, comme on doit surtout le faire envers tout astre +nouvellement étudié, trouver les valeurs de tous ces divers élémens, +d'après l'observation d'une partie suffisamment étendue de la course de +l'astre. Il importe fort peu d'ailleurs laquelle de ces deux questions +essentielles sera placée avant l'autre. + +_Problème des planètes._ La difficulté bien moindre que présente l'étude +géométrique des mouvemens des planètes proprement dites résulte +uniquement de la faible excentricité de leurs orbites, et de la petite +inclinaison des plans correspondans, seuls caractères essentiels qui, +aux yeux des astronomes, les distinguent réellement des comètes. Ces +deux circonstances caractéristiques facilitent beaucoup la solution +précise du problème, en permettant, dans les divers développemens +analytiques qu'elle exige, de s'en tenir aux premières puissances des +inclinaisons et des excentricités. En même temps, sous le point de vue +mécanique, les perturbations étant, en général, comme nous le verrons, +bien plus petites, par une suite nécessaire de ces mêmes conditions, on +conçoit que la solution doit naturellement avoir plus d'exactitude. + +En supposant d'abord que tous les élémens astronomiques de la planète +soient donnés, il est clair que, partant d'une position connue, on +pourra calculer, par la combinaison des deux premières lois de Képler, +en quel lieu se trouvera l'astre à telle époque, ou, au contraire, en +combien de temps il se transportera de telle situation à telle autre. La +difficulté consiste essentiellement dans cette question relative à la +théorie de l'ellipse: trouver l'angle compris entre deux rayons vecteurs +qui forment un secteur elliptique dont l'aire est donnée, ou, +réciproquement, passer de l'angle à l'aire. Ce problème fondamental, si +justement désigné sous le nom de _Problème de Képler_, ne peut être +résolu que par approximation dans l'état présent de l'analyse +mathématique, car il dépend d'une intégration qu'on ne sait point +jusqu'ici effectuer en termes finis. Les astronomes emploient encore, à +cet égard, des transformations géométriques essentiellement semblables à +celles imaginées par Képler. + +Une ellipse, dont le foyer est donné, étant suffisamment déterminée par +trois quelconques de ses points, il est clair, en considérant maintenant +la question inverse, que trois positions exactement observées d'une +planète, doivent permettre de remonter à la connaissance de tous ses +élémens astronomiques. Cette seconde recherche générale est susceptible +d'une solution parfaitement rigoureuse, quoique, d'ailleurs, elle exige +des calculs fort compliqués. L'orbite une fois géométriquement définie, +la simple comparaison de l'aire comprise entre deux des trois rayons +vecteurs primitifs, avec le temps employé par l'astre à passer de l'un à +l'autre, suffira pour faire connaître, d'après la première loi de +Képler, la durée totale de sa révolution, ce qui complétera la solution. +Ici se reproduit d'ailleurs, dans l'évaluation de cette aire, la +difficulté fondamentale du problème de Képler. + +En principe, trois positions quelconques sont strictement suffisantes. +Mais il est d'abord évident que, la solution étant fondée sur la +différence de ces positions, les résultats seraient trop incertains si +l'on ne mettait point, entre les trois observations successives un +notable intervalle, dont la valeur doit naturellement augmenter à mesure +qu'il s'agit d'une planète plus lointaine. En second lieu, il est +indispensable de connaître un plus grand nombre de positions +suffisamment distinctes, au moins cinq ou six, afin de se procurer des +moyens de vérifier et de rectifier les premiers résultats par les +diverses combinaisons ternaires des observations effectuées, dont le +degré d'accord mesurera l'exactitude de l'opération. + +Cette double nécessité entraînant le besoin d'un temps plus ou moins +considérable, et, en certains cas, très long, pour l'exacte +détermination définitive d'une orbite planétaire, les astronomes ont +senti l'importance d'employer d'abord provisoirement, comme guide +général de leurs observations, l'antique hypothèse du mouvement +circulaire et uniforme, dans toute sa simplicité primitive, qui présente +le précieux avantage de pouvoir être beaucoup plus facilement calculée, +d'après deux positions seulement, contrôlées, tout au plus, si on le +juge à propos, par une troisième. On peut même avant tout, ce qui est +encore plus simple, commencer par regarder, pendant un temps très court, +la route de l'astre comme rectiligne; et les astronomes l'ont fait +quelquefois avec succès, pour discerner tout d'un coup, surtout envers +un astre nouveau, dans quelle partie du ciel il doit être observé +prochainement. Mais, c'est seulement lorsqu'on se borne à des procédés +graphiques, qui suffisent à un tel but, que cette hypothèse peut être +utilement employée. Quant aux calculs, l'hypothèse circulaire méritera +seule d'être considérée, puisqu'elle s'y adapte avec presque autant de +facilité, et que, d'ailleurs, elle représente infiniment mieux le vrai +mouvement, pour une bien plus grande portion de la course totale. Quoi +qu'il en soit, on voit clairement par là que l'astronomie moderne, en +détruisant sans retour les hypothèses primitives, envisagées comme lois +réelles du monde, a soigneusement maintenu leur valeur positive et +permanente, la propriété de représenter commodément les phénomènes quand +il s'agit d'une première ébauche. Nos ressources à cet égard sont même +bien plus étendues, précisément à cause que nous ne nous faisons aucune +illusion sur la réalité des hypothèses; ce qui nous permet d'employer +sans scrupule, en chaque cas, celle que nous jugeons la plus +avantageuse. + +_Problème des satellites._ Les lois de Képler, dans leur application aux +satellites, ne concernent que les mouvemens relatifs de chaque satellite +autour de sa planète, envisagée comme immobile. Ainsi, la difficulté +supérieure du problème des satellites a évidemment pour cause +fondamentale la nécessité de tenir compte du déplacement continuel du +foyer de leurs orbites elliptiques, si l'on veut réellement parvenir à +représenter par des tables effectives la suite de leurs positions, comme +les astronomes l'ont toujours finalement en vue dans leurs travaux. À +cela près, et la course de la planète correspondante étant préalablement +connue, la marche générale de la solution est d'ailleurs entièrement +analogue, dans l'une et l'autre des deux questions inverses, à celle +ci-dessus caractérisée, puisque les mêmes circonstances essentielles, de +la petitesse des excentricités et des inclinaisons, se reproduisent ici. +Mais cette mobilité du foyer de l'ellipse décrite doit nécessairement +compliquer beaucoup la recherche, en regardant même, ainsi qu'il +convient à la leçon actuelle, tous les élémens astronomiques comme +constans, quoique leurs variations soient bien plus prononcées qu'à +l'égard des planètes. Heureusement l'extrême rapidité de la circulation +des satellites compense un peu, dans la plupart des cas, cet +accroissement général de difficulté, en permettant de déterminer, par +des observations immédiates fréquemment renouvelées, leurs principaux +élémens. La première approximation, qui consiste ici, en regardant +d'ailleurs le mouvement comme toujours circulaire et uniforme, à +négliger entièrement le déplacement de la planète pendant +l'accomplissement d'une révolution entière, est peut-être même plus +facile alors qu'en aucun autre cas. + +La difficulté fondamentale du problème des satellites doit, évidemment, +présenter des degrés très inégaux, à raison de la disproportion plus ou +moins grande entre le temps périodique de chaque satellite et celui de +la planète correspondante. Si l'on compare, par exemple, le premier +satellite d'Uranus avec le dernier satellite de Jupiter, on voit que +celui-ci emploie deux fois plus de temps que l'autre à faire le tour de +sa planète, qui, d'un autre côté circule autour du soleil sept fois plus +rapidement. Il y aura donc, sans doute, beaucoup moins d'inconvénient à +traiter le premier comme s'il tournait autour d'un foyer immobile; et, +lorsqu'on voudra tenir compte du déplacement, son influence réelle étant +bien moindre, on obtiendra par des calculs moins pénibles le même degré +d'approximation. Aucun cas ne présente à cet égard, par sa nature, +autant de difficultés que celui de la lune, dont la théorie a toujours +fait, même sans compter les perturbations, le plus grand embarras des +astronomes, et dont cependant l'étude exacte nous importe davantage que +celle de tout autre satellite. Il est clair, en effet que, le temps +périodique de la lune étant seulement treize fois moindre environ que +celui de la terre, le déplacement de la planète a ici une extrême +influence sur les positions successives du satellite. La disproportion +des deux mouvemens est infiniment supérieure envers tous les autres +satellites. + +_Problème des comètes._ Les comètes ne se distinguent essentiellement +des planètes proprement dites, comme je l'ai indiqué plus haut, que par +la très grande excentricité de leurs orbites, et les inclinations +presque illimitées des plans qui les contiennent. La petitesse si +prononcée et si constante de leurs masses, indiquée par la mécanique +céleste, n'est pas même un caractère vraiment exclusif, puisque les +quatre planètes télescopiques n'ont point probablement des masses +supérieures à celles de presque toutes les comètes. Toutes les autres +circonstances, et surtout celles qui attirent principalement l'attention +vulgaire à l'égard des comètes, sont secondaires et accidentelles, et +manquent d'ailleurs dans plusieurs de ces corps, outre qu'elles ne +sauraient exercer aucune sorte d'influence sur leur étude astronomique. +C'est même de l'extrême excentricité des orbites cométaires, comparée à +la faible excentricité des orbites planétaires, que doit résulter +l'ensemble des différences les plus importantes entre les planètes et +les comètes quant à leur constitution physique et chimique, +essentiellement fixe, d'après cela, dans les premières, et, au +contraire, éminemment variable dans les dernières. Les philosophes qui +ont regardé les comètes comme habitables n'ont point suffisamment +considéré, ce me semble, l'influence physiologique de cette distinction +fondamentale. D'après tout ce que nous connaissons de positif jusqu'ici +sur les lois de la vie, son existence doit être jugée radicalement +incompatible avec une aussi énorme variation dans l'ensemble des +circonstances extérieures, sous les rapports thermométriques, +hygrométriques, barométriques, et probablement électriques et chimiques, +que celle qui doit nécessairement avoir lieu lors du passage, +quelquefois très rapide, d'une comète de son périhélie à son aphélie ou +réciproquement. + +On conçoit aisément, du point de vue astronomique, la difficulté +nouvelle que doivent introduire, dans l'étude des mouvemens, ces deux +caractères essentiels des comètes, si peu intéressans en apparence. +Indépendamment des perturbations bien plus grandes qui en sont la suite +nécessaire, et que nous ne devons point considérer encore, il est clair +que l'obligation de ne rien négliger, à l'égard des excentricités et des +inclinaisons, doit rendre les calculs purement géométriques presque +inextricables dans l'exécution, quoique d'ailleurs la théorie soit +entièrement semblable à celle des planètes. Il est remarquable toutefois +que, même dans ce cas, l'hypothèse circulaire puisse être encore +réellement employée pour diriger les premières observations, quoiqu'il +faille évidemment la restreindre à un temps beaucoup plus court. C'est +par l'emploi de cette hypothèse, à laquelle Tycho s'était borné, qu'il +démontra, le premier, contrairement à tous les préjugés philosophiques, +que les comètes sont de véritables astres, aussi réguliers dans leur +cours que les planètes elles-mêmes, quoique d'une étude plus difficile, +après qu'il eut d'abord établi, par l'évaluation grossièrement approchée +de leurs distances, qu'on ne saurait y voir des météores atmosphériques. + +Mais, la première ébauche de la théorie des comètes se fait +essentiellement aujourd'hui à l'aide d'une nouvelle hypothèse, imaginée +par Newton, et qui leur est spécialement adaptée, à raison même de la +forme très allongée de leurs orbites elliptiques. C'est l'hypothèse +parabolique, qui, moins simple sans doute que l'hypothèse circulaire, +représente nécessairement beaucoup mieux la course de l'astre, jusqu'à +une assez grande distance de son périhélie. On conçoit, en effet, que +l'ellipse d'une comète, vu sa grande excentricité, doit peu s'écarter, +depuis son périhélie jusqu'à environ quatre-vingt-dix degrés de là, de +la parabole qui aurait le même sommet et le même foyer: c'est seulement +plus loin que la distance des deux courbes devient de plus en plus +considérable, et bientôt immense, quelque allongée que puisse être +l'ellipse. La parabole peut donc suffisamment correspondre aux positions +effectives de l'astre pendant cette première partie de sa course, dont +elle simplifie extrêmement l'étude, d'après l'ensemble des propriétés +géométriques de cette courbe, bien plus facile à traiter que l'ellipse. +Cette substitution provisoire est d'autant plus heureuse, qu'elle +convient précisément à la seule portion qui intéresse vivement la +curiosité publique, l'astre n'étant plus ordinairement assez éclairé, +lorsqu'il s'écarte davantage du soleil, pour être visible de la terre à +l'oeil nu. + +Pour employer une telle hypothèse, il suffit évidemment, d'après la +nature de la parabole, d'avoir observé la comète dans deux positions +différentes, comme s'il s'agissait du cercle. On en déduit alors +géométriquement tous les élémens ordinaires, sauf bien entendu, le temps +périodique, et le grand axe étant remplacé par la distance du sommet au +foyer. Ce sont ces cinq élémens qui servent aux astronomes de +signalement ordinaire pour reconnaître ou distinguer les comètes dans +leurs apparitions successives, quoique les variations considérables +qu'ils sont susceptibles d'éprouver en réalité puissent souvent induire +en erreur à ce sujet, et qu'elles aient probablement conduit en effet à +multiplier beaucoup trop le nombre des comètes. Enfin, le problème de +Képler, qui comporte alors une solution rigoureuse et même facile, +déterminant l'aire décrite pendant l'intervalle connu des deux +observations primitives, achève de régler tout ce qui concerne la course +de l'astre, en faisant apprécier sa vitesse, ce qui permet dès lors à +nos calculs de le devancer dans toutes ses positions successives, +jusqu'aux limites naturelles de l'hypothèse parabolique. + +C'est dans cet esprit que la théorie géométrique des comètes est +habituellement traitée; car, sur le très grand nombre de comètes +actuellement connues et paraboliquement caractérisées, il n'y en a pas +dix dont les orbites elliptiques soient jusqu'ici bien établies, tant +est extrême la difficulté mathématique de la solution rigoureuse. +Néanmoins, sans la théorie elliptique on ne saurait, évidemment, +atteindre à la partie la plus intéressante de cette recherche, la +prévision exacte des retours, d'après l'évaluation du temps périodique. +Il faut même reconnaître, à cet égard, que la durée de la révolution +sidérale constitue le trait le plus caractéristique, et peut-être le +seul vraiment décisif, du signalement d'une comète; car, malgré les +perturbations dont cet élément est aussi susceptible, il varie beaucoup +moins que les divers élémens paraboliques. + +On conçoit, par cet ensemble de considérations, quelle est jusqu'ici +l'imperfection nécessaire de la théorie des comètes, comparée à celle +des planètes. + +Tels sont, dans leurs caractères essentiels, les trois cas généraux que +présente l'application des lois de Képler au problème fondamental de la +géométrie céleste. C'est ainsi que l'astronomie a pu parvenir à assigner +mathématiquement, pour la suite entière des temps, ou futurs ou passés, +la position qu'occupe, en un instant donné, l'un quelconque des divers +astres qui composent le système solaire dont nous faisons partie. +D'après ces déterminations fondamentales, il devient aisé de comprendre, +en thèse générale, comment tous les phénomènes secondaires qui peuvent +résulter de la situation mutuelle de plusieurs de ces corps ont dû être +exactement calculés et prévus, d'une manière entièrement rationnelle. +Les principaux de ces aspects sont les éclipses de diverses sortes, +qu'entraîne naturellement le passage de ces astres les uns devant les +autres par rapport à nous. L'exactitude et la rationnalité de leur +prévision ont toujours été le critérium évident et décisif d'après +lequel la perfection effective des théories astronomiques est devenue +facilement appréciable, même par le vulgaire, puisqu'un tel résultat +suppose nécessairement une profonde connaissance réelle des lois +géométriques que suivent, dans leurs mouvemens, les deux ou les trois +astres qui concourent au phénomène. À la vérité, tous les événemens +célestes sont, par leur nature, essentiellement périodiques, puisque les +orbites sont toujours nécessairement des courbes fermées. Ainsi, la +notion empirique et grossière de quelques périodes qui reproduisent à +peu près certains genres d'éclipses, a pu devenir, dès la première +enfance de l'astronomie, un moyen direct de prédiction fort imparfait; +ce qui a souvent trompé les érudits sur l'étendue des connaissances de +quelques castes antiques, quoique cela ne supposât essentiellement +d'autre découverte que celle d'une écriture quelconque pour tenir +registre des événemens observés. Mais, il ne saurait évidemment être +question ici de ce procédé anti-géométrique, fondé sur des périodes très +mal observées à l'origine, et d'ailleurs réellement variables, qui +pourrait tout au plus indiquer vaguement, même aujourd'hui, le jour de +l'événement. Il s'agit uniquement de prédictions vraiment mathématiques, +qui n'ont pu commencer que dans l'immortelle école d'Alexandrie; et dont +le degré de précision, à l'heure, à la minute, et enfin à la seconde, +représente fidèlement en effet les grandes phases historiques du +perfectionnement graduel de l'ensemble de la géométrie céleste. Voilà ce +qui, abstraction faite de toute application à nos besoins, fera +toujours, de l'observation des éclipses, un spectacle aussi intéressant +pour les vrais philosophes que pour le public lui-même, et par des +motifs que la propagation de l'esprit positif rendra, j'espère, de plus +en plus, essentiellement analogues, quoique inégalement énergiques. + +Indépendamment de la haute utilité pratique de cette classe générale de +phénomènes au sujet du grand problème des longitudes, quelques-uns +d'entre eux sont devenus, depuis un siècle, susceptibles d'une +destination scientifique fort importante, en fournissant, comme je l'ai +annoncé dans l'avant-dernière leçon, les meilleurs moyens de déterminer +avec exactitude la distance du soleil à la terre, donnée si +indispensable à toute notre astronomie. + +Quand le soleil est plus ou moins éclipsé par un astre quelconque, soit +qu'il s'agisse d'une éclipse très apparente, comme celles que produit la +lune, soit, au contraire, que le phénomène se réduise à obscurcir un +seul point du disque solaire, d'une manière imperceptible à l'oeil nu, +comme lors des passages de Vénus ou de Mercure entre le soleil et nous, +l'observation de ces phénomènes, dont la théorie est, dans tous les cas, +essentiellement identique, peut nous conduire à apprécier, plus +exactement que par aucune autre voie, la parallaxe relative de cet astre +et du soleil, et par suite la distance du soleil lui-même, d'après la +différence, soigneusement mesurée, que doit présenter la durée totale du +phénomène aux divers observatoires de notre globe. Considérons, en +effet, que la théorie a d'abord déterminé cette durée pour le centre de +la terre, qui verrait l'astre décrivant une certaine corde du disque +solaire. Dès lors, par l'effet de la parallaxe, qui abaisse inégalement +les deux astres, l'observateur situé à la surface du globe verra décrire +une corde différente, ce qui changera la durée effective du phénomène. +Or, dans les cas ordinaires, cet effet se trouvera nécessairement +inverse pour deux lieux situés de part et d'autre de l'équateur +terrestre. Car, si la parallaxe relative rapproche la corde du centre du +disque, à l'égard de l'un de nos hémisphères, et, conséquemment, +augmente la durée mathématique du passage, elle l'en éloignera, au +contraire, et diminuera cette durée, envers l'hémisphère opposé. Il y +aura donc, sous ce rapport, une différence très appréciable entre deux +lieux distincts, convenablement choisis parmi ceux qui permettent +d'apercevoir le phénomène, et surtout d'un hémisphère à l'autre. Cette +différence constatée, ne dépendant, évidemment, que de la parallaxe +relative et de la vitesse angulaire, déjà bien connue, de l'astre +considéré, conduira à l'évaluation de la première de ces deux quantités +et, par suite, de la parallaxe horizontale du soleil. + +Tous les astres susceptibles de passer entre le soleil et nos yeux ne +sont pas, à beaucoup près, également propres à une telle détermination. +Il faut d'abord que la parallaxe relative ne soit pas trop considérable, +afin que l'influence propre à la parallaxe solaire ne s'efface point, +pour ainsi dire, vis-à-vis de celle de l'astre, dont la distance à la +terre serait alors insuffisante à nous servir de base dans l'exacte +évaluation de l'éloignement du soleil. D'un autre côté, cette parallaxe +relative serait elle-même trop mal connue si elle ne surpassait pas +notablement la parallaxe du soleil, qu'il vaudrait alors presque autant +déterminer d'une manière directe; et d'ailleurs la différence des durées +serait trop peu prononcée. Enfin, il faut aussi que le mouvement +angulaire de l'astre soit assez lent, pour que, le phénomène se +prolongeant long-temps, cette différence doive être très sensible. + +Parmi les trois seuls astres connus qui puissent ainsi éclipser le +soleil, l'ensemble de ces motifs exclut, évidemment, la lune, et même +Mercure, en sorte qu'il ne reste que Vénus. La parallaxe, dans une telle +position, offre les proportions convenables, étant presque triple de +celle du soleil; et la vitesse angulaire est assez petite pour que le +phénomène, dont la durée totale est de six à huit heures, puisse +présenter des différences de vingt minutes au moins entre deux +observatoires bien choisis. Telle est la belle méthode imaginée par +Halley, et pratiquée plus tard par divers astronomes. Le degré de +précision du résultat se trouve, évidemment fixé d'après les +considérations qui précèdent. + +J'ai cru devoir caractériser nettement cette application de la théorie +géométrique des mouvemens célestes, à cause de son extrême importance +pour le système entier de la science astronomique. Mais, il serait +contraire à la nature de cet ouvrage d'y considérer spécialement aucune +autre de ces questions secondaires, quelque grande que puisse être, +d'ailleurs, leur utilité pratique. + +L'ensemble de ces phénomènes provoque naturellement une remarque +philosophique fort essentielle, sur l'opposition nécessaire et de plus +en plus prononcée de l'esprit positif contre l'esprit théologique ou +métaphysique, à mesure que la géométrie céleste s'est perfectionnée +davantage. Le caractère fondamental de toute philosophie théologique +est d'envisager tous les phénomènes comme gouvernés par des volontés, +et, par conséquent, comme éminemment variables et irréguliers, au moins +virtuellement. Au contraire, la philosophie positive les conçoit comme +assujettis, à l'abri de tout caprice, à des lois invariables, qui +permettent de les prévoir exactement. L'incompatibilité radicale de ces +deux manières de voir n'est, aujourd'hui, nulle part plus saillante qu'à +l'égard des événemens célestes, depuis qu'on a pu les prévoir +complètement et avec la dernière précision. En voyant toujours arriver +les comètes et les éclipses, avec toutes les circonstances minutieuses +exactement annoncées long-temps à l'avance, suivant les lois que le +génie humain a su enfin créer d'après ses observations, le vulgaire +lui-même doit être inévitablement entraîné à sentir que ces phénomènes +sont soustraits à l'empire de toute volonté, qui n'aurait pu, sans +doute, se subordonner aussi complaisamment à nos décisions +astronomiques. + +Je me suis efforcé de caractériser aussi nettement que possible, dans +cette leçon et dans les deux précédentes, le véritable esprit général +de la géométrie céleste, envisagée sous ses divers aspects principaux, +et en faisant complètement abstraction de toute considération mécanique. +Il faut maintenant passer à l'examen philosophique, bien plus difficile +et non moins important, de la théorie mécanique dont sont susceptibles +aussi les phénomènes astronomiques, en concevant les résultats généraux +de leur étude géométrique, si admirablement résumés par les trois lois +de Képler, comme autant de faits fondamentaux, propres à nous conduire à +une conception supérieure et unique. Cette seconde étude procure de +nouvelles déterminations, qui, sans elle, nous seraient nécessairement +interdites. Mais, sa principale influence scientifique est de réagir sur +le perfectionnement de la géométrie céleste elle-même, en rendant ses +théories plus précises, par suite de la liaison sublime qu'elle établit +profondément entre tous les phénomènes intérieurs de notre monde, sans +aucune exception. C'est ainsi que l'esprit humain en est enfin venu à +regarder les lois de Képler elles-mêmes comme une sorte d'approximation, +qui n'en conserve pas moins toute l'éminente valeur que nous lui avons +assignée ici. Les divers élémens que ces lois supposent constans sont, +en réalité, ainsi que j'ai dû déjà l'annoncer, susceptibles +d'altérations plus ou moins étendues. La connaissance exacte des lois si +complexes de leurs variations, constitue le principal résultat +astronomique de la mécanique céleste, indépendamment de sa haute +importance directe sous le rapport philosophique. + + + + +VINGT-QUATRIÈME LEÇON. + +Considérations fondamentales sur la loi de la gravitation. + +Beaucoup d'esprits judicieux, auxquels la saine philosophie n'est point +étrangère, mais qui n'ont pas une connaissance générale assez +approfondie des conceptions mathématiques, se représentent encore +l'étude mécanique des corps célestes comme étant nécessairement moins +positive que leur étude géométrique; parce qu'ils la confondent, sans +doute, avec la recherche inaccessible de l'origine et du mode de +production des mouvemens, méprise que les expressions vicieuses trop +souvent employées par les géomètres semblent tendre, il est vrai, à +autoriser. Cependant, les lois fondamentales du mouvement, quoique plus +difficiles à découvrir que celles de l'étendue, et connues bien +long-temps après elles, ne sont, incontestablement, ni moins certaines +ni moins universelles, ni d'une positivité moins évidente. Comment +pourrait-il en être autrement de leur application? Tout déplacement +curviligne d'un corps quelconque, d'un astre aussi bien que d'un boulet, +peut être étudié sous ces deux points de vue, également mathématiques: +géométriquement, en déterminant, d'après les observations directes, la +forme de la trajectoire, et la loi suivant laquelle varie la vitesse, +comme Képler l'a fait pour les corps célestes; mécaniquement, en +cherchant la loi du mouvement qui empêche continuellement le corps de +poursuivre sa route naturelle en ligne droite, et qui, combiné à chaque +instant avec sa vitesse actuelle, lui fait décrire sa trajectoire +effective, dès lors susceptible d'être connue _à priori_. Ces deux +recherches sont, évidemment aussi positives l'une que l'autre, et +pareillement fondées sur les phénomènes. Si dans la seconde, on se sert +encore quelquefois de termes qui paraissent indiquer une enquête de la +nature essentielle et de la cause première des mouvemens considérés, +cette habitude blâmable, dernier vestige de l'esprit métaphysique à cet +égard, ne doit pourtant pas faire illusion sur le vrai caractère +fondamental d'une telle étude. + +À la vérité, le cas du boulet et celui de l'astre présentent entre eux +cette différence essentielle, que, dans le premier, les deux mouvemens +élémentaires dont se compose, à chaque instant, le mouvement effectif, +sont préalablement bien connus, ce qui ne saurait avoir lieu dans +l'autre cas. Mais, cette circonstance ne fait qu'introduire, dans la +théorie mécanique de l'astre, une importante difficulté préliminaire de +plus, exactement compensée par la parfaite connaissance géométrique de +la trajectoire, qui manque immédiatement pour le boulet. Si la loi +fondamentale de la chute des poids n'eût pas été découverte d'après une +étude directe, la dynamique abstraite eût pu incontestablement la +déduire, d'une manière tout aussi sûre, quoique moins facile, de +l'observation des divers phénomènes que présentent les mouvemens +curvilignes produits par la pesanteur, qui nous fournissent +effectivement la meilleure mesure du coefficient numérique de cette loi. +Ce qui serait simplement facultatif à l'égard du boulet, devient forcé à +l'égard de l'astre; telle est, au fond, la seule différence réelle entre +les deux cas. + +La mécanique céleste a donc été fondée sur une base inébranlable, quand, +d'après les trois lois de Képler, désormais envisagées comme autant de +faits généraux, on est parvenu à déterminer, par les règles de la +dynamique rationnelle, la loi relative à la direction et à l'intensité +de la force qui doit agir incessamment sur l'astre pour le détourner de +sa route tangentielle. Cette loi fondamentale une fois découverte, +toutes les recherches astronomiques sont rentrées dans la catégorie +ordinaire des problèmes de mécanique, où l'on calcule les mouvemens des +corps d'après les forces dont ils sont animés. Telle est la marche +admirablement philosophique suivie, avec une si complète persévérance, +par le génie du grand Newton. La leçon actuelle doit être +essentiellement consacrée au premier ordre de considérations; le second +sera l'objet exclusif des deux leçons suivantes. + +Pour se conformer rigoureusement à l'exactitude historique, il faut +reconnaître, quoique cela n'altère en rien le sublime mérite des travaux +de Newton, que la fondation réelle de la mécanique céleste avait été +vaguement ébauchée par Képler lui-même, qui parut dignement pressentir +la haute destination philosophique des lois géométriques qu'il avait +établies. Il poussa, ce me semble, leur interprétation dynamique aussi +loin que le permettait alors l'état si imparfait de la science +mathématique. Il entrevit, en effet, la relation exacte de sa première +loi avec le principe que la direction de la force accélératrice de +chaque planète passe continuellement par le soleil, ce qui n'exige que +les considérations mathématiques les plus élémentaires. Quant à la loi +relative à l'intensité, qui constitue la difficulté essentielle de cette +grande recherche, il était absolument impossible de la découvrir à cette +époque. Néanmoins, Képler osa la chercher; mais, n'y pouvant suivre la +marche positive, il s'abandonna à cette métaphysique qui avait déjà tant +entravé ses travaux propres. Il serait superflu de rappeler ici sa +chimérique conception des rayons attractifs, par laquelle il tenta de +mesurer la force accélératrice des planètes, ni même son rapprochement, +moins métaphysique, entre cette force et la pesanteur. Quand même ces +considérations vagues et illusoires eussent fait accidentellement +deviner la loi véritable, ce qui arriva à Bouillaud en rectifiant le +propre raisonnement de Képler à ce sujet, cette circonstance +insignifiante ne pouvait faciliter, en aucune manière, la découverte +fondamentale de Newton, où il s'agissait réellement d'établir la +correspondance mathématique entre la loi des orbites elliptiques ayant +le soleil pour foyer, et celle de la variation de la force accélératrice +inversement au carré de la distance; ce que de telles tentatives +n'avaient nullement en vue. Les vrais précurseurs de Newton, sous ce +rapport, sont Huyghens et surtout Galilée, comme fondateurs de la +dynamique. Néanmoins, on peut remarquer avec intérêt comment le génie de +Képler, après avoir parcouru une aussi belle carrière, en constituant +définitivement la géométrie céleste, osa s'élancer aussitôt dans la +carrière, toute différente et alors inaccessible, de la mécanique +céleste, que la marche générale de l'esprit humain réservait si +impérieusement à ses héritiers; succession d'efforts, dont l'histoire +des sciences ne présente peut-être, dans tout son ensemble, aucun autre +exemple aussi prononcé. Personne, d'ailleurs, ne sent plus profondément +que moi la nullité radicale de toute semblable tentative. + +Dans un temps où l'on s'efforce chaque jour davantage de rabaisser au +niveau des plus médiocres intelligences les plus hautes conceptions du +génie humain, il est du devoir de tout vrai philosophe de se prononcer, +aussi énergiquement que possible, contre cette tendance déplorable, qui +finirait par pervertir, jusqu'en son germe, le développement général de +l'esprit positif chez les masses, en leur persuadant que ces découvertes +sublimes, qui ont coûté tant d'efforts du premier ordre à la série des +hommes les plus éminens dont notre espèce puisse s'honorer, étaient +susceptibles d'être simplement obtenues par quelques aperçus vagues et +faciles, accessibles, sans aucune préparation laborieuse, aux +entendemens les plus vulgaires. Quoiqu'il soit, sans doute, infiniment +plus aisé d'apprendre que d'inventer, il faut enfin que le public, pour +n'être point livré aux sophistes et vendu aux trafiquans de science, +soit profondément convaincu que, comme le simple bon sens l'indique +clairement, ce qui a été découvert par le long et pénible travail du +génie, la raison commune ne saurait se l'approprier réellement que par +une méditation persévérante, précédée d'études convenables. Si, comme +il est évident, ces conditions indispensables ne peuvent pas toujours +être suffisamment remplies, à l'égard de toutes les vérités +scientifiques destinées à entrer dans la circulation générale, n'est-il +pas bien préférable de le déclarer avec franchise, et de réclamer +directement une confiance, qui n'a jamais été refusée quand elle a été +convenablement motivée, au lieu de vouloir lutter contre une difficulté +insurmontable, en essayant vainement de rendre élémentaires des +conceptions nécessairement transcendantes? Car, les hommes ont encore +plus besoin de méthode que de doctrine, d'éducation que d'instruction. + +Conformément à ces maximes générales, je ne saurais trop condamner ici +les tentatives illusoires et nuisibles qu'on a si fréquemment +renouvelées, dans la vulgarisation, d'ailleurs si utile quand elle est +sagement conçue et exécutée, des principales notions de la philosophie +naturelle, pour rendre indépendante des grandes théories mathématiques +la démonstration de la loi fondamentale de la gravitation, d'après des +raisonnemens vagues et essentiellement métaphysiques sur les émanations +et les attractions, dont l'idée première est empruntée à Képler. Outre +le vide profond de ces considérations absolues, il est clair qu'une +telle manière de procéder tend à faire radicalement disparaître tout ce +qui constitue l'admirable réalité de la découverte newtonienne, sa +parfaite harmonie mathématique avec les lois géométriques des mouvemens +célestes, seul fondement positif de la mécanique des astres. + +Considérons maintenant, d'une manière directe, l'établissement vraiment +rationnel de cette conception fondamentale, en réservant à l'analyse +transcendante sa grande et indispensable part dans une telle opération. + +Il est d'abord évident, comme je l'ai déjà indiqué, que la première loi +de Képler prouve, sans aucune incertitude et de la manière la plus +simple, que la force accélératrice de chaque planète est constamment +dirigée vers le soleil. On n'a pas besoin, pour s'en convaincre, de +recourir à la théorie dynamique des aires. Une figure très élémentaire +suffit à démontrer, comme l'a fait Newton, que la force accélératrice, +quelque énergique qu'on l'imagine, ne saurait altérer en rien la +grandeur de l'aire qui serait décrite, en un temps donné, autour du +soleil, par le rayon vecteur de l'astre, en vertu de sa seule vitesse +actuelle, si sa direction passe exactement par le soleil, tandis qu'elle +la changerait inévitablement dans toute autre supposition. Ainsi, la +constance de cette aire, première donnée générale de l'observation, +dévoile la loi de la direction. La principale difficulté du problème, +celle qui fait la gloire essentielle de Newton, consiste donc dans la +découverte, d'après les deux autres théorèmes astronomiques de Képler, +de la loi relative à l'intensité de cette action continuelle que nous +concevons dès lors exercée, sans nous enquérir de son mode, par le +soleil sur les planètes. + +Dans la première ébauche de sa conception, Newton a pris pour base la +troisième loi de Képler, en considérant d'abord les mouvemens comme +circulaires et uniformes, ce qui suffisait en commençant. L'action +solaire, dès lors égale et contraire à la force centrifuge de la +planète, devenait ainsi nécessairement constante aux divers points de +l'orbite, et ne pouvait varier qu'en passant d'une planète à une autre. +Les théorèmes d'Huyghens sur la force centrifuge dans le cercle, dont la +démonstration est presque élémentaire, conduisaient immédiatement à +saisir la loi de cette variation. Car, la force centrifuge étant, +d'après ces théorèmes, proportionnelle au rapport entre le rayon de +l'orbite et le quarré du temps périodique, elle variait évidemment d'un +astre à l'autre, inversement au quarré de sa distance au soleil, en +vertu de la constance, établie par Képler, du rapport entre le cube de +cette distance et ce même quarré du temps périodique, pour toutes les +planètes. Telle est la considération mathématique qui mit réellement +Newton, à l'origine de ses recherches, sur la voie de cette loi +fondamentale, à la simple indication de laquelle ne contribuèrent +nullement les raisonnemens métaphysiques antérieurs, dont il n'avait +même probablement alors aucune connaissance. + +Mais, quelque précieuse que fût l'ouverture donnée par cette première +approximation, le noeud essentiel de la difficulté n'en continuait pas +moins à subsister dans son intégrité. Car, il fallait surtout expliquer +comment cette loi sur la variation de l'action solaire s'accordait avec +la nature géométrique des orbites, découverte par Képler. À la vérité, +l'orbite elliptique présentait deux points remarquables, l'aphélie et le +périhélie, où la force centrifuge était encore directement opposée, et, +par conséquent, égale à l'action du soleil, dont le changement devait +naturellement y être, en même temps, plus prononcé. La courbure de +l'orbite était, évidemment, identique en ces deux points; cette action +se trouvait donc simplement mesurée, d'après ces mêmes théorèmes +d'Huyghens, par le quarré de la vitesse correspondante. Dès lors, un +raisonnement facile déduisait immédiatement de la première loi de +Képler, que le décroissement de l'action solaire, du périhélie à +l'aphélie, s'opérait encore inversement au quarré de la distance. Ainsi, +la loi indiquée par un premier rapprochement entre les diverses +planètes, se trouvait pleinement confirmée par une exacte comparaison +entre les deux positions principales de chacune d'elles. Mais tout cela +était encore évidemment insuffisant, puisque le mouvement elliptique +n'était nullement pris en considération. Toute autre courbe que +l'ellipse eût incontestablement donné le même résultat, à la simple +condition d'avoir, en ses deux sommets, une égale courbure. + +Ces deux considérations préliminaires sont, néanmoins, les seules +parties de la démonstration qui puissent être rendues vraiment sensibles +à toutes les intelligences qui n'ont, en mathématique, que des notions +purement élémentaires. Quant à la mesure de l'action solaire dans toute +l'étendue de l'orbite, qui constitue la portion essentielle et +réellement décisive de cette démonstration, l'analyse transcendante y +est absolument indispensable. En continuant à procéder dans le même +esprit, c'est-à-dire d'après la comparaison de l'action solaire à la +force centrifuge, la première a dès lors besoin d'être décomposée, en un +point quelconque, suivant la normale correspondante, avant de pouvoir +être appréciée par la seconde, qui ne lui est plus directement +antagoniste, et dont l'évaluation exige, d'ailleurs, la théorie exacte +de la courbure de l'ellipse. Par l'ensemble de ses découvertes, en +géométrie et en mécanique, qu'il lui eût suffi de combiner, le grand +Huyghens touchait certainement au principe de cette détermination +capitale. Mais enfin, il n'a point eu réellement l'idée de cette +combinaison: et, ce qu'on doit surtout remarquer, l'eût-il même conçue, +il n'aurait, sans doute, pu la suivre complètement qu'avec le secours de +l'analyse différentielle, dont nous savons que Newton est l'inventeur +aussi bien que Leïbnitz. + +À l'aide de cette analyse, on mesure facilement, et de diverses +manières, l'énergie de l'action solaire en tous les points de l'orbite, +et l'on reconnaît aussitôt qu'elle varie toujours inversement au quarré +de la distance, et qu'elle est indépendante de la direction. Enfin, le +même calcul démontre que sa valeur propre pour chaque planète, ramenée, +suivant cette loi, à l'unité de distance, est proportionnelle au rapport +entre le quarré du temps périodique et le cube du demi-grand axe de +l'ellipse; ce qui prouve exactement, d'après la troisième loi de Képler, +l'identité de cette valeur à l'égard de toutes les planètes, sur +lesquelles l'action du soleil ne change donc qu'en vertu de la seule +distance, quelles que soient les grandes différences de leurs +dimensions. C'est de là que Newton a déduit cette importante +conséquence, qui complète l'établissement de la loi fondamentale, que +l'action solaire est, en chaque cas, proportionnelle, à distance égale, +à la masse de la planète; de la même manière que, par l'identité de la +chute de tous les corps terrestres dans le vide, ou par l'exacte +coïncidence de leurs oscillations, on avait déjà constaté évidemment la +proportionnalité entre leurs poids et leurs masses. + +On voit ainsi comment les trois grandes lois de Képler ont concouru, +chacune pour sa part essentielle, à établir exactement, d'après les +règles de la mécanique rationnelle, cette loi fondamentale de la nature. +La première démontre la tendance continuelle de toutes les planètes vers +le soleil; la seconde fait connaître que cette tendance, la même en tous +sens, change avec la distance au soleil, inversement à son quarré; +enfin, la troisième apprend que cet effort, nullement spécifique, est +toujours simplement proportionnel, pour une même distance, à la masse de +chaque planète. Il serait sans doute inutile de prévenir expressément +que les lois de Képler ayant lieu exactement de la même manière, dans +les mouvemens des satellites autour de leurs planètes, il en résulte +nécessairement les mêmes conséquences dynamiques pour l'action continue +exercée par chaque planète sur chacun de ses satellites, en raison +directe de la masse de celui-ci, et en raison inverse du quarré de sa +distance à la planète. + +Afin de compléter cette démonstration capitale, Newton jugea sagement +qu'il devait reprendre, en sens inverse, l'ensemble de la question, en +déterminant, _à priori_, les mouvemens planétaires qui résulteraient +d'une telle loi dynamique. C'est ainsi que, par une intégration alors +difficile, il retomba complètement sur les lois de Képler, comme cela +devait être de toute nécessité. Indépendamment de cette utile +vérification mathématique, qui fournit d'ailleurs incidemment quelques +moyens de simplifier l'étude géométrique de ces mouvemens, cette analyse +inverse fit reconnaître que l'orbite aurait pu être, non-seulement une +ellipse, mais une section conique quelconque, ayant toujours le soleil +pour foyer. La nature de la courbe dépend uniquement de l'intensité de +la vitesse initiale, et nullement de sa direction; en sorte qu'un +certain accroissement déterminé, qui surviendrait tout à coup dans la +vitesse d'une planète, changerait son ellipse en une parabole, et plus +grand encore, en une hyperbole. Ainsi, les orbites devant être, par une +nécessité évidente, des courbes fermées, la figure elliptique est donc +la seule qui puisse réellement dériver de la loi newtonienne. + +Parmi les objections, aussi vaines qu'innombrables, que dut soulever à +son origine cette admirable découverte, et que reproduisent encore +quelquefois des esprits mal organisés, une seule mérite d'être ici +mentionnée, comme tendant à éclaircir la notion fondamentale, et comme +ayant beaucoup frappé autrefois, par son apparence très spécieuse, +plusieurs philosophes fort recommandables, entre autres le judicieux +Fontenelle. Elle est fondée sur la considération que si, pendant une +moitié de sa révolution, la planète se rapproche de plus en plus du +soleil, elle s'en éloigne évidemment toujours davantage dans l'autre +partie de l'orbite; ce qui semble impliquer une contradiction frappante +avec l'idée d'une tendance continuelle _vers_ le soleil. L'emploi du +malheureux mot _attraction_, beaucoup trop prodigué par Newton et par +presque tous ses successeurs, donnait à cette objection une nouvelle +apparence de solidité. Aussi quelques newtoniens n'avaient-ils pas +hésité d'abord à recourir, pour la résoudre, à cet expédient absurde, de +déclarer l'action solaire tantôt attractive et tantôt répulsive. Laplace +lui-même en a donné, ce me semble, une explication peu satisfaisante, +puisqu'elle se borne à reproduire, sous un autre point de vue, le fait +lui-même, en disant que la planète doit s'approcher du soleil, tant que +sa direction forme un angle aigu avec celle de l'action solaire, et s'en +éloigner quand cet angle devient obtus. Cette considération exige donc +un nouvel examen. + +Il faut reconnaître, avant tout, qu'elle ne saurait exercer la moindre +influence effective sur les calculs de la mécanique céleste, ce qui +explique qu'on s'en soit si peu inquiété. Car il n'importe guère aux +géomètres que l'action solaire soit, en réalité, attractive ou +répulsive, pourvu que la direction de la force accélératrice de la +planète, prolongée s'il le faut, vienne toujours passer exactement par +le soleil, ce que la première loi de Képler assure incontestablement. +Mais, néanmoins, le doute à cet égard donnerait un caractère trop +indécis à la conception fondamentale, pour qu'on ne doive pas le +dissiper entièrement. + +Afin de mettre l'objection dans un plus grand jour, il convient de +considérer le cas hypothétique d'une orbite parabolique ou hyperbolique, +qui nous montre l'astre, parti du périhélie, s'éloignant toujours et +indéfiniment du soleil, quoiqu'on puisse aisément prouver qu'il ne cesse +pas un seul instant de tendre _vers_ lui. En effet, on ne doit point +constater cette tendance en comparant la position actuelle de l'astre à +celle qu'il occupait auparavant, mais à celle qu'il occuperait au même +instant, en vertu de sa seule vitesse acquise, si l'action solaire +n'existait pas: c'est évidemment le seul moyen d'apprécier l'influence +réelle de cette action. Or, d'après ce principe, on voit clairement +qu'elle tend, dans tous les cas, à rapprocher l'astre du soleil, +puisqu'il s'en trouve toujours effectivement plus près, même avec une +orbite hyperbolique, que s'il eût continué son mouvement naturel suivant +la tangente. La vraie solution de l'objection se réduit donc à remarquer +que l'orbite est constamment concave vers le soleil: elle serait +évidemment insurmontable, si la trajectoire eût pu être convexe. On +rencontre ici la même circonstance que dans le mouvement ascensionnel +des bombes, que personne ne s'est jamais avisé d'attribuer à une +pesanteur suspendue ou renversée: le projectile, quoiqu'il s'élève, ne +cesse réellement de tomber, et tombe de plus en plus, comme dans sa +chute ordinaire, puisqu'il est continuellement, et toujours davantage, +au-dessous du lieu où l'aurait porté sa seule impulsion initiale, la +trajectoire étant constamment concave vers le sol. + +Dans l'exposition habituelle de la conception fondamentale de la +mécanique céleste, on néglige aujourd'hui beaucoup trop de considérer +les cas hypothétiques où il faut remonter de telle forme idéale des +orbites planétaires à telle autre loi correspondante de l'action +solaire, et réciproquement. Ce n'est pas uniquement pour mieux +caractériser sa théorie générale des forces centrales, qui eût été +suffisamment expliquée par l'analyse exacte du seul cas naturel, que +Newton s'est plu à développer avec tant de soin cette importante +considération. Il a probablement senti qu'une telle étude devait +réfléchir une nouvelle lumière sur le vrai caractère de la loi +effective, en faisant ressortir avec plus d'évidence ses conditions +essentielles. Rien n'est plus propre surtout à lui ôter cette apparence +d'absolu, qui résulte si fréquemment de l'exposition ordinaire, en +montrant combien il y aurait peu à changer aux orbites planétaires pour +que l'action solaire dût suivre nécessairement une loi toute +différente. Je dois me borner ici à mentionner à cet égard le cas le +plus remarquable et le plus instructif, parmi tous ceux que Newton a +envisagés. C'est celui de l'orbite elliptique, mais dont le soleil +occuperait le centre, au lieu du foyer. On trouve alors que l'action +solaire, au lieu d'être inversement proportionnelle au quarré de la +distance, varierait au contraire en raison directe de la distance +elle-même. Il serait impossible d'obtenir une plus grande opposition +dans les résultats pour une modification, aussi légère en apparence, à +l'hypothèse primitive; et cependant rien n'est mieux démontré. De bons +esprits, auxquels la mathématique est étrangère, pourraient même +envisager un tel défaut d'harmonie comme devant inspirer d'abord +quelques doutes raisonnables sur la réalité de la loi effective, surtout +en considérant que, les orbites planétaires étant presque circulaires, +il s'en faut de bien peu que le soleil n'en occupe le centre. Mais, j'ai +indiqué à dessein dans la leçon précédente, au sujet de la seconde loi +de Képler, les principales différences astronomiques des deux orbites, +pour montrer que leur opposition réelle, sous le simple point de vue +géométrique, est beaucoup plus prononcée qu'elle ne le semble au premier +aspect, tellement que jamais les astronomes n'ont pu s'y tromper, +quelque petites que soient les excentricités. En appréciant cette +comparaison, on reconnaîtra facilement, j'espère, que l'harmonie +générale et indispensable entre la considération géométrique et la +considération dynamique n'est pas plus altérée dans ce cas hypothétique +que dans tout autre. Mais, comme l'idée d'une orbite elliptique autour +du soleil pour centre, quelque opposée qu'elle soit à toutes nos +observations astronomiques, est fort loin, évidemment, de présenter +aucune absurdité intrinsèque, on aperçoit ainsi dans tout son jour la +profonde inanité nécessaire de tous les prétendus raisonnemens _à +priori_ par lesquels tant d'esprits se sont efforcés d'établir, +abstraction faite de l'analyse mathématique des phénomènes exactement +explorés, l'impossibilité absolue d'aucune autre loi que celle de +Newton, relativement à l'action du soleil sur les planètes[10]. Que +peuvent donc signifier tous ces vains projets de démonstrations +élémentaires, contre lesquels je m'élevais ci-dessus, où l'on ne tient +même aucun compte de la forme elliptique des orbites, et où, à plus +forte raison, on ne s'est jamais inquiété si le soleil occupe le foyer +plutôt que le centre qui en est tout près? + +Je me suis jusqu'ici soigneusement abstenu de qualifier, par aucun terme +spécial, la tendance continue des planètes vers le soleil, et des +satellites vers leurs planètes, dont l'existence et la loi ont été le +seul objet des considérations précédentes. Mais, si ces notions +suffisent pour que les phénomènes célestes soient désormais parfaitement +liés entre eux, et mathématiquement calculables, c'est surtout par une +autre propriété essentielle de la conception fondamentale de Newton +qu'ils sont réellement _expliqués_ dans le sens propre du mot, +c'est-à-dire compris, d'après leur exacte assimilation générale avec les +phénomènes si vulgaires que la pesanteur produit continuellement à la +surface de notre globe. Examinons maintenant ce complément indispensable +donné par Newton à sa sublime pensée. + + [Note 10: Il est même évidemment impossible, d'après + cela, d'expliquer réellement _à priori_ pourquoi un astre + tend nécessairement vers le soleil avec d'autant plus + d'énergie qu'il en est plus près, quelle que soit d'ailleurs + la loi mathématique de cette variation. Car, dans une telle + hypothèse, l'action solaire augmenterait, au contraire, + quand l'astre serait plus éloigné; en sorte que, s'il, en + est autrement, il faut l'attribuer uniquement à ce que le + soleil occupe le foyer et non le centre de l'ellipse. + Comment oserait-on, dès lors proclamer _évident à priori_, + le décroissement nécessaire de cette action à mesure que la + distance augmente, sans aucun égard à cette circonstance + caractéristique?] + +Si notre planète n'avait aucun satellite, cette comparaison capitale +serait évidemment impossible, comme manquant de base. Il eût fallu alors +nous contenter de calculer exactement les mouvemens célestes, d'après +les règles générales de la dynamique, sans pouvoir jamais les rattacher +à ceux qui s'exécutent journellement parmi nous. Quoique l'harmonie +universelle de notre monde devînt ainsi infiniment moindre, cette +conception n'en serait pas moins extrêmement précieuse. Mais l'existence +de la lune nous a rendu l'immense service philosophique de lier +intimement la mécanique du ciel à la mécanique terrestre, en nous +permettant de constater l'identité de la tendance continue de la lune +vers la terre avec la pesanteur proprement dite: ce qui a suffi pour +démontrer ensuite que l'action mutuelle des corps célestes n'était autre +chose que la pesanteur convenablement généralisée, ou, en sens inverse, +que la pesanteur ordinaire n'était qu'un cas particulier de cette +action. + +Ce rapprochement fondamental est susceptible d'un examen mathématique +qui ne saurait laisser aucune incertitude à cet égard. Car, d'après +l'analyse dynamique du mouvement de la lune, on connaît l'intensité de +l'action que la terre exerce sur elle, c'est-à-dire la quantité dont +elle tend à tomber vers le centre de notre globe en un temps donné, une +seconde par exemple. En regardant le mouvement comme circulaire et +uniforme, ce que Newton a d'abord jugé avec raison pleinement suffisant +ici, cette évaluation se fait aisément, d'après la règle d'Huyghens sur +la mesure de la force centrifuge; d'ailleurs, on peut aussi l'effectuer, +avec un peu plus de peine, en ayant égard au mouvement elliptique et +varié. Elle ne dépend que de données parfaitement connues, sur +lesquelles il ne peut y avoir aucune hésitation, le temps périodique de +la lune, sa distance à la terre, et enfin le rayon de la terre. Cela +posé, il suffit d'augmenter cette intensité primitive, inversement au +quarré de la distance, suivant la loi fondamentale, pour savoir ce +qu'elle deviendrait en supposant la lune placée tout près de la surface +de la terre, afin de la confronter avec l'intensité effective de la +pesanteur proprement dite, que nous savons être exactement la même dans +tous les corps grands et petits, et qui est mesurable, avec la dernière +précision, soit par l'observation directe de la chute des poids, soit +surtout par les expériences du pendule. L'identité ou la diversité de +ces deux nombres, décidera évidemment, en dernier ressort, pour ou +contre l'assimilation entre la tendance de la lune vers la terre et la +pesanteur. Or, l'exécution d'une telle comparaison établit la parfaite +coïncidence des deux résultats; d'où s'ensuit la démonstration +mathématique de cette assimilation. Telle est la marche profondément +rationnelle suivie à cet égard par Newton, sauf que, pour plus de +clarté, j'ai cru devoir l'indiquer en ordre inverse, ce qui est en soi +fort indifférent. L'histoire de ce beau travail nous présente une +anecdote très intéressante, qui caractérise fortement l'admirable +sévérité de la méthode philosophique constamment suivie, avec une si +sage énergie, par le grand Newton. On sait que, dans ses premières +recherches, il avait employé une valeur erronée du rayon de la terre, +déduite d'une mauvaise mesure exécutée un peu avant lui en Angleterre: +il en résultait une différence assez sensible entre les deux nombres qui +devaient parfaitement coïncider. Newton eut le rare courage +philosophique de renoncer, d'après cela seul et pendant long-temps, à +cette partie importante de sa conception générale, jusqu'à ce que Picard +eût enfin opéré la mesure exacte de la terre, qui permit à Newton de +constater la profonde justesse de sa pensée primitive. + +Cette identité entre la tendance de la lune vers la terre et la +pesanteur proprement dite présente sous un jour tout nouveau l'ensemble +de la conception fondamentale de la mécanique céleste. Elle nous montre +le mouvement des astres comme parfaitement semblable à celui des +projectiles, qui nous est si familier, et que, par cela seul, nous +devons trouver suffisamment compris, et propre à servir de type +d'explication. La seule différence réelle qu'il y ait entre eux résulte +simplement de ce que nos projectiles ne sont pas lancés d'assez loin, ni +assez énergiquement, pour que leur inégal éloignement du centre de notre +globe puisse manifester l'influence de la variation de la pesanteur +inversement au quarré de la distance. Projetés d'un peu plus haut et +avec un peu plus de force, ils circuleraient indéfiniment autour de nous +comme de petits astres (sauf la résistance de notre atmosphère), ainsi +que le fait la lune, ainsi que la terre elle-même et toutes les planètes +le font autour du soleil. C'est par là que l'astronomie tout entière est +devenue réellement une sorte de problème d'artillerie, beaucoup +simplifié par l'absence d'un milieu sensiblement résistant, mais +compliqué, à la vérité, par la variation et la pluralité des pesanteurs. + +En même temps que la notion mécanique fondamentale des mouvemens +célestes se trouvait ainsi considérablement éclaircie par l'assimilation +de la force qui les produit à la pesanteur ordinaire, la conception +générale de celle-ci a éprouvé, par une heureuse réaction nécessaire, un +immense perfectionnement, puisque la loi de sa variation, imperceptible +dans les phénomènes terrestres habituels, a été dès lors immédiatement +connue. L'homme avait conçu jusque là le poids d'un corps comme une +qualité rigoureusement inaltérable, suivant les expériences les plus +diverses et les plus précises, que ni le changement de forme, ni le +passage d'une constitution physique à une autre, ni aucune métamorphose +chimique, ni la différence même entre l'état de vie et l'état de mort, +ne pouvaient nullement modifier, tant que l'intégrité de la substance +était maintenue. C'était, en un mot, la seule notion qui pût présenter, +même aux philosophes les plus positifs, un véritable caractère d'absolu. +Ce caractère, qui devait sembler si indestructible, la conception +newtonienne est venue l'effacer entièrement d'un seul trait, en +montrant, avec une pleine évidence, que le poids d'un corps est au +contraire un phénomène purement relatif, non pas il est vrai aux +diverses circonstances dont on avait jusque alors analysé l'influence, +et qui effectivement ne l'altèrent en rien, mais à une autre à laquelle +on n'eût jamais pensé sans cela, tant elle eût paru devoir être +insignifiante, et qui seule le règle souverainement, la simple position +de ce corps dans le monde, ou, plus exactement, sa distance au centre de +la terre, indépendamment de la direction, au quarré de laquelle il est +toujours inversement proportionnel. Sans doute, une connaissance aussi +opposée à l'ensemble des idées humaines n'aurait pas même été jamais +cherchée directement, si la mécanique céleste ne l'eût, pour ainsi dire, +involontairement établie d'une manière invincible, en prouvant +l'identité mathématique de la pesanteur avec la force accélératrice des +astres, à l'égard de laquelle une telle loi de variation devenait +incontestable et évidente. Ainsi avertis, les physiciens ont pu vérifier +ensuite, par des expériences directes et irrécusables, en s'écartant +plus ou moins du centre de la terre, soit dans le sens vertical, soit +surtout dans le sens horizontal, la réalité de cette loi, même à la +surface de notre globe, où les différences qu'elle engendre sont trop +délicates à constater pour qu'on eût jamais pu les apprécier, si l'on +n'eût pas été certain d'avance qu'elles devaient exister. + +C'est afin d'énoncer brièvement cette assimilation fondamentale entre la +pesanteur et la force accélératrice des astres qu'on a créé le mot +heureux de _gravitation_, envisagé comme exactement synonyme de +pesanteur universelle, pour désigner l'action du soleil sur les +planètes, et de celles-ci sur leurs satellites. L'emploi de ce terme a +le précieux avantage philosophique d'indiquer strictement un simple fait +général, mathématiquement constaté, sans aucune vaine recherche de la +nature intime et de la cause première de cette action céleste ni de +cette pesanteur terrestre. Il tend à faire éminemment ressortir le vrai +caractère essentiel de toutes nos explications positives, qui +consistent, en effet, à lier et à assimiler le plus complètement +possible. Nous ne pouvons évidemment savoir ce que sont au fond cette +action mutuelle des astres, et cette pesanteur des corps terrestres: une +tentative quelconque à cet égard serait, de toute nécessité, +profondément illusoire aussi bien que parfaitement oiseuse; les esprits +entièrement étrangers aux études scientifiques peuvent seuls s'en +occuper aujourd'hui. Mais nous connaissons, avec une pleine certitude, +l'existence et la loi de ces deux ordres de phénomènes; et nous savons, +en outre, qu'ils sont identiques. C'est ce qui constitue leur véritable +_explication_ mutuelle, par une exacte comparaison des moins connus aux +plus connus. Pour le géomètre, qu'une longue et habituelle méditation a +profondément familiarisé avec le vrai mécanisme des mouvemens célestes, +la pesanteur terrestre est expliquée, quand il la conçoit comme un cas +particulier de la gravitation générale. Au contraire, c'est la +pesanteur qui fait comprendre la gravitation céleste au physicien +proprement dit, ainsi qu'au vulgaire, la notion lui en étant seule +suffisamment familière. Nous ne pouvons jamais aller réellement au-delà +de semblables rapprochemens. + +D'après ces principes élémentaires de la philosophie positive, je ne +saurais ici trop fortement blâmer l'usage irrationnel que l'on fait +encore si fréquemment du mot _attraction_, dans l'étude de la mécanique +céleste. Son emploi, qu'un simple artifice de langage eût toujours +permis d'éviter, est surtout devenu sans excuse depuis la formation du +mot _gravitation_. Quoique cette réserve du style ne doive sans doute +dégénérer jamais en une affectation puérile et pédantesque, il importe +infiniment que le discours maintienne inaltérable le vrai caractère +d'une conception positive aussi fondamentale. Or, le mot _attraction_ +tend, par lui-même, à jeter aussitôt l'esprit dans une direction vague +et anti-scientifique, par la prétention qu'il annonce inévitablement, +malgré tous les commentaires préalables, à caractériser le mode d'action +du soleil sur les planètes, et de la terre sur les poids, en le +comparant à l'effort par lequel nous tirons à nous, à l'aide d'un lien +quelconque, un objet éloigné: car tel est le sens de ce terme, ou il +n'en a aucun. Depuis un siècle que cette expression est usitée +scientifiquement, il me semble étrange qu'on n'ait pas encore nettement +senti qu'une telle comparaison n'est nullement propre, en n'y voyant +même qu'une image grossière, à donner aucune idée de l'action solaire ou +terrestre, dont elle tend, au contraire, à obscurcir la notion. Car, une +semblable métaphore ne pourrait avoir quelque utilité dans le discours +que si l'action effective de tirer était réellement influencée par la +distance, ce qui est évidemment absurde: qu'un objet soit à dix mètres +ou à cent, le même effort l'attirera vers nous exactement de la même +quantité, en négligeant du moins la masse et la raideur du lien. Comment +un tel mot serait-il donc propre à qualifier un phénomène qui, à une +distance décuple, est nécessairement cent fois moindre, sans qu'aucune +autre circonstance ait changé? Je ne vois, dans son emploi, qu'un grand +nombre d'inconvéniens majeurs, sans le moindre avantage réel. + +Il y a tout lieu de penser que cette idée inintelligible d'attraction +fut pour beaucoup dans l'opposition que rencontra si long-temps, surtout +en France, la conception newtonienne, dont l'étude approfondie n'avait +point encore démontré combien elle est au fond nécessairement +indépendante d'une telle notion. Elle devait, en effet, sous une +semblable forme, se présenter naturellement à nos penseurs comme +susceptible de faire rétrograder la philosophie, et de la ramener à +l'état métaphysique, en rétablissant ces qualités occultes que notre +grand Descartes avait, après tant d'efforts, si justement bannies. Telle +est aussi la principale objection que les cartésiens, parmi lesquels on +distingue l'illustre Jean Bernouilli et le sage Fontenelle, reproduisent +continuellement dans tous leurs écrits. Il n'est pas douteux, ce me +semble, que l'esprit français, éminemment clair et positif, n'ait ainsi +puissamment contribué, en résultat général de cette utile discussion, à +épurer le caractère primitif de la pensée fondamentale de Newton, en +détruisant l'apparence métaphysique qui altérait la réalité admirable de +cette sublime découverte. + +Pour compléter l'examen général de la loi de la gravitation, il faut +encore l'envisager sous un dernier aspect élémentaire, indispensable à +son entière explication mathématique. + +Nous avons jusqu'ici considéré l'action du soleil sur les planètes et de +celles-ci sur leurs satellites, sans avoir aucun égard aux dimensions +et aux formes de ces grands corps, et comme si tous étaient autant de +points. Mais, la proportionnalité bien constatée entre l'intensité de +cette action et la masse du corps qui l'éprouve, montre clairement +qu'elle ne s'exerce directement que sur les molécules, qui toutes y +participent indépendamment les unes des autres, et avec une égale +énergie, sauf la diversité des distances. La gravitation moléculaire est +donc seule réelle, et celle des masses n'en peut être que le résultat +mathématique. Celle-ci néanmoins peut seule être immédiatement +considérée, soit dans l'observation des phénomènes, soit dans l'étude +mathématique des mouvemens, qui exige indispensablement la conception +d'une force unique, au lieu de cette infinité d'actions élémentaires. De +là est résulté nécessairement une partie essentielle, quoique +préliminaire, de la mécanique céleste, celle qui a pour objet de +composer en une seule résultante toutes les gravitations mutuelles des +molécules de deux astres. Cette portion, aujourd'hui très étendue, a +été, comme toutes les autres, fondée par Newton, et les deux théorèmes +essentiels qu'il a primitivement établis à ce sujet, sont encore ce que +cette importante théorie présente de plus usuel. Ils reposent sur la +forme presque exactement sphérique de tous les astres. En supposant des +sphères parfaites, et composées de couches homogènes, dont la densité +varie d'ailleurs arbitrairement, Newton a découvert, par des +considérations géométriques extrêmement simples: 1º. que les +gravitations mutuelles de toutes les molécules d'une même couche sur un +point intérieur quelconque se détruisent nécessairement; 2º que la +gravitation totale d'un point extérieur vers les diverses molécules de +la sphère, est exactement la même que si la masse entière de cette +sphère était condensée à son centre; et qu'il en est par conséquent +ainsi de la gravitation mutuelle de deux sphères. Il en résulte +immédiatement la précieuse faculté de pouvoir traiter les corps célestes +comme des points, dans l'étude de leurs mouvemens de translation. Mais, +l'irrégularité effective de la figure des astres, quelque petite qu'elle +soit, a besoin d'être prise en considération dans la théorie de leurs +rotations, où ces théorèmes cessent d'être applicables. C'est même +seulement d'après cette différence que les géomètres ont pu expliquer, à +cet égard, plusieurs phénomènes importans, comme je l'indiquerai dans la +vingt-sixième leçon. Pour toute autre forme que la sphère, le problème +général se complique beaucoup, et les difficultés analytiques qu'il +présente ne sont encore habituellement surmontables que par +approximation, malgré l'importance des derniers perfectionnemens +introduits dans cette théorie, surtout par les travaux tout récens de +M. Jacobi. Enfin la solution parfaitement exacte exigerait évidemment la +connaissance de la vraie loi de la densité dans l'intérieur des astres, +qu'on ne peut guère envisager comme susceptible d'être jamais réellement +obtenue. + +La loi générale de l'égalité constante et nécessaire entre la réaction +et l'action, qui est une des trois bases physiques essentielles de la +mécanique rationnelle, comme je l'ai établi dans la philosophie +mathématique, montre évidemment, sans aucune explication spéciale, que +la gravitation est essentiellement mutuelle, en sorte que le soleil pèse +vers chaque planète, et les planètes vers leurs satellites. Quoique +l'extrême inégalité des masses doive rendre naturellement les effets de +cette pesanteur inverse fort difficiles à constater, à cause de leur +excessive petitesse par rapport aux mouvemens principaux, j'indiquerai +néanmoins, dans les deux leçons suivantes, comment la mécanique céleste +les a mis en évidence à l'égard de divers phénomènes secondaires. + +Quant à la gravitation des planètes les unes vers les autres, elle était +sans doute naturellement indiquée par la seule exposition de la +conception fondamentale. Mais il faut reconnaître, ce me semble, +qu'elle n'a été mathématiquement démontrée que lorsque les successeurs +de Newton en ont déduit l'explication exacte des perturbations +effectives qu'éprouve le mouvement principal des planètes, comme +l'indiquera la vingt-sixième leçon. Dès que ce résultat capital a été +obtenu, cette gravitation secondaire s'est trouvée établie d'une manière +aussi positive que la gravitation principale. + +C'est ainsi que l'analyse approfondie des phénomènes célestes a +irrévocablement prouvé, dans toutes ses diverses parties, cette grande +loi fondamentale, résultat le plus sublime de l'ensemble de nos études +sur la nature: _Toutes les molécules de notre monde gravitent les unes +vers les autres, proportionnellement à leurs masses, et inversement aux +quarrés de leurs distances._ + +Je croirais méconnaître profondément le vrai caractère de cette +admirable conception, qui n'est que l'exacte représentation d'un fait +général, si je l'étendais aussitôt, comme on ne craint pas +habituellement de le faire, aux phénomènes les plus généraux de +l'univers, relatifs à l'action mutuelle des divers systèmes solaires. +Qu'on le suppose par simple analogie, et en attendant des renseignemens +directs, qui, si jamais ils arrivent, prouveraient peut-être le +contraire, je n'y vois sans doute aucun inconvénient. Ce procédé me +paraît même très philosophique, comme devant nécessairement hâter à cet +égard les découvertes réelles, si elles sont effectivement possibles. +Mais, regarder témérairement une telle extension comme aussi certaine +que la gravitation intérieure de notre monde, c'est, à mon avis, altérer +autant que possible la nature de nos vraies connaissances, en confondant +ce qu'il y a de véritablement positif avec ce qui sera peut-être +toujours essentiellement conjectural. En procédant ainsi, on obéit +encore, à son insu, à cette tendance métaphysique vers les connaissances +absolues, dont l'esprit humain a eu tant de peine à s'affranchir. Sur +quoi est fondée la réalité de la gravitation newtonienne? Uniquement +sans doute sur sa relation avec les phénomènes, à défaut de laquelle ce +ne serait qu'un admirable jeu d'esprit. Or, dans la considération de +l'_univers_, il n'y a pas encore de phénomènes exactement observés et +mesurés, à plus forte raison, aucune loi géométrique comparable à celles +de Képler: quelle serait donc alors la base de nos conceptions +dynamiques, qui n'auraient rien à interpréter? Je n'ignore pas que, dans +les mouvemens relatifs de quelques étoiles doubles, on a cru reconnaître +depuis peu les ellipses de Képler: je le désire vivement, mais sans en +être jusqu'ici bien convaincu. Les mesures sont encore tellement +délicates dans ce genre d'observations, que leur précision ne saurait +être garantie, à l'abri de toute prévention, au degré où l'exigerait une +semblable conclusion. Si quelque astronome y avait bien cherché les +orbites elliptiques où l'astre principal occupe le centre au lieu du +foyer, ou le milieu entre ces deux points, etc., ne serait-il point +peut-être parvenu à les y rencontrer? Et dès lors, cependant, la loi de +gravitation eût été, comme on sait, absolument opposée[11]. D'ailleurs, +en admettant la parfaite réalité de ces résultats, qui, dans toute +hypothèse, n'en sont pas moins fort précieux, ils ne constituent +évidemment qu'un cas extrêmement particulier, encore impropre à motiver +suffisamment une conclusion vraiment universelle. Je crois donc devoir +maintenir, en mécanique céleste, comme je l'ai déjà fait en géométrie +céleste, la séparation tranchée que je me suis efforcé de rendre +sensible, entre la notion de monde et celle d'univers, et la restriction +fondamentale que j'ai tâché d'établir, pour nos études vraiment +positives, à la seule considération des phénomènes intérieurs de notre +système solaire. Il est d'ailleurs évident que j'indique ici une simple +suspension de jugement; car, je suis loin d'avoir aucun motif direct +pour que la loi de la gravitation cesse d'être vraie dans l'action +mutuelle des soleils; ce qui ne saurait être, pour moi, une raison de +l'y étendre positivement, si ce n'est comme moyen artificiel +d'investigation. Malgré le fameux principe de la raison suffisante, +l'absence de motifs de nier ne constitue certainement point le droit +d'affirmer, sans aucune preuve directe. Les notions absolues me semblent +tellement impossibles, que je n'oserais même nullement garantir, quelque +vraisemblance que j'y voie, la perpétuité nécessaire et inaltérable de +la théorie de la gravitation, restreinte à l'intérieur de notre monde, +si l'on venait un jour, ce qu'il est au reste bien difficile d'admettre, +à perfectionner la précision de nos observations actuelles autant que +nous l'avons fait comparativement à celles d'Hipparque. Mais, quand même +cela pourrait jamais arriver, et qu'il fallût alors construire une autre +loi de gravitation, il resterait éternellement vrai, de toute nécessité, +que la loi actuelle satisfait aux observations en se contentant de la +précision des secondes, angulaires ou horaires, propriété qui suffit +pleinement sans doute à nos besoins réels. C'est ainsi que, malgré la +nature nécessairement relative de nos connaissances positives, nos +théories présentent, au milieu de leurs variations inévitables, et par +leur subordination même aux faits observés, un caractère fondamental de +stabilité réelle, propre à prévenir la vacillation de nos intelligences: +comme je l'ai déjà indiqué ailleurs, au sujet de la figure de la terre. + + [Note 11: Je regretterais profondément d'exciter ainsi + le moindre doute sur l'exactitude et la sagacité des + astronomes dont la constance à poursuivre des observations + aussi délicates et aussi pénibles mérite assurément tous nos + respects. Mais peut-être n'ont-ils pas, avant tout, assez + réfléchi au degré de précision tout particulier + qu'exigeraient de telles déterminations pour motiver une + conséquence dynamique solidement fondée. L'immense + éloignement de ces orbites, dont les rayons n'ont jamais + qu'une étendue angulaire de quelques secondes, ne nous + interdit-il point, de toute nécessité, d'apporter dans + l'étude mathématique de leur figure les précautions + indispensables qui ont été possibles à l'égard de nos + orbites planétaires?] + +Telles sont les considérations essentielles que je devais présenter sur +la loi fondamentale de la gravitation, avant de passer à l'examen +philosophique de l'immense perfectionnement qu'elle a introduit dans la +connaissance effective des phénomènes intérieurs de notre monde, surtout +en dévoilant la véritable règle de leurs anomalies apparentes. On a dû +remarquer, dans cette exposition, combien la conception newtonienne, +abstraction faite des notions infiniment précieuses qu'elle nous a +directement procurées, a perfectionné notre marche philosophique, +combien elle a avancé l'éducation générale de la raison humaine. + +Jusque alors l'esprit humain n'avait pu s'élever, dans la personne de +notre grand Descartes, à une conception mécanique des phénomènes +généraux, qu'en créant, sans aucune base positive, une vaste hypothèse +sur leur mode de production. Cet ébranlement énergique était, sans +doute, indispensable, comme je l'établirai spécialement dans la dernière +partie de cet ouvrage, pour dégager définitivement notre intelligence +des voies métaphysiques, qui l'avaient si long-temps poussée à la vaine +recherche des notions absolues. Mais l'empire trop prolongé d'une telle +conception eût entravé profondément le développement de l'esprit humain, +en lui faisant user ses forces à la poursuite de théories +essentiellement arbitraires. L'action philosophique de la découverte +newtonienne est venue le lancer dans la véritable direction positive, +susceptible d'un progrès réel et indéfini. Elle a soigneusement conservé +de Descartes l'idée fondamentale d'un mécanisme; mais en écartant +définitivement, comme radicalement inaccessible à nos moyens, toute +enquête de l'origine et du mode de production. Elle a montré, par un +exemple admirable, comment, sans pénétrer dans l'essence des phénomènes, +nous pouvions parvenir exactement à les lier et à les assimiler, de +manière à atteindre, avec autant de précision que de certitude, le +véritable but définitif de nos études réelles, une juste prévision des +événemens, que des conceptions _à priori_ sont nécessairement incapables +de procurer. + + + + +VINGT-CINQUIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur la statique céleste. + +Avant l'admirable découverte de Newton, les phénomènes célestes étaient +liés entre eux, à un certain degré, par les trois grandes lois de +Képler. Mais cette liaison, quoique infiniment précieuse, était +nécessairement fort imparfaite; car elle laissait entièrement +indépendans les uns des autres les phénomènes qui se rattachaient à deux +lois différentes. La réduction de ces trois divers faits généraux à un +fait unique et encore plus général, a établi, au contraire, parmi tous +les phénomènes intérieurs de notre monde, une harmonie rigoureusement +universelle, qui permet toujours d'apercevoir exactement, d'une manière +plus ou moins indirecte, la relation intime et nécessaire de deux +quelconques d'entre eux, constamment rattachés désormais à une théorie +commune, qui les lie en outre à nos principaux phénomènes terrestres. +C'est ainsi que la science astronomique a enfin acquis la plus haute +perfection spéculative dont nos études soient jamais susceptibles, +l'entière systématisation mathématique de toutes ses diverses parties; +en sorte qu'il n'y aurait rien à gagner, sous ce rapport, à découvrir un +principe encore plus étendu, quand même un tel espoir ne devrait pas +être regardé comme éminemment chimérique. + +On ne connaîtrait donc pas convenablement la conception fondamentale de +la mécanique céleste en se bornant à l'envisager en elle-même, ainsi que +nous avons dû le faire dans la leçon précédente. Afin d'en sentir +dignement toute la valeur philosophique, il est indispensable de +caractériser maintenant, sous ses divers aspects principaux, +l'application de la théorie de la gravitation à l'explication +mathématique des phénomènes célestes et au perfectionnement de leur +étude. Tel est l'objet spécial de cette leçon et de la suivante. + +Pour faciliter cet aperçu général, je crois utile de transporter ici la +distinction élémentaire que j'ai établie dans l'examen de la géométrie +céleste, entre les phénomènes propres à chaque astre envisagé comme +immobile, et ceux qui concernent ses divers mouvemens. Cette division +est sans doute, en mécanique céleste, plus astronomique que +mathématique; car les deux genres de questions ne présentent point +d'ailleurs des différences bien tranchées quant à leur degré de +difficulté, ni quant à la nature des considérations employées, toujours +nécessairement relatives à une même pensée fondamentale. Mais elle me +paraît propre à éclaircir cette importante exposition, en la rendant +plus méthodique que ne le permet l'ordre essentiellement arbitraire +qu'on y suit ordinairement. La leçon actuelle sera consacrée aux +phénomènes statiques, et la suivante aux phénomènes dynamiques. + +La détermination des masses de nos différens astres est aussi +fondamentale, en mécanique céleste, que celle de leurs distances en +géométrie céleste, puisque, sans elle, on ne pourrait évidemment se +former aucune idée exacte de leur gravitation mutuelle. Une telle +connaissance présente en même temps la manifestation la plus saillante +des ressources générales que la théorie de la gravitation nous a +procurées pour obtenir à l'égard des astres des notions entièrement +nouvelles, qui devaient jusque alors nous paraître, quoique à tort, +radicalement inaccessibles. Essayons de caractériser successivement les +trois procédés principaux qu'on applique à cette importante recherche, +et qui diffèrent beaucoup, soit en généralité, soit en simplicité. + +Le moyen le plus général, le seul même qui soit réellement applicable à +tous les cas, mais aussi celui dont l'emploi est le plus difficile, +consiste à analyser, aussi exactement que possible, la part spéciale de +chaque astre dans les perturbations qu'éprouve le mouvement principal +d'un autre, en translation ou en rotation. Cette influence ne dépend +évidemment que de deux élémens, la distance et la masse de l'astre +considéré. Le premier est bien connu; et le second, qui est constant, +étant introduit dans le calcul comme un coefficient indéterminé, sa +valeur pourra être appréciée par la comparaison du résultat avec les +observations directes. Malheureusement, dans l'état présent de la +mathématique abstraite, l'analyse des perturbations ne saurait être, par +sa nature, que simplement approximative, comme l'indiquera la leçon +suivante. Il est surtout extrêmement difficile d'isoler, dans chaque +perturbation totale, ce qui tient spécialement à l'action de tel astre +proposé; quelque soin qu'on apporte dans le choix des divers +dérangemens, on ne parvient guère à établir cette séparation d'une +manière aussi précise que l'exigerait une semblable détermination. Aussi +les astronomes et les géomètres sont-ils loin de compter autant +jusqu'ici sur les masses qui n'ont pu être obtenues que par cette +méthode, que sur celles qui ont permis l'application des autres +procédés. + +Tel était à cet égard l'état de la mécanique céleste, lorsque, dans ces +dernières années, M. Poinsot a imaginé pour ces évaluations +fondamentales un moyen parfaitement rationnel, le plus direct et le +plus sûr de tous, quoique, par sa nature, son emploi exige +malheureusement beaucoup de temps[12]. Au lieu de se borner à démêler +péniblement dans les diverses perturbations naturelles l'influence +détournée et peu distincte de chaque masse envisagée séparément, M. +Poinsot propose de déterminer désormais toutes les masses à la fois, par +l'examen d'un nouveau genre de perturbations, en quelque sorte +artificielles, spécialement adaptées à un tel usage, et les seules qui +observent nécessairement entre elles une relation invariable, aussi +simple que rigoureuse. Il s'agit des changemens que l'action mutuelle +des astres de notre monde fait subir aux aires décrites en un temps +donné par leurs rayons vecteurs autour du centre de gravité général. On +sait, d'après la mécanique rationnelle, que parmi ces diverses +variations il s'opère nécessairement une telle compensation, que la +somme algébrique de toutes ces aires, projetées en un instant quelconque +sur un même plan d'ailleurs arbitraire, et multipliées chacune par la +masse correspondante, demeure rigoureusement invariable. Ainsi, en +comparant entre eux les divers états du ciel à des époques suffisamment +distinctes, l'égalité mutuelle de toutes ces sommes peut fournir, dans +la suite des temps, autant d'équations qu'on voudra, propres à faire +connaître, si l'on a eu soin d'en former le nombre convenable, les +valeurs des différentes masses, seules inconnues qu'elles contiennent, +puisque les aires sont d'ailleurs exactement mesurables, d'après les +positions et les vitesses effectives des astres considérés. + + [Note 12: Voyez le beau Mémoire de ce grand géomètre sur + la vraie théorie du _plan invariable_, maintenant annexé à + la dernière édition de sa _Statique_.] + +Indépendamment de sa rationnalité parfaite et de son entière généralité, +cette méthode présente un caractère philosophique bien remarquable, en +ce que, comme l'indique avec raison M. Poinsot, elle rend l'évaluation +des masses relatives de tous les astres de notre monde entièrement +indépendante de la loi de gravitation, suivant l'esprit de la théorie +des aires, ce que jusque alors aucun géomètre n'eût jamais jugé +possible. Il en résulte d'ailleurs que les résultats ne sont plus +affectés des approximations relatives à cette loi dans les calculs +ordinaires de la mécanique céleste. + +On doit vivement regretter que la nature de cette méthode ne permette +point son application immédiate, ne fût-ce que pour obtenir, par la +confrontation de ses résultats avec ceux déjà connus, une des +confirmations les plus décisives de la théorie de la gravitation. Mais +la nécessité évidente d'attendre que toutes les aires individuelles +aient assez varié pour rendre significative la comparaison de leurs +sommes, exige un intervalle considérable entre les époques successives, +dont le nombre dépend d'ailleurs de celui des masses cherchées. Le temps +total doit même être d'autant plus grand que, d'après la rectification +importante apportée par M. Poinsot à la théorie générale des aires, il +est mathématiquement indispensable de prendre en considération celles +qui résultent des rotations, comme je l'indiquerai plus tard au sujet du +plan invariable. Cette obligation, en introduisant dans les équations +les divers momens d'inertie, tendrait à doubler le nombre des époques +nécessaires pour obtenir des résultats parfaitement rigoureux; mais en +procurant, à la vérité, une nouvelle détermination essentielle, qui +devait sembler d'abord encore plus inaccessible que celle des masses. +Les observations suffisamment précises sont encore si peu anciennes que +le passé nous offrirait à cet égard un bien petit nombre d'équations, en +sorte qu'un tel procédé ne deviendrait entièrement applicable, sans +aucun auxiliaire, que dans un avenir assez lointain. Je n'ai pas cru +néanmoins pouvoir me dispenser d'indiquer cette méthode générale et +directe, dont le caractère spéculatif est si parfait. On doit +reconnaître d'ailleurs qu'en la réservant pour les masses qui ne sont +pas encore bien connues d'une autre manière, et en négligeant d'abord +les termes peu influens, le temps nécessaire à son application effective +se trouverait notablement abrégé[13]. + + [Note 13: Cette méthode de M. Poinsot me fait naître + l'idée d'un nouveau moyen rationnel, analogue au précédent, + pour déterminer simultanément les masses de tous les astres + de notre monde, d'après un autre théorème fondamental de + mécanique rationnelle, la conservation nécessaire du + mouvement du centre de gravité de l'ensemble de ces astres, + quelles que puissent être les perturbations provenant de + leur action mutuelle. Il en résulte la constance, à une + époque quelconque, de la somme des produits de toutes les + diverses masses par les vitesses correspondantes, + décomposées suivant une même droite arbitraire; ce qui peut + fournir autant d'équations qu'on voudra comparer d'époques. + Dans l'estimation de ces produits pour les différentes + molécules de chaque astre, il est clair, quant à la + translation, qu'on pourrait traiter l'astre comme condensé à + son centre de gravité, d'après la propriété fondamentale de + ce point; et, quant à la rotation, cette même propriété + indique qu'il n'y aurait pas lieu à la considérer, puisque + l'ensemble des produits qui en résulteraient serait + nécessairement nul pour l'astre entier. Ce procédé me + semblerait donc plus simple que celui fondé sur le théorème + des aires: il exigerait moins d'équations, et par suite + beaucoup moins de temps pour son application complète, en ne + procurant point, il est vrai, l'évaluation des momens + d'inertie, indispensable à la détermination du plan + invariable. La durée totale de l'opération serait d'autant + moindre, que les vitesses varient avec plus de rapidité que + les aires, ce qui permettrait de rapprocher davantage les + époques comparatives d'observation.] + +Après le procédé général fondé sur l'analyse des perturbations, soit +sous sa forme ordinaire, soit avec la modification si heureusement +imaginée par M. Poinsot, le moyen le moins restreint pour évaluer les +masses des astres de notre monde, est celui que Newton créa, dès +l'origine, à l'égard des planètes pourvues d'un satellite. La méthode, +aussi simple qu'immédiate, consiste à comparer le mouvement du +satellite autour de la planète, au mouvement de celle-ci autour du +soleil. On sait que, dans chacun d'eux, la gravitation exercée par +l'astre central, et qui doit être en raison de sa masse, est +proportionnelle au rapport entre le cube du demi-grand axe de l'orbite +et le quarré du temps périodique, en ramenant l'action, suivant la loi +ordinaire, à l'unité de distance. Ainsi, il suffit de comparer entre +elles les deux valeurs bien connues que prend cette fraction dans les +deux cas, pour obtenir aussitôt le rapport des masses du soleil et de la +planète. À la vérité, on néglige alors nécessairement la masse de la +planète vis-à-vis de celle du soleil, ou au moins du satellite envers la +planète. Mais l'erreur qui en résulte est trop peu importante, dans +presque tous les cas de notre monde, pour que le degré de précision +auquel nous pouvons réellement prétendre à l'égard des masses +planétaires en soit sensiblement affecté. La masse de Jupiter, +déterminée ainsi par Newton, n'a reçu qu'un très léger changement des +divers moyens qu'on a pu y appliquer depuis; et encore la différence +tient-elle, presqu'en totalité, à ce que les données du procédé +newtonien sont aujourd'hui mieux connues. + +Enfin, la méthode la plus simple et la plus directe de toutes, mais +aussi la plus particulière, puisqu'elle est nécessairement bornée à la +planète qu'habité l'observateur, consiste à évaluer les masses relatives +par la comparaison des pesanteurs qu'elles produisent. Si la masse d'un +astre bien connu était exactement déterminée, elle permettrait +évidemment d'apprécier l'énergie de la pesanteur à sa surface, ou à une +distance quelconque donnée: donc, réciproquement, la mesure directe de +cette intensité suffira pour estimer la masse. Ainsi, les expériences du +pendule ayant mesuré, avec la dernière précision, la pesanteur +terrestre; en la diminuant, inversement au quarré de la distance, on +saura quelle serait sa valeur à la distance dit soleil; et l'on n'aura +dès lors qu'à la comparer avec la quantité, préalablement bien connue, +qui exprime l'action du soleil sur la terre, pour trouver immédiatement +le rapport de la masse de la terre à celle du soleil. Envers toute autre +planète, ce serait, au contraire, l'évaluation de sa masse qui +permettrait seule l'estimation de la gravité correspondante. Ce procédé +n'est, en réalité, qu'une modification du précédent, où la chute du +satellite se trouvait être au fond indirectement évaluée, au lieu de +résulter d'une expérience immédiate, qui permet sans doute un peu plus +de précision, surtout à cause de la masse du satellite, relativement à +celles qui nous servent à mesurer la pesanteur. + +L'ensemble de tous ces divers moyens étant applicable à la terre, sa +masse comparée à la masse solaire, unité naturelle à cet égard, doit +être regardée comme la mieux connue de notre monde. La masse de la lune, +et surtout celle de Jupiter, sont aujourd'hui estimées presque aussi +parfaitement; viennent ensuite les masses de Saturne et d'Uranus; on +compte moins sur les trois autres déjà évaluées, celles de Mercure, de +Vénus et de Mars, quoique l'incertitude ne puisse pas y être très +grande. On ignore presque entièrement les masses des quatre planètes +télescopiques, et surtout celles des comètes, ce qui tient à leur +extrême petitesse, qui ne leur permet aucune influence appréciable sur +les perturbations. Ce caractère est particulièrement remarquable à +l'égard des comètes, qui, dans leur course allongée, passent fréquemment +dans le voisinage de forts petits astres, comme les satellites de +Jupiter et de Saturne, sans y produire aucun dérangement perceptible. +Quant aux satellites, en exceptant la lune, on ne connaît encore que les +valeurs approchées des masses de ceux de Jupiter. + +Aucune exacte comparaison générale des résultats obtenus n'a pu +jusqu'ici faire apercevoir entre eux une harmonie quelconque. La seule +circonstance essentielle qu'ils présentent est l'immense supériorité de +la masse du soleil à l'égard de tout le reste de notre monde, dont la +masse, même réunie, en fait à peine la millième partie. On devait +évidemment s'y attendre, du moins à un certain degré, quoique rien +n'indiquât directement une aussi grande disproportion, si ce n'est la +petitesse des perturbations planétaires, qui en dépend essentiellement. +Du reste, à partir du soleil, on voit alterner, sans aucun ordre +sensible, des masses tantôt décroissantes, tantôt croissantes. On avait +pensé d'abord, conformément à une supposition _à priori_ de Képler, que +les masses étaient régulièrement liées aux volumes (d'ailleurs +irréguliers eux-mêmes, comme nous l'avons remarqué); en sorte que les +densités moyennes fussent continuellement moindres en s'éloignant du +soleil, en raison inverse des racines quarrées des distances. Mais, +indépendamment de cette loi numérique, qui ne s'observe jamais +exactement, le simple fait du décroissement des densités présente +quelques exceptions, entre autres pour Uranus. On ne saurait d'ailleurs +lui assigner aucun motif rationnel. + +Tels sont, en aperçu, les divers moyens que possède aujourd'hui +l'astronomie, quant à l'évaluation relative des différentes masses qui +composent notre système solaire. Mais, pour compléter cette connaissance +fondamentale, il reste à indiquer comment on a pu rapporter enfin toutes +ces masses à nos unités de poids habituelles, par l'importante +détermination directe du véritable poids total de la terre, qui +constitue une des applications les plus simples et les plus +intéressantes de la théorie générale de la gravitation. + +Bouguer est le premier qui ait aperçu distinctement la possibilité d'une +telle évaluation, en reconnaissant, dans sa célèbre expédition +scientifique au Pérou, l'influence du voisinage des grosses montagnes +pour altérer légèrement la direction de la pesanteur. On conçoit en +effet, d'après la loi fondamentale de la gravitation, qu'une masse +considérable, envisagée comme condensée en son centre de gravité, peut, +quand le fil-à-plomb s'en trouve très rapproché, déterminer en lui, à +raison de cette proximité, une gravitation secondaire, extrêmement +petite sans doute vis-à-vis de celle de l'ensemble de la terre, mais +néanmoins perceptible, qui le fasse dévier vers elle d'une quantité +presque insensible, susceptible cependant d'être mesurée par des +observations très délicates sur la comparaison de sa direction effective +avec la verticale naturelle du lieu, préalablement bien connue. Cette +déviation étant exactement appréciée, l'équation d'équilibre facile à +établir entre l'action de la montagne et celle de la terre doit +permettre d'en déduire le rapport des deux masses, et par suite la +valeur de la masse terrestre, d'après le poids de la montagne, puisque +toutes les autres quantités que renferme cette équation sont déjà +évidemment données. Les observations astronomiques ne pouvaient pas être +assez précises à l'époque de Bouguer pour que ce procédé fut dès lors +réellement applicable, tant est minime la déviation sur laquelle il +repose. Mais un demi-siècle après, Maskelyne parvint à constater, en +Écosse, une altération de cinq à six secondes dans la direction +naturelle de la pesanteur, et Hutton en déduisit le poids de la terre +égal à 4-1/8 fois celui d'un pareil volume d'eau distillée à son +_maximum_ de densité. Toutefois, un tel procédé présente évidemment, +outre la petitesse de la déviation, une source notable d'incertitude, +dans l'impossibilité de connaître avec assez d'exactitude le poids de la +montagne, qui ne peut être que grossièrement obtenu d'après son volume. + +Quand Coulomb eut créé sa célèbre balance de torsion, destinée à la +mesure précise des plus petites forces quelconques, Cavendish conçut la +possibilité de déterminer beaucoup plus exactement la masse de la terre +en la comparant, à l'aide de cet appareil, à des masses artificielles, +susceptibles d'être parfaitement connues. C'est ainsi que, dans +l'immortelle expérience qu'il imagina, il parvint à rendre sensible +l'action de deux sphères de plomb sur un petit pendule horizontal, dont +les oscillations, comparées à celles que produit la pesanteur, +permettaient de déterminer mathématiquement, avec une précision +remarquable, le rapport de la masse de ces sphères à celle de la terre. +Par ce procédé bien plus parfait, Cavendish trouva la densité moyenne de +notre globe égale à 5-1/2 fois celle de l'eau; d'où l'on peut déduire, +si on le juge à propos, le vrai poids de la terre en kilogrammes ou en +tonneaux. + +Indépendamment de l'importance d'une telle détermination, pour faire +connaître les masses et les densités effectives de tous les astres de +notre monde, ce qui est peu utile en astronomie, où l'on n'a besoin que +de leurs rapports, ce résultat présente la propriété essentielle de nous +fournir, sur la constitution intérieure de notre globe, une première +donnée générale, qui, fort incomplète sans doute, n'en est pas moins +infiniment précieuse, en vertu de son incontestable positivité, qui peut +déjà suffire à exclure plusieurs conjectures hasardées. En effet, la +densité moyenne de la terre étant, d'après cette mesure, très supérieure +à la densité des couches qui composent sa surface, formée d'eau en si +grande partie, il est indispensable que les couches deviennent, en +général, de plus en plus denses, en se rapprochant du centre, sauf les +irrégularités accidentelles, ce qui est d'ailleurs parfaitement en +harmonie avec l'indication mathématique de la mécanique céleste à +l'égard de toutes les planètes, comme nous le mentionnerons ci-après. +Une conjecture quelconque sur la structure interne de la terre est donc +désormais assujettie à cette indispensable condition, en sorte que +celles qui n'y satisferaient pas, en supposant vide par exemple +l'intérieur du globe, seraient, par cela même, radicalement fausses. +Mais, ce renseignement, le seul réel qui existe encore à cet égard, est +malheureusement très imparfait; car il ne donne évidemment aucun indice, +même sur l'état physique des couches internes, qu'on pourrait supposer +liquides et peut-être gazeuses, aussi bien que solides, sans que cette +condition fût effectivement violée. + +La seconde grande détermination statique que nous devions caractériser +dans la mécanique céleste, concerne l'importante et difficile étude +mathématique de la figure des astres, envisagée comme déduite de la +théorie générale de leur équilibre, indépendamment d'aucune mesure +géométrique. + +Si la terre, ou toute autre planète, avait toujours été dans l'état de +consistance que nous observons, la mécanique céleste n'aurait évidemment +aucune base pour déterminer _à priori_ sa figure, puisque l'équilibre +d'un système solide est certainement compatible avec une forme +extérieure quelconque. C'est pourquoi les géomètres, afin d'étudier la +figure des astres d'après les règles générales de la statique, ont dû +les supposer antérieurement fluides, du moins à la surface, ce qui ne +permet plus l'équilibre qu'avec certaines formes spéciales. L'accord +remarquable des principaux résultats de cette hypothèse indispensable +avec l'ensemble des observations directes, a démontré ensuite la +justesse d'une conjecture indiquée d'ailleurs, surtout envers la terre, +par beaucoup d'autres phénomènes. + +En considérant ainsi la question d'une manière générale, il est d'abord +évident que, si les astres n'avaient aucun mouvement de rotation, la +figure parfaitement sphérique conviendrait à l'équilibre de leurs +molécules, puisque la pesanteur, dès lors constamment dirigée au centre, +serait toujours perpendiculaire aux couches de niveau, pourvu qu'on les +supposât homogènes, et que la densité variât seulement de l'une à +l'autre, suivant une loi d'ailleurs arbitraire. Mais on conçoit aisément +que la force centrifuge engendrée par la rotation doit nécessairement +modifier cette forme primitive, en altérant plus ou moins soit la +direction, soit l'intensité de la pesanteur proprement dite. + +Sous le premier point de vue, qui est celui d'Huyghens, il est facile de +constater que si la terre, par exemple, était exactement sphérique, la +force centrifuge écarterait sensiblement le fil-à-plomb de la direction +perpendiculaire à la surface. Cette déviation, nécessairement nulle au +pôle, où la force centrifuge n'existe pas, et à l'équateur, où elle agit +suivant la même droite que la pesanteur, atteindrait son _maximum_ vers +quarante-cinq degrés de latitude, où elle devrait être d'environ six +minutes, et, par conséquent, très appréciable. Ainsi, la droite décrite +par les corps dans leur chute naturelle, c'est-à-dire celle suivant +laquelle se dirige, en chaque lieu, la résultante de la gravité et de la +force centrifuge, ne saurait être, conformément à toutes les +observations et à la théorie générale de l'équilibre des fluides, +exactement perpendiculaire à la surface, qu'autant que la planète cesse +d'être une sphère parfaite, pour devenir un sphéroïde aplati aux pôles +et renflé à l'équateur. + +Il en est de même sous le point de vue de l'intensité, que Newton +adopta. Deux colonnes fluides menées du centre de l'astre à son pôle et +à son équateur, doivent nécessairement, pour l'égalité de leurs poids, +avoir des longueurs inégales, puisque la gravité naturelle n'est +nullement affaiblie dans la première par la force centrifuge, qui, au +contraire, diminue diversement la pesanteur propre à chacun des points +de la seconde. La comparaison des colonnes correspondantes à deux +latitudes quelconques donnerait lieu évidemment à une remarque analogue, +la différence y étant seulement moins prononcée. Les divers rayons de +l'astre doivent donc augmenter graduellement depuis le pôle jusqu'à +l'équateur, et rester seulement égaux entre eux à la même latitude, +comme dans une surface de révolution. + +Cette première vue du sujet explique donc, d'une manière aussi +élémentaire que satisfaisante, et la forme presque sphérique de tous +nos astres, et le léger aplatissement que chacun d'eux nous présente à +ses pôles. Mais quand on veut aller au-delà de cet aperçu général, et +déterminer mathématiquement la véritable figure, ainsi que la valeur +exacte de l'aplatissement, la question devient tout-à-coup +transcendante, et présente des obstacles qui ne sauraient jamais être +entièrement surmontés. + +La cause essentielle de ces hautes difficultés tient à ce que, par sa +nature, le fond d'une telle recherche présente une sorte de cercle +vicieux, qui ne comporte point d'issue parfaitement rationnelle. En +effet, la théorie mathématique de l'équilibre des fluides exige +évidemment que, pour former l'équation de la surface, on connaisse +d'abord la vraie loi de la pesanteur dont ses diverses molécules sont +animées. Or, d'un autre côté, cette loi ne saurait être exactement +déterminée, d'après la théorie fondamentale de la gravitation, qu'autant +que la forme de l'astre, et même le mode de variation de la densité dans +son intérieur, seraient préalablement donnés. Il est donc impossible, +même en supposant l'astre homogène, d'obtenir une solution directe et +complète qui indique avec une pleine certitude les formes propres à +l'équilibre, en donnant une exclusion nécessaire à toutes les autres. On +ne peut réellement qu'essayer si telle figure proposée remplit ou non +les conditions fondamentales. Aussi les géomètres attachent-ils avec +raison un très grand prix au beau théorème découvert par Maclaurin, qui +est devenu le fondement nécessaire de toutes leurs recherches à ce +sujet[14], en démontrant que l'ellipsoïde de révolution satisfait +exactement aux conditions de l'équilibre. Ce point de départ, que +Maclaurin avait établi seulement dans l'hypothèse de l'homogénéité, fut +ensuite étendu par Clairaut au cas d'un astre composé de couches dont la +densité varie arbitrairement, et qui ne serait même que partiellement +fluide[15]. La question a dès lors été réduite à la détermination du +rapport des deux axes. Or, cette évaluation ne présente aucune +difficulté en regardant l'astre comme homogène. Mais les mesures +directes ayant toujours montré, à l'égard des diverses planètes, un +aplatissement moindre que celui obtenu ainsi, cette hypothèse, +directement reconnue fausse d'ailleurs envers la terre, comme nous +l'avons vu plus haut, et évidemment invraisemblable en général, a dû +être définitivement exclue. Dès ce moment, l'aplatissement a cessé de +comporter une détermination directe et rigoureuse, puisque nous ignorons +nécessairement la vraie loi suivant laquelle la densité croît de la +surface au centre dans un astre quelconque, et qu'il serait strictement +indispensable d'y avoir égard. Néanmoins, les travaux des géomètres, et +surtout de Laplace, sur l'influence de diverses lois de la densité, ont +fait connaître des limites très précieuses, souvent fort resserrées, +entre lesquelles l'aplatissement doit inévitablement tomber. La plus +générale et la plus usuelle consiste en ce que cet aplatissement est +compris, de toute nécessité, pour un astre quelconque, entre les cinq +quarts et la moitié du rapport de la force centrifuge à l'équateur à la +gravité correspondante, puisque la première valeur aurait lieu si +l'astre était homogène, et la seconde si la densité croissait avec une +telle rapidité qu'elle devînt infinie au centre. C'est ainsi que +l'aplatissement terrestre ne peut excéder un deux cent trentième, ni +être moindre qu'un cinq cent soixante-dix-huitième; ce qui est +parfaitement conforme aux mesures directes, que cette règle mathématique +a plus d'une fois servi à contrôler. + + [Note 14: Le travail de Newton ne fit réellement que + poser la question, puisqu'il y avait supposé, sans aucune + démonstration, la figure elliptique des méridiens, ce qui + réduisait dès lors la recherche à la mesure de + l'aplatissement, extrêmement facile dans l'hypothèse + d'homogénéité qu'il avait adoptée.] + + [Note 15: M. Jacobi a fait tout récemment, pour le seul + cas de l'homogénéité, la découverte remarquable de la + possibilité de l'équilibre avec un ellipsoïde à trois axes + inégaux, dont le moindre est toujours nécessairement celui + du pôle.] + +Au reste, dans presque toutes les planètes, l'aplatissement exerce, +comme nous l'indiquerons prochainement, une influence nécessaire et +appréciable sur certains phénomènes de perturbation, ce qui fournit de +nouveaux moyens indirects de le déterminer, en éludant la difficulté +insurmontable que présente à cet égard la théorie de l'équilibre des +astres. + +L'ensemble de ces évaluations coïncide avec les mesures immédiates plus +parfaitement qu'on n'avait lieu de l'espérer d'après les causes +fondamentales d'incertitude inhérentes à une telle recherche. Le seul +cas qui semble présenter une exception réelle, est celui de Mars, qui, +suivant sa grandeur, sa masse, et la durée de sa rotation, ne devrait +être guère plus aplati que la terre, et qui cependant le serait presque +autant que Jupiter, si les observations d'Herschell sont parfaitement +exactes. + +Quoique l'équilibre soit compatible avec la figure ellipsoïdique, +d'après le théorème de Maclaurin, la nature de cette question ne permet +nullement d'assurer que cette forme doive être regardée comme exclusive. +Aussi notre monde nous offre-t-il, dans les anneaux de Saturne, un +exemple très prononcé d'une figure différente. Laplace a démontré qu'ils +pouvaient être en équilibre, même à l'état fluide, en les supposant +engendrés par la révolution d'une ellipse autour d'une droite +extérieure, menée, parallèlement à son petit axe et dans son plan, par +le centre de Saturne. L'équilibre subsisterait même encore avec +l'inégalité de ces méridiens elliptiques, qui semble indiquée par les +observations. + +La plus utile conséquence finale de la théorie mathématique des formes +planétaires, consiste dans l'importante relation qu'elle a naturellement +établie entre la valeur des différens degrés terrestres et l'intensité +de la pesanteur correspondante mesurée par la longueur du pendule à +secondes aux diverses latitudes. Il en est résulté l'heureuse faculté de +multiplier ainsi presqu'à volonté, de la manière la plus commode, nos +renseignemens indirects sur la figure de notre globe, tandis que +l'estimation géométrique des degrés est une opération longue et pénible, +qui ne saurait être fréquemment répétée avec tout le soin qu'elle exige. +Mais, en général, plus une mesure est indirecte, tout étant d'ailleurs +égal, moins elle est certaine. Aussi, quelque précise que soit +réellement cette ressource, il faut reconnaître, ce me semble, que les +procédés géodésiques convenablement appliqués n'en continuent pas moins +à mériter la préférence, à cause de la loi intérieure des densités +terrestres, élément inconnu qui affecte nécessairement les indications +fournies par les expériences du pendule pour la figure de la terre. + +Un appendice naturel et intéressant de la théorie hydrostatique de la +figure des planètes, consiste dans les conditions de la stabilité de +l'équilibre des fluides qui recouvrent, en totalité ou en partie, la +surface des astres. Laplace a établi à ce sujet un théorème général, +aussi simple qu'important, qu'un premier aperçu semble d'ailleurs devoir +indiquer d'avance. Il fait dépendre cette stabilité, quels que puissent +être et le mode de répartition du fluide et la loi interne des densités, +de la seule supériorité de la densité moyenne de l'astre sur celle du +fluide; caractère si évidemment constaté, pour la terre, par la belle +expérience de Cavendish. On pourrait aisément en faire le texte d'une +cause finale, puisque la perpétuité des espèces terrestres exige +clairement que l'équilibre des mers tende à se rétablir spontanément, +après avoir été momentanément troublé d'une manière quelconque. Mais +l'examen attentif du sujet fait aussitôt disparaître la finalité, en +rendant sensible la nécessité d'un tel arrangement dans la formation +primitive des planètes, la densité des couches ayant dû naturellement +croître de la surface au centre, comme l'indique si nettement toute la +théorie de la figure des astres. + +La grande question des marées constitue la dernière recherche +essentielle que je crois devoir classer parmi les études principales de +la statique céleste. Sous le point de vue astronomique, le caractère +statique de cette théorie se montre évidemment, puisque l'astre y est +essentiellement envisagé comme immobile. Mais ce caractère n'est pas, au +fond, moins réel sous le point de vue mathématique, en considérant le +véritable esprit de la solution, où l'on ne s'occupe surtout que de la +figure vers laquelle tend l'Océan par l'équilibre périodique des +diverses forces qui le sollicitent, sans penser aux mouvemens que +produisent les variations de cet équilibre. Enfin, cette étude fait +naturellement suite à celle de la figure des astres. + +Ce beau problème, indépendamment de son importance propre, présente un +intérêt philosophique tout particulier, en établissant une transition +naturelle et évidente de la physique du ciel à celle de la terre, par +l'explication céleste d'un grand phénomène terrestre. + +Descartes est réellement le premier philosophe qui ait tenté de fonder +une théorie positive des marées, exclusivement rattachées jusque alors à +des conceptions métaphysiques, dont Képler lui-même n'avait pas cru +pouvoir se passer. Quoique l'explication proposée par Descartes soit, +sans doute, entièrement inadmissible, c'est néanmoins à lui que nous +devons l'observation fondamentale de l'harmonie constante entre la +marche générale de ce phénomène et le mouvement de la lune, qui a +certainement contribué à mettre Newton sur la voie de la vraie théorie. +Il suffisait, en quelque sorte, d'être averti que la cause réelle de ce +grand phénomène devait nécessairement se trouver dans le ciel, pour que +la théorie de la gravitation dévoilât aussitôt son explication générale, +tant elle en résulte naturellement. + +L'inégale gravitation des diverses parties de l'Océan vers un quelconque +des astres de notre monde, et particulièrement vers le soleil et la +lune: tel est le principe, éminemment simple et lucide, d'après lequel +Newton a ébauché la véritable théorie des marées, approfondie ensuite +par Daniel Bernouilli, dont le beau travail n'a réellement subi depuis +aucun perfectionnement essentiel. Essayons de caractériser nettement +l'esprit général de cette grande recherche. La théorie convient en +elle-même aussi bien à l'atmosphère qu'à l'Océan. Mais je considérerai +seulement ce dernier cas, puisque les marées atmosphériques, d'ailleurs +infiniment moindres, à cause de la masse si minime de notre enveloppe +gazeuse, échappent essentiellement, par leur nature, à toute +observation réelle, malgré les efforts tentés quelquefois pour en +manifester l'influence, surtout dans les variations diurnes du +baromètre, dont l'examen attentif pendant plusieurs années a cependant +indiqué à M. Flaugergues une relation certaine avec le mois lunaire. + +En joignant le centre de la terre à un astre quelconque, les deux points +correspondans de la surface terrestre doivent graviter évidemment l'un +un peu plus, l'autre un peu moins que le centre lui-même, inversement +aux quarrés de leurs distances respectives. Le premier tend donc à +s'éloigner du centre, ce qui doit produire une certaine élévation de la +surface fluide, et le centre tend, au contraire, à s'éloigner du second +point, où doit survenir ainsi une élévation analogue et à très peu près +égale. Cet effet diminue nécessairement à mesure qu'on s'écarte +davantage de ces deux points dans un sens quelconque, et devient nul à +quatre-vingt-dix degrés de là, où, les parties de l'Océan gravitant +comme le centre, le niveau doit baisser pour fournir à l'exhaussement du +reste, indépendamment d'une dépression directe presque insensible. En +même temps, ces divers changemens de niveau font varier la pesanteur +terrestre des eaux correspondantes; et cette seconde cause, la plus +difficile et la plus incertaine à calculer, agit évidemment dans le +même sens que la première, quoique avec moins d'énergie, pour +l'établissement définitif du niveau général. + +On voit ainsi comment l'action d'un astre quelconque sur l'Océan, qui ne +pourrait nullement altérer sa surface naturelle, si elle avait partout +la même intensité, tend nécessairement, à raison de son inégale énergie +sur les divers lieux, à la modifier un peu, en lui faisant prendre la +forme d'un sphéroïde allongé vers l'astre. Sous ce rapport fondamental, +la question est parfaitement semblable à celle considérée ci-dessus de +la figure mathématique de la terre, la force centrifuge étant ici +remplacée par la différence entre la gravitation du centre de notre +globe et celle de sa surface vers l'astre proposé. La recherche est +seulement encore plus compliquée, puisqu'il faut évidemment y tenir +compte aussi de l'ellipticité naturelle du globe. Mais l'esprit et la +marche générale de la solution mathématique doivent être essentiellement +identiques dans les deux cas. C'est ainsi que Newton a pu d'abord +calculer aisément la partie principale du phénomène, en supposant, sans +la démontrer, une figure ellipsoïdique, comme il l'avait déjà fait pour +l'autre question, et se bornant à comparer immédiatement, dans +l'hypothèse de l'homogénéité, les deux axes de l'ellipse. De même +encore, le théorème de Maclaurin est aussi devenu plus tard, pour Daniel +Bernouilli, la base naturelle d'une exacte théorie des marées. + +Jusque là, toutefois, il n'y a point de marées proprement dites, +c'est-à-dire ces élévations et dépressions alternatives et périodiques, +qui en font le caractère le plus saillant. Le phénomène semble consister +en un simple renflement fixe de la partie de l'Océan située sous l'astre +considéré. Mais, quoiqu'un tel effet paraisse différer beaucoup d'une +véritable marée, il n'en constitue pas moins la principale base +mathématique de cette grande question. Il est maintenant très facile de +concevoir la périodicité fondamentale du phénomène en introduisant la +considération du mouvement diurne, jusque alors écartée. Si ce mouvement +n'avait pas lieu, ou si seulement il s'exécutait autour de la droite qui +joint l'astre au centre de la terre, toutes les parties de l'Océan +conservant sans cesse la même situation envers cet astre, la surface de +la mer resterait invariable, après avoir pris, dès l'origine, la forme +convenable à son équilibre. Mais, en réalité, la rotation quotidienne de +notre globe transporte successivement les eaux qui le recouvrent dans +toutes les positions où l'astre tend à les élever et dans celles où il +doit les abaisser. C'est ainsi que la marche journalière du phénomène se +compose nécessairement de quatre alternatives périodiques à peu près +également réparties: les deux plus grandes élévations correspondent aux +deux passages de l'astre par le méridien du lieu, et les moindres +niveaux à son lever et à son coucher; la période totale étant d'ailleurs +exactement fixée par la combinaison de la rotation terrestre avec le +mouvement propre de l'astre en un jour. + +Un dernier élément indispensable nous reste à indiquer, pour avoir +établi toutes les bases de la notion abstraite des marées; c'est la +règle générale d'après laquelle on peut apprécier à cet égard l'énergie +des différens astres, dont aucun ne semble mathématiquement devoir être +négligé. Cette énergie est évidemment mesurée par la différence entre la +gravitation du centre de notre globe et celle des points extrêmes de sa +surface vers l'astre proposé. En exécutant, d'après la loi fondamentale +de la gravitation, cette différentiation très facile, on trouve aussitôt +que la puissance de chaque astre pour produire nos marées est en raison +directe de sa masse et en raison inverse du cube de sa distance à la +terre. Il résulte de cette règle essentielle la précieuse faculté de +déterminer rationnellement, parmi tous les astres de notre monde, quels +sont ceux qui peuvent concourir sensiblement au phénomène, et de mesurer +à chacun d'eux sa part d'influence. On reconnaît ainsi que le soleil, en +vertu de sa masse immense, et la lune, par son extrême proximité, +doivent seuls produire des marées appréciables; tous les autres corps +célestes sont ou trop éloignés ou de trop peu de poids pour qu'il en +résulte aucun effet perceptible. Enfin, l'action de la lune est de deux +fois et demi à trois fois plus grande que celle du soleil. Ainsi, lors +même que les deux astres agissent en sens opposé, c'est sur la lune que +doit se régler constamment la marche générale du phénomène; ce qui +explique parfaitement l'observation fondamentale de Descartes, quant à +la continuelle coïncidence de la période des marées avec le jour +lunaire. + +Toutes les considérations mathématiques précédemment indiquées ne +s'appliquent directement qu'à la marée simple et abstraite, produite par +un astre unique. Mais la nécessité d'envisager simultanément les actions +de deux astres différens rendrait la solution analytiquement +inextricable, si Daniel Bernouilli ne l'eût radicalement simplifiée, en +y appliquant son célèbre principe dynamique sur la coexistence des +petites oscillations, que j'ai exposé à la fin du premier volume de ce +cours. Suivant ce principe, les marées lunaire et solaire se superposent +sans altération, ce qui réduit aussitôt le problème à l'analyse +partielle de chacune d'elles. Toutes les grandes variations régulières +du phénomène s'expliquent dès lors avec une admirable facilité. +Considérons seulement les plus importantes et les plus simples, celles +qui correspondent aux diverses phases mensuelles de la lune. Aux deux +syzygies, l'action solaire et l'action lunaire coïncident exactement; +donc la marée effective doit alors atteindre son _maximum_, égal à la +somme des deux marées élémentaires. Dans les deux quadratures, au +contraire, le moindre niveau produit par l'un des astres accompagne +nécessairement le plus haut niveau correspondant à l'autre; en sorte que +l'on doit alors observer le _minimum_ d'effet, égal à la différence des +marées simples. Aux diverses époques intermédiaires, la marée solaire +modifie toujours inégalement la marée lunaire, et ces variations se +reproduisent par périodes d'un mois lunaire synodique, dont elles +doivent suivre les irrégularités séculaires. La comparaison des deux cas +extrêmes, si les observations permettaient de l'établir avec assez +d'exactitude, conduirait même évidemment à estimer _à posteriori_ le +vrai rapport entre l'action de la lune et celle du soleil. Or, ce +rapport dépendant des distances et des masses relatives des deux astres, +suivant la règle exposée ci-dessus, on en pourrait déduire la raison de +leurs masses, celle de leurs distances étant déjà bien connue. Cette +considération, quoique ne devant pas être exclusivement employée, peut +utilement concourir avec d'autres moyens pour déterminer la masse de la +lune. + +Suivant la mesure fondamentale de chaque marée simple, cette classe de +phénomènes doit éprouver un nouvel ordre de modifications régulières et +périodiques, en vertu des changemens naturels qu'éprouve, pendant le +cours de l'année ou du mois, la distance de la terre au soleil ou à la +lune. Cette influence est ici proportionnellement plus sensible que dans +beaucoup d'autres phénomènes, puisqu'elle y dépend du cube de la +distance. Elle doit affecter particulièrement l'action lunaire, +non-seulement comme étant la plus forte, mais encore en vertu de +l'excentricité bien supérieure de l'orbite lunaire. Enfin, les deux +variations peuvent se combiner de diverses manières, tantôt +convergentes, tantôt divergentes; et elles doivent aussi modifier très +diversement les inégalités principales, dues aux phases de la lune. + +Dans tout ce qui précède, le mouvement diurne de l'astre proposé est +censé avoir exactement lieu suivant le plan de l'équateur. Mais, à une +époque quelconque, son action doit évidemment être décomposée en deux; +l'une, selon l'axe de rotation de la terre, et qui est nulle pour +produire une marée; l'autre, parallèlement à l'équateur, et qui, seule, +détermine le phénomène. Voilà donc, à cet égard, un dernier genre de +modifications générales, indépendantes de la distance, et uniquement +dues à la direction: en sorte que, toutes choses d'ailleurs égales, +chaque marée élémentaire doit varier proportionnellement au cosinus de +la déclinaison de l'astre correspondant. Telle est la raison simple de +la différence notable, si généralement remarquée, quant à l'ensemble des +marées, entre le mois lunaire équinoxial et le mois lunaire solsticial, +surtout en considérant, pour notre hémisphère, le solstice d'été, où +l'affaiblissement déterminé par la distance du soleil concourt avec +celui qui résulte de sa direction. + +Quant aux variations du phénomène dans nos divers climats, la théorie ne +peut apprécier jusqu'ici d'autre influence régulière que celle de la +latitude. Aux deux pôles, il ne saurait exister évidemment que de +faibles marées indirectes dues à la nécessité d'y prendre ou d'y envoyer +les eaux qui s'élèvent ou s'abaissent ailleurs; car, là, il n'y a plus, +à proprement parler, de mouvement diurne. À l'équateur, au contraire, le +phénomène doit se manifester au plus haut degré possible, non-seulement +à cause de la diminution de la pesanteur, mais surtout en vertu de la +diversité plus complète des positions successives occupées par les eaux +pendant la rotation journalière. En tout autre lieu, l'intensité de la +marée doit varier proportionnellement à l'énergie de cette rotation, et, +par conséquent, en raison du cosinus de la latitude. + +Tel est, en aperçu, l'esprit général de la grande théorie mathématique +des marées, envisagée sous ses divers aspects réguliers. Toutes ses +différentes parties, abstraction faite des évaluations numériques, sont +dans une admirable harmonie avec l'ensemble des observations directes. +On a même lieu d'être surpris, quant aux nombres, de ne pas les trouver +plus différens de la réalité, convenablement explorée, lorsqu'on pense +aux hypothèses que les géomètres ont dû faire pour rendre les calculs +exécutables, et aux données nécessairement inaccessibles qu'exigerait +une estimation parfaitement rationnelle. Il ne suffirait point, en +effet, de connaître exactement l'étendue et la forme du lit de l'Océan. +La question dépend encore évidemment d'une notion bien plus inabordable, +la vraie loi de la densité dans l'intérieur de la terre, comme à l'égard +de la figure des astres. Il y a même ici une circonstance nouvelle, +suivant la judicieuse remarque de Daniel Bernouilli; car il faudrait +connaître aussi quel est l'état, fluide ou solide, des couches internes, +pour savoir si elles participent ou non au phénomène, et si, par +conséquent, elles modifient l'effet produit à la surface. L'ensemble de +ces considérations peut faire apprécier la profondeur du conseil général +donné par Daniel Bernouilli, qui possédait à un degré si éminent le +véritable esprit mathématique, consistant surtout dans la relation du +concret à l'abstrait, comme je me suis efforcé de le faire sentir en +traitant de la philosophie mathématique. Il recommande prudemment aux +géomètres, à cet égard, ainsi que Clairaut, «de ne point trop presser +les conséquences des formules, de peur d'en tirer des conclusions +contraires à la vérité.» Laplace, en détaillant davantage la théorie de +son illustre prédécesseur, n'a peut-être pas toujours fait assez +d'attention à cette sage maxime philosophique. + +Quant à la comparaison générale et exacte de la théorie mathématique des +marées avec leur observation effective, on doit reconnaître, ce me +semble, qu'elle n'a point encore été convenablement faite, puisque +toutes les mesures ont été prises dans des ports, ou du moins très près +des côtes. Or, dans de telles localités, on ne peut apercevoir +essentiellement que des marées indirectes, qui ne doivent représenter +que fort imparfaitement les marées régulières dont elles émanent, leur +intensité étant principalement déterminée le plus souvent par l'étendue +et la configuration du sol, tant au fond qu'à la surface, et pouvant +même être influencée par sa structure. C'est à de telles circonstances, +qu'aucune théorie mathématique ne saurait évidemment considérer, qu'il +faut sans doute attribuer ces énormes différences que présente en +quelques lieux la hauteur des marées, aux mêmes époques, et dans des +positions presque identiques; comme, par exemple, les marées +comparatives de Granville et Dieppe, ou de Bristol et Liverpool. Afin +d'apprécier empiriquement l'exactitude numérique de la théorie des +marées, il serait indispensable d'entreprendre, pendant un nombre +d'années assez grand pour que les diverses variations régulièrement +prévues fussent plusieurs fois reproduites, une suite continue +d'observations précises, dans une île très petite, située à l'équateur, +et à trente degrés au moins de tout continent. Tel est le seul contrôle +réellement susceptible de contribuer essentiellement à vérifier et +surtout à perfectionner la théorie générale des marées mathématiques. + +Quelque incertitude inévitable que présentent plusieurs données de cette +grande théorie, surtout dans son application à nos ports, elle n'en +reçoit pas moins, de notre expérience journalière, la sanction la plus +décisive et la plus utile, puisqu'elle atteint le but définitif de toute +science réelle, une exacte prévision des événemens, propre à régler +notre conduite. Les principales circonstances locales devant avoir, à +l'exception des vents, une influence essentiellement constante, il a été +possible de modifier heureusement, d'après l'observation, pour chaque +port, les deux coefficiens fondamentaux, relatifs à la hauteur moyenne +des marées, et à l'heure de leur entier établissement; ce qui a permis +de rendre toutes les déterminations mathématiques suffisamment conformes +à la réalité. C'est ainsi que, depuis un siècle, une classe importante +de phénomènes naturels, généralement regardés jusque alors comme +inexplicables, a été ramenée avec précision à des lois invariables, qui +en excluent irrévocablement toute intervention providentielle et toute +conception arbitraire. + +Tels sont les caractères philosophiques des trois hautes questions dont +se compose la mécanique céleste, envisagée sous le point de vue +statique. Il nous reste maintenant à entreprendre, dans la leçon +suivante, le même examen général à l'égard des phénomènes vraiment +dynamiques que présente notre monde, et dont l'étude a été précédemment +ébauchée par la géométrie céleste, résumée dans les trois grandes lois +de Képler, qui éprouvent en réalité des modifications indispensables à +connaître pour l'exacte prévision de l'état du ciel à une époque +quelconque. + + + + +VINGT-SIXIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur la dynamique céleste. + +La gravitation mutuelle des différens astres de notre monde doit +nécessairement altérer la parfaite régularité de leur mouvement +principal, déterminé, conformément aux lois de Képler, par la seule +pesanteur de chacun d'eux vers le foyer de son orbite. Parmi ces divers +dérangemens, les plus considérables furent directement observés dès +l'origine de l'astronomie mathématique dans l'école d'Alexandrie; +d'autres ont été aperçus plus tard de la même manière, à mesure que +l'exploration du ciel est devenue plus précise; enfin, les moindres +n'ont pu être découverts que par l'emploi des moyens d'observation les +plus perfectionnés de l'astronomie moderne. Tous sont maintenant +expliqués, avec une admirable exactitude, par la théorie générale de la +gravitation, qui a même devancé quelquefois l'inspection immédiate à +l'égard des moins prononcés. Cet important résultat de l'ensemble des +grands travaux mathématiques exécutés, dans le siècle dernier, par les +successeurs de Newton, constitue une des vérifications les plus +décisives de la théorie newtonienne, surtout en ce qu'il met hors de +doute l'universelle réciprocité de la gravitation entre tous les corps +qui composent notre système solaire. + +Le caractère fondamental de cet ouvrage et ses limites nécessaires +interdisent évidemment de considérer ici séparément chacun de ces +nombreux problèmes, dont les difficultés sont d'ailleurs +essentiellement analytiques, leurs équations différentielles étant +presque toujours très faciles à former, d'après les règles de la +dynamique rationnelle. L'esprit général des recherches de mécanique +céleste se trouve être suffisamment caractérisé par les questions +examinées dans la leçon précédente, les seules, en réalité, qui exigent +des conceptions propres, indépendantes du calcul. Nous devons donc ici +nous borner essentiellement à examiner le plan rationnel et la nature +générale des principales études relatives aux modifications des +mouvemens célestes. + +À l'égard de ces mouvemens, comme envers tous les autres, il importe +beaucoup de distinguer d'abord, avec Lagrange, deux genres principaux +d'altérations, qui diffèrent profondément, aussi bien quant à leur +théorie mathématique que par les circonstances qui les constituent: les +changemens brusques, provenant de chocs ou d'explosions internes, dont +l'action peut, sans aucun inconvénient, être conçue instantanée; les +changemens graduels, ou les perturbations proprement dites, dues à +l'influence continue des gravitations secondaires, dont l'effet dépend +du temps écoulé. Quoique le premier ordre de dérangemens soit, sans +doute, dans notre monde, presque entièrement idéal, il n'en est pas +moins essentiel à considérer, ne fût-ce que comme un préliminaire +indispensable à l'étude du second, dont l'esprit consiste, en effet, à +traiter chaque gravitation perturbatrice comme une suite de petites +impulsions, selon la méthode ordinaire de la mécanique rationnelle. + +L'influence des changemens brusques, bien qu'elle puisse être beaucoup +plus grande que celles des simples perturbations, comporte une étude +infiniment plus facile. Il est clair, en effet, que les lois de Képler +ne doivent point cesser, pour cela, d'être exactement maintenues: tout +au plus, l'ellipse pourrait-elle dégénérer en parabole ou en hyperbole, +comme je l'ai indiqué dans l'avant-dernière leçon. Tout l'effet doit +évidemment consister à donner subitement de nouvelles valeurs aux six +élémens fondamentaux du mouvement elliptique, puisque rien n'est changé +dans les forces accélératrices. Après une telle variation, ces nouveaux +élémens resteront d'ailleurs aussi fixes qu'auparavant, jusqu'à ce qu'il +survienne quelque autre événement semblable. D'ailleurs l'altération +peut porter indifféremment sur chacun des six élémens, dont plusieurs +sont, au contraire, fort peu affectés par les perturbations. + +On éprouverait de vraies difficultés mathématiques à déterminer +rationnellement, d'après les règles de la mécanique abstraite, quel doit +être l'effet d'un choc ou d'une explosion sur le changement instantané +de la vitesse actuelle d'un astre, quant à son intensité et à sa +direction. Mais, cette variation une fois donnée, il est au contraire +facile d'en déduire, comme Lagrange l'a montré, les nouvelles valeurs +des élémens fondamentaux, et par suite toutes les modifications que +pourra présenter le mouvement de translation. La question pourrait être +beaucoup plus compliquée à l'égard de la rotation, si l'événement ne se +bornait point à en altérer la durée, et qu'il changeât la direction de +l'axe autour duquel elle s'exécute. Car, la nouvelle droite cessant +d'être un des axes dynamiques principaux de l'astre, cet événement, +quoique instantané, deviendrait nécessairement, d'après la théorie +générale de la rotation, la source d'une suite perpétuelle, ou du moins +très prolongée, d'altérations difficiles à analyser; ce qui ne saurait +jamais avoir lieu, quant à la translation. + +Quoique le choc mutuel de deux astres et la rupture d'un astre unique en +plusieurs fragmens séparés par suite d'une explosion interne, puissent +déterminer des variations quelconques dans tous les élémens +astronomiques de leur mouvement elliptique, il existe deux relations +fondamentales, qui, d'après les lois générales du mouvement, doivent +rester, même alors, nécessairement inaltérables, et qui pourraient, ce +me semble, en les employant convenablement, nous conduire souvent à +constater la réalité de tels événemens à une époque quelconque. Ce sont +les deux propriétés essentielles de la conservation du mouvement du +centre de gravité et de l'invariabilité de la somme des aires, qui +reposent seulement, comme on sait, sur l'égalité entre la réaction et +l'action, à laquelle sans doute de tels changemens ne cesseraient point +de se conformer. Il en résulte deux équations très importantes entre les +masses, les vitesses et les positions des deux astres ou des deux +fragmens du même astre, considérées avant et après l'événement. + +Aucun indice ne paraît jusqu'ici nous autoriser à penser que le cas du +choc se soit jamais réellement présenté dans notre monde, et l'on +conçoit en effet combien la rencontre de deux astres doit y être +difficile, sans qu'elle y soit, néanmoins, mathématiquement impossible. +Mais, il n'en est nullement ainsi à l'égard des explosions. L'identité +presque parfaite des moyennes distances et des temps périodiques propres +aux quatre petites planètes situées entre Mars et Jupiter, a conduit, +comme on sait, M. Olbers à conjecturer ingénieusement qu'elles formaient +autrefois une planète unique, dont une forte explosion interne aurait +déterminé la division en plusieurs fragmens séparés. Presque toutes les +autres circonstances caractéristiques de ces petits astres sont en +harmonie avec cette opinion, à laquelle Lagrange a ajouté, d'après +l'irrégularité de leur figure, que l'événement a dû être postérieur à la +consolidation de la planète primitive. Quand leurs masses seront +connues, je pense que cette hypothèse pourra être soumise à une +vérification mathématique, qu'il me suffit d'indiquer ici, suivant les +deux théorèmes précédemment mentionnés. En calculant ainsi les positions +et les vitesses successives du centre de gravité du système de ces +quatre planètes, on devrait, en effet, d'après une telle origine, +retrouver le mouvement principal de l'astre primitif. Si donc les +résultats de ces calculs représentaient ce centre de gravité décrivant +une ellipse autour du soleil pour foyer, et son rayon vecteur traçant +des aires proportionnelles aux temps, cet événement serait aussi +constaté, ce me semble, que peut l'être un fait dont on n'a pas été +témoin. Mais notre ignorance actuelle au sujet des momens d'inertie et +surtout des masses de ces petits corps ne permet point encore +d'assujettir la conjecture de M. Olbers à une semblable épreuve. Il n'en +est pas moins intéressant, sous le point de vue philosophique, de voir +comment la mécanique céleste peut parvenir à constater, d'une manière +entièrement positive, de tels événemens, qui paraissent ne devoir +laisser aucun témoignage appréciable. Il est, d'ailleurs, évident que la +nature instantanée de ces changemens nous interdirait nécessairement +d'en reconnaître l'époque, puisque les phénomènes seraient exactement +les mêmes, que l'explosion fût récente ou ancienne; tandis qu'il n'en +est point ainsi à l'égard des perturbations. + +Lagrange a pensé, avec beaucoup de vraisemblance, que le cas des +explosions avait été très fréquent dans notre monde, et qu'on pouvait +expliquer ainsi l'existence des comètes, d'après la grandeur des +excentricités et des inclinaisons et la petitesse des masses, qui les +caractérisent principalement. Il suffit, en effet, de concevoir qu'une +planète ait éclaté en deux fragmens extrêmement inégaux, pour que le +mouvement du plus considérable soit resté presque tel qu'auparavant, +tandis que le plus petit aura pu décrire une ellipse très allongée et +fort inclinée à l'écliptique. L'intensité de l'impulsion nécessaire à ce +dernier changement est, en général, assez médiocre, comme Lagrange l'a +établi, et d'ailleurs d'autant moindre que la planète primitive est plus +éloignée du soleil. Cette opinion me paraît beaucoup plus satisfaisante +que toutes celles qui ont été proposées au sujet des comètes, +quoiqu'elle soit loin, sans doute, d'être jusqu'ici démontrée. + +Passons maintenant à la considération bien plus importante et bien +autrement difficile des perturbations proprement dites, principal objet +de la mécanique céleste pour le perfectionnement des tables +astronomiques. + +Elles doivent être distinguées en deux classes générales, suivant +qu'elles portent sur les mouvemens de translation, ou de rotation. La +théorie abstraite des rotations constituant, par sa nature, comme nous +l'avons reconnu en philosophie mathématique, la partie la plus difficile +de la dynamique des solides, il en doit être nécessairement de même pour +l'application au ciel. + +Heureusement, les mouvemens de rotation sont, en général, moins altérés, +dans notre monde, que ceux de translation; et surtout, leurs +perturbations sont bien moins importantes à connaître, si ce n'est dans +le seul cas de la terre. Envisageons d'abord l'étude des translations, +où les astres doivent être traités comme condensés en leurs centres de +gravité. + +Quoiqu'il fût aisé de former, d'après les règles de la dynamique +rationnelle, les équations différentielles du mouvement d'un quelconque +des astres de notre monde, sollicité par ses diverses gravitations +variables vers tous les autres, l'ensemble de ces équations ne +constituerait, en réalité, dans l'état présent de nos connaissances +mathématiques, et probablement toujours, qu'une énigme analytique +absolument inextricable, dont il serait impossible de tirer aucun parti +effectif pour l'étude des phénomènes célestes. Obligés de renoncer à +cette marche directe, la seule pleinement rationnelle, les géomètres ont +dû se réduire à analyser séparément le mouvement de chaque astre autour +de celui qui en est le foyer, en ne considérant à la fois qu'un seul +astre modificateur. C'est ce qui constitue, en général, le célèbre +problème des trois corps, quoique cette dénomination n'ait d'abord été +employée que pour la théorie de la lune. On conçoit aisément à quelles +circonvolutions doit entraîner une telle manière de procéder, puisque +l'astre qui modifie, étant à son tour modifié par d'autres, ses +perturbations exigent un retour indispensable à l'étude du corps +primitif. À quelques expédiens que notre impuissance mathématique nous +contraigne de recourir, nous ne saurions empêcher que la détermination +de l'ensemble des mouvemens de notre monde ne constitue nécessairement +par sa nature, un problème vraiment unique, et non une suite de +problèmes détachés les uns des autres. Cette séparation irrationnelle, +et néanmoins impérieusement prescrite par l'imperfection de notre +analyse, est la première source des modifications si multipliées dont +les géomètres sont forcés de surcharger successivement leurs formules +célestes. + +Si le problème des trois corps comportait une solution rigoureuse, ces +corrections pourraient être bien moindres et surtout beaucoup moins +nombreuses, puisque, en prenant pour type le mouvement qui lui +correspond dans chaque cas, les mouvemens effectifs ne s'en écarteraient +qu'à très peu d'égards et de quantités presque insensibles. Mais le +problème fondamental et élémentaire de deux corps, dont l'un est même +regardé comme fixe, c'est-à-dire le problème du mouvement elliptique, +représenté par les lois de Képler, est le seul dont notre analyse +actuelle permette une solution vraiment rationnelle, et encore +avons-nous reconnu combien sont pénibles les calculs qu'elle exige. +C'est donc à ce type, plus éloigné de la réalité, que les géomètres sont +obligés de rapporter, par des approximations successives extrêmement +compliquées, les vrais mouvemens des astres, en accumulant les +perturbations produites séparément par chaque corps susceptible d'une +influence appréciable; l'intégration des équations relatives au cas des +trois corps ne pouvant s'opérer que par des séries ordonnées de diverses +manières suivant les perturbations qu'on veut mettre en évidence. + +La petitesse ordinaire des perturbations a d'abord naturellement +introduit cette manière de procéder, puisque le mouvement elliptique +représente suffisamment, pendant un temps plus ou moins long, le +véritable état du ciel. Elle a été ensuite érigée en principe, quand les +géomètres ont bien connu la nature mathématique du problème général, et +l'impossibilité de le traiter autrement que par approximation. C'est +Lagrange qui a essentiellement donné à cette marche nécessaire son +caractère méthodique définitif, en créant sa célèbre théorie générale de +la variation des constantes arbitraires, si fondamentale dans toute la +mécanique céleste, dont elle tend à régulariser les recherches et à +rendre les procédés uniformes aussi rationnels que le comportent les +difficultés insurmontables radicalement inhérentes à la question réelle. +L'esprit de cette théorie consiste à concevoir le mouvement effectif +d'un astre quelconque comme s'il était véritablement elliptique, mais +avec des élémens variables, au lieu d'élémens fixes. Dès lors, Lagrange +a établi des formules analytiques entièrement générales, pour +déterminer les variations qu'éprouve chacun des six élémens, lorsque la +force perturbatrice est donnée. L'étude de la mécanique céleste sera +beaucoup simplifiée, quand l'usage direct de cette belle méthode y +deviendra prépondérant. + +Pour se diriger dans le choix des perturbations dont il convient +d'apprécier l'influence, la loi fondamentale de la gravitation permet +immédiatement de comparer avec exactitude les diverses influences +secondaires propres à chaque cas, du moins en regardant toutes les +masses comme bien connues. Il suffit, en effet, de diviser le rapport +des masses de deux astres modificateurs par le quarré du rapport de +leurs distances à l'astre modifié, et ce quotient fait aussitôt +distinguer quelle est la force perturbatrice qu'il faut principalement +considérer, et quelle peut être, en général, la part d'influence de +chacune des autres. Sous ce rapport fondamental, il faut reconnaître que +la constitution effective de notre monde favorise éminemment la +simplification de nos recherches mathématiques. Car, les astres qui le +composent ont tous, comparativement au soleil, des masses extrêmement +faibles, ce qui est la condition première de la petitesse habituelle des +perturbations; mais, de plus, ils sont peu nombreux, très écartés les +uns des autres, et fort inégaux en masse, d'où il résulte que, dans +presque tous les cas, et surtout dans les plus importans, le mouvement +principal n'est sensiblement modifié que par l'action d'un seul corps. +Si, comme il arrive peut-être dans quelque autre monde, les astres du +système eussent été, au contraire, plus multipliés, presque égaux en +masse, très rapprochés, et beaucoup moins différens de l'astre central, +quand même les inclinaisons et les excentricités de leurs orbites +eussent continué à être fort petites, il est évident que les +perturbations seraient devenues beaucoup plus considérables, et surtout +bien plus variées, puisqu'un grand nombre de corps auraient presque +également concouru à chacune d'elles. Ainsi, dans un tel arrangement, la +mécanique céleste aurait probablement présenté une complication +inextricable, n'étant plus essentiellement réductible au seul problème +des trois corps. + +L'étude dynamique des modifications du mouvement elliptique des +différens astres de notre monde, reproduit naturellement, et par les +mêmes motifs, la distinction fondamentale que j'ai établie dans la +vingt-troisième leçon, sous le point de vue géométrique, entre les trois +cas généraux, inégalement difficiles, des planètes, des satellites et +des comètes. En procédant avec toute la rigueur mathématique, il +faudrait ici considérer sans doute un nouveau cas, celui du soleil, qui +ne peut plus être regardé comme parfaitement immobile, en vertu de la +réaction nécessaire que les planètes exercent sur lui. Les phénomènes +intérieurs de notre monde ne comportent en effet d'autre point +absolument fixe que le centre de gravité général de ce système, dont la +position, d'après les lois abstraites du mouvement, demeure entièrement +indépendante de toutes les actions mutuelles, quand même elles seraient +beaucoup plus grandes. C'est, à vrai dire, ce centre de gravité qui +constitue le foyer réel des mouvemens planétaires, et le soleil lui-même +doit osciller continuellement autour de lui, dans des directions +toujours variables suivant la situation des planètes. Mais, d'après la +grandeur et la masse du soleil comparées aux distances et aux masses de +tous les autres corps du système, il est évident que ce point tombe +toujours entre le centre du soleil et sa surface. Ce serait donc +affecter vainement d'introduire dans la dynamique céleste une précision +qu'elle ne saurait comporter par tant d'autres motifs bien plus +puissans, que d'y vouloir tenir compte de ces oscillations solaires, +dont aucune observation ne parviendra probablement jamais à constater +l'existence. On doit donc continuer à traiter le soleil comme +rigoureusement fixe, sauf sa rotation. La même considération ne semble +pas d'abord devoir être aussi négligée dans les systèmes partiels formés +par une planète et ses satellites, où la disproportion des masses est +quelquefois beaucoup moindre. Mais les distances étant pareillement +réduites, le résultat se trouve être essentiellement identique, même à +l'égard du système de la terre et de la lune, qui offre la disposition +la plus défavorable, et dont néanmoins le centre de gravité est toujours +situé dans l'intérieur de la terre. Cette circonstance peut donc être +entièrement écartée de l'étude des mouvemens de translation, qui n'en +sauraient éprouver que des modifications imperceptibles. Ainsi, la +mécanique céleste ne présente réellement, dans cette étude, d'autres +problèmes essentiels que ceux déjà traités, sous un autre point de vue, +par la géométrie céleste. + +Le problème des planètes est ici, comme là, le plus simple de tous, et +par suite des mêmes caractères, la petitesse des excentricités et des +inclinaisons de leurs orbites, qui doit évidemment simplifier autant les +approximations dynamiques que les séries géométriques. Outre cette +influence algébrique, il en résulte surtout une bien plus grande fixité +des perturbations, puisque chaque astre, demeurant toujours ainsi dans +les mêmes régions célestes, se trouve sans cesse dans les mêmes rapports +mécaniques, quoique leur intensité varie nécessairement entre certaines +limites. Le cas le moins avantageux de cette première classe est +malheureusement celui de notre planète, à cause du lourd satellite qui +l'escorte de si près, et auquel sont dues ses principales perturbations, +ce qui ne l'empêche pas d'ailleurs d'être sensiblement troublée, en +outre, à l'époque des oppositions, surtout par une masse aussi +supérieure que celle de Jupiter. Aucune autre planète à satellites ne se +trouve dans un ensemble de conditions aussi défavorables; car, le +mouvement de Jupiter, par exemple, ne saurait être notablement dérangé +par l'action de ses satellites, quoique proportionnellement plus +voisins, puisque la masse du plus considérable n'est pas tout-à-fait la +dix-millième partie de la sienne, tandis que la masse lunaire est +seulement soixante-huit fois moindre que celle de notre globe. Aussi la +circulation de Jupiter n'est-elle sensiblement altérée que par +l'influence de Saturne. Le cas le plus simple paraît toutefois devoir +être celui d'Uranus, comme étant la dernière planète, en même temps +qu'elle se trouve toujours extrêmement loin de celle qui la précède +immédiatement: ses six satellites ne paraissent pas troubler beaucoup +son mouvement. + +Le problème des satellites est nécessairement plus compliqué que celui +des planètes, à cause de la mobilité du foyer du mouvement principal, +comme en géométrie céleste. Il en résulte que, même abstraction faite +des perturbations qui lui sont propres, toutes celles qu'éprouve la +planète correspondante viennent inévitablement se réfléchir sur lui. +C'est ainsi, par exemple, que la petite accélération perpétuelle du +moyen mouvement de la lune avait si long-temps vainement occupé les +fondateurs de la mécanique céleste, qui la regardaient comme +inexplicable, jusqu'à ce que Laplace eût démêlé sa véritable cause dans +la légère variation à laquelle est assujettie l'excentricité de l'orbite +terrestre. Quant aux perturbations directes du mouvement des satellites, +le problème général exige une distinction essentielle, suivant que la +planète a un seul satellite, ou plusieurs. Dans le premier cas, qui +n'existe que pour la lune, l'astre perturbateur est essentiellement le +soleil, à cause de son inégale action sur la planète et sur son +satellite. Il est clair, en effet, que si la terre et la lune +gravitaient vers le soleil avec la même énergie et dans la même +direction, cette action commune ne pourrait aucunement altérer le +mouvement relatif de la lune en vertu de sa pesanteur terrestre. La +différence de direction peut être presque négligée, mais non celle +d'intensité. Il en résulte une force perturbatrice, dont la loi doit +être naturellement analogue à celle considérée dans la leçon précédente +au sujet des marées, en raison directe de la masse du soleil et inverse +du cube de sa distance à la terre. Elle est ainsi seulement cent +quatre-vingts fois plus petite que l'action de la terre sur la lune, et, +par conséquent, elle doit fortement altérer le mouvement principal. +C'est par là, entre autres, que les géomètres ont exactement expliqué +ces grands dérangemens connus dès l'origine de l'astronomie, la +révolution rétrograde des noeuds de l'orbite lunaire en dix-neuf ans +environ, et celle, encore plus rapide, de son périgée en un peu moins de +neuf ans. Il en est de même des inégalités moins prononcées, qui ne +sauraient être énumérées ici. Il faut considérer, en outre, que la force +perturbatrice variant alors, d'après la distance, bien plus rapidement +que pour les planètes, le déplacement de la terre, même en s'y bornant +au mouvement elliptique, change sensiblement l'intensité de cette force, +ce qui introduit une complication nouvelle dans la théorie lunaire. +Cependant, si cette théorie est justement réputée plus difficile que +celle d'aucun autre satellite, cela tient surtout à ce que sa précision +nous importe bien davantage, en même temps que les observations +manifesteraient beaucoup mieux son imperfection. Car, d'ailleurs, sous +le point de vue mathématique, il y a réellement une complication bien +supérieure dans le cas de la pluralité des satellites, qui nous reste +maintenant à signaler. Alors, en effet, toutes les considérations +propres au cas précédent se reproduisent nécessairement, à l'égard du +mouvement de chaque satellite, quoique leur influence puisse être +réellement moindre. De plus, il faut tenir compte de l'action encore +plus embarrassante, et pourtant aussi essentielle au moins, des divers +satellites les uns sur les autres. Les complications hypothétiques +indiquées ci-dessus envers les planètes d'un autre monde, se trouvent +ici pleinement réalisées par l'extrême rapprochement et l'inégalité peu +prononcée de ces différentes masses, qui peuvent être au nombre de six +ou sept à traiter simultanément. Cette difficulté fondamentale se +trouve, il est vrai, un peu compensée par la prépondérance de l'action +de la planète, beaucoup plus prononcée que dans le cas précédent, et qui +doit rendre les perturbations mutuelles des satellites bien moins +considérables. Mais les obstacles inhérens à cette recherche n'en sont +pas moins tels que jusqu'ici la mécanique céleste n'a réellement établi +à cet égard que la théorie des satellites de Jupiter, au sujet desquels +Laplace a découvert deux propriétés remarquables que présentent +constamment, malgré toutes leurs perturbations, les positions et les +vitesses de trois d'entre eux. Les tables des satellites de Saturne et +d'Uranus ne sont encore construites que sous le point de vue +géométrique, sans qu'on ait même aucune valeur approchée de leurs +masses. Il faut reconnaître, toutefois, que nous n'avons heureusement +aucun besoin de rendre leur étude aussi parfaite que celle de la lune, +leur office pratique à l'égard de la détermination des longitudes +pouvant être aisément suppléé. On conçoit d'ailleurs que notre grand +éloignement de ces mondes secondaires nous permet de représenter +suffisamment leur observation par une théorie bien plus grossière que ne +doit l'être celle relative à un astre aussi rapproché que la lune, dont +les moindres irrégularités nous deviennent nécessairement très +appréciables. Quoique la mécanique céleste ait quelquefois réellement +devancé l'exploration directe envers certains petits phénomènes peu +importans, il ne faut point, ce me semble, que de tels exemples nous +conduisent à exagérer notre ambition spéculative, qui doit sans doute se +réduire, en général, à porter dans nos explications un degré de +précision correspondant à celui des observations effectives. Un tel rôle +est certainement assez élevé et assez difficile, pour provoquer le plus +complet développement de nos forces intellectuelles: le reste serait, +même en astronomie, essentiellement illusoire. + +Quelles que soient les difficultés fondamentales de la théorie dynamique +des satellites, les circonstances caractéristiques propres au problème +des comètes doivent le rendre encore plus compliqué. Il est clair, en +effet, que, par suite de l'extrême allongement et de l'inclinaison en +tous sens de leurs orbites, ces astres se trouvent, pendant leur +révolution autour du soleil, dans des rapports mécaniques +continuellement variables, à cause des différens corps près desquels ils +viennent successivement à passer; tandis que les planètes, et même les +satellites, ont toujours au contraire les mêmes relations, dont +l'intensité seule varie. Les comètes s'éloignent ainsi à tel point du +soleil, et se rapprochent tellement des diverses planètes, que la force +perturbatrice peut devenir presque égale à la gravitation principale, +dont elle n'est jamais, en tout autre cas, qu'une fraction très +médiocre: il ne serait nullement impossible que cet effet devînt assez +prononcé pour dénaturer entièrement le mouvement de la comète, et la +convertir en un satellite, lorsqu'elle arrive dans le voisinage d'une +planète considérable, comme Jupiter, Saturne, ou même Uranus. En restant +dans les cas ordinaires, il faut noter, en outre, que la masse +extrêmement petite de toutes les comètes rend nécessairement leurs +diverses perturbations beaucoup plus prononcées qu'elles ne le seraient +pour des masses supérieures qui circuleraient de la même manière: sans +compter que leur poids éprouve probablement quelques variations, +impossibles à apprécier, par l'absorption que peuvent exercer d'autres +corps très voisins sur une partie de leur atmosphère, quand celle-ci est +très étendue; absorption qui, très petite sans doute en elle-même, +devient peut-être fort sensible à la longue, puisqu'elle doit +naturellement se reproduire à chaque révolution. Telles sont les +conditions principales qui produisent nécessairement l'extrême +imperfection de la théorie des perturbations cométaires, indépendamment +des inconvéniens algébriques qui résultent directement de la grandeur +des excentricités et des inclinaisons pour compliquer les séries qui s'y +rapportent, de même qu'en géométrie céleste. Voilà surtout ce qui rend +si difficile et souvent si incertaine la prévision exacte du retour de +ces petits astres, qui, lorsque nous croyons, après de longs et pénibles +travaux, avoir suffisamment calculé toutes leurs modifications +possibles, éprouvent quelquefois, par suite d'une circonstance oubliée, +une forte perturbation susceptible de changer complètement leurs +périodes: comme la comète de 1770, calculée par Lexell, en a offert un +mémorable exemple, cet astre, dont la révolution était alors de moins de +six ans, n'ayant pas reparu une seule fois depuis, à cause du grand +dérangement qu'il a subi en passant très près de Jupiter. Il faut +reconnaître, toutefois, que les mêmes caractères en vertu desquels +l'étude des comètes est si imparfaite, font aussi qu'elle ne saurait +avoir pour nous une grande importance réelle. Car, l'extrême variation +de leurs distances ne leur permettrait d'exercer sur les autres astres +de notre monde qu'une action presque instantanée, que leur peu de poids +doit d'ailleurs rendre entièrement insensible, même sur d'aussi petits +corps que les satellites. Le passage de la comète de 1770 entre les +satellites de Jupiter, vérifia d'une manière frappante cette loi +nécessaire, puisque leurs tables, calculées d'avance sans penser à cet +événement inattendu, n'en continuèrent pas moins à se trouver encore +parfaitement conformes aux observations directes, ce qui prouve +clairement que leurs mouvemens n'avaient pas été sensiblement dérangés. +Les craintes puériles qui ont remplacé les terreurs religieuses +inspirées par les comètes avant que nous les eussions ramenées à des +théories positives, ne sauraient donc avoir aucun fondement réel. Quant +à leur choc contre la terre, il est évidemment presque impossible, et, +néanmoins, c'est seulement ainsi que leur influence deviendrait +sensible. Leur voisinage, même extrême, ne pourrait avoir d'autre effet +que d'augmenter un peu la hauteur de la marée correspondante. Or, même +sous ce rapport, on voit clairement que, si une comète venait à passer +deux ou trois fois plus près de nous que la lune, ce qui est fort loin +d'être possible à l'égard d'aucune comète connue, une masse aussi minime +ne produirait, dans nos marées, qu'un accroissement imperceptible. +L'inévitable imperfection d'une telle théorie est donc, en réalité, peu +regrettable, si ce n'est sous un point de vue indirect qui sera indiqué +plus bas. + +Considérons maintenant la seconde classe principale des perturbations, +celles relatives aux rotations, dont l'étude présenterait, par sa +nature, des difficultés d'un ordre encore plus élevé, si sa précision +avait en général autant d'importance, et si quelques circonstances +favorables ne la simplifiaient beaucoup, dans le seul cas vraiment +essentiel à bien analyser. + +Les ellipsoïdes célestes ont dû nécessairement sinon commencer, ce qui +serait fort invraisemblable, du moins finir, au bout d'un temps plus ou +moins long, par tourner autour d'un de leurs trois axes dynamiques +principaux, et même de celui à l'égard duquel la rotation a le plus de +stabilité, c'est-à-dire de leur moindre diamètre. Car, d'après la +théorie de la figure des astres, c'est leur rotation même qui a produit, +comme nous l'avons vu, leur écartement de la forme parfaitement +sphérique, et qui l'a naturellement déterminé dans ce sens le plus +favorable à la stabilité. Ainsi, sous ce rapport fondamental, comme sous +tant d'autres, l'ordre s'est établi spontanément dans notre monde. Du +reste, la stabilité de la rotation d'un astre, quant à ses pôles et +quant à sa durée, est évidemment si indispensable à l'existence des +corps vivans à sa surface, que l'on pourrait, _à priori_, garantir cette +stabilité, du moins pour la terre et pour tous les astres habités, à +partir de l'époque où la vie y est devenue possible. Mais, si la +rotation de chaque corps céleste, envisagé comme isolé, est +naturellement stable, la gravitation de ses diverses parties vers le +reste de notre monde lui fait éprouver, non moins nécessairement, +certaines modifications secondaires, qui ne peuvent porter que sur la +direction absolue de son axe dans l'espace. Ces modifications +n'importent réellement à connaître qu'envers la terre; car, +fussent-elles extrêmement prononcées à l'égard des autres astres, il +n'en saurait évidemment résulter pour nous aucune action appréciable, ni +même, suivant la remarque ci-dessus indiquée, aucun intérêt sympathique. + +D'après les lois fondamentales du mouvement, la rotation d'un corps +quelconque autour de son centre de gravité s'exécute nécessairement de +la même manière que si ce centre était fixe dans l'espace. Ainsi, +non-seulement l'action mutuelle des molécules d'un astre ne saurait +nullement influer sur sa rotation, due à une impulsion primitive; mais +aucune force accélératrice extérieure, quelque grande qu'on la suppose, +ne peut davantage la troubler, quand sa direction passe exactement par +le centre de gravité de l'astre. Or, si les corps célestes étaient +parfaitement sphériques, en les supposant d'ailleurs, comme il est très +naturel, composés de couches concentriques homogènes dont la densité +varierait arbitrairement de l'une à l'autre, on sait que la résultante +totale de la gravitation mutuelle de toutes leurs molécules devrait +passer rigoureusement par leurs centres de gravité. Les astres de notre +monde ne peuvent donc altérer mutuellement leurs rotations propres, +qu'en vertu du léger défaut de sphéricité produit par ces rotations +elles-mêmes. On voit par là que cette même nécessité qui assure la +stabilité essentielle des rotations célestes, relativement à leur durées +et à leurs pôles, détermine aussi, envisagée sous un autre point de vue, +l'altération inévitable du parallélisme de leurs axes. + +À l'égard de la terre, cette altération consiste, comme nous l'avons +déjà constaté sous le rapport géométrique, dans la précession des +équinoxes, modifiée par la nutation. Elles résultent de l'action des +différens astres de notre monde, et surtout du soleil et de la lune, sur +notre renflement équatorial, suivant la belle théorie mathématique créée +par D'Alembert. La méthode des couples[16] de M. Poinsot facilite +beaucoup la conception générale de leur mécanisme. Il suffit, en effet, +de transporter au centre de la terre, d'après cette méthode, les +gravitations de toutes les parties de cette protubérance vers un astre +quelconque, pour que de tous ces couples élémentaires il résulte +immédiatement un couple général, susceptible de modifier la direction +absolue de la rotation principale, en se composant avec le couple +primitif qui lui correspond. Le pouvoir de chaque astre à cet égard est +naturellement, comme pour les marées, en raison directe de sa masse et +inverse du cube de sa distance; en sorte que le soleil et la lune sont +encore les seuls dont l'influence y doive être considérée, en la +répartissant d'ailleurs entre eux de la même manière: en outre, +l'étendue effective de la déviation dépend de la masse et de la grandeur +de la terre, de la durée de sa rotation, de son degré d'aplatissement, +et enfin de l'obliquité de l'écliptique. Si la lune circulait dans le +plan de l'écliptique, ou si les noeuds de son orbite étaient fixes, le +phénomène se réduirait à la précession proprement dite, l'axe du couple +perturbateur étant alors exactement perpendiculaire à ce plan. Mais, la +légère inclinaison de l'orbite lunaire détermine, à raison du mouvement +rétrograde de ses noeuds, une modification secondaire de même vitesse, +qui produit la nutation. La quantité du phénomène est réglée en chaque +cas par le rapport entre le moment du couple principal et celui du +couple modificateur. Or, comme celui-ci dépend, entre autres élémens, de +la masse de l'astre qui le produit, on conçoit comment l'observation du +phénomène peut offrir un moyen de la déterminer. C'est ainsi que la +mesure précise de la nutation a spécialement perfectionné l'évaluation +de la masse lunaire. La théorie de ces phénomènes montre d'ailleurs que, +comme dans les marées, leur intensité doit changer d'après les distances +variables du soleil et surtout de la lune à la terre. Mais les effets +sont eux-mêmes trop peu prononcés pour que ce défaut d'uniformité puisse +jamais devenir bien sensible dans les observations directes. Telles +sont, en aperçu, les causes générales qui déterminent les petites +altérations qu'éprouve la rotation de notre sphéroïde, quant à la +direction de son axe dans l'espace. On voit combien ce serait +étrangement abuser de l'analyse mathématique que de s'exercer +puérilement, comme on n'a pas craint de le faire tout récemment, à +chercher quelle devrait être la précession en supposant que la terre ne +tournât pas, puisque la question cesserait même, dans cette absurde +hypothèse, d'avoir aucun sens réel et intelligible. + + [Note 16: Dans le premier volume de cet ouvrage, j'avais + indiqué, il y a quatre ans, cette lumineuse conception comme + essentiellement destinée, par sa nature, à simplifier + extrêmement la théorie fondamentale des rotations, au lieu + d'être bornée à son usage statique immédiat. Cette espérance + vient d'être heureusement réalisée, de la manière la plus + complète, par le beau travail tout récent de M. Poinsot sur + ce grand sujet, qui rend désormais presque élémentaire la + partie la plus transcendante de la dynamique, en même temps + qu'il dévoile entièrement une solution jusque alors + vainement enveloppée dans des équations inextricables, où la + marche générale du phénomène était profondément cachée. Si + ma _Philosophie mathématique_ n'était depuis long-temps + publiée, j'y aurais soigneusement caractérisé l'esprit de + cet important mémoire, fondé sur la notion nouvelle des + _couples de rotation_, entièrement analogues, par l'ensemble + de leurs propriétés fondamentales, aux couples de + translation, quoique étant de nature inverse, et dont + l'emploi réduit l'analyse exacte de toutes les + circonstances que peut présenter la rotation d'un corps + quelconque à la simple considération uniforme de son + _ellipsoïde central_.] + +S'il convenait de poursuivre, envers tous les autres astres de notre +monde, la théorie des perturbations relatives à leurs rotations, il +faudrait distinguer, comme au sujet des translations, entre les +planètes, les satellites et les comètes; puisque, par suite des mêmes +motifs, cette analyse offrirait encore les mêmes gradations de +difficulté. Le cas des comètes ne saurait être mentionné que pour +mémoire, par l'impossibilité où nous serons toujours d'observer leur +rotation. Quant aux planètes, elles doivent naturellement présenter des +phénomènes semblables à ceux de notre précession, et qui peuvent être +plus ou moins prononcés, suivant l'inclinaison de leurs axes à leurs +orbites, leur position, leur masse, leur grandeur, la durée de leur +rotation, et enfin leur degré d'aplatissement. Par l'ensemble de ces +motifs, les perturbations de Mars, sous ce rapport, tiendraient le +premier rang. + +À l'égard des satellites, leur rotation nous présente, sous un autre +point de vue, un phénomène du plus haut intérêt, l'égalité remarquable +entre la durée de cette rotation et celle de leur circulation autour de +la planète correspondante, à laquelle, par suite, ils présentent +continuellement le même hémisphère, sauf les oscillations très petites +connues sous le nom de _libration_, dont la règle est d'ailleurs bien +déterminée. Cette égalité fondamentale n'est encore sans doute +réellement constatée que pour la lune; mais son explication mécanique, +indépendamment de la simple analogie, tend à l'ériger en loi générale de +tous les satellites. Car, elle résulte, suivant le beau mémoire de +Lagrange, de la simple prépondérance qu'a dû nécessairement acquérir, +par l'action de la planète, l'hémisphère tourné vers elle dans +l'origine, ce qui a produit une tendance naturelle du satellite à +retomber sans cesse sur cette face. Un tel effet ayant certainement lieu +pour la lune, on ne saurait comprendre comment il pourrait ne pas +exister aussi envers les autres satellites, appartenant tous à des +planètes plus pesantes, dont ils sont même en général +proportionnellement bien plus voisins. + +Telle est l'indication générale extrêmement imparfaite à laquelle je +suis forcé de me réduire, par la nature de cet ouvrage, relativement à +l'étude des diverses sortes de perturbations que l'action mutuelle de +tous les astres de notre monde produit nécessairement dans leurs +mouvemens. Pour compléter cet aperçu, il me reste encore à signaler une +considération essentielle, susceptible, dans la suite, de simplifier +cette étude et de la rendre plus précise, en permettant de rapporter +tous ces mouvemens à un plan dont la position soit nécessairement +indépendante de leurs dérangemens quelconques. + +En imaginant, pour plus de facilité, l'ensemble de nos astres décomposé +en particules de même poids, l'action mutuelle de ces différens corps +peut bien changer la grandeur de l'aire décrite séparément, autour du +centre de gravité général, par la projection de chaque rayon vecteur +correspondant, sur un plan commun arbitrairement choisi; mais, il +résulte des lois fondamentales de la dynamique, comme nous l'avons déjà +remarqué dans cette leçon, que, quelque énergie qu'on suppose à cette +action, les altérations individuelles qu'elle produit à cet égard se +compensent nécessairement, en sorte que la somme totale de ces aires +demeure toujours invariable en un temps donné. Il en doit donc être +ainsi de tout plan dont la position dépendrait uniquement de semblables +sommes relatives à divers plans quelconques. Or, parmi l'infinité de +plans qui pourraient présenter ce caractère, il en est un qu'on a dû +naturellement choisir de préférence, comme se distinguant de tout autre +par la propriété remarquable que la somme des aires y est la plus grande +possible, et que d'ailleurs elle est nulle sur ceux qui lui sont +perpendiculaires. La situation de ce plan se détermine aisément, en +général, par des formules très simples, d'après les valeurs de la somme +des aires pour trois plans rectangulaires quelconques, valeurs qu'on +déduit d'ailleurs sans peine des positions et des vitesses de toutes les +particules du système rapportées à ces trois plans. On doit la première +notion de ce plan à Daniel Bernouilli et à Euler, qui l'avaient remarqué +sous le seul point de vue analytique, comme servant à simplifier, par +l'annulation de deux constantes, les équations relatives à la rotation +d'un corps solide. Cette idée fut immédiatement étendue, sans aucune +difficulté, à la considération d'un système variable par Laplace, qui +ajouta la propriété géométrique, et qui eut surtout l'heureuse pensée de +l'appliquer à la mécanique céleste. Enfin, la vraie conception dynamique +du plan invariable a été présentée, depuis quelques années, par M. +Poinsot, qui l'a montré directement, abstraction faite de tout caractère +analytique ou géométrique, comme étant simplement le plan du couple +général qui résulte du transport de toutes les vitesses individuelles au +centre de gravité du système. + +Quant à la détermination effective de ce plan, elle exige, pour qu'il +soit réellement invariable, que l'on prenne en considération toutes les +aires que peuvent décrire, en vertu de leurs divers mouvemens, les +différens points du système. Or, dans l'impossibilité évidente de +décomposer le système en particules égales, ainsi que l'exige le strict +énoncé de la propriété fondamentale, Laplace avait cru devoir traiter +chaque corps céleste comme condensé à son centre, en réunissant aussi +les satellites à leurs planètes, afin de ne plus avoir à considérer que +de simples points. La lumineuse théorie de M. Poinsot lui a fait +immédiatement apercevoir le vice radical d'un tel procédé, où l'on fait +nécessairement abstraction, non-seulement des aires relatives décrites +simultanément par les satellites, mais aussi de celles que les diverses +molécules de chaque corps tracent autour de son centre de gravité, en +vertu des rotations correspondantes; et il a ensuite rendu sensible +d'ailleurs, d'après les formules analytiques habituellement employées, +la nécessité d'ajouter ces diverses aires à celles considérées jusque +alors. Une simple décomposition d'intégrale montre, en effet, que la +somme des aires décrites par toutes les molécules d'un même corps +équivaut au produit de sa masse par l'aire que trace son centre de +gravité, plus l'ensemble des aires qu'engendrent les molécules autour de +ce centre. Ces aires dues aux rotations ne seraient réellement +négligeables vis-à-vis des autres que si le corps était fort petit, ou +s'il tournait avec une lenteur extrême. Celle qui résulte de la rotation +du soleil est, d'après les hypothèses même les plus défavorables, +beaucoup plus grande que celle tracée par la terre dans son mouvement +annuel. Aussi, le plan déterminé par les calculs de Laplace serait-il +loin, en réalité, d'une invariabilité rigoureuse. C'est néanmoins la +parfaite constance qui ferait le seul mérite véritable d'un tel terme de +comparaison, pour manifester immédiatement les variations survenues dans +l'intérieur de notre monde, et même les déplacemens de son ensemble. Si +l'on voulait se borner à un plan peu mobile, il n'y aurait aucun besoin +de pénibles calculs fondés sur une théorie spéciale, et l'on pourrait +prendre, presqu'au hasard, parmi les divers plans astronomiques, tels +que celui de l'équateur terrestre ou surtout solaire, ou le plan de +l'écliptique, dont les changemens seraient, en réalité, beaucoup moins +considérables que ceux du plan proposé par Laplace. Malheureusement, le +vrai plan invariable, découvert par M. Poinsot, est d'une détermination +bien plus difficile, puisqu'il exige inévitablement, non-seulement, +comme l'autre, l'évaluation des masses célestes, mais aussi celles des +momens d'inertie correspondans. Cette dernière estimation ne saurait +être faite, _à priori_, qu'en adoptant des hypothèses nécessairement +très hasardées sur la loi mathématique relative à la densité dans +l'intérieur des astres. J'ai déjà indiqué dans la leçon précédente, au +sujet des masses, l'ingénieuse manière dont M. Poinsot a heureusement +éludé cette difficulté fondamentale, en imaginant un moyen rationnel, +aussi général que direct, pour obtenir exactement, _à posteriori_, cette +mesure indispensable. Cette importante théorie est donc aujourd'hui +évidemment complète. Mais son application immédiate ne saurait avoir +lieu, comme je l'ai expliqué, avec toute la précision qu'exige, par sa +nature, une semblable détermination, pour correspondre convenablement à +sa destination essentielle. Quoi qu'il en soit, on n'en doit pas moins, +sous le rapport philosophique, voir avec un profond intérêt comment la +mécanique céleste a pu enfin assigner un plan nécessairement immobile au +milieu de toutes les perturbations intérieures de notre système, comme +Newton avait d'abord reconnu une vitesse nécessairement inaltérable, +celle du centre de gravité général. Ce sont les deux seuls élémens +rigoureusement indépendans de tous les événemens qui peuvent survenir +dans l'intérieur de notre monde, même des bouleversemens les plus +complets que notre imagination puisse y supposer; leurs variations se +rapporteraient seulement aux phénomènes les plus généraux de l'univers, +produits par l'action mutuelle des divers soleils, dont elles nous +fourniraient naturellement la plus claire manifestation, si une telle +connaissance nous était réellement permise. + +Le résultat général de l'étude des perturbations a été d'établir, de la +manière la plus irrécusable, la stabilité fondamentale de notre monde, +relativement à tous les astres de quelque importance, considérés sous +tous les rapports essentiels. En faisant abstraction des comètes, toutes +les variations de diverses sortes, à l'exception de quelques-unes +presque imperceptibles, sont nécessairement périodiques, et leur période +est le plus souvent extrêmement longue, tandis que leur étendue est au +contraire fort courte: en sorte que l'ensemble de nos astres ne peut +qu'osciller lentement autour d'un état moyen, dont il s'écarte toujours +très peu. Quoique tous les élémens astronomiques de chacun d'eux +participent réellement à ces oscillations, il faut cependant faire entre +eux une distinction importante, en séparant ceux qui se rapportent à la +situation des orbites et à la direction des rotations, de ceux qui +concernent les positions et les vitesses moyennes relatives au double +mouvement d'un astre quelconque. Toutes les grandes perturbations +portent uniquement sur les premiers; les seconds ne peuvent éprouver que +des oscillations presque insensibles, dont la précision extrême de nos +tables astronomiques actuelles n'exige pas même encore la considération +effective. Au milieu de toutes les variations célestes, la translation +de nos astres nous présente l'invariabilité presque rigoureuse des +grands axes de leurs orbites elliptiques, et de la durée de leurs +révolutions sidérales: leur rotation nous montre une constance encore +plus parfaite dans sa durée, dans ses pôles, et même, quoiqu'à un degré +un peu moindre, dans l'inclinaison de son axe à l'orbite correspondante. +On est certain, par exemple, que, depuis Hipparque, la durée du jour n'a +pas varié d'un centième de seconde. Ainsi, dans la stabilité générale de +notre monde, nous découvrons encore une stabilité spéciale et plus +prononcée à l'égard des élémens dont la fixité importe le plus à la +perpétuité des espèces vivantes. Tels sont les sublimes théorèmes +fondamentaux de philosophie naturelle, dont l'humanité est redevable à +l'ensemble des grands travaux exécutés dans le siècle dernier par les +illustres successeurs de Newton. + +La cause générale de ces importans résultats réside essentiellement dans +la faible excentricité de toutes les orbites principales et dans le peu +de divergence de leurs plans. Si les astres de quelque importance +avaient décrit, comme les comètes, des ellipses très allongées, +contenues dans des plans dirigés en tous sens, leurs relations +dynamiques auraient été toujours extrêmement variables, et leurs +perturbations auraient dès lors cessé d'être périodiques, pour devenir +presque indéfinies, ainsi que celles des comètes. Au contraire, en vertu +de l'extrême rondeur des véritables orbites et de l'identité presque +entière de leurs plans, l'intensité des diverses actions mutuelles, ne +pouvant qu'osciller entre des limites très rapprochées, doit tendre sans +cesse à rétablir l'état moyen du monde. Or, comme les astres à orbites +peu excentriques sont évidemment les seuls habitables, cette harmonie +fondamentale ne présente réellement aucun texte de cause finale, ainsi +que je l'ai indiqué au commencement de ce volume, puisqu'il ne pourrait +en être autrement qu'à l'égard de mondes tellement constitués, que la +vie, et par suite la pensée, la philosophie théologique ou positive, ne +sauraient y exister. + +Toute la théorie mathématique des mouvemens célestes a été constamment +traitée jusqu'ici, sans avoir aucun égard à la résistance du milieu +général dans lequel ces mouvemens s'accomplissent. La parfaite +conformité des tables ainsi dressées avec l'ensemble des observations +les plus précises, montre clairement que cette résistance ne peut +exercer qu'une influence imperceptible. Cependant, comme il est +évidemment impossible qu'elle soit rigoureusement nulle, les géomètres +ont dû s'occuper d'en préparer d'avance l'analyse générale. Abstraction +faite de son intensité, cette action est nécessairement d'une tout autre +nature que celle des perturbations proprement dites, quoique +pareillement graduelle; car, elle ne saurait être périodique, et doit +toujours s'exercer dans le même sens, de manière à diminuer +continuellement toutes les vitesses, avec d'autant plus d'énergie +qu'elles sont plus grandes. Euler et Lagrange ont établi qu'il n'en peut +résulter aucune altération dans les positions des orbites, comme il est +aisé de le sentir _à priori_: toute l'influence porte inévitablement sur +leurs dimensions et sur les temps périodiques, ainsi que sur la durée +des rotations; c'est-à-dire, qu'elle affecte précisément les élémens +essentiellement épargnés par les perturbations. En même temps que les +rotations des planètes doivent ainsi se ralentir sans cesse, leurs +orbites doivent se rétrécir toujours en s'arrondissant, et leurs temps +périodiques diminuer par suite; puisque, la vitesse devenant moindre, +l'action solaire acquiert naturellement une plus grande efficacité: ces +divers effets sont d'ailleurs non-seulement continus, mais encore de +plus en plus rapides. Ainsi, dans un avenir jusqu'ici complètement +inassignable, quoique nous puissions assurer qu'il est infiniment +lointain, tous les astres de notre monde doivent nécessairement finir +par se réunir à la masse solaire, d'où ils sont probablement émanés, +comme l'indiquera la leçon suivante: en sorte que la stabilité du +système est simplement relative aux perturbations proprement dites. +Telles sont, à cet égard, les indications générales incontestables de la +mécanique céleste. Quant à l'évaluation numérique de ces effets +nécessaires, leur extrême petitesse nous empêchera sans doute de la +connaître avant qu'il se soit écoulé un très long temps, à partir de +l'époque où les observations astronomiques ont acquis une grande +précision. Vainement Euler avait-il cru apercevoir une petite diminution +séculaire de l'année sidérale en vertu de cette cause: les comparaisons +exactes établies depuis par tous les astronomes ont clairement montré +que cette remarque était illusoire. Il est d'ailleurs certain que nous +connaissons encore trop peu la vraie loi mathématique de la résistance +des milieux, pour que ces phénomènes soient jusqu'ici exactement +calculables, même quand ils seraient plus prononcés. Lorsqu'ils pourront +être réellement étudiés, c'est sur les comètes que devra surtout porter +une telle exploration. Car, la faible masse de ces petits astres, et la +grande surface qu'ils présentent à l'action du milieu lorsque leurs +atmosphères sont très étendues, doivent nécessairement rendre sa +résistance beaucoup plus appréciable à leur égard qu'envers les +planètes, leur vitesse étant d'ailleurs naturellement à son _maximum_ au +moment même de cette expansion. Aussi quelques astronomes contemporains +croient-ils déjà avoir constaté, pour une ou deux comètes, l'effet de +cette résistance. L'étude de ces astres ne semblait jusqu'ici avoir pour +nous qu'une utilité négative, afin de prévenir le retour des terreurs +chimériques ou des craintes ridicules qu'ils ont si long-temps fait +naître. On voit maintenant qu'il n'existe pas un seul astre dans notre +monde, même parmi les plus insignifians, dont la théorie ne puisse nous +offrir un intérêt direct et positif; puisque l'étude des comètes se +trouve ainsi essentiellement propre à nous dévoiler plus tard une des +lois générales les plus importantes du système dont nous faisons partie, +celle qui, dans un avenir indéfini, doit le plus influer sur ses +destinées. Il faut même remarquer que, pour remplir convenablement un +tel office, cette étude ne saurait être trop perfectionnée; car, c'est +seulement sur une théorie très précise que le contrôle de l'observation +peut manifester, avec une véritable certitude, d'aussi petits effets. + +Je me suis efforcé, dans la vingt-troisième leçon, d'établir nettement, +sous le simple point de vue géométrique, l'indépendance des phénomènes +les plus généraux de l'univers, en faisant soigneusement ressortir la +conformité décisive de toutes les observations directes avec les tables +dressées par les astronomes, sans penser aucunement aux autres mondes. +En supposant la loi de la gravitation étendue à l'action mutuelle des +divers soleils, la mécanique céleste explique et fortifie immédiatement +cette incontestable vérité, qui me semble devoir constituer, en +philosophie naturelle, un dogme vraiment fondamental. Il est d'abord +évident que les différentes gravitations de notre monde vers les +innombrables soleils dispersés dans l'espace, doivent se détruire en +partie par leur opposition, quoiqu'il fût absurde de penser que leur +résultante générale est nulle. En second lieu, quelle que soit cette +résultante, il importe surtout de remarquer que c'est seulement par +l'inégalité de son action sur les divers astres de notre monde qu'elle +en pourrait troubler les mouvemens internes, nécessairement indépendans +de toute action qui serait exactement commune. Chaque force +perturbatrice de ce genre est donc évidemment, comme dans les marées, +dans la précession des équinoxes, etc., en raison directe de la masse +productrice, et en raison inverse du cube de sa distance au soleil. +Suivant cette loi, la perturbation doit donc être entièrement +imperceptible, à cause de l'immensité bien constatée de l'intervalle qui +nous sépare du plus prochain soleil. En supposant le plus grand +rapprochement compatible avec nos observations les plus certaines, une +masse qui égalerait un million de fois celle de notre monde, n'y ferait +naître ainsi qu'une force perturbatrice plusieurs milliards de fois +moindre que celle d'où résultent nos marées. L'indépendance de notre +monde est donc parfaitement certaine. + +Il m'importe d'autant plus de la faire remarquer, sous le rapport +philosophique, qu'elle constitue la seule exception générale que je +connaisse à la grande loi encyclopédique que j'ai établie en commençant +cet ouvrage, et d'après laquelle les phénomènes les plus généraux +dominent les plus particuliers, sans être au contraire nullement +influencés par eux. Ainsi, les phénomènes vraiment astronomiques, +c'est-à-dire, ceux de l'intérieur de notre monde, régissent évidemment +tous nos phénomènes sublunaires, soit physiques, soit chimiques, soit +physiologiques, soit même sociaux, comme je l'ai indiqué spécialement +dans la dix-neuvième leçon. Mais ici nous trouvons, en sens inverse, que +les phénomènes les plus généraux de l'univers ne peuvent au contraire +exercer aucune influence réelle sur les phénomènes plus particuliers qui +s'accomplissent dans l'intérieur de notre système solaire. Cette +anomalie philosophique disparaîtra immédiatement pour tous les esprits +qui admettront avec moi que ces derniers phénomènes sont les plus +étendus auxquels nos recherches positives puissent véritablement +atteindre, et que l'étude de l'_univers_ doit être désormais +radicalement détachée de la vraie philosophie naturelle; maxime, à mon +avis, fondamentale, et dont j'espère que la justesse et l'utilité seront +d'autant plus senties qu'on l'examinera plus profondément. + +Tel est l'ensemble des considérations philosophiques que je devais +présenter ici sur la dynamique céleste, envisagée sous ses divers +aspects principaux. Quelque admirable extension qu'ait pris depuis +Newton cette sublime étude, nous avons reconnu combien, à beaucoup +d'égards, l'extrême insuffisance de notre analyse mathématique actuelle +la rend nécessairement imparfaite. On s'en formerait une idée trop +avantageuse si l'on pensait que, dans l'exécution finale des tables +astronomiques, elle peut aujourd'hui se suffire entièrement à elle-même, +sans emprunter à la géométrie céleste aucun autre secours direct que +l'évaluation des données indispensables, déduites de l'observation +immédiate. Non-seulement cela n'est pas à l'égard des astres dont la +théorie mécanique n'est encore qu'ébauchée, et qui sont, sans contredit, +les plus nombreux, quoique les moins importans; mais encore, sous +plusieurs rapports, envers les mieux étudiés. Bien que la dynamique de +chaque astre doive naturellement remplir, dans la construction de ses +tables, un office de plus en plus prépondérant, la difficulté de démêler +avec certitude toutes les perturbations indiquées par les formules +analytiques, assignera probablement toujours à cet égard un rôle +indispensable, quoique de plus en plus subsidiaire, à l'ingénieuse +méthode empirique des _équations de condition_, imaginée par les +astronomes pour dévoiler immédiatement, d'après les observations, la +marche effective des moindres irrégularités, sans aucune recherche de +leur loi mécanique; méthode qui me semble aujourd'hui trop dédaignée +peut-être par les géomètres, auxquels les glorieux succès de la +mécanique céleste ont inspiré un sentiment un peu exagéré de la portée +réelle de ses théories. Cette méthode complémentaire consiste en +général, comme on sait, à comparer les observations directes avec les +tables où l'on a déjà tenu compte de toutes les inégalités bien connues, +afin de combler les différences par l'introduction de quelques termes +additionnels, relatifs à des fonctions périodiques de la quantité dont +ces anomalies paraissent dépendre, en les affectant de coefficiens +convenables, déterminés d'après un nombre suffisant de mesures +immédiates. C'est à un tel procédé qu'on doit effectivement la +découverte de presque toutes les petites perturbations, expliquées +ensuite par la mécanique céleste, qui en a perfectionné la connaissance. +Il constitue d'ailleurs le vrai modèle d'après lequel les physiciens +établissent journellement leurs lois empiriques des phénomènes, ce qui +me semble lui donner ici un véritable intérêt philosophique. + +Le résultat général des considérations exposées dans cette leçon montre +nettement combien le développement de la dynamique céleste, +indépendamment de la haute importance des sublimes connaissances +directes qu'il nous a procurées, a puissamment contribué à perfectionner +l'ensemble des théories astronomiques, envisagées quant à leur but +définitif, la juste prévision de l'état du ciel, à une époque +quelconque, soit passée, soit future. Si l'on devait se borner à +déterminer, pour peu de temps, le véritable état de notre monde, la +géométrie céleste, résumée par les trois grandes lois de Képler, +pourrait être regardée comme strictement suffisante, en choisissant des +élémens convenablement déduits d'observations actuelles faites avec +toute la précision possible. Mais il ne peut plus en être ainsi, et la +plus parfaite théorie des perturbations devient absolument +indispensable, quand on se propose d'étendre cette exacte prévoyance +astronomique à des époques très éloignés, postérieures ou antérieures. +C'est à la dynamique céleste que notre astronomie actuelle doit +incontestablement cette admirable perfection pratique qui lui permet à +volonté de descendre ou de remonter les siècles pour y fixer, avec une +pleine certitude, l'instant et le degré précis des divers événemens +célestes, tels que les éclipses entre autres, ces déterminations ne +pouvant pas d'ailleurs évidemment être aussi minutieusement exactes que +celles relatives à l'époque présente. + +Quoique l'ensemble des huit leçons déjà contenues dans ce volume +constitue réellement, à mes yeux, la vraie philosophie astronomique tout +entière, elle semblerait néanmoins présenter, à presque tous les esprits +éclairés, une lacune essentielle, si je ne consacrais point une dernière +leçon à l'examen général de ce qu'on appelle aujourd'hui l'_astronomie +sidérale_, et à l'appréciation rationnelle de ce que nous pouvons +maintenant concevoir de positif sur la cosmogonie. + + + + +VINGT-SEPTIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur l'astronomie sidérale, et sur la cosmogonie +positive. + +La seule branche de l'astronomie sidérale qui paraisse comporter jusqu'à +présent une certaine suite d'études exactes, concerne les mouvemens +relatifs des _étoiles multiples_, dont la première découverte est due +au grand observateur Herschell. Les astronomes entendent par là des +étoiles extrêmement rapprochées, dont la distance angulaire n'excède +jamais une demi-minute, et qui semblent pour cette raison n'en faire +qu'une, non-seulement à la vue simple, mais avec les lunettes ordinaires +de nos observatoires, les plus puissans télescopes pouvant seuls les +séparer. Il faut considérer, en outre, que les mouvemens relatifs de ces +astres tendent souvent à faire méconnaître leur multiplicité effective, +comme on l'a vu plus d'une fois, en produisant pendant un temps plus ou +moins long des occultations mutuelles, qui ne permettent point alors la +séparation. Parmi plus de trois mille étoiles multiples actuellement +enregistrées dans les catalogues, quoique le ciel austral soit encore à +cet égard très peu exploré, presque toutes sont seulement doubles, la +triplicité même étant extrêmement rare, et aucun degré supérieur de +multiplicité n'ayant jamais été observé, ce qui ne tient peut-être qu'à +l'imperfection de nos meilleurs télescopes, comme, avant Herschell, la +simple dualité était ignorée. Ces groupes remarquables ne constituent +évidemment, par leur nature, qu'un cas très particulier dans l'univers, +puisque l'intervalle des astres qui les composent est probablement d'un +ordre beaucoup moindre que les distances mutuelles des principaux +soleils; en sorte que, dans ces mouvemens relatifs, quand même ils +pourraient être un jour parfaitement connus, ce qui est en soi fort +douteux, d'après les considérations indiquées à la fin de la +vingt-quatrième leçon, il ne s'agirait encore nullement des phénomènes +célestes les plus généraux, quelque intérêt que doive inspirer une telle +étude. La spécialité du cas deviendrait même bien autrement prononcée, +si, comme la rigueur scientifique me semble l'exiger, les astronomes ne +formaient leur catégorie des étoiles doubles que de celles dont ils ont +pleinement constaté les mouvemens, et qui sont jusqu'ici en très petit +nombre. Car, la dualité de presque toutes les autres n'indique peut-être +aucune relation réelle, puisque, malgré le rapprochement des directions, +les intervalles mutuels peuvent être tels, que les deux astres ne +forment pas plus un vrai système que deux étoiles quelconques combinées +au hasard dans le ciel, si ces astres sont très inégalement éloignés de +nous, circonstance à l'égard de laquelle nous n'avons encore aucune +sorte de renseignement direct ou indirect. S'autoriser de quelques +exemples incontestables pour envisager cette multitude d'étoiles +doubles comme autant de systèmes binaires, où la moindre masse circule +autour de la plus grande, ce serait, à mon avis, s'écarter étrangement +de l'indispensable sévérité de méthode qui seule constitue l'admirable +positivité de la véritable astronomie, en confondant, peut-être le plus +souvent, avec un vrai phénomène céleste, un simple accident de position, +tenant uniquement au point de l'univers occupé par notre monde. La seule +analogie est ici évidemment insuffisante, car elle pourrait bien n'être +due qu'à l'impuissance de nos explorations. Quel astronome oserait +maintenant garantir que, si les télescopes étaient susceptibles d'être +un jour suffisamment perfectionnés, nous ne parviendrions pas à +distinguer, entre les étoiles que leur distance nous porte le plus à +classer aujourd'hui comme indépendantes, une multitude d'intermédiaires +très resserrés, qui rendraient le cas de la dualité presque général? Le +voisinage apparent serait-il alors un motif suffisant de présumer +toujours une circulation mutuelle, dont la pensée ne nous est suggérée +actuellement par analogie, qu'en vertu de l'extrême singularité d'une +telle circonstance, qui cesserait ainsi d'être exceptionnelle? On ne +doit donc reconnaître jusqu'ici, en astronomie sidérale, d'autre étude +réellement positive que celle des mouvemens relatifs bien connus de +certaines étoiles doubles, dont le nombre ne s'élève encore qu'à sept ou +huit. On ne saurait d'ailleurs espérer d'introduire jamais, dans la +détermination géométrique de la vraie figure des orbites +correspondantes, une certitude à beaucoup près comparable à celle +qu'admet la connaissance précise de nos orbites planétaires; puisque les +rayons vecteurs apparens sont tellement petits que l'erreur de ces +mesures délicates s'élève peut-être ordinairement au quart ou au tiers +de leur valeur totale. Il en est de même à l'égard des temps +périodiques, quand ils n'ont pas pu être directement observés, ce qui +est jusqu'à présent le cas habituel. On concevrait surtout bien +difficilement, comme je l'ai indiqué ailleurs, que ces études pussent +jamais acquérir assez d'exactitude pour fournir une base suffisamment +solide à des conclusions dynamiques vraiment irrécusables; de manière à +démontrer, par exemple, l'extension effective de la théorie de la +gravitation à l'action mutuelle des deux élémens d'une étoile double, ce +qui serait d'ailleurs très loin de constater la rigoureuse universalité +de cette théorie. L'importance générale de ces recherches est en outre +beaucoup diminuée par cette réflexion que jusqu'ici notre monde, dès +lors envisagé comme essentiellement réduit au soleil, n'appartient à +aucun de ces groupes, non-seulement étudiés, mais simplement signalés. +Cette circonstance remarquable ne me semble nullement fortuite; car si +notre monde fait effectivement partie de quelque étoile double, comme +rien n'empêche de l'imaginer, il nous sera probablement toujours +impossible d'apercevoir réellement, à côté du soleil, l'étoile qui +constituerait le second élément de ce petit système, et dont la +direction devrait être si rapprochée que sa lumière se perdrait +nécessairement dans la lumière solaire. Un tel cas, néanmoins, pourrait +seul avoir pour nous un puissant intérêt scientifique, non-seulement +comme utile à la connaissance des déplacemens de notre monde, mais +encore comme comportant naturellement une étude beaucoup plus précise, +par cela même que l'observateur serait alors situé sur l'un des astres +du couple stellaire. + +Les sept orbites d'étoiles doubles établies jusqu'ici, et dont la +première est due aux travaux de M. Savary, présentent en général des +excentricités très considérables, dont la moindre est presque double, et +la plus grande quadruple de la plus forte qui existe dans nos ellipses +planétaires. Quant à leurs temps périodiques, le plus court excède un +peu quarante ans, et le plus long six cents. Du reste, l'excentricité +et la durée de la révolution ne paraissent avoir entre elles aucune +relation fixe; et ni l'une ni l'autre ne semblent d'ailleurs dépendre de +la distance angulaire plus ou moins grande des deux élémens des couples +correspondans. Tel est en général le résumé exact, quoique succinct, des +seules connaissances réelles que nous possédions encore à cet égard. + +Tant que les distances linéaires de ces astres à la terre, et par suite +entre eux, resteront ignorées, ces notions ne sauraient avoir une grande +importance, ni peut-être même une solidité suffisante. Si ces distances +pouvaient être un jour bien connues, on évaluerait aisément les masses +des couples correspondans, en supposant que la loi de la gravitation +leur fût légitimement applicable. Il suffirait, pour cela, d'employer +une méthode essentiellement analogue aux deux dernières de celles +indiquées dans la vingt-cinquième leçon à l'égard des masses +planétaires. La quantité, dès lors déterminée, dont l'étoile secondaire +tend à tomber, en un temps donné, vers l'étoile principale, étant +comparée à la chute des corps à la surface de la terre, préalablement +ramenée à la même distance, suivant la loi ordinaire, fournirait +immédiatement en effet la valeur du rapport entre la masse du couple et +celle de la terre. Mais, la répartition de cette masse totale entre ses +deux élémens resterait évidemment encore incertaine, puisqu'il est très +possible qu'elle doive s'opérer d'une manière beaucoup moins inégale +qu'entre nos planètes et leurs satellites. Cette dernière considération +fait d'ailleurs rejaillir sur l'ensemble d'une telle étude un nouveau +motif fondamental d'incertitude. Car, si les masses des deux élémens de +chaque couple stellaire différaient réellement assez peu, +comparativement à leur distance et à leur grandeur, pour que le centre +de gravité du système s'écartât sensiblement de l'astre principal (ce +que nous ignorons encore entièrement), c'est à ce centre inconnu qu'il +faudrait nécessairement rapporter les mouvemens observés; et, dès lors, +quelle exacte conclusion dynamique pourrait-on tirer des orbites +elliptiques autour de l'astre majeur comme foyer, en les supposant même +irrécusablement constatées? + +Il me reste à caractériser à ce sujet l'ingénieuse méthode si +heureusement imaginée par M. Savary, d'après laquelle on parviendra +peut-être un jour à déterminer effectivement, du moins entre certaines +limites, les distances de quelques étoiles doubles à la terre ou au +soleil. Cette méthode constitue réellement jusqu'ici la seule +conception scientifique qui soit propre à l'astronomie sidérale. Elle a +le mérite capital d'être essentiellement indépendante de toute hypothèse +hasardée sur la forme rigoureuse des orbites stellaires et sur +l'extension de la théorie de la gravitation. Il lui suffit, en réalité, +que ces courbes soient symétriques, relativement à leur plus long +diamètre, et que l'astre mineur y circule avec la même vitesse aux deux +points également distans de l'astre majeur, ce qui est certainement très +admissible. + +Ce procédé est fondé, comme la théorie générale de l'aberration, sur la +durée de la propagation de la lumière, dont nous savons, d'après la +vingt-deuxième leçon, que la vitesse est exactement connue. Seulement, +tandis que, dans l'aberration ordinaire, il s'agit d'une erreur de lieu, +on considère ici une erreur de temps. + +Concevons une orbite stellaire dont le petit axe soit situé +perpendiculairement au rayon visuel mené du soleil ou de la terre, qui +peuvent ici être confondus. S'il en était de même du grand axe, et, par +suite, du plan de l'orbite, les deux moitiés de la révolution, que +l'astre mineur accomplit réellement toujours en des temps exactement +égaux, devraient encore nous paraître évidemment d'égale durée, quelque +lente que pût être, à chaque position, la transmission de la lumière. +Mais, il ne peut plus en être ainsi, quand le plan de l'orbite est +fortement incliné vers le rayon visuel, sans que toutefois il doive le +contenir, ce qui rendrait impossible l'observation fondamentale. Dans ce +cas, la durée de la demi-révolution, correspondante à la moitié de la +courbe où l'astre se dirige vers nous, devra nous sembler moindre +qu'elle n'est en réalité, et celle relative à la moitié où il s'en +éloigne de plus en plus, paraîtra au contraire augmentée, en vertu de la +différence des temps que la lumière doit employer à nous parvenir des +deux points de l'orbite les plus inégalement distans de la terre. Ainsi, +quoique le temps périodique total ne doive être nullement altéré, les +deux moitiés de la révolution n'auront donc pas exactement la même durée +apparente, et, si leur inégalité peut être bien observée, elle fera +immédiatement connaître, d'après la vitesse effective de la lumière, la +vraie différence entre les distances de la terre aux deux points +extrêmes de l'orbite. Dès lors, cette différence deviendra évidemment +une base géométrique suffisante pour estimer, avec une approximation +correspondante, les dimensions linéaires de l'orbite, et sa véritable +distance à la terre, son inclinaison et son étendue angulaire étant +d'ailleurs préalablement données[17]. Tout se réduit donc à constater +une inégalité appréciable entre les durées des deux demi-révolutions. +Mais il est indispensable que cette appréciation s'opère d'après +l'observation effective d'une révolution entière, afin que son +exactitude ne dépende d'aucune hypothèse sur la nature géométrique de +l'orbite stellaire, et sur la loi relative à la vitesse avec laquelle +l'astre la parcourt. + +Tel est ce procédé, dont l'esprit est éminemment approprié à l'immensité +des distances qu'on s'y propose d'estimer, et qui serait au contraire +évidemment illusoire envers nos petites orbites planétaires. Jusqu'à ce +que l'expérience ait prononcé, nous ignorerons nécessairement si les +rayons des orbites stellaires sont en réalité assez considérables par +rapport à leur éloignement, pour que nous puissions apercevoir quelque +différence très sensible entre les deux parties du temps périodique. En +le supposant, à l'égard d'orbites convenablement situées, il est +d'ailleurs évident que l'incertitude inséparable d'observations aussi +délicates, et l'extrême lenteur des révolutions, ne permettront un jour +de connaître cette différence qu'entre certaines limites plus ou moins +écartées. Or, indépendamment du peu de précision que comporte la mesure +effective des autres élémens du calcul, chaque seconde d'erreur sur ce +temps, qui n'est probablement susceptible d'être jamais apprécié qu'à +plusieurs jours près, tend à introduire une erreur d'au moins 32000 +myriamètres dans l'évaluation de la distance cherchée. Aussi l'inventeur +de cette méthode l'a-t-il toujours présentée comme seulement propre à +déterminer un _maximum_ et un _minimum_, peut-être fort écartés, +relativement à notre éloignement effectif des couples stellaires +auxquels elle pourra devenir applicable. Quelle que soit son +imperfection nécessaire, elle n'en doit pas moins inspirer un profond +intérêt, par l'espoir qu'elle nous donne d'obtenir plus tard, à l'aide +d'un détour très ingénieux, quelque approximation certaine à l'égard de +plusieurs de ces distances qui ne comportent encore qu'une grossière +limite inférieure, commune à l'ensemble des astres innombrables que le +ciel nous présente. + + [Note 17: M. Arago a très nettement expliqué cette + ingénieuse méthode dans sa notice sur les étoiles doubles, + annexée à l'_Annuaire du Bureau des Longitudes_ pour 1834.] + +Cette discussion philosophique de la seule portion de l'astronomie +sidérale qui semble présenter aujourd'hui quelque consistance +scientifique, est sans doute très propre à confirmer directement le +principe général que je me suis efforcé d'établir sous divers rapports +dans plusieurs leçons précédentes, sur la restriction essentielle et +nécessaire de nos véritables recherches célestes à l'étude approfondie +des phénomènes intérieurs de notre monde. On voit combien deviennent +bornées et incertaines nos connaissances réelles, même dans les plus +simples questions, aussitôt que nous tentons de franchir ces limites +naturelles, quoique nous restions encore très loin de la vraie +considération de l'univers. L'étude indiquée ci-dessus, et qui est toute +récente, devra sans doute faire dans la suite des siècles quelques +progrès notables; mais les causes évidentes de son imperfection sont +trop fondamentales, pour qu'on puisse espérer qu'elle présente jamais un +caractère scientifique aucunement comparable à celui de notre astronomie +solaire. + +Je dois maintenant procéder à l'examen général de ce qui comporte un +certain caractère de positivité dans les hypothèses cosmogoniques. Il +serait sans doute superflu d'établir spécialement à cet égard ce +préliminaire indispensable, que toute idée de _création_ proprement dite +doit être ici radicalement écartée, comme étant par sa nature +entièrement insaisissable, et que la seule recherche raisonnable, si +elle est réellement accessible, doit concerner uniquement les +_transformations_ successives du ciel, en se bornant même, au moins +d'abord, à celle qui a pu produire immédiatement son état actuel. Ces +considérations préalables sont trop évidentes pour qu'il convienne de +les expliquer davantage aux lecteurs de cet ouvrage. + +La question réelle consiste donc à décider si l'état présent du ciel +offre quelques indices appréciables d'un état antérieur plus simple, +dont le caractère général soit susceptible d'être déterminé. À cet +égard, la séparation fondamentale que je me suis tant occupé de +constituer solidement entre l'étude essentiellement inaccessible de +l'univers et l'étude nécessairement très positive de notre monde, +introduit naturellement une distinction profonde, qui restreint beaucoup +le champ des recherches effectives. On conçoit, en effet, que nous +puissions conjecturer, avec quelque espoir de succès, sur la formation +du système solaire dont nous faisons partie, car il nous présente de +nombreux phénomènes, parfaitement connus, susceptibles peut-être de +porter un témoignage décisif de sa véritable origine immédiate. Mais, +quelle pourrait-être, au contraire, la base rationnelle de nos +conjectures sur la formation des soleils eux-mêmes? Comment confirmer ou +infirmer à ce sujet, d'après les phénomènes, aucune hypothèse +cosmogonique, lorsqu'il n'existe vraiment en ce genre aucun phénomène +exploré, ni même sans doute explorable? Quelque intérêt philosophique +que doive inspirer la curieuse suite d'observations d'Herschell sur la +condensation progressive des nébuleuses, d'où il a induit leur +transformation nécessaire en étoiles, ces faits ne sauraient évidemment +autoriser une semblable conclusion. Pour qu'elle comportât une vraie +solidité, il faudrait qu'on pût déduire d'un tel principe quelques +conséquences relatives aux formes ou aux mouvemens, qui se trouvassent +en harmonie avec des phénomènes bien constatés. Or, cela serait-il +possible, quand ces phénomènes cosmiques eux-mêmes nous manquent +entièrement! En un mot, notre monde étant, dans l'ensemble du ciel, le +seul connu, sa formation est tout au plus la seule que nous puissions +raisonnablement chercher. Les autres origines célestes rentrent +nécessairement, du moins jusqu'ici, dans le vague domaine de +l'imagination pure, affranchie de toute condition scientifique. Si, pour +la plupart des intelligences actuelles, cette extrême restriction doit +naturellement diminuer beaucoup l'intérêt d'une telle recherche, elle +tend directement, au contraire, à recommander auprès de tous les bons +esprits une étude dont ils peuvent maintenant entrevoir la positivité, +tandis que la confusion habituelle des idées à cet égard ne leur laisse +apercevoir d'autre perspective que la vraie succession d'une suite +indéfinie de conceptions essentiellement arbitraires, propres à leur +inspirer une juste et profonde répugnance. Nous savons d'ailleurs, avec +une pleine certitude, par l'ensemble des études astronomiques, que les +phénomènes intérieurs de notre monde s'accomplissent constamment sans +dépendre en aucune manière des phénomènes vraiment cosmiques; en sorte +qu'il est rationnel de conjecturer sur la formation de notre système +planétaire, abstraction faite de toute enquête sur celle des soleils +eux-mêmes. Enfin, la marche que je caractérise ici n'est, à vrai dire, +qu'un prolongement naturel de la direction spontanée déjà suivie, sous +un rapport analogue, par le développement régulier de la véritable +astronomie. Car on doit reconnaître, ce me semble, que la cosmogonie +positive a réellement commencé quand les géomètres, d'après la théorie +mathématique de la figure des planètes, ont démontré leur fluidité +primitive. Après avoir ainsi constaté l'état antérieur de chacune +d'elles envisagée séparément, il est naturel de remonter maintenant à +l'origine du système planétaire, en vertu de sa constitution actuelle, +avec un soleil tout formé; et, plus tard, si l'on pouvait jamais +parvenir à connaître réellement quelques lois cosmiques, on s'élèverait +jusqu'aux formations solaires, de toutes les plus éloignées des données +immédiates. Tel est, sans doute, le seul plan rationnel qui pût nous +conduire à la construction graduelle d'une genèse positive, si elle +était vraiment possible. + +Nous devons donc réduire la cosmogonie réelle à l'étude de la formation +de notre monde, en regardant le soleil comme donné, et même comme animé +d'un mouvement uniforme de rotation autour de son axe actuel, avec une +vitesse indéterminée. Il s'agit uniquement de rattacher à cette donnée +fondamentale la constitution effective de notre système planétaire, +telle que nous la connaissons exactement aujourd'hui. Le problème est +assez large pour que sa solution certaine et précise surpasse +vraisemblablement beaucoup la portée réelle de notre intelligence. Nos +conjectures sur une telle origine doivent d'ailleurs être évidemment +assujetties à cette indispensable condition de n'y faire intervenir +d'autres agens naturels que ceux dont nous apercevons clairement +l'influence dans nos phénomènes habituels, et qui seulement auraient +alors opéré sur une plus grande échelle. Sans cette règle, ce travail ne +saurait avoir aucun caractère vraiment scientifique, et l'on tomberait +dans l'inconvénient, si justement reproché à la plupart des hypothèses +géologiques, d'avoir introduit, pour expliquer les anciennes révolutions +du globe, des agens qui ne subsistent plus aujourd'hui, et dont, par +cela même, il nous est impossible de vérifier ou seulement de comprendre +l'influence. + +Quoique ainsi restreintes à un sujet bien circonscrit, dont toutes les +circonstances caractéristiques sont parfaitement connues, les théories +cosmogoniques n'en restent pas moins, par leur nature, essentiellement +conjecturales, quelque plausibles qu'elles puissent devenir. Car, il ne +peut en être ici comme dans l'établissement de la mécanique céleste, où, +de l'étude géométrique des mouvemens planétaires, on a pu remonter, avec +une entière certitude, à leur conception dynamique, d'après les lois +générales du mouvement, qui indiquaient exactement tel mécanisme, en +donnant à tout autre une exclusion nécessaire. Nous ne saurions avoir +aucune théorie abstraite des formations, analogue à celle des mouvemens, +qui puisse nous conduire mathématiquement à assigner telle formation +déterminée comme effectivement correspondante à telle disposition +effective. Toutes nos tentatives à cet égard ne peuvent consister qu'à +construire, d'après les renseignemens généraux, des hypothèses +cosmogoniques plus ou moins vraisemblables, pour les comparer ensuite, +le plus exactement possible, à l'ensemble des phénomènes bien explorés. +Quelque consistance que ces hypothèses soient susceptibles d'acquérir +par un tel contrôle, elles ne sauraient jamais, faute de ce critérium +indispensable, être élevées, comme l'a été si justement la loi de la +gravitation, au rang des faits généraux. Car, on serait toujours +autorisé à penser qu'une hypothèse nouvelle conviendrait peut-être aussi +bien aux mêmes phénomènes, en permettant de plus d'en expliquer +d'autres, à moins qu'on ne parvînt un jour à représenter exactement +toutes les circonstances caractéristiques, même numériquement +envisagées, ce qui, en ce genre, est évidemment chimérique. + +J'ai cru devoir insister ici sur la vraie nature des seules recherches +cosmogoniques qui puissent avoir quelque efficacité, parce que la +plupart des esprits éclairés me semblent encore bien éloignés de sentir +suffisamment, à cet égard, toutes les exigences spéciales de la saine +philosophie. Passons maintenant, sans autre préambule, à l'examen +général de la théorie cosmogonique de Laplace, incomparablement la plus +plausible de toutes celles qui ont été proposées jusqu'ici, et +susceptible, à mon avis, d'une vérification mathématique, dont son +illustre auteur n'avait pas conçu l'espérance. Elle a le mérite capital, +conformément à la règle posée ci-dessus, de faire opérer la formation de +notre monde par les agens les plus simples que nous présente sans cesse +l'ensemble de nos études naturelles, la pesanteur et la chaleur, les +deux seuls principes d'action qui soient rigoureusement généraux. + +L'hypothèse cosmogonique de Laplace a pour but d'expliquer les +circonstances générales qui caractérisent la constitution de notre +système solaire, savoir: l'identité de la direction de toutes les +circulations planétaires d'occident en orient; celle non moins +remarquable que présentent aussi les rotations; les mêmes phénomènes +envers les satellites; la faible excentricité de toutes les orbites; et, +enfin, le peu d'écartement de leurs plans, comparés surtout à celui de +l'équateur solaire. Je ne considère point ici les comètes, parce que je +préfère adopter à leur égard l'opinion de Lagrange, indiquée au +commencement de la leçon précédente. L'idée de Laplace, qui les envisage +comme des astres essentiellement étrangers à notre monde, me semble peu +rationnelle et radicalement contraire au principe si bien établi de +l'entière indépendance des phénomènes intérieurs de notre système envers +les phénomènes vraiment sidéraux. + +Avant d'examiner la conception fondamentale de Laplace au sujet de +l'interprétation cosmogonique des divers caractères généraux que je +viens de rappeler, je ne puis m'empêcher de témoigner ici combien tous +les bons esprits, étrangers aux préjugés mathématiques, ont dû trouver +puérile et déplacée la singulière application du calcul des chances, +indiquée d'abord par Daniel Bernouilli, et péniblement complétée ensuite +par Laplace lui-même, pour évaluer la probabilité que ces phénomènes ont +réellement une cause, comme si notre intelligence avait besoin +d'attendre une telle autorisation arithmétique, avant d'entreprendre +légitimement d'expliquer un phénomène quelconque bien constaté, +lorsqu'elle en aperçoit la possibilité[18]. + + [Note 18: Depuis la publication du premier volume de cet + ouvrage, plusieurs bons esprits m'ayant demandé pourquoi, en + y traitant de la philosophie mathématique, je n'avais + nullement considéré l'analyse des probabilités, je crois + devoir indiquer ici sommairement, mais avec franchise, mon + principal motif à ce sujet. + + Le caractère général de cet ouvrage est essentiellement + dogmatique: la critique ne peut y être admise que d'une + manière accessoire. Il m'eût paru dès lors peu convenable + d'y envisager la théorie générale des probabilités, au sujet + de laquelle je n'avais à porter qu'un jugement négatif, qui, + par son développement nécessaire, aurait formé sans doute + une disparate choquante. + + Le calcul des probabilités ne me semble avoir été + réellement, pour ses illustres inventeurs, qu'un texte + commode à d'ingénieux et difficiles problèmes numériques, + qui n'en conservent pas moins toute leur valeur abstraite, + comme les théories analytiques dont il a été ensuite + l'occasion, ou, si l'on veut, l'origine. Quant à la + conception philosophique sur laquelle repose une telle + doctrine, je la crois radicalement fausse et susceptible de + conduire aux plus absurdes conséquences. Je ne parle pas + seulement de l'application évidemment illusoire qu'on a + souvent tenté d'en faire un prétendu perfectionnement des + sciences sociales: ces essais, nécessairement chimériques, + seront caractérisés dans la dernière partie de cet ouvrage. + C'est la notion fondamentale de la probabilité évaluée, qui + me semble directement irrationnelle et même sophistique: je + la regarde comme essentiellement impropre à régler notre + conduite en aucun cas, si ce n'est tout au plus dans les + jeux de hasard. Elle nous amènerait habituellement, dans la + pratique, à rejeter, comme numériquement invraisemblables, + des événemens qui vont pourtant s'accomplir. On s'y propose + le problème insoluble de suppléer à la suspension de + jugement, si nécessaire en tant d'occasions. Les + applications utiles qui semblent lui être dues, le simple + bon sens, dont cette doctrine a souvent faussé les aperçus, + les avait toujours clairement indiquées d'avance. + + Quoique ces assertions soient purement négatives, je + reconnais aujourd'hui qu'elles ont trop d'utilité pratique + pour que je ne doive pas consacrer à cette discussion une + leçon spéciale dans ma _Philosophie mathématique_, si jamais + cet ouvrage comporte une seconde édition.] + +La cosmogonie de Laplace consiste, comme on sait, à former les planètes +par la condensation graduelle de l'atmosphère solaire, supposée +primitivement étendue, en vertu d'une extrême chaleur, jusqu'aux limites +de notre monde, et successivement contractée par le refroidissement. +Elle repose sur deux considérations mathématiques incontestables. La +première concerne la relation nécessaire qui existe, d'après la théorie +fondamentale des rotations, et spécialement d'après le théorème général +des aires, entre les dilatations ou contractions successives d'un corps +quelconque (y compris son atmosphère, qui en est inséparable), et la +durée de sa rotation, qui doit s'accélérer quand les dimensions +diminuent, ou devenir plus lente lorsqu'elles augmentent, afin que les +variations angulaires et linéaires, que la somme des aires tend à +éprouver, soient exactement compensées. La seconde considération est +relative à la liaison, non moins évidente, de la vitesse angulaire de +rotation du soleil à l'extension possible de son atmosphère, dont la +limite mathématique est inévitablement à la distance où la force +centrifuge, due à cette rotation, devient égale à la gravité +correspondante: en sorte que si, par une cause quelconque, une partie de +cette atmosphère venait à se trouver placée au-delà d'une telle limite, +elle cesserait aussitôt d'appartenir réellement au soleil, quoiqu'elle +dût continuer à circuler autour de lui avec la vitesse convenable au +moment de la séparation, mais sans pouvoir dès lors participer davantage +aux modifications ultérieures qui surviendraient dans la rotation +solaire par le progrès du refroidissement. + +On conçoit aisément, d'après cela, comment la limite mathématique de +l'atmosphère du soleil a dû diminuer sans cesse, pour les parties +situées à l'équateur solaire, à mesure que le refroidissement a rendu la +rotation plus rapide. Dès lors, cette atmosphère a dû successivement +abandonner, dans le plan de cet équateur, diverses zones gazeuses, +situées un peu au-delà des limites correspondantes; ce qui constituerait +le premier état de nos planètes. Le même mode de formation +s'appliquerait évidemment aux différens satellites, par les atmosphères +de leurs planètes respectives. + +Nos astres, étant ainsi une fois détachés de la masse solaire, ont pu +ensuite devenir liquides et finalement solides, par le progrès continu +de leur propre refroidissement, sans être affectés des nouvelles +variations que l'atmosphère et la rotation du soleil ont pu éprouver. +Mais l'irrégularité de ce refroidissement et l'inégale densité des +diverses parties de chaque astre ont dû naturellement, pendant ces +transformations, changer presque toujours la forme annulaire primitive, +qui n'aurait subsisté sans altération que dans le seul cas des +singuliers satellites dont Saturne est immédiatement entouré. Le plus +souvent, la prépondérance d'une portion de la zone gazeuse a dû réunir +graduellement, par voie d'absorption, autour de ce noyau, la masse +entière de l'anneau; et l'astre a pris ainsi une figure sphéroïdique, +avec un mouvement de rotation dirigé dans le même sens que la +translation, à cause de l'excès de vitesse nécessaire des molécules +supérieures à l'égard des inférieures. + +Les caractères généraux de notre monde, tels que je les ai mentionnés +ci-dessus, sont évidemment en parfaite harmonie avec cette théorie +cosmogonique. La direction identique de tous les mouvemens, tant de +rotation que de translation, en dérive immédiatement. Quant à la forme +et à la position des orbites, elles seraient, d'après une telle +cosmogonie, parfaitement circulaires et dans le plan de l'équateur +solaire, si le refroidissement et la condensation avaient pu s'accomplir +avec une entière régularité. Mais les variations, nécessairement +irrégulières, qu'ont dû éprouver les différentes parties de chaque +masse, dans leur température et dans leur densité, ont pu produire, +comme le remarque justement Laplace, les faibles excentricités et les +légères déviations que nous observons. On voit, en outre, que cette +hypothèse explique immédiatement cette impulsion primitive propre à +chaque astre de notre monde, qui embarrassait jusqu'ici la conception +fondamentale des mouvemens célestes, et dont désormais la seule rotation +du soleil peut rendre uniformément raison de la manière la plus +naturelle. Enfin, il en résulte évidemment, quoique personne ne l'ait +encore remarqué, que la formation des diverses parties de notre système +a été, de toute nécessité, successive; les planètes étant d'autant plus +anciennes qu'elles sont plus éloignées du soleil, et la même loi +s'observant, dans chacune d'elles, à l'égard de ses différens +satellites, qui, tous, sont d'ailleurs plus modernes que les planètes +correspondantes. Peut-être même, comme je l'indiquerai bientôt, +pourra-t-on parvenir, dans la suite, à perfectionner cet ordre +chronologique au point d'assigner, entre certaines limites, le nombre de +siècles écoulés depuis chaque formation. + +Pour donner à cette cosmogonie une véritable consistance mathématique, +j'ai tenté d'y découvrir un aspect d'après lequel elle comportât quelque +vérification numérique, critérium indispensable de toute hypothèse +relative à des phénomènes astronomiques[19]. Il s'agissait donc de +trouver, dans les valeurs actuelles et bien connues de nos élémens +astronomiques, une classe de nombres qui fût suffisamment en harmonie +avec les conséquences nécessaires d'un tel mode de formation. J'ai +d'abord senti que je devais les chercher seulement parmi les élémens qui +ne sont point sensiblement altérés par les perturbations proprement +dites, les autres étant nécessairement impropres à témoigner, sans +équivoque, de l'état primitif. Enfin, il était indispensable de se +borner, du moins en premier lieu, à la considération des mouvemens de +translation, comme beaucoup plus susceptibles d'être exactement +analysés, d'après la nature de l'hypothèse, que les rotations, qui sont +d'ailleurs encore si mal connues en plusieurs cas. + + [Note 19: Les résultats que je vais indiquer ont été + annoncés, pour la première fois, en août 1831, dans le cours + public d'astronomie que je fais gratuitement, depuis quatre + ans, pour les ouvriers de Paris, à la municipalité du 3e + arrondissement. J'ai lu récemment, sur ce sujet, à + l'Académie des sciences, en janvier 1835, un premier mémoire + spécial.] + +Le principe fondamental de cette importante vérification, consiste en ce +que, suivant la cosmogonie proposée, le temps périodique de chaque astre +produit a dû être nécessairement égal à la durée de la rotation de +l'astre producteur à l'époque où son atmosphère pouvait s'étendre +jusque-là. On fait ainsi porter naturellement la discussion sur les deux +élémens astronomiques les mieux connus, et les moins affectés par les +perturbations, les moyennes distances et les durées des révolutions +sidérales. La question consistait donc à déterminer directement quelle +pouvait être la durée de la rotation du soleil quand la limite +mathématique de son atmosphère s'étendait jusqu'à telle ou telle +planète, pour examiner si, en effet, on la trouverait sensiblement égale +au temps périodique correspondant: et, pareillement, à l'égard de chaque +planète comparée à ses satellites. + +Au premier abord, cette détermination semble exiger l'évaluation +relative des variations successives du moment d'inertie du soleil, +auquel la vitesse angulaire de sa rotation a dû être toujours +inversement proportionnelle; ce qui jetterait dans des calculs peut-être +inextricables, et d'ailleurs nécessairement illusoires, en vertu de +notre profonde ignorance sur la loi mathématique de la densité des +couches intérieures de ce corps et de son atmosphère, qu'on ne pourrait +alors se dispenser de prendre en considération. C'est probablement par +ce motif que Laplace aura renoncé à une telle vérification de sa +cosmogonie, s'il en a réellement conçu la pensée. Mais un autre point de +vue du sujet m'a permis, d'après les théorèmes élémentaires d'Huyghens +sur la mesure des forces centrifuges, combinés avec la loi de la +gravitation, de former, sans aucune difficulté, une équation +fondamentale très simple entre la durée de la rotation de l'astre +producteur et la distance de l'astre produit, jusque auquel s'étendait +la limite mathématique correspondante de son atmosphère. Les constantes +de cette équation sont d'ailleurs bien connues, puisqu'elles consistent +uniquement dans le rayon de l'astre central, et l'intensité de la +pesanteur à sa surface, qui est une conséquence directe de sa masse. + +Cette équation conduit d'abord immédiatement à la troisième grande loi +de Képler sur l'harmonie des diverses révolutions, qui devient ainsi +susceptible d'être conçue _à priori_ sous le point de vue cosmogonique, +outre son interprétation dynamique. En même temps, cette harmonie +fondamentale me semble par là être complétée: car, la loi de Képler +expliquait bien pourquoi, étant donnés séparément le temps périodique et +la moyenne distance d'un seul astre, tel autre quelconque circulait +inévitablement, d'après sa position, en tel temps; mais elle +n'établissait aucune relation nécessaire entre la situation et la +vitesse de chaque corps envisagé isolément, ce qui était surtout +manifeste dans le cas d'une seule circulation, réalisé pour le système +secondaire formé par la terre et la lune. Notre principe tend, en un +mot, à constater une loi générale entre les diverses vitesses initiales, +traitées jusqu'ici, en mécanique céleste, comme essentiellement +arbitraires. Il est d'ailleurs évident que ce rapprochement abrège +beaucoup les calculs numériques qu'exige, par sa nature, la vérification +proposée, puisqu'il suffit dès lors, dans chaque système de +circulation, de l'avoir effectuée à l'égard d'un seul astre, pour qu'on +doive aussitôt, en vertu de la loi de Képler, l'étendre à tous les +autres. + +La première comparaison de ce genre, qui m'ait vivement frappé, se +rapporte à la lune; car on trouve alors que son temps périodique actuel +s'accorde, à moins d'un dixième de jour près, avec la durée que devait +avoir la rotation terrestre à l'époque où la distance lunaire formait la +limite mathématique de notre atmosphère. La coïncidence est moins +exacte, mais cependant très frappante, dans tous les autres cas. À +l'égard des planètes, on obtient ainsi, pour la durée des rotations +solaires correspondantes, une valeur toujours un peu moindre que celle +de leurs temps périodiques effectifs. Il est remarquable que cet écart, +quoique croissant à mesure que l'on considère une planète plus +lointaine, conserve néanmoins, à très peu près, le même rapport avec le +temps périodique correspondant, dont il forme ordinairement 1/45. Le +défaut se change en excès dans les divers systèmes de satellites, où il +est proportionnellement plus grand qu'envers les planètes, et d'ailleurs +inégal d'un système à l'autre. + +Par l'ensemble de ces comparaisons, je suis donc conduit à ce résultat +général: _en supposant la limite mathématique de l'atmosphère solaire +successivement étendue jusqu'aux régions où se trouvent maintenant les +diverses planètes, la durée de la rotation du soleil était, à chacune de +ces époques, sensiblement égale à celle de la révolution sidérale +actuelle de la planète correspondante; et de même, pour chaque +atmosphère planétaire à l'égard de tous les divers satellites +respectifs_. Sans doute, s'il s'agissait de l'astronomie ordinaire, +relative à un monde déjà bien formé, et parvenu même à cet état de +consistance qui ne comporte plus que de lentes et très petites +oscillations produites par les perturbations proprement dites, la +coïncidence numérique indiquée ci-dessus serait loin de devoir être +regardée comme assez complète. Mais, au contraire, pour remonter à un +état céleste aussi antique, et surtout aussi profondément distinct de +celui que nous observons, il serait évidemment déraisonnable d'exiger le +même degré de précision. Dans une recherche de cette nature, on doit +être, ce me semble, bien plus frappé de cet accord approximatif que du +défaut d'accord parfait. Néanmoins, d'après les considérations +philosophiques précédemment établies, je suis loin de regarder une telle +vérification comme une vraie démonstration mathématique de la cosmogonie +proposée: car, ce sujet n'en comporte pas. Ce qui pourrait maintenant +donner le plus de force à cette théorie, ce serait d'en déduire quelque +loi réelle encore inconnue, comme, par exemple, ainsi que j'en ai +l'espérance, d'en tirer une analogie relative aux diverses rotations +planétaires, qui semblent jusqu'ici tout-à-fait incohérentes, et parmi +lesquelles doit, pourtant, régner, sans doute, un certain ordre caché. +Mais, cette première vérification suffit pour donner immédiatement à +l'hypothèse cosmogonique de Laplace une consistance scientifique qui lui +manquait encore, et qui peut attirer désormais sur une telle étude +l'attention des esprits philosophiques. + +En considérant, sous un autre point de vue, ces légères différences +entre les temps périodiques indiqués par notre principe et ceux qui ont +effectivement lieu, on peut même y entrevoir une base d'après laquelle +on pourrait tenter un jour de remonter, avec une certaine approximation, +aux époques des diverses formations successives. Si les temps +périodiques n'avaient souffert aucune altération, une telle chronologie +n'aurait, au contraire, aucun fondement. L'augmentation d'environ huit +jours, par exemple, qu'a dû éprouver, d'après cette cosmogonie, notre +année sidérale, depuis la séparation de la terre, permettrait de fixer, +entre des limites plus ou moins écartées, la date de cet événement, si +l'influence des diverses causes perturbatrices qui ont pu produire cette +modification pouvait être jamais suffisamment connue. Cette +considération semble d'autant plus rationnelle que l'écart s'accroît à +mesure qu'il se rapporte à une planète plus ancienne. Mais les +difficultés mathématiques transcendantes propres à une telle question, +nous interdiront peut-être toujours d'effectuer, même grossièrement, une +semblable détermination, quand même cette cosmogonie viendrait à être +suffisamment constatée. + +Une dernière conséquence générale de l'hypothèse cosmogonique proposée, +consiste à établir, d'après la formule fondamentale indiquée ci-dessus, +que la formation de notre monde est maintenant aussi complète qu'elle +puisse l'être pendant la durée totale qu'il comporte. Il suffit, pour +cela, de reconnaître, comme on le peut aisément dans tous les cas, que +l'étendue effective de chaque atmosphère est actuellement inférieure à +la limite mathématique qui résulte de la rotation correspondante, ce qui +montre aussitôt l'impossibilité d'aucune formation nouvelle. + +Ainsi, l'état de notre monde serait, depuis un temps plus ou moins long, +qui sera peut-être un jour grossièrement assignable, aussi stable sous +le rapport cosmogonique que sous le rapport mécanique. Ni l'une ni +l'autre stabilité ne doivent d'ailleurs, d'après la leçon précédente, +être envisagées comme absolues, quoique leur incontestable durée puisse +amplement suffire aux exigences les plus exagérées de la prévoyance +humaine, relativement aux destinées réelles de notre espèce. Nous +savons, en effet, que par la seule résistance continue du milieu +général, notre monde doit, à la longue, se réunir inévitablement à la +masse solaire d'où il est émané, jusqu'à ce qu'une nouvelle dilatation +de cette masse vienne, dans l'immensité des temps futurs, organiser, de +la même manière, un monde nouveau, destiné à fournir une carrière +analogue. Toutes ces immenses alternatives de destruction et de +renouvellement doivent s'accomplir d'ailleurs sans influer en rien sur +les phénomènes les plus généraux, dus à l'action mutuelle des soleils: +en sorte que ces grandes révolutions de notre monde, à la pensée +desquelles il semble à peine que nous puissions nous élever, ne seraient +cependant que des événemens secondaires, et pour ainsi dire locaux, par +rapport aux transformations vraiment universelles. Il n'est pas moins +remarquable que l'histoire naturelle de notre monde soit, à son tour, +aussi certainement indépendante des changemens les plus profonds que +puisse éprouver tout le reste de l'univers; à tel point que, +fréquemment peut-être, des systèmes entiers se développent ou se +condensent dans d'autres régions de l'espace, sans que notre attention +soit aucunement attirée vers ces immenses événemens. + +L'ensemble des neuf leçons contenues jusqu'ici dans ce volume, me paraît +constituer une exposition complète de la philosophie astronomique, +envisagée sous tous ses divers aspects essentiels. Mon but principal +sera atteint, si j'ai fait nettement ressortir, quant à la méthode et +quant à la doctrine, le vrai caractère général de cette admirable +science, fondement immédiat de la philosophie naturelle tout entière. Je +me suis efforcé de caractériser exactement la marche d'après laquelle +l'esprit humain, en s'y restreignant, avec une persévérante sagesse, aux +recherches géométriques et mécaniques, les seules conformes à la nature +du sujet, a pu graduellement, à l'aide de l'instrument mathématique +incessamment perfectionné, parvenir à y introduire une précision et une +rationnalité si supérieures à celles que puisse jamais comporter aucune +autre branche de nos connaissances réelles, de manière à représenter +enfin tous les nombreux phénomènes de notre monde, numériquement +appréciés, comme les différentes faces d'un même fait général, +rigoureusement défini, et continuellement reproduit sous nos yeux, dans +les phénomènes terrestres les plus communs: en sorte que le but final de +toutes nos études positives, la juste prévision des événemens, ait pu y +être atteint aussi complètement qu'on doive le désirer, tant pour +l'étendue que pour la certitude de cette prévoyance. J'ai dû aussi +m'attacher soigneusement à indiquer, sous les divers rapports +principaux, l'influence fondamentale propre à la science céleste, pour +contribuer à affranchir irrévocablement la raison humaine de toute +tutelle théologique ou métaphysique, en montrant les phénomènes les plus +généraux comme exactement assujettis à des relations invariables et ne +dépendant d'aucune volonté, en représentant l'ordre du ciel comme +nécessaire et spontané. Quoique la considération spéciale et directe de +cette action philosophique appartienne, d'ailleurs, naturellement à la +dernière partie de cet ouvrage, il importait de manifester ici, en +général, cet enchaînement inévitable d'après lequel l'ensemble du +développement de l'astronomie nous a graduellement conduits à substituer +désormais, à l'idée chimérique d'un univers destiné à notre satisfaction +passive, la notion rationnelle de l'homme, intelligence suprême parmi +toutes celles qu'il peut connaître, modifiant à son avantage, entre +certaines limites déterminées, le système de phénomènes dont il fait +partie, en résultat d'un sage exercice de son activité, dégagée de toute +terreur oppressive, et dirigée uniquement par une exacte connaissance +des lois naturelles. Enfin, je devais juger indispensable de constituer +solidement, d'après tous les motifs importans, la restriction +fondamentale du point de vue le plus général de la philosophie positive, +à la seule considération bien circonscrite de notre monde, en +représentant comme essentiellement inaccessible l'étude vague et +indéfinie de l'univers. + +Il faut maintenant passer à l'examen philosophique de la seconde science +naturelle fondamentale, celle qui concerne les phénomènes physiques +proprement dits, dont l'étude, nécessairement beaucoup plus compliquée, +emprunte à la méthode et à la doctrine astronomique un modèle général et +une base indispensable, indépendamment de l'application si précieuse de +l'instrument mathématique, qui doit s'y adapter toutefois d'une manière +bien moins complète et moins satisfaisante qu'à l'analyse des phénomènes +célestes, les plus éminemment mathématiques de tous. + + + + +VINGT-HUITIÈME LEÇON. + +Considérations philosophiques sur l'ensemble de la physique. + +Cette seconde branche fondamentale de la philosophie naturelle n'a +commencé à se dégager définitivement de la métaphysique, pour prendre un +caractère vraiment positif, que depuis les découvertes capitales de +Galilée sur la chute des poids; tandis que, au contraire, la science +considérée dans la première partie de ce volume était réellement +positive, sous le rapport purement géométrique, depuis la fondation de +l'École d'Alexandrie. On doit donc s'attendre ici, outre l'influence +directe de la plus grande complication des phénomènes, à trouver l'état +scientifique de la physique bien moins satisfaisant que celui de +l'astronomie; soit sous le point de vue spéculatif, quant à la pureté et +à la coordination de ses théories; soit sous le point de vue pratique, +quant à l'étendue et à l'exactitude des prévisions qui en résultent. À +la vérité, la formation graduelle de cette science pendant les deux +derniers siècles a pu s'accomplir sous l'impulsion philosophique des +préceptes de Bacon et des conceptions de Descartes, qui a dû rendre sa +marche générale bien plus rationnelle, en établissant directement les +conditions fondamentales de la méthode positive universelle. Mais, +quelque importante qu'ait été réellement cette haute influence pour +accélérer le progrès naturel de la philosophie physique, l'empire si +prolongé des habitudes métaphysiques primitives était tellement profond, +et l'esprit positif, qui n'a pu se développer que par l'exercice, était +encore si imparfaitement caractérisé, que cette science ne pouvait +acquérir en aussi peu de temps une entière positivité, dont manquait +l'astronomie elle-même, envisagée dans sa partie mécanique, jusqu'au +milieu de cette période. Aussi, à partir du point où est maintenant +parvenu notre examen philosophique, trouverons-nous, dans les diverses +sciences fondamentales qui nous restent à considérer, des traces de plus +en plus profondes de l'esprit métaphysique, dont l'astronomie est seule +aujourd'hui, entre toutes les branches de la philosophie naturelle, +complètement affranchie. Cette influence anti-scientifique ne se bornera +plus, comme celle que j'ai eu jusqu'ici à signaler en divers cas, à des +détails peu importans, qui n'affectent essentiellement que le mode +d'exposition; nous reconnaîtrons qu'elle altère notablement les +conceptions fondamentales de la science, qui, même en physique, n'a +point encore, à mon avis, entièrement pris son caractère philosophique +définitif. Conformément à l'esprit général de notre travail, en +comparant, d'une manière plus directe, plus rationnelle et plus profonde +qu'on ne l'a fait encore, la philosophie de la physique avec le modèle +si parfait que nous offre la philosophie astronomique, et perfectionnant +toujours graduellement la méthode des sciences plus compliquées par +l'application des préceptes généraux fournis par l'analyse des sciences +moins compliquées, je ferai concevoir, j'espère, la possibilité +d'imprimer désormais à toutes la même positivité, quoiqu'elles soient +loin de comporter, par la nature de leurs phénomènes, la même +perfection, suivant la hiérarchie fondamentale établie au commencement +de cet ouvrage. + +Nous devons d'abord circonscrire aussi nettement que possible le +véritable champ des recherches dont se compose la physique proprement +dite. + +En ne la séparant point de la chimie, leur ensemble a pour objet la +connaissance des lois générales du monde inorganique. Dès lors, cette +étude totale se distingue aisément par des caractères fort tranchés, qui +seront plus tard exactement analysés, aussi bien de la science de la +vie, qui la suit dans notre échelle encyclopédique, que de la science +astronomique qui l'y précède, et dont le simple objet, comme nous +l'avons vu, se réduit à la considération des grands corps naturels quant +à leurs formes et à leurs mouvemens. Mais, au contraire, la distinction +entre la physique et la chimie est très délicate à constituer avec +précision, et sa difficulté augmente de jour en jour par les relations +de plus en plus intimes que l'ensemble des découvertes modernes +développe continuellement entre ces deux sciences. Cette division est +néanmoins réelle et indispensable, quoique nécessairement moins +prononcée que toutes les autres séparations contenues dans notre série +encyclopédique fondamentale. Je crois pouvoir l'établir solidement +d'après trois considérations générales, distinctes quoique équivalentes, +dont chacune isolément serait peut-être, en certains cas, insuffisante, +mais qui, réunies, ne me paraissent devoir jamais laisser aucune +incertitude réelle. + +La première consiste dans le contraste caractéristique, déjà vaguement +entrevu par les philosophes du dix-septième siècle, entre la généralité +nécessaire des recherches vraiment physiques et la spécialité non moins +inhérente aux explorations purement chimiques. Toute considération de +physique proprement dite est, par sa nature, plus ou moins applicable à +un corps quelconque: tandis que, au contraire, toute idée chimique +concerne nécessairement une action particulière à certaines substances, +quelque similitude que nous parvenions d'ailleurs à saisir entre les +différens cas. Cette opposition fondamentale est toujours nettement +marquée entre les deux catégories de phénomènes. Ainsi, non-seulement la +pesanteur, premier objet de la physique, se manifeste de la même manière +dans tous les corps, et tous comportent pareillement des effets +thermologiques; mais, encore, tous sont plus ou moins sonores, et +susceptibles aussi de phénomènes optiques et même électriques: ils ne +nous offrent jamais, pour ces diverses propriétés, que de simples +inégalités de degré. Dans les différentes compositions et décompositions +dont la chimie s'occupe, il s'agit constamment, au contraire, en +dernière analyse, de propriétés radicalement spécifiques, qui varient +non-seulement entre les diverses substances élémentaires, mais encore +parmi leurs combinaisons les plus analogues. Les phénomènes magnétiques +semblent, il est vrai, présenter une exception notable à cette +généralité caractéristique des études physiques proprement dites, +puisqu'ils sont particuliers à certaines matières très peu nombreuses, +ce qui paraîtrait devoir les faire rentrer, sous ce rapport, dans le +domaine de la chimie, à laquelle néanmoins ils ne sauraient évidemment +appartenir. Mais cette objection doit disparaître depuis qu'il est bien +reconnu, d'après la belle série de découvertes créée par M. Oersted, que +ces phénomènes sont une simple modification des phénomènes électriques, +dont la généralité est irrécusable. Sous l'influence de cette vue +fondamentale, le progrès journalier de la science tend d'ailleurs, ce me +semble, à constater de plus en plus que cette modification n'est point, +comme on le croyait d'une manière trop absolue, strictement propre à une +ou deux substances, et que toutes en sont très probablement susceptibles +quand on les place dans des conditions convenables, seulement à des +degrés beaucoup plus inégaux que pour aucune autre propriété physique. +Cette exception apparente, qui, du reste, est évidemment la seule, ne +peut donc réellement altérer le caractère intime de généralité +rigoureuse, nécessairement inhérent à tous les phénomènes qui +constituent le domaine de la physique, par opposition à la chimie. + +C'est donc bien vainement que, dans la manière habituelle de concevoir +la physique, on croit encore devoir distinguer aujourd'hui les diverses +propriétés dont elle s'occupe, suivant que leur universalité est +nécessaire ou contingente, ce qui tend directement à jeter une fâcheuse +incertitude sur la vraie définition de cette science. Une telle +subtilité scolastique ne tient évidemment qu'à un reste d'influence de +l'esprit métaphysique, d'après lequel on avait prétendu si long-temps à +connaître les corps en eux-mêmes, indépendamment des phénomènes qu'ils +nous montrent, et que l'on envisageait toujours comme essentiellement +fortuits, tandis qu'ils sont réellement au contraire, pour les +philosophes positifs, la seule base primitive de nos conceptions. +Depuis que l'homme a reconnu, par exemple, l'universalité de la +pesanteur, pouvons-nous continuer à la regarder comme une propriété +contingente, c'est-à-dire, concevoir effectivement des corps qui en +seraient dépourvus? De même, est-il vraiment en notre pouvoir de nous +représenter une substance qui n'aurait point une température quelconque, +ou qui ne comporterait aucun effet sonore, ni aucune action lumineuse, +ou même électrique? En un mot, du point de vue de la philosophie +positive, il y a évidemment exclusion entre l'idée de généralité +rigoureuse et la notion de contingence, qui ne saurait appartenir qu'à +des propriétés dont l'absence soit constatée dans quelques cas réels. + +La seconde considération élémentaire propre à distinguer la physique de +la chimie, offre moins d'importance et même de solidité que la +précédente, quoique susceptible d'une utilité véritable. Elle consiste à +remarquer qu'en physique, les phénomènes considérés sont toujours +relatifs aux masses, et en chimie aux molécules, d'où cette dernière +science tirait autrefois sa dénomination habituelle de _physique +moléculaire_. Malgré que cette distinction ne soit pas, au fond, +dépourvue de toute réalité, il faut néanmoins reconnaître que les +actions purement physiques sont le plus souvent aussi moléculaires que +les influences chimiques, quand on les étudie d'une manière suffisamment +approfondie. La pesanteur elle-même nous en présente un exemple +irrécusable. Les phénomènes physiques observés dans les masses ne sont +habituellement que les résultats sensibles de ceux qui s'opèrent dans +leurs moindres particules: on ne doit tout au plus excepter de cette +règle que les phénomènes du son et peut-être ceux de l'électricité. +Quant à la nécessité d'une certaine masse pour manifester l'action, elle +est évidemment tout aussi indispensable en chimie; en sorte que, sous ce +rapport non plus, on ne semble point pouvoir admettre aucune différence +vraiment caractéristique. Toutefois, cet ancien aperçu général, inspiré +par la science naissante à des esprits profondément philosophiques, doit +nécessairement offrir quelques fondemens véritables qui ont seulement +besoin d'être plus précisément analysés; car, le développement ultérieur +de la science ne saurait détruire le résultat d'une telle comparaison +primitive, convenablement établie. Il me semble, en effet, que le fait +général inaltérable, dont cette distinction n'est que l'énoncé abstrait, +exprimé peut-être d'une manière qui n'est plus aujourd'hui strictement +scientifique, consiste réellement en ce que, pour tous les phénomènes +chimiques, l'un au moins des corps entre lesquels ils s'opèrent doit +être nécessairement dans un état d'extrême division, et même, le plus +souvent, de fluidité véritable, sans lequel l'action ne saurait avoir +lieu, tandis que cette condition préliminaire n'est, au contraire, +jamais indispensable à la production d'aucun phénomène physique +proprement dit, et qu'elle constitue même toujours une circonstance +défavorable à cette production, quoiqu'elle ne suffise pas constamment à +l'empêcher. Il y a donc, à cet égard, une distinction réelle, quoique +peu tranchée, entre les deux ordres de recherches. + +Enfin, une troisième remarque générale est peut-être plus convenable +qu'aucune autre pour séparer nettement les phénomènes physiques des +phénomènes chimiques. Dans les premiers, la constitution des corps, +c'est-à-dire le mode d'arrangement de leurs particules, peut se trouver +changée, quoique le plus souvent elle demeure même essentiellement +intacte; mais, leur nature, c'est-à-dire la composition de leurs +molécules, reste constamment inaltérable. Dans les seconds, au +contraire, non-seulement il y a toujours changement d'état à l'égard de +quelqu'un des corps considérés, mais l'action mutuelle de ces corps +altère nécessairement leur nature, et c'est même une telle modification +qui constitue essentiellement le phénomène. La plupart des agens +considérés en physique sont sans doute susceptibles, quand leur +influence est très énergique ou très prolongée, d'opérer à eux seuls des +compositions et décompositions parfaitement identiques avec celles que +détermine l'action chimique proprement dite; et c'est là d'où résulte +directement la liaison si naturelle entre la physique et la chimie. +Mais, à ce degré d'action, ils sortent, en effet, du domaine de la +première science pour entrer dans celui de la seconde. + +Nos classifications scientifiques, pour être vraiment positives, ne +sauraient reposer sur la considération vague et incertaine des agens +auxquels nous rapportons les phénomènes étudiés. Un tel principe, +rigoureusement appliqué, introduirait nécessairement une confusion +totale et tendrait à faire disparaître les distinctions les plus utiles +et les plus réelles. On sait, par exemple, que plusieurs philosophes +modernes, et entre autres le grand Euler, ont voulu attribuer à un même +éther universel, non-seulement les phénomènes de la chaleur et de la +lumière, ainsi que ceux de l'électricité et du magnétisme, mais encore +ceux de la pesanteur, terrestre ou céleste: et il serait impossible de +démontrer, d'une manière réellement péremptoire, la fausseté d'une telle +opinion. Plus tard, d'autres ont encore chargé le même fluide imaginaire +de la production des phénomènes sonores, pour lesquels l'air ne leur +paraissait pas un intermédiaire suffisant. Enfin, nous voyons +aujourd'hui quelques physiologistes distingués, sectateurs du +_naturisme_ allemand, rapporter aussi la vie à l'attraction universelle, +à laquelle déjà l'action chimique a été souvent rattachée. Ainsi, en +combinant ces diverses hypothèses, qui sont tout aussi plausibles +réunies que séparées, on arriverait à concevoir vaguement, en résumé, +que tous les phénomènes observables sont dus à un agent unique, et +personne sans doute ne saurait prouver qu'il en est autrement. Toute +classification fondée sur la considération des agens deviendrait donc +entièrement illusoire. Le seul moyen de dissiper une telle incertitude, +en écartant des contestations nécessairement interminables, consiste à +remarquer directement que, nos études positives ayant seulement pour +objet la connaissance des lois des phénomènes, et nullement celle de +leur mode de production, c'est sur les phénomènes eux-mêmes que doivent +être exclusivement basées nos distributions scientifiques, pour avoir +réellement une consistance rationnelle, comme je l'ai établi dans les +prolégomènes de cet ouvrage. En procédant ainsi, il n'y a plus +d'obscurité ni d'hésitation; notre marche philosophique devient assurée. + +On voit, dès lors, pour nous renfermer dans les limites de la question +présente, que quand même tous les phénomènes chimiques seraient un jour +positivement analysés comme dus à des actions purement physiques, ce qui +sera peut-être le résultat général des travaux de la génération +scientifique actuelle, notre distinction fondamentale entre la physique +et la chimie ne saurait en être effectivement ébranlée. Car il resterait +nécessairement vrai que, dans un fait justement qualifié de _chimique_, +il y a toujours quelque chose de plus que dans un fait simplement +_physique_, savoir: l'altération caractéristique qu'éprouvent la +composition moléculaire des corps, et par suite, l'ensemble de leurs +propriétés. Une telle distinction est donc naturellement à l'abri de +toute révolution scientifique. + +L'ensemble des considérations précédentes me paraît suffire pour définir +avec exactitude l'objet propre de la physique, strictement circonscrite +dans ses limites naturelles. On voit que cette science consiste à +_étudier les lois qui régissent les propriétés générales des corps, +ordinairement envisagés en masse, et constamment placés dans des +circonstances susceptibles de maintenir intacte la composition de leurs +molécules, et même, le plus souvent, leur état d'agrégation_. En outre, +le véritable esprit philosophique exige toujours, comme je l'ai déjà +fréquemment rappelé, que toute science digne de ce nom soit évidemment +destinée à établir sûrement un ordre correspondant de prévoyance. Il est +donc indispensable d'ajouter, pour compléter réellement une telle +définition, que le but final des théories physiques est de _prévoir, le +plus exactement possible, tous les phénomènes que présentera un corps +placé dans un ensemble quelconque de circonstances données_, en excluant +toutefois celles qui pourraient le dénaturer. Que ce but soit rarement +atteint d'une manière complète et surtout précise, cela n'est point +douteux; mais il en résulte seulement que la science est imparfaite. Son +imperfection réelle fût-elle même beaucoup plus grande, telle n'en +serait pas moins évidemment sa destination nécessaire. J'ai remarqué +ailleurs que, pour concevoir nettement le vrai caractère général d'une +science quelconque, il est d'abord indispensable de la supposer +parfaite, et l'on a ensuite convenablement égard aux difficultés +fondamentales plus ou moins grandes que présente toujours effectivement +cette perfection idéale, comme nous l'avons déjà fait envers +l'astronomie. + +Par cette seule exposition sommaire de l'objet général des recherches +physiques, il est aisé de sentir combien elles doivent offrir +nécessairement plus de complication que les études astronomiques. +Celles-ci se bornent à considérer les corps dont elles s'occupent sous +les deux aspects élémentaires les plus simples que nous puissions +imaginer, quant à leurs formes et à leurs mouvemens, en faisant +rigoureusement abstraction de tout autre point de vue. En physique, au +contraire, les corps, accessibles à tous nos sens, sont nécessairement +envisagés dans l'ensemble des conditions générales qui caractérisent +leur existence réelle, et par conséquent, étudiés sous un grand nombre +de rapports divers, qui d'ordinaire se compliquent mutuellement. Si l'on +apprécie convenablement la difficulté totale du problème, il deviendra +facile de concevoir, _à priori_, que non-seulement une telle science +doit être inévitablement beaucoup moins parfaite que l'astronomie, mais +encore même qu'elle serait réellement impossible si l'accroissement des +obstacles fondamentaux n'était naturellement compensé, jusqu'à un +certain point, par l'extension des moyens d'exploration. C'est ici le +lieu d'appliquer la loi philosophique que j'ai établie dans la +dix-neuvième leçon, au sujet de cette compensation nécessaire et +constante, qui résulte essentiellement de ce que, à mesure que les +phénomènes se compliquent, ils deviennent, par cela même, explorables +sous un plus grand nombre de rapports divers. + +Des trois procédés généraux qui constituent notre art d'observer, comme +je l'ai exposé alors, le dernier, la comparaison, n'est à la vérité +guère plus applicable ici qu'à l'égard des phénomènes astronomiques. +Quoiqu'il y puisse être quelquefois heureusement employé, il faut +reconnaître que, par sa nature, il est essentiellement destiné à l'étude +des phénomènes propres aux corps organisés, comme nous le constaterons +plus tard. Mais la physique comporte évidemment le plus complet +développement des deux autres modes fondamentaux d'observation. Quant au +premier, c'est-à-dire à l'observation proprement dite, qui, en +astronomie, était forcément bornée à l'usage d'un seul sens, elle +commence à recevoir ici toute son extension possible. La multiplicité +des points de vue relatifs aux propriétés physiques tient +essentiellement en effet à la même condition caractéristique qui nous +permet d'y employer simultanément tous nos sens. Néanmoins, cette +science, réduite à la seule ressource de l'observation pure, serait, +sans aucun doute, extrêmement imparfaite, quelque varié qu'y puisse être +son usage. Mais ici s'introduit spontanément, dans la philosophie +naturelle, l'emploi du second procédé général d'exploration, +l'expérience, dont l'application convenablement dirigée constitue la +principale force des physiciens pour toutes les questions un peu +compliquées. Cet heureux artifice fondamental consiste toujours à +observer en dehors des circonstances naturelles, en plaçant les corps +dans des conditions artificielles, expressément instituées pour +faciliter l'examen de la marche des phénomènes qu'on se propose +d'analyser sous un point de vue déterminé. On conçoit aisément combien +un tel art est éminemment adapté aux recherches physiques, qui, +destinées, par leur nature, à étudier dans les corps leurs propriétés +générales et permanentes, susceptibles seulement de divers degrés +d'intensité, peuvent admettre, pour ainsi dire sans limites, l'ensemble +quelconque de circonstances qu'on juge convenable d'introduire. C'est +réellement en physique que se trouve le triomphe de l'expérimentation, +parce que notre faculté de modifier les corps afin de mieux observer +leurs phénomènes, n'y est assujettie à presque aucune restriction, ou +que, du moins, elle s'y développe beaucoup plus librement que dans +toute autre partie de la philosophie naturelle. + +Quand nous examinerons, dans le volume suivant, la science de la vie, +nous reconnaîtrons quelles difficultés fondamentales y présente +l'institution des expériences, à cause de la nécessité de les combiner +de manière à maintenir l'état vivant, et même au degré normal, ce qui, +d'un autre côté, exige impérieusement un ensemble très complexe de +conditions, tant extérieures qu'intérieures, dont les variations +admissibles sont renfermées entre des limites peu écartées, et dont les +modifications se provoquent mutuellement: en sorte qu'on ne peut presque +jamais établir, en physiologie, tandis qu'on l'obtient si aisément en +physique deux cas exactement pareils sous tous les rapports, sauf sous +celui qu'on veut analyser; ce qui constitue pourtant la base +indispensable d'une expérimentation complètement rationnelle et vraiment +décisive. L'usage des expériences doit donc être, en physiologie, +extrêmement restreint, quoique, sans doute, elles y puissent être +réellement avantageuses, quand on procède à leur institution avec toute +la circonspection qu'elle exige: nous examinerons plus tard comment +cette ressource y est, jusqu'à un certain point, remplacée par +l'observation pathologique. En chimie, le domaine de l'expérimentation +semble ordinairement encore plus complet que dans la physique, puisqu'on +n'y considère, pour ainsi dire, jusqu'ici que des faits résultant de +circonstances artificielles, établies par notre intervention. Mais, la +non-spontanéité des circonstances ne constitue pas, ce me semble, le +principal caractère philosophique de l'expérimentation, qui consiste +surtout dans le choix le plus libre possible du cas propre à dévoiler le +mieux la marche du phénomène, que ce cas soit d'ailleurs naturel ou +factice. Or, ce choix est, en réalité, bien plus facultatif en physique +qu'à l'égard des phénomènes chimiques, dont la plupart, ne pouvant +s'obtenir que par le concours indispensable d'un plus grand nombre +d'influences diverses, ne permettent pas de varier autant les +circonstances de leur production, ni surtout d'isoler aussi complètement +les différentes conditions déterminantes, comme nous le reconnaîtrons +spécialement dans le volume suivant. Ainsi, en résumé, non-seulement la +création de l'art général de l'expérimentation est due au développement +de la physique; mais c'est surtout à cette science qu'un tel procédé +est, en effet, destiné, quelque précieuses ressources qu'il offre aux +branches plus compliquées de la philosophie naturelle. + +Après l'usage rationnel des méthodes expérimentales, la principale base +du perfectionnement de la physique résulte de l'application plus ou +moins complète de l'analyse mathématique. C'est ici que finit le domaine +actuel de cette analyse en philosophie naturelle; et la suite de cet +ouvrage montrera combien il serait chimérique d'espérer que son empire +s'étende jamais au-delà avec une efficacité notable, même en se bornant +aux phénomènes chimiques. La fixité et la simplicité relatives des +phénomènes physiques, doivent comporter naturellement un emploi étendu +de l'instrument mathématique, quoiqu'il s'y adapte beaucoup moins bien +qu'aux études astronomiques. Cette application peut s'y présenter sous +deux formes très différentes, l'une directe, l'autre indirecte. La +première a lieu quand la considération immédiate des phénomènes a permis +d'y saisir une loi numérique fondamentale, qui devient la base d'une +suite plus ou moins prolongée de déductions analytiques; comme on l'a vu +si éminemment lorsque le grand Fourier a créé sa belle théorie +mathématique de la répartition de la chaleur, fondée tout entière sur le +principe de l'action thermologique entre deux corps, proportionnelle à +la différence de leurs températures. Le plus souvent, au contraire, +l'analyse mathématique ne s'y introduit qu'indirectement, c'est-à-dire +après que les phénomènes ont été d'abord ramenés, par une étude +expérimentale plus ou moins difficile, à quelques lois géométriques ou +mécaniques; et alors ce n'est point proprement à la physique que +l'analyse s'applique, mais à la géométrie ou à la mécanique. Telles +sont, entre autres, sous le rapport géométrique, les théories de la +réflexion ou de la réfraction, et, sous le rapport mécanique, l'étude de +la pesanteur ou celle d'une partie de l'acoustique. + +Que l'introduction des théories analytiques, dans les recherches +physiques, soit médiate ou immédiate, il importe de ne les y employer +qu'avec une extrême circonspection, après avoir sévèrement scruté la +réalité du point de départ, qui peut seule établir la solidité des +déductions, qu'une telle méthode permet de prolonger et de varier avec +une si admirable fécondité; et le génie propre de la physique doit +diriger sans cesse l'usage rationnel de ce puissant instrument. Il faut +convenir que l'ensemble de ces conditions a été rarement rempli d'une +manière convenable par les géomètres, qui, le plus souvent, prenant le +moyen pour le but, ont embarrassé la physique d'une foule de travaux +analytiques fondés sur des hypothèses très hasardées, ou même sur des +conceptions entièrement chimériques, et où, par conséquent, les bons +esprits ne peuvent voir réellement que de simples exercices +mathématiques, dont la valeur abstraite est quelquefois très éminente, +sans que leur influence puisse nullement accélérer le progrès naturel de +la physique. L'injuste dédain que la prépondérance de l'analyse provoque +trop fréquemment pour les études purement expérimentales, tend même +directement à imprimer à l'ensemble des recherches une impulsion +vicieuse qui, si elle n'était point nécessairement contenue, enlevant à +la physique ses fondemens indispensables, la ferait rétrograder vers un +état d'incertitude et d'obscurité peu différent, au fond, malgré +l'imposante sévérité des formes, de son ancien état métaphysique. Les +physiciens n'ont pas d'autre moyen radical d'éviter ces empiètemens +funestes, que de devenir désormais eux-mêmes assez géomètres pour +diriger habituellement l'usage de l'instrument analytique, comme celui +de tous les autres appareils qu'ils emploient, au lieu d'en abandonner +l'application à des esprits qui n'ont ordinairement aucune idée nette et +approfondie des phénomènes à l'exploration desquels ils le destinent. +Cette condition, rationnellement indiquée par la seule position de la +physique dans notre série encyclopédique, pourrait sans doute être +convenablement remplie, si l'éducation préliminaire des physiciens était +plus fortement organisée. Dès lors, ils n'auraient plus besoin de +recourir aux géomètres que dans les cas, nécessairement très rares, qui +exigeraient le perfectionnement abstrait des procédés analytiques. +Non-seulement ils feraient ainsi cesser directement la sorte de fausse +position scientifique qui leur est si souvent pénible aujourd'hui, mais +ils amélioreraient notablement l'ensemble du système scientifique, en +hâtant le développement de la saine philosophie mathématique. Car, la +philosophie de l'analyse commence maintenant à être bien connue, quoique +sans doute, comme je l'ai indiqué dans le volume précédent, elle soit +encore susceptible de perfectionnemens capitaux; mais, quant à la vraie +philosophie mathématique, qui consiste surtout dans la relation +convenablement organisée de l'abstrait au concret, elle est encore +presque entièrement dans l'enfance, sa formation ayant dû nécessairement +être postérieure. Or, elle ne pouvait naître que d'une comparaison +suffisamment étendue entre les études mathématiques de divers ordres de +phénomènes; elle ne peut se développer que par l'accroissement graduel +de telles études, poursuivies dans un esprit vraiment positif, qui, au +degré où il est nécessaire, doit naturellement se trouver bien plus +complet chez les physiciens que chez les géomètres. L'attention de +ceux-ci doit, en général, se diriger spontanément de préférence vers +l'instrument, abstraction faite de l'usage; les autres peuvent seuls, +d'ordinaire, sentir assez vivement le besoin de modifier les moyens, +conformément à la destination qu'ils ont en vue. Telles sont les +fonctions respectives que leur assigne une distribution rationnelle de +l'ensemble du travail scientifique. + +Quoique l'application de l'analyse à l'étude de la physique ne soit +point encore assez philosophiquement instituée, et que, par suite, elle +ait été fréquemment illusoire, elle n'en a pas moins déjà rendu +d'éminens services au progrès réel de nos connaissances, comme j'aurai +soin de l'indiquer en examinant successivement les diverses parties +essentielles de la science. Lorsque les conditions fondamentales d'une +telle application ont pu être suffisamment remplies, l'analyse a porté, +dans les différentes branches de la physique, cette précision admirable +et surtout cette parfaite coordination qui caractérisent toujours son +emploi bien entendu. Que seraient sans elle, l'étude de la pesanteur, +celle de la chaleur, de la lumière, etc.? Des suites de faits presque +incohérens, dans lesquelles notre esprit ne pourrait rien prévoir qu'en +consultant l'expérience, pour ainsi dire à chaque pas, tandis qu'elles +nous offrent maintenant un caractère de rationnalité très satisfaisant, +qui les rend susceptibles de remplir à un haut degré la destination +finale de tout travail scientifique. Néanmoins, il ne faut pas se +dissimuler que les phénomènes physiques, à raison de leur plus grande +complication, sont bien moins accessibles aux méthodes mathématiques que +les phénomènes astronomiques, soit quant à l'étendue ou à la sûreté des +procédés. Sous le point de vue mécanique surtout, il n'y a pas de +problème physique qui ne soit réellement beaucoup plus complexe qu'aucun +problème astronomique, lorsqu'on y veut tenir compte de toutes les +circonstances susceptibles d'exercer sur le phénomène une véritable +influence. Le cas de la pesanteur, quelque simple qu'il paraisse et +qu'il soit en effet, relativement à tous les autres, en offre la preuve +bien sensible, même en se bornant aux solides, par l'impossibilité où +nous sommes encore d'avoir suffisamment égard dans nos calculs à la +résistance de l'air, qui modifie pourtant d'une manière si prononcée le +mouvement effectif. Il en est ainsi, à plus forte raison, des autres +recherches physiques susceptibles de devenir mathématiques, et qui +ordinairement ne sauraient comporter une telle transformation qu'après +avoir écarté une portion plus ou moins essentielle des conditions du +problème, d'où résulte l'impérieuse nécessité d'une grande réserve dans +l'emploi des déductions de cette analyse incomplète. On pourrait +cependant augmenter beaucoup l'utilité réelle de l'analyse dans les +questions physiques, en ne lui accordant plus une prépondérance aussi +exclusive, et en consultant plus convenablement l'expérience, qui, +cessant d'être bornée à la simple détermination des coefficiens, comme +on le voit trop souvent aujourd'hui, fournirait aux méthodes +mathématiques des points de départ moins écartés; cette marche a déjà +réussi pour quelques cas, malheureusement trop rares. Sans doute, la +coordination devient ainsi plus imparfaite; mais doit-on regretter cette +perfection illusoire, lorsqu'on ne peut l'obtenir qu'en altérant plus ou +moins profondément la réalité des phénomènes? Cet art de combiner +intimement l'analyse et l'expérience, sans subalterniser l'une à +l'autre, est encore presque inconnu; il constitue naturellement le +dernier progrès fondamental de la méthode propre à l'étude approfondie +de la physique. Il ne pourra être, en réalité, convenablement cultivé, +que lorsque les physiciens, et non les géomètres, se chargeront enfin, +dans ces recherches, de diriger l'instrument analytique, comme je viens +de le proposer. + +Après avoir suffisamment considéré, d'une manière générale, l'objet +propre de la physique et les moyens fondamentaux qui lui appartiennent, +je dois maintenant fixer sa vraie position encyclopédique. La discussion +établie au commencement de cette leçon doit me dispenser naturellement +de grands développemens à ce sujet. Il faut, néanmoins, justifier ici +sommairement le rang que j'ai assigné à cette branche de la philosophie +naturelle dans la hiérarchie scientifique, telle que je l'ai constituée +au début de cet ouvrage. + +Si l'on envisage d'abord la physique relativement aux sciences que j'ai +placées comme antécédentes, il est aisé de reconnaître, en premier lieu, +que non-seulement ses phénomènes sont plus compliqués que les phénomènes +astronomiques, ce qui est évident, mais que leur étude ne saurait +acquérir son vrai caractère rationnel qu'en se fondant sur une +connaissance approfondie, quoique générale, de l'astronomie, soit comme +modèle, soit même comme base. Nous avons reconnu, dans la première +partie de ce volume, que la science céleste, tant sous le point de vue +mécanique que sous le point de vue géométrique, nous offre +nécessairement, à raison de la simplicité caractéristique de ses +phénomènes, le type le plus parfait de la méthode universelle qu'on doit +appliquer, autant que possible, à la découverte des lois naturelles. +Quelle préparation immédiate aussi convenable pourrions-nous donc +imaginer pour notre intelligence avant de se livrer aux explorations +plus difficiles de la physique, que celle qui résulte de l'examen +philosophique d'un tel modèle? Comment procéder rationnellement à +l'analyse des phénomènes plus compliqués, sans s'être rendu d'abord un +compte général satisfaisant de la manière dont les plus simples peuvent +être étudiés? La marche de l'individu doit offrir ici les mêmes phases +principales que celle de l'espèce. C'est par l'astronomie que l'esprit +positif a réellement commencé à s'introduire dans la philosophie +naturelle proprement dite, après avoir été suffisamment développé par +les études purement mathématiques. Notre éducation individuelle +pourrait-elle réellement être dispensée de suivre la même série +générale? Si la science céleste nous a seule primitivement appris ce que +c'est que l'_explication_ positive d'un phénomène sans aucune enquête +inaccessible sur sa _cause_, ou première ou finale, ni sur son mode de +production, à quelle source plus pure puiserions-nous aujourd'hui un tel +enseignement fondamental? La physique, plus qu'aucune autre science +naturelle, doit surtout se proposer l'imitation d'un tel modèle, puisque +ses phénomènes étant les moins compliqués de tous après les phénomènes +astronomiques, cette imitation y est nécessairement bien plus complète. + +Indépendamment de cette relation fondamentale, sous le rapport de la +méthode, l'ensemble des théories célestes constitue une donnée +préliminaire indispensable à l'étude rationnelle de la physique +terrestre, comme je l'ai déjà indiqué dans la dix-neuvième leçon. La +position et les mouvemens de notre planète dans le monde dont nous +faisons partie, sa figure, sa grandeur, l'équilibre général de sa masse, +sont évidemment nécessaires à connaître avant que l'un quelconque des +phénomènes physiques qui s'opèrent à sa surface puisse être +véritablement compris. Le plus élémentaire d'entre eux, et qui se +reproduit dans presque tous les autres, la pesanteur, n'est point +susceptible d'être étudié d'une manière approfondie, abstraction faite +du phénomène céleste universel dont il ne présente réellement qu'un cas +particulier. Enfin, j'ai déjà remarqué ailleurs que plusieurs phénomènes +importans, et surtout celui des marées, établissent naturellement une +transition formelle et presque insensible de l'astronomie à la +physique. Une telle subordination est donc incontestable, sous quelque +point de vue qu'on l'envisage. + +Par suite de cette harmonie, la physique est donc sous la dépendance +étroite, quoique indirecte, de la science mathématique, base évidente de +l'astronomie. Mais, outre cette connexion médiate, nous avons reconnu +ci-dessus le lien direct qui rattache intimement la physique au +fondement général et primitif de toute la philosophie naturelle. Dans la +plupart des branches de la physique, il s'agit, comme en astronomie, de +phénomènes essentiellement géométriques ou mécaniques, quoique les +circonstances en soient ordinairement beaucoup plus compliquées. Cette +complication empêche sans doute que les théories géométriques et +mécaniques, suivant l'examen précédent, puissent y être appliquées d'une +manière à beaucoup près aussi parfaite, soit quant à l'étendue ou à la +précision, que dans les cas célestes. Mais les lois abstraites de +l'espace et du mouvement n'en doivent pas moins y être exactement +observées; et leur application, envisagée d'une manière générale, ne +saurait manquer d'y fournir des indications fondamentales extrêmement +précieuses. Néanmoins, quelque évidente que soit cette subordination +sous le rapport de la doctrine, c'est relativement à la méthode que la +filiation mathématique de la physique me semble surtout importante à +considérer. N'oublions jamais, en effet, que l'esprit général de la +philosophie positive s'est formé primitivement par la culture des +mathématiques, et qu'il faut nécessairement remonter jusqu'à une telle +origine pour connaître réellement cet esprit dans toute sa pureté +élémentaire. Les théorèmes et les formules mathématiques sont rarement +susceptibles d'une application complète à l'étude effective des +phénomènes naturels, quand on veut dépasser la plus extrême simplicité +dans les conditions réelles des problèmes. Mais le véritable esprit +mathématique, si distinct de l'esprit algébrique, avec lequel on le +confond trop souvent[20], est, au contraire, constamment applicable; et +sa connaissance approfondie constitue, à mes yeux, le plus intéressant +résultat que les physiciens puissent retirer d'une étude philosophique +de la science mathématique. C'est seulement par l'habitude intime des +vérités éminemment simples et lucides de la géométrie et de la mécanique +que notre esprit peut d'abord développer convenablement sa positivité +naturelle, et se préparer à établir dans les études les plus complexes +des démonstrations réelles. Rien ne saurait tenir lieu d'un tel régime +pour dresser complétement l'organe intellectuel. On doit même +reconnaître que les notions géométriques étant encore plus nettes et +plus fondamentales que les notions mécaniques, l'étude des premières +importe encore davantage aux physiciens comme moyen d'éducation, quoique +les secondes aient réellement, dans les diverses branches de la science, +un usage effectif plus immédiat et plus étendu. Toutefois, quelle que +soit l'importance évidente d'une telle préparation primitive, il ne +faudrait pas croire que, même sous le seul rapport du régime +intellectuel, elle pût être vraiment suffisante, si l'étude +philosophique de l'astronomie ne venait point la compléter, en montrant, +par une application à la fois simple et capitale, comment l'esprit +mathématique doit se modifier pour s'adapter réellement à l'exploration +des phénomènes naturels. On voit ainsi, en résumé, que l'éducation +scientifique préliminaire propre à former des physiciens rationnels est +nécessairement plus compliquée que celle convenable aux astronomes, +puisque, indépendamment d'une base mathématique exactement commune, et +qui suffit à ceux-ci, les premiers doivent y joindre l'étude, au moins +générale, de la science céleste. Sous ce premier point de vue, la +position encyclopédique que j'ai assignée à la physique est donc +incontestable. + + [Note 20: Les mêmes géomètres qui se plaisent le plus à + soumettre au calcul des hypothèses physiques très hasardées + ou même entièrement chimériques, sont ordinairement ceux + qui, en mathématiques pures, poussent jusqu'au ridicule les + habitudes de circonspection pédantesque et de sévérité + minutieuse. Ce contraste remarquable me semble propre à + faire ressortir la différence profonde qui existe entre + l'esprit algébrique et le véritable esprit mathématique, + pour lequel le calcul n'est qu'un instrument, + essentiellement subordonné, comme tout autre, à sa + destination.] + +Son rang n'est pas moins évident sous le rapport inverse, c'est-à-dire +quant à ses relations fondamentales avec les sciences que j'ai classées +après elle. + +Ce ne saurait être par accident que, non-seulement dans notre langue, +mais, en général, dans celles de tous les peuples penseurs, le nom +générique primitivement destiné à désigner l'ensemble de l'étude de la +nature, soit unanimement devenu, depuis environ un siècle, la +dénomination spécifique de la science que nous considérons ici. Un usage +aussi universel résulte nécessairement du sentiment profond, quoique +vague, de la prépondérance que doit exercer la physique proprement dite +dans le système de la philosophie naturelle, qu'elle domine en effet +tout entier, en exceptant la seule astronomie, qui n'est, en réalité, +qu'une émanation immédiate de la science mathématique. Il suffit de +considérer directement cette relation générale, pour concevoir aussitôt +que l'étude des propriétés communes à tous les corps, qu'ils nous +manifestent, avec de simples différences de degré, dans tous les états +dont ils sont susceptibles, et qui constituent, par conséquent, +l'existence fondamentale de toute matière, doit indispensablement +précéder celle des modifications propres aux diverses substances et à +leurs divers arrangemens. La nécessité d'un tel ordre est même sensible, +comme on voit, indépendamment de la loi philosophique qui impose si +clairement, sous le rapport de la méthode, l'obligation de n'étudier les +phénomènes les plus complexes qu'après les moins complexes. Relativement +à la science de la vie en particulier, quelque opinion qu'on adopte sur +la nature des phénomènes qui distinguent les corps organisés, il est +évident que, avant tout, ces corps, en tant que tels, sont soumis aux +lois universelles de la matière, modifiées seulement dans leurs +manifestations par les circonstances caractéristiques de l'état vivant. +En examinant, dans le volume suivant, la philosophie de cette science, +nous reconnaîtrons combien sont illusoires les considérations d'après +lesquelles on a si souvent tenté d'établir que les phénomènes vitaux +sont en opposition avec les lois générales de la physique. D'ailleurs, +la vie ne pouvant jamais avoir lieu que sous l'influence continuelle et +indispensable d'un système déterminé de circonstances extérieures, +comment serait-elle susceptible d'étude positive, si l'on voulait faire +abstraction des lois relatives à ces modificateurs externes? Ainsi, +toute physiologie qui n'est point fondée sur une connaissance préalable +de la physique, ne saurait avoir aucune vraie consistance scientifique. +Cette subordination est encore plus frappante pour la chimie, comme nous +le constaterons spécialement au commencement du volume suivant. Sans +admettre l'hypothèse prématurée, et peut-être au fond très hasardée, par +laquelle quelques physiciens éminens veulent aujourd'hui rapporter tous +les phénomènes chimiques à des actions purement physiques, il est +néanmoins évident que tout acte chimique s'accomplit constamment sous +des influences physiques, dont le concours est aussi indispensable +qu'inévitable. Quel phénomène de composition ou de décomposition serait +intelligible, si l'on ne tenait aucun compte de la pesanteur, de la +chaleur, de l'électricité, etc.? Or, pourrait-on apprécier la puissance +chimique de ces divers agens, sans connaître d'abord les lois relatives +à l'influence générale propre à chacun d'eux? Il suffit, quant à +présent, d'indiquer sommairement ces différens motifs, pour mettre hors +de doute la dépendance étroite de la chimie envers la physique, tandis +que celle-ci est, au contraire, par sa nature, essentiellement +indépendante de l'autre. + +Les considérations précédentes, en même temps qu'elles établissent +clairement quel rang la physique doit occuper dans la hiérarchie +rationnelle des sciences fondamentales, font sentir suffisamment sa +haute importance philosophique, puisqu'elles la présentent comme une +base indispensable à toutes les sciences que ma formule encyclopédique a +placées après elle. Quant à l'action directe d'une telle science sur +l'ensemble du système intellectuel de l'homme, il faut reconnaître, +avant tout, qu'elle est nécessairement moins profonde que celle des deux +termes extrêmes de la philosophie naturelle proprement dite, +l'astronomie et la physiologie. Ces deux sciences, en fixant +immédiatement nos idées relativement aux deux sujets universels et +corrélatifs de toutes nos conceptions, le monde et l'homme, doivent sans +doute, par leur nature, agir spontanément sur la pensée humaine, d'une +manière plus radicale que ne peuvent le faire les sciences +intermédiaires, comme la physique et la chimie, quelque indispensable +que soit leur intervention. Toutefois, l'influence de celles-ci sur le +développement général et l'émancipation définitive de l'intelligence +humaine, n'en est pas moins extrêmement prononcée. En me bornant, comme +il convient ici, à la physique seule, il est évident que le caractère +fondamental d'opposition absolue entre la philosophie positive et la +philosophie théologique ou métaphysique s'y fait très fortement sentir, +quoiqu'il y soit réellement moins complet qu'en astronomie, en raison +même d'une moindre perfection scientifique. Cette infériorité relative, +peu sensible aux esprits vulgaires, doit être sans doute, à cet égard, +pleinement compensée par la variété beaucoup plus grande des phénomènes +dont la physique s'occupe, d'où résulte un antagonisme bien plus +multiplié et, en conséquence, plus apparent, avec la théologie et la +métaphysique. L'histoire intellectuelle des derniers siècles nous +montre, en effet, que c'est principalement sur le terrain de la physique +qu'a eu lieu, d'une manière formelle, la lutte générale et décisive de +l'esprit positif contre l'esprit métaphysique: en astronomie, la +discussion a été peu marquée, et le positivisme a triomphé presque +spontanément, si ce n'est au sujet du mouvement de la terre. + +Il importe, d'ailleurs, de remarquer ici que, à partir de la physique, +les phénomènes naturels commencent à être réellement modifiables par +l'intervention humaine, ce qui ne pouvait avoir lieu en astronomie, et +ce que nous verrons désormais se manifester de plus en plus dans tout le +reste de notre série encyclopédique. Si l'extrême simplicité, des +phénomènes astronomiques ne nous avait nécessairement permis de pousser, +à leur égard, la prévision scientifique jusqu'au plus haut degré +d'étendue et d'exactitude, l'impossibilité où nous sommes d'intervenir, +en aucune manière, dans leur accomplissement, eût rendu éminemment +difficile leur affranchissement radical de toute suprématie théologique +et métaphysique: mais cette parfaite prévoyance a dû être pour cela bien +autrement efficace que la petite action effective de l'homme sur tous +les autres phénomènes naturels. Quant à ceux-ci, au contraire, cette +action, quelque restreinte qu'elle soit, acquiert, par compensation, une +haute importance philosophique, à cause du peu de perfection que nous +pouvons apporter dans leur prévision rationnelle. Le caractère +fondamental de toute philosophie théologique, ainsi que je l'ai remarqué +ailleurs, est de concevoir les phénomènes comme assujettis à des +volontés surnaturelles, et par suite, comme éminemment et +irrégulièrement variables. Or, pour le public, qui ne saurait entrer +réellement dans aucune discussion spéculative approfondie sur la +meilleure manière de philosopher, un tel genre d'explications ne peut +être finalement renversé que par deux moyens généraux, dont le succès +populaire est infaillible à la longue: la prévoyance exacte et +rationnelle des phénomènes, qui fait immédiatement disparaître toute +idée d'une volonté directrice; ou la possibilité de les modifier suivant +nos convenances, qui conduit au même résultat sous un autre point de +vue, en présentant alors cette puissance comme subordonnée à la nôtre. +Le premier procédé est le plus philosophique; c'est même celui qui peut +le mieux entraîner la conviction du vulgaire, quand il est complétement +applicable, ce qui n'a guère lieu jusqu'ici, à un haut degré, qu'à +l'égard des phénomènes célestes; mais le second, lorsque sa réalité est +bien évidente, détermine non moins nécessairement l'assentiment +universel. C'est ainsi, par exemple, que Franklin a irrévocablement +détruit, dans les intelligences même les moins cultivées, la théorie +religieuse du tonnerre, en prouvant l'action directrice que l'homme peut +exercer, entre certaines limites, sur ce météore, tandis que ses +ingénieuses expériences pour établir l'identité d'un tel phénomène avec +la décharge électrique ordinaire, quoique ayant une valeur scientifique +bien supérieure, ne pouvaient être décisives qu'aux yeux des physiciens. +La découverte d'une telle faculté de diriger la foudre, a donc exercé +réellement la même influence sur le renversement des préjugés +théologiques que, dans un autre cas, la prévision exacte des retours des +comètes. Une loi philosophique inconnue jusqu'ici, et que j'exposerai +soigneusement dans le volume suivant, nous montrera à ce sujet que, plus +notre prévision scientifique devient imparfaite, en vertu de la +complication croissante des phénomènes, plus notre action sur eux +acquiert naturellement d'étendue et de variété, par une autre +conséquence du même caractère. Ainsi, à mesure que l'antagonisme de la +philosophie positive contre la philosophie théologique est moins +prononcé sous le premier point de vue, il se manifeste davantage sous le +second; en sorte que, quant à l'influence générale de cette lutte sur +l'esprit du vulgaire, le résultat final est à peu près le même, quoique +la compensation soit loin d'être exacte. + +En considérant maintenant l'appréciation philosophique de la physique, +sous le rapport de sa méthode et quant à la perfection de son caractère +scientifique, indépendamment de l'importance de ses lois, nous +reconnaissons, en général, que la vraie valeur comparative de cette +science fondamentale se trouve exactement en harmonie avec le rang +qu'elle occupe dans la hiérarchie encyclopédique que j'ai établie. La +perfection spéculative d'une science quelconque doit se mesurer +essentiellement par ces deux considérations principales, toujours et +nécessairement corrélatives, quoique d'ailleurs fort distinctes: la +coordination plus ou moins complète, et la prévision plus ou moins +exacte. Ce dernier caractère nous offre surtout le critérium le plus +clair et le plus décisif, comme se rapportant directement au but final +de toute science. Or, en premier lieu, sous chacun de ces deux points de +vue, la physique, par la variété et la complication de ses phénomènes, +doit toujours être évidemment très inférieure à l'astronomie, quels que +puissent être ses progrès futurs. Au lieu de cette parfaite harmonie +mathématique que nous avons admirée dans la science céleste, désormais +ramenée à une rigoureuse unité, la physique va nous présenter de +nombreuses branches, presque entièrement isolées les unes des autres, et +dont chacune à part n'établit qu'une liaison souvent faible et équivoque +entre ses principaux phénomènes: de même, la prévision rationnelle et +précise de l'ensemble des événemens célestes à une époque quelconque, +d'après un très petit nombre d'observations directes, sera remplacée +ici par une prévoyance à courte portée, qui, pour ne pas être +incertaine, peut à peine perdre de vue l'expérience immédiate. Mais, +d'un autre côté, la supériorité spéculative de la physique sur tout le +reste de la philosophie naturelle, sous l'un et l'autre rapport, est +également incontestable, même relativement à la chimie, et, à plus forte +raison, quant à la physiologie, comme je l'établirai spécialement dans +l'examen philosophique de ces deux sciences, dont les phénomènes sont, +par leur nature, bien autrement incohérens, et comportent, en +conséquence, une prévoyance beaucoup plus imparfaite encore. Il importe, +en outre, de noter ici, d'après une discussion précédemment indiquée +dans cette leçon, que l'étude philosophique de la physique nous +présente, comme moyen général d'éducation intellectuelle, une utilité +toute spéciale, qu'il serait impossible de trouver ailleurs au même +degré: la connaissance approfondie de l'art fondamental de +l'expérimentation, que nous avons reconnu être particulièrement destiné +à la physique. C'est toujours là que les vrais philosophes, quel que +soit l'objet propre de leurs recherches habituelles, devront remonter, +pour apprendre en quoi consiste le véritable esprit expérimental, pour +connaître les conditions caractéristiques qu'exige l'institution des +expériences propres à dévoiler sans équivoque la marche réelle des +phénomènes, et enfin pour se faire une juste idée des ingénieuses +précautions par lesquelles on peut empêcher l'altération des résultats +d'un procédé aussi délicat. Chaque science fondamentale, outre les +caractères essentiels de la méthode positive, qui doivent s'y montrer +nécessairement à un degré plus ou moins prononcé, nous présentera ainsi +naturellement quelques indications philosophiques qui lui appartiennent +spécialement, comme nous l'avons déjà remarqué au sujet de l'astronomie; +et c'est toujours à leur source que de telles notions de logique +universelle doivent être examinées, sous peine d'être imparfaitement +appréciées. Suivant l'esprit de cet ouvrage, la science mathématique +nous fait seule bien connaître les conditions élémentaires de la +positivité; l'astronomie caractérise nettement la véritable étude de la +nature; la physique nous enseigne spécialement la théorie de +l'expérimentation; c'est à la chimie que nous devons surtout emprunter +l'art général des nomenclatures; et enfin la science des corps organisés +peut seule nous dévoiler la vraie théorie des classifications +quelconques. + +Pour compléter le jugement définitif que je devais porter ici sur la +philosophie de la physique, envisagée dans son ensemble, il me reste à +la considérer sous un dernier rapport fort important, dont j'ai +jusqu'ici soigneusement réservé l'examen, et à l'égard duquel je me +trouve obligé de choquer directement des opinions encore très +accréditées parmi les physiciens, et surtout des habitudes profondément +enracinées chez la plupart d'entre eux. Il s'agit du véritable esprit +général qui doit présider à la construction rationnelle et à l'usage +scientifique des _hypothèses_, conçues comme un puissant et +indispensable auxiliaire dans notre étude de la nature. Cette grande +question philosophique nous offrira, j'espère, une occasion capitale de +reconnaître formellement l'utilité effective, quant au progrès réel des +sciences, de ce point de vue général, et néanmoins positif, où je me +suis placé le premier, dans cet ouvrage. Car, c'est sur la philosophie +astronomique, caractérisée par la première partie de ce volume, que je +prendrai mon point d'appui pour un tel examen, qui, sans cette méthode, +entraînerait à des discussions interminables. La fonction fondamentale +et difficile à analyser que remplissent, en physique, les hypothèses, +m'oblige naturellement à placer ici ce problème général de philosophie +positive. Je ne devais point m'en occuper expressément en astronomie, +quoique aucune autre science ne fasse un usage, à la fois aussi complet +et aussi rationnel, de ce moyen nécessaire: car, en vertu de l'extrême +simplicité des phénomènes, c'est, pour ainsi dire, spontanément que +toutes les conditions essentielles à son application bien entendue y ont +été presque toujours observées, sans avoir besoin d'aucune règle +philosophique spécialement affectée à cette destination. À mes yeux, au +contraire, l'analyse convenablement approfondie de l'art des hypothèses, +considéré dans la science dont la suprématie spéculative est aujourd'hui +unanimement reconnue, peut seule établir solidement les règles générales +propres à diriger l'emploi de ce précieux artifice en physique, et, à +plus forte raison, dans tout le reste de la philosophie naturelle. Telle +est, en aperçu, la marche de mon intelligence. Les métaphysiciens, comme +Condillac entre autres[21], qui ont voulu traiter cette question +difficile en faisant abstraction de cette base indispensable, n'ont pu +aboutir qu'à proposer à ce sujet quelques maximes vagues et +insuffisantes, remarquables par leur puérilité lorsqu'elles n'ont pas un +caractère absurde. + + [Note 21: Voyez son étrange _Traité des Systèmes_. Un + philosophe d'une bien plus haute portée, l'illustre + Barthez, a, depuis, traité ce sujet d'une manière + infiniment supérieure, dans le discours préliminaire, si + éminent par sa force philosophique, qu'il a placé à la tête + de ses _Nouveaux Élémens de la science de l'homme_ (deuxième + édition). Mais, il n'avait pas non plus une connaissance + assez approfondie de la philosophie mathématique et de la + philosophie astronomique pour donner à son analyse générale + une base positive suffisante. Aussi, l'excellente théorie + logique qu'il avait si vigoureusement tenté d'établir ne + l'a-t-elle pu conduire, en physiologie, qu'à une application + profondément vicieuse, comme nous aurons occasion de le + constater spécialement dans le volume suivant.] + +_Théorie fondamentale des hypothèses._ Il ne peut exister que deux +moyens généraux propres à nous dévoiler, d'une manière directe et +entièrement rationnelle, la loi réelle d'un phénomène quelconque, ou +l'analyse immédiate de la marche de ce phénomène, ou sa relation exacte +et évidente à quelque loi plus étendue, préalablement établie; en un +mot, l'induction, ou la déduction. Or, l'une et l'autre voie seraient +certainement insuffisantes, même à l'égard des plus simples phénomènes, +aux yeux de quiconque a bien compris les difficultés essentielles de +l'étude approfondie de la nature, si l'on ne commençait souvent par +anticiper sur les résultats, en faisant une supposition provisoire, +d'abord essentiellement conjecturale, quant à quelques-unes des notions +mêmes qui constituent l'objet final de la recherche. De là, +l'introduction, strictement indispensable, des hypothèses en philosophie +naturelle. Sans cet heureux détour, dont les méthodes d'approximation +des géomètres ont primitivement suggéré l'idée générale, la découverte +effective des lois naturelles serait évidemment impossible, pour peu que +le cas présentât de complication; et, toujours, le progrès réel serait, +au moins, extrêmement ralenti. Mais, l'emploi de ce puissant artifice +doit être constamment assujetti à une condition fondamentale, à défaut +de laquelle il tendrait nécessairement, au contraire, à entraver le +développement de nos vraies connaissances. Cette condition, jusqu'ici +vaguement analysée, consiste à ne jamais imaginer que des hypothèses +susceptibles, par leur nature, d'une vérification positive, plus ou +moins éloignée, mais toujours clairement inévitable, et dont le degré de +précision soit exactement en harmonie avec celui que comporte l'étude +des phénomènes correspondans. En d'autres termes, les hypothèses +vraiment philosophiques doivent constamment présenter le caractère de +simples anticipations sur ce que l'expérience et le raisonnement +auraient pu dévoiler immédiatement, si les circonstances du problème +eussent été plus favorables. Pourvu que cette seule règle nécessaire +soit toujours et scrupuleusement observée, les hypothèses peuvent +évidemment être introduites sans aucun danger, toutes les fois qu'on en +éprouve le besoin, ou même simplement le désir raisonné. Car, on se +borne ainsi à substituer une exploration indirecte à l'exploration +directe, quand celle-ci serait ou impossible ou trop difficile. Mais, si +l'une et l'autre n'avaient point, au contraire, le même sujet général, +si l'on prétendait atteindre par l'hypothèse ce qui, en soi-même, est +radicalement inaccessible à l'observation et au raisonnement, la +condition fondamentale serait méconnue, et l'hypothèse, sortant aussitôt +du vrai domaine scientifique, deviendrait nécessairement nuisible. Or, +tous les bons esprits reconnaissent aujourd'hui que nos études réelles +sont strictement circonscrites à l'analyse des phénomènes pour découvrir +leurs _lois_ effectives, c'est-à-dire, leurs relations constantes de +succession ou de similitude, et ne peuvent nullement concerner leur +nature intime, ni leur _cause_, ou première ou finale, ni leur mode +essentiel de production. Comment des suppositions arbitraires +auraient-elles réellement plus de portée? Ainsi, toute hypothèse qui +franchit les limites de cette sphère positive, ne peut aboutir qu'à +engendrer des discussions interminables, en prétendant prononcer sur des +questions nécessairement insolubles pour notre intelligence. + +À l'époque actuelle, aucun physicien, sans doute, ne contestera +directement la règle précédente. Mais, il faut que ce principe soit +encore très imparfaitement compris, puisqu'il est, en réalité, +continuellement violé dans l'application et sous les rapports +fondamentaux, de manière à altérer radicalement, à mes yeux, le vrai +caractère de la physique. En thèse générale, le domaine de la conjecture +est bien conçu comme destiné à combler provisoirement les intervalles +que laisse inévitablement çà et là le domaine de la réalité: examinez +ensuite ce qui se pratique, et les deux domaines paraîtront, au +contraire, entièrement séparés, le réel étant même encore, presque +toujours, plus ou moins subordonné à l'imaginaire. Il est donc +maintenant indispensable, après ces généralités préliminaires, de +préciser directement le véritable état actuel de la question +relativement à la philosophie de la physique. + +Les diverses hypothèses employées aujourd'hui par les physiciens doivent +être soigneusement distinguées en deux classes: les unes, jusqu'ici peu +multipliées, sont simplement relatives aux lois des phénomènes; les +autres, dont le rôle actuel est beaucoup plus étendu, concernent la +détermination des agens généraux auxquels on rapporte les différens +genres d'effets naturels. Or, d'après la règle fondamentale posée +ci-dessus, les premières sont seules admissibles; les secondes, +essentiellement chimériques, ont un caractère anti-scientifique, et ne +peuvent désormais qu'entraver radicalement le progrès réel de la +physique, bien loin de le favoriser: telle est la maxime philosophique +que je dois maintenant établir. + +En astronomie, le premier ordre d'hypothèses est exclusivement usité, +depuis que la science céleste est complétement parvenue à l'état +positif, sous les deux aspects généraux, géométrique et mécanique, +qu'elle nous présente. Tel fait est encore peu connu, ou telle loi est +ignorée: on forme alors à cet égard une hypothèse, le plus possible en +harmonie avec l'ensemble des données déjà acquises; et la science, +pouvant ainsi se développer librement, finit toujours par conduire à de +nouvelles conséquences observables, susceptibles de confirmer ou +d'infirmer, sans aucune équivoque, la supposition primitive. Nous en +avons remarqué, dans la première partie de ce volume, de fréquens et +heureux exemples, relatifs à la découverte des principales vérités +astronomiques. Mais, depuis l'établissement de la loi fondamentale de la +gravitation, les géomètres et les astronomes ont définitivement renoncé +à créer des fluides chimériques pour expliquer le mode général de +production des mouvemens célestes; ou, du moins, ce qui revient au même, +ceux qui l'ont entrepris, comme Euler entre autres, se livraient +simplement à un goût personnel, en quelque sorte analogue à celui qui +inspira jadis à Képler son fameux songe astronomique, et sans prétendre +exercer ainsi aucune influence réelle sur le marche effective de la +science. + +Pourquoi, dans une étude où l'erreur est bien plus difficile à éviter, +et qui exigerait, par sa nature, beaucoup plus de précautions, les +physiciens n'imiteraient-ils point cette admirable circonspection? +Pourquoi, comme les astronomes, ne borneraient-ils pas les hypothèses à +porter uniquement sur les circonstances encore inconnues des phénomènes +ou sur leurs lois ignorées, et jamais sur leur mode de production, +nécessairement inaccessible à notre intelligence? Quelle peut être +l'utilité scientifique de ces conceptions fantastiques, qui jouent +encore un si grand rôle, sur les fluides et les éthers imaginaires +auxquels on rapporte les phénomènes de la chaleur, de la lumière, de +l'électricité et du magnétisme? Ce mélange intime de réalités et de +chimères ne doit-il pas, de toute nécessité, fausser profondément les +notions essentielles de la physique, engendrer des débats sans issue, et +inspirer à beaucoup de bons esprits une répugnance, naturelle quoique +funeste, pour une étude qui offre un tel caractère d'arbitraire? + +La seule définition habituelle de ces agens inintelligibles devrait +suffire, ce me semble, pour les exclure immédiatement de toute science +réelle; car, par son énoncé même, il est évident que la question n'est +point jugeable, l'existence de ces prétendus fluides n'étant pas plus +susceptible de négation que d'affirmation, puisque, d'après la +constitution qui leur est soigneusement attribuée, ils échappent +nécessairement à tout contrôle positif. Quelle argumentation sérieuse +pourrait-on instituer pour ou contre des corps ou des milieux dont le +caractère fondamental est de n'en avoir aucun? Ils sont expressément +imaginés comme invisibles, intangibles, impondérables même, et +d'ailleurs inséparables des substances qu'ils animent: notre raison ne +saurait donc avoir sur eux la moindre prise. Sans la toute-puissance de +l'habitude, ceux qui croient fermement aujourd'hui à l'existence du +calorique, de l'éther lumineux, ou des fluides électriques, +oseraient-ils prendre en pitié les esprits élémentaires de Paracelse, +dont la notion n'est pas certainement plus étrange? N'est-ce point même +par une véritable inconséquence qu'ils refusent d'admettre les anges et +les génies? Pour me borner à un exemple plus analogue, on a vu de tels +physiciens repousser dédaigneusement, comme indigne d'examen +scientifique, l'idée du fluide sonore, proposée par un naturaliste du +premier ordre, l'illustre Lamarck: et, cependant, le seul tort de cette +hypothèse, tort irréparable, à la vérité, c'est d'être venue beaucoup +trop tard, long-temps après que l'acoustique était pleinement +constituée; créé dès la naissance de la science, comme les hypothèses +sur la chaleur, la lumière et l'électricité, ce fluide eût fait, +probablement, la même fortune que les autres. + +La nature de cet ouvrage ne me permet nullement d'indiquer tous les +détails spéciaux que comporterait un tel sujet. Le lecteur instruit y +suppléera facilement quand il aura bien saisi mon idée principale. Je +signalerai seulement encore, comme un symptôme remarquable, la +singulière facilité avec laquelle ces diverses hypothèses se renversent +mutuellement, au grand scandale des esprits superficiels, qui qualifient +dès lors la science d'arbitraire, parce que, à leurs yeux, elle consiste +surtout en ces vaines discussions. Dans les différentes controverses de +ce genre, qui ont eu lieu successivement depuis environ un demi-siècle, +chaque secte a trouvé aisément de puissans motifs contre l'opinion de +son antagoniste: la difficulté a toujours été d'en produire de décisifs +pour sa propre hypothèse. Il eût même été ordinairement possible +d'imaginer une troisième fiction, susceptible de soutenir, avec +avantage, la concurrence avec les deux autres. + +À la vérité, les physiciens se défendent vivement aujourd'hui d'attacher +aucune réalité intrinsèque à ces hypothèses, qu'ils préconisent +seulement comme des moyens indispensables pour faciliter la conception +et la combinaison des phénomènes. Mais, n'est-ce point là l'illusion +d'une positivité incomplète, qui sent la profonde inanité de tels +systèmes, et pourtant n'ose point encore s'en passer? Est-il vraiment +possible, après avoir adopté une notion qui ne comporte aucune +vérification, d'en faire un usage continuel, de la mêler intimement à +toutes les idées réelles, sans être jamais involontairement entraîné à +lui attribuer une existence effective, qui, d'ailleurs, ne saurait être +plus complète? Même en admettant cette sécurité, sur quels motifs +rationnels pourrait-on philosophiquement fonder la nécessité d'une +marche aussi étrange? L'astronomie se passe entièrement d'un tel +secours, et cependant on y conçoit très nettement tous les phénomènes, +et on les y combine d'une manière admirable. La véritable raison n'en +serait-elle pas, au fond, comme je l'établirai tout à l'heure, que +l'astronomie, étant à la fois plus simple et plus ancienne que la +physique, a dû atteindre avant elle à l'entier développement de son +vrai caractère scientifique? + +En examinant directement la prétendue destination scientifique de ces +hypothèses, il serait difficile de comprendre, par exemple, comment la +dilatation des corps par la chaleur serait aucunement _expliquée_, +c'est-à-dire éclaircie, par cette seule idée qu'un fluide imaginaire +interposé dans les intervalles moléculaires, tend constamment à les +augmenter, puisqu'il resterait à concevoir d'où vient à ce fluide cette +élasticité spontanée, qui, certes, est encore moins intelligible que le +fait primitif. De même, on ne conçoit pas mieux, en réalité, la +propriété lumineuse des corps, après l'avoir attribuée à leur faculté +incompréhensible de lancer un fluide fictif ou de faire vibrer un éther +imaginaire; pareillement, à l'égard des phénomènes électriques ou +magnétiques. Toutes ces prétendues explications ne sont pas, au fond, +guère plus scientifiques que l'explication métaphysique des phénomènes +humains, par l'action mystérieuse de l'âme sur le corps; dans l'un et +l'autre cas, en effet, loin d'aplanir réellement aucune difficulté, on +en fait naître artificiellement un grand nombre de nouvelles. Une +tentative quelconque, même purement fictive, pour concevoir le mode de +production des phénomènes, est nécessairement illusoire et directement +opposée au véritable esprit scientifique. La faculté de se représenter +les phénomènes eux-mêmes ne saurait résulter que de leur observation +attentive; et, quant à la facilité de les combiner, elle ne peut être +fondée que sur la connaissance familière de leurs relations positives. +Ces hypothèses ne pourraient aujourd'hui y contribuer réellement tout au +plus que comme de simples moyens mnémoniques, qui ont même, sous ce +rapport, le grave inconvénient de détourner notre attention du véritable +objet de nos recherches. Les motifs ordinairement allégués en faveur de +ces artifices anti-scientifiques sont donc évidemment dépourvus de toute +réalité. Il ne reste d'autre considération valable que celle relative à +l'empire d'une habitude quelconque profondément contractée; d'où il +résulterait probablement, en effet, que les physiciens de la génération +actuelle combineraient plus difficilement leurs idées s'ils voulaient +les dégager tout à coup de cet alliage, intime quoique hétérogène. Pour +opérer complétement cette importante réforme, le langage scientifique +aura lui-même besoin d'être convenablement épuré, puisqu'il s'est formé +jusqu'ici sous l'influence prépondérante de cette fausse manière de +philosopher. Toutefois, je pense qu'on s'exagère beaucoup, d'ordinaire, +les difficultés qui proviennent de cette circonstance. Il suffit, pour +s'en convaincre, de considérer que, depuis un demi-siècle, le fréquent +passage de l'un de ces systèmes physiques au système antagoniste n'a pas +rencontré beaucoup d'obstacles dans le langage primitivement adopté. On +n'en éprouverait sans doute guère davantage, sous ce rapport, à écarter +indifféremment toutes ces vaines hypothèses. En optique, par exemple, le +mot _rayon_, si bien construit pour l'hypothèse de l'émission, continue +aujourd'hui à être employé par les partisans des ondulations: il ne +serait pas plus difficile de lui attacher un sens indépendant d'aucune +hypothèse, et simplement relatif au phénomène. De telles variations +facilitent même singulièrement cette transition définitive, en habituant +peu à peu à dégager, dans les termes scientifiques, la signification +réelle et fixe de l'interprétation imaginaire et variable. + +Quelque vicieuse que soit évidemment une telle manière de philosopher, +la discussion précédente serait essentiellement incomplète, si je ne +donnais point une explication satisfaisante de l'introduction naturelle +de cette méthode, qui, à l'origine, a dû sans doute être un vrai +progrès. Mais, ma théorie fondamentale sur les lois nécessaires et +effectives du développement général de l'esprit humain, exposée +sommairement au début de cet ouvrage, me permet de démontrer aisément +que cet usage anti-scientifique n'a tenu réellement et ne tient +aujourd'hui qu'à une dernière et inévitable influence indirecte de la +philosophie métaphysique, dont le joug prolongé pèse encore sur nous à +tant d'égards. Quoique cette démonstration appartienne naturellement, +sous le point de vue historique, au quatrième volume, je crois +indispensable, au moins, de l'indiquer ici comme un complément +d'explication, éminemment propre à éclaircir la question actuelle. + +La filiation métaphysique de cette fausse manière de procéder doit +d'abord être facilement présumée par tout esprit impartial qui +considérera les _fluides_ comme ayant pris la place des _entités_, dont +la transformation a simplement consisté ainsi à se matérialiser. +Qu'est-ce, au fond, de quelque façon qu'on l'interprète, que la chaleur, +conçue comme existant à part du corps chaud; la lumière, indépendante du +corps lumineux; l'électricité, séparée du corps électrique? Ne sont-ce +pas évidemment de pures entités, tout aussi bien telles que la pensée, +envisagée comme un être indépendant du corps pensant; ou la digestion, +isolée du corps digérant? La seule différence qui les distingue des +anciennes entités scolastiques, c'est d'avoir substitué, à des êtres +essentiellement abstraits, des fluides imaginaires, dont la corporéité +est fort équivoque, puisqu'on leur ôte expressément, par leur définition +fondamentale, toutes les qualités susceptibles de caractériser une +matière quelconque; en sorte que nous n'avons pas même réellement la +ressource de les envisager comme la limite idéale d'un gaz de plus en +plus raréfié. Quelle filiation d'idées pourrait être admise, si celle-là +est méconnue? Le caractère fondamental des conceptions métaphysiques est +d'envisager les phénomènes indépendamment des corps qui nous les +manifestent, d'attribuer aux propriétés de chaque substance une +existence distincte de la sienne. Qu'importe ensuite que, de ces +abstractions personnifiées, on fasse des âmes ou des fluides? L'origine +est toujours la même, et se rattache constamment à cette enquête de la +nature intime des choses, qui caractérise, en tout genre, l'enfance de +l'esprit humain, et qui inspira primitivement la conception des dieux, +devenus ensuite des âmes, et finalement transformés en fluides +imaginaires. + +Cette considération rationnelle et directe se trouve exactement en +harmonie avec l'analyse historique. À l'origine de toute science +positive, notre intelligence a toujours passé par cette phase de +développement nécessaire, quoique transitoire. Un tel état constitue, à +mon avis, un intermédiaire inévitable et même indispensable entre l'état +franchement métaphysique et l'état purement positif, que la mathématique +et ensuite l'astronomie ont seules atteint jusqu'ici d'une manière +complète et définitive. L'esprit métaphysique et l'esprit positif sont +trop radicalement opposés pour que notre faible raison puisse passer +brusquement de l'un à l'autre. Quoique la métaphysique ne constitue +elle-même, comme je l'ai établi, qu'une grande transition générale de la +théologie à la science réelle: une transition secondaire, et, par là, +beaucoup plus rapide, devient ensuite nécessaire entre les conceptions +métaphysiques et les conceptions vraiment positives. Les physiciens, les +chimistes, les physiologistes et les publicistes, se trouvent +aujourd'hui dans cette dernière période transitoire; les premiers tout +près d'en sortir définitivement à la suite des géomètres et des +astronomes, tous les autres encore engagés pour un temps plus ou moins +long, à raison de la plus ou moins grande complication de leurs études +respectives, comme je le constaterai spécialement plus tard en examinant +chacune d'elles. Sans ce positivisme bâtard, l'esprit humain n'aurait +jamais pu renoncer aux théories métaphysiques, qui lui permettaient, en +apparence, la connaissance intime des êtres et du mode de production de +leurs phénomènes. Il fallait bien que la science naissante satisfît +d'abord à cette exigence profondément habituelle, et donnât le change à +notre esprit en lui proposant, à la place des entités scolastiques, de +nouvelles entités plus saisissables, destinées au même but, et +susceptibles, par conséquent, d'être préférées; en même temps que leur +nature devait graduellement conduire à la considération de plus en plus +exclusive des phénomènes et de leurs lois. Telle a donc été l'importante +destination temporaire de ce système général d'hypothèses: permettre à +l'intelligence humaine le passage des habitudes métaphysiques aux +habitudes positives. + +L'astronomie n'a pas réellement plus échappé que la physique, ou que +toute autre branche de la philosophie naturelle, à cette obligation +fondamentale: seulement, à son égard, cette phase nécessaire de +développement est depuis long-temps pleinement accomplie; en sorte que +personne n'y fait plus attention, l'histoire des sciences étant +aujourd'hui fort négligée, d'ordinaire, par les savans, si ce n'est, +tout au plus, comme l'objet d'une curiosité superficielle et stérile. +Mais, en étudiant la marche de l'esprit humain au dix-septième siècle, +on reconnaît aussitôt combien, à cette époque, les géomètres et les +astronomes étaient généralement préoccupés d'hypothèses parfaitement +analogues à celles que nous jugeons ici. Tel est éminemment le caractère +de la vaste conception de Descartes sur l'explication des mouvemens +célestes par l'influence d'un système de tourbillons imaginaires. +L'histoire rationnelle de cette grande hypothèse est ce qu'on peut +trouver de plus propre à éclaircir l'ensemble de la question actuelle: +car, ici, l'analyse peut porter nettement sur une opération +philosophique complétement achevée, où nous suivons aisément aujourd'hui +l'enchaînement des trois phases essentielles, la création de +l'hypothèse, son usage temporaire indispensable, et enfin son rejet +définitif quand elle a eu rempli sa destination réelle. Ces fameux +tourbillons, tant décriés maintenant par des physiciens qui croient +fermement au calorique, à l'éther et aux fluides électriques, ont été, à +l'origine, un puissant moyen de développement pour la saine philosophie, +en introduisant l'idée fondamentale d'un mécanisme quelconque, là où le +grand Képler lui-même n'avait osé concevoir que l'action +incompréhensible des âmes et des génies. Une antique philosophie qui +prétend tout expliquer, en pénétrant, à l'aide de ses entités, jusqu'à +la nature intime des corps et aux causes premières des phénomènes, ne +pouvait être définitivement renversée que par une physique audacieuse, +remplissant le même office plus complétement encore et avec des moyens +beaucoup plus intelligibles, quoique tout aussi chimériques. Quiconque a +suivi la longue et mémorable controverse engendrée par le cartésianisme, +a dû remarquer combien les meilleurs esprits de cette époque +identifiaient le sort de la saine manière de philosopher avec celui +d'une telle doctrine; et c'était, sans doute, à très juste titre, tant +qu'il ne s'est agi que de lutter avec la philosophie métaphysique. Mais, +plus tard, quand la discussion fut portée sur le terrain de la vraie +mécanique céleste, fondée par la théorie de la gravitation newtonienne, +l'influence, primitivement progressive, du système des tourbillons +devint incontestablement rétrograde, en vertu de cette triste fatalité, +qui pousse les doctrines, aussi bien que les institutions et les +pouvoirs, à prolonger leur activité au-delà de la fonction plus ou moins +temporaire que la marche générale de l'esprit humain leur avait +assignée. Et, néanmoins, les derniers cartésiens soutenaient vainement, +par des argumens d'ailleurs tout aussi plausibles que ceux de nos +physiciens actuels, qu'il était impossible de philosopher sans le +secours d'un tel genre d'hypothèses. Comment leur a-t-on définitivement +répondu? En philosophant d'une autre manière. Ce rôle transitoire de +l'hypothèse de Descartes a cessé spontanément aussitôt que le sentiment +du véritable objet des études scientifiques est devenu suffisamment +prépondérant chez les géomètres et les astronomes, par suite de +l'impulsion définitive due à la découverte fondamentale de Newton. Les +tourbillons dureraient encore, ou ils auraient été simplement remplacés +par quelque doctrine analogue, si l'on n'avait point enfin senti +complétement, à l'égard de la science céleste, ce qu'il faudra bien +aussi arriver à comprendre successivement de la même manière envers +toutes les autres: que, ne pouvant nullement connaître les agens +primitifs ou le mode de production des phénomènes, toute science réelle +doit concerner seulement les lois effectives des phénomènes observés; et +que, ainsi, toute hypothèse auxiliaire qui aurait une autre destination, +serait, par cela même, radicalement contraire au véritable esprit +scientifique. L'utilité du cartésianisme a été de conduire graduellement +notre intelligence à une telle disposition habituelle; et c'est en ce +sens que l'empire de cette hypothèse a puissamment contribué, quoique +pour peu de temps, à l'éducation générale de la raison humaine. Pourquoi +en serait-il autrement des hypothèses analogues, employées aujourd'hui +par les physiciens? Si, comme ils le croient, leur esprit est vraiment +parvenu à cet état de positivité que je viens de caractériser, et dont +le vrai type se trouve maintenant dans la science céleste, à quoi +peuvent réellement servir désormais de telles hypothèses, primitivement +indispensables pour nous conduire insensiblement du régime métaphysique +au régime positif? Leur usage prolongé n'est-il point évidemment +contradictoire avec le but même que, d'un aveu unanime, on se propose +aujourd'hui dans toute recherche scientifique? + +Ce n'est pas seulement en astronomie que nous pouvons observer +pleinement la transition ci-dessus considérée. Elle est maintenant tout +aussi accomplie dans les branches de la physique les plus avancées, et +surtout dans l'étude de la pesanteur. Il n'a peut-être pas existé un +seul savant de quelque valeur pendant le dix-septième siècle, même +long-temps après Galilée, qui n'ait construit ou adopté un système sur +les causes de la chute des corps. Qui s'occupe aujourd'hui de ces +hypothèses, sans lesquelles, à cette époque, l'étude de la pesanteur +semblait cependant impossible? Si cet usage a cessé en barologie, +pourquoi se prolongerait-il indéfiniment pour les autres parties de la +physique? L'acoustique en est également affranchie, à peu près depuis la +même époque. L'influence philosophique des travaux du grand Fourier sur +la théorie de la chaleur, a produit une heureuse impulsion qui tend, +évidemment, aujourd'hui à débarrasser pour jamais la thermologie de tous +les fluides et éthers imaginaires. Restent donc seulement l'étude de la +lumière et celle de l'électricité; or, il serait certainement impossible +de trouver, à leur égard, aucun motif réel qui dût les faire excepter de +la règle générale. Pour tous ceux qui pensent que le développement +historique de l'esprit humain est assujetti à des lois naturelles, +déterminées et uniformes, j'espère donc que cette grande question +philosophique sera désormais, d'après la discussion précédente, +irrévocablement résolue: et que, par conséquent, on admettra, en +physique, comme principe fondamental de la vraie théorie relative à +l'institution des hypothèses, que _toute hypothèse scientifique, afin +d'être réellement jugeable, doit exclusivement porter sur les lois des +phénomènes, et jamais sur leurs modes de production_[22]. + + [Note 22: Une influence accidentelle, mais aujourd'hui + très puissante, que je dois signaler ici avec une sévère + franchise, pourra retarder sensiblement, ou, du moins, + entraver beaucoup, cette grande et inévitable réforme dans + la philosophie de la physique. Je veux parler de l'influence + des géomètres, ou, pour mieux dire, des algébristes, qui, de + nos jours, ont tant abusé de l'analyse mathématique en + l'appliquant à ces hypothèses chimériques, et qui, + naturellement, devront s'efforcer d'éloigner le plus + possible la démonétisation scientifique de leurs nombreux + calculs, dès lors réduits à leur véritable valeur abstraite, + souvent fort médiocre. Mais les physiciens comprendront, + sans doute, le grand intérêt qu'ils ont à discréditer ces + moyens, aujourd'hui faciles (depuis la vulgarisation, + d'ailleurs si heureuse à d'autres égards, de l'art + algébrique), d'usurper, en philosophie naturelle, une + prépondérance momentanée: et tous les vrais géomètres + s'empresseront certainement de concourir à cette + indispensable épuration.] + +Je ne saurais trop fortement recommander, en général, quant à toutes les +hautes difficultés analogues que peut présenter la philosophie des +sciences, l'usage de la méthode historique comparative que je viens +d'appliquer. C'est du moins à une telle marche que j'ai toujours dû +primitivement, non-seulement une analyse satisfaisante de la question +précédente, mais une solution claire de tous mes problèmes +philosophiques. Cette méthode universelle, que plusieurs philosophes +positifs, et entre autres le grand Lagrange, ont si bien sentie en +quelques cas particuliers, n'a jamais été jusqu'ici directement conçue, +d'une manière rationnelle et générale: son exposition appartient +naturellement à la dernière partie de cet ouvrage. Je dois ici me +borner, à ce sujet, à poser en principe, que la philosophie des +sciences ne saurait être convenablement étudiée séparément de leur +histoire, sous peine de ne conduire qu'à de vagues et stériles aperçus; +comme, en sens inverse, cette histoire, isolée de cette philosophie, +serait inexplicable et oiseuse[23]. + + [Note 23: C'est surtout pour avoir voulu isoler ces deux + aspects indivisibles d'une même pensée fondamentale, que des + esprits d'une haute portée, très instruits d'ailleurs dans + les principales sciences naturelles, se sont néanmoins + occupés avec si peu d'efficacité de la philosophie des + sciences, et n'ont abouti qu'à produire de vains systèmes de + classifications scientifiques, fondés sur des considérations + essentiellement arbitraires, et qui, dans leur ensemble, + sont aussi radicalement illusoires et éphémères que presque + tous ceux journellement construits par les encyclopédistes + métaphysiciens les plus dépourvus de toutes connaissances + positives. M. Ampère vient d'en donner un illustre exemple, + malheureusement irrécusable.] + +Il ne me reste plus maintenant qu'à caractériser sommairement le plan +général suivant lequel je dois procéder, dans les leçons suivantes, à +l'examen philosophique des différentes parties essentielles de la +physique. + +Dans la construction de cet ordre, je me suis efforcé, autant que +possible, de me conformer toujours strictement au principe fondamental +de classification que j'ai établi, dès le début de cet ouvrage, en +constituant la hiérarchie générale des sciences, et que j'ai ensuite +appliqué jusqu'ici à la distribution intérieure de la mathématique et de +l'astronomie. Je devais donc disposer les diverses branches principales +de la physique d'après le degré de généralité des phénomènes +correspondans, leur complication plus ou moins grande, la perfection +relative de leur étude, et enfin leur dépendance mutuelle. L'ordre +obtenu par là peut d'ailleurs être contrôlé par l'analyse historique du +développement de la physique, qui a dû suivre essentiellement la même +marche. En outre, la position générale, déjà bien déterminée, de la +physique entre l'astronomie et la chimie, introduit ici une +considération secondaire propre à vérifier et à faciliter un tel +arrangement; puisque la première catégorie des phénomènes physiques doit +ainsi naturellement comprendre ceux qui se rapprochent le plus des +phénomènes astronomiques, et, de même, la dernière doit nécessairement +être composée de ceux qui sont le plus immédiatement liés aux phénomènes +chimiques. L'ensemble de ces conditions ne me paraît laisser aucune +incertitude grave sur l'ordre rationnel des différentes parties +essentielles de la physique, quoique leur disposition soit encore +habituellement envisagée comme à peu près arbitraire. + +Tous ces divers motifs généraux se réunissent évidemment pour assigner, +en physique, le premier rang à la science des phénomènes de la pesanteur +dans les solides et les fluides, envisagés sous les deux points de vue, +statique et dynamique. C'est la seule partie de la classification sur +laquelle tous les physiciens soient aujourd'hui pleinement d'accord. La +généralité supérieure de ces phénomènes ne saurait être douteuse: car, +non-seulement ils se manifestent dans un corps quelconque, comme tous +les autres phénomènes vraiment physiques; mais, ce qui les caractérise +exclusivement, le corps ne peut jamais cesser de nous les présenter, en +quelques circonstances qu'il soit placé; en sorte qu'ils deviennent le +symptôme le plus irrécusable de l'existence matérielle, et souvent le +seul, en effet, qui nous permette de la constater. Leur simplicité +relative, et leur entière indépendance de tous les autres, ne sont pas +moins sensibles. En même temps, et par une suite nécessaire de ces +qualités fondamentales, leur étude, d'ailleurs plus ou moins +indispensable à toutes les autres branches de la physique, constitue +certainement la partie la plus satisfaisante de cette science, d'abord +en vertu de sa positivité bien plus pure, comme je l'ai noté ci-dessus, +et ensuite par sa plus grande exactitude, sa coordination beaucoup plus +complète, et sa prévision plus rationnelle. C'est là où se trouve le +point de contact naturel et général entre la physique et l'astronomie, +et aussi le vrai berceau de la physique. + +Les mêmes considérations, appliquées en sens exactement inverse, me +paraissent converger également, quoique d'une manière moins évidente, +pour placer l'étude des phénomènes électriques à l'extrémité opposée, +dans l'échelle encyclopédique de la physique. Ces phénomènes, dont je ne +crois pas devoir séparer les phénomènes magnétiques, sont +incontestablement les moins généraux de tous, puisque leur production +exige un concours de circonstances bien plus spécial. Ils sont, en même +temps, les plus compliqués, et ceux dont l'étude rationnelle, constituée +la dernière, est certainement la plus imparfaite encore, sous quelque +rapport qu'on l'envisage, malgré les éminens progrès qu'elle a faits en +ce siècle: c'est là que le caractère scientifique est aujourd'hui le +plus profondément altéré par ces hypothèses inintelligibles que nous +venons d'examiner. Enfin, c'est par là surtout que s'opère maintenant, +et qu'aura lieu, sans doute, de plus en plus, la transition naturelle de +la physique à la chimie. + +Entre ces deux termes extrêmes, viennent successivement s'intercaler, +pour ainsi dire spontanément, d'après les mêmes principes, la +thermologie, l'acoustique et l'optique. La théorie de la chaleur doit +aujourd'hui, ce me semble, être placée immédiatement après celle de la +pesanteur, surtout en considération de la généralité de ses phénomènes, +presque aussi universels que ceux de la gravité, puisque leur +manifestation ne saurait être entièrement empêchée que par un concours +de circonstances tout spécial et, en quelque sorte, artificiel, quoique +réellement possible. Le vrai caractère scientifique y est bien plus +prononcé que dans l'étude de l'électricité, ou même de la lumière. +Enfin, malgré que l'application de l'analyse mathématique y ait lieu +beaucoup plus tard, elle y présente un aspect infiniment plus rationnel, +grâce à la haute supériorité philosophique de son illustre fondateur, +qui, dédaignant la facile ressource de disserter algébriquement sur des +fluides imaginaires, s'est admirablement imposé la condition sévère +d'une parfaite positivité. + +Cette dernière considération concourt avec celle de la généralité +relative, pour placer l'acoustique avant l'optique. Sa positivité est +certainement très supérieure, le son n'étant point aujourd'hui +personnifié comme la lumière, si ce n'est dans un projet qui n'a eu +aucune suite. On pourrait même réclamer, à certains égards, la priorité +de l'acoustique sur la thermologie, puisque la théorie du son nous +présente, après celle de la pesanteur, l'application la plus immédiate +et la plus étendue de la mécanique rationnelle. Mais, le degré de +généralité des phénomènes, qui constitue nécessairement, à mes yeux, le +motif prépondérant, ne me permettrait point d'adopter un tel +arrangement, qui serait, du reste, très plausible. Il me semble +d'ailleurs que l'étude des phénomènes du son offre encore, sous +plusieurs rapports, des lacunes essentielles, qui doivent la faire +regarder aujourd'hui comme étant réellement moins avancée que celle de +la chaleur. + +Tel est donc, pour moi, l'ordre définitif des diverses branches +principales de la physique: barologie, thermologie, acoustique, optique +et électrologie[24]. Il faudrait se garder, du reste, d'attacher à cette +question d'arrangement une importance exagérée, vu le peu de liaison +réelle qui existe malheureusement jusqu'ici entre ces différentes +parties. Je dois seulement faire remarquer le soin que j'ai toujours +pris, à ce sujet, de fonder toutes mes comparaisons sur les phénomènes +eux-mêmes, sans aucun égard aux vains rapprochemens ni aux oppositions +non moins vaines que peuvent suggérer les hypothèses anti-scientifiques +auxquelles on les rapporte encore. Ainsi, on a dû voir, par exemple, +que, si je place l'optique immédiatement après l'acoustique, ce n'est +nullement parce que, de nos jours, le système des vibrations lumineuses +est devenu prépondérant: j'aurais agi d'une manière absolument +identique, sous le règne de l'émission. La classification scientifique +devrait sans doute être à l'abri de l'instabilité inhérente à ces +conceptions arbitraires. + + [Note 24: Il m'a paru convenable, pour abréger le + discours, de donner des dénominations spéciales aux branches + de la physique relatives à la pesanteur, à la chaleur, et à + l'électricité, par analogie avec l'usage commode adopté + depuis si long-temps envers les deux autres. De ces trois + expressions, la première, quoique inusitée, remonte + réellement au moins à quarante ans; j'ai seulement construit + les deux autres; et encore même, après avoir formé le mot + _thermologie_, j'ai reconnu qu'il avait été quelquefois + employé par Fourier. Reste donc uniquement à ma charge le + nom _électrologie_, que son utilité fera, j'espère, excuser. + Personne, d'ailleurs, ne sent plus fortement que moi les + graves inconvéniens scientifiques de ce néologisme + pédantesque, qui sert si souvent à dissimuler le vide réel + des idées, en imposant des noms étranges à des sciences qui + n'existent pas ou à des caractères superficiellement + conçus.] + +Par l'ensemble des diverses considérations générales exposées dans ce +long discours, la philosophie de la physique me paraît être suffisamment +caractérisée sous tous les rapports fondamentaux; puisque nous avons +successivement analysé l'objet propre de la physique, les différens +modes essentiels d'exploration qui lui appartiennent, sa vraie position +encyclopédique, son influence sur l'éducation universelle de la raison +humaine, son véritable degré de perfection scientifique, son incomplète +positivité actuelle, ainsi que le moyen d'y remédier par une saine +institution des hypothèses, et enfin la disposition rationnelle de ses +principales parties. L'importante discussion à laquelle j'ai dû me +livrer sur la théorie des hypothèses, est éminemment propre à simplifier +l'examen philosophique des diverses branches de la physique, auquel je +dois maintenant procéder directement, suivant l'ordre que j'ai établi; +car, je n'y devrai faire désormais aucune mention de tout ce qui se +rapporte aux hypothèses anti-scientifiques, en me bornant strictement à +la seule considération des lois effectives des phénomènes. On sait +d'ailleurs que, par la nature de cet ouvrage, il ne saurait être ici +question d'un traité, même sommaire, sur aucune des portions de la +physique, mais seulement d'une suite d'études philosophiques sur +l'ensemble de chacune d'elles, supposée préalablement connue, et +envisagée sous nos deux points de vue habituels, de sa méthode propre et +de ses résultats principaux, sans entrer jamais dans aucune exposition +spéciale. La plus grande complication des phénomènes, et surtout la +perfection si inférieure de leurs théories, ne peuvent même permettre de +caractériser ici chaque section de la science aussi nettement, ni aussi +complétement, à beaucoup près, que j'ai pu le faire dans une science +aussi rationnelle que l'astronomie. + + + + +VINGT-NEUVIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur la barologie. + +Nous savons déjà, d'après le discours précédent, que cette étude +fondamentale constitue réellement aujourd'hui, vu la généralité et la +simplicité de ses phénomènes, la seule partie de la physique dont le +caractère de positivité soit parfaitement pur, c'est-à-dire +irrévocablement dégagé de tout alliage métaphysique, direct ou indirect. +Ainsi, indépendamment de la haute importance propre aux lois effectives +qui la composent, cette première branche présente à tout esprit +philosophique un puissant attrait spécial, comme offrant le modèle le +plus parfait (quoique inférieur, sans doute, au type astronomique) et en +même temps le plus immédiat et le plus complet, de la méthode +fondamentale convenable aux recherches physiques, envisagée sous tous +les rapports généraux qui la caractérisent, savoir: la netteté des +observations, la bonne institution des expériences, la saine +construction et l'usage rationnel des hypothèses, et enfin l'application +judicieuse de l'analyse mathématique. À ces divers titres, une étude +approfondie de la barologie offre à tout physicien rationnel un moyen +d'éducation extrêmement précieux, à quelque section de la physique qu'il +doive consacrer spécialement ses travaux, et quand même elle n'aurait, +s'il est possible, aucune relation directe avec la science de la +pesanteur. Malgré tous ces puissans motifs, le véritable esprit +philosophique est encore tellement peu développé, que la théorie +complète de la pesanteur n'existe aujourd'hui nulle part, convenablement +coordonnée: on en trouve seulement les fragmens dispersés çà et là, dans +les traités de mécanique rationnelle ou dans ceux de physique, et jamais +combinés; en sorte que, sous le simple rapport de l'instruction +scientifique ordinaire, il y aurait déjà un grand avantage à les réunir +rationnellement, pour la première fois, en un seul corps de doctrine +homogène et continu. + +Pour effectuer nettement l'examen philosophique de la barologie il est +indispensable de la diviser suivant qu'elle envisage les effets +statiques ou les effets dynamiques produits par la gravité. Chacune de +ces deux sections principales doit ensuite être subdivisée en trois +portions, d'après les modifications importantes que présente le +phénomène, statique ou dynamique, selon l'état solide, liquide, ou +gazeux du corps considéré. Telle est la distribution rationnelle, +directement indiquée par la nature du sujet, et d'ailleurs +essentiellement conforme au développement historique de la barologie. + +Examinons d'abord sommairement l'ensemble de la partie statique. + +On n'a point, à cet égard, assez remarqué, ce me semble, que les +premières notions élémentaires ayant un vrai caractère scientifique, au +moins en ce qui concerne les solides, remontent véritablement jusqu'à +Archimède. C'est par lui néanmoins que la barologie positive a +réellement commencé; et ses travaux à ce sujet ont un caractère bien +distinct de celui que présentent ses sublimes recherches de mathématique +pure. Il établit nettement, le premier, en généralisant l'observation +vulgaire, que l'effort statique produit dans un corps par la pesanteur, +c'est-à-dire son _poids_, est entièrement indépendant de la forme de la +surface, et dépend seulement du volume, tant que la nature et la +constitution du corps ne sont pas changées. Quelque simple que doive +nous paraître aujourd'hui une telle notion, elle n'en constitue pas +moins le véritable germe primitif d'une proposition capitale de +philosophie naturelle, qui n'a reçu que vers la fin du siècle dernier +son complément général et définitif, savoir: que le poids d'un corps est +non-seulement tout-a-fait indépendant de sa forme, et même de ses +dimensions, mais encore du mode d'agrégation de ses particules, et des +variations quelconques qui peuvent survenir dans leur composition +intime, même par les diverses opérations vitales, en un mot, comme je +l'ai indiqué dans la vingt-quatrième leçon, que cette qualité +fondamentale devrait sembler absolument inaltérable, si elle n'était +évidemment modifiée par la distance du corps au centre de la terre, +seule condition réelle de son intensité. Archimède ne pouvait, sans +doute, apprécier exactement, à cet égard, que la simple influence des +circonstances purement géométriques. Or, sous ce rapport élémentaire, +son travail fut vraiment complet. Car, après un tel point de départ, +non-seulement il reconnut que, dans les masses homogènes, les poids sont +constamment proportionnels aux volumes; mais encore il découvrit le +meilleur moyen général, dont les physiciens feront indéfiniment usage, +pour mesurer, en chaque corps solide, d'après son célèbre principe +d'hydrostatique, ce coefficient spécifique qui permet, suivant cette +loi, d'évaluer, l'un par l'autre, le poids et le volume du corps. Enfin, +nous devons aussi à Archimède, comme on sait, la notion fondamentale du +centre de gravité, ainsi que les premiers développemens de la théorie +géométrique correspondante. Or, par cette seule notion, tous les +problèmes relatifs à l'équilibre des solides pesans, rentrent +immédiatement dans le domaine de la mécanique rationnelle. Ainsi, en +exceptant uniquement l'importante relation des poids aux masses, qui n'a +pu être exactement connue que des modernes, on voit que, sous tous les +rapports essentiels, Archimède doit être regardé comme le vrai fondateur +de la barologie statique, en ce qui concerne les solides. Toutefois, la +rigueur historique obligerait aussi à distinguer une autre notion +capitale, qui n'était pas encore bien nette à l'époque d'Archimède, +quoiqu'elle le soit devenue peu de temps après: celle de la loi relative +à la direction de la pesanteur, que l'homme a dû spontanément supposer +d'abord constante, et que l'école d'Alexandrie a enfin reconnu devoir +varier d'un lieu à un autre, en suivant toujours la normale à la +surface du globe terrestre; cette découverte essentielle est évidemment +due à l'astronomie, qui seule offrait des termes de comparaison propres +à manifester et à mesurer la divergence des verticales. + +Quant à l'équilibre des liquides pesans, on ne peut pas dire que les +anciens en aient eu réellement aucune idée juste. Car, le beau principe +d'Archimède ne concernait, au fond, que l'équilibre des solides soutenus +par des liquides, comme le rappelle si bien le titre même de son traité +à ce sujet, qui, d'ailleurs, après un tel point de départ, ne se +composait plus que d'une admirable suite de recherches purement +géométriques, sur les situations d'équilibre propres aux différentes +formes rigoureuses des corps. En outre, ce principe lui-même, produit +immédiat d'un seul trait du génie d'Archimède, ne résultait point, comme +aujourd'hui, d'une analyse exacte des diverses pressions du liquide +contre les parois du vase, conduisant à évaluer la poussée totale que le +fluide exerce pour soulever le solide plongé. On doit donc envisager la +théorie de l'équilibre des liquides pesans comme réellement due aux +modernes. + +En considérant sommairement ici l'ensemble de cette théorie, il serait +peu logique de discuter de nouveau, comme on le fait souvent, les +principes généraux de l'hydrostatique rationnelle, qui forment un +système parfaitement distinct, préalablement examiné dans le volume +précédent: il ne peut être maintenant question que de leur application +effective au cas actuel, et les notions physiques relatives à cette +application doivent être la seule base des subdivisions à établir, ce +qui, au contraire, ne conviendrait point en mécanique abstraite. + +Toutefois, il appartient réellement à la physique d'examiner ici, avant +tout, si la définition générale des liquides, sur laquelle repose +l'hydrostatique mathématique, est suffisamment admissible. Or, les +physiciens ont aisément reconnu que, ni le caractère général de la +fluidité mathématique, consistant dans la parfaite indépendance des +molécules, ni la rigoureuse incompressibilité par laquelle les géomètres +spécifient l'état liquide, ne sont, et même ne sauraient être exactement +vrais. L'adhérence mutuelle des molécules fluides se fait sentir dans +une foule de phénomènes secondaires, et ses principaux résultats +constituent, en effet, aujourd'hui une intéressante subdivision de la +physique, complément naturel de notre étude actuelle, comme je +l'indiquerai tout à l'heure. Quant à la compressibilité des liquides, +on sait que, long-temps niée, quoique divers phénomènes, et surtout la +transmission du son à travers l'eau, l'indiquassent avec une grande +vraisemblance, elle a été enfin mise directement en évidence, par les +expériences incontestables de plusieurs physiciens contemporains. +Cependant, les plus fortes charges observées n'ont jamais pu produire +qu'une très faible contraction, et nous ignorons encore complétement +quelle loi réelle suit un tel phénomène en faisant varier la pression: +ce qui empêche jusqu'ici d'avoir égard à cette condensation dans la +théorie de l'équilibre des liquides naturels. Mais la petitesse même +d'un, semblable effet permet heureusement de le négliger dans presque +tous les cas réels; et il en est ainsi de l'imparfaite fluidité, pourvu +que la masse ait une certaine étendue. Néanmoins, il était indispensable +de signaler ici ces deux considérations préliminaires et générales, dont +l'étude est jusqu'à présent peu avancée. + +En les écartant maintenant, nous devrons distinguer l'équilibre effectif +des liquides pesans, selon qu'il s'agit d'une masse assez limitée pour +que les verticales puissent être regardées comme parallèles, ainsi qu'il +arrive le plus souvent; ou, au contraire, d'une masse très étendue, +telle que la mer surtout, envers laquelle il est nécessaire de tenir +compte de la direction variable de la gravité. + +Le premier cas a dû être naturellement le seul considéré d'abord; c'est +à lui, en effet, que se rapportèrent exclusivement les travaux de +Stévin, par lesquels commença la véritable analyse de l'équilibre des +liquides pesans. Dans un tel problème, la forme de la surface +d'équilibre ne présentait évidemment aucune difficulté; et tous les +efforts devaient se concentrer sur la détermination des pressions +exercées par le liquide, en vertu de son poids, contre les parois du +vase qui le renferme. Guidé par le principe d'Archimède, Stévin établit +complétement la règle de leur évaluation, en prouvant d'abord que la +pression sur une paroi horizontale est toujours égale, quelle que soit +la forme du vase, au poids de la colonne liquide de même base qui +aboutirait à la surface d'équilibre; et il ramena ensuite à ce cas +fondamental celui d'une paroi plane inclinée d'une manière quelconque, +en la décomposant en élémens horizontaux, comme nous le faisons +aujourd'hui par nos intégrations; ce qui fit voir, en général, que la +pression équivaut constamment au poids d'une colonne liquide verticale +qui aurait pour base la paroi considérée, et pour hauteur celle de la +surface d'équilibre au-dessus du centre de gravité de cette paroi. +D'après cela, l'analyse infinitésimale permet de calculer aisément la +pression exercée contre une portion, définie arbitrairement, d'une +surface courbe quelconque. La plus intéressante conséquence physique qui +en résulte, consiste dans l'évaluation de la pression totale supportée +par l'ensemble du vase, et que l'on trouve toujours nécessairement +équivalente au poids du liquide contenu, comme il est aisé de +l'expliquer, en considérant l'équilibre mutuel des composantes +horizontales dues aux pressions élémentaires opposées. C'est ainsi qu'a +pu être complétement résolu le fameux paradoxe de Stévin, relatif au cas +où le liquide exerçait sur le fond du vase une pression très supérieure +à son propre poids, ce qui n'avait semblé contradictoire qu'en vertu de +la confusion vicieuse que l'on établissait, par inadvertance, entre la +pression supportée par le fond et la pression totale, sans tenir compte +des pressions latérales, qui pouvaient tendre, et tendaient en effet, +dans le cas paradoxal, à soulever le vase, et à contre-balancer ainsi +partiellement la pression sur le fond, en sorte que la différence des +deux efforts était réellement toujours égale au poids du liquide. Ici, +les expériences instituées par divers physiciens, n'ont eu d'autre +utilité que de vérifier ces importantes notions d'une manière aisément +appréciable par les esprits étrangers aux études mathématiques; elles +n'eurent aucune part effective aux découvertes. + +Cette mesure générale des pressions conduit aussitôt à la théorie +complète de l'équilibre des corps flottans, qui n'en est qu'une simple +application. Car, en regardant la partie plongée du solide comme une +paroi, on aperçoit sur-le-champ que la poussée totale du liquide pour +soulever ce corps équivaut à une force verticale égale au poids du +fluide déplacé, et appliquée au centre de gravité de cette portion +immergée. Or, cette règle, qui n'est autre que le principe même +d'Archimède, ainsi rattaché aux fondemens généraux de l'hydrostatique, +réduit immédiatement la recherche des situations d'équilibre propres aux +divers corps homogènes, flottans sur des liquides homogènes, à ce simple +problème géométrique, si bien traité par Archimède: dans un corps de +forme connue, mener un plan qui le coupe en deux segmens dont les +centres de gravité soient situés sur une même droite perpendiculaire au +plan sécant, leurs volumes étant d'ailleurs en raison donnée; ce qui ne +peut présenter que des difficultés de détail, quelquefois très grandes. +La seule recherche vraiment délicate à ce sujet concerne les conditions +de la stabilité de cet équilibre, et l'analyse exacte des oscillations +du corps flottant autour de sa situation stable, ce qui constitue une +des applications les plus compliquées de la dynamique des solides. En se +bornant aux oscillations verticales du centre de gravité, l'étude serait +facile, parce qu'on apprécie aisément la manière dont la poussée +augmente quand le corps s'enfonce, ou diminue lorsqu'il s'élève, en +tendant toujours au rétablissement de l'état primitif. Mais il n'en est +plus ainsi des oscillations relatives à la rotation, soit quant au +roulis ou au tangage, dont la théorie aurait cependant beaucoup plus +d'intérêt pour l'art naval. Ici, les travaux des géomètres, qui ne +peuvent aborder les hautes difficultés mathématiques du problème qu'en +faisant abstraction de la résistance et de l'agitation du liquide, +deviennent essentiellement de purs exercices mathématiques, d'ailleurs +quelquefois ingénieux, qui ne sauraient réellement fournir à la pratique +aucune indication précise, lorsqu'on veut aller au-delà d'une simple +analyse générale du phénomène, indépendante du calcul. On en peut dire +presque autant des expériences tentées à ce sujet par divers physiciens, +sur la demande de quelques géomètres. + +Considérant maintenant l'équilibre des grandes masses liquides qui +composent la majeure partie de la surface terrestre, il est d'abord +évident que cette question se rattache immédiatement à la théorie +générale de la figure des planètes, caractérisée dans la vingt-cinquième +leçon. Mais, en regardant la forme de la surface d'équilibre comme +suffisamment connue, et la supposant même sphérique, pour plus de +simplicité, l'analyse réelle du problème présente encore des difficultés +qui ne peuvent être exactement surmontées. Car, l'hydrostatique +rationnelle enseigne ici que l'équilibre ne serait possible qu'en +supposant la même densité à tous les points également distans du centre +de la terre, ce qui, évidemment, ne saurait avoir lieu, en vertu de +leurs températures nécessairement inégales, par la seule diversité de +leurs positions. Cette impossibilité mathématique d'un équilibre +rigoureux ferait, dès lors, consister la question dans l'étude, +rationnellement inextricable, des divers courans, qui se compliquerait +même de la loi inconnue des températures propres aux différentes parties +de la masse. On doit remarquer, de plus, que la nature d'une telle +recherche exigerait sans doute qu'on y eût aussi égard à la +compressibilité des liquides, dont la loi est jusqu'ici entièrement +ignorée, et qui, néanmoins, ne saurait être insensible pour les couches +océaniques un peu profondes, vu l'immense pression qu'elles supportent. +Il est donc peu étonnant qu'un problème tellement compliqué ne comporte +encore aucune solution rationnelle, et que nos seules connaissances +réelles à ce sujet soient le résultat d'études purement empiriques. Ces +études, qui d'ailleurs n'appartiennent pas proprement à la physique et +se rapportent à l'histoire naturelle du globe, sont même extrêmement +imparfaites: car, jusqu'ici, par exemple, nous ne savons véritablement à +quoi attribuer les simples différences de niveau si bien constatées +entre les diverses parties de l'Océan général, qui semblent +contradictoires avec les notions fondamentales de l'hydrostatique; +celle, entre autres, mesurée à l'isthme de Suez, entre la mer +Méditerranée et la mer rouge, ou celle, plus remarquable, quoique moins +prononcée, qui a été reconnue sur l'isthme de Panama, entre le grand +Océan et l'Océan atlantique. + +La théorie des marées, considérée dans la vingt-cinquième leçon, +pourrait évidemment être classée ici comme un appendice naturel de cette +partie de la barologie, dont l'analyse des perturbations périodiques de +l'équilibre océanique forme, sans doute, le complément nécessaire. Quand +les études physiques seront habituellement devenues aussi fortes et +aussi bien coordonnées qu'elles devraient l'être, et que, par +conséquent, elles auront été toujours précédées d'études astronomiques +convenables, il est, en effet, très probable que cette doctrine rentrera +d'elle-même dans la barologie, à laquelle, sans doute, elle appartient +rationnellement: qu'importe, au fond, puisqu'il s'agit d'un phénomène +terrestre, que la vraie cause en soit céleste? + +Il faut maintenant envisager la dernière section de la barologie +statique, relative à l'équilibre des gaz, et spécialement de +l'atmosphère, en vertu de leur poids. + +À cet égard, la physique a dû d'abord surmonter une grande difficulté +préliminaire, qui ne pouvait exister envers les solides et les liquides, +celle de découvrir la pesanteur du milieu général dans lequel nous +vivons. L'air n'était point, en effet, directement susceptible d'être +pesé, comme un liquide, par le simple excès de poids d'un vase plein, +sur le même vase vide; car, le vase ne peut être vidé d'air qu'à l'aide +d'ingénieux artifices, fondés sur la connaissance même de la pesanteur +atmosphérique, exactement analysée dans ses principaux effets statiques. +Cette pesanteur ne pouvait donc être constatée que d'une manière +indirecte, par l'examen des pressions que l'atmosphère devait ainsi +nécessairement produire sur les corps placés à sa base, en vertu des +lois générales de l'équilibre des fluides. Une telle découverte était +donc évidemment impossible avant la théorie mathématique de ces +pressions, créée, comme nous venons de le voir, au commencement du +dix-septième siècle, par les travaux de Stévin, dont la haute importance +n'a pas été suffisamment appréciée. Mais, d'un autre côté, cette théorie +devait nécessairement conduire à dévoiler promptement ce grand fait; +car, quoique Stévin n'eût point pensé à l'atmosphère, son analyse des +pressions convenait aussi bien à ce cas, puisqu'elle n'était point +arrêtée par l'hétérogénéité de la masse fluide. L'époque de cette vérité +capitale était donc, pour ainsi dire, fixée; elle n'a été retardée que +par l'influence des habitudes métaphysiques: les moyens rationnels +d'exploration étant convenablement préparés, il suffisait, en effet, +désormais d'oser envisager, sous un point de vue positif, l'équilibre +général de l'atmosphère. Tel fut le projet de Galilée, dans ses +dernières années, si bien exécuté ensuite par son illustre disciple +Torricelli. L'existence et la mesure de la pression atmosphérique +devinrent irrécusables quand Torricelli eut découvert que cette force +soutenait les différens liquides à des hauteurs inversement +proportionnelles à leurs densités. L'ingénieuse expérience de Pascal +compléta bientôt la conviction générale, en constatant, avec une pleine +évidence, la diminution nécessaire de cette pression à mesure qu'on +s'élève dans l'atmosphère. Enfin, la belle invention du célèbre +bourguemestre de Magdebourg, déduction plus éloignée, mais inévitable, +de la découverte fondamentale de Torricelli, vint permettre une +démonstration directe, en donnant les moyens de faire le vide, et par +suite, d'apprécier exactement la pesanteur spécifique de l'air qui nous +entoure, jusque alors très vaguement mesurée. On voit comment cette +grande vérité, outre sa haute importance propre, a spontanément doté la +philosophie naturelle de deux des plus précieux moyens d'exploration +matérielle qu'elle possède, le baromètre et la pompe pneumatique. En +général, la création et le perfectionnement des instrumens d'observation +ou d'expérimentation ont toujours été, en physique, le résultat +nécessaire et définitif des principales découvertes scientifiques, dont +leur histoire est réellement inséparable: plus nous connaissons la +nature, mieux nous l'explorons sous de nouveaux rapports, ce qui doit +faire attacher un prix tout spécial aux premiers instrumens, quelque +grossière qu'ait été d'abord leur ébauche. + +Le poids de l'air, et en général des gaz, étant une fois bien constaté, +une dernière condition préliminaire restait seule à remplir pour qu'on +pût appliquer à l'équilibre atmosphérique les lois fondamentales de +l'hydrostatique: c'était l'indispensable connaissance exacte de la +relation nécessaire entre la densité d'un fluide élastique et la +pression qu'il supporte. Dans les liquides, du moins en les supposant +tout-à-fait incompressibles, ces deux phénomènes sont absolument +indépendans l'un de l'autre, tandis que, dans les gaz, ils sont +inévitablement liés; et c'est ce qui constitue, comme on sait, la +différence essentielle entre les théories mécaniques des deux sortes de +fluides. La découverte capitale de cette relation élémentaire fut faite +à la fois, et presque en même temps, par Mariotte en France, et Boyle en +Angleterre, qui possédaient tous deux à un si éminent degré le véritable +génie de la physique. Il était naturel, sans doute, de supposer d'abord +que la compressibilité caractéristique des gaz est indépendante de leur +densité; et en effet, ces deux illustres physiciens constatèrent, dans +leurs expériences, que les divers volumes successivement occupés par une +même masse gazeuse, sont exactement en raison inverse des différentes +pressions qu'elle éprouve. Cette loi, primitivement établie entre des +limites peu écartées, a été soigneusement vérifiée, dans ces derniers +temps, en faisant croître la pression jusqu'à près de trente +atmosphères. On a donc dû l'adopter, comme base de toute la mécanique +des gaz et des vapeurs. Toutefois, il serait difficile d'admettre +qu'elle soit l'expression mathématique de la réalité. Car, elle équivaut +évidemment à regarder les fluides élastiques comme toujours également +compressibles, quelques comprimés qu'ils soient déjà; ou, en sens +inverse, comme toujours aussi dilatables, à quelque dilatation qu'ils +soient parvenus. Or, l'une et l'autre conséquence sont, au moins, fort +invraisemblables, en considérant des pressions, ou très fortes ou très +faibles: poussées à l'extrême, elles détruiraient, sans doute, dans un +cas l'idée de gaz, et, dans l'autre, l'idée même de corps ou système. +Cette loi ne peut donc être qu'une approximation de la réalité, +suffisamment exacte seulement entre certaines limites, comprenant +heureusement presque tous les cas qu'il nous importe d'étudier. Mais il +ne faudrait pas croire qu'une telle remarque soit particulière à cette +importante relation. Il en est nécessairement toujours ainsi dans +l'application de nos conceptions abstraites à l'interprétation de la +nature, dont les véritables lois mathématiques ne peuvent jamais nous +être connues que par des approximations analogues, leurs limites étant +seulement plus ou moins écartées, même à l'égard des phénomènes les plus +simples et les mieux étudiés. Cette considération philosophique a déjà +été expressément signalée, au sujet de la loi de la gravitation +elle-même, à la fin de la vingt-quatrième leçon, où je me suis efforcé +de faire sentir combien il serait hasardé de regarder cette loi comme +nécessairement applicable à toute distance, quelque grande ou petite +qu'elle fût. Non-seulement toutes nos connaissances réelles sont +strictement circonscrites dans l'analyse des phénomènes et la découverte +de leurs lois effectives; mais, même ainsi restreintes, nos recherches +ne sauraient aboutir, en aucun genre, à des résultats absolus, et +peuvent uniquement fournir des approximations plus ou moins parfaites, +constamment susceptibles, il est vrai, de suffire à nos besoins +véritables: tel est l'esprit fondamental de la philosophie positive, que +je ne dois pas craindre de reproduire trop fréquemment dans cet ouvrage. + +D'après la loi de Mariotte et Boyle, la théorie générale de l'équilibre +atmosphérique tombe aussitôt sous la compétence de la mécanique +rationnelle. On voit d'abord que l'ensemble de l'atmosphère ne peut +jamais être réellement dans un état d'équilibre rigoureux, par les +mêmes motifs indiqués ci-dessus envers l'Océan, leur influence étant +seulement ici bien plus prononcée, puisque la chaleur dilate beaucoup +moins l'eau que l'air. Il est néanmoins indispensable de considérer, +abstraction faite de cette agitation nécessaire, l'équilibre partiel +d'une colonne atmosphérique très étroite, afin de se former une juste +idée générale du mode fondamental de décroissement propre à la densité +et à la pression des diverses couches. La question ne présente aucune +difficulté essentielle, quand on écarte les effets thermologiques; et +l'on voit alors aisément que les densités et les pressions diminueraient +en progression géométrique pour des hauteurs croissantes en progression +arithmétique, si la température pouvait être la même en tous les points +de la colonne, du moins en faisant abstraction du décroissement presque +insensible de la gravité, qui peut d'ailleurs être facilement pris en +considération exacte. Mais l'abaissement graduel et très prononcé +qu'éprouve nécessairement la température des couches atmosphériques à +mesure qu'elles sont plus élevées, doit en réalité ralentir notablement +cette variation abstraite, en rendant chaque couche plus dense que ne le +comporterait ainsi sa position. L'étude de ce grand phénomène se +complique donc naturellement d'un nouvel élément, jusqu'ici tout-à-fait +inconnu malgré quelques tentatives imparfaites, la loi relative à la +variation verticale des températures atmosphériques, qui ne sera +peut-être jamais suffisamment dévoilée, quelque intéressante qu'elle fût +à plusieurs égards, comme je l'ai déjà indiqué au sujet de la théorie +des réfractions astronomiques. On n'y supplée évidemment que d'une +manière extrêmement grossière et radicalement incertaine, lorsque, pour +formuler l'équilibre d'une portion déterminée de la colonne +atmosphérique, on suppose une température uniforme égale à la moyenne +arithmétique entre les deux températures extrêmes immédiatement +observées. Car la loi inconnue pourrait être telle, que la moyenne +géométrique, ou même quelque nombre très rapproché de l'un des extrêmes, +représentât avec moins d'erreur le véritable état de la colonne, +qu'aucune hypothèse de température commune ne saurait d'ailleurs +fidèlement exprimer. L'intervention du calcul des probabilités serait, +du reste, ici ou puérile ou sophistique, comme en tant d'autres +occasions. Tout ce qu'on pourrait dire de raisonnable en faveur d'un tel +usage, se réduirait réellement à la conformité de quelques-uns des +résultats auxquels il conduit avec des observations directes, argument +qui aurait en effet un grand poids, si cette confrontation avait jamais +été convenablement établie, ce dont il y a lieu de douter. On ne doit +donc employer qu'avec une grande circonspection, et seulement à défaut +de déterminations géométriques, le procédé imaginé par Bouguer pour la +mesure des hauteurs par le baromètre, dont la formule a été surchargée +plus tard d'un grand nombre de détails, qui ont fortement altéré sa +simplicité primitive, sans peut-être augmenter beaucoup son exactitude +réelle, si ce n'est en ce qui concerne la meilleure évaluation des +coefficiens, due à l'observation seule. Ce moyen est certainement fort +ingénieux: et son principal défaut consiste précisément à l'être +beaucoup trop, en faisant dépendre une grandeur aussi simple qu'une +distance d'une foule d'autres qui s'y rattachent indirectement dans un +phénomène très complexe. Mais il est évident que, quand on prétend à +l'exactitude, on ne saurait accorder une confiance bien étendue à une +méthode aussi indirecte, fondée sur la supposition préalable d'un état +de stagnation atmosphérique qui ne peut exister, et ensuite sur une +uniformité de température encore plus inadmissible. En considérant, dans +l'estimable travail de Ramon, la longue série des précautions +minutieuses qu'exige l'application exacte d'un tel procédé pour mériter +quelque confiance, et, par suite, la durée souvent très grande de +l'ensemble de l'opération, on voit même que ce moyen perd +essentiellement cette facilité qui fait sa seule valeur, et qu'il y +aurait fréquemment moins d'embarras, quand les circonstances le +permettent, à entreprendre directement une mesure géométrique, dont la +certitude serait d'ailleurs si supérieure. En principe, comme je l'ai +remarqué dans une autre occasion, une mesure quelconque est d'autant +plus précaire qu'elle est plus indirecte. Néanmoins, en renonçant à tout +parallèle entre ce mode de nivellement et le mode géométrique, il +conserve une valeur très réelle pour multiplier commodément nos +renseignemens généraux sur le relief du globe terrestre. Je regrette +seulement que la vérification n'en ait pas encore été convenablement +instituée. En cette occasion, comme en bien d'autres plus importantes, +les physiciens se sont jusqu'ici beaucoup trop subalternisés envers les +géomètres. + +Tel est essentiellement, en aperçu, l'ensemble de la barologie statique. +Pour la compléter, il faudrait maintenant considérer les modifications +importantes qu'éprouvent ses lois générales, à l'égard des petites +masses fluides, en vertu de l'imparfaite fluidité des liquides et des +gaz. Elles consistent surtout dans une élévation notable (quelquefois +changée en dépression), relativement à la surface ordinaire d'équilibre, +pour les filets liquides contenus dans des tubes très étroits: on les a +encore peu étudiées sur les gaz. C'est donc ici, à mes yeux, le lieu +naturel de la théorie de la capillarité. Plusieurs physiciens l'ont déjà +placée ainsi, mais par des motifs indépendans de la nature des +phénomènes, et seulement relatifs à leur mode actuel d'explication, en +vertu d'une vague analogie entre la pesanteur, rattachée à +l'_attraction_ universelle, et la force moléculaire à laquelle on +attribue ces effets remarquables. J'avoue qu'un tel rapprochement me +touche peu, car il me paraît reposer essentiellement sur l'emploi du +malheureux mot _attraction_ pour désigner la pesanteur générale: +supprimez cette expression abusive, dont j'ai signalé, dans la +vingt-quatrième leçon, les graves inconvéniens, il n'y aura plus aucune +assimilation à établir entre la gravité et la capillarité, leurs +phénomènes étant réellement antagonistes. C'est donc seulement parce que +les effets capillaires consistent dans une altération notable des lois +fondamentales de la pesanteur, que leur étude me paraît devoir être +classée comme un complément naturel et indispensable de la barologie +proprement dite. + +Quant au fond de la question à cet égard, c'est-à-dire, quant à la +théorie actuelle de ces phénomènes, je dois déclarer, quoique je ne +puisse me livrer ici à son examen spécial, que, malgré l'imposante +apparence d'exactitude dont Laplace l'a revêtue en y déployant un si +grand luxe analytique, elle m'a toujours paru fort peu satisfaisante, à +cause de son caractère vague, obscur, et même, au fond, essentiellement +arbitraire. Clairaut, pour ainsi dire en se jouant, avait imaginé l'idée +principale de cette explication, sans y attacher une grande importance: +Laplace, en voulant lui donner une consistance mathématique et une +précision qu'elle ne comportait pas, n'a fait que rendre ses vices plus +prononcés, aux yeux de quiconque ne se laisse point fasciner par un vain +appareil algébrique. Cette force mystérieuse et indéterminée, évidemment +créée pour le besoin de l'explication, et qui, par sa définition même, +échappe nécessairement à tout contrôle réel, cette force dont +l'intervention cesse ou reparaît presque à volonté, à laquelle on ajoute +ou l'on retranche des qualités essentielles pour la faire correspondre +aux phénomènes, ne serait-elle pas réellement une pure entité? Cette +théorie a-t-elle sensiblement perfectionné l'étude de la capillarité, +dont les progrès sont presque nuls depuis plus d'un demi-siècle? La +principale loi numérique des phénomènes capillaires, celle des hauteurs +inversement proportionnelles aux diamètres des différens tubes, était +parfaitement connue long-temps avant cette théorie, qui n'a rien produit +de semblable. Sa prépondérance n'aurait-elle point, au contraire, en ces +derniers temps, attiédi le zèle des physiciens pour une exploration +directe, menacée d'avance d'un accueil peu encourageant, si elle ne +venait point confirmer les prescriptions analytiques? Si, par exemple, +nous connaissons trop peu encore l'influence de la chaleur et de +l'électricité sur l'action capillaire, n'est-ce point à une telle cause +qu'on doit l'attribuer en grande partie? + +Quoi qu'il en soit, l'étude réelle de ces phénomènes est en elle-même du +plus haut intérêt. Indépendamment de son utile application pour +augmenter la précision de plusieurs instrumens importans, elle occupe +directement, en philosophie naturelle, un rang très éminent, en vertu du +rôle fondamental de la capillarité dans l'ensemble des phénomènes +physiologiques, comme leur examen général nous le démontrera. Les effets +remarquables découverts par M. Dutrochet, sous les noms d'_endosmose_ et +d'_exosmose_, viennent s'y rattacher spontanément: c'est l'action +capillaire envisagée en surface, au lieu de la simple capillarité +linéaire, jusque alors étudiée par les physiciens. + +Considérons maintenant, dans son ensemble, la seconde partie principale +de la barologie, celle qui concerne les lois des mouvemens des corps +pesans, et en premier lieu des solides. + +La belle observation fondamentale relative à la chute identique de tous +les corps dans le vide, a d'abord établi irrévocablement une dernière +notion élémentaire sur la pesanteur, celle de la proportionnalité +nécessaire entre les poids et les masses, qui manquait encore +essentiellement à la barologie statique. Les phénomènes de pur équilibre +pouvaient, à la rigueur, suffire à la dévoiler, mais d'une manière +beaucoup moins frappante, par une analyse convenable des effets du choc, +qui, permettant d'évaluer directement les rapports de deux masses, +auraient ainsi conduit à reconnaître son égalité avec celui de leurs +poids. Après cette notion préliminaire, nous devons surtout examiner ici +la découverte des lois fondamentales propres aux mouvemens produits par +la gravité. Non-seulement c'est par là que la physique réelle a dû être +historiquement créée; mais cette étude nous offre encore, à tous égards, +le plus parfait exemple de la manière de philosopher qui convient à +cette science. + +L'accélération naturelle de la chute des corps pesans n'avait point +échappé au génie si avancé d'Aristote, celui de tous les anciens +penseurs qui fut le moins éloigné de la philosophie positive, quoiqu'on +lui doive la coordination de la philosophie métaphysique. Mais +l'ignorance des principes élémentaires de la dynamique rationnelle ne +pouvait évidemment permettre de découvrir alors la vraie loi de ce +phénomène. L'hypothèse d'Aristote, qui consiste à faire croître la +vitesse proportionnellement à l'espace parcouru, pouvait être regardée +comme plausible tant que la théorie générale des mouvemens variés +n'était point formée. Aussi est-ce surtout cette création capitale, +provoquée par les difficultés propres au problème de la chute des corps, +qui constitue la gloire immortelle du grand Galilée. Cette théorie, +indiquée dans le premier volume de cet ouvrage, rend aussitôt palpable +l'absurdité de l'hypothèse d'Aristote, en montrant, avec une pleine +évidence, d'après une intégration fort élémentaire, qu'une telle loi de +mouvement équivaudrait mathématiquement à supposer l'intensité de la +pesanteur graduellement croissante, pendant la chute, en raison de +l'espace parcouru. Pour procéder, d'après cette théorie générale, à la +découverte de la loi véritable, Galilée dut naturellement supposer que +la gravité conservait toujours la même énergie, et il reconnut dès lors +que la vitesse et l'espace étaient nécessairement proportionnels, l'un +au temps écoulé, l'autre à son carré. La vérification expérimentale +pouvait être instituée de deux manières, également décisives, que +Galilée fit connaître: soit par l'observation immédiate de la chute +ordinaire, soit en ralentissant à volonté la chute à l'aide d'un plan +suffisamment incliné, sans que la loi essentielle pût en être altérée, +sauf les précautions nécessaires pour atténuer l'influence du +frottement. Atwood a imaginé plus tard un instrument fort ingénieux, qui +permet de ralentir indifféremment la chute, tout en la laissant +verticale, en obligeant une petite masse à en mouvoir une très grande: +ce qui permet de vérifier commodément, sous tous les points de vue, la +loi de Galilée. + +Parmi les contestations innombrables que suscita d'abord cette grande +découverte, la seule qui mérite aujourd'hui quelque attention est la +discussion élevée par Baliani, qui prétendait substituer à la loi de +Galilée une hypothèse peu différente en apparence, quoique radicalement +inadmissible. Les espaces décrits par le corps, dans chaque seconde +successive, doivent croître réellement comme la suite des nombres +impairs, et c'est sous cette forme que Galilée avait présenté sa loi. +Or, Baliani voulait remplacer cette progression par la série naturelle +de tous les nombres entiers. À une époque où la dynamique était encore +si peu connue, une telle concurrence pouvait être fort spécieuse, et la +discussion se serait, en effet, long-temps prolongée, si l'on n'en eût +appelé à l'expérience, qui condamna aussitôt Baliani. Car, cette +hypothèse correspond, en effet, comme celle de Galilée, à une intensité +constante de la pesanteur. Le seul caractère qui les distingue +rationnellement consiste en ce que, suivant Galilée, la vitesse peut +être aussi petite qu'on voudra, en choisissant une durée assez courte, +tandis que, d'après Baliani, il y aurait toujours un _minimum_ de +vitesse très appréciable, indépendant du temps écoulé, et qui devrait +être instantanément imprimé au corps dès l'origine du mouvement: ce qui +eût suffi sans doute pour renverser immédiatement une telle hypothèse, +si la validité de cette déduction mathématique avait pu être d'abord +bien sentie. + +Par cette seule loi de Galilée, tous les problèmes relatifs au mouvement +des corps pesans rentrent aussitôt dans le domaine de la dynamique +rationnelle dont, au dix-septième siècle, ils provoquèrent la formation +sous les divers rapports fondamentaux, comme, au dix-huitième siècle, +les questions de mécanique céleste déterminèrent son développement +général. En ce qui concerne le mouvement de translation du corps libre +dans l'espace, cette étude est essentiellement due à Galilée lui-même, +qui établit la théorie du mouvement curviligne des projectiles, +abstraction faite de la résistance de l'air. Les tentatives fréquemment +renouvelées depuis par les géomètres pour y tenir compte de cette +résistance, n'ont pas eu encore un résultat physique satisfaisant. +Toutefois, il importe de noter ici combien, dans ces travaux, on s'est +strictement conformé à l'esprit de la saine théorie des hypothèses, en +se bornant à faire une supposition sur la loi mathématique de la +résistance du milieu, relativement à la vitesse, dans l'impossibilité où +l'on se trouve encore, et où l'on sera peut-être toujours, de découvrir +rationnellement cette loi, par les seuls principes de l'hydrodynamique, +dont une telle recherche constitue le problème le plus difficile. Une +semblable supposition est, en effet, éminemment susceptible, par sa +nature, d'une épreuve expérimentale qui ne saurait laisser aucune +incertitude; et c'est ainsi qu'on a successivement reconnu +l'imperfection de toutes les hypothèses jusqu'ici proposées à cet égard, +depuis Newton, à qui l'on doit la première et la plus usuelle d'entre +elles. La construction rationnelle de ces conjectures présente en +elle-même de grandes difficultés, pour concilier ces deux conditions qui +semblent contradictoires, et qui sont néanmoins également +indispensables: faire toujours décroître la résistance à mesure que la +vitesse diminue indéfiniment; et, cependant, disposer la loi de telle +manière que la vitesse initiale du mobile puisse être enfin complétement +détruite, par la seule action graduelle de la résistance. La dernière de +ces deux indications générales exige évidemment la présence d'un terme +constant dans l'expression algébrique de la loi, tandis que la première +semble devoir l'en exclure formellement. Quelle que soit l'utilité des +études expérimentales directes dont cette question difficile a été +jusqu'ici le sujet, elles n'ont pas eu encore de résultats pleinement +satisfaisans. Enfin, quelques observations récentes viennent même +d'augmenter à cet égard l'incertitude fondamentale, quoique propres +peut-être à présenter ensuite sous un nouveau jour l'ensemble du sujet, +en montrant que, lorsque les vitesses deviennent très grandes, elles +peuvent augmenter sans faire croître les résistances; cette importante +remarque ne saurait cependant être admise, sans un nouvel et scrupuleux +examen. Ainsi, en résumé, l'étude exacte du mouvement réel des +projectiles est encore extrêmement imparfaite. + +Quant aux mouvemens que produit la pesanteur dans un corps retenu, le +cas où ce corps est assujetti sur une courbe donnée est le seul +important à analyser; il constitue le problème général du pendule, dont +la théorie, entièrement due à Huyghens, n'offre plus, comme application +de la mécanique rationnelle, que de simples difficultés analytiques, en +faisant abstraction de la résistance du milieu. Cette belle théorie a +présenté, dès son origine, un puissant intérêt pratique, comme base de +la plus parfaite chronométrie. J'ai déjà indiqué, sous ce rapport, dans +la vingtième leçon, comment Huyghens, après avoir reconnu les +oscillations cycloïdales pour les seules rigoureusement isochrones, +était parvenu à les remplacer par les oscillations circulaires, seules +réellement admissibles, en rendant leurs amplitudes très petites. Ainsi +réglées, leurs durées ne dépendent que de la longueur du pendule simple +et de l'énergie de la gravité, proportionnellement à la racine carrée du +rapport numérique de ces deux grandeurs. + +Indépendamment de sa haute importance chronométrique, cette loi capitale +d'Huyghens a fourni deux conséquences générales, fort essentielles pour +les progrès de la barologie. D'abord, le pendule a permis à Newton de +vérifier la proportionnalité des poids aux masses avec beaucoup plus +d'exactitude que n'en pouvait comporter la chute des corps dans le vide, +ci-dessus mentionnée. Car, si cette relation n'avait pas lieu, ou, ce +qui revient au même, si la pesanteur agissait inégalement sur les +différens corps, cette diversité devrait se manifester nécessairement, +d'une manière très sensible, par la durée variable de leurs oscillations +pour des pendules d'égale longueur, comparativement formés de substances +distinctes. Or, l'expérience constate, au contraire, une frappante +coïncidence à cet égard entre les cas les plus opposés, pourvu qu'on +l'institue de manière à y rendre identique l'influence du milieu +résistant, condition facile à remplir en prenant les précautions +adoptées par Newton. Tous les corps ont donc la même gravité. + +En second lieu, le pendule nous a mis en état de reconnaître les +variations qu'éprouve, à diverses distances du centre de la terre, +l'intensité de cette commune pesanteur, suivant l'indication fournie par +la théorie fondamentale de la gravitation. Il a suffi, en effet, +d'apercevoir une différence irrécusable entre les longueurs du pendule à +secondes observées en des lieux distincts, pour avoir aussitôt le droit +d'en conclure mathématiquement l'inégalité des pesanteurs +correspondantes, en raison directe des longueurs respectives. Reste +ensuite, ce qui est facile, à isoler dans cette indication expérimentale +la part de la force centrifuge, d'après la latitude du lieu, pour +obtenir exactement la variation propre de la gravité. C'est d'après un +tel principe que se multiplient chaque jour nos renseignemens sur la +mesure de la pesanteur en divers points du globe, et par une suite +indirecte, comme je l'ai indiqué dans la vingt-cinquième leçon, sur la +vraie figure de la terre. + +Dans ces différentes sections de la barologie dynamique, les corps +solides sont envisagés, abstraction faite de leurs dimensions, et comme +de simples points. Mais, tous ces problèmes doivent maintenant être +repris avec un nouvel ordre de difficultés, en ayant égard aux diverses +particules dont le corps est réellement formé. Sous ce rapport, la +question du mouvement libre nous entraînerait nécessairement dans cet +ensemble de recherches délicates et compliquées qui caractérisent en +dynamique abstraite, l'analyse des rotations, même en se bornant au cas +du vide, et qui serait ici entièrement indépendant de l'action de la +pesanteur: heureusement, cette face du problème est, en réalité, peu +importante pour le mouvement de nos projectiles. À l'égard du pendule, +cette difficulté se réduit à déterminer suivant quelles lois les divers +points du corps modifient, en vertu de leur liaison, les durées inégales +de leurs oscillations respectives, afin que leur ensemble puisse +osciller comme un point unique, idéal ou réel. Cette loi, découverte par +Huyghens, et obtenue ensuite, d'une manière plus rationnelle, par +Jacques Bernouilli, ramène aisément le pendule composé au pendule simple +jusque alors étudié, quand on connaît le moment d'inertie du corps. Elle +explique nettement un nouveau moyen de faire varier la durée des +oscillations, en changeant seulement la répartition de la masse +oscillante. C'est ainsi que l'étude du pendule se rattache à toutes les +questions essentielles de la dynamique générale des solides. Quoique la +résistance de l'air y exerce beaucoup moins d'influence que dans le +mouvement des projectiles, il faut cependant l'y prendre aussi en +considération, afin de donner à ce précieux instrument toute la +précision dont il est susceptible. Ici, les tentatives ont pu être bien +plus heureuses, surtout en établissant, comme l'a fait si judicieusement +M. Bessel en dernier lieu, une exacte comparaison expérimentale entre +les oscillations réelles, nécessairement affectées de la résistance du +milieu, et les oscillations théoriques, relatives au cas du vide: aussi +le passage de l'un à l'autre cas se fait-il maintenant avec beaucoup de +sûreté et de facilité. + +En considérant les immenses difficultés fondamentales que présente +l'hydrodynamique abstraite, comme nous l'avons reconnu en philosophie +mathématique, on ne sera pas surpris que la partie de la barologie +dynamique relative aux fluides soit encore si imparfaite, au moins sous +le point de vue rationnel. Le cas des gaz, et surtout de l'air, est, +d'abord, presque entièrement négligé, tant on a senti l'impossibilité +d'y atteindre réellement. Quant aux liquides, il n'y a jusqu'ici +d'analysé, d'une manière à quelques égards satisfaisante, que leur +écoulement par de très petits orifices percés au fond ou sur les côtés +des vases, c'est-à-dire le mouvement purement linéaire, dont l'étude +mathématique a été faite par Daniel Bernouilli, d'après sa célèbre +hypothèse du parallélisme des tranches. Son principal résultat a été de +démontrer la règle, proposée empiriquement par Torricelli, sur +l'évaluation de la vitesse du liquide à l'orifice, comme égale à celle +d'un poids qui serait tombé de toute la hauteur du liquide dans le vase. +Or, cette règle n'a été mise en harmonie avec l'observation, même +lorsque le niveau est entretenu invariable, qu'à l'aide d'une sorte de +fiction ingénieuse, suggérée par le singulier phénomène de la +_contraction_ de la veine fluide. Le cas du niveau variable est à peine +ébauché, et à plus forte raison celui où l'on doit tenir compte de la +forme et de la grandeur de l'orifice. Quant au mouvement à deux +dimensions, et surtout quant au mouvement général en tous sens, qui a +toujours lieu plus ou moins, leur théorie est encore entièrement dans +l'enfance, quoiqu'elle ait été le sujet de travaux mathématiques fort +étendus, dont quelques-uns ont une éminente valeur abstraite. Corancez a +fait, dans ces derniers temps, une tentative très estimable pour +appliquer à cette recherche difficile les perfectionnemens généraux +introduits par Fourier dans l'analyse mathématique, à l'occasion de sa +théorie thermologique. + +Les études expérimentales, d'ailleurs trop rares et surtout trop peu +suivies, n'ont pas eu jusqu'ici, sous ces divers rapports, des résultats +beaucoup plus satisfaisans, si ce n'est relativement à quelques données +numériques. Elles ont été, en général, conçues dans un esprit trop +subalterne envers les théories mathématiques, et entreprises +ordinairement pour les vérifier. Or, les cas abstraits considérés par +les géomètres diffèrent habituellement à tant de titres des cas réels, +que cette confrontation est, en elle-même, fort délicate, et le plus +souvent assez incertaine, vu l'embarras qu'on éprouve à démêler, parmi +les circonstances que la théorie néglige, celles qui produisent +principalement les écarts observés. Faut-il les rapporter à l'imparfaite +fluidité du liquide, ou à son frottement contre les parois du vase, ou +aux mouvemens obliques qui s'établissent dans l'intérieur de la masse +fluide, etc.? C'est ce qui demeure ordinairement indécis. Néanmoins, +cette importante branche de la barologie peut tirer un grand parti d'un +système rationnel d'expérimentation, entre les mains de physiciens +sachant bien apprécier la valeur réelle des théories mathématiques, sans +s'exagérer leur portée. Mais il faut que les expériences soient +instituées avec plus de génie, et d'une manière plus indépendante, afin +d'éclaircir les nombreuses questions laissées intactes par la théorie. +L'imperfection de cette partie de la science est fort sensible, +lorsqu'on cherche à la faire correspondre aux grands cas naturels, non +pas même aux mouvemens généraux de l'Océan ou de l'atmosphère, dont +l'étude rationnelle doit encore être jugée trop peu accessible, mais +seulement aux mouvemens des fleuves et des canaux, dont la théorie n'a +guère dépassé aujourd'hui le degré de précision et de profondeur où +l'avait laissée le judicieux Guglielmini, au milieu de l'avant-dernier +siècle. + +Telles sont les considérations générales extrêmement sommaires +auxquelles je dois me borner ici, sur les principales parties de la +barologie, successivement examinées. Elles me paraissent suffire pour +faire ressortir leur véritable esprit, ainsi que l'état présent de +l'ensemble de chacune d'elles, et la nature des progrès qu'elles +comportent. Quoique nous l'ayons reconnue très imparfaite à beaucoup +d'égards, cette première branche de la physique n'en est pas moins, +non-seulement la plus pure, mais aussi la plus riche: nous y avons +fréquemment remarqué un caractère de rationnalité et un degré de +coordination que seront loin de nous offrir les autres parties de la +science. Son imperfection est même essentiellement relative à ce que +nous y cherchons naturellement une consistance et une précision presque +astronomiques, bien plus difficiles ici qu'à l'égard des phénomènes +célestes, et que nous n'oserions demander au reste de la physique. La +barologie a depuis long-temps pleinement atteint son état de positivité +définitive; il n'y a pas une seule de ses nombreuses subdivisions qui ne +soit au moins ébauchée; tous les moyens généraux d'investigation y ont +été successivement introduits et appliqués: ainsi, ses progrès futurs ne +dépendent désormais essentiellement que d'une harmonie plus complète +entre ces divers moyens, et surtout d'une combinaison plus homogène et +plus intime entre le génie mathématique et le génie physique. + + + + +TRENTIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur la thermologie physique. + +Après les phénomènes de la gravité, ceux de la chaleur sont, +incontestablement, les plus universels de tous les phénomènes physiques. +Dans l'économie générale de la nature terrestre, morte ou vivante, leur +fonction est aussi importante que celle des premiers, dont ils sont +habituellement les principaux antagonistes. Si l'étude géométrique ou +mécanique des corps réels est surtout dominée par la considération de la +gravité, l'influence de la chaleur devient, à son tour, prépondérante, +lorsqu'on envisage les modifications plus profondes, relatives ou à +l'état d'agrégation, ou à l'intime composition des molécules; la +vitalité, enfin, lui est essentiellement subordonnée. Quant à l'action +de l'homme sur la nature, c'est une sage application de la chaleur qui +la constitue principalement. Ainsi, après la barologie, aucune partie de +la physique ne saurait mériter autant que la thermologie l'attention des +esprits qui conçoivent l'ensemble de la philosophie naturelle. + +Les premières observations thermologiques, entreprises dans une +intention scientifique, sont presque aussi anciennes que les découvertes +de Stévin et de Galilée sur la pesanteur; puisque l'invention primitive +du thermomètre remonte, comme on sait, au commencement du dix-septième +siècle, et que l'illustre académie _del Cimento_ n'a cessé de se livrer, +avec un zèle persévérant, à l'étude de la chaleur, pendant toute la +durée de sa trop courte existence. Il est néanmoins incontestable que, +vu la complication supérieure de ses phénomènes, la thermologie a +toujours été fort en arrière de la barologie. À la fin du dix-septième +siècle, elle était encore si peu avancée, que les indications +thermométriques ne pouvaient même être comparées, faute des deux points +fixes, dont la nécessité fut alors signalée par Newton. Mais cette +imperfection relative devient bien plus sensible en considérant surtout +la nature si opposée des recherches dont ces deux branches de la +physique étaient alors le sujet. Tandis que les physiciens avaient +essentiellement renoncé, depuis long-temps, envers la pesanteur, à +deviner la nature intime et le mode de production des phénomènes, pour +se borner à en découvrir, par une observation rationnelle, les lois +effectives, ils ne regardaient comme dignes de leur attention, dans +l'étude plus difficile de la chaleur, que les tentatives chimériques sur +la nature du feu, où les faits ne jouaient qu'un rôle pour ainsi dire +épisodique. On voit encore, presque au milieu du siècle dernier, +l'Académie des Sciences de Paris couronner, à ce sujet, des +dissertations essentiellement métaphysiques, dont une entre autres, +composée d'ailleurs avec un talent remarquable, était due à +l'association de Voltaire avec Mme du Châtelet. C'est seulement pendant +la dernière moitié de ce siècle, lorsque toutes les parties importantes +de la barologie étaient déjà à peu près aussi développées +qu'aujourd'hui, que la thermologie commença à prendre un caractère +vraiment scientifique, en vertu de l'heureuse impulsion déterminée +surtout par la découverte capitale de Black. Dès lors, l'analyse des +phénomènes et la recherche de leurs relations ont attiré de plus en plus +l'attention des physiciens, qui en ont fait enfin le principal objet de +leurs travaux. Toutefois, ils n'ont pas encore entièrement renoncé aux +hypothèses primitives sur la cause et l'essence du feu: seulement ils en +ont subordonné l'usage à l'étude des phénomènes, que ces conceptions +imaginaires sont destinées, dit-on, à faciliter. Mais, pour quiconque a +suivi convenablement cette marche historique, une telle inversion des +rôles, à l'égard d'hypothèses jadis souveraines, est un symptôme +irrécusable de leur décadence définitive et prochaine. La haute +influence des travaux de l'illustre Fourier doit nécessairement hâter +beaucoup ici le développement naturel de la saine philosophie, comme je +l'ai indiqué déjà dans l'avant-dernière leçon. Il est certain, en effet, +que de toutes les branches de la physique encore envahies par cet esprit +anti-scientifique, la thermologie est aujourd'hui la plus près +d'échapper complétement à son influence. Cette importante réforme sera +même accélérée par l'ébranlement que produit, depuis le commencement de +ce siècle, le choc des deux principales hypothèses sur la nature de la +chaleur, et qui tend à les discréditer également auprès des physiciens +les plus rationnels. + +Entre toutes les branches de la physique auxquelles on applique +l'analyse mathématique, l'étude des lois générales de la chaleur se +distingue éminemment par le caractère spécial qu'y présente aujourd'hui +cette application. En barologie, cette analyse remplit, il est vrai, une +fonction parfaitement rationnelle, comme je l'ai montré dans la leçon +précédente; mais son introduction n'y offrait aucune difficulté propre, +puisque, après les découvertes physiques fondamentales, la théorie de la +pesanteur rentrait d'elle-même dans le ressort de la mécanique +rationnelle. Il en est essentiellement ainsi, quoiqu'à un degré moindre, +pour l'acoustique. En électrologie, et même, à certains égards, en +optique, on a bien tenté de procéder d'une manière analogue, +c'est-à-dire d'y appliquer l'analyse mathématique en ramenant les +questions à de simples recherches de mécanique générale; mais ce n'a pu +être qu'en se fondant sur les hypothèses arbitraires des fluides et des +éthers imaginaires, ce qui rend une telle application radicalement +illusoire. Au contraire, la théorie analytique de la chaleur présente un +caractère scientifique aussi satisfaisant que celles de la pesanteur et +du son; et, néanmoins, elle ne pouvait être traitée comme une dépendance +de la mécanique abstraite, à moins de faire reposer une telle relation +sur de semblables chimères, ce qu'a si parfaitement évité son illustre +fondateur. Cette théorie a donc exigé une conception spéciale et +directe, ainsi qu'une analyse non moins nouvelle. Afin de faire mieux +ressortir ces propriétés fondamentales, je consacrerai exclusivement la +leçon suivante à l'examen philosophique de la thermologie mathématique, +et je me bornerai dans la leçon actuelle à considérer seulement l'étude +purement physique de la chaleur, qui doit d'ailleurs servir, évidemment, +de base nécessaire et d'introduction naturelle à son étude mathématique. + +La thermologie physique se décompose rationnellement, suivant les +phénomènes qu'elle envisage, en deux parties bien distinctes, quoique +étroitement liées l'une à l'autre. Dans la première, on étudie les lois +de l'action thermologique proprement dite; c'est-à-dire de l'influence +mutuelle des corps pour faire varier leurs températures respectives, +sans s'occuper des altérations qui en résulteront à d'autres égards. La +seconde partie consiste, au contraire, dans l'étude de ces altérations, +c'est-à-dire, des modifications ou même des changemens que la +constitution physique des corps peut éprouver par suite de leurs +variations de température, en s'arrêtant au degré où ces effets +commenceraient à porter sur la composition moléculaire, et +appartiendraient dès lors au domaine de la chimie[25]. Considérons +d'abord le premier ordre de phénomènes, dont l'analyse se réduit à la +théorie de l'échauffement et du refroidissement. + + [Note 25: On admet souvent une troisième partie, + toutefois bien moins tranchée, relative aux sources de la + chaleur et du froid. Mais, en excluant les sources + chimiques, qui sont les principales, cette section rentre + essentiellement dans les deux autres, sauf le cas de la + production de la chaleur par le frottement, dont l'étude est + jusqu'ici fort imparfaite.] + +Entre deux corps, dont les températures, d'ailleurs quelconques, sont +exactement égales, il ne se produit jamais aucun effet thermologique. +L'action commence aussitôt que, par une cause quelconque, les +températures deviennent inégales. Envisagée d'une manière générale, elle +consiste en ce que le corps le plus chaud élève la température de +l'autre, tandis que celui-ci abaisse celle du premier; en sorte que leur +influence mutuelle tend à les ramener plus ou moins promptement à une +température commune, intermédiaire entre les deux primitives. Quoique, +le plus souvent, cet état final soit inégalement éloigné des deux +extrêmes, l'action, convenablement estimée, n'en est pas moins, dans un +tel ordre de phénomènes, parfaitement équivalente à la réaction en sens +contraire. Examinons sommairement leurs principales lois, en les +dégageant de toute intervention des hypothèses arbitraires par +lesquelles on prétend encore les expliquer, et qui n'ont d'autre effet +réel que d'en obscurcir la notion et d'en compliquer l'étude[26]. + + [Note 26: Cette tendance aux entités, quoique + aujourd'hui fort affaiblie, est encore si prononcée chez la + plupart des physiciens actuels, qu'on a été sur le point, au + commencement de ce siècle, d'admettre définitivement, en + thermologie, comme on le fait en électrologie, deux fluides + imaginaires, l'un pour la chaleur, l'autre pour le froid, à + cause des phénomènes connus sous le nom de _réflexion du + froid_, qui, ayant été d'abord mal analysés, ne paraissaient + point suffisamment expliqués avec un fluide unique, dont on + a fini néanmoins par se contenter.] + +Il convient, pour cela, de distinguer, d'après tous les physiciens, deux +cas essentiels, suivant que les corps agissent thermologiquement les uns +sur les autres à des distances plus ou moins considérables, ou bien au +contact immédiat. Le premier cas constitue ce qu'on nomme le +_rayonnement_ de la chaleur. + +La communication directe de la chaleur entre deux corps parfaitement +isolés l'un de l'autre a été long-temps niée par des physiciens qui +regardaient l'air, ou tout autre milieu, comme un intermédiaire +indispensable. Mais elle est maintenant incontestable, puisque l'action +thermologique s'accomplit même dans le vide; outre que le peu de densité +et la faible conductibilité de l'air ne sauraient évidemment permettre +d'expliquer, par sa seule intervention, les effets observés dans la +plupart des cas ordinaires. Cette action, ainsi que celle de la gravité, +s'étend sans doute à toutes les distances, conformément au rapprochement +fondamental indiqué par Fourier entre ces deux grands phénomènes: car +nous pouvons concevoir aujourd'hui les divers astres de notre monde, +comme exerçant à cet égard une influence mutuelle appréciable; et même, +la température propre à l'ensemble de notre système solaire paraît +devoir être essentiellement attribuée à l'équilibre thermométrique vers +lequel tendent toutes les parties de l'univers. + +La première loi générale relative à une telle action, consiste dans sa +propagation constamment rectiligne. C'est ce fait capital qu'on a tenté +de formuler, d'après l'hypothèse du fluide calorifique, par l'expression +de _rayonnement_, qui indique le trajet des molécules du calorique, et +qu'on a transportée ensuite à l'hypothèse de l'éther, où elle désigne +les séries linéaires de vibrations. Mais la loi, en elle-même, est +parfaitement indépendante de l'une ou l'autre supposition, et il importe +beaucoup de l'en dégager, afin d'ôter à une vérité physique aussi +essentielle l'apparence métaphysique d'une conception arbitraire. Cela +n'empêche nullement de conserver l'expression utile de _rayon_ de +chaleur, pourvu qu'on la restreigne avec scrupule à désigner la droite +suivant laquelle deux points agissent thermologiquement l'un sur +l'autre; elle devient alors l'énoncé abstrait et concis de ce simple +fait général, si fécond en applications importantes: c'est selon une +telle droite que doivent être placés les corps susceptibles d'absorber +la chaleur pour empêcher cette action mutuelle. + +Cette chaleur rayonnante peut être réfléchie comme la lumière, et +conformément à la même règle, sous un angle de réflexion égal à celui +d'incidence, comme le prouve la belle expérience des réflecteurs +paraboliques. Quand elle est unie à la lumière, elle paraît éprouver les +mêmes réfractions, sauf quelques différences notables qui seront +indiquées ci-après: mais nous ignorons réellement s'il en est encore +ainsi à l'égard de la chaleur obscure, vu la difficulté de distinguer +suffisamment la chaleur simplement transmise par un corps intermédiaire +de celle qui résulte de son propre échauffement. + +L'action thermologique que deux corps exercent directement l'un sur +l'autre dépend certainement de leur distance mutuelle, de manière à +s'affaiblir lorsque cette distance augmente. Ce décroissement paraît +même varier plus rapidement que la distance: mais on ignore encore +quelle est sa loi véritable. On le suppose habituellement en raison +inverse du carré de la distance. Il y a lieu de penser, néanmoins, que +ce mode de variation a été bien plus imaginé qu'aperçu, soit afin +d'obtenir une loi analogue à celle de la pesanteur, soit surtout par +suite de la considération métaphysique sur la loi absolue des émanations +quelconques. Aucun système d'expériences n'a jamais été jusqu'ici +convenablement institué et exécuté pour résoudre directement une telle +question, que ne sauraient trancher, sans doute, des conjectures aussi +hasardées, et sur laquelle Fourier s'est sagement abstenu de prononcer. + +Une autre condition générale relative à cette action thermologique, +consiste dans la direction du rayonnement, envisagée, soit quant à la +surface du corps échauffant, soit quant à celle du corps échauffé. Les +expériences de M. Leslie, parfaitement confirmées d'ailleurs, comme +l'indiquera la leçon suivante, par la théorie mathématique de la chaleur +rayonnante, ont établi que, sous l'un ou l'autre rapport, l'intensité de +l'action est d'autant plus grande que les rayons sont plus rapprochés de +l'une ou de l'autre normale, et qu'elle varie proportionnellement au +sinus de l'angle qu'ils forment avec chaque surface. + +Enfin, la différence des températures entre les deux corps considérés +constitue le dernier élément fondamental, et le plus important de tous, +en continuant à analyser le phénomène d'une manière entièrement +générale. Quand cette différence n'est pas très grande, l'intensité du +phénomène lui est exactement proportionnelle, d'après les expériences +les plus précises; mais cette relation paraît cesser lorsque les +températures deviennent extrêmement inégales, et l'on ignore jusqu'à +présent quelle est alors la véritable loi, quoiqu'il ne soit pas douteux +que l'action continue toujours à dépendre exclusivement de la +température relative. + +Telles sont les lois élémentaires de l'influence thermologique mutuelle +de deux corps quelconques, isolés l'un de l'autre, en supposant que la +chaleur soit directement transmise. La chaleur lumineuse exigerait +d'ailleurs une nouvelle distinction, relative à la couleur de la +lumière; car les diverses parties du spectre solaire sont loin, comme on +sait, de posséder au même degré la propriété d'échauffer. Mais, d'après +les considérations très judicieuses présentées tout récemment à ce +sujet, par M. Melloni, cette question réclame un examen plus approfondi, +où l'on ait égard à l'action thermologique du prisme que la lumière a dû +traverser avant de fournir le spectre solaire. Car suivant les +expériences de ce physicien, le _maximum_ de chaleur, que jusque alors +on croyait invariablement fixé un peu au-delà des rayons rouges, passe +successivement dans presque toutes les portions du spectre, en faisant +convenablement varier la nature et même seulement les dimensions du +prisme. + +Quand le rayonnement calorifique, au lieu d'être direct, s'effectue à +travers un intermédiaire susceptible de le transmettre, les conditions +fondamentales signalées ci-dessus se compliquent de nouvelles +circonstances, jusqu'ici peu étudiées, relatives à l'action du corps +interposé. On doit à Saussure une belle série d'expériences, toutefois +trop peu variées, sur l'influence d'une suite d'enveloppes transparentes +pour altérer notablement le mode naturel d'accumulation ou de +déperdition de la chaleur, soit lumineuse, soit surtout obscure. Plus +tard, M. Melloni a signalé une distinction essentielle, jusque alors +méconnue, entre la transmission de la chaleur et celle de la lumière, en +prouvant irrécusablement que les corps les plus diaphanes ne sont pas +toujours ceux que la chaleur traverse le mieux, comme on le croyait +habituellement avant lui. + +Quelque avantage que doivent trouver les physiciens, afin de mieux +analyser les phénomènes thermologiques, à étudier le rayonnement de la +chaleur à part de sa propagation au contact, il est néanmoins évident +que, dans la nature, ces deux modes sont toujours et nécessairement +liés, quoique à des degrés souvent fort inégaux. Car indépendamment de +ce que l'air constitue presque toujours un intermédiaire inévitable, qui +concourt à la production de l'équilibre thermométrique entre deux corps +éloignés, on voit que c'est seulement l'état de la surface qui peut être +déterminé par le simple rayonnement, soit que la température s'élève ou +s'abaisse. Pour chacun des deux corps, les parties intérieures, qui +contribuent aussi bien que les surfaces à l'état final, ne peuvent +s'échauffer ou se refroidir que par voie de propagation contiguë et +graduelle. Ainsi, l'étude de la chaleur rayonnante serait, par +elle-même, insuffisante à analyser complétement aucun cas réel. De même, +en sens inverse, outre que des circonstances artificiellement combinées +peuvent seules mettre les deux corps à l'abri de tout rayonnement +extérieur, leur action thermologique réciproque ne saurait avoir lieu au +simple contact que dans les parties nécessairement limitées où cette +contiguité existe, et le phénomène s'accomplit toujours inévitablement +sous l'influence plus ou moins importante du rayonnement mutuel de tous +les autres points des deux surfaces. Cette combinaison intime et +permanente rend très difficile l'analyse exacte des deux modes +fondamentaux de l'action thermologique, quoique leur distinction n'en +soit pas moins réelle. + +Parmi les trois conditions générales indiquées ci-dessus, relativement à +l'intensité de cette action quand elle s'exerce à distance, la +différence des températures, qui constitue, il est vrai, la principale, +est la seule qui se reproduise certainement et d'une manière identique à +l'égard de la propagation de la chaleur par contiguïté. Puisque dans ce +cas, les températures des parties simultanément considérées sont +nécessairement beaucoup moins inégales, la loi qui fait croître +l'influence thermologique proportionnellement à leur différence, peut +même y être presque toujours regardée comme l'expression exacte de la +réalité. Quant à la loi relative à la direction, elle paraît s'y +maintenir aussi, sans qu'on ait pu toutefois s'en assurer formellement +jusqu'ici. Mais celle qui concerne la distance doit s'y trouver +totalement changée: car, d'une part, l'action des molécules presque +contiguës ne saurait être à beaucoup près aussi grande que +l'indiqueraient les variations qu'on éprouve tant que les distances +restent appréciables; et, d'un autre côté, en comparant entre eux les +divers petits intervalles, le décroissement est sans doute bien plus +rapide qu'à l'égard des corps éloignés. + +Quel que soit le mode général suivant lequel s'accomplisse +l'échauffement de l'un des corps et le refroidissement de l'autre, +l'état final qui s'établit, conformément à ces lois fondamentales, est +déterminé numériquement par trois coefficiens essentiels, +particulièrement affectés à chaque corps naturel, comme l'est, en +barologie, sa pesanteur spécifique, et qu'il faut maintenant +caractériser. + +Avant Fourier, les physiciens avaient toujours confondu sous le nom +commun de _conductibilité_, deux propriétés thermologiques très +différentes, dont les divers degrés d'intensité sont bien loin de se +correspondre exactement dans un grand nombre de cas: 1º la faculté pour +chaque corps d'admettre, par sa surface, la chaleur extérieure, ou, en +sens inverse, de laisser dissiper au dehors sa chaleur superficielle; 2º +la facilité plus ou moins grande qu'il présente à propager graduellement +dans l'intérieur de sa masse les changemens quelconques survenus à sa +surface. Fourier a proposé de désigner ces deux qualités par les +dénominations très expressives de _pénétrabilité_ et de _perméabilité_, +dont l'usage deviendra sans doute universel, quand on aura +convenablement senti l'importance d'une telle distinction élémentaire. + +La conductibilité intérieure, ou perméabilité, ne dépend essentiellement +que de la nature du corps et de son état d'agrégation. Elle peut +présenter, d'un corps à un autre, d'immenses différences, dont les plus +prononcées ont été reconnues de tout temps par tous les hommes, en +opposant, par exemple, à la propagation si facile et si prompte de la +chaleur dans l'intérieur de beaucoup de métaux, son mouvement si lent et +si pénible dans le charbon, qui, incandescent en certains points, est à +peine sensiblement échauffé à quelques centimètres de là. Elle varie +d'une manière non moins évidente, avec la constitution physique des +corps. La fluidité la diminue tellement, que des physiciens aussi +éminens que Rumford ont pu aller jusqu'à en nier complétement +l'existence dans les liquides, où la propagation de la chaleur serait +ainsi uniquement attribuée à l'agitation intérieure qu'elle y produit +nécessairement. Quoique des expériences décisives aient montré ensuite +la fausseté de cette opinion, il est demeuré incontestable que la +perméabilité proprement dite est extrêmement faible dans les liquides, +et moindre encore dans les gaz. + +Quant à la conductibilité extérieure, ou pénétrabilité, elle varie sans +doute suivant la nature des corps et leur état d'agrégation. Mais elle +dépend, en outre, et principalement, des circonstances purement +relatives à leur surface extérieure. On sait, par exemple, que la +couleur seule de cette surface exerce, à cet égard, une très grande +influence. Il en est encore ainsi de son degré de poli, de la manière +plus ou moins régulière dont elle peut être rayée en divers sens, et de +plusieurs autres modifications, insignifiantes en apparence, dont les +effets généraux ont été soigneusement étudiés par les physiciens. Toutes +ces variations se manifestent d'ailleurs identiquement, soit que le +corps s'échauffe, soit qu'il se refroidisse. Enfin, la pénétrabilité est +assujettie, par sa nature, à changer, pour une même surface, +successivement exposée à l'action de divers milieux. + +En principe, les degrés si différens que peuvent nous offrir ces deux +sortes de conductibilité ne sauraient influer, sans doute, sur l'état +thermologique final qui tend à s'établir entre deux corps quelconques +par suite de leur action mutuelle, mais seulement sur l'époque de son +entier établissement dans chacun d'eux. Toutefois, comme les questions +réelles deviennent souvent, à tous égards, de pures questions de temps, +il est clair que, si ces inégalités sont très prononcées, elles doivent +influer effectivement sur l'intensité même des phénomènes que nous +observons. Si, par exemple, la perméabilité est assez faible pour qu'on +ne puisse produire, en temps opportun, une température déterminée dans +l'intérieur du corps sans appliquer à quelques parties de sa surface une +chaleur capable de les fondre ou de les brûler, le phénomène ne pourra +évidemment avoir lieu, à moins d'y employer un temps démesuré. En +général, plus l'une et l'autre conductibilité seront parfaites, mieux +les corps se conformeront réellement aux lois fondamentales de l'action +thermologique, à distance, ou au contact. Il serait donc très important +de mesurer exactement les valeurs effectives de ces deux coefficiens +pour tous les corps étudiés. Malheureusement, ces évaluations sont +jusqu'ici extrêmement imparfaites. On conçoit aisément que les +expériences de conductibilité, d'ailleurs peu étendues, tentées avant la +distinction élémentaire établie par Fourier, ne sauraient fournir, à cet +égard, que des renseignemens fort équivoques, avec quelque soin qu'elles +eussent été exécutées, puisque la pénétrabilité et la perméabilité y +étaient toujours confondues. Il est difficile de les instituer de +manière à apprécier sûrement l'influence précise propre à chacune de ces +qualités. Toutefois, Fourier a indiqué, d'après sa thermologie +mathématique, les moyens généraux d'évaluer directement la perméabilité, +et, par suite, de mesurer indirectement la pénétrabilité, en +défalquant, dans la conductibilité totale, jusque alors seule évaluée, +la part de la première propriété. Mais l'application de ces procédés est +encore à peine ébauchée. + +Une dernière considération spécifique, qui concourt, avec les deux +précédentes, à régler, dans les différens corps, les résultats +définitifs de leur action thermologique, résulte de ce que, soit sous le +même poids, soit à volume égal, les diverses substances consomment des +quantités distinctes de chaleur pour élever également leur température. +Cette importante propriété, dont on n'a commencé à se faire une juste +idée que dans la dernière moitié du siècle précédent, dépend +essentiellement, comme la perméabilité, de la nature des corps et de +leur constitution physique, quoique celle-ci y influe beaucoup moins: +elle paraît, au contraire, tout-à-fait indépendante des circonstances +superficielles qui font tant varier la pénétrabilité. On la désigne +habituellement sous la dénomination assez heureuse de _chaleur +spécifique_. Elle doit évidemment exercer une influence directe et +inévitable sur la valeur de la température commune due à l'équilibre +thermologique de deux corps quelconques, et qui ne saurait être +également éloignée de leurs températures primitives, si, tout étant +d'ailleurs parfaitement semblable, ils diffèrent sous ce seul rapport. +L'évaluation exacte des chaleurs spécifiques a donc une très grande +importance en thermologie. Les physiciens s'en sont convenablement +occupés, et avec beaucoup de succès. La méthode primitive, imaginée par +Crawford, et qu'on a nommée la _méthode des mélanges_, consiste +précisément à comparer entre elles les différences de la température +commune, une fois bien établie, aux deux températures initiales, pour +des poids ou des volumes égaux des deux substances. Mais il est +difficile d'obtenir ainsi des résultats bien précis, puisqu'il faudrait +pour cela que le mélange et l'action fussent très rapides, et même que +le vase et le milieu dans lesquels le phénomène s'accomplit fussent +placés d'avance à cette température commune, condition évidemment +impossible à remplir avec exactitude. Ce procédé n'est réellement +applicable, d'une manière suffisamment approchée, que lorsque l'un des +corps, au moins, est à l'état liquide; il a aussi été heureusement +modifié à l'égard des gaz. La précieuse invention du calorimètre, par +Lavoisier et Laplace, a fourni plus tard un moyen bien autrement exact, +et surtout entièrement général, pour l'évaluation des chaleurs +spécifiques. Il consiste à évaluer directement la quantité de chaleur +consommée par un corps dans une élévation déterminée de sa température, +d'après la quantité de glace que peut fondre la chaleur qu'il dégage, en +revenant de la plus haute température à la plus basse. En prenant les +diverses précautions nécessaires pour éviter toute action thermologique +du vase et du milieu, ce que l'appareil permet aisément d'obtenir, +l'exactitude d'un tel procédé ne laisse rien d'essentiel à désirer, si +ce n'est envers les gaz, dont les chaleurs spécifiques sont jusqu'ici +moins parfaitement connues. + +Tels sont les trois coefficiens fondamentaux servant à fixer les +températures finales qui résultent de l'équilibre thermologique entre +les différens corps. Il est naturel de les supposer d'abord +essentiellement uniformes et constans, jusqu'à ce qu'une exploration +plus approfondie ait dévoilé clairement aux physiciens les lois de leurs +variations effectives. Néanmoins, il serait peu rationnel de concevoir +la conductibilité comme nécessairement identique en tous sens, au moins +dans un grand nombre de corps, dont la structure varie certainement +suivant plusieurs directions distinctes. De même, pour la chaleur +spécifique, il est évidemment très vraisemblable qu'elle éprouve des +changemens notables à des températures fort écartées, et surtout dans le +voisinage de celles qui déterminent un nouvel état d'agrégation, comme +quelques expériences paraissent l'avoir déjà nettement indiqué. +Toutefois, ces différentes modifications sont encore tellement +incertaines et surtout si peu connues, que les physiciens ne sauraient +être blâmés aujourd'hui de ne pas les prendre en considération +habituelle. + +Caractérisons maintenant la seconde partie essentielle de la +thermologie, celle qui concerne les altérations plus ou moins profondes +déterminées par la chaleur dans la constitution physique des corps. + +Il n'y a peut-être aucun corps dont la structure ne soit, à quelques +égards, modifiée pour toujours par une variation de température un peu +considérable. Mais il ne saurait être ici question de ces changemens +permanens, dont l'étude est d'ailleurs jusqu'à présent à peine +effleurée, et ne se rattache encore à aucune notion générale. Ils +appartiennent, par leur nature, à ce que j'ai nommé, au commencement de +cet ouvrage, la _physique concrète_, c'est-à-dire à l'histoire +naturelle du corps correspondant, et nullement à la physique abstraite, +seul objet de notre examen philosophique. En tout cas, ils ne se +rapporteraient point à la théorie de la chaleur, et rentreraient +essentiellement dans l'étude mécanique des diverses situations +d'équilibre stable propres à chaque système de molécules. Telles sont, +par exemple, les influences si remarquables de la chaleur et du froid, +pour changer notablement les divers degrés d'élasticité de plusieurs +corps. Mais on ne doit considérer, en thermologie que les modifications, +à la fois générales et passagères, que produit, dans un corps +quelconque, une certaine variation de température, et qui sont détruites +par la variation inverse. Or, en se restreignant, comme il convient, aux +altérations purement physiques, il faut les distinguer en deux classes, +suivant qu'elles se bornent à un simple changement de volume, ou +qu'elles vont jusqu'à produire un nouvel état d'agrégation. Sous l'un ou +l'autre point de vue, cette partie de la thermologie est certainement +aujourd'hui celle qui laisse le moins à désirer. + +Quoique de tels phénomènes coexistent toujours, par leur nature, avec +ceux de l'échauffement ou du refroidissement, ces deux ordres d'effets +n'en sont pas moins parfaitement distincts, non-seulement, comme il est +évident, quant aux circonstances qui les constituent, mais aussi quant +à l'action thermologique qui les produit. Soit qu'il s'agisse d'une +variation de volume ou d'un changement d'état, on doit les rapporter à +une action thermologique tout-à-fait indépendante, dans sa loi et dans +son degré, de celle d'où résulte la nouvelle température correspondante. +Quand on échauffe un corps quelconque, l'élévation de la température +n'est jamais déterminée que par une portion, souvent peu considérable, +de la chaleur effectivement consommée, dont le reste, insensible au +thermomètre, est absorbé pour modifier la constitution physique. C'est +ce qu'on exprime ordinairement aujourd'hui en disant que cette partie de +la chaleur est devenue _latente_, expression qui peut être conservée +comme l'énoncé concis d'un fait capital, malgré qu'elle rappelle une +hypothèse sur la nature de la chaleur. Telle est la loi fondamentale +découverte par l'illustre Black, d'après l'observation des cas où elle +était nécessairement irrécusable, c'est-à-dire, lorsqu'une modification +physique très prononcée n'est accompagnée d'aucun changement de +température dans le corps modifié, comme je l'indiquerai ci-dessous. +Quand les deux effets coexistent, leur décomposition est beaucoup plus +difficile à constater nettement, et surtout à mesurer, quoique toujours +indiquée, au moins par l'analogie. On ignore d'ailleurs encore si elle +suit constamment la même marche générale dans les différens corps, sauf +la variété des coefficiens. + +Après cette importante notion préliminaire, commune aux deux ordres de +modifications physiques produites par la chaleur, considérons les lois +générales de chacun d'eux, et en premier lieu, des changemens de volume. + +En principe, tout corps homogène se dilate par la chaleur et se condense +par le froid; il en est encore ainsi pour les corps hétérogènes, tels +surtout que les tissus organisés, lorsqu'on envisage séparément leurs +diverses parties constituantes. Cette règle élémentaire ne souffre +d'exception qu'à l'égard d'un très petit nombre de substances, et +seulement même dans une portion fort limitée de l'échelle +thermométrique. Toutefois, comme la principale anomalie est relative à +l'eau, elle acquiert, en histoire naturelle, une très grande importance. +Mais elle ne saurait en avoir beaucoup dans la physique abstraite, si ce +n'est par l'ingénieux parti que les physiciens ont su en tirer pour se +procurer une unité de densité parfaitement invariable, et facile à +reproduire avec exactitude, du moins quand l'eau est chimiquement pure. +Néanmoins, ces diverses anomalies, quoique évidemment trop rares et trop +circonscrites pour infirmer aucunement la loi générale, sont très +propres, sous le point de vue philosophique, à vérifier, d'une manière +fort sensible, l'insuffisance radicale des conceptions chimériques par +lesquelles on prétend expliquer _à priori_ ces dilatations et ces +contractions, puisque, d'après de telles hypothèses, toute augmentation +de température devrait toujours produire un accroissement de volume, et +toute diminution un décroissement, sans que l'inverse pût jamais avoir +lieu. + +Les solides se dilatent, en général, beaucoup moins que les liquides +pour une même élévation de température, et ceux-ci, à leur tour, moins +que les gaz, non-seulement lorsqu'un même corps passe successivement par +ces trois états, mais aussi en comparant des substances différentes. + +La dilatation des solides, quoique peu prononcée, s'effectue avec une +parfaite uniformité, du moins entre les limites où elle a été examinée, +et qui sont, il est vrai, fort éloignées, ordinairement, du point de +leur fusion. Elles n'ont encore été exactement appréciées qu'envers un +très petit nombre de corps. + +On a plus complétement étudié la dilatation des liquides, dont les lois +avaient naturellement une importance si fondamentale, à cause de la +vraie théorie du thermomètre, sans laquelle toutes les explorations +thermologiques seraient radicalement équivoques[27]. La belle série +d'expériences de MM. Dulong et Petit a pleinement démontré que, dans une +étendue de plus de trois cents degrés centigrades, la dilatation du +mercure suit une marche exactement uniforme, c'est-à-dire que des +accroissemens égaux de volume sont toujours produits par des quantités +de chaleur susceptibles de fondre des poids égaux de glace à zéro. On a +tout lieu de penser qu'il en est ainsi d'un liquide quelconque, entre +des limites sensiblement différentes de sa congélation et de son +ébullition, quoique aucun autre cas n'ait été exploré jusqu'ici avec +cette admirable circonspection et cette précision presque astronomique +qui caractérisent si éminemment le mode général d'expérimentation de ces +deux illustres physiciens. + + [Note 27: Pour compléter une pensée que j'ai déjà eu + l'occasion d'indiquer dans la leçon précédente, on doit + remarquer, en général, que chaque branche principale de la + physique peut être envisagée comme consistant + essentiellement tout entière dans la théorie exacte et + approfondie de quelque instrument capital. Cela est évident + ici au sujet de la théorie du thermomètre, à laquelle + aboutissent directement toutes les parties importantes de la + thermologie physique, et qui comporte même, à plusieurs + égards, une utile application de la thermologie + mathématique. Pareillement, la théorie du pendule et celle + du baromètre se rapportent naturellement à l'ensemble de la + barologie. Il en est évidemment ainsi en optique, pour la + théorie des divers télescopes ou microscopes; et, en + électrogie, pour celles de la machine électrique, de la pile + voltaïque et de la boussole. La naissance de chaque branche + se manifeste toujours par la création de quelque instrument + fondamental; et elle aurait atteint essentiellement son + entière perfection, si elle était parvenue à en établir une + théorie complète et précise.] + +C'est dans les gaz que la dilatation s'opère avec la plus parfaite +régularité, en même temps qu'elle y est beaucoup plus prononcée. +Non-seulement elle s'y fait toujours par degrés égaux, comme on le voit +le plus souvent dans les liquides et les solides: mais en outre, tandis +que, pour ceux-ci, son coefficient varie extrêmement d'un corps à un +autre, sans relation fixe à aucun caractère, même thermologique, il a, +au contraire, une valeur identique envers tous les gaz. Quoique ceux-ci +diffèrent entre eux presque autant que les divers solides ou liquides, +soit quant à la densité, ou à la chaleur spécifique, ou à la +perméabilité, tous se dilatent néanmoins uniformément et également, leur +volume augmentant toujours des trois huitièmes depuis la température de +la glace fondante jusqu'à celle de l'eau bouillante. À cet égard, comme +sous beaucoup d'autres points de vue physiques, les vapeurs se +comportent exactement comme les gaz proprement dits. Telles sont les +lois générales éminemment simples de la dilatation des fluides +électriques, découvertes à la fois, au commencement de ce siècle, par M. +Gay-Lussac à Paris, et par M. Dalton à Manchester. + +Considérons enfin les changemens généraux produits par la chaleur dans +l'état d'agrégation des corps. + +La solidité et la fluidité, si long-temps envisagées comme des qualités +absolues, sont, au contraire, reconnues désormais, depuis les premiers +progrès de la philosophie naturelle, comme des états purement relatifs, +qui dépendent nécessairement de plusieurs conditions variables, parmi +lesquelles l'influence de la chaleur ou du froid constitue la plus +générale et la plus puissante. Quoique plusieurs solides n'aient pu être +encore liquéfiés, il n'est pas douteux maintenant que tous deviendraient +fusibles si l'on pouvait produire en eux une température assez élevée, +sans les exposer néanmoins à aucune altération chimique. De même, en +sens inverse, on avait regardé, jusqu'à ces derniers temps, tous les gaz +proprement dits comme devant conserver toujours leur élasticité, à +quelque degré de refroidissement ou de pression qu'ils fussent soumis: +on sait aujourd'hui que la plupart d'entre eux deviennent aisément +liquides, quand on les saisit à l'état naissant, d'après les +intéressantes expériences de M. Bussy et de M. Faraday; il y a tout lieu +de penser dès lors que, par une combinaison convenable de froid et de +pression, on pourrait encore les liquéfier constamment, même quand ils +sont pleinement développés. Les diverses substances ne se distinguent +donc réellement à cet égard que par les différentes parties de l'échelle +thermométrique indéfinie auxquelles correspondent leurs états +successifs, solide, liquide et gazeux. Mais cette simple inégalité n'en +constitue pas moins un caractère fort important, qui n'est encore +exactement rattaché d'une manière fixe à aucune autre propriété +fondamentale de chaque substance. La relation la plus évidente et la +moins sujette à des anomalies, est avec la densité: tous les gaz sont, +en général, moins denses que les liquides, et ceux-ci que les solides. +Le second cas offre néanmoins plusieurs exceptions très notables; et, +quoiqu'on n'en connaisse aucune pour le premier cas, cela tient +peut-être uniquement à ce que les gaz n'ont pu être observés jusqu'ici +dans des circonstances suffisamment variées, surtout relativement à la +pression. Quant aux trois états d'une même substance, il y a toujours +raréfaction dans la fusion des solides et dans la vaporisation des +liquides; sauf quelques anomalies très rares, quoique fort importantes +pour la physique concrète, constamment relatives au premier phénomène. + +Tous ces divers changemens d'état ont été assujettis par l'illustre +Black, à une grande loi fondamentale, qui constitue l'une des plus +admirables découvertes de la philosophie naturelle, tant par son extrême +importance que par sa rigoureuse universalité, que toutes les +expériences des physiciens ont, depuis un demi-siècle, irrévocablement +constatée. Elle consiste en ce que, dans le passage de l'état solide à +l'état liquide, et de celui-ci à l'état gazeux, un corps quelconque +absorbe toujours une quantité de chaleur plus ou moins notable, sans +élever sa température; tandis que le passage inverse détermine +constamment, au contraire, un dégagement de chaleur exactement +correspondant à cette absorption. Ainsi, par exemple, la liquéfaction +d'une masse de glace à zéro, sans aucun accroissement de température, +exige l'absorption de toute la quantité de chaleur que renferme une +masse égale d'eau à 75 degrés centigrades; et une masse d'eau à 100 +degrés ne peut se vaporiser, quoiqu'elle ne s'échauffe pas, qu'en +absorbant 660 fois plus de chaleur qu'il n'en faudrait pour élever d'un +degré la température d'un poids égal d'eau liquide. Cette chaleur +latente, qui redevient sensible au thermomètre dans le phénomène +inverse, a été soigneusement mesurée par les physiciens à l'égard des +principales substances naturelles, surtout à l'aide du calorimètre. On +ignore encore si elle est rigoureusement fixe, c'est-à-dire si elle est +toujours exactement indépendante des circonstances quelconques qui +peuvent éloigner ou avancer artificiellement le degré ordinaire de +l'échelle thermométrique où s'effectue le changement d'état. Le cas le +mieux étudié, à cet égard, est celui de la vaporisation de l'eau, dont +la température normale peut être si aisément augmentée ou diminuée en +faisant varier la pression: l'opinion la plus accréditée aujourd'hui, +quoiqu'elle soit loin, ce me semble, d'avoir obtenu encore l'assentiment +unanime des physiciens, consiste à regarder la chaleur latente +nécessaire à cette vaporisation comme parfaitement constante, à quelque +température que le phénomène s'accomplisse. + +Ces dégagemens et ces absorptions de chaleur constituent évidemment, +après les phénomènes chimiques, les plus grandes sources de la chaleur +et du froid. Sous ce dernier rapport surtout, c'est par une +vaporisation, rendue artificiellement très rapide, dans la belle +expérience de M. Leslie, qu'ont été produites les plus basses +températures que nous connaissions. D'illustres philosophes naturels ont +même pensé que la chaleur, si abondamment dégagée dans la plupart des +fortes combinaisons chimiques, ne saurait jamais provenir que des divers +changemens d'état qui en résultent ordinairement. Mais cette opinion, +quoique vraie pour un très grand nombre de cas, ne peut plus être érigée +aujourd'hui en un principe général, comme nous le reconnaîtrons dans le +volume suivant, à cause des exceptions capitales et incontestables qui +la contredisent trop fréquemment. + +Tel est, en aperçu, l'ensemble de la thermologie physique, envisagée +successivement sous tous ses divers aspects fondamentaux. Je crois +devoir en outre classer à sa suite, comme un appendice naturel et +indispensable, l'étude des lois relatives à la formation et à la tension +des vapeurs, et par suite l'hygrométrie. Cette importante théorie +constitue en effet, envers les liquides, le complément nécessaire de la +doctrine des changemens d'état. Elle ne saurait, évidemment, être +rattachée à aucune autre branche principale de la physique; or, d'un +autre côté, son étendue n'est pas assez grande, et surtout, son +caractère propre est trop peu tranché, pour qu'elle puisse constituer, +par elle-même, une branche essentiellement distincte: c'est donc ici +son lieu rationnel. + +Saussure a fait rentrer irrévocablement dans le domaine de la physique +le phénomène général de l'évaporation, regardé avant lui comme une sorte +d'effet chimique, puisqu'on l'attribuait à l'action dissolvante de l'air +sur les liqueurs. Il a montré que l'influence de l'air était alors +purement mécanique; et que, loin de favoriser l'évaporation, la pression +atmosphérique faisait, au contraire, toujours obstacle à sa rapidité; +sauf, bien entendu, ce qui tient au renouvellement du milieu ambiant. +Toutefois, cette étude n'est aujourd'hui vraiment complète que lorsque +les vapeurs se forment dans un espace circonscrit. Saussure a trouvé +alors que la quantité de vapeur formée, en un temps donné, à une +température déterminée, dans un espace défini, est toujours la même soit +que cet espace ait été entièrement vidé d'air ou rempli d'un gaz +quelconque; il en est ainsi encore de l'élasticité de la vapeur dégagée. +La masse et la tension de cette vapeur croissent d'ailleurs sans cesse +avec la température; sans qu'il paraisse exister toutefois aucun degré +de froid susceptible d'annuller complétement cet important phénomène, +puisque la glace elle-même produit une vapeur appréciable à +l'exploration délicate de la physique actuelle, quoique sa force +élastique soit extrêmement petite. On ignore suivant quelle loi exacte +l'accroissement de la température accélère l'évaporation, du moins tant +que le liquide reste au-dessous de son terme d'ébullition. Mais les +physiciens se sont occupés soigneusement et avec succès des variations +qu'éprouve l'élasticité de la vapeur produite. + +À cet égard, les différens liquides offrent d'abord un point de départ +commun, nettement caractérisé: c'est la température propre à +l'ébullition de chacun d'eux, si bien marquée par l'immobilité du +thermomètre, en vertu de l'absorption de chaleur qu'exige le changement +d'état. Au moment de l'ébullition, la tension de la vapeur formée, +jusque alors graduellement accrue, à mesure que la température +s'élevait, est nécessairement devenue toujours égale, pour un liquide +quelconque, à la pression atmosphérique; ce que l'expérience directe +peut d'ailleurs confirmer exactement. Or, à partir d'une telle origine, +l'illustre M. Dalton, dont tous les divers travaux scientifiques ont +constamment présenté à un si haut degré l'indice du véritable esprit +philosophique, a découvert cette loi importante, vérifiée jusqu'ici par +l'ensemble des observations: les vapeurs émanées de tous les divers +liquides ont des tensions continuellement égales entre elles, à des +températures équidistantes des termes d'ébullition correspondans, quel +que soit d'ailleurs le sens de la différence. Ainsi, par exemple, +l'ébullition de l'eau ayant lieu à 100 degrés, et celle de l'alcool à 80 +degrés, les deux vapeurs, qui ont alors la même tension, équivalente à +la pression de l'atmosphère, auront encore des élasticités égales, +d'ailleurs supérieures ou inférieures à la précédente, quand on fera +varier ces deux températures caractéristiques d'un même nombre +quelconque de degrés. Le nombre des liquides connus a déjà beaucoup +augmenté par les travaux des chimistes, depuis l'époque de cette belle +découverte; et ces épreuves inopinées n'ont fait jusqu'ici qu'en +constater l'exactitude générale. Il est à regretter, pour la perfection +rationnelle d'une telle étude, que le génie systématique de M. Dalton ne +se soit pas appliqué avec persévérance à saisir une harmonie quelconque +entre les températures d'ébullition propres aux différens liquides, sous +la pression ordinaire de l'atmosphère, et toute autre de leurs qualités +physiques essentielles: mais jusqu'ici aucune relation analogue n'a été +généralement aperçue, et ces températures semblent encore tout-à-fait +incohérentes, quoique leur fixité doive d'ailleurs les faire envisager +comme d'importans caractères. + +Quoi qu'il en soit, la loi de M. Dalton permet, évidemment, de +simplifier à un très haut degré la recherche générale du mode suivant +lequel la tension des vapeurs varie d'après leur température, puisqu'il +suffit dès lors d'analyser ces variations dans une seule vapeur pour +qu'elles soient aussitôt connues dans toutes. La suite d'expériences +entreprises à cet effet sur la vapeur d'eau par M. Dalton lui-même, +avait indiqué une règle fort simple, qui consistait à faire croître la +tension en progression géométrique, pour des augmentations égales dans +la température. Mais les mesures postérieures, soigneusement exécutées +par plusieurs physiciens, ont montré que cette formule ne pouvait être +regardée comme une approximation suffisante qu'en s'écartant de la +température d'ébullition. M. Dulong a établi depuis, d'après une suite +beaucoup plus étendue d'expériences fort exactes, une nouvelle loi +empirique, qui correspond jusqu'ici, de l'aveu unanime des physiciens, à +l'ensemble des observations: on y fait croître la force élastique de la +vapeur proportionnellement à la sixième puissance d'une fonction du +premier degré de la température. Quelques géomètres avaient essayé de +déterminer _à priori_ la loi rationnelle; mais ces tentatives, beaucoup +trop hypothétiques, n'ont conduit qu'à des formules infirmées presque à +chaque instant par les observations directes. + +L'étude de l'équilibre hygrométrique entre les différens corps humides, +constitue un prolongement naturel de la théorie générale de +l'évaporation. Cette importante recherche, dont Saussure et Deluc se +sont tant occupés, a conduit, par leurs travaux, à un instrument fort +précieux. Mais, quoique l'établissement nécessaire d'un tel équilibre +soit maintenant facile à concevoir d'une manière générale, nous n'avons +encore que des notions vagues et imparfaites sur les lois qui le +régissent, même dans le cas d'un corps plongé dans un milieu indéfini, +qu'on a presque exclusivement considéré, et dont l'importance est, à la +vérité, prépondérante. La prévision, qui, en tout genre, est la mesure +exacte de la science, devient ici à peu près nulle jusqu'à présent. + +La faible influence des actions hygrométriques dans l'ensemble des +phénomènes de la nature inorganique, contribue beaucoup sans doute au +peu d'intérêt qu'une telle étude inspire habituellement aux physiciens. +Mais, en considérant sous un point de vue général le système entier de +la philosophie naturelle, on reconnaîtrait, au contraire, la haute +importance de cette théorie à l'égard des phénomènes vitaux, comme +j'aurai soin de le faire ressortir dans le volume suivant. D'après le +bel aperçu de M. de Blainville, l'action hygrométrique constitue +réellement, dans les corps vivans, le premier degré général et le mode +le plus élémentaire de leur nutrition, comme la capillarité y est le +germe des plus simples mouvemens organiques. L'imperfection actuelle de +ces deux subdivisions de la physique est donc, sous ce rapport capital, +extrêmement regrettable. On a ici l'occasion de vérifier expressément, +comme je l'ai indiqué dès le début de cet ouvrage, combien l'instruction +trop étroite de presque tous ceux qui cultivent aujourd'hui la +philosophie naturelle, et les habitudes trop subalternes qui en +résultent pour leur intelligence, sont directement nuisibles aux progrès +effectifs des diverses sciences. Deux études fort importantes, que les +physiciens peuvent seuls perfectionner convenablement, se trouvent +néanmoins très négligées, uniquement parce que leur principale +destination concerne une autre partie fondamentale du système +scientifique général. + +Je me suis efforcé, par les diverses considérations sommairement +indiquées dans cette leçon, de caractériser le véritable esprit de la +thermologie, envisagée sous tous ses aspects principaux. La nature de +cet ouvrage interdisait évidemment de mentionner ici, soit la théorie +des différens instrumens essentiels créés par le génie des physiciens et +inspirés par le besoin de perfectionner les explorations, soit les +nombreux moyens de vérification qui garantissent aujourd'hui la +précision des résultats obtenus. Je ne pouvais pas même signaler ces +résultats, en ce qu'ils offrent de spécial, et je devais me borner +strictement à l'appréciation philosophique de leurs conséquences +générales. Quelque imparfait que soit nécessairement ce rapide examen, +il fera concevoir, j'espère, les vrais caractères essentiels propres à +l'ensemble de cette belle partie de la physique; il indiquera la liaison +rationnelle des divers ordres de recherches qui la composent, ainsi que +le degré de perfection où chacun d'eux est aujourd'hui parvenu, et les +principales lacunes qu'il laisse encore à remplir. + +Afin de compléter réellement cette analyse philosophique de la +thermologie, il est maintenant indispensable d'examiner avec soin, +quoique d'une manière générale, dans la leçon suivante, comment la +partie la plus simple et la plus fondamentale des phénomènes de la +chaleur, a pu être ramenée, par le génie de Fourier, à une admirable +théorie mathématique. + + + + +TRENTE-UNIÈME LEÇON + +Considérations générales sur la thermologie mathématique. + +D'après la leçon précédente, on considère, en thermologie, deux ordres +principaux de phénomènes: les premiers, directement relatifs à l'action +thermologique proprement dite, consistent dans le mode suivant lequel +certains corps quelconques s'échauffent tandis que d'autres se +refroidissent, en vertu de leurs diverses influences mutuelles, à +distance ou au contact, fondées sur l'inégalité de leurs températures; +les seconds se rapportent, au contraire, aux modifications plus ou moins +profondes et plus ou moins éloignées que le nouvel état thermométrique +de chaque corps fait nécessairement éprouver à sa constitution physique +primitive. Ces derniers phénomènes ne sauraient être jusqu'ici l'objet +d'aucune théorie mathématique, si ce n'est par l'intervention illusoire +des fluides ou des éthers imaginaires, et l'on ne conçoit pas même, +d'une manière nette, comment ils pourraient jamais y être réellement +assujettis, quoique rien, sans doute, n'en doive indiquer +l'impossibilité radicale. Ainsi, la thermologie mathématique embrasse +exclusivement aujourd'hui les phénomènes du premier genre, dont elle est +destinée à compléter et à perfectionner l'étude fondamentale. + +On conçoit, en effet, que la thermologie physique, ci-dessus examinée, +puisse nous conduire jusqu'à connaître selon quelles lois la température +s'élève successivement sur la surface extérieure de l'un des deux corps, +et s'abaisse sur celle de l'autre, par suite de leur action réciproque. +Mais là s'arrête évidemment, en général, par la nature même de cette +question physique, le domaine de l'exploration directe; et, néanmoins, +une semblable étude ne saurait être envisagée comme vraiment complète +que dans le cas purement idéal d'un point géométrique. Comment la +chaleur, une fois introduite dans un corps par son enveloppe extérieure, +se propage-t-elle peu à peu en tous les points de sa masse, de manière à +assigner à chacun d'eux, pour un instant désigné, une température +déterminée; ou, en sens inverses, comment cette chaleur intérieure se +dissipe-t-elle au dehors, à travers la surface, par une déperdition +graduelle et continue? C'est ce qu'il faudrait évidemment renoncer à +connaître avec exactitude, si l'analyse mathématique, prolongement +naturel de l'observation immédiate devenue impossible, ne venait ici +permettre à notre intelligence de contempler, par une exploration +indirecte, les lois suivant lesquelles s'accomplissent ces phénomènes +internes, dont l'étude semblait devoir nous être nécessairement +impénétrable. Telle est la destination essentielle de la doctrine +admirable que nous devons au beau génie du grand Fourier, et qu'il +s'agit maintenant de caractériser nettement dans son ensemble. + +Cette doctrine comprend deux parties générales bien distinctes: l'une, +relative aux lois de la propagation proprement dite de la chaleur, d'une +manière graduelle et continue, par voie de contiguïté immédiate; +l'autre, qui concerne la théorie de l'action thermologique exercée à des +distances quelconques, ou l'analyse du rayonnement. Je considérerai +surtout, et d'abord, la première partie, principal objet des travaux de +Fourier, et qui constitue, en effet, par sa nature, l'étude la plus +fondamentale. + +Afin de mieux circonscrire le sujet propre et essentiel de notre examen +philosophique, il faut, enfin, décomposer cette étude en deux branches +fort différentes, suivant qu'on envisage les lois de la propagation +graduelle de la chaleur dans les solides ou dans les fluides. Outre que +le premier cas est jusqu'ici le seul réellement exploré, c'est +nécessairement celui où ces lois peuvent être contemplées dans toute +leur pureté élémentaire. Quant aux masses fluides, la température +effective de chacun de leurs points, à une époque donnée, ne tient pas +seulement à l'action thermologique que les diverses molécules exercent, +de proche en proche, les unes sur les autres; elle est surtout, en +réalité, comme l'expérience le montre clairement, le résultat des +mouvemens plus ou moins rapides que l'inégalité des températures fait +naître inévitablement dans l'intérieur du système: en sorte que les +recherches purement thermologiques se compliquent de questions +hydrodynamiques, dont elles sont nécessairement inséparables. À la +vérité, Fourier a su étendre à ce cas difficile sa théorie fondamentale, +du moins en ce qui concerne les équations différentielles du problème. +Mais, on conçoit que, la simple étude analytique des mouvemens réels +produits dans les fluides par la seule pesanteur étant jusqu'ici, +d'après la vingt-neuvième leçon, presque inextricable, la question, bien +plus difficile, de la propagation mathématique de la chaleur y sera +long-temps encore essentiellement inaccessible. Du reste, il convient +d'observer que c'est principalement envers les gaz que les hautes +difficultés propres à une telle recherche se trouvent profondément +combinées, dans le cas, par exemple, des températures atmosphériques. +Car les liquides pouvant être échauffés, dans les expériences des +physiciens, de manière à prévenir la formation des courans intérieurs, +ils constituent par leur nature, à cet égard comme à tant d'autres, une +sorte d'intermédiaire entre le cas des solides et celui des gaz. +Quoiqu'un tel mode d'échauffement soit, sans doute, essentiellement +artificiel, son observation exacte et approfondie n'en serait pas moins +très précieuse, par la facilité que procure l'état fluide de mesurer +directement les températures internes, et de vérifier ainsi, d'une +manière fort sensible, les lois fondamentales de la propagation de la +chaleur, qui doit alors s'accomplir presque aussi régulièrement que si +la masse était solide. Néanmoins, c'est, évidemment, au seul cas des +solides que nous devons ici restreindre nos considérations générales. + +Le phénomène fondamental de la diffusion de la chaleur dans l'intérieur +d'une masse solide par la seule action graduelle et continue de ses +molécules consécutives, est toujours modifié nécessairement par deux +sortes de conditions générales, qu'il faut d'abord caractériser, afin +que l'ensemble du problème soit nettement défini. Les unes se rapportent +à l'état initial arbitraire, qui, dans chaque cas particulier, détermine +la température primitive propre à un point quelconque du corps. Les +autres concernent l'état thermométrique de la surface extérieure, en +vertu de l'action, variable ou constante, inégale ou commune, du système +ambiant. Ces deux ordres de données sont indispensables pour fixer +exactement, à l'égard de chaque question spéciale, l'interprétation +analytique de l'équation fondamentale de la propagation de la chaleur, +qui, par son extrême généralité nécessaire, ne saurait renfermer aucune +trace immédiate, ni de l'état initial propre aux diverses molécules, ni +des circonstances permanentes particulières à l'enveloppe. Mais, par +cela même que ces conditions sont essentiellement modificatrices, il +importe de considérer, avant tout, la loi principale; quoique, en +elle-même, elle ne puisse avoir de relation directe qu'avec un phénomène +purement abstrait, dont l'entière réalisation immédiate ne saurait avoir +lieu que dans le seul cas d'une masse solide indéfinie en tous sens. + +Quant à l'objet analytique d'une telle recherche, il consiste toujours à +découvrir la fonction qui exprime, à tout instant, la température d'un +point quelconque de la masse solide. Cette fonction se rapporte donc, en +général, à quatre variables indépendantes, puisque, outre le temps, elle +doit contenir les trois coordonnées géométriques de chaque molécule: +cependant, le nombre des variables est souvent réductible à trois, ou +même à deux, quand la forme du corps et son mode d'échauffement +permettent de supposer que la température change uniquement d'après une +seule coordonnée. + +Il paraîtrait d'abord nécessaire de distinguer deux cas essentiels dans +la question fondamentale, suivant qu'on examine l'état variable des +températures successives, ce qui constitue l'étude la plus complète, ou +qu'on se borne à considérer l'état permanent vers lequel tend finalement +l'ensemble de ces températures, sous l'influence d'une cause quelconque +constante. Le système approche toujours très rapidement de ce dernier +état, et d'autant plus que la perméabilité est plus parfaite, quoiqu'il +ne pût jamais y atteindre rigoureusement que dans un temps indéfini. +Quand on l'envisage isolément, la fonction cherchée, qui devient alors +indépendante du temps, peut se réduire, dans les cas les plus simples, +à ne contenir qu'une seule variable. Ce problème est susceptible, sans +doute, d'être étudié, jusqu'à un certain point, indépendamment du +premier, comme l'avait fait l'illustre Lambert à l'égard des +températures permanentes d'une barre prismatique dont une extrémité est +soumise à l'action d'un foyer constant. Mais une telle étude serait +évidemment très imparfaite, et surtout peu rationnelle, puisque l'état +final ne saurait être bien conçu qu'à la suite des modifications +successives qui l'ont graduellement produit. On ne doit donc pas traiter +cette question séparément de l'ensemble du problème; elle constitue +seulement une des conséquences générales les plus importantes de la +solution totale. + +Relativement à la loi physique élémentaire, base nécessaire de cette +théorie mathématique, elle consiste à supposer toujours l'intensité de +l'action thermologique proportionnelle à la différence des températures, +sans qu'on ait d'ailleurs besoin de rien préjuger habituellement quant +au mode suivant lequel elle dépend de la distance. Si cette +proportionnalité n'était point admise, il importe de remarquer, avant +tout, que le véritable esprit fondamental de la doctrine générale créée +par Fourier n'en saurait être aucunement altéré, ce que les physiciens +ont quelquefois trop méconnu; mais l'obligation d'introduire, dans les +élémens de cette doctrine, une fonction nouvelle et moins simple, +compliquerait nécessairement beaucoup les équations différentielles, et +pourrait ainsi rendre inextricables les difficultés purement +analytiques. Or, les expériences de divers physiciens, et surtout celles +de MM. Dulong et Petit, ont clairement constaté, comme je l'ai indiqué +dans la leçon précédente, que cette loi, primitivement imaginée par +Newton, ne pouvait plus être adoptée quand la différence des +températures devenait très considérable. Toutefois, un tel résultat ne +peut nullement affecter la formation des équations différentielles +fondamentales relatives à la propagation intérieure de la chaleur. Car, +en parvenant à ces équations, on n'a jamais à considérer que l'action +thermologique instantanée de molécules infiniment voisines, dont les +températures diffèrent infiniment peu. Dès lors il suffit que cette +action dépende seulement de la différence des températures, ce qui +demeurera toujours incontestable, pour qu'on doive la supposer ici +simplement proportionnelle à cette différence, quelle que puisse être +d'ailleurs la vraie fonction naturelle, conformément à l'esprit général +de la méthode infinitésimale, si clairement prononcé dans toutes les +recherches géométriques et mécaniques. Lorsque, en complétant chaque +application effective, on arrivera à considérer l'état thermologique de +la surface extérieure, modifié par voie de rayonnement, c'est seulement +alors qu'une telle hypothèse deviendra purement approximative, et qu'on +ne devra plus l'employer qu'avec la réserve convenable et en soumettant +ses conséquences définitives aux diverses restrictions indiquées par +l'expérience. Mais la théorie fondamentale ne peut jamais en être +radicalement affectée. + +Après ces considérations préliminaires indispensables sur la nature +propre d'un tel problème, et sur l'esprit général de la solution, +examinons directement la formation des équations fondamentales qui +expriment les lois mathématiques de la propagation de la chaleur. Il +faut, pour cela, envisager préalablement deux cas élémentaires, +essentiellement abstraits sans doute, et constituant néanmoins une +préparation nécessaire, puisque toutes les notions essentielles de cette +théorie y trouvent leur véritable origines, et peuvent y être étudiées +dans leur plus grande simplicité. Ils consistent, suivant la judicieuse +expression de Fourier, dans le mouvement uniforme de la chaleur, d'abord +en une seule direction, et ensuite en tous sens; ils remplissent, en +effet, envers l'ensemble de la thermologie mathématique, le même office +essentiel que la théorie du mouvement uniforme à l'égard de la mécanique +rationnelle. + +Le premier et le plus simple de ces deux cas concerne l'état final et +permanent des températures dans un solide indéfini compris entre deux +plans parallèles, dont chacun est supposé constamment entretenu à une +température invariable, commune à tous ses points, et différente +seulement de l'une à l'autre base. Quelles que soient les températures +initiales des divers points intérieurs d'une masse ainsi définie, leur +ensemble tendra vers un certain système définitif, qui ne serait +exactement réalisé qu'au bout d'un temps infini, mais qui aurait la +propriété caractéristique de subsister éternellement par lui-même s'il +était une fois établi. Ce système est, par sa nature, entièrement +indépendant des circonstances primitives, susceptibles seulement +d'influer sur l'époque de sa réalisation, et sur les modifications qui +l'auraient graduellement amenée. La définition de la masse proposée +montre clairement que cet état final et fixe doit être identique en tous +les points d'une même section quelconque parallèle aux deux bases, et +varier uniquement d'une tranche à la suivante, d'après la distance à +ces bases données. Toute la difficulté est donc réduite ici à connaître +la loi précise de cette variation. Or, une telle loi doit être déduite +de cette condition, caractéristique de la fixité: une tranche quelconque +transmet à la suivante autant de chaleur qu'elle en reçoit de la +précédente. Ce principe évident conduit aussitôt à reconnaître aisément +que la température de chaque point est exprimée par une fonction du +premier degré de sa distance à l'une des bases: puisque, en vertu d'une +semblable distribution des températures, l'échauffement que tendrait à +produire sur la molécule considérée une quelconque de celles qui +l'avoisinent, serait toujours exactement compensé par le refroidissement +dû à la molécule symétrique; en sorte que toutes les actions +thermologiques du système, ainsi comparées, se détruiraient +mutuellement. Dans cette formule, le terme indépendant de l'ordonnée est +égal à la température de la base à partir de laquelle cette ordonnée est +comptée; le coefficient du terme variable, a pour valeur le rapport de +la différence des deux températures extrêmes données à la distance +connue des deux bases. + +Ce dernier coefficient est extrêmement remarquable, comme fournissant la +première source élémentaire d'une notion fondamentale commune à toute +la thermologie mathématique, celle de ce que Fourier a nommé le _flux_ +de chaleur, c'est-à-dire la quantité de chaleur plus ou moins grande, +qui, en un temps donné, traverse perpendiculairement une aire plane de +grandeur déterminée[28]. La différence des températures de deux tranches +quelconques étant ici toujours proportionnelle à leur distance, le flux +relatif à l'unité de temps et à l'unité de surface, a pour mesure +naturelle, le rapport constant de ces deux nombres, qu'exprime le +coefficient proposé multiplié par la perméabilité propre à la substance +considérée. Ce cas est le seul où le flux puisse être immédiatement +évalué, et c'est d'après lui qu'on l'estime en toute autre circonstance, +quand l'état du système varie, et que les températures ne sont pas +uniformément réparties. + + [Note 28: Contraints de penser à l'aide de langues + jusqu'ici toujours formées sous l'influence exclusive ou + prépondérante d'une philosophie théologique ou métaphysique, + nous ne saurions encore entièrement éviter, dans le style + scientifique, l'emploi exagéré des métaphores. On ne doit + donc pas reprocher à Fourier ce que les expressions + précédentes contiennent, sans doute, de trop figuré. Mais il + est aisé de sentir, malgré cette imperfection, qu'elles + désignent seulement un simple fait thermologique général, + entièrement indépendant de toute vaine hypothèse sur la + nature de la chaleur, comme le savent très bien tous ceux + qui ont quelque connaissance de cette théorie.] + +La même démonstration convient à l'analyse du second cas préparatoire, +où l'on envisage l'égale distribution de la chaleur, non plus dans une +seule direction, mais en tous sens. Il s'agit alors de l'état final et +permanent d'une masse solide comprise entre trois couples de plans +parallèles, respectivement rectangulaires, où les températures changent +d'un point à un autre à raison de chacune de ses trois coordonnées. On +prouve encore, dans un tel parallélépipède, que la température d'une +molécule quelconque est exprimée par une fonction complète du premier +degré relative aux trois coordonnées simultanément, pourvu qu'on suppose +les six faces extérieures constamment entretenues aux diverses +températures qu'une telle formule assignerait à chacun de leurs points. +Il est aisé de reconnaître en effet, comme précédemment, que toutes les +actions thermologiques élémentaires se détruisent deux à deux, en vertu +de cette répartition des températures. + +Ce cas donne lieu à une nouvelle remarque fondamentale sur +l'interprétation thermologique des trois coefficiens propres aux +diverses coordonnées contenues dans cette équation. Les échanges de +chaleur s'effectuant ici en tous sens, chaque coefficient sert à mesurer +le flux parallèle à l'ordonnée correspondante. Chacun de ces trois flux +principaux se trouve avoir nécessairement la même valeur que si les +deux autres n'existaient pas; comme en mécanique, les divers mouvemens +élémentaires s'accomplissent simultanément, sans aucune altération +mutuelle. En estimant ce flux suivant une nouvelle direction quelconque, +on voit aussi qu'il se déduit des premiers d'après les mêmes lois +mathématiques qui président, en mécanique, à la composition des forces, +et, en géométrie, à la théorie des projections. + +On aperçoit ici un nouvel et mémorable exemple de cette admirable +propriété radicalement inhérente à l'analyse mathématique de dévoiler, +quand elle est judicieusement appliquée, des analogies réelles entre les +phénomènes les plus divers, en permettant de saisir dans chacun ce qu'il +présente d'abstrait, et par suite, de commun. Le premier et le plus +fondamental des deux cas thermologiques élémentaires que nous venons de +considérer, correspond exactement, en géométrie, à la marche des +ordonnées d'une ligne droite, et, en mécanique, à la loi du mouvement +uniforme. Les mêmes coefficiens dont la destination thermologique est de +mesurer les flux de chaleur, servent, géométriquement, à estimer les +directions, et, mécaniquement, à évaluer les vitesses. Quoique je me +sois efforcé, dans le premier volume, de faire convenablement ressortir, +par une étude directe et générale, ce caractère fondamental de +l'analyse mathématique, je ne devais pas négliger d'en signaler ici une +vérification aussi capitale. + +D'après les théorèmes préliminaires indiqués ci-dessus, la méthode +infinitésimale permet de former aisément l'équation fondamentale +relative à la propagation de la chaleur dans un cas quelconque. En +effet, de quelque manière que doivent varier les températures +successives d'une même molécule, ou les températures simultanées des +différens points, on peut toujours concevoir la masse décomposée en +élémens prismatiques, infiniment petits relativement à chacun des trois +axes coordonnés, suivant les faces desquels les flux de chaleur soient +uniformes et constans pendant toute la durée d'un même instant. Chaque +flux sera donc nécessairement exprimé par la fonction dérivée de la +température relativement à l'ordonnée correspondante. Cela posé, si le +flux avait, dans les trois sens, la même valeur pour les deux faces +égales et opposées perpendiculaires à la même ordonnée, la température +de l'élément ne pourrait, évidemment, éprouver aucun changement, +puisqu'il s'échaufferait autant par l'une de ces faces qu'il se +refroidirait par l'autre. Ainsi, les variations de cette température ne +sont dues qu'à l'inégalité de ces deux flux antagonistes. En évaluant +cette différence, qui dépendra naturellement de la seconde dérivée de +la température rapportée à l'ordonnée considérée, et ajoutant entre +elles les différences propres aux trois axes, on évaluera donc +exactement la quantité totale de chaleur alors introduite, et par suite, +l'accroissement instantané que devra présenter effectivement la +température de la molécule, pourvu qu'on ait convenablement égard à la +chaleur spécifique et à la densité de cet élément. De là résulte +immédiatement l'équation différentielle fondamentale, qui consiste en ce +que la somme des trois dérivées partielles du second ordre de la +température, envisagée tour à tour comme une fonction de chaque ordonnée +isolément, est nécessairement toujours égale à la première dérivée de +cette température relativement au temps, multipliée toutefois par un +coefficient constant: ce coefficient a pour valeur le produit de la +densité par le rapport de la chaleur spécifique à la perméabilité de la +molécule. S'il était convenable de considérer directement l'état final +et permanent du système, on le caractériserait aussitôt en se bornant à +annuller le second membre de cette équation générale, qui ne +contiendrait plus alors que trois variables indépendantes. + +On voit que, conformément aux propriétés universelles des relations +différentielles, une telle équation ne renferme immédiatement aucune +trace, non-seulement de l'état thermologique initial, mais encore des +circonstances perpétuelles propres à la surface extérieure. L'équation +exprime simplement ce que le phénomène offre de plus général et de plus +profond, l'échange continuel de la chaleur entre toutes les molécules du +système, en vertu de leurs températures actuelles. C'est ainsi que le +premier volume de cet ouvrage nous a fait voir les équations +différentielles fondamentales de la géométrie et de la mécanique, +représentant d'une manière uniforme, un même phénomène général, +abstraction faite du cas particulier quelconque où il se réalisera. +Telle est l'origine philosophique de cette parfaite coordination +qu'introduit constamment l'emploi convenable de l'analyse mathématique, +quand la nature de nos études les en rend susceptibles. Désormais, en +thermologie, les recherches illimitées que pourront suggérer les +innombrables variétés de la forme des corps et de leur mode +d'échauffement seront toujours, aux yeux des géomètres, les diverses +modifications analytiques d'un problème unique, invariablement assujetti +à une même équation fondamentale. Les différens cas particuliers ne +pourront, en effet, s'y distinguer que par la composition analytique des +fonctions arbitraires propres à l'intégrale générale de cette équation. + +Toutefois, comme le sens d'une telle relation abstraite ne saurait +devenir entièrement déterminé qu'en ayant égard aux conditions +caractéristiques de chaque question spéciale, il importe de signaler +maintenant, pour compléter cette indication sommaire, le mode uniforme +suivant lequel Fourier a conçu l'introduction analytique de ces +conditions complémentaires. Il faut distinguer, à cet effet, entre +l'état initial des différens points du système et l'état permanent de la +surface extérieure, titres généraux sous lesquels pourront toujours être +classées toutes ces diverses particularités. + +Quant à la considération des températures primitives, elle ne présente +immédiatement aucune difficulté analytique qui lui soit propre, si ce +n'est lorsqu'on en vient à exécuter les intégrations. Alors, les +fonctions arbitraires doivent être choisies de telle manière que, en +annullant le temps dans la formule générale qui représente la +température de chaque point à un instant quelconque, afin de remonter à +l'état initial, cette formule devienne exactement identique avec la +fonction des coordonnées, préalablement définie, par laquelle a été +caractérisé le système thermologique originel. Cette condition ne donne +donc lieu à aucune relation différentielle générale. + +Il n'en est pas de même relativement à l'état de la surface. On doit +alors exprimer que la formule générale des températures, quand on y +suppose, entre les coordonnées qui s'y trouvent, la relation convenable +à la surface proposée, coïncide, en tout temps, avec celle qui convient +à cette surface. Or, cette condition étant, de sa nature, permanente, +elle est susceptible d'être prise en considération d'une manière +générale par une équation différentielle subsidiaire, puisqu'elle altère +continuellement le mode fondamental de propagation, tandis que +l'influence de l'état initial devait se borner uniquement à affecter les +valeurs absolues des températures propres à un instant donné. Cette +équation différentielle, qui est nécessairement du premier ordre, +s'obtient en égalant, pour un élément quelconque de la surface, la +quantité de chaleur qu'il reçoit, selon sa normale, de la part des +molécules intérieures correspondantes, avec celle qui tend à sortir par +l'influence donnée du système ambiant. L'ordre moins élevé d'une telle +équation, comparativement à l'équation fondamentale de la propagation +intérieure, résulte de ce que, dans celle-ci, il fallait inévitablement +considérer la différentiation du flux entre les deux faces opposées de +chaque élément, tandis que, pour la surface, on doit, au contraire, +envisager le flux lui-même, immédiatement compensé par l'action du +milieu. Si, par une cause quelconque, une certaine couche intérieure +était assujettie d'avance à un système de températures déterminé, il en +résulterait aussitôt, comme le remarque judicieusement Fourier, la même +solution de continuité qu'à la surface dans le mode général de +propagation de la chaleur. + +Cette équation auxiliaire propre à tous les points de l'enveloppe, +contient nécessairement, outre les fonctions dérivées de la température +relativement aux coordonnées qui expriment le flux suivant chacune +d'elles, les coefficiens différentiels purement géométriques par +lesquels est définie analytiquement la direction de la normale en chaque +point de la surface. Tel est le mode général suivant lequel la forme des +corps se trouve convenablement introduite dans la thermologie +mathématique, de manière à exercer toujours sur l'ensemble de la +solution une influence inévitable et spéciale. L'observation avait, sans +doute, signalé depuis long-temps une telle influence, par des +indications incontestables; mais on conçoit qu'il était impossible de +s'en faire une juste idée, avant que la doctrine de Fourier eût +rationnellement assigné son véritable rang général parmi les diverses +causes qui concourent à l'effet total, dont l'exploration directe ne +saurait fournir à cet égard que des notions essentiellement vagues et +confuses. + +Tels sont les moyens généraux de mettre en équation tous les problèmes +relatifs à la propagation de la chaleur dans les solides, ainsi que les +deux sortes de conditions complémentaires destinées à déterminer, pour +chaque cas particulier, les fonctions arbitraires correspondantes à +cette équation différentielle du second ordre. La nature de cet ouvrage +et ses limites nécessaires ne me permettent point de donner ici aucune +idée, même sommaire, du système entièrement neuf de procédés analytiques +créé par le génie de Fourier pour l'intégration de ces équations, qui se +trouvaient dépendre inévitablement de la partie la plus difficile et la +plus imparfaite du calcul intégral. Cette belle analyse est surtout +caractérisée par le soin qu'on y prend constamment de chercher +directement l'intégrale convenable à la question thermologique, sans la +déduire de celle qui présente la plus grande généralité abstraite, et +dont la formation serait presque toujours impossible. Les conditions +subsidiaires relatives, soit à l'état primitif du système, soit à +l'état permanent de la surface, y ont introduit la considération +indispensable des fonctions discontinues, dont la théorie, maintenant si +satisfaisante, était jusque alors à peine ébauchée dans ses premiers +rudimens. Les théorèmes généraux sur la transformation de ces fonctions +en séries trigonométriques, procédant selon les sinus ou les cosinus des +multiples indéfinis de la variable, ou en intégrales définies +équivalentes, ont notablement agrandi le domaine fondamental de +l'analyse mathématique, indépendamment de leur destination directe pour +la thermologie. J'ai déjà noté, dans le premier volume, comment la +géométrie pouvait les employer à compléter la représentation analytique +de toutes les figures, en l'étendant à des portions limitées des lieux +géométriques ou à des assemblages quelconques des diverses formes, ce +qui était d'ailleurs nécessaire à la thermologie mathématique, afin d'y +pouvoir étudier la propagation de la chaleur dans les polyèdres. Mais la +manière dont Fourier a dirigé l'usage de ses procédés analytiques n'est +peut-être pas moins remarquable, sous le point de vue philosophique, que +l'invention même de tels moyens. Non-seulement il s'est toujours +scrupuleusement attaché, dans tous les cas importans, à obtenir +finalement des formules claires, simples et facilement évaluables en +nombres, comme on devrait le faire à l'égard de questions quelconques; +mais il les a, en général, tellement composées qu'elles dévoilent, au +premier aspect, la marche essentielle du phénomène proposé, leurs +différens termes exprimant sans cesse des états thermologiques +élémentaires et distincts, qui se superposent continuellement, ainsi que +l'exploration directe le ferait apercevoir, si elle était praticable +avec un tel degré de précision. + +Sous le point de vue purement analytique, les problèmes thermologiques +offrent, par leur nature, une analogie fondamentale avec ceux que fait +naître l'étude du mouvement des fluides. Il s'agit, de part et d'autre, +de fonctions de quatre variables indépendantes, assujetties à des +équations aux différences partielles du second ordre, dont la +composition est habituellement semblable. La parité s'étend même, à +beaucoup d'égards, aux conditions auxiliaires. Celles relatives aux +températures primitives des diverses molécules, sont remplacées, dans +les problèmes hydrodynamiques, par les vitesses initiales des différens +points. De même, le maintien constant de la surface du fluide à un degré +donné de pression extérieure, représente l'état permanent de l'enveloppe +du solide échauffé à une température déterminée, indépendante de la +propagation interne. Il y a toutefois, sous ce dernier rapport, une +différence essentielle entre les deux cas, puisque, dans le problème +thermologique, la forme de la surface demeure invariable pendant toute +la durée du phénomène, tandis qu'elle change, dans la question +hydrodynamique, à mesure que le phénomène s'accomplit, ce qui doit +augmenter nécessairement les difficultés analytiques. Mais, quoique les +deux analyses ne puissent pas, sans doute, être envisagées comme +exactement identiques, leurs analogies naturelles n'en sont pas moins +évidemment assez profondes pour que les progrès généraux de l'une, +deviennent immédiatement applicables au perfectionnement de l'autre, +ainsi que Fourier l'a annoncé. On doit donc compter que, lorsque +l'ensemble de la doctrine de Fourier sera plus connu et mieux apprécié, +les géomètres en feront un usage très étendu et fort important dans +l'exploration analytique des mouvemens des fluides, comme Corancez l'a +déjà tenté. + +En considérant sous un aspect philosophique l'esprit général de cette +analyse thermologique, elle m'a semblé comporter un perfectionnement +fondamental, que je dois ici indiquer sommairement aux géomètres +susceptibles de le comprendre et de l'utiliser. Il consisterait +essentiellement dans l'application du calcul des variations à la +thermologie, jusqu'ici tout-à-fait privée de cette précieuse méthode. +Partout où une grandeur quelconque reçoit deux sortes d'accroissemens, +non-seulement divers et indépendans, mais aussi radicalement +hétérogènes, la conception des _variations_ peut être introduite, et +présente constamment la propriété essentielle d'améliorer, dans ses +élémens, l'expression analytique des phénomènes, en distinguant mieux, +par le calcul même, les causes naturellement différentes. C'est ainsi +que Lagrange a si heureusement transporté cette conception dans +l'analyse mécanique, où elle empêche de confondre désormais les +différentiations purement géométriques avec celles dont le caractère est +vraiment dynamique. Or, la thermologie me paraît comporter une telle +application, tout aussi naturellement que la mécanique. Car on y +considère toujours évidemment, à l'égard des températures, deux ordres +bien tranchés de changemens généraux: ceux qu'éprouve, aux diverses +époques du phénomène, la température d'une même molécule, et ceux qui se +manifestent en un même instant, en passant d'un point à un autre. Deux +points de vue différentiels aussi distincts, jusqu'ici sans cesse +confondus dans les équations thermologiques, pourraient y être +habituellement séparés avec facilité en appliquant à l'un d'eux +l'algorithme spécial des variations, qui conviendrait surtout au second. +Un tel perfectionnement ne se bornerait pas à l'amélioration des +notations fondamentales, ce qui d'ailleurs aurait déjà, pour tout +analyste, une extrême importance. Mais je ne doute pas, en outre, que +l'emploi judicieux des transformations générales enseignées par le +calcul des variations pour isoler les deux caractéristiques, ne +contribuât beaucoup à simplifier l'ensemble de la solution analytique, +en même temps qu'à l'éclaircir, et à la mettre mieux en harmonie avec la +marche du phénomène thermologique. La nature et l'étendue de mes travaux +propres ne me laissant guère l'espoir de suivre jamais cette pensée +d'une manière convenablement spéciale, j'ai dû la livrer immédiatement +aux géomètres qui seraient disposés à profiter d'une telle ouverture. + +Après avoir suffisamment caractérisé sous ses principaux aspects la +théorie mathématique de la propagation graduelle et continue de la +chaleur ou du froid dans les corps solides, il resterait à analyser +philosophiquement la doctrine générale de Fourier en ce qui concerne +l'étude de la chaleur rayonnante. Mais cette opération ne pourrait +s'effectuer clairement qu'à l'aide de développemens très étendus qui +seraient ici déplacés. D'ailleurs, les considérations précédentes, +relatives à la question la plus importante et la plus difficile, font +assez concevoir comment les phénomènes thermologiques ont pu être +irrévocablement ramenés à des lois mathématiques, ce qui devait être, +dans cet ouvrage, mon seul but essentiel. Je me bornerai donc, quant à +l'analyse du rayonnement, à signaler ici son résultat général le plus +remarquable, qui consiste dans l'explication rationnelle du mode suivant +lequel varie l'intensité du rayonnement d'après sa direction. + +J'ai déjà noté à ce sujet, dans la leçon précédente, comment M. Leslie +avait découvert, par une expérimentation ingénieuse, la variation +continuelle de cette intensité proportionnellement aux sinus des angles +que forment les rayons, soit émergens, soit incidens, avec la surface +correspondante. Or, Fourier a pleinement démontré que cette loi est +indispensable à l'établissement ou au maintien de l'équilibre +thermométrique entre deux corps quelconques. Une molécule placée +arbitrairement dans l'intérieur d'une enceinte très étendue, dont toutes +les parties sont exactement à une même température constante, prend +toujours, au bout d'un certain temps, cette température commune, et la +conserve indéfiniment quand elle l'a une fois acquise: c'est ce +qu'indiquent clairement les observations les plus vulgaires. Il est +d'abord aisé de prouver qu'un tel résultat ne saurait avoir lieu si +toutes les parties de l'enceinte rayonnaient sur la molécule avec la +même énergie, abstraction faite de l'inégalité des distances: la chaleur +émise perpendiculairement à la surface de l'enceinte ne peut donc avoir +la même intensité que celle qui en émane suivant des directions plus ou +moins obliques. Les considérations employées par Fourier montrent +ensuite, d'après une analyse plus approfondie, que cette température +commune n'existerait pas davantage si l'on faisait varier l'intensité du +rayonnement suivant toute autre loi que celle du sinus de l'obliquité: +l'état thermométrique de la molécule dépendrait alors de sa situation, +et pourrait présenter les différences les plus absurdes d'une position à +l'autre, au point d'être, en certains cas, très supérieur ou très +inférieur à l'état général et permanent de l'enceinte. La démonstration +est simple, quand on a seulement égard à la chaleur directement envoyée +à la molécule par chaque élément de l'enceinte; mais elle se complique +beaucoup lorsqu'on vient à considérer, comme l'exige une analyse +complète, celle qui peut en provenir aussi après un nombre quelconque de +réflexions successives. Enfin, il suffit de remplacer la molécule +proposée par un corps de dimensions sensibles, pour étendre le même +raisonnement mathématique à la partie de la loi empirique de M. Leslie, +qui concerne la chaleur reçue au lieu de la chaleur émise. Ainsi, ce +beau travail de Fourier rattache directement au simple fait général et +vulgaire de l'équilibre thermométrique cette loi remarquable, base +principale de la théorie du rayonnement, et que les expériences des +physiciens ne pouvaient sans doute établir que d'une manière seulement +approximative. Cette démonstration difficile constitue certainement une +des plus heureuses applications de l'analyse mathématique aux études +physiques, envisagées sous un point de vue spécial. + +D'après le plan général établi dans les prolégomènes de cet ouvrage, la +philosophie naturelle, conçue abstraitement, doit être le seul sujet de +notre examen habituel, et nous avons dû nous interdire d'y comprendre, +d'ordinaire, les considérations concrètes relatives à l'ensemble de +l'histoire naturelle proprement dite, le système des sciences +secondaires ne pouvant être qu'une dérivation de celui des sciences +fondamentales (voyez la deuxième leçon). Je ne saurais donc envisager +ici, avec toutes les indications spéciales qu'exigerait son exacte +appréciation philosophique, l'importante théorie des températures +terrestres, qui constitue cependant l'application la plus essentielle et +en même temps la plus difficile de la thermologie mathématique. +Toutefois, je ne puis m'empêcher de signaler sommairement une partie +aussi neuve et aussi intéressante de la doctrine générale créée par +Fourier. + +La température propre à chaque point de notre globe est essentiellement +due, abstraction faite des influences purement locales ou accidentelles, +à l'action diversement combinée de trois causes générales et +permanentes: 1º la chaleur solaire, affectant inégalement les différens +lieux, et partout assujettie à des variations périodiques; 2º la chaleur +intérieure propre à la terre dès l'origine de sa formation à l'état de +planète distincte; 3º enfin, l'état thermométrique général de l'espace +occupé par le monde dont nous faisons partie. La seconde cause agit +seule directement sur tous les points de la masse terrestre; l'influence +des deux autres est immédiatement limitée à la seule surface extérieure. +Elles sont, d'ailleurs, énumérées ici dans l'ordre effectif suivant +lequel elles ont pu nous être successivement dévoilées, c'est-à-dire +d'après leur participation plus ou moins étendue et plus ou moins +évidente à la production des phénomènes thermologiques de la surface, +les seuls complètement observables. + +Avant Fourier, ces phénomènes étaient regardés, par l'ensemble des +physiciens et des naturalistes, comme devant être uniquement attribués à +l'action solaire, tant leur analyse avait été jusque alors vague et +superficielle. L'opinion d'une chaleur centrale était à la vérité très +ancienne; mais cette hypothèse, arbitrairement rejetée par les uns, +tandis que les autres l'admettaient d'une manière non moins hasardée, +n'avait réellement aucune consistance scientifique, la discussion +n'ayant jamais porté sur la part que cette chaleur originaire pouvait +avoir aux variations thermologiques de la surface. La théorie +mathématique de Fourier lui a montré clairement que, à cette surface, +les températures différeraient extrêmement de ce que nous observons, +soit quant à leur valeur, soit surtout quant à leur comparaison +générale, si la masse terrestre n'était point partout pénétrée d'une +chaleur propre et primitive, indépendante de l'action du soleil, et qui +tend à se perdre, à travers l'enveloppe, par son rayonnement vers les +autres astres, quoique l'atmosphère doive ralentir beaucoup cette +déperdition naturelle. Cette chaleur originaire contribue directement +très peu aux températures superficielles effectives; mais elle empêche +que leurs variations périodiques suivent d'autres lois que celles qui +doivent résulter de l'influence solaire, laquelle, sans cela, se +perdrait, en majeure partie, dans la masse totale du globe. En +considérant les points intérieurs, même très près de l'enveloppe, et à +une distance d'ailleurs d'autant moindre qu'ils sont plus rapprochés de +l'équateur, la chaleur centrale devient prépondérante, et bientôt c'est +elle qui règle exclusivement les températures correspondantes, dont la +fixité rigoureuse, et l'accroissement graduel à mesure que la profondeur +augmente, ont tant attiré dans ces derniers temps l'attention des +observateurs. + +Quant à la troisième cause générale des températures terrestres, +personne, jusqu'à Fourier, n'en avait seulement conçu la pensée. Et +néanmoins, comme cet illustre philosophe avait coutume de l'indiquer à +ceux qu'il honorait de ses entretiens familiers, si, quand la terre a +quitté une partie quelconque de son orbite, elle y laissait un +thermomètre, cet instrument, supposé soustrait à l'action solaire, ne +pourrait sans doute baisser indéfiniment; la liqueur s'arrêterait +nécessairement à un certain point, qui indiquerait la température de +l'espace où nous circulons. Cette ingénieuse supposition n'est que +l'énoncé le plus simple et le plus frappant du résultat général des +travaux de Fourier à ce sujet, qui ont clairement établi que la marche +effective des températures à la surface de notre globe serait totalement +inexplicable, même en ayant égard à la chaleur intérieure, si l'espace +ambiant n'avait point une température propre et déterminée, qui doit +très peu différer de celle qu'on observerait réellement aux deux pôles +de la terre, quoique son évaluation véritable présente jusqu'ici quelque +incertitude. Il est remarquable que, des deux causes thermologiques +nouvelles découvertes par Fourier, la première soit susceptible d'être +directement mesurée à l'équateur, à quelques centimètres de la surface, +et la seconde aux pôles; tandis que, sur tous les points intermédiaires, +l'observation a besoin d'être dirigée et interprétée par une analyse +mathématique approfondie pour qu'on puisse démêler, dans ses indications +totales, l'influence propre à chacune des trois actions fondamentales. + +Le grand problème des températures terrestres étant ainsi défini quant à +ses élémens généraux, sa solution mathématique constitue l'application +la plus difficile de la thermologie analytique. Il s'agit alors +d'analyser exactement la marche des températures dans une sphère donnée, +dont l'état initial est exprimé par une fonction déterminée, mais +inconnue, des coordonnées d'une molécule quelconque, et dont la surface, +en même temps qu'elle rayonne vers un milieu qu'on doit supposer à une +température constante, d'ailleurs ignorée, reçoit continuellement +l'influence d'une cause thermologique variable, exprimée par une +fonction périodique très complexe, quoique donnée, du temps écoulé: il +faut encore avoir égard à l'enveloppe gazeuse dont cette sphère est +entourée, et qui doit sensiblement modifier le mouvement naturel de la +chaleur à sa surface. L'extrême complication d'un tel problème, et notre +ignorance nécessaire à l'égard de l'une des conditions essentielles, ne +sauraient permettre d'en obtenir une solution rationnelle vraiment +complète, quoiqu'on puisse le simplifier en regardant la température +initiale de chaque molécule intérieure comme dépendant seulement de sa +distance au centre. Toutefois, l'état thermologique de la surface ou des +couches qui l'avoisinent devant constituer ici la plus intéressante +partie de la recherche, il a été possible, en dirigeant judicieusement +tous les efforts vers ce seul but, de parvenir, sous ce rapport, à des +résultats très satisfaisans, essentiellement dégagés de toute hypothèse +précaire sur la loi relative à la chaleur intérieure, envers laquelle +Fourier s'est toujours si sagement abstenu de prononcer. La marche +générale des températures superficielles est désormais nettement +caractérisée dans ses variations principales, soit diurnes, soit +annuelles; nous connaissons le mode suivant lequel y participe chacune +des trois causes thermologiques; enfin, nous apprécions convenablement +l'influence essentielle de l'atmosphère, qui, par une alternative +périodique, échauffe et refroidit tour à tour la surface, et contribue +ainsi à la régularité des phénomènes. Quoique cette étude difficile soit +encore si près de sa naissance, ses progrès principaux, relativement à +ce que nous pouvons espérer d'en connaître d'une manière positive, ne +dépendent essentiellement désormais que du perfectionnement des +observations, dont la belle théorie de Fourier a d'ailleurs nettement +tracé le plan le plus rationnel. Quand les données indispensables du +problème seront ainsi mieux connues, celle théorie permettra de remonter +avec certitude à quelques indications précises sur l'ancien état +thermologique de notre globe, aussi bien que sur ses modifications +futures. Mais, dès aujourd'hui, nous avons obtenu par là un résultat +définitif d'une haute importance philosophique, en reconnaissant que +l'état périodique de la surface est maintenant devenu essentiellement +fixe, et ne peut éprouver que d'imperceptibles variations par le +refroidissement continu de la masse intérieure dans la suite des +siècles postérieurs. Ce résumé rapide, quelque imparfait qu'il soit, +montre clairement quelle admirable consistance scientifique a pris tout +à coup, par les seuls travaux d'un homme de génie, cette branche +fondamentale de l'histoire naturelle du globe terrestre, qui, jusqu'à +Fourier, ne se composait que d'opinions vagues et arbitraires, +entremêlées de quelques observations incomplètes et incohérentes, d'où +ne pouvait résulter aucune exacte notion générale. + +Tels sont, en aperçu, les principaux caractères scientifiques de la +thermologie mathématique créée par le génie du grand Fourier. Beaucoup +de géomètres contemporains se sont déjà empressés de parcourir cette +nouvelle carrière ouverte à l'esprit mathématique, mais sans ajouter +réellement jusqu'ici rien de vraiment capital aux résultats des travaux +de Fourier. On doit même dire que la plupart d'entre eux n'ont vu +essentiellement encore, en de telles recherches, qu'un nouveau champ +d'exercices analytiques, où l'on pouvait aisément obtenir une célébrité +momentanée, en modifiant, d'une manière plus ou moins intéressante, les +cas traités par l'illustre fondateur. Ces travaux secondaires +n'indiquent pas, le plus souvent, ce sentiment profond de la vraie +philosophie mathématique, dont Fourier fut peut-être plus éminemment +pénétré qu'aucun autre grand géomètre, et qui consiste surtout dans la +relation intime et continue de l'abstrait au concret, comme je me suis +tant efforcé de l'établir nettement. On a vu, par exemple, un géomètre, +aujourd'hui très renommé, attacher une puérile importance à reprendre +l'équation fondamentale de la propagation de la chaleur, en y concevant +variable, d'un point à un autre, la perméabilité, que Fourier avait +supposée constante, mais en continuant d'ailleurs à l'y regarder comme +identique en tous sens. Néanmoins, dans cet ensemble, déjà très étendu, +de recherches analytiques sur la thermologie, il faut distinguer les +travaux de M. Duhamel, les seuls dignes jusqu'ici d'être remarqués comme +ajoutant réellement quelque chose à la théorie fondamentale de Fourier, +en cherchant à perfectionner la représentation analytique des phénomènes +effectifs. J'indiquerai surtout l'heureuse conception de ce géomètre sur +la perméabilité. + +M. Duhamel a senti qu'il serait illusoire de faire varier cette +propriété dans les différens points d'un corps, si, pour chaque +molécule, on la laissait égale en tous sens, ses modifications réelles +devant être, évidemment, bien plus prononcées selon les directions que +suivant les lieux. Il a donc reformé l'équation générale de la +thermologie, en y regardant la perméabilité comme assujettie à ces deux +ordres simultanés de variations. Son analyse l'a conduit à découvrir un +théorème général très remarquable sur les relations fixes des diverses +perméabilités d'une même molécule quelconque dans toutes les directions +différentes. Ce théorème est relatif au cas où la perméabilité serait la +même en tous les points du corps, et varierait seulement, pour chacun +d'eux, suivant les directions. Il consiste en ce que, dans une telle +hypothèse, il existe toujours, pour une masse quelconque, trois +directions rectangulaires déterminées, que M. Duhamel a judicieusement +nommées _axes principaux de conductibilité_, et selon lesquelles le flux +de chaleur a la même valeur que si la conductibilité était constante: le +flux est un _maximum_ relativement à l'un de ces axes, et varie, en tout +autre sens, proportionnellement au cosinus de l'angle correspondant. Ces +axes thermologiques offrent, en général, par l'ensemble de leurs +propriétés, une analogie intéressante et soutenue avec les axes +dynamiques découverts par Euler dans la théorie des rotations: il est +digne de remarque que les uns et les autres soient caractérisés par les +mêmes conditions analytiques, comme l'a montré M. Duhamel. Leur +considération présente surtout la même importance pour faciliter +l'étude analytique du phénomène, puisque, en y rapportant les +coordonnées, M. Duhamel est parvenu à rendre l'équation fondamentale +aussi simple, dans le cas de la perméabilité variable, que Fourier +l'avait établie pour la conductibilité constante, avec cette seule +différence que les trois termes du second ordre n'y ont plus des +coefficiens égaux. Cette intéressante découverte, envisagée sous le +point de vue philosophique, complète, d'une manière remarquable, +l'harmonie fondamentale, déjà signalée à tant d'autres égards par +Fourier, entre l'analyse thermologique et l'analyse dynamique. Son +utilité effective est, toutefois, notablement diminuée par la nature +essentiellement hypothétique de la constitution thermologique +correspondante: car, le théorème cesse nécessairement d'avoir lieu +lorsqu'on vient à envisager la perméabilité comme variable, +non-seulement selon les directions, mais aussi suivant les points, ce +qui est, néanmoins, sans doute, le cas réel, à l'égard duquel M. Duhamel +a d'ailleurs établi ensuite l'équation différentielle complète du +phénomène. + +On n'a point encore tenté d'examiner les modifications que devrait +éprouver la thermologie mathématique, en tenant compte des changemens +que l'accomplissement du phénomène peut introduire, à ses diverses +époques, dans la perméabilité propre à chaque molécule et à chaque +direction: il en est ainsi des altérations analogues de la chaleur +spécifique. Aucune de ces propriétés, et surtout la dernière, ne saurait +cependant être envisagée comme rigoureusement invariable à toutes les +températures, conformément à ce que j'ai indiqué dans la leçon +précédente. Leurs inégalités doivent, sans doute, exercer une influence +réelle sur tous les cas qui comportent des changemens de température +très étendus. Il serait difficile d'y avoir égard sans compliquer +beaucoup les équations thermologiques fondamentales, dont l'intégration +deviendrait alors peut-être entièrement inextricable, comme on le voit +ordinairement dans l'étude analytique des phénomènes physiques +quelconques, même les plus simples, quand on veut trop rapprocher l'état +abstrait de l'état concret. Ces modifications sont même celles qui, par +leur nature, compliqueraient le plus les difficultés fondamentales du +problème thermologique, envisagé sous le point de vue analytique; car, +en y ayant égard, l'équation différentielle de la propagation de la +chaleur, cesserait nécessairement d'être _linéaire_, et par conséquent +échapperait dès lors à toutes les méthodes d'intégration employées +jusqu'ici, toujours essentiellement relatives à un tel genre +d'équations. Toutefois, l'ignorance complète où nous sommes encore des +lois effectives de ces altérations, dont l'existence est à peine +constatée jusqu'ici par les observations, obligera long-temps les +géomètres et les physiciens à supposer ces deux propriétés spécifiques +parfaitement constantes, quoique cette hypothèse primitive doive être +rectifiée plus tard. La philosophie astronomique nous a fréquemment +montré combien il importe que le véritable esprit scientifique +n'introduise pas, dans ses conceptions rationnelles, une complication +prématurée, quand l'exploration plus attentive des phénomènes n'en a +point encore manifesté la nécessité positive. + +Il y a tout lieu de penser que cette maxime philosophique, dont la +sagesse est évidente, a seule empêché Fourier de prendre en +considération toutes les diverses modifications indiquées ci-dessus. Il +a dû même s'abstenir essentiellement d'attirer l'attention sur elles, +dans la crainte de compliquer l'exposition fondamentale d'une théorie +aussi neuve par l'introduction de difficultés accessoires, qui en +auraient obscurci le caractère principal. Ses méditations lui avaient +sans doute montré comment ses successeurs, en poursuivant la carrière +ouverte par son génie, pourraient avoir aisément égard à toutes les +considérations secondaires qu'il avait judicieusement élaguées, +lorsqu'elles auraient été convenablement définies, sauf les embarras +analytiques qui en résulteraient. + +Je me suis efforcé, dans cette leçon, de donner, aussi nettement que +possible, sans sortir des limites conformes à la nature de cet ouvrage, +une faible idée générale de l'admirable théorie mathématique créée par +Fourier pour perfectionner l'étude des phénomènes thermologiques +fondamentaux. Indépendamment du génie, non seulement analytique, mais +surtout mathématique, qui caractérise si éminemment ce bel ensemble de +découvertes, on a dû remarquer, dans mon imparfaite indication, avec +quelle persévérante sagesse philosophique Fourier s'était +scrupuleusement attaché, dès l'origine de ses recherches, à la +thermologie positive, dont il ne s'écarta jamais un seul instant tout en +prenant l'essor le plus sublime, à une époque où néanmoins, partout +autour de lui, on s'accordait à ne regarder comme dignes de l'attention +des penseurs que les travaux propres à appuyer telle ou telle conception +arbitraire sur la nature de la chaleur. En considérant d'une manière +impartiale et approfondie l'harmonie de ces hautes qualités, dont la +perte est peut-être encore trop récente pour être convenablement +appréciée par le vulgaire des savans, je ne crains pas de prononcer, +comme si j'étais à dix siècles d'aujourd'hui, que, depuis la théorie de +la gravitation, aucune création mathématique n'a eu plus de valeur et de +portée que celle-ci, quant aux progrès généraux de la philosophie +naturelle: peut-être même, en scrutant de près l'histoire de ces deux +grandes pensées, trouverait-on que la fondation de la thermologie +mathématique par Fourier était moins préparée que celle de la mécanique +céleste par Newton. + +Et cependant un tel génie a été long-temps méconnu; ses créations ont +été contestées par d'indignes rivaux; et, lorsqu'il n'a plus été +possible de nier ses droits irrécusables, on s'est efforcé d'atténuer +l'importance de ses immortels travaux. Enfin, quand il nous fut ravi, à +peine commençait-il à jouir librement, depuis quelques années, de la +plénitude d'une gloire si hautement méritée: il a disparu sans avoir +exercé, dans le monde savant, cette prépondérance paisible et continue +du maître sur les disciples, dernière fonction sociale naturellement +assignée aux hommes de génie, dont elle constitue la principale +récompense après le libre développement de leur activité essentielle, +que Newton, Euler et Lagrange obtinrent si complétement, et que Fourier +était, comme eux, si propre à rendre éminemment profitable aux progrès +généraux de l'esprit humain. Une telle destinée a dû être sans doute +bien imparfaitement compensée par la conviction profonde et habituelle +que la postérité le classerait indéfiniment dans le très petit nombre +des géomètres vraiment créateurs, dès l'époque prochaine où l'on aurait +oublié presque jusqu'au nom de ceux que la médiocrité de ses +contemporains avait osé placer à son niveau et même au-dessus de +lui[29]. + + [Note 29: On excusera, j'espère, ce faible témoignage + spécial, consacré à la mémoire vénérée d'un illustre ami, + dont le génie vraiment supérieur n'a généralement obtenu + qu'une tardive et incomplète justice.] + + + + +TRENTE-DEUXIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur l'acoustique. + +Quoique cette branche fondamentale de la physique ait évidemment passé, +comme toutes les autres, par l'état théologique et ensuite par l'état +métaphysique, elle a pris, aussi complétement que la barologie, et +presque depuis la même époque, son caractère scientifique définitif. Par +une suite nécessaire de la nature beaucoup plus compliquée des +phénomènes si délicats dont elle s'occupe, la théorie du son est +certainement bien moins avancée que celle de la pesanteur, qui doit sans +doute rester toujours supérieure à toute autre partie de la physique, +quels que puissent être nos progrès futurs. Mais, malgré cette +inévitable gradation, la positivité de l'acoustique est néanmoins tout +aussi parfaite que celle de la barologie elle-même, depuis que la +connaissance exacte des propriétés mécaniques élémentaires de +l'atmosphère a permis de concevoir nettement, vers le milieu de +l'avant-dernier siècle, la production et la transmission des vibrations +sonores. Aujourd'hui, en effet, l'acoustique n'est pas moins +radicalement affranchie que la barologie de ces hypothèses +anti-scientifiques, derniers vestiges de l'esprit métaphysique, qui +vicient encore, plus ou moins profondément, tout le reste de la +physique. On a tenté, il est vrai, au commencement de notre siècle, +ainsi que je l'ai indiqué dans la vingt-huitième leçon, de personnifier +le son comme la chaleur, la lumière, et l'électricité. Mais cette +aberration isolée et intempestive ne pouvait acquérir aucune +consistance, et n'a pas, en effet, exercé la moindre influence sur la +marche des physiciens, pour la plupart desquels elle a passé inaperçue, +malgré l'incontestable supériorité de l'illustre naturaliste qui s'y +était laissé entraîner. La même doctrine générale des vibrations qui, +abusivement transportée à l'étude des phénomènes lumineux, par exemple, +ne peut y conduire qu'à des conceptions chimériques, convient +parfaitement, au contraire, à l'analyse des phénomènes sonores, où elle +nous offre l'expression exacte d'une évidente réalité. + +Indépendamment du haut intérêt philosophique que doit naturellement +inspirer aujourd'hui une telle étude par cette entière pureté de son +caractère scientifique, et abstraction faite de l'extrême importance +directe évidemment propre aux phénomènes qu'elle considère, cette belle +partie de la physique mérite, sous deux rapports principaux, l'attention +spéciale des esprits qui envisagent l'ensemble des connaissances +positives, vu l'application générale très précieuse dont l'acoustique +est susceptible pour perfectionner les notions fondamentales relatives, +soit aux corps inorganiques, soit à l'homme lui-même. + +D'une part, en effet, l'examen des vibrations sonores constitue notre +moyen le plus rationnel et le plus efficace, si ce n'est le seul, +d'explorer, jusqu'à un certain point, la constitution mécanique +intérieure des corps naturels, dont l'influence doit surtout se +manifester dans les modifications qu'éprouvent les mouvemens vibratoires +de leurs molécules. Les faibles renseignemens obtenus jusqu'ici à cet +égard par une telle voie, à cause de l'imperfection actuelle de +l'acoustique, ne sauraient indiquer, ce me semble, l'impossibilité +d'employer ultérieurement, avec un vrai succès, ce mode général +d'exploration, quand l'étude du son sera plus avancée. Les belles suites +d'observations de M. Chladni et de M. Savart, quoique trop peu variées, +n'ont-elles pas déjà fourni à ce sujet quelques indications précieuses +sur les propriétés essentielles d'un tel système d'expérimentation. +L'étude approfondie des phénomènes sonores ne nous révèle-t-elle pas +certaines propriétés délicates des corps naturels, qui ne pourraient s'y +apercevoir d'aucune autre manière? Par exemple, la faculté de contracter +de véritables _habitudes_, c'est-à-dire des dispositions fixes, d'après +une suite suffisamment prolongée d'impressions uniformes, faculté qui +semblait exclusivement appartenir aux êtres animés, n'est-elle pas ainsi +clairement indiquée, à un degré plus ou moins grand, pour les appareils +inorganiques eux-mêmes? N'est-ce point aussi aux mouvemens vibratoires +qu'il faut attribuer l'influence remarquable que peuvent exercer l'un +sur l'autre, en certains cas, deux appareils mécaniques entièrement +séparés, comme, entre autres, dans la singulière action mutuelle de deux +horloges placées sur un support commun? + +D'une autre part, l'acoustique présente évidemment à la physiologie un +point d'appui indispensable pour l'analyse exacte des deux fonctions +élémentaires les plus importantes à l'établissement des relations +sociales, l'audition et la phonation. En séparant avec soin tout ce qui +concerne la perception des sons, et même leur simple transmission au +cerveau, phénomènes essentiellement nerveux, de ce qui est purement +relatif à leur impression sur l'organe de l'ouïe, on voit clairement que +l'étude de ces derniers phénomènes, sans lesquels les autres resteraient +nécessairement inexplicables, doit avoir pour base rationnelle une +connaissance approfondie des lois générales de l'acoustique, qui règlent +inévitablement le mode de vibration de tout appareil auditif. Il en est +ainsi, à plus forte raison, quant à la production de la voix, phénomène +essentiellement assimilable, par sa nature, à l'action de tout autre +instrument sonore, sauf la complication supérieure due aux modifications +presque continuelles de l'appareil vocal, en vertu des innombrables +variations organiques, et dont les plus délicates seront toujours, sans +doute, à peu près inappréciables. + +Mais, malgré cette incontestable relation, ou, plutôt, en y ayant +convenablement égard, ce n'est pas aux physiciens proprement dits +qu'appartient rationnellement l'étude de ces deux grands phénomènes, +dont les anatomistes et les physiologistes ne doivent pas se dessaisir, +pourvu qu'ils empruntent désormais à la physique toutes les notions +nécessaires. Car, les physiciens sont, en eux-mêmes, essentiellement +impropres, soit à l'usage judicieux des données anatomiques du +problème, soit surtout à la saine interprétation physiologique des +résultats obtenus. On aperçoit ainsi combien sont déplacées, dans nos +systèmes actuels de physique, les théories, d'ailleurs si +superficielles, de l'audition et de la phonation: on en peut dire +autant, par les mêmes motifs fondamentaux, quant à la théorie si +imparfaite de la vision. Il semble que les physiciens aient voulu +tenter, à ces divers égards, la combinaison inverse de celle qui devrait +être réellement entreprise par les physiologistes, seuls compétens pour +l'établir: aussi aurons-nous lieu de constater, dans le volume suivant, +les graves préjudices qu'a nécessairement produits cette marche +irrationnelle, relativement à nos vraies connaissances sur ces sujets +difficiles. + +Parmi toutes les branches principales de la physique, l'acoustique est, +sans doute, après la barologie, celle qui, par sa nature, comporte le +plus directement, et de la manière la plus satisfaisante, une large +application des doctrines et des méthodes mathématiques. Considérés, en +effet, sous le point de vue le plus général, les phénomènes sonores se +rattachent évidemment à la théorie fondamentale des oscillations très +petites d'un système quelconque de molécules autour d'une situation +d'équilibre stable. Car, pour que le son se produise, il faut d'abord +qu'il y ait perturbation brusque dans l'équilibre moléculaire, en vertu +d'un ébranlement instantané; et il est tout aussi indispensable que ce +dérangement passager soit suivi d'un retour suffisamment prompt à l'état +primitif. Les oscillations plus ou moins perceptibles et continuellement +décroissantes qu'effectue ainsi le système en-deçà et au-delà de sa +figure de repos, sont, par leur nature, sensiblement isochrones, puisque +la réaction élastique en vertu de laquelle chaque molécule tend à +reprendre sa position initiale est d'autant plus énergique que +l'écartement a été plus grand, comme dans le cas du pendule. Pourvu que +ces vibrations ne soient pas trop lentes, il en résulte toujours un son +appréciable. Une fois produites dans le corps directement ébranlé, elles +peuvent être transmises à de grands intervalles, à l'aide d'un milieu +quelconque suffisamment élastique, et principalement de l'atmosphère, en +y excitant une succession graduelle de dilatations et contractions +alternatives, que leur analogie évidente avec les ondes formées à la +surface d'un liquide a fait justement qualifier d'_ondulations_ sonores. +Dans l'air, en particulier, vu sa parfaite élasticité, l'agitation doit +se propager, non-seulement suivant la direction de l'ébranlement +primitif, mais encore en tous sens au même degré. Enfin, les vibrations +transmises sont toujours nécessairement isochrones aux vibrations +primitives, quoique leur amplitude puisse être d'ailleurs fort +différente. + +L'analyse la plus élémentaire du phénomène général des vibrations +sonores, a donc suffi pour faire concevoir cette étude, presque dès son +origine, comme immédiatement subordonnée aux lois fondamentales de la +mécanique rationnelle. Aussi, d'après Newton, auquel est due la première +tentative pour déterminer rationnellement la vitesse de propagation du +son dans l'air, l'acoustique a-t-elle toujours été plus ou moins mêlée à +tous les travaux des géomètres sur le développement de la mécanique +abstraite. Ce sont même de simples considérations d'acoustique qui ont +primitivement suggéré le beau principe général découvert par Daniel +Bernouilli, relativement à la coexistence nécessaire et sans confusion +des petites oscillations de diverses sortes que produisent à la fois, +dans un système quelconque, plusieurs ébranlemens distincts. Un tel +théorème n'est plus maintenant, sans doute, aux yeux des géomètres, +comme je l'ai indiqué dans la dix-huitième leçon, que l'interprétation +naturelle et générale du caractère analytique propre aux équations +différentielles qui expriment les perturbations quelconques de tout +l'équilibre stable. Mais, c'est dans les phénomènes sonores que se +trouve directement sa réalisation la plus évidente et la plus étendue; +puisque, sans cette loi, il serait impossible d'expliquer le phénomène +le plus vulgaire de l'acoustique, la simultanéité des sons nombreux et +néanmoins parfaitement distincts que nous entendons à chaque instant. + +Quoique la relation de l'acoustique avec la mécanique rationnelle soit +ainsi presque aussi directe et aussi complète que celle de la barologie +elle-même, les moyens de perfectionnement qui doivent naturellement +résulter de ce caractère mathématique n'ont point, à beaucoup près, +autant d'efficacité réelle dans la théorie du son que dans l'étude de la +pesanteur. Les recherches barologiques, du moins quand on s'y borne aux +questions les plus simples, qui sont aussi les plus importantes, se +rattachent directement aux théories mécaniques les plus fondamentales et +les plus nettes: leurs équations ne présentent point ordinairement de +grandes difficultés analytiques. Au contraire, l'étude mathématique des +vibrations sonores dépend uniquement d'une théorie dynamique très +difficile et fort délicate, celle des perturbations d'équilibre: les +équations différentielles qu'elle fournit se rapportent toujours +nécessairement à la partie la plus élevée et la plus imparfaite du +calcul intégral. La nature de cet ouvrage ne saurait permettre de +considérer ici, même sommairement, le mode de formation de ces +équations: mais il est évident qu'elles doivent être aux différences +partielles, et au moins du second ordre; leur composition, +nécessairement _linéaire_, est la seule circonstance favorable qui ait +pu fournir un point d'appui aux efforts des géomètres pour parvenir, +dans les cas les plus simples, à leur intégration. Le mouvement +vibratoire suivant une seule dimension, est encore, même à l'égard des +solides, le seul dont la théorie mathématique soit jusqu'ici vraiment +complète par les travaux successifs de D'Alembert, de Daniel Bernouilli, +et de Lagrange. La mémorable impulsion donnée à la science, sous ce +rapport, par le génie d'une illustre contemporaine, dont la perte +récente est si regrettable[30], a conduit, il est vrai, les géomètres à +considérer, dans ces derniers temps, un cas plus difficile et plus +rapproché de la réalité, les vibrations des surfaces. Mais jusqu'à +présent cette nouvelle étude mathématique n'est point assez avancée pour +concourir utilement au perfectionnement effectif de l'acoustique, encore +essentiellement réduite à cet égard aux seules ressources de la pure +expérimentation, comme à l'époque des premières observations de M. +Chladni. Quant au mouvement vibratoire, envisagé suivant les trois +dimensions, sa théorie analytique est aujourd'hui entièrement ignorée, +même en ce qui concerne le simple établissement de l'équation: et, +cependant, c'est peut-être le cas dont l'examen mathématique aurait le +plus d'importance, soit comme étant, au fond, le seul pleinement réel, +soit à cause des obstacles presque insurmontables qu'il oppose, par sa +nature, à l'exploration directe. + + [Note 30: On apprécierait imparfaitement la haute portée + de mademoiselle Sophie Germain, si l'on se bornait à + l'envisager comme géomètre, quel que soit l'éminent mérite + mathématique dont elle a fait preuve. Son excellent discours + posthume, publié en 1833, _sur l'état des sciences et des + lettres aux différentes époques de leur culture_, indique en + elle une philosophie très élevée, à la fois sage et + énergique, dont bien peu d'esprits supérieurs ont + aujourd'hui un sentiment aussi net et aussi profond. + J'attacherai toujours le plus grand prix à la conformité + générale que j'ai aperçue dans cet écrit avec ma propre + manière de concevoir l'ensemble du développement + intellectuel de l'humanité.] + +Afin de se former une juste idée générale des hautes difficultés que +présente nécessairement l'étude mathématique des mouvemens vibratoires, +il faut considérer, en outre, que ces vibrations doivent déterminer +habituellement, dans la constitution moléculaire des corps, certaines +modifications physiques d'une autre nature, dont la réaction peut +affecter ensuite le phénomène sonore primitif. Quoique ces modifications +soient trop faibles, et surtout trop passagères, pour être jusqu'ici, et +peut-être jamais, directement appréciables, on conçoit que leur +influence sur un phénomène aussi délicat que celui des vibrations +sonores puisse n'être pas réellement insensible: seulement, la +difficulté fondamentale du problème en sera beaucoup augmentée, par la +nécessité de le compliquer d'élémens essentiellement inconnus. La seule +action de ce genre qu'on ait encore tenté de prendre en considération, +consiste dans les effets thermologiques qui résultent nécessairement du +mouvement vibratoire. Laplace en a très heureusement profité pour +expliquer, d'une manière satisfaisante, la notable différence entre la +vitesse du son dans l'air, déterminée expérimentalement, et celle +qu'indiquait la formule dynamique, dont le résultat était en défaut +d'environ un sixième, ce qui ne pouvait évidemment être attribué aux +erreurs d'observation. Cette différence a été comblée en ayant +convenablement égard à la chaleur dégagée par la compression des couches +atmosphériques, qui doit faire varier leur élasticité dans un plus grand +rapport que leur densité, et, par conséquent, accélérer la propagation +du mouvement vibratoire. À la vérité, une telle explication présente +encore une lacune essentielle; puisque, dans l'impossibilité de mesurer +directement ce dégagement de chaleur, il a fallu lui supposer +expressément la valeur propre à faire cesser la discordance des deux +vitesses. Quoique cette valeur n'offre aucune invraisemblance, il reste +à désirer qu'une estimation réelle de cet effet thermologique vienne +confirmer définitivement cette ingénieuse conjecture, comme une +expérience intéressante de M. Clément permet de l'espérer. Mais, quelle +que puisse être l'issue d'une telle comparaison, cette idée de Laplace +aura toujours mis en évidence désormais la nécessité permanente de +combiner les considérations thermologiques avec la théorie purement +dynamique des mouvemens vibratoires, malgré la nouvelle complication que +le problème doit ainsi inévitablement éprouver. La modification qui en +résulte est, sans doute, par sa nature, beaucoup moins prononcée, quant +à la propagation du son dans les liquides, et surtout dans les solides: +toutefois, le défaut d'expériences comparatives suffisamment exactes ne +permet point encore de juger si elle est alors tout-à-fait négligeable. + +Nonobstant les difficultés capitales qui caractérisent nécessairement la +théorie mathématique des vibrations sonores, elle n'en a pas moins +exercé jusqu'ici, quelque imparfaite qu'elle soit encore, l'influence la +plus heureuse sur les progrès effectifs de l'acoustique, qui lui sont, +en réalité, essentiellement dus. Sous le point de vue le plus +philosophique, la simple formation des équations différentielles propres +aux phénomènes sonores constitue déjà, par elle-même, et indépendamment +de leur intégration, une connaissance fort importante, à cause des +lumineux rapprochemens que comporte si naturellement l'emploi judicieux +de l'analyse mathématique entre les questions, d'ailleurs hétérogènes à +tous autres égards, qui peuvent conduire à des équations semblables. +Cette admirable propriété fondamentale, si fréquemment signalée +jusqu'ici dans cet ouvrage, s'applique d'une manière très remarquable à +la théorie du son, surtout depuis la création de la thermologie +mathématique, dont les principales équations offrent tant d'analogie +avec celles des mouvemens vibratoires, qui n'en diffèrent quelquefois +que par le signe d'un coefficient. + +Outre la haute importance directe évidemment propre aux lois précises +des vibrations sonores, dans les cas, malheureusement trop rares, où +l'analyse mathématique a pu jusqu'ici nous les dévoiler complétement, ce +précieux moyen d'investigation acquiert un surcroît spécial de valeur, +vu les difficultés particulières que présente, par sa nature, +l'exploration directe des phénomènes du son, considérés d'une manière un +peu approfondie. Il est aisé, sans doute, de rendre sensible, par une +expérience décisive, la nécessité du milieu atmosphérique pour la +transmission habituelle des vibrations sonores, comme on l'a fait dès +l'origine de l'acoustique. On conçoit de même que, par des expériences +convenablement instituées, il nous soit possible de déterminer avec +exactitude la durée effective de cette propagation, d'abord dans l'air, +et ensuite dans tout autre milieu. Mais les lois générales des +vibrations des corps sonores échappent presque toujours à l'observation +immédiate. Quoique l'existence de ces vibrations soit constamment +évidente, leur faible intensité habituelle, et leur durée trop fugitive +sans aucun vestige appréciable, ne permettent guère à nos sens de les +explorer d'une manière suffisamment précise. Le degré de rapidité +qu'elles doivent avoir pour qu'il en résulte un son perceptible, doit +même s'opposer le plus souvent à leur simple énumération directe. Ainsi, +nos connaissances réelles à cet égard étant encore bien peu étendues, +elles seraient, évidemment, presque nulles si la théorie mathématique, +liant entre eux les divers phénomènes sonores, ne nous donnait point la +faculté de remplacer les observations immédiates, ordinairement +impossibles ou trop imparfaites, par l'examen équivalent des cas plus +favorables assujettis à la même loi. On conçoit, par exemple, que les +plus rapides vibrations d'une corde très courte aient pu néanmoins être +exactement comptées, quand l'analyse du problème des cordes vibrantes a +fait connaître que, tout étant d'ailleurs rigoureusement égal, le nombre +des oscillations est inversement proportionnel à la longueur de la +corde, puisque cette loi permet dès lors de se borner à l'observation +effective de vibrations très lentes. Il en est de même en beaucoup +d'autres occasions où la substitution est plus indirecte. + +Toutefois, les physiciens ont, ce me semble, trop compté jusqu'ici sur +le secours de l'analyse mathématique, si fréquemment inefficace; et l'on +doit regretter, pour les progrès réels de l'acoustique, qu'ils ne se +soient pas occupés davantage de perfectionner directement leur système +général d'expérimentation, encore essentiellement dans l'enfance. +Quelles que soient les difficultés caractéristiques d'un tel ordre +d'observations, tout esprit impartial reconnaîtra, sans doute, +aujourd'hui que les modes actuels d'exploration sont presque toujours +fort inférieurs à ce que permettrait effectivement la nature des +phénomènes. L'acoustique ne paraît point au niveau des autres parties +de la physique, quand on l'envisage relativement à l'invention et à +l'emploi des moyens artificiels d'observation: on y remarque peu de ces +ingénieuses créations de l'esprit expérimental, si multipliées et si +importantes en thermologie, en optique, et en électrologie: les légers +chevalets de Sauveur, et le sable fin de M. Chladni, soutiendraient mal +une telle concurrence, quelque précieux que soit d'ailleurs leur emploi +pour distinguer commodément les points qui participent le moins au +mouvement vibratoire. Je ne doute pas que cette stérilité relative de +l'art des expériences ne doive être attribuée, en partie, à l'opinion +exagérée que se sont formée les physiciens du rôle de l'analyse +mathématique dans le développement de l'acoustique, et qui leur a fait +négliger à cet égard les ressources de l'expérimentation directe. Depuis +les expériences vraiment fondamentales de Sauveur, on ne retrouve, en +acoustique, après plus d'un siècle, d'autre suite importante +d'observations que celles de notre illustre contemporain M. Chladni, +complétées et perfectionnées par les judicieux travaux de M. Savart: +tout l'intervalle est rempli par des recherches essentiellement +mathématiques. Et, néanmoins, quelle que soit ici l'indispensable +nécessité de ce puissant auxiliaire, comme j'ai essayé de le faire +sentir ci-dessus, nous avons reconnu combien il serait, par lui-même, +radicalement insuffisant, à cause des difficultés capitales inséparables +d'une telle analyse, d'après laquelle on n'a pas même pu jusqu'à présent +expliquer, d'une manière pleinement satisfaisante, les expériences de +Sauveur, et, à plus forte raison, celles de M. Chladni. Sans renoncer au +perfectionnement si désirable de la théorie mathématique des mouvemens +vibratoires, il importe donc extrêmement que les physiciens proprement +dits suivent désormais, en acoustique, une marche moins passive, en +s'attachant avec plus de force et de persévérance à y développer +convenablement le génie expérimental. L'indifférence qui pourrait en +résulter quant à ces brillans exercices analytiques, où l'on ne trouve, +sous le point de vue physique, que d'insignifiantes modifications des +recherches antérieures, serait loin, sans doute, d'être aujourd'hui un +inconvénient pour la science réelle. J'ai déjà indiqué, dans la +vingt-neuvième leçon, des remarques analogues au sujet des parties les +plus difficiles de la barologie: mais elles ont ici une importance très +supérieure. + +Après cet examen sommaire de la nature générale des études acoustiques +et des principaux moyens d'investigation qui leur sont propres, il nous +reste à considérer directement, par un aperçu non moins rapide, +l'ensemble des parties dont se compose aujourd'hui cette branche +fondamentale de la physique. + +Nos connaissances à l'égard des lois des vibrations sonores se +rapportent à ces trois points de vue élémentaires: le mode de +propagation des sons; leur intensité plus ou moins grande, et, enfin, +leur ton musical. L'acoustique actuelle, peu avancée sous le second +rapport, présente sous les deux autres un aspect beaucoup plus +satisfaisant. Il existe naturellement, à la vérité, une quatrième +considération fondamentale, dont l'analyse scientifique serait d'un haut +intérêt, celle du _timbre_, c'est-à-dire, du mode particulier de +vibration propre à chaque corps et à chaque appareil sonore. Sans que +nous sachions encore en quoi consiste réellement cette propriété, nous +lui reconnaissons évidemment une telle fixité et une si grande +importance que nous l'employons habituellement, soit dans la vie +commune, soit même en histoire naturelle, comme tout-à-fait +caractéristique. Toutefois, la physique générale n'a point à s'enquérir +de ce qui peut constituer le timbre particulier à chacune des diverses +substances, comme les pierres, les bois, les métaux, les tissus +organisés, etc.; ces distinctions appartiennent proprement à la +physique concrète, en traitant de l'histoire des différens corps: il +est même évident que, sous ce rapport, comme en tout ce qui concerne les +qualités primordiales des êtres naturels, certains phénomènes ne peuvent +qu'être observés, et ne comportent aucune explication. Mais la manière +dont le timbre propre à chaque substance peut être modifié, soit par la +disposition de l'appareil sonore, soit par les pressions qu'il éprouve, +ou par plusieurs autres circonstances générales, rentre pleinement dans +le domaine rationnel de l'acoustique, qui doit donc être regardée +aujourd'hui comme présentant, sous ce rapport essentiel, une véritable +et grave lacune. + +Dans l'étude de la propagation du son, la question la plus intéressante, +et aussi la plus simple et la mieux explorée, consiste à mesurer la +durée de cette propagation uniforme, surtout à travers l'atmosphère. En +négligeant d'abord les variations de température qui résultent de la +compression des couches atmosphériques, la théorie mathématique, quand +on se borne au mouvement linéaire, conduit aisément à une telle +détermination, énoncée par Newton sous cette forme très simple: la +vitesse du son est celle qu'acquiert un corps pesant tombant d'une +hauteur égale à la moitié de la hauteur totale de l'atmosphère supposée +homogène. On a pu calculer d'une manière analogue la vitesse du son dans +les différens gaz, d'après leur densité et leur élasticité plus ou moins +grandes. Suivant cette loi, la vitesse du son dans l'air doit être +regardée comme essentiellement indépendante des vicissitudes +atmosphériques, puisque, d'après la règle de Mariotte, la densité et +l'élasticité de l'air varient toujours proportionnellement, et que leur +rapport seul influe ainsi sur cette vitesse. J'ai déjà eu ci-dessus +l'occasion d'indiquer comment Laplace avait heureusement rectifié la +formule de Newton d'une manière conforme au prescriptions +expérimentales, en ayant égard aux effets thermologiques: la correction +consiste à multiplier la quantité primitive par la racine carrée du +rapport des deux chaleurs spécifiques de l'air, à pression constante et +à volume égal. + +Une importante notion générale, qui résulte immédiatement de cette loi +mathématique, et que l'observation confirme entièrement avec une pleine +évidence, c'est l'identité nécessaire de la vitesse des différens sons, +malgré leurs degrés si divers, soit d'intensité, soit d'acuité. On sent +que s'il existait, à cet égard, une inégalité réelle, nous la +constaterions sans peine, d'après l'altération qui en résulterait +inévitablement, à une certaine distance, dans la régularité des +intervalles musicaux. + +L'évaluation mathématique de la vitesse du son dans l'air ne pouvant se +rapporter, par la nature même de cette théorie, qu'à une masse +atmosphérique essentiellement immobile, animée seulement du mouvement +vibratoire, il était intéressant d'observer jusqu'à quel point +l'agitation effective de l'air modifiait réellement cette valeur +moyenne. Les expériences fondamentales d'après lesquelles la durée de la +propagation avait été primitivement mesurée, pouvaient indiquer déjà que +cette cause perturbatrice n'exerçait point, à cet égard, une influence +bien sensible, puisque l'observation étant toujours faite +comparativement dans les deux sens opposés, ne présente, sous ce +rapport, aucune différence notable. Une telle comparaison n'est point à +la vérité décisive, vu l'état de calme atmosphérique qu'on avait +toujours dû choisir pour exécuter convenablement une semblable +opération; mais les expériences directes tentées à ce sujet par divers +physiciens contemporains ont conduit à un résultat presque exactement +identique. On a reconnu, du moins entre les limites des vents +ordinaires, que l'agitation de l'air n'exerce aucune influence +appréciable sur la vitesse du son quand la direction du courant +atmosphérique est perpendiculaire à celle suivant laquelle le son se +propage, et qu'elle l'altère faiblement, soit en plus, soit en moins, +lorsque ces deux directions coïncident, selon que leurs sens sont +conformes ou contraires: la valeur exacte, et, à plus forte raison, la +loi précise de cette légère perturbation sont d'ailleurs encore +essentiellement inconnues. + +C'est seulement dans l'air que la durée de la propagation du son a été +jusqu'ici convenablement étudiée, soit par l'observation, soit d'après +la théorie mathématique. À l'égard des milieux liquides ou solides, nous +ne possédons aujourd'hui que certaines indications mathématiques +affectées d'hypothèses précaires, et quelques expériences directes très +imparfaites. On a simplement constaté que le son se propage beaucoup +plus rapidement dans presque toutes les substances soumises à cette +comparaison, et surtout dans les métaux très sonores, que dans +l'atmosphère, sans que cette supériorité de vitesse ait été exactement +mesurée, du moins pour la plupart des cas, vu les difficultés qu'on doit +éprouver à réunir les conditions nécessaires au succès de ce genre +d'évaluations immédiates. + +Lorsque, dans la propagation ordinaire du son, les ondulations aériennes +viennent à rencontrer un obstacle immobile, de manière à produire un +écho, elles éprouvent des modifications dont l'analyse exacte et +complète présente de grandes difficultés mathématiques, et sur +lesquelles aussi les expériences des physiciens ont peu ajouté encore +aux notions vulgaires. Il ne s'opère point alors évidemment, comme le +terme habituel tendrait à l'indiquer, une véritable réflexion mécanique +analogue à celle des corps élastiques par les corps durs: le phénomène +consiste en une simple répercussion en sens contraire qu'éprouvent les +vibrations du milieu, d'ailleurs immobile. La loi de cette répercussion +n'a été découverte, d'une manière entièrement satisfaisante, que dans le +cas où l'obstacle est terminé par une surface plane. Il est clair +d'abord que, si ce plan est perpendiculaire à la direction de la série +linéaire d'ondulations, la dilatation des particules aériennes +adjacentes ne pouvant plus avoir lieu dans le sens de l'obstacle, leur +réaction nécessaire fera naître en sens contraire, et suivant la même +droite, un ébranlement secondaire, sans que la vitesse des vibrations ni +la durée de leur propagation doivent être d'ailleurs aucunement +altérées. On démontre ensuite que, pour une inclinaison arbitraire du +plan sur la direction du son, la modification s'opère toujours comme si +le centre d'ébranlement primitif avait été transporté symétriquement, de +l'autre côté de l'obstacle, à la même distance, ce qui reproduit alors +la loi commune de toutes les réflexions. Quand la forme de l'obstacle +est quelconque, on ignore si, en général, le phénomène serait encore +exactement représenté d'après la même loi, en substituant à la surface +courbe le plan tangent correspondant. Cette extension n'a été jusqu'ici +bien constatée que dans le cas d'un ellipsoïde de révolution, et en +supposant même que l'ébranlement sonore primitif soit produit à l'un des +foyers; on reconnaît alors que l'ébranlement secondaire émane en effet +de l'autre foyer, ce que l'expérience a pleinement confirmé. Quant à +l'influence évidente que peut exercer sur la répercussion du son la +constitution physique de l'obstacle, elle n'a été le sujet d'aucune +étude scientifique, et nous n'avons à cet égard d'autres notions réelles +que celles qui résultent des observations communes. + +Il en est essentiellement de même pour toute la partie de l'acoustique +qui concerne l'intensité des sons. Non-seulement les notables variétés +spécifiques que présentent sous ce rapport les sons transmis par +différens corps solides, et quelquefois par le même corps, suivant les +diverses directions, n'ont jamais été ni analysées, ni mesurées: mais +les travaux des physiciens n'ont encore ajouté rien de vraiment +essentiel à ce qu'enseigne spontanément l'expérience vulgaire +relativement aux influences générales qui règlent l'intensité du son, +comme l'étendue des surfaces vibrantes, l'amplitude des excursions, +l'éloignement du corps sonore, etc. À ces divers égards, les physiciens +ne pourraient avoir d'autre mérite propre que de préciser des notions +naturellement vagues, en les assujettissant à d'exactes lois numériques, +ce que, jusqu'à présent, on n'a pas même entrepris. + +C'est donc improprement que ces différens sujets figurent dans nos +systèmes actuels de physique: l'application d'une telle remarque est +malheureusement trop fréquente dans l'ensemble de nos études. Ne +semblerait-il pas aujourd'hui, d'après nos habitudes scolastiques, que, +avant de se livrer régulièrement à la culture méthodique et spéciale de +la philosophie naturelle, les auditeurs ou les lecteurs n'avaient jamais +exercé ni leurs sens, ni leur intelligence, puisqu'on se croit obligé de +leur enseigner, d'un ton doctoral, même les choses que souvent ils +savent déjà tout aussi bien que leurs maîtres? Ce dogmatisme puéril +tient sans doute à ce qu'on méconnaît le vrai caractère de la science +réelle, qui, en tout genre, ne peut jamais être qu'un simple +prolongement spécial de la raison et de l'expérience universelles; et +dont, par conséquent, le vrai point de départ est toujours dans +l'ensemble des notions acquises spontanément par la généralité des +hommes relativement aux sujets considérés. L'observance scrupuleuse de +ce précepte évident tendrait à simplifier beaucoup nos expositions +scientifiques actuelles, en les dégageant d'une foule de détails +superflus, susceptibles seulement d'obscurcir le plus souvent la +manifestation directe de ce que la science proprement dite ajoute +réellement à la masse fondamentale des connaissances communes. + +Quant aux lois relatives à l'intensité des sons, le seul point qui ait +été jusqu'ici le sujet d'un véritable éclaircissement scientifique, et +dont l'examen était à la vérité extrêmement facile, consiste dans +l'influence qu'exerce la densité plus ou moins grande du milieu +atmosphérique sur l'énergie des sons transmis. À cet égard, l'acoustique +confirme et surtout explique immédiatement, d'une manière très +satisfaisante, l'observation vulgaire sur la dégradation nécessaire +qu'éprouve l'intensité du son à mesure que l'air devient plus rare, sans +qu'on sache toutefois si cette diminution est exactement +proportionnelle, comme il est naturel de le penser, au décroissement de +la densité, de quelque source qu'il provienne. + +Dans la manière habituelle de concevoir l'acoustique, on présente, comme +effectivement résolue, une question intéressante, qui me semble au +contraire jusqu'ici essentiellement intacte, celle relative au mode +d'affaiblissement des sons suivant la distance du corps sonore, sur +laquelle la science n'a point encore réellement dépassé les résultats de +l'expérience commune. On a coutume de supposer ce décroissement en +raison inverse du carré de la distance, ce qui constituerait sans doute +une loi fort importante, si nous pouvions compter sur sa réalité. Mais, +outre qu'aucune suite d'expériences précises n'a jamais été instituée +pour la vérifier, les considérations mathématiques sur lesquelles on +l'appuie uniquement sont, il faut l'avouer, extrêmement précaires, si ce +n'est frivoles, puisqu'elles exigent d'abord une assimilation fort +gratuite entre l'intensité du son et l'énergie du choc d'un fluide +contre un obstacle, et que l'on y fait ensuite varier ce choc +proportionnellement au carré de la vitesse, conformément à l'ancienne +hypothèse sur la résistance des fluides, si souvent démentie par +l'observation. Si l'on accordait ces deux prémisses très hasardées, la +loi ordinaire en résulterait en effet nécessairement; car il est +certain, d'après la théorie mathématique du mouvement vibratoire, que la +vitesse de vibration des molécules situées sur un même rayon sonore +varie, à très peu près, en raison inverse de leur distance au centre +d'ébranlement. Mais ne serait-il pas bien préférable d'avouer nettement +notre ignorance actuelle à cet égard, au lieu de tendre à dissimuler une +vraie lacune scientifique, en s'efforçant vainement de la remplir par +des considérations aussi peu péremptoires? Cette marche est, à mon gré, +tellement arbitraire que je ne serais pas éloigné de l'attribuer, en +grande partie, à l'influence inaperçue de la prédisposition trop commune +à retrouver dans tous les phénomènes la formule mathématique de la +gravitation, en vertu du préjugé métaphysique sur la loi absolue des +irradiations quelconques. + +Du reste, ne serait-il pas étrange, en général, qu'on pût avoir +aujourd'hui aucune notion exacte sur les lois de l'intensité du son, +lorsque l'acoustique est encore à cet égard dans une telle enfance, que +les idées ne sont pas même fixées jusqu'ici sur la manière dont cette +qualité comporterait une estimation précise, ni peut-être seulement sur +le sens rigoureux du mot? Nous ne possédons jusqu'ici aucun instrument +susceptible de remplir, envers la théorie du son, l'office capital si +bien exercé, pour l'étude de la pesanteur, par le pendule et le +baromètre, et par les divers thermomètres ou électromètres, quant à la +mesure des phénomènes correspondans. On n'a pas même aperçu nettement +le principe d'après lequel de tels _sonomètres_ pourraient être conçus. +Tant que la science restera à cet égard dans un état aussi imparfait, +convient-il de hasarder aucune loi numérique sur les variations que peut +éprouver l'intensité des sons? + +Considérons enfin la dernière partie essentielle de l'acoustique +actuelle, celle relative à la théorie des tons, qui, malgré ses +imperfections, est, à tous égards, la plus satisfaisante par les +nombreux et intéressans phénomènes dont elle a dévoilé l'explication +exacte et complète. + +Les lois qui déterminent la nature musicale des différens sons, +c'est-à-dire, leur degré précis d'acuité ou de gravité, marqué par le +nombre de vibrations exécutées en un temps donné, ne sont jusqu'ici bien +connues, d'après une heureuse combinaison de l'expérience avec la +théorie mathématique, que pour le cas élémentaire d'une série de +vibrations, linéaire, et même rectiligne, produite, soit dans une verge +métallique, fixée par un bout et libre par l'autre, soit, enfin, dans +une colonne d'air remplissant un tuyau cylindrique très étroit. Ce cas +fondamental est, à la vérité, le plus important pour l'analyse des +instrumens inorganiques les plus usités, mais non quant à l'étude du +mécanisme de l'audition et de la phonation. + +À l'égard des cordes tendues, la théorie mathématique, dont les +principales conséquences ont été pleinement vérifiées par des +expériences nombreuses et précises, fixe le ton propre à chaque ligne +sonore, d'après sa masse, sa longueur et sa tension. Toutes les lois qui +s'y rapportent peuvent être résumées en cette seule règle générale: le +nombre des vibrations exécutées dans un temps donné est en raison +directe de la racine carrée de la tension de la corde, et en raison +inverse du produit de sa longueur par son épaisseur. + +Dans les tiges métalliques droites et homogènes, ce nombre est +proportionnel au rapport de leur épaisseur au carré de leur longueur. +Cette différence profonde entre les lois de ces deux sortes de +vibrations est la suite nécessaire de la flexibilité du corps sonore +dans le premier cas, et de sa rigidité dans le second. Elle était déjà +nettement indiquée par l'observation, surtout quant à l'influence si +opposée de l'épaisseur. + +Ces lois sont relatives aux vibrations ordinaires, qui s'opèrent +transversalement. Mais M. Chladni a considéré en outre, soit pour les +cordes, soit pour les verges, un nouveau genre de vibrations dans le +sens longitudinal. Elles sont en général beaucoup plus aiguës que les +précédentes, et la marche en est d'ailleurs essentiellement distincte, +car l'épaisseur ne paraît exercer sur elles aucune influence, et la +différence indiquée ci-dessus entre les cordes et les tiges disparaît +entièrement, le nombre des vibrations variant alors toujours +réciproquement à la longueur; identité à laquelle on devait +naturellement s'attendre, puisque, dans cette manière de vibrer, +l'inextensibilité de la corde équivaut à la rigidité de la tige. Enfin, +les verges métalliques comportent encore un troisième genre de +vibrations, découvert et étudié expérimentalement par M. Chladni, celles +qui résultent de la torsion, et qui s'effectuent dans un sens plus ou +moins oblique. Toutefois, il importe de noter que, d'après les travaux +postérieurs de M. Savart, ces trois ordres de vibrations ne sont pas, au +fond, essentiellement distincts, puisqu'ils peuvent être transformés les +uns dans les autres, en faisant seulement varier par degrés la direction +suivant laquelle les sons se propagent, et qui est toujours parallèle à +celle de l'ébranlement primitif successivement produit de la même +manière en divers sens. + +Quant aux sons rendus par une mince colonne d'air, le nombre des +vibrations est encore, d'après la théorie et l'observation, inversement +proportionnel à la longueur de chaque colonne, si l'état mécanique de +l'air reste inaltérable; mais il varie en outre, comme la racine carrée +du rapport entre l'élasticité de l'air et sa densité. De là résulte, +entre autres conséquences remarquables, que les changemens de +température, qui font nécessairement varier ce rapport dans le même +sens, doivent avoir ici une action absolument inverse de celle qu'ils +produisent sur les cordes ou sur les tiges. C'est ainsi que l'acoustique +a nettement expliqué l'impossibilité, remarquée de tout temps par les +musiciens, de maintenir, sous l'influence des notables variations +thermométriques, l'harmonie d'abord établie entre les instrumens à corde +et les instrumens à vent. + +Dans tout ce qui précède, la ligne sonore est envisagée comme vibrant en +totalité. Mais si, ce qui arrive le plus souvent, elle présente, à l'un +de ses points, un léger obstacle, naturel ou artificiel, aux vibrations, +le son éprouve alors une modification fondamentale extrêmement +remarquable dont la loi générale, qui n'aurait, sans doute, pu être +indiquée par la théorie mathématique, a été découverte depuis long-temps +par le créateur de l'acoustique expérimentale, l'illustre physicien +Sauveur. Elle consiste en ce que le son rendu par la corde coïncide +toujours avec celui que produirait une corde analogue, mais plus +courte, et d'une longueur égale à celle de la plus grande commune mesure +entre les deux parties de la ligne totale. L'explication donnée par +Sauveur de ce phénomène capital se réduit, comme on sait, à concevoir +que l'obstacle détermine alors la division nécessaire de la corde en +parties égales à cette commune mesure, qui vibrent à la fois mais +indépendamment, et que séparent des noeuds de vibration immobiles. +Quoiqu'on n'ait pu réellement se rendre compte jusqu'ici de la manière +dont cette division est ainsi établie d'après la seule influence de +l'obstacle primitif, une telle conception n'en est pas moins l'exacte +représentation du phénomène, puisque Sauveur a constaté, par une +ingénieuse expérience, devenue maintenant vulgaire, l'immobilité +effective de ces points remarquables, comparativement à tous les autres +points de la ligne sonore. + +Cette découverte de Sauveur est d'autant plus importante, qu'elle +indique immédiatement l'explication la plus satisfaisante d'une autre +loi fondamentale dévoilée par le même physicien, celle de la série des +sons harmoniques plus ou moins distincts qui accompagnent constamment le +son principal de chaque ligne sonore, et dont l'acuité croît comme la +suite naturelle des nombres entiers, ainsi qu'on le constate aisément, +soit par l'audition directe, quand une oreille délicate est suffisamment +exercée, soit surtout en disposant, à côté de la corde primitive, +d'autres cordes semblables et plus courtes, qui en soient les diverses +parties aliquotes, et que le seul ébranlement de la première suffit +alors pour faire vibrer. Un tel phénomène général peut être, sinon +réellement expliqué, du moins exactement représente, en le rapprochant +de celui qui précède. Car il suffit d'imaginer que la corde se divise +alors spontanément, de diverses manières, en ses parties aliquotes, qui +vibreraient isolément, ainsi que la ligne totale, à des intervalles très +rapprochés, quoiqu'il soit, sans doute, difficile de concevoir, +non-seulement le mode de production de ces divisions, mais encore même +la simple conciliation effective de tous ces divers mouvemens +vibratoires, qui sont presque simultanés. + +Telles sont les principales lois des tons simples. Nous ne possédons +encore que des notions très imparfaites relativement à la théorie de la +composition des sons, qui aurait cependant une grande importance. On la +regarde habituellement comme ébauchée par la belle expérience du célèbre +musicien Tartini, relative aux sons résultans, et dans laquelle la +production exactement simultanée de deux sons quelconques, suffisamment +intenses, et surtout bien caractérisés, fait entendre un son unique plus +grave que chacun des deux autres, suivant une règle invariable et très +simple. Toutefois, quelque intérêt que doive évidemment inspirer un +phénomène général aussi remarquable, il ne me semble point appartenir +strictement à la véritable acoustique, mais à la théorie physiologique +de l'audition, qui doit désormais en être soigneusement séparée, comme +je l'ai établi au commencement de cette leçon. Car, un tel phénomène me +paraît être, par sa nature, essentiellement nerveux; c'est, à mon avis, +une sorte d'hallucination normale du sens de l'ouïe, analogue aux +illusions d'optique: l'explication ordinaire, fondée sur la coïncidence +de certaines parties régulières des deux séries d'ondulations, ne fait +que reculer la difficulté, sans la résoudre effectivement. Du reste, ce +phénomène a pris, ce me semble, un nouvel intérêt scientifique depuis +que l'attention a été fixée, comme je l'indiquerai dans la leçon +suivante, sur l'important phénomène des _interférences_ lumineuses, qui +offre réellement avec lui une analogie profonde, quoique jusqu'à présent +inaperçue. + +Quant aux vibrations, non plus d'une simple fibre sonore, mais d'une +surface également étendue en tous sens, et dont nous avons déjà +remarqué que la théorie mathématique est encore dans l'enfance, la +belle suite d'observations de M. Chladni a fait connaître, à cet égard, +de très curieux phénomènes, surtout relativement aux formes régulières +des lignes nodales. Ces recherches ont reçu, dans ces derniers temps, un +important complément par les expériences de M. Savart, d'où ce judicieux +physicien a déduit, d'abord, la remarque générale relative à la +dissemblance constante des figures nodales qui correspondent aux deux +surfaces d'une même lame, et ensuite la connaissance plus exacte de +l'influence qu'exerce la direction de l'ébranlement sur la forme de ces +lignes, qui cesse d'être ainsi nettement caractéristique du mode de +vibration propre à chaque corps. En même temps, les travaux de M. Savart +ont donné à cette étude une extension fort essentielle, par ses +intéressantes observations sur le mouvement vibratoire des membranes +tendues, qui doivent fournir des renseignemens indispensables pour +l'intelligence du mécanisme fondamental de l'audition, en ce qui +concerne l'influence sonore du degré de tension, de l'état +hygrométrique, etc. + +L'étude du cas le plus général et le plus compliqué des mouvemens +vibratoires, celui d'une masse qui vibre suivant les trois dimensions, +a été encore à peine ébauchée par les physiciens, sauf pour quelques +solides creux et réguliers. C'est cependant celui dont l'analyse exacte +aurait le plus d'importance, puisque, sans lui, il est évidemment +impossible de compléter l'explication d'aucun instrument réel, même de +ceux où le son principal est produit par de simples lignes, dont les +vibrations effectives doivent toujours être plus ou moins modifiées par +les masses qui leur sont constamment liées. On peut dire, en général (et +cette remarque me semble propre à résumer utilement l'esprit de +l'ensemble des considérations indiquées dans cette leçon), que l'état de +l'acoustique ne permet pas d'atteindre encore à l'entière explication +des propriétés fondamentales d'aucun instrument musical, malgré les +ingénieux travaux de Daniel Bernouilli sur la théorie des instrumens à +vent. Cette condition, qui d'abord paraît si simple, se rapporte +réellement, au contraire, à la plus grande perfection de la science, +même en excluant ces effets extraordinaires, radicalement inaccessibles +à toute analyse scientifique, que le jeu d'un habile artiste peut +obtenir d'un instrument quelconque, et en se bornant uniquement, comme +on doit le faire, aux influences susceptibles d'être nettement définies +et fixement caractérisées. + +Telles sont les considérations principales, que la nature de cet +ouvrage m'interdisait de développer davantage, relativement à l'examen +philosophique de l'acoustique, envisagée dans son ensemble et dans ses +parties. Quelque imparfait que soit, sans doute, ce rapide aperçu, il +permettra, j'espère, d'apprécier exactement le vrai caractère général +propre à cette belle partie de la physique, la haute importance des lois +qu'elle nous a dévoilées jusqu'ici, les connexions fondamentales de ses +diverses parties essentielles, ainsi que le degré de développement +auquel chacune d'elles est maintenant parvenue, et les lacunes plus ou +moins profondes qu'elle laisse encore à remplir pour correspondre +convenablement à sa destination essentielle. + + + + +TRENTE-TROISIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur l'optique. + +La révolution fondamentale, et de plus en plus prononcée, par laquelle, +depuis environ deux siècles, l'esprit humain, en fondant la philosophie +naturelle, tend à se dégager irrévocablement de toute influence +théologique ou métaphysique, ne s'est composée essentiellement +jusqu'ici que d'une succession d'efforts plus ou moins partiels, +toujours conçus d'une manière isolée, quoique tous, en réalité, aient +convergé sans cesse vers un même but final, presque constamment inaperçu +de ceux qui ont coopéré avec le plus d'ardeur et de succès à cette +immense régénération intellectuelle. Si une telle incohérence a fait +ressortir d'une manière plus éclatante l'irrésistible spontanéité de cet +instinct universel qui caractérise les intelligences modernes, elle a +produit aussi beaucoup de lenteur et d'embarras, et même, à certains +égards, une véritable hésitation dans la marche générale de notre +émancipation définitive. Personne n'ayant encore conçu directement la +philosophie positive dans son ensemble réel, les conditions radicales de +la positivité n'ayant jamais été rationnellement analysées, ni, à plus +forte raison, nettement formulées, avec les modifications essentielles +convenables aux divers ordres de recherches, il en est résulté que, sur +les parties du système scientifique qui ne constituaient point le sujet +spécial de leurs travaux, la plupart des illustres fondateurs de la +philosophie naturelle ont continué, à leur insu, à subir cette même +impulsion métaphysique et théologique dont leurs découvertes propres +tendaient avec tant d'énergie à détruire les bases, et sous la +prépondérance de laquelle s'était jusque alors exclusivement accomplie +l'éducation générale de la raison humaine. Aucun penseur ne s'est autant +rapproché, sans doute, que notre grand Descartes de cette conception, à +la fois claire et complète, de l'ensemble de la philosophie moderne avec +son vrai caractère: aucun n'a exercé aussi sciemment, dans cette +transformation universelle, une action aussi directe, aussi étendue, et +aussi efficace, quoique d'ailleurs essentiellement transitoire; aucun +surtout ne s'est montré aussi indépendant de l'esprit dominant de ses +contemporains. Cependant Descartes lui-même, dont la persévérante +hardiesse renversait si vigoureusement tout l'édifice de l'ancienne +philosophie relativement à l'ensemble des phénomènes inorganiques, et +même quant aux phénomènes purement physiques de l'animalité, était, sous +d'autres rapports, involontairement entraîné par son siècle en un sens +tout-à-fait inverse, lorsqu'il entreprit tant de vains efforts, pour +étayer, en les rajeunissant, les conceptions théologiques et +métaphysiques sur l'étude de l'homme moral, ainsi que je l'expliquerai +soigneusement en analysant, dans la dernière partie de cet ouvrage, la +marche générale du développement effectif de l'humanité, dont Descartes +fut incontestablement un des types essentiels. Après un tel exemple, on +ne saurait être étonné de reconnaître chez les hommes d'un génie plus +spécial, qui ont concouru à la formation ou au développement du système +scientifique, sans s'occuper directement de la régénération fondamentale +de la raison humaine, cette radicale inconséquence philosophique qui +leur faisait suivre, à certains égards, une direction métaphysique, en +même temps que, sous d'autres rapports, quelquefois peu éloignés, ils +produisaient des manifestations si décisives du véritable esprit +positif. + +Ces réflexions générales préliminaires sont éminemment applicables à +l'histoire philosophique de l'optique, celle peut-être de toutes les +branches essentielles de la physique où l'état de positivisme incomplet, +caractérisé dans la vingt-huitième leçon, conserve encore aujourd'hui la +plus profonde consistance, surtout à cause des importans travaux +mathématiques qui malheureusement s'y rattachent. La formation de cette +belle science est due principalement aux philosophes qui ont le plus +puissamment contribué, sous d'autres rapports capitaux, à jeter les +bases essentielles de la philosophie positive, tels que Descartes, +Huyghens et Newton: et, néanmoins, l'influence inaperçue du vieil esprit +métaphysique et absolu a poussé chacun d'eux à la création d'une +hypothèse, nécessairement chimérique, sur la nature de la lumière. Un +tel contraste est spécialement remarquable chez le grand Newton, qui, +par son admirable doctrine de la gravitation universelle, comme je l'ai +soigneusement établi dans la première partie de ce volume, avait élevé +d'une manière irrévocable la conception fondamentale de la philosophie +moderne au-dessus de l'état où le cartésianisme l'avait placée, en +constatant l'inanité radicale de toutes les études dirigées vers la +nature intime et le mode de production des phénomènes, et en assignant +désormais, comme seul but nécessaire des efforts scientifiques vraiment +rationnels, l'exacte réduction d'un système plus ou moins étendu de +faits particuliers à un fait unique et général. Ce même Newton, dont +l'exclamation favorite était: _ô physique! garde-toi de la +métaphysique!_ s'est laissé entraîner, dans la théorie des phénomènes +lumineux, par les anciennes habitudes philosophiques, jusqu'à la +personnification formelle de la lumière, envisagée comme une substance +distincte et indépendante du corps lumineux; ce qui constitue évidemment +une conception tout aussi métaphysique que pourrait l'être celle de la +gravité, si on lui attribuait une existence propre, isolée du corps +gravitant. + +Après la discussion générale établie dans la vingt-huitième leçon sur la +théorie fondamentale des hypothèses en philosophie naturelle, il serait +entièrement superflu d'examiner ici, d'une manière spéciale, soit la +fiction de Newton sur la lumière, soit celle, tout aussi nécessairement +vaine, qu'on lui substitue maintenant, d'après Descartes, Huyghens et +Euler: chacun leur appliquera aisément, avec les particularités +convenables, tous les principes essentiels de cette nouvelle doctrine +philosophique. La nullité radicale de ces conceptions +anti-scientifiques, relativement à leur destination directe, n'a pas +besoin d'être formellement constatée; il suffit de se demander, en se +dégageant des préjugés scolastiques ordinaires, si la faculté lumineuse +des corps est réellement expliquée, en aucune manière, par cela seul +qu'on l'a transformée dans la propriété de lancer, avec une +incompréhensible vitesse, de chimériques molécules, ou dans celle de +faire vibrer les particules immobiles d'un fluide imaginaire, doué d'une +inappréciable élasticité. N'est-il pas évident, au contraire, qu'on +entasse ainsi mystères sur mystères, comme il doit arriver toutes les +fois que nous voulons tenter de concevoir _à priori_ une notion vraiment +primordiale, qui, par sa nature, ne saurait comporter d'explication? Du +reste, on peut s'en rapporter, sur ce sujet, aux critiques irrésistibles +que se sont mutuellement adressées, surtout depuis Euler, les partisans +de ces deux hypothèses opposées. La préférence alternative qui, aux +diverses époques de l'optique a été successivement accordée à chacun de +ces systèmes, n'a tenu certainement qu'à ce que le développement naturel +de la science attirait, d'une manière trop exclusive, l'attention +générale des physiciens vers les phénomènes qui lui semblaient +favorables, en la détournant momentanément de ceux qui lui étaient +contraires, quoique l'ensemble réel des connaissances acquises leur +fût, au fond, également opposé. Sans doute, les nombreuses objections +présentées par Euler, avec une logique si nette et si pressante, contre +la doctrine de l'émission, sont nécessairement insolubles: mais n'en +est-il pas essentiellement ainsi de celles trop dissimulées aujourd'hui +par notre système habituel d'enseignement, que les partisans de cette +hypothèse faisaient autrefois, ou ont adressées depuis, au système des +ondulations? Pour me borner à l'exemple le plus simple, a-t-on +réellement concilié la propagation en tout sens, propre au mouvement +vibratoire, avec le phénomène vulgaire de la nuit, c'est-à-dire, de +l'obscurité produite par la seule interposition d'un corps opaque? +L'objection fondamentale élevée à cet égard par les newtoniens contre le +système de Descartes et d'Huyghens, n'est-elle pas effectivement restée +aussi vierge aujourd'hui qu'elle l'était plus d'un siècle auparavant, +malgré tant d'inintelligibles subterfuges? + +La juste appréciation de ces hypothèses arbitraires n'est pas moins +évidente par la considération des phénomènes qui conviennent également à +toutes deux. Cette possibilité de concevoir aussi bien les mêmes +phénomènes généraux d'après les deux systèmes antagonistes, doit +manifester à tous les esprits que les lois de ces phénomènes +constituent seules la science réelle, dont de tels systèmes ne forment +qu'une vague et inutile superfétation, échappant, par sa nature, à toute +vérification effective. En voyant, par exemple, les lois de la réflexion +et de la réfraction découler indifféremment de l'émission ou de +l'ondulation, la nature arbitraire de ces explications chimériques ne +devient-elle pas irrécusable? Sous ce rapport du moins, les travaux +mathématiques dont chacune de ces conceptions a été le sujet n'auront +pas été inutiles, dans un prochain avenir, à l'éducation générale de +l'esprit scientifique, en contribuant à dissiper le prestige encore trop +souvent attaché au seul emploi, judicieux ou abusif, de l'instrument +analytique. Pourrait-on persévérer à regarder un tel appareil comme le +vêtement caractéristique de la vérité, lorsqu'on le voit également +applicable à deux hypothèses opposées, ainsi qu'il le serait sans doute +à beaucoup d'autres conceptions analogues qu'on formerait aisément, si +les progrès du véritable esprit positif ne tendaient point évidemment, +au contraire, à l'exclusion totale et définitive de cette manière +vicieuse de philosopher? + +De nos jours, il est vrai, les partisans les plus éclairés du système +émissif ou du système vibratoire sacrifient assez volontiers la réalité +de ces conceptions, pour se retrancher dans leur prétendue propriété +scientifique de faciliter, à titre de simple artifice logique, la +combinaison des idées acquises, que l'on proclame essentiellement +impossible sans elle. Mais le passage même d'une hypothèse à l'autre, +sans que la science en ait certes éprouvé aucun préjudice, ne +suffirait-il point pour témoigner clairement, envers chacune d'elles, +contre une indispensabilité aussi gratuitement admise? Il faut convenir +toutefois, comme je l'ai indiqué dans la discussion générale, que, pour +des esprits déjà formés sous l'influence prépondérante des habitudes +actuelles, la combinaison des idées scientifiques deviendrait +nécessairement plus difficile, si tout à coup on les obligeait à se +priver d'un tel mode de liaison, quelque vicieux qu'il soit en effet. +Une telle considération, commune à tout régime intellectuel devenu, à +une époque quelconque, suffisamment familier, ne saurait prouver, en +aucune façon, que la nouvelle génération scientifique ne combinerait pas +ses idées d'une manière encore plus facile, et surtout plus parfaite, si +elle était élevée à envisager directement les relations générales des +phénomènes, sans jamais recourir à ces vains artifices, par lesquels les +réalités scientifiques doivent toujours être plus ou moins altérées. + +L'histoire effective de l'optique, envisagée dans son ensemble, montre +clairement, à mon gré, que ces secours illusoires n'ont exercé aucune +influence notable sur les vrais progrès de la théorie de la lumière, +puisque toutes les acquisitions importantes leur sont évidemment +étrangères. Cette remarque n'est pas seulement incontestable à l'égard +des lois fondamentales de la réflexion et de la réfraction, dont la +découverte a essentiellement précédé la construction de ces systèmes +arbitraires. Elle est aussi réelle, quoique moins évidente, envers +toutes les autres vérités principales de l'optique. L'hypothèse de +l'émission n'a pas plus inspiré à Newton la notion de l'inégale +réfrangibilité des diverses couleurs, que celle de l'ondulation n'a +réellement contribué à dévoiler à Huyghens la loi de la double +réfraction propre à certaines substances. C'est constamment après coup +que la coexistence, chez d'aussi grands hommes, de ces chimériques +conceptions avec ces immortelles découvertes, a pu faire croire à +l'influence effective des unes sur les autres. Même dans un ordre +d'idées moins général, c'est exclusivement à la comparaison directe des +phénomènes qu'ont toujours été dues les nouvelles notions, et jusqu'aux +heureuses conjectures. Quand la combustibilité du diamant a été si +judicieusement présumée par la profonde sagacité de Newton, cette +indication ne résultait-elle pas uniquement du simple rapprochement de +deux phénomènes généraux, la nature inflammable des corps les plus +réfringens? Lorsque, plus tard, Euler, contrairement aux opinions +établies, pressentit avec tant de succès la possibilité nécessaire de +l'achromatisme rigoureux, cette idée ne lui fût-elle pas immédiatement +suggérée par la simple considération de l'existence évidente d'une telle +compensation dans l'appareil oculaire, à laquelle d'ailleurs il mêlait +indûment un caractère de finalité qu'on en pouvait aisément écarter? +Quelle part effective le système émissif ou le système ondulatoire +ont-ils eue à ces diverses notions optiques, et à tant d'autres plus ou +moins importantes, qu'il serait facile de citer? + +J'ai expliqué dans la vingt-huitième leçon, à laquelle je renvoie, la +destination réelle et le genre d'utilité purement philosophique qui me +paraissent propres à ces conceptions imaginaires, dont le véritable +office se réduit à servir momentanément, mais d'une manière très +puissante et même strictement indispensable, au développement général de +l'esprit scientifique, en permettant à notre faible intelligence la +transition graduelle du régime franchement métaphysique au régime +entièrement positif: elles n'ont pas en effet d'autre but essentiel. Or, +j'ai aussi indiqué alors les motifs principaux qui doivent faire +envisager cette fonction temporaire comme étant aujourd'hui, et même +depuis long-temps, suffisamment accomplie, et l'empire trop prolongé de +cette méthode vicieuse comme tendant par suite à entraver notablement le +vrai progrès de la science. L'une et l'autre considération me semblent +particulièrement incontestables à l'égard de l'optique, pour quiconque +examinera sans prévention et d'une manière assez approfondie son état +actuel, surtout depuis l'adoption presque universelle du système +vibratoire au lieu du système émissif. + +Il importe, en outre, de signaler ici une dernière disposition qui sans +doute contribue beaucoup aujourd'hui, même chez d'excellens esprits, à +la prolongation abusive de cette marche anti-scientifique, parce qu'elle +présente un caractère fort spécieux, comme n'étant que l'exagération +d'un penchant d'ailleurs très convenable à la plus entière coordination +possible de nos diverses études. Les plus recommandables défenseurs de +ces vaines hypothèses, ceux qui déjà sentent avec énergie le vide +nécessaire des recherches absolues sur la nature intime et le mode +essentiel de production des phénomènes, se persuadent encore que du +moins l'optique acquiert ainsi une rationnalité bien plus satisfaisante +en se rattachant d'une manière générale aux lois fondamentales de la +mécanique universelle. Il est certain en effet que le système émissif, +par exemple, ne peut avoir d'autre sens intelligible que de présenter +les phénomènes lumineux comme radicalement analogues à ceux du mouvement +ordinaire: de même la seule signification admissible de l'hypothèse des +ondulations consiste évidemment dans l'assimilation des phénomènes de la +lumière avec ceux de l'agitation vibratoire qui constitue le son: d'une +part, c'est à la barologie, de l'autre à l'acoustique, que l'on prétend +comparer l'optique. Mais comment des analogies aussi gratuites, aussi +incompréhensibles même, pourraient-elles avoir aucune véritable +efficacité scientifique? En quoi perfectionneraient-elles réellement nos +moyens généraux de coordination? Quand des phénomènes peuvent +effectivement rentrer sous le ressort de la mécanique rationnelle, une +telle propriété n'est jamais équivoque ni arbitraire; elle résulte +immédiatement, et à tous les yeux, de la simple inspection des +phénomènes; elle n'a pu devenir, à aucune époque, un sujet sérieux de +contestation: toute la difficulté a toujours été seulement de connaître +d'une manière assez complète les lois générales du mouvement pour +pouvoir en réaliser une semblable application. Ainsi, personne ne +méconnaissait la nature évidemment mécanique des principaux effets +relatifs à la pesanteur ou au son long-temps avant que les progrès de la +dynamique rationnelle eussent permis de l'employer à leur exacte +analyse. On conçoit qu'une telle application a puissamment contribué, +comme j'ai tâché de le faire sentir, au perfectionnement réel de la +barologie et de l'acoustique; mais cela tient essentiellement à ce +qu'elle n'avait rien de forcé ni d'hypothétique. Il ne saurait en être +de même quant à l'optique. Malgré toutes les suppositions arbitraires, +les phénomènes lumineux constitueront toujours une catégorie _sui +generis_, nécessairement irréductible à aucune autre: une lumière sera +éternellement hétérogène à un mouvement ou à un son. + +Les considérations physiologiques elles-mêmes s'opposeraient +invinciblement, à défaut d'autres motifs, à une telle confusion d'idées, +par les caractères inaltérables qui distinguent profondément le sens de +la vue, soit du sens de l'ouie, soit du sens de contact ou de pression. +Si ces séparations radicales pouvaient être arbitrairement effacées +d'après des hypothèses gratuites, d'ailleurs plus ou moins ingénieuses, +on ne voit pas où s'arrêteraient de telles aberrations. Ainsi, par +exemple, un philosophe, dont la prédilection scientifique porterait sur +les effets chimiques, serait dès lors suffisamment autorisé, en prenant +pour type le sens du goût ou celui de l'odorat, à prétendre expliquer à +son tour les couleurs et les tons en les assimilant à des saveurs ou à +des odeurs. Cette bizarre conception n'exigerait pas peut-être, en +réalité, de plus grands efforts d'imagination, ni des subtilités plus +étranges, qu'il n'en a fallu pour aboutir, par un procédé de même +nature, à la similitude, aujourd'hui classique, entre les tons et les +couleurs. + +Que l'esprit humain sache donc, à cet égard, renoncer enfin à +l'irrationnelle poursuite d'une vaine unité scientifique, et reconnaisse +que les catégories radicalement distinctes de phénomènes hétérogènes +sont plus nombreuses que ne le suppose une systématisation vicieuse. +L'ensemble de la philosophie naturelle serait sans doute plus parfait +s'il pouvait en être autrement; mais la coordination n'a de mérite et de +valeur qu'autant qu'elle repose sur des assimilations réelles et +fondamentales; déduite d'analogies purement hypothétiques, elle est à la +fois sans consistance et sans utilité. + +Les physiciens vraiment rationnels devront donc s'abstenir désormais de +rattacher, par aucune fiction scientifique, les phénomènes de la lumière +à ceux du mouvement, vu leur hétérogénéité radicale. Tout ce que +l'optique, dans son état actuel, peut comporter de mathématique, dépend, +en réalité, non de la mécanique, mais de la géométrie, qui s'y trouve +éminemment applicable, attendu la nature évidemment géométrique des +principales lois de la lumière. À d'autres égards, on ne pourrait +concevoir qu'une application directe de l'analyse, dans certaines +recherches optiques, comme, par exemple, celles de Lambert sur la +photométrie, où l'observation fournirait immédiatement quelques +relations numériques: mais, en aucun cas, l'étude positive de la lumière +ne saurait vraiment donner lieu à une analyse dynamique. Telles sont les +deux directions générales suivant lesquelles les géomètres peuvent +efficacement concourir aux progrès réels de l'optique, dont ils ont +souvent à se reprocher aujourd'hui d'entraver le développement naturel +en prolongeant l'empire des hypothèses anti-scientifiques par des +analyses inopportunes et mal conçues, où brille d'ailleurs quelquefois, +comme on le voit surtout dans les travaux si remarquables de M. Cauchy, +une grande valeur abstraite, qui n'a malheureusement d'autre effet +ordinaire que de rendre plus pernicieuse leur influence sur la +philosophie de la science. + +Il m'a semblé nécessaire d'indiquer ainsi, quant à l'optique, +l'application formelle de la doctrine générale établie, dans la +vingt-huitième leçon, sur la théorie des hypothèses. Ni la barologie, ni +l'acoustique ne l'exigeaient, au contraire, en aucune manière, et +l'heureuse impulsion philosophique produite par le génie de Fourier a pu +même m'en dispenser essentiellement pour la thermologie: cet examen est +enfin moins nécessaire envers l'électrologie, quoique ces conceptions +chimériques y soient au moins aussi prépondérantes, leurs vices radicaux +étant tellement sensibles que presque tous leurs partisans les +reconnaissent aujourd'hui. La consistance plus spécieuse qu'elles ont en +optique, y demandait, à un certain degré, un jugement spécial. + +Procédons maintenant, d'une manière sommaire, sans nous occuper +davantage de ces vaines hypothèses, à l'analyse philosophique de +l'ensemble des connaissances réelles actuellement acquises sur la +théorie de la lumière. Il est malheureusement difficile aujourd'hui, +surtout quant aux découvertes récentes, de dégager nettement une telle +exposition de toute allusion aux systèmes arbitraires d'après lesquels +le langage scientifique a été jusqu'ici presque toujours formulé. Un +physicien qui, pénétré de la doctrine philosophique établie dans cet +ouvrage, entreprendrait un traité spécial pour exécuter convenablement +cette épuration fondamentale, rendrait, j'ose le dire, à la science un +service capital. + +L'ensemble de l'optique se décompose naturellement en plusieurs +sections, d'après les différentes modifications générales dont la +lumière, soit homogène, soit diversement colorée, est reconnue +susceptible, suivant qu'on l'envisage comme directe, réfléchie, +réfractée, ou enfin diffractée. Quoique le plus souvent coexistans dans +les phénomènes ordinaires, des effets élémentaires aussi distincts ont +dû être soigneusement séparés par les physiciens. À ces quatre parties +principales, qui comprennent les seuls phénomènes optiques +rigoureusement universels, il convient d'ajouter aujourd'hui, comme un +indispensable complément, deux autres sections fort intéressantes, +relatives à la double réfraction et à ce qu'on appelle la +_polarisation_. Ces deux derniers ordres de phénomènes sont, sans doute, +essentiellement propres à certains corps; mais ils n'en devraient pas +moins être exactement analysés, ne fût-ce qu'à titre de modification +remarquable des phénomènes fondamentaux: d'ailleurs, les corps qui nous +les manifestent deviennent chaque jour plus nombreux, et leurs +conditions se rapportent bien plus à certaines circonstances générales +de structure qu'à de véritables particularités de substance. Il est, du +reste, évidemment superflu de classer ici les différentes applications +de ces six parties intégrantes de l'optique, soit à l'histoire +naturelle, comme dans la belle théorie newtonienne de l'arc-en-ciel, +soit aux arts, comme dans l'analyse, si difficile à établir avec +précision, des divers instrumens visuels, y compris l'appareil oculaire +lui-même. Quelque importantes que soient de telles applications, et +quoique, à vrai dire, elles constituent la meilleure mesure du degré de +perfection de la science, elles n'appartiennent pas au domaine rationnel +de l'optique, que nous devons seul avoir en vue. + +Par les motifs généraux déjà indiqués, dans la leçon précédente, quant +aux théories de l'audition et de la phonation, je dois condamner ici, +d'une manière directe et formelle, comme radicalement irrationnel, +l'usage encore presque universel, de comprendre, parmi les études +optiques, la théorie de la vision, qui appartient, avec tant d'évidence, +à la seule physiologie. Quand des physiciens veulent s'occuper d'une +telle recherche, il est clair que la nature de leurs études propres ne +s'adapte qu'à une partie des conditions de ce difficile problème; sous +tout autre rapport, ils ne sont pas mieux préparés que le vulgaire: et +quelque importante que soit, sans doute, cette partie, puisqu'elle +constitue un préliminaire indispensable, elle ne saurait être prise pour +l'ensemble, dont la considération est toujours, néanmoins, l'objet final +du travail. Aussi en résulte-t-il d'ordinaire que plusieurs conditions +capitales sont essentiellement négligées, ce qui rend les explications +incomplètes, et, par suite, illusoires. À peine pourrait-on citer +aujourd'hui une seule loi de la vision, qu'on puisse regarder comme +établie, d'une manière vraiment fondamentale et positive, sur des bases +immuables, même en se bornant aux phénomènes les plus simples et les +plus vulgaires. C'est ainsi, par exemple, que la faculté élémentaire de +voir distinctement à des distances fort inégales reste encore sans +explication satisfaisante, après toutes les vaines tentatives des +physiciens pour l'attribuer successivement à la plupart des élémens de +l'appareil oculaire. Cette ignorance presque honteuse a, sans doute, +principalement tenu jusqu'ici à ce que les vrais savans, physiciens ou +physiologistes, laissaient la théorie des sensations entre les mains des +seuls métaphysiciens, qui n'en pouvaient tirer que d'illusoires +dissertations idéologiques. Mais sa durée trop prolongée résulte +certainement aujourd'hui, en majeure partie, de la mauvaise +organisation du travail scientifique à cet égard, depuis l'époque, déjà +assez éloignée, où ces questions ont commencé à devenir le sujet de +quelques tentatives de solution positive. Si, dès lors, les anatomistes +et les physiologistes, empruntant à l'optique les documens préliminaires +indispensables, s'étaient convenablement occupés de la théorie de la +vision, au lieu d'attendre vainement, de la part des physiciens, des +solutions qu'ils ne pouvaient fournir, nos connaissances réelles sur cet +important sujet seraient, évidemment, dans un état moins déplorable. + +Une autre étude qui me semble devoir être radicalement bannie de +l'optique, et même de toute la philosophie naturelle, non comme +simplement déplacée, mais comme nécessairement inaccessible, consiste +dans la théorie de la coloration des corps. Il serait, sans doute, +inutile d'expliquer spécialement à ce sujet que je ne saurais avoir en +vue, dans une telle critique, l'admirable série d'expériences de Newton +et de ses successeurs sur la décomposition de la lumière, qui ont +constitué irrévocablement une notion fondamentale, commune à toutes les +parties de l'optique. Je veux parler des efforts, nécessairement +illusoires, qu'on a si souvent tentés pour expliquer, soit par le +système émissif, soit par le système vibratoire, le phénomène +primordial, évidemment inexplicable, de la couleur élémentaire propre à +chaque substance. Ces tentatives irrationnelles sont, à mon avis, des +témoignages irrécusables et directs de la fâcheuse influence qu'exerce +encore, sur nos intelligences à demi positives, l'antique esprit de la +philosophie, essentiellement caractérisé par la tendance aux notions +absolues. Il faut que notre raison naturelle soit aujourd'hui bien +obscurcie par la longue habitude de ces conceptions vagues et +arbitraires que j'ai si souvent signalées, pour que nous puissions +envisager, comme une véritable explication de la couleur propre à tel +corps, la prétendue faculté de réfléchir ou de transmettre exclusivement +tel genre de rayons, ou celle, non moins inintelligible, d'exciter tel +ordre de vibrations éthérées, en vertu de telle disposition chimérique +des molécules, beaucoup plus difficile à concevoir que le fait primitif +lui-même. Les explications placées par l'admirable Molière dans la +bouche de ses docteurs métaphysiciens, ne sont pas, au fond, plus +ridicules. N'est-il pas déplorable que le véritable esprit scientifique +soit encore assez peu développé, pour qu'on soit obligé de formuler +expressément de telles remarques? Personne n'entreprend plus aujourd'hui +d'expliquer la pesanteur spécifique particulière à chaque substance ou +à chaque structure. Pourquoi en serait-il autrement, quant à la couleur +spécifique, dont la notion n'est pas, sans doute, moins primordiale? +Cette seconde recherche n'est-elle point, par sa nature, tout aussi +métaphysique que l'autre? + +Que la considération des couleurs soit, en physiologie, d'une importance +capitale pour la théorie de la vision; que, de même, le système de +coloration puisse devenir, en histoire naturelle, un moyen utile de +classification: cela est évidemment incontestable, et je serais bien mal +compris si l'on pouvait penser que je prétends condamner de telles +études, ou d'autres tout aussi positives. Mais, en optique, la vraie +théorie des couleurs doit se réduire à perfectionner l'analyse +fondamentale de la lumière, de manière à apprécier l'influence de la +structure, ou de telle autre circonstance générale, même accidentelle ou +fugitive, sur la couleur transmise ou réfléchie, sans jamais s'engager +d'ailleurs dans la recherche illusoire des causes premières de la +coloration spécifique: le champ d'études ainsi circonscrit offre +certainement, encore une assez vaste carrière à l'activité des +physiciens. + +Considérant maintenant, d'une manière directe, les parties essentielles +dont l'optique est composée, nous trouvons d'abord, comme la première et +la plus fondamentale de toutes, l'optique proprement dite, ou l'étude de +la lumière directe. Si, comme il convient, on fait remonter l'origine +scientifique de cette étude à la connaissance nette et générale de la +loi élémentaire relative à la propagation rectiligne de la lumière dans +tout milieu homogène, l'époque exacte de ce point de départ est à peu +près inassignable; c'est, avec la catoptrique, la seule branche de +l'optique que les anciens aient cultivée. Cette première loi suffit +évidemment pour que les nombreux problèmes relatifs à la théorie des +ombres deviennent aussitôt réductibles à des questions purement +géométriques, qui peuvent d'ailleurs donner lieu à de véritables +difficultés d'exécution précise, sauf dans les cas, heureusement les +plus importans à analyser, d'un corps lumineux très éloigné, ou à +dimensions négligeables. Cette théorie dépend, en général, comme on +sait, tant pour l'ombre que pour la pénombre, de la détermination d'une +surface développable circonscrite à la fois au corps éclairant et au +corps éclairé. + +Quelle que soit son antiquité réelle, cette première partie de l'optique +n'en est pas moins encore extrêmement imparfaite, quand on l'envisage +sous le second point de vue fondamental qui lui est propre, +c'est-à-dire, relativement aux lois de l'intensité de la lumière, ou à +ce qu'on appelle la _photométrie_, dont la connaissance exacte et +approfondie aurait néanmoins une grande importance. L'intensité de la +lumière est modifiée par plusieurs circonstances générales bien +caractérisées, telles que la direction, soit émergente, soit incidente; +la distance; l'absorption qu'exerce le milieu; enfin la couleur. Or, à +ces divers égards, les notions que nous possédons aujourd'hui sont +presque toujours, ou très vagues, ou essentiellement précaires. + +Il est d'abord évident que, sous ce rapport capital, l'optique actuelle +pèche directement par la base, puisqu'elle manque d'instrumens +photométriques, sur la certitude et la précision desquels on puisse +réellement compter, et qui soient propres, dès lors, à fournir les +seules vérifications décisives susceptibles d'élever au rang de lois +naturelles les conjectures, plus ou moins plausibles, relatives aux +divers modes de dégradation de la lumière. Tous nos photomètres +reposent, au contraire, sur une sorte de cercle vicieux fondamental, +puisqu'ils sont conçus d'après les lois mêmes qu'ils seraient destinés à +vérifier, et ordinairement d'après la plus douteuse de toutes, en vertu +de son origine essentiellement métaphysique, celle qui concerne la +distance. Chacun sait par quelles vaines considérations absolues sur les +émanations quelconques on suppose habituellement l'intensité de la +lumière réciproque au carré de la distance, sans qu'une seule expérience +ait jamais été instituée pour éprouver une conjecture aussi équivoque. +Et telle est cependant la base incertaine que l'on donne aujourd'hui à +la photométrie tout entière! Les vains systèmes sur la nature de la +lumière, ont, comme je l'ai établi, si peu d'utilité réelle pour guider +notre esprit dans l'étude effective de l'optique, que lorsque +l'ondulation a été, de nos jours, universellement substituée à +l'émission, ses partisans, exclusivement préoccupés des phénomènes qui +avaient provoqué ce changement, n'ont pas même aperçu que la plupart des +notions photométriques reposaient directement sur l'ancienne hypothèse, +et réclamaient, par conséquent, une révision fondamentale, à laquelle +nul ne paraît avoir pensé. + +On conçoit aisément ce que peut être la photométrie actuelle avec une +telle manière de procéder. La loi relative à la direction, en raison du +sinus de l'angle d'émergence ou d'incidence, n'est pas, au fond, mieux +démontrée que celle propre à la distance, quoique la source en soit un +peu moins suspecte. Il n'y a rien ici de semblable au beau travail de +Fourier sur la chaleur rayonnante, dont j'ai caractérisé l'esprit dans +l'avant-dernière leçon; et, néanmoins, le sujet pourrait être conçu, ce +me semble, de façon à comporter une élaboration mathématique analogue. +La seule branche de la photométrie qui présente aujourd'hui une vraie +consistance scientifique, est la théorie mathématique de l'absorption +graduelle et plus ou moins énergique exercée sur la lumière par un +milieu quelconque, qui a été pour Bouguer, et ensuite pour Lambert, le +sujet de travaux fort intéressans, quoique le défaut d'expériences +précises et irrécusables se fasse sentir ici, comme dans les autres cas, +quant à la vérification des principes, nécessairement précaires, d'un +tel examen. Enfin, l'influence photométrique de la couleur a donné lieu +à quelques observations exactes, mais dépourvues, par le même motif +fondamental, de conclusions générales et précises, si ce n'est la +fixation du _maximum_ de clarté au milieu du spectre solaire. Ainsi, en +résumé, dans cette première partie de l'optique, quoiqu'elle soit de +beaucoup la plus ancienne, et qu'elle semble la plus facile, les +physiciens n'ont pas encore réellement dépassé, d'une manière très +notable, le terme où conduit spontanément l'observation vulgaire, du +moins en écartant tout ce qui se rattache à la géométrie, et la mesure +de la vitesse de propagation de la lumière, fournie par l'astronomie. + +Il en est tout autrement à l'égard de la catoptrique, et surtout de la +dioptrique, si l'on élague, bien entendu, les questions radicalement +insolubles relatives aux causes premières de la réflexion et de la +réfraction. Les notions universelles sur ces deux ordres de phénomènes +généraux ont été considérablement étendues et perfectionnées par les +études scientifiques, d'après lesquelles tous les effets variés qui s'y +rattachent sont désormais ramenés à un très petit nombre de lois +uniformes, d'une précision et d'une simplicité remarquables. + +La loi fondamentale de la catoptrique, déjà bien connue des anciens, et +vérifiée par une multitude d'expériences diverses, soit directes, soit +surtout indirectes, consiste en ce que, quelles que soient la forme et +la nature du corps réflecteur, ainsi que la couleur et l'intensité de la +lumière, l'angle de réflexion est constamment égal à l'angle +d'incidence, et dans le même plan normal. D'après cette seule loi, +l'analyse exacte des divers effets produits par toutes les espèces de +miroirs est immédiatement réduite à de simples problèmes géométriques, +qui pourraient, il est vrai, suivant la forme du corps, conduire souvent +à de longs et pénibles calculs, si les cas très faciles du plan, de la +sphère, et tout au plus du cylindre circulaire droit, n'étaient point, +en réalité, les plus nécessaires à examiner complétement. Toutefois, +dans ces cas élémentaires, la détermination rationnelle des images +présenterait d'assez grandes difficultés géométriques, si l'on y +prétendait à une précision rigoureuse, qui, heureusement, n'est pas en +effet nécessaire. Cette détermination repose essentiellement, en +général, sous le point de vue mathématique, sur la théorie des +_caustiques_, créée par Tschirnaüs, et qu'il est aisé de caractériser. + +Le seul principe exact qui paraisse établi d'une manière irrécusable +dans la théorie physiologique de la vision consiste en ce que l'oeil +rapporte toujours la position d'un point au lieu d'où lui paraissent +diverger les rayons lumineux qui en émanent, quelques déviations qu'ils +aient d'ailleurs éprouvées avant de parvenir à l'organe. D'après ce +principe, l'appréciation rigoureuse de l'image d'un point quelconque vu +à l'aide d'un miroir donné exige naturellement la considération des deux +surfaces _caustiques_ contenant le système des points d'intersection des +rayons réfléchis consécutifs qui correspondent aux rayons dirigés du +point primitif vers toutes les parties du miroir; car, ces deux +surfaces étant une fois déterminées, il suffirait de leur mener de +l'oeil une tangente commune pour avoir aussitôt la direction suivant +laquelle il apercevra le point proposé. Quant à la position précise de +l'image sur cette droite, dans le cas où les deux points de contact +seront du même côté de l'organe, on ne le détermine habituellement que +d'une manière fort hasardée, qui consiste à prendre, sans aucune raison +vraiment fondée, le milieu entre ces deux points. Il en est +essentiellement de même à l'égard des images que produisent les +lentilles, et dont la détermination mathématique reposerait, d'une +manière analogue, sur la considération des caustiques par réfraction +assujetties à une théorie semblable, quoique nécessairement plus +compliquée. Du reste, le défaut d'expériences directes et exactes, à ce +sujet, et l'incertitude fondamentale qui caractérise encore presque +toutes les parties de la théorie de la vision, ne permettent peut-être +pas de garantir suffisamment la réalité rigoureuse de conséquences aussi +éloignées fournies par le principe général sur lequel on s'appuie dans +ces diverses déterminations. + +Toute réflexion lumineuse sur un corps quelconque est constamment +accompagnée de l'absorption d'une partie plus ou moins notable, mais +toujours très grande, de la lumière incidente; ce qui donne lieu, en +catoptrique, à une seconde question générale fort intéressante. Mais +l'imperfection radicale que nous avons constatée dans la photométrie +actuelle affecte nécessairement une telle étude, qui a été jusqu'ici à +peine ébauchée par quelques observations incomplètes et peu suivies, +d'où l'on ne peut tirer aucune loi certaine. Ce décroissement +d'intensité est-il le même sous toutes les incidences? Sa valeur +relative est-elle indépendante du degré de clarté? Quelle est, à cet +égard, l'influence de la couleur? Les notables variations de ce +phénomène, dans les différens corps réflecteurs, sont-elles en harmonie +avec d'autres caractères spécifiques, surtout optiques? Ces diverses +questions sont encore tout-à-fait intactes, ou n'ont pas même été +posées; ce qui sans doute doit peu nous étonner si nous considérons +l'absence d'instrumens propres à mesurer avec exactitude l'intensité de +la lumière, et par suite les variations quelconques de cette intensité. +Nous ne possédons réellement aujourd'hui à ce sujet aucun autre +renseignement général, si ce n'est que l'absorption de la lumière paraît +être toujours plus grande, à un degré d'ailleurs inconnu, par réflexion +que par transmission; d'où est résulté, dans ces derniers temps, l'usage +des phares lenticulaires, si heureusement introduit par Fresnel. + +Enfin, l'étude de la réflexion donne lieu, pour toutes les substances +diaphanes, à un dernier ordre de recherches plus avancé que le +précédent, mais dont les principales lois sont encore mal connues. Dans +de tels corps, la réflexion accompagne toujours la réfraction, et par +conséquent on peut examiner suivant quelles lois générales ou spéciales +s'accomplit la répartition entre la lumière transmise et la lumière +réfléchie. On sait seulement que celle-ci est d'autant plus abondante +que l'incidence est plus oblique, et que la réflexion commence à devenir +totale à partir d'une certaine inclinaison propre à chaque substance, et +mesurée exactement pour plusieurs corps. Cette inclinaison paraît être +toujours d'autant moindre que la substance est plus réfringente, quoique +la loi exacte admise d'ordinaire à ce sujet se rattache uniquement +jusqu'ici aux hypothèses hasardées sur la nature de la lumière, ce qui +laisse à désirer une comparaison faite d'après des expériences directes +et précises, dégagées de toute prévention systématique. + +De toutes les parties fondamentales de l'optique, la dioptrique est +incontestablement aujourd'hui la plus riche en connaissances certaines +et précises, réduites à des lois simples et peu nombreuses, embrassant +des phénomènes très variés. La loi fondamentale de la réfraction simple, +entièrement ignorée des anciens, et découverte à la fois, sous deux +formes distinctes et équivalentes, par Snellius et par Descartes, +consiste dans la proportionnalité constante des sinus des angles que le +rayon réfracté et le rayon incident, toujours contenus d'ailleurs dans +un même plan normal, forment avec la perpendiculaire à la surface +réfringente, en quelque sens que la réfraction ait lieu. Le rapport fixe +de ces deux sinus, quand la lumière passe du vide dans un milieu +quelconque, constitue le coefficient optique le plus important de chaque +corps naturel, et tient même un rang essentiel dans l'ensemble de ses +caractères physiques. Les physiciens se sont occupés de le déterminer +avec beaucoup de soin et de succès, par des procédés ingénieux et d'une +exactitude admirable: ils en ont dressé des tables fort précieuses et +très étendues, qui peuvent rivaliser aujourd'hui, pour la précision, +avec les tables de pesanteur spécifique, l'incertitude n'étant pas +habituellement d'un centième sur la valeur numérique du pouvoir +réfringent. Si la lumière passe d'un milieu réel dans un autre, le +rapport de réfraction dépend alors de la nature de tous deux; mais en un +cas quelconque, le passage inverse lui donne toujours une valeur +exactement réciproque, comme l'expérimentation l'a constamment montré. +L'étude des réfractions consécutives, à travers un nombre quelconque +d'intermédiaires terminés par des surfaces communes, a fait connaître, +en général, cette loi importante et très simple: la déviation définitive +est la même que si la lumière eût immédiatement passé du premier milieu +dans le dernier. C'est en vertu de cette loi remarquable que les tables +ordinaires de réfraction contiennent seulement les valeurs du rapport de +réfraction propres au cas, presque idéal, mais fournissant une unité +commode, où la lumière pénétrerait du vide dans chaque substance; la +simple division de ces nombres les uns par les autres suffit, dès lors, +pour en déduire les rapports effectifs qui conviennent à toutes les +comparaisons binaires qu'on juge à propos d'établir. + +Tant qu'un corps n'éprouve aucune altération chimique, et qu'il devient +seulement plus ou moins dense, le rapport de réfraction qui lui est +propre varie proportionnellement à la pesanteur spécifique, comme il est +aisé de la constater, surtout pour les liquides, et encore mieux pour +les gaz, où la température et la pression permettent de tant modifier la +densité. C'est pourquoi les physiciens, afin d'obtenir des caractères +plus fixes, et par suite plus spécifiques, dans la comparaison +dioptrique des diverses substances, ont dû considérer, de préférence au +rapport de réfraction proprement dit, son quotient par la densité, +qu'ils ont nommé spécialement _pouvoir réfringent_; distinction +réellement motivée, malgré son origine suspecte, qui se rattache aux +systèmes sur la lumière. Toutefois, il ne paraît pas que ce quotient +reste invariable quand le corps, même sans subir aucune modification +chimique, passe successivement par divers états d'agrégation, comme on +l'a surtout reconnu à l'égard de l'eau. L'existence de ces variations du +pouvoir réfringent est assez prononcée pour que, dans ces derniers +temps, les partisans du système vibratoire aient pu en tirer un de leurs +argumens formels contre le système émissif, qui semblait exiger, en +effet, la fixité numérique d'un tel caractère, quoique le vague inhérent +à ces hypothèses arbitraires eût permis, sans doute, aux newtoniens +d'adapter leur thèse à cette modification expérimentale. Il est fort à +craindre, sans qu'on doive néanmoins l'affirmer, qu'une révision aussi +scrupuleuse ne renversât également la loi ordinaire relative au pouvoir +réfringent d'un mélange quelconque, et qui consiste en ce que le produit +de ce nombre par le poids du mélange, ou le produit équivalent du +rapport de réfraction par le volume, est toujours la somme des produits +analogues propres à toutes les parties intégrantes. Cette relation +constituerait, pour la philosophie naturelle, un théorème général très +remarquable et fort important, si l'on pouvait définitivement compter +sur sa réalité, et, en même temps, l'étendre à toutes les combinaisons, +au lieu de la borner aux simples mélanges gazeux, et surtout enfin la +dégager de toute présupposition hasardée sur la permanence nécessaire du +pouvoir réfringent. En général, ce n'est pas aujourd'hui l'un des +moindres inconvéniens inséparables de l'emploi des hypothèses +anti-scientifiques sur la nature intime des phénomènes, que la confusion +vicieuse, et souvent presque inextricable, qui en résulte +continuellement entre les notions vraiment constatées et celles purement +systématiques, et qui, pour les esprits impartiaux, peut rendre fort +équivoque le caractère effectif de la science. + +La loi fondamentale de la réfraction a reçu un complément indispensable +par les belles découvertes de Newton sur l'inégale réfrangibilité des +diverses couleurs élémentaires. Du fait même de la décomposition de la +lumière dans un prisme, il s'ensuit évidemment que le rapport du sinus +d'incidence, quoique constant pour chaque couleur, varie de l'une à +l'autre partie du spectre solaire. L'accroissement total qu'il éprouve +depuis les rayons rouges jusqu'aux violets mesure la _dispersion_ +propre à chaque substance, et doit compléter la détermination de son +pouvoir réfringent dans les tables usuelles, où l'on ne peut insérer que +la réfraction moyenne. Cette évaluation, attendu sa petitesse, +constitue, en général, une des plus délicates opérations de l'optique +actuelle, et ne saurait comporter autant d'exactitude que celle de +l'action réfringente proprement dite, surtout dans les corps qui dévient +peu la lumière, comme les gaz principalement: elle est, néanmoins, bien +connue maintenant pour un assez grand nombre de substances, solides ou +liquides. En comparant ainsi les changemens qu'éprouve le pouvoir +dispersif quand on passe d'un corps à un autre, on a reconnu que ses +variations sont loin d'être proportionnelles, comme Newton l'avait cru, +à celles du pouvoir réfringent; on voit même, en plus d'un cas, que la +lumière est moins dispersée par des substances qui la réfractent +davantage. Ce défaut général de correspondance entre deux qualités aussi +analogues en apparence (découvert, vers le milieu du siècle dernier, par +le célèbre opticien Dollond) est justement regardé comme constituant, en +optique, une notion capitale, puisqu'il en résulte la possibilité de +l'achromatisme, par la compensation des actions opposées dues à deux +substances différentes, qui, sans cela, ne pourraient cesser de +disperser la lumière qu'en cessant aussi de la dévier. + +D'après les seules lois de la réfraction, on conçoit aisément que +l'analyse exacte des nombreux effets relatifs à l'action des milieux +homogènes sur la lumière qui les traverse ne peut plus présenter que des +difficultés purement géométriques. La grande complication que pourrait y +introduire la forme du corps réfringent, est notablement diminuée dans +les cas ordinaires, où l'on peut se borner à envisager des surfaces +planes, sphériques ou cylindriques[31]. Toutefois, un examen complet +deviendrait même alors fort embarrassant, surtout en ayant égard à la +dispersion, si, pour le simplifier, on ne le réduisait à l'appréciation +suffisamment approximative des seules circonstances qui se présentent le +plus souvent. + + [Note 31: À l'origine de la dioptrique, Descartes + entreprit de belles recherches géométriques, qui avaient une + haute valeur mathématique dans un temps antérieur à la + création de l'analyse infinitésimale, sur les formes + rigoureuses qu'il faudrait donner aux surfaces réfringentes + pour produire une parfaite concentration des rayons en un + foyer unique. Mais l'impossibilité reconnue d'exécuter avec + assez de précision des lentilles aussi compliquées, dont + chacune d'ailleurs ne s'adapterait, par sa nature, qu'à un + seul cas, a généralement déterminé ensuite les physiciens à + employer exclusivement les surfaces sphériques ou + cylindriques, sauf à tenir compte approximativement de leur + défaut de concentration, peu étendu dans la plupart des + circonstances ordinaires.] + +Outre la réflexion et la réfraction, la lumière peut éprouver une autre +modification générale fort importante, dont l'étude, ébauchée par +Grimaldi et par Newton, constitue maintenant, depuis les belles +recherches du docteur Young, complétées par celles, non moins +remarquables, de Fresnel, une des parties essentielles de l'optique. +Cette modification, connue sous le nom de _diffraction_, consiste dans +la déviation, toujours accompagnée d'une dispersion plus ou moins +prononcée, que subit la lumière en passant très près des extrémités d'un +corps quelconque. Elle se manifeste, de la manière la plus simple, par +les franges inégales et diversement colorées, les unes extérieures, les +autres intérieures, qui entourent les ombres produites dans la chambre +obscure. Le fameux principe général des _interférences_, découvert par +le docteur Young, constitue désormais la plus importante notion propre à +cette théorie. Ce principe, si remarquable en lui-même, n'a été bien +apprécié que depuis l'usage très étendu que Fresnel en a fait pour +l'explication satisfaisante de plusieurs phénomènes intéressans et +difficiles à analyser, et entre autres du célèbre phénomène des anneaux, +colorés, sur lequel les beaux travaux de Newton laissaient encore +beaucoup à désirer. La loi de ces singulières interférences consiste en +ce que dans l'action mutuelle de deux faisceaux lumineux émanés d'un +même point et ayant suivi, par une cause quelconque, deux routes +distinctes, mais peu inclinées l'une à l'autre, les intensités propres +aux deux lumières se neutralisent et s'ajoutent alternativement, en +faisant croître par degrés égaux et très rapprochés, dont la valeur est +déterminée, la différence de longueur entre les chemins que parcourent +en totalité les deux faisceaux. Il est fort regrettable qu'un principe +aussi important n'ait pas été encore nettement dégagé des conceptions +chimériques sur la nature de la lumière, qui ont presque toujours altéré +jusqu'ici son usage. + +L'esprit de cet ouvrage et ses limites nécessaires m'interdisent +rigoureusement ici les détails qui seraient indispensables pour +caractériser avec clarté, même par une simple indication, l'étude des +phénomènes si remarquables de la double réfraction propre à plusieurs +cristaux, et dont la loi générale a été découverte par Huyghens sous une +forme géométrique fort élégante, où l'on passe de la réfraction +ordinaire à cette nouvelle déviation par la seule substitution d'un +ellipsoïde à une sphère. Il en est de même, à plus forte raison, quant +aux nombreux phénomènes, si bien dévoilés par l'illustre Malus, sous le +nom, d'ailleurs peu convenable, de _polarisation_, qui se rapportent aux +modifications qu'éprouve la lumière lorsqu'elle a été réfléchie par un +corps quelconque sous une certaine inclinaison, propre à chaque +substance, et qui paraît dépendre uniquement de son rapport de +réfraction. + +Tels sont les aperçus rapides et très incomplets auxquels je suis obligé +de me borner, par la nature de cet ouvrage, sur le caractère général des +diverses branches principales de l'optique. Quoique j'aie dû signaler +sommairement, dans cet examen philosophique, les lacunes fondamentales +et peu senties que présentent aujourd'hui la plupart d'entre elles, +j'espère avoir fait ressortir aussi, avec encore plus de soin, les +grands et nombreux résultats déjà obtenus pendant les deux derniers +siècles, quant à cette partie capitale de la physique, malgré la +subalternité évidente où le génie de l'expérimentation rationnelle y a +toujours été retenu jusqu'ici par la prépondérance désastreuse des +vaines hypothèses sur le prétendu principe de la lumière. + + + + +TRENTE-QUATRIÈME LEÇON. + +Considérations générales sur l'électrologie. + +Cette dernière branche principale de la physique, relative aux +phénomènes les plus compliqués et les moins apparens, n'a pu se +développer qu'après toutes les autres. Quoique l'invention de la machine +électrique soit aussi ancienne que celle de la machine pneumatique, +c'est seulement un siècle plus tard que cette étude a commencé à prendre +un vrai caractère scientifique, par les travaux de Dufay et de Symner +sur la distinction des deux électricités, par l'expérience fondamentale +de Musschembroëk sur la bouteille de Leyde, et peu après par +l'immortelle découverte météorologique du grand Franklin, première +manifestation importante de l'influence capitale d'un tel ordre de +phénomènes dans le système général de la nature. Jusque alors, les +observations, essentiellement isolées, des divers physiciens n'avaient +eu d'autre résultat philosophique que de dévoiler peu à peu le +caractère de généralité inhérent à cette partie de la physique comme à +toutes les autres, en augmentant de plus en plus le nombre des corps +susceptibles de ces remarquables phénomènes, si long-temps attribués, +d'une manière exclusive, à certaines substances, ainsi que le témoigne +encore la dénomination qu'on leur a conservée. Enfin, c'est uniquement +depuis les mémorables travaux de l'illustre Coulomb, il y a cinquante +ans, que cette étude a présenté, par sa consistance et par sa précision, +un aspect rationnel, comparable, quoique plus ou moins inférieur, à +celui des autres branches fondamentales de la physique. + +Cette complication supérieure et cette formation plus récente de +l'électrologie, suffisent pour expliquer aisément son imperfection +scientifique actuelle, comparativement à tout le reste de la physique. +Sous le simple rapport des observations, aucune autre étude peut-être ne +nous offre aujourd'hui une aussi grande variété de phénomènes curieux et +importans. Mais, les faits seuls ne constituent point la science, +quoiqu'ils en forment à la fois les fondemens nécessaires et les +indispensables matériaux. Pour tout esprit philosophique, la science +consiste essentiellement désormais dans la systématisation réelle, la +plus complète et la plus exacte possible, des phénomènes observés, +d'après certaines lois générales irrécusablement constatées. Or, à cet +égard, quelque imparfaites que soient effectivement aujourd'hui, suivant +l'ensemble des leçons précédentes, les diverses branches principales de +la physique, l'électrologie est, sans doute, encore moins avancée +qu'aucune d'elles. La plupart des observations y sont essentiellement +incohérentes, les phénomènes n'y étant presque jamais assujettis jusqu'à +présent qu'à des relations vagues ou même illusoires, et, par suite, +n'admettant le plus souvent aucune explication vraiment satisfaisante. +Si l'on éprouvait quelque difficulté à reconnaître directement cet état +d'imperfection, il suffirait, pour s'en convaincre, d'une manière +irrécusable, d'envisager la science, relativement à son but final, la +prévision des phénomènes d'après leurs lois générales. Il est évident +que, par l'étude actuelle des phénomènes électriques, on peut rarement +prévoir, non-seulement avec précision, mais simplement même avec +certitude, ce qui se passera dans des circonstances qui ne seraient pas +entièrement identiques à celles dont l'influence a déjà été +immédiatement observée: en sorte que la destination nécessaire de tout +système de recherches vraiment scientifiques est jusqu'ici presque +toujours manquée en électrologie. + +Dans aucune autre partie de la physique, pas même en optique, +l'influence des hypothèses arbitraires et quasi-métaphysiques sur les +agens chimériques des phénomènes n'est aussi étendue, ni surtout aussi +nettement caractérisée, l'absence presque totale des lois réelles +rendant ici une telle influence beaucoup plus saillante. La naïve +confiance avec laquelle on y explique si facilement tous les phénomènes, +en douant des fluides imaginaires d'une nouvelle propriété pour chaque +nouvelle occurrence, rappelle, d'une manière frappante, l'esprit des +anciennes explications métaphysiques, sauf que l'entité a été remplacée +par un fluide idéal, comme je l'ai établi dans la vingt-huitième leçon. +Mais, une intervention aussi complète et aussi marquée est, par cela +même, moins dangereuse aujourd'hui. Elle n'a pas autant besoin d'un +examen spécial que l'influence analogue qui s'exerce encore, d'une +manière bien plus spécieuse, quoiqu'à un moindre degré, dans la théorie +de la lumière, où le mélange intime de ces vains systèmes avec +d'admirables lois rend plus difficile leur juste appréciation, par +l'imposant aspect qu'ils en acquièrent, comme j'ai dû l'indiquer +expressément dans la leçon précédente. En électrologie, au contraire, +les physiciens même les moins philosophes doivent maintenant reconnaître +la stérilité radicale de ces hypothèses illusoires, qui n'ont eu, +évidemment, aucune part effective aux nombreuses découvertes dont la +science s'est enrichie depuis un demi-siècle, et qu'il a fallu y +rattacher arbitrairement après coup. Aussi, la plupart ne voient +aujourd'hui, dans ces vicieux artifices, qu'une sorte d'appareil +mnémonique, propre à faciliter la liaison des souvenirs, quoique ayant +eu primitivement une tout autre destination. Sans doute, sous ce rapport +secondaire lui-même, un tel appareil serait mal construit; et, à +supposer qu'un semblable secours soit nécessaire, ce qui me paraît fort +exagéré, on devrait certainement préférer, à cet égard, un système de +formules scientifiques, spécialement adapté à cette fonction[32]. Mais, +l'allégation d'un pareil motif n'est, en réalité, aujourd'hui, qu'un +indice certain du sentiment confus de l'inanité caractéristique de ces +conceptions arbitraires, sans qu'on ose encore renoncer définitivement à +leur usage. Toutefois, quoique leur empire n'ait point, à beaucoup près +aujourd'hui, autant de consistance, en électrologie, qu'il en conserve +encore en optique, elles n'y exercent pas moins une influence très +pernicieuse, ne fût-ce qu'en dissimulant à la plupart des esprits les +besoins essentiels de la science. Il faut considérer d'ailleurs que, de +la physique, cette action anti-scientifique se répand, d'une manière +indirecte, mais nécessaire, sur toutes les parties plus compliquées de +la philosophie naturelle, qui, à raison même de leur difficulté +supérieure, auraient tant besoin d'une méthode plus sévère, dont il est +naturel qu'elles cherchent le type dans les sciences antécédentes, +tandis que les physiciens, au contraire, leur transmettent ainsi un +modèle radicalement vicié. Ces mêmes hypothèses, auxquelles les +physiciens se défendent d'attribuer sérieusement aucune réalité +intrinsèque, deviennent néanmoins, par une suite naturelle de leur +emploi, le sublime de la physique, aux yeux des savans qui, livrés à +l'étude des phénomènes les plus complexes, croient y trouver la base +préliminaire indispensable de leurs travaux propres; ce qui contribue +singulièrement aujourd'hui à maintenir les notions vagues et hasardées. +Sous ce rapport indirect, l'influence des systèmes relatifs à la nature +des phénomènes électriques doit être plus spécialement dangereuse, +surtout à l'égard des sciences physiologiques, comme nous aurons +occasion de le reconnaître dans le volume suivant, par suite de +l'incontestable relation qui existe, à tant de titres, entre les +actions, soit chimiques, soit vitales, et les actions électriques. C'est +ainsi que la conception des fluides électriques et magnétiques tend à +fortifier spontanément celle du fluide nerveux, et souvent même +contribue encore au maintien des plus absurdes rêveries sur ce qu'on +appelle le _magnétisme animal_, dont les adeptes ont pu quelquefois +s'enorgueillir d'avoir entraîné dans leurs rangs d'éminens physiciens. +D'aussi déplorables conséquences sont propres à manifester combien peut +devenir funeste, pour le système général de notre entendement, par suite +d'une philosophie vicieuse, une étude qui, en elle-même, est, au +contraire, éminemment favorable au développement positif de +l'intelligence humaine. + + [Note 32: Plusieurs philosophes de premier ordre, entre + autres Descartes, Leïbnitz, et plus tard, Condorcet, se sont + occupés avec zèle de la formation d'un langage spécial pour + la combinaison des idées scientifiques. Mais cette question, + quoique intéressante à examiner, ne me paraît pas avoir, au + fond, l'importance extrême qu'on y a attachée, sauf, bien + entendu, en ce qui concerne les systèmes de nomenclature. + Car, l'analyse mathématique se trouve déjà remplir un tel + office, d'une manière admirable, à l'égard des études assez + simples, et, par suite, assez perfectibles pour qu'un + semblable besoin de concision s'y fasse réellement sentir. + Quant aux sciences qui ne comportent pas l'application + effective de cette analyse, leur complication nécessaire me + semble devoir y limiter toujours à tel point la généralité + et le prolongement des déductions réelles, que ces besoins y + seront, sans doute, à toutes les époques, amplement + satisfaits par le perfectionnement graduel et continu que le + langage ordinaire reçoit spontanément. Une sorte de langue + sacrée pour les savans pourrait d'ailleurs opposer, dans + l'avenir, quelques entraves à la civilisation générale. On + peut s'en faire aujourd'hui une faible idée par l'emploi + abusif de l'instrument analytique lui-même, qui sert trop + souvent à déguiser, pour soi-même, et surtout pour les + autres, le vide réel des idées sous l'abondance illusoire du + discours algébrique.] + +Vu la nature plus compliquée des phénomènes variés dont elle s'occupe, +l'électrologie comporte, à un degré beaucoup moindre qu'aucune autre +partie de la physique, l'application des doctrines et des méthodes +mathématiques, même en se bornant, comme nous devons le concevoir ici, +aux actions purement physiques, à l'exclusion de tout effet chimique. +Aussi ce moyen n'a-t-il point, en réalité, notablement participé jusqu'à +présent au perfectionnement de cette étude. Toutefois, il importe de +distinguer soigneusement, à cet égard, les deux manières opposées, l'une +illusoire, l'autre réelle, dont une telle application a été conçue en +électrologie. + +Les uns, en effet, l'ont uniquement fondée sur les fluides imaginaires +auxquels on attribue vulgairement les phénomènes électriques et +magnétiques, en transportant à l'action mutuelle de leurs molécules les +lois générales de la mécanique rationnelle; le corps réel ne constitue +alors qu'un simple _substratum_, nécessaire à la manifestation du +phénomène, mais inutile à sa production, qui se passe tout entière dans +le fluide. On comprend que de tels travaux mathématiques sont +radicalement frappés d'inanité comme le prétendu principe qui leur sert +de base; ils ne peuvent avoir de valeur essentielle qu'à titre de +simples exercices analytiques, sans comporter aucune influence utile sur +l'accroissement de nos vraies connaissances. Cette stérilité nécessaire +est clairement vérifiée pour quiconque considère que l'on a pu ainsi +parvenir seulement jusqu'ici à représenter imparfaitement une petite +portion des nombreux et importans résultats obtenus, trente ans +auparavant, par l'illustre Coulomb, d'après des études directes et +vraiment rationnelles, sur l'état électrique ou magnétique des diverses +parties d'un même corps ou de plusieurs corps contigus. Il serait +superflu d'insister davantage à cet égard. + +En d'autres cas, au contraire, l'élaboration mathématique a reposé +essentiellement comme l'exige la saine philosophie, sur quelques lois +générales et élémentaires, que l'expérience avait constatées, d'une +manière directe ou indirecte, et d'après lesquelles on a procédé à +l'étude de phénomènes effectifs propres aux corps eux-mêmes: abstraction +faite, d'ailleurs, de l'intervention ordinaire des hypothèses +chimériques, qui caractérise malheureusement toute la physique actuelle, +mais dont ces intéressans travaux pourraient être aisément dégagés, +puisque leurs bases en sont réellement indépendantes. Tel est surtout le +caractère remarquable des belles recherches de M. Ampère et de ses +successeurs sur l'exploration mathématique des phénomènes +électro-magnétiques, où l'on a pu appliquer avec efficacité les lois de +la dynamique abstraite à certains cas d'action mutuelle entre des +conducteurs électriques ou des aimans. De semblables travaux présentent, +sans doute, sous le point de vue mathématique, un aspect bien moins +imposant que ceux auxquels je viens de faire allusion, et qui paraissent +remonter directement à la loi fondamentale de l'ensemble des phénomènes +électriques; mais leur positivité doit leur faire attribuer réellement +une valeur bien supérieure pour le progrès effectif de la science. C'est +ainsi que, dans cette importante spécialité, l'immortelle série d'études +de M. Ampère, en même temps qu'elle a si notablement agrandi le domaine +de nos vraies connaissances, a offert un mémorable exemple de cette +combinaison judicieuse entre l'esprit physique et l'esprit mathématique, +que j'ai tant recommandée, en général, dans la vingt-huitième leçon, +comme constituant aujourd'hui le plus puissant moyen de perfectionnement +fondamental des diverses branches de la physique[33]. + + [Note 33: Il est très regrettable, pour l'extension de + nos connaissances réelles et pour le progrès du véritable + esprit philosophique, que M. Ampère n'ait pas cru devoir se + consacrer exclusivement à la grande spécialité scientifique + qui a irrévocablement immortalisé son nom. Ni la nature de + son intelligence, ni l'ensemble de son éducation, ne + semblaient l'appeler aux travaux de philosophie générale, où + ses tentatives éphémères, depuis quelques années, n'ont + abouti qu'à une déplorable rétrogradation vers l'état + métaphysique et même théologique, qui réveillera un jour le + souvenir involontaire de Newton commentant l'Apocalypse. + + Les savans livrés à l'étude particulière des diverses + sections de la science naturelle, prescrivent + habituellement, à très juste titre, comme maxime + fondamentale de la philosophie moderne, la spécialisation + exclusive des intelligences. Ils finiront, sans doute, par + s'appliquer judicieusement à eux-mêmes ce principe + inflexible, en cessant désormais d'envisager la culture de + la philosophie des sciences comme une sorte de délassement + des travaux scientifiques proprement dits, à l'usage d'un + savant quelconque. Outre une vocation spéciale nettement + caractérisée, cette carrière purement philosophique exige, + évidemment, un système tout particulier de longues et + difficiles études préliminaires, à la fois historiques et + dogmatiques, sur le développement rationnel et la + coordination réelle des connaissances humaines: ce qui doit, + presque toujours, rendre essentiellement impropres à toute + autre destination les esprits capables de poursuivre avec + fruit un tel ordre de recherches; et, réciproquement, les + savans ordinaires doivent être ainsi naturellement + incompétens quant à l'étude des généralités scientifiques, à + l'égard de laquelle ils ne peuvent utilement exercer qu'une + simple action critique, du point de vue correspondant à leur + spécialité. La division rationnelle du travail intellectuel + est donc jusqu'ici très imparfaitement comprise par ceux-là + même qui d'ordinaire insistent le plus impérieusement sur + cette règle indispensable.] + +Après ces considérations préliminaires sur le caractère général de +l'électrologie, examinons sommairement, sous le point de vue +philosophique, la composition effective de ses principales parties, en +excluant avec soin tout ce qui est purement relatif à l'influence +chimique ou physiologique de l'électricité, et aussi tout ce qui +concerne l'application des études électriques à ce que j'ai appelé, dès +l'origine de cet ouvrage, la _physique concrète_, et surtout à la +météorologie. + +Ainsi réduite à sa partie strictement physique et abstraite, +l'électrologie comprend aujourd'hui trois ordres essentiels de +recherches fondamentales: dans le premier, on étudie la production des +phénomènes électriques, leur manifestation et leur mesure; le second, se +rapporte à la comparaison de l'état électrique propre aux diverses +parties d'une même masse ou à divers corps contigus; le troisième a pour +objet les lois des mouvemens qui résultent de l'électrisation. On doit +classer, en outre, comme une quatrième et dernière section, +l'application de l'ensemble des connaissances précédentes à l'étude +spéciale des phénomènes magnétiques, qui en est désormais inséparable. + +Quoique tous les corps soient, sans doute, susceptibles d'électrisation +positive et négative, tous ne sont pas actuellement électriques, et cet +état est même, au contraire, essentiellement passager, semblable, à cet +égard, à l'état sonore. Il y a donc lieu d'examiner dans quelles +circonstances générales il s'établit ou se détruit, par l'action des +différens corps les uns sur les autres; et cette étude doit même +précéder toutes les autres études électriques, qui en dépendent +nécessairement. + +L'ensemble des observations paraît devoir conduire aujourd'hui à +regarder l'état électrique comme étant, à un degré plus ou moins +prononcé, la suite invariable de presque toutes les modifications, de +nature quelconque, que les corps peuvent éprouver. Néanmoins, les +principales causes d'électrisation, sont, dans l'ordre de leur énergie +et de leur importance scientifique actuelle: les compositions et +décompositions chimiques; les variations de température; le frottement; +la pression, et enfin le simple contact. Cette distribution diffère +extrêmement de celle que les premières recherches avaient indiquée, +puisque le frottement avait été long-temps réputé le seul moyen, et +ensuite le plus puissant, pour produire l'état électrique. Quoique la +comparaison de ces divers modes généraux d'électrisation ne soit pas +encore suffisamment approfondie et définitivement arrêtée, il n'y a plus +lieu de craindre désormais que les travaux ultérieurs puissent +radicalement altérer l'ordre précédent. + +Les actions chimiques constituent certainement les sources électriques, +non-seulement les plus générales, mais aussi les plus abondantes, comme +à l'égard de la chaleur. Dans les appareils électriques les plus +puissans, et surtout dans la pile de l'illustre Volta, l'action +chimique, d'abord inaperçue ou négligée, est aujourd'hui reconnue, +depuis les travaux de Wollaston et de plusieurs autres physiciens, comme +la principale cause de l'électrisation, qui devient, en effet, presque +insensible quand on a soin d'éviter scrupuleusement toute production de +phénomènes chimiques. + +Après cette influence prépondérante, il n'y a pas, en réalité, de cause +d'électrisation plus étendue ni plus énergique que les actions +thermologiques, quoique, jusqu'à ces derniers temps, leur puissance +électrique n'eût été reconnue que dans un seul cas particulier, +aujourd'hui peu important, l'électrisation de la tourmaline échauffée. +On sait maintenant que de notables différences de température entre des +barreaux consécutifs de diverses natures, d'ailleurs quelconques, ou +même homogènes, suffisent pour déterminer, dans un tel système, un état +électrique très prononcé, et d'autant plus intense, à parité de +circonstances thermométriques, que les élémens y sont plus nombreux. + +La prépondérance bien constatée de deux moyens d'électrisation aussi +généraux, doit rendre fort délicate l'exacte appréciation de tous les +autres, par l'extrême difficulté d'y distinguer, sans incertitude, ce +qui leur est véritablement propre d'avec ce qui tient aux premiers, dont +l'influence est presque impossible à écarter entièrement. C'est ainsi +que, malgré l'état électrique que le frottement semble développer avec +tant d'énergie, il est, pour ainsi dire, douteux aujourd'hui, aux yeux +des plus judicieux physiciens, si le frottement, en tant que tel, +contribue réellement, d'une manière notable, à l'électrisation, ou si +celle-ci ne résulte pas essentiellement des effets thermométriques et +même chimiques dont le frottement est toujours accompagné, et auxquels +on n'avait eu d'abord aucun égard. Il en est à peu près de même envers +la pression, dont l'influence électrique, quoique bien moins prononcée, +semble toutefois plus irrécusable, en ce qu'on peut plus aisément +l'isoler. Mais cette remarque est surtout applicable à la production de +l'état électrique par le simple contact des corps hétérogènes, d'où +l'immortel inventeur de la pile avait fait résulter toute l'énergie de +cet admirable instrument, tandis qu'il est bien reconnu désormais que +l'action chimique y a la principale part, et que le contact n'y +contribue que d'une manière très secondaire, ou même fort équivoque. + +Outre ces causes générales d'électrisation, une foule d'autres moins +importantes peuvent, en certaines circonstances, produire l'état +électrique. On peut citer entre autres les changemens dans le mode +d'agrégation, abstraction faite des variations thermométriques qui les +accompagnent: en plusieurs cas la fusion des solides, et surtout +l'évaporation des liquides, déterminent une électrisation notable. Il +n'est pas jusqu'au simple mouvement même qui ne suffise, sous des +conditions spéciales, pour faire naître quelquefois, indépendamment de +tout autre motif, un véritable état électrique, comme le montre si bien +la belle expérience de M. Arago, relative à l'influence de la rotation +d'un disque métallique sur une aiguille aimantée non contiguë, quoique +voisine. + +Il convient toutefois que les physiciens se tiennent en garde +aujourd'hui contre une tendance exagérée à considérer les moindres +phénomènes quelconques comme des causes d'électrisation plus ou moins +énergiques, afin de ne point encourir le reproche inverse de celui +qu'ils font justement à leurs prédécesseurs, de n'avoir observé que les +sources électriques les plus apparentes, en méconnaissant les plus +essentielles. Une exploration grossière est sans doute radicalement +préjudiciable à l'électrologie; mais une analyse trop subtile n'aurait +peut-être pas moins d'inconvéniens pour la science, où il deviendrait, +dès lors, presque impossible de considérer des phénomènes suffisamment +caractérisés. Cet avis semble surtout acquérir une grande importance +pour la théorie électro-chimique, comme nous le reconnaîtrons dans le +volume suivant; car, après avoir admis, sur de faibles indices, des +électrisations fort équivoques, on peut être souvent conduit à leur +attribuer une grande influence chimique, ce qui tend à produire des +explications essentiellement arbitraires. + +La cessation graduelle de l'état électrique a été beaucoup moins étudiée +jusqu'ici que sa formation, et les lois n'en sont pas cependant moins +intéressantes à bien connaître. On est pleinement autorisé à poser en +principe que l'électrisation, une fois établie d'une manière quelconque, +persisterait indéfiniment, comme l'état thermométrique, si le corps +pouvait être rigoureusement soustrait à toute influence extérieure, ou, +suivant l'expression technique, strictement _isolé_, soit de +l'atmosphère, soit de la masse générale du globe. Depuis que l'identité +entre les phénomènes magnétiques et les phénomènes électriques a été +irrécusablement démontrée par la belle série de recherches de M. Ampère, +fondée sur la découverte capitale de M. Oersted, ce principe général a +été puissamment fortifié, en considérant la persévérance, beaucoup plus +facile à prolonger, de l'état magnétique. Toutefois, comme les corps le +plus justement qualifiés de mauvais conducteurs de l'électricité sont +néanmoins toujours susceptibles, à un degré quelconque, de transmettre +réellement l'influence électrique, il est évident que l'électrisation +doit nécessairement cesser, à la longue, dans nos appareils même le +mieux isolés, par suite de l'action continuelle, quoique très faible, +qu'exerce sur eux le milieu atmosphérique incessamment renouvelé, dans +lequel ils sont habituellement plongés, et la masse immense du globe +terrestre avec laquelle ils communiquent d'une manière plus ou moins +directe, indépendamment des autres sources secondaires d'une déperdition +plus rapide, que nous pouvons artificiellement écarter. Mais les lois +effectives de cette déperdition inévitable sont jusqu'ici très peu +connues. Coulomb est le seul grand physicien qui s'en soit directement +occupé, dans son importante suite d'expériences sur la dissipation +graduelle de l'électricité le long des supports isolans de la machine +électrique, ou à travers un air plus ou moins humide: sous ce dernier +point de vue, il a exactement analysé l'influence incontestable, +vaguement aperçue dès l'origine de l'électrologie, de l'état +hygrométrique de l'atmosphère sur la déperdition électrique. + +À chacun des modes généraux d'électrisation, correspond naturellement un +instrument spécial, ou plutôt une classe d'instrumens, destinés à +réaliser, par un ensemble de dispositions convenablement instituées, les +conditions les plus favorables à la production et au maintien de l'état +électrique. Quelle que soit l'importance de ces nombreux appareils, qui +sont la base nécessaire des recherches habituelles, et malgré +l'organisation profondément ingénieuse de quelques-uns d'entre eux, et +surtout de la pile voltaïque, il serait évidemment déplacé de les +considérer ici. Mais, il convient, au contraire, de mentionner, d'une +manière générale, les instrumens destinés à la manifestation et surtout +à la mesure de l'état électrique, c'est-à-dire, les électroscopes et les +électromètres. Les plus grands physiciens ont, avec raison, attaché une +extrême importance au perfectionnement de tels appareils, dans +l'invention desquels un vrai génie se fait plus d'une fois sentir. On +conçoit même que l'amélioration de ces instrumens est encore plus +nécessaire que celle des machines électriques proprement dites, +uniquement destinées à l'électrisation: car, de bons indicateurs +permettent d'utiliser de très faibles puissances électriques; et, en +effet, dans les recherches délicates, d'où dépend surtout le progrès de +l'électrologie actuelle, on n'emploie désormais habituellement que des +appareils peu énergiques, préférables à cause de leur extrême +simplicité, et tous les artifices sont réservés pour l'institution des +moyens propres à manifester ou à mesurer les moindres effets +électriques. + +Quoique la mesure de l'état électrique ne puisse évidemment avoir lieu +sans sa manifestation, et même que celle-ci conduise toujours, d'une +manière directe, à une évaluation quelconque, la distinction générale +entre les _électroscopes_ proprement dits et les vrais _électromètres_ +n'en est pas moins très réelle et fort utile à considérer pour se faire +une juste idée de l'ensemble des moyens d'exploration propres aux +électriciens. Parmi les simples électroscopes, il faut surtout +distinguer, comme adaptés aux recherches délicates, ceux qui, sous le +nom caractéristique de _condensateurs_, sont destinés à rendre +sensibles, par une ingénieuse accumulation graduelle, de très faibles +effets électriques. Tous ces instrumens sont d'ailleurs disposés de +manière à indiquer, par une ingénieuse accumulation graduelle, de très +faibles effets électriques. Tous ces instrumens sont d'ailleurs disposés +de manière à indiquer, par le mode même d'expérimentation, la nature, +positive ou négative[34], de l'électrisation étudiée. + + [Note 34: Ces dénominations sont aujourd'hui, par + plusieurs motifs importans, très heureusement substituées, + sans doute, à celles radicalement impropres d'électricité + _vitrée_ et _résineuse_, qui, jusqu'à ces derniers temps, + étaient généralement usitées en France. Toutefois, il + convient d'observer à ce sujet que le principal inconvénient + réel de ces anciennes expressions, c'est-à-dire, leur + relation naturelle et exclusive à deux substances + déterminées, existe, d'une manière encore plus complète et + plus grave, dans le nom général de la science électrique + elle-même, que, par une singulière inconséquence, aucun + physicien ne juge néanmoins convenable de changer, tant est + grande la puissance des habitudes sur les esprits les plus + rationnels.] + +Quant aux électromètres, le plus parfait consiste certainement jusqu'ici +dans la célèbre balance électrique de notre immortel Coulomb, où +l'intensité des attractions et des répulsions électriques est mesurée, +avec une admirable précision, d'après l'important principe de +l'équilibre de torsion, par le nombre d'oscillations que l'indicateur +exécute, en un temps donné, autour de sa situation statique. C'est à +l'aide de cet instrument capital que Coulomb découvrit, et que l'on +démontre journellement, la loi fondamentale relative à la variation de +l'action électrique, répulsive ou attractive, inversement au quarré de +la distance, loi qui ne pouvait être obtenue par aucune autre voie +irrécusable. Lorsque, dans les quinze dernières années, la science s'est +enrichie des importantes notions propres à l'électro-magnétisme, cette +nouvelle étude a naturellement amené une nouvelle classe +d'électromètres, destinés à des mesures que l'appareil de Coulomb ne +pouvait indiquer, et dont la première idée, due à M. Schweigger, a été +beaucoup perfectionnée par plusieurs physiciens, et surtout par M. +Nobili. Ils consistent dans les divers _multiplicateurs_, où l'action +naturelle d'un conducteur métallique sur une aiguille aimantée est +considérablement amplifiée par des circonvolutions très rapprochées et +presque parallèles. Toutefois, quelque précieux que soient de tels +instrumens, et quoiqu'ils puissent rivaliser, pour la délicatesse des +manifestations, avec la balance de torsion elle-même, ils sont loin, du +moins jusqu'ici, de pouvoir être appliqués, avec autant de certitude, à +des mesures exactes, vu l'extrême difficulté d'une graduation précise, +vraiment conforme à l'intensité effective du phénomène observé[35]. + + [Note 35: D'après l'influence électrique de la chaleur, + ces instrumens ont pu être heureusement appliqués à la + mesure des moindres effets thermométriques, sauf les mêmes + embarras de graduation. M. Melloni a surtout utilisé cette + ingénieuse modification, pour étudier tout récemment le + rayonnement spécifique des différens corps, jusqu'alors + vaguement exploré. M. Becquerel vient aussi d'adapter très + heureusement le même principe à la mesure des températures + propres aux parties les plus profondes des divers tissus + organisés qui composent les corps vivans, dont l'état + thermométrique ne pouvait jusqu'ici être observé que d'une + manière confuse et incomplète. Enfin, M. Peltier propose + aujourd'hui une importante extension de cet ingénieux + procédé général, pour explorer commodément les températures + des lieux profonds ou des diverses couches atmosphériques.] + +Tels sont, en aperçu, les principaux objets de cette première partie +fondamentale de l'électrologie, si riche en appareils puissans ou +précis. La seconde partie concerne, comme je l'ai indiqué, ce qu'on +appelle vulgairement la _statique électrique_, par une dénomination +essentiellement relative aux hypothèses illusoires sur la nature de +l'électricité. Toutefois, une telle expression n'est pas, au fond, +entièrement dépourvue de justesse, puisqu'il s'agit alors, en effet, de +la répartition de l'électricité dans une masse ou dans un système de +corps, dont l'état électrique est envisagé comme sensiblement +invariable. On peut donc continuer à employer désormais ce terme abrégé, +pourvu qu'on en écarte désormais avec soin toute idée mécanique sur +l'équilibre du prétendu fluide électrique, et qu'on cesse, par exemple, +de penser à la mesure des divers degrés d'épaisseur de la couche +imaginaire dont quelques géomètres ont voulu recouvrir les corps +électrisés. En un mot, on pourra parler encore de l'_équilibre_ +électrique, si l'on attache à cette expression un sens exactement +analogue à celui dans lequel Fourier prenait habituellement l'équilibre +de la chaleur, et comme les économistes entendent tous les jours +l'équilibre de la population: toute autre acception serait absurde, et +même inintelligible. C'est ainsi que la plupart des formules de langage +successivement introduites en physique, sous l'influence prépondérante +des vains systèmes qui doivent désormais en être radicalement exclus, +sont susceptibles néanmoins d'être essentiellement maintenues, si l'on +prend la précaution d'en rectifier scrupuleusement le sens fondamental, +de manière à le réduire au strict énoncé d'un phénomène général, ce qui +me semble presque toujours possible. + +En considérant d'abord l'équilibre électrique dans chaque corps isolé, +Coulomb a irrécusablement établi, à cet égard, une première loi +fondamentale, la tendance constante (suivant le style métaphorique +encore exclusivement usité) de l'électricité à se porter immédiatement à +la surface: ce qui signifie, en termes rationnels, que, après un instant +jusqu'ici inappréciable, l'électrisation est toujours strictement +limitée à la surface des corps, de quelque manière qu'elle ait été +primitivement produite. Quant à la répartition de l'état électrique +entre les diverses parties de cette surface, elle dépend principalement, +d'après les belles suites d'expériences de Coulomb, de la forme des +corps: uniforme pour la sphère seule, elle est inégale pour toute autre +figure, mais toujours soumise néanmoins à des lois régulières, dont il +est, d'ailleurs, facile de concevoir que l'analyse exacte et complète +présente, par sa nature, des difficultés presque insurmontables, malgré +l'expédient illusoire des vaines spéculations algébriques, dépourvues de +tout fondement scientifique. Néanmoins, Coulomb a constaté, sous ce +rapport, un fait général d'une grande importance, en comparant l'état +électrique propre aux extrémités d'un ellipsoïde graduellement allongé: +il a ainsi reconnu que leur électrisation augmente rapidement à mesure +que la figure s'allonge, en diminuant sur le reste du corps; d'où il a +déduit une heureuse application à l'explication de ce remarquable +pouvoir des pointes, si bien dévoilé par Franklin. + +Les lois de l'équilibre électrique entre plusieurs corps contigus, +constituent, par leur nature, comme il est aisé de le sentir, une +recherche encore plus difficile et plus étendue. Coulomb ne les a +exactement étudiées que dans le cas très limité, et trop insuffisant +pour les applications, de diverses masses sphériques. Toutefois, les +travaux de ce grand physicien ont conduit, à cet égard, à cette notion +générale fort essentielle, que la nature des substances n'exerce aucune +influence sur la répartition électrique qui s'établit entre elles, et +dont le mode dépend seulement de leur figure et de leur grandeur: +seulement, l'état électrique que prend chaque surface est plus ou moins +persévérant et se manifeste avec plus ou moins de rapidité, suivant le +degré de conductibilité du corps. L'action mutuelle de deux sphères +égales a été complétement analysée par Coulomb, dont l'admirable +sagacité a dévoilé le mode singulier de répartition que rien ne pouvait +auparavant indiquer, et suivant lequel l'état électrique, toujours nul +au point de contact, et à peine sensible à 20 degrés de là, augmente +ensuite rapidement de 60 à 90 degrés, et continue à croître encore, +quoique plus lentement, jusqu'à 180 degrés, où se trouve constamment son +_maximum_. La même marche se manifeste quand les deux globes sont +inégaux, sauf que le moindre est toujours le plus électrisé. Enfin, le +mode d'action semble d'ailleurs identique, soit que les deux corps ou +seulement l'un d'eux aient été primitivement électrisés. La question +devient encore plus complexe en considérant plus de deux corps: elle +présente alors des subdivisions extrêmement multipliées, même en la +restreignant à des figures semblables, suivant le nombre des masses, +leur rapport de grandeur, et leur disposition mutuelle. Coulomb s'est +borné à examiner, dans ses expériences, une suite de globes égaux rangés +en ligne droite. On conçoit que les seules variétés d'arrangement +peuvent donner naissance à de nombreuses combinaisons, dont les +résultats doivent sans doute notablement différer; car, si les sphères +de Coulomb, au lieu d'être consécutives, avaient, été disposées de telle +sorte que chacune en touchât à la fois trois ou quatre autres, par des +points situés à des distances angulaires quelconques, le mode de +répartition électrique eût inévitablement éprouvé de grands changemens. +Cette intéressante et difficile étude, à laquelle, depuis Coulomb, +personne n'a rien ajouté d'important, doit donc être envisagée comme +seulement ébauchée par les travaux de cet illustre physicien; elle offre +évidemment aux électriciens un sujet de recherches presque inépuisable. + +Considérons maintenant la troisième partie fondamentale de +l'électrologie actuelle, justement qualifiée de _dynamique électrique_, +parce qu'elle a pour objet l'étude des mouvemens qui résultent de +l'électrisation. Malgré sa fondation toute récente, cette section n'en +est pas moins, à mon avis, par le bel ensemble des travaux de M. Ampère, +celle dont l'état scientifique est aujourd'hui le plus satisfaisant, en +y élaguant, bien entendu, l'influence des conceptions chimériques sur +l'essence des phénomènes électriques. + +L'analyse exacte et complète des effets si variés relatifs à celle +branche capitale de l'électrologie, a été essentiellement ramenée par M. +Ampère à un seul phénomène général et élémentaire, dont il a pleinement +dévoilé toutes les lois, l'action directe et mutuelle de deux fils +conducteurs électrisés par des piles voltaïques, habituellement réduites +à leur plus grande simplification, c'est-à-dire, presque toujours +composées d'un seul élément. C'est donc à cette action fondamentale que +nous devons ici borner notre examen philosophique. + +Deux conducteurs ainsi disposés tendent toujours, quand ils sont +suffisamment mobiles, à se placer dans des directions parallèles entre +elles; et, après y être parvenus, ils s'attirent ou se repoussent, +suivant que les deux courans électriques sont conformes ou contraires. +Mais, pour observer avec exactitude les lois de ce phénomène principal, +il est indispensable de soustraire les deux fils à l'action directrice +analogue qu'exerce sur eux, en vertu de son état électrique, la masse +générale du globe terrestre, et qui altérerait notablement l'effet de +leur influence mutuelle. Après avoir découvert cette action remarquable, +qui est, d'ailleurs, en elle-même, si importante à connaître, M. Ampère +a imaginé des dispositions expérimentales, aussi simples qu'ingénieuses, +pour garantir les observations de cette perturbation générale, soit en +plaçant d'avance chaque conducteur dans le plan où l'influence de la +terre tendrait à le ramener, soit même en neutralisant complétement +cette influence par l'opposition rigoureuse des effets égaux qu'elle +produirait sur les deux parties du conducteur convenablement modifié. +L'observation étant ainsi préservée de toute altération, il devient +facile dès lors de saisir les lois élémentaires du phénomène, où, pour +plus de généralité et de simplicité, on doit avoir seulement en vue des +portions infiniment petites des divers conducteurs. Ces lois, +mathématiquement envisagées, sont relatives ou à l'influence de la +direction, ou à celle de la distance. + +Quant à la direction, il faut distinguer deux cas, suivant que l'on +compare deux élémens conducteurs situés dans le même plan, ou dans des +plans différens. Pour le premier cas, l'intensité de l'action dépend +seulement de l'angle formé par chacun des deux élémens avec la ligne qui +joint leurs milieux: elle est nulle en même temps que cet angle, et +augmente avec lui, en atteignant son _maximum_ lorsqu'il devient droit, +et changeant d'ailleurs de signe en même temps que lui. Tous les +phénomènes, directs ou indirects, paraissent être exactement +représentés, si l'on fait varier cette intensité proportionnellement au +sinus de l'inclinaison, suivant la formule adoptée par tous les +successeurs de M. Ampère. Quand les deux conducteurs ne sont pas dans un +même plan, l'action dépend en outre de l'inclinaison mutuelle des plans +menés par chacun d'eux et par la ligne commune de leurs milieux; et la +marche de cette seconde relation est totalement différente. Sous ce +nouveau rapport, la perpendicularité de ces deux plans détermine au +contraire l'absence d'action, soit attractive, soit répulsive: il y a +attraction tant que l'angle est aigu, et elle augmente à mesure qu'il +diminue, son _maximum_ ayant lieu au moment de la coïncidence; quand +l'angle est obtus, l'action devient répulsive et présente une intensité +d'autant plus grande que chaque plan s'approche davantage du +prolongement de l'autre, situation qui produit le _maximum_ de +répulsion. L'ensemble de ces variations tend à faire envisager une telle +action comme étant proportionnelle au cosinus de l'angle des deux plans, +quoique d'ailleurs les observations n'aient point prononcé jusqu'ici sur +le degré d'exactitude réelle de cette simple supposition, aussi +clairement qu'à l'égard de la première relation. + +Dès l'origine de ses recherches, M. Ampère a été conduit à supposer, +par analogie avec la loi fondamentale de Coulomb sur les attractions et +les répulsions électriques ordinaires, que l'action des deux élémens +conducteurs est toujours réciproque au carré de la distance de leurs +milieux. Mais, cette simple analogie, parmi tant de différences +essentielles, ne pouvait évidemment suffire pour établir, d'une manière +catégorique, une loi aussi importante. D'une autre part, l'action +mutuelle des parties infiniment petites n'était pas susceptible d'une +observation directe, toujours nécessairement affectée par la forme et la +grandeur réelles des deux conducteurs effectifs. Toutefois, il était +aisé de démontrer mathématiquement, comme le fit Laplace, que, dans +l'hypothèse adoptée par M. Ampère, l'action d'un conducteur rectiligne, +de longueur indéfinie, sur une aiguille aimantée, devait varier +exactement en raison inverse de leur plus courte distance. Or, cette +conséquence nécessaire, directement vérifiée, de la manière la plus +précise, par les expériences délicates de MM. Savart et Biot, a dû +évidemment mettre hors de doute la réalité de la loi proposée. + +Une telle loi tendrait à présenter la marche de ces actions électriques +comme essentiellement analogue, sous le point de vue mathématique, à +celle de la gravitation. Mais l'ensemble du parallèle détruit aussitôt +tout semblable rapprochement, en montrant, comme nous venons de le voir, +la grande et fondamentale influence exercée, dans la dynamique +électrique, par la direction mutuelle, dont la gravitation est au +contraire radicalement indépendante. Cette différence profonde peut +faire sentir avec quelle réserve on doit transporter, dans l'étude +mathématique de ces singuliers mouvemens, les procédés ordinaires de la +dynamique abstraite, qui a presque toujours en vue, dans ses théorèmes +les plus usuels, des actions essentiellement indépendantes de la +direction, et variant d'après la seule distance. On conçoit aisément +que, par suite de ce caractère propre aux forces électriques, leur +composition analytique doit présenter beaucoup plus de difficultés que +celle des gravitations moléculaires, dont la complication est déjà, +comme nous l'avons reconnu dans la première partie de ce volume, presque +entièrement inextricable, sauf pour les cas les plus simples. Aussi +jusqu'à présent la dynamique électrique n'a-t-elle été, en réalité, +mathématiquement étudiée, que suivant une seule dimension, et jamais en +surface, par les divers successeurs de M. Ampère, et surtout par M. +Savary, qui s'en est le plus heureusement occupé. Cette étude, ainsi +réduite au cas le plus simple, offrirait même encore de grands +obstacles, si l'on n'y mettait continuellement à profit une dernière +notion fondamentale, établie par M. Ampère d'après des expériences +décisives, et qui consiste en ce que, dans une étendue infiniment +petite, et tant que la distance n'est pas sensiblement changée, l'action +électrique est exactement identique pour deux élémens conducteurs +aboutissant aux mêmes extrémités, quelle que soit d'ailleurs leur +différence de forme. Une semblable propriété doit évidemment introduire +de précieuses simplifications analytiques, par l'heureuse faculté qui en +résulte de substituer, dans les calculs électriques, à l'action de tout +élément curviligne, celle, dès lors équivalente, de l'ensemble des +différentielles de ses coordonnées quelconques, ce qui établit une +analogie remarquable entre les décompositions électriques et les +décompositions dynamiques ordinaires. + +Tel est l'ensemble des notions fondamentales d'après lesquelles on +procède à l'étude exacte et rationnelle des actions variées produites +par des fils conducteurs, contournés et disposés de diverses manières. +Le cas le plus intéressant se rapporte aux conducteurs pliés en hélices, +surtout lorsque leurs spires sont très rapprochées, et dont M. Ampère a +si judicieusement montré l'extrême importance pour imiter le plus +complétement possible, dans les expériences purement électriques, les +phénomènes propres aux corps aimantés. L'observation confirme +pleinement, à leur égard, toutes les conséquences, plus ou moins +éloignées, qui résultent naturellement de la combinaison des lois +précédentes. + +La destination scientifique la plus essentielle de cette dynamique +électrique, consiste dans l'explication exacte des principaux phénomènes +magnétiques, dont l'étude constitue irrévocablement désormais la +quatrième et dernière branche fondamentale de l'électrologie, depuis la +découverte capitale faite par M. Oersted, il y a quinze ans, de +l'influence exercée par un conducteur voltaïque sur une aiguille +aimantée. + +Malgré l'éminent mérite d'une telle découverte, des esprits superficiels +ont souvent tenté de la représenter comme essentiellement due au hasard, +qui, néanmoins, en thèse générale, n'a jamais pu conduire, sous aucun +rapport, à une création de quelque importance, même dans les cas les +plus simples. Ces étranges philosophes auraient bien dû toutefois nous +expliquer pourquoi, avant M. Oersted, personne n'avait encore aperçu +cette action mutuelle, quoique le hasard eût, sans doute, placé très +fréquemment, sous les yeux des physiciens, une aiguille aimantée à côté +d'une pile galvanique. Il est clair, en principe, que ce ne sont pas +ordinairement les phénomènes qui manquent à nos découvertes, mais +surtout les observateurs capables et convenablement disposés, prêts à +démêler, dans la foule de circonstances qui affectent nos sens à chaque +instant, les faits susceptibles d'une véritable signification +scientifique. Suivant une autre explication plus rationnelle, quoique +vicieusement systématique, cette grande découverte devrait uniquement +son origine à des idées _à priori_ sur l'identité nécessaire du +magnétisme et de l'électricité, rattachées aux vaines hypothèses dont la +nature intime de ces deux ordres de phénomènes a été le sujet. Mais, +sans entreprendre l'analyse impossible de l'influence effective qu'ont +pu avoir ces conceptions arbitraires sur la marche réelle d'un esprit +qui en était préoccupé, il est évident que la simple comparaison +générale des phénomènes devait conduire à soupçonner cette identité, +comme paraît l'avoir fait M. Oersted, long-temps avant qu'elle fût +constatée. L'influence magnétique si prononcée de l'électricité +atmosphérique, remarquée, dès l'origine de l'électrologie, dans tous les +cas de vaisseaux frappés par la foudre, suffisait certainement, par +exemple, pour indiquer, d'une manière générale, la relation fondamentale +des deux sortes d'actions. On peut, ce me semble, plus judicieusement +demander si, à cet égard, comme à tant d'autres, les systèmes illusoires +n'ont pas, en réalité, contribué davantage à retarder cette importante +découverte qu'à l'accélérer, en rapportant les deux ordres de phénomènes +à des causes radicalement différentes, qui tendaient à faire méconnaître +la valeur des analogies manifestées entre eux par l'observation +rationnelle de plusieurs effets naturels, connus de tous les physiciens. + +Quoi qu'il en soit de cette question philosophique, l'ensemble des +expériences décisives imaginées par divers physiciens, dans la direction +tracée par M. Oersted, a mis entièrement hors de doute l'identité +générale des effets magnétiques et électriques. La propriété la plus +vulgaire des aimans, leur puissance attractive à l'égard du fer, a été +constatée par M. Arago, pour les conducteurs voltaïques de nature +quelconque. Ce même physicien a reconnu, dans une expérience capitale, +la possibilité d'aimanter une aiguille d'acier en l'entourant d'un +conducteur voltaïque plié en hélice, ou même en l'électrisant par des +procédés ordinaires, indépendans de l'action galvanique; et ces nouveaux +modes d'aimantation ont été ensuite l'objet d'un judicieux travail de M. +Savary, qui en a exactement analysé toutes les circonstances +essentielles. Enfin, le plus important caractère des phénomènes +magnétiques, la direction constante de l'aiguille aimantée, a été +rattaché par M. Ampère à l'électrologie, aussitôt que cet illustre +physicien eût fait la découverte fondamentale de l'action directrice +exercée par la terre sur un conducteur voltaïque, dont le plan tend +toujours à se placer perpendiculairement à la situation naturelle de +l'aiguille aimantée. D'un autre côté, pour compléter un tel parallèle, +la plupart des phénomènes électriques ordinaires ont pu être imités à +l'aide des aimans; et M. Faraday est même parvenu jusqu'à produire ainsi +de véritables étincelles électriques. En un mot, par la combinaison +rationnelle de ces diverses séries d'observations nouvelles, M. Ampère a +été justement conduit à représenter tous les phénomènes magnétiques +comme fidèlement interprétés en concevant la surface d'un aimant +quelconque recouverte d'une suite de circuits voltaïques fermés, +perpendiculaires à son axe. + +Dans cette belle théorie, il ne resterait essentiellement à expliquer +qu'un seul caractère fondamental de la vertu magnétique, sa relation +exclusive à un petit nombre de substances déterminées. Sans doute, il +serait anti-scientifique de vouloir, à cet égard, remonter jusqu'à la +propriété spécifique primordiale; de même qu'on ne saurait, par exemple, +raisonnablement chercher pourquoi tel corps est un bon ou un mauvais +conducteur de l'action électrique. Toutefois, en écartant cette enquête +irrationnelle, il semble que, les phénomènes électriques étant, de leur +nature, généraux, la doctrine électro-magnétique laissera quelque chose +de capital à désirer, tant qu'on n'aura pas rattaché la constitution +propre aux aimans à quelque autre condition électrique, susceptible de +généralité. Le progrès continuel des observations, tend, il est vrai, à +affaiblir chaque jour davantage la différence, primitivement absolue, +entre les substances propres à l'aimantation, et celles qui ne le sont +pas: et nous sommes aujourd'hui autorisés à penser qu'il n'existe, sous +ce rapport, entre les divers corps naturels que de simples distinctions +de degrés, qui, peut-être, ne nous paraissent aussi tranchées que par +l'imperfection des moyens d'observation. Déjà Coulomb avait constaté des +indices non équivoques, quoique très faibles, de l'état magnétique, dans +un grand nombre de substances, réduites en minces filets: mais ces +résultats avaient été alors généralement attribués à l'action de +quelques particules ferrugineuses, dont l'absence ne pouvait être, à +cette époque, irrécusablement garantie. Or, les expériences +électro-magnétiques ont conduit aujourd'hui à multiplier beaucoup le +nombre des effets analogues, en même temps que le perfectionnement de +l'analyse chimique a permis d'assurer que le fer n'avait aucune part à +leur production. Nonobstant ces considérations subsidiaires, il demeure +cependant incontestable que jusqu'ici on n'aperçoit de relation entre +aucun caractère électrique des substances ferrugineuses et leur +singulière prépondérance magnétique: il y a, sous ce rapport, dans +l'électro-magnétisme actuel, une véritable lacune essentielle, qu'on ne +doit pas dissimuler. + +Pour faire entièrement rentrer dans la dynamique électrique ordinaire le +phénomène fondamental de la direction propre à l'aiguille aimantée, il +suffit de concevoir la terre, comme tout autre aimant, recouverte à sa +surface d'une suite de circuits voltaïques, parallèles à l'équateur +magnétique. M. Ampère a formé, sur l'origine d'un tel état électrique, +une conjecture fort ingénieuse et même très philosophique, en +l'attribuant, d'après l'action incontestable de la chaleur sur le +développement de l'électricité, aux températures inégales et +périodiquement variables des divers points de la surface terrestre. +L'expérience capitale de M. Arago sur l'influence magnétique du +mouvement de rotation, porte d'ailleurs à penser que le mouvement diurne +de la terre contribue vraisemblablement, d'une manière directe, à une +semblable électrisation. Enfin, il y aurait peut-être lieu d'admettre +aussi, comme sous le rapport thermologique, une certaine constitution +électrique fondamentale, propre à l'ensemble de notre globe. Du reste, +suivant l'esprit général et le plan de cet ouvrage, expliqués dès +l'origine, il ne saurait être ici essentiellement question de ce qui +concerne l'histoire naturelle du globe, quand même elle ne serait point +encore, à tous égards, dans un état de véritable enfance. Je ne puis +donc nullement envisager les lois relatives à la distribution du +magnétisme à la surface de notre planète, dont l'étude, quoique fort +imparfaite, constitue aujourd'hui une des plus intéressantes parties de +la géographie physique. La théorie magnétique propre à la physique +abstraite et générale, se borne, sous ce rapport, à caractériser +exactement, et à assujettir à des mesures précises, les objets +essentiels sur lesquels doit porter l'observation comparative des +naturalistes, savoir: l'intensité relative de l'action magnétique, +estimée d'après le nombre d'oscillations que l'aiguille aimantée +exécute, en un temps donné, autour de sa position d'équilibre; la +direction de cette action, définie par les deux élémens rigoureusement +appréciables, connus sous les noms de _déclinaison_ et d'_inclinaison_, +dont l'évaluation se fait aujourd'hui avec une grande justesse. On +commence maintenant à entrevoir quelques lois empiriques sur diverses +valeurs normales de ces deux angles dans les différens lieux, et l'on +présume, par exemple, que la tangente de l'inclinaison est toujours +double de celle de la latitude magnétique: mais cette recherche est à +peine ébauchée, et présente même encore une notable incertitude. Il en +est ainsi, à plus forte raison, des singulières variations périodiques, +de plusieurs ordres de grandeur et de durée, qu'éprouve, en chaque lieu, +la direction de l'aiguille aimantée, soit en déclinaison, soit en +inclinaison, et qui paraissent jusqu'ici totalement inexplicables. +Toutefois, je ne dois pas négliger de signaler à ce sujet, à cause de sa +rationnalité, l'heureuse tentative entreprise récemment par un célèbre +navigateur, M. le capitaine Duperrey, pour rattacher l'ensemble de ces +diverses variations aux changemens réguliers qu'éprouve l'état +thermométrique du globe. Il serait fort désirable qu'une telle +conception, pleinement en harmonie avec la théorie fondamentale de M. +Ampère, fût finalement confirmée par une discussion judicieuse et +approfondie du système des observations relatives au magnétisme +terrestre. + +Telles sont, en aperçu, les principales considérations générales que +fait naître l'examen philosophique des quatre parties essentielles de +l'électrologie actuelle. Quelle que soit l'imperfection relative de +cette branche fondamentale de la physique par suite de la complication +supérieure de ses phénomènes, on a dû remarquer, dans cette sommaire +indication, combien ses progrès ont été comparativement plus rapides, à +partir de l'époque, si peu éloignée, où elle a commencé à prendre un +véritable aspect scientifique. Les parties les plus nouvelles surtout +ont acquis, avec une extrême promptitude, une consistance et une +rationnalité très remarquables, qu'il faut sans doute attribuer avant +tout au sentiment devenu plus profond, plus complet, et plus unanime de +la saine méthode scientifique, mais qui tiennent aussi, à quelques +égards, à l'unité de construction naturellement produite à ce sujet par +la prépondérance des travaux d'un grand physicien. Quoique aucune autre +branche de la physique ne soit altérée, d'une manière aussi étendue, par +l'usage des vaines et absurdes hypothèses relatives à l'essence des +phénomènes et à leur mode primitif de production, ces systèmes +arbitraires n'y sont pas néanmoins très profondément enracinés: leur +radicale nullité y est plus facile à saisir; et son épuration présentera +réellement peu d'obstacles, quand les physiciens en auront dignement +compris l'importance. + +Dans cette leçon, et dans l'ensemble des six précédentes, je me suis +attaché à faire exactement apprécier le caractère général propre à la +philosophie de la physique, successivement envisagée sous les divers +aspects fondamentaux que peut présenter l'étude des propriétés communes +à toutes les substances et à toutes les structures, et qui constituent, +par leur nature, autant de sciences vraiment distinctes, quoique liées +entre elles à plusieurs titres, plutôt que les différentes branches +d'une science unique. Ce travail a nécessité partout une opération +philosophique d'une grande importance, qu'avait à peine exigée la +science astronomique, mais qui, désormais, deviendra, dans la suite de +cet ouvrage, de plus en plus indispensable; celle qui consiste à dégager +la science réelle de la déplorable influence qu'exerce encore sur elle, +d'une manière si prononcée, quoique indirecte, l'ancien esprit de la +philosophie métaphysique, dont nous sommes encore fort incomplétement +affranchis, et qui se manifeste, surtout en physique, par les +conceptions, nécessairement illusoires et arbitraires, sur les agens +primordiaux des phénomènes. Après avoir démontré en général le vice +fondamental d'une telle manière de philosopher, j'ai dû l'assujettir à +un examen sommaire, mais spécial, pour chaque partie de la physique qui +en est notablement affectée. La nature de cet ouvrage s'opposait sans +doute à l'exécution convenable d'une telle épuration, qui ne pouvait y +être qu'indiquée: j'espère, toutefois, que cette indication sera +suffisante pour attirer sur cette question vitale l'attention de +quelques physiciens rationnels, en leur faisant sentir que ces vaines +hypothèses constituent, dans le système de la science actuelle, une +superfétation hétérogène, qui ne peut que nuire au progrès des +connaissances réelles, en altérant leur positivité caractéristique, et +dont il serait aussi facile que désirable de se passer désormais +entièrement. La principale utilité scientifique de ce traité consistant +à perfectionner l'esprit général de chaque science fondamentale, mon but +ne sera atteint, à cet égard, que si quelque physicien spécial +entreprend, d'après une telle ouverture, la réalisation d'un projet dont +j'ai dû me borner à signaler ici l'importance et la possibilité. C'est +dans les mêmes vues que j'ai essayé de caractériser sommairement +l'application judicieuse des théories mathématiques aux diverses +branches principales de la physique, tout en indiquant les graves +dangers de la systématisation démesurée et illusoire qu'on a si souvent +tenté d'obtenir par l'emploi de ce puissant moyen, au-delà de ce que +comportait la nature trop complexe des phénomènes correspondans. +Toutefois, en m'occupant, par-dessus tout, de la méthode, je n'ai pas +négligé de signaler, en aperçu, dans la composition effective de chaque +doctrine physique, les principales lois naturelles déjà dévoilées par +l'esprit humain pendant les deux siècles écoulés depuis la naissance de +la vraie physique, et aussi les lacunes essentielles que cet examen +philosophique a fait ressortir. + +Je dois maintenant poursuivre la grande tâche que je me suis tracée, en +procédant, dans la première partie du volume suivant, à l'appréciation +philosophique d'une nouvelle science fondamentale, la dernière de toutes +celles qui composent l'ensemble des connaissances générales ou +inorganiques. Cette science, relative aux réactions moléculaires et +spécifiques que les diverses substances naturelles exercent les unes sur +les autres, est nécessairement plus compliquée, et, par suite, beaucoup +plus imparfaite que celles considérées dans ces deux premiers volumes. +Mais sa subordination aux sciences antérieures, dont nous avons établi +la philosophie, peut fournir les moyens de perfectionner notablement son +caractère général. + +FIN DU TOME DEUXIÈME. + +Avril 1835. + + + + +TABLE DES MATIÈRES +CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME. + + +AVIS DE L'AUTEUR. + +19e LEÇON. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science +astronomique. + +20e LEÇON. Considérations générales sur les méthodes d'observations en +astronomie. + +21e LEÇON. Considérations générales sur les phénomènes géométriques +élémentaires des corps célestes. + +22e LEÇON. Considérations générales sur le mouvement de la terre. + +23e LEÇON. Considérations générales sur les lois de Képler, et sur leur +application à l'étude géométrique des mouvemens célestes. + +24e LEÇON. Considérations fondamentales sur la loi de la gravitation. + +25e LEÇON. Considérations générales sur la statique céleste. + +26e LEÇON. Considérations générales sur la dynamique céleste. + +27e LEÇON. Considérations générales sur l'astronomie sidérale, et sur la +cosmogonie positive. + +28e LEÇON. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la physique. + +29e LEÇON. Considérations générales sur la barologie. + +30e LEÇON. Considérations générales sur la thermologie physique. + +31e LEÇON. Considérations générales sur la thermologie mathématique. + +32e LEÇON. Considérations générales sur l'acoustique. + +33e LEÇON. Considérations générales sur l'optique. + +34e LEÇON. Considérations générales sur l'électrologie. + + +FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME. + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive.(2/6), by +Auguste Comte + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** + +***** This file should be named 31882-8.txt or 31882-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/8/8/31882/ + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Cours de philosophie positive.(2/6) + +Author: Auguste Comte + +Release Date: April 4, 2010 [EBook #31882] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** + + + + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + + +<br><br> + + + + +<h3>COURS<br> +DE<br> +PHILOSOPHIE POSITIVE.</h3> + +<br><br> +<p class="overl">IMPRIMERIE DE BACHELIER, +rue du Jardinet, n° 12.</p> +<br><br> + +<h1>COURS</h1> +<h5>DE</h5> +<h2>PHILOSOPHIE POSITIVE,</h2> + +<h4>PAR M. AUGUSTE COMTE,</h4> + +<h5>ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE<br> +TRANSCENDANTE ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À LADITE ÉCOLE.</h5> + +<hr class="short"> + +<h3>TOME DEUXIÈME,</h3> + +<h5>CONTENANT</h5> + +<h5>LA PHILOSOPHIE ASTRONOMIQUE ET LA PHILOSOPHIE<br> +DE LA PHYSIQUE.</h5> + +<hr> + +<p class="mid">PARIS,<br> +BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE<br> +POUR LES SCIENCES,<br> +QUAI DES AUGUSTINS, Nº 55.</p> + +<hr class="short"> + +<h5>1835</h5> + +<a name="l0" id="l0"></a> + +<br><hr class="full"><br> + +<h3>AVIS DE L'AUTEUR.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Le premier volume de cet ouvrage, renfermant les préliminaires généraux +et la philosophie mathématique, a paru en juillet 1830. La crise +extraordinaire survenue dans la librairie, à la suite des événements +politiques, a long-temps interrompu cette publication, que les premiers +éditeurs se sont vus contraints d'abandonner. Confiée maintenant à un +nouvel éditeur, dont le nom est une garantie, elle sera désormais +continue, de façon à être terminée à la fin de l'année 1835.</p> + +<p>Il peut être utile de rappeler ici que, suivant le plan général exposé +dès l'origine, ce second volume comprend la philosophie astronomique et +la philosophie de la physique proprement dite; le troisième sera +consacré à la philosophie chimique et à la philosophie physiologique; +enfin, le quatrième contiendra la philosophie sociale et les conclusions +philosophiques qui résultent de l'ensemble de l'ouvrage; chaque volume +étant composé de dix-huit leçons.</p> + +<br><br><br> + +<h2>COURS</h2> + +<h5>DE</h5> + +<h2>PHILOSOPHIE POSITIVE.</h2> + +<a name="l19" id="l19"></a> + + +<br><hr class="full"><br><br> + +<h3>DIX-NEUVIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science astronomique.</p> + +<p>L'astronomie est jusqu'ici la seule branche de la philosophie naturelle +dans laquelle l'esprit humain se soit enfin rigoureusement affranchi de +toute influence théologique et métaphysique, directe ou indirecte; ce +qui rend particulièrement facile de présenter avec netteté son vrai +caractère philosophique. Mais, pour se faire une juste idée générale de +la nature et de la composition de cette science, il est indispensable, +en sortant des définitions vagues qu'on en donne encore habituellement, +de commencer par circonscrire avec exactitude le véritable champ des +connaissances positives que nous pouvons acquérir à l'égard des astres.</p> + +<p>Parmi les trois sens propres à nous faire apercevoir l'existence des +corps éloignés, celui de la vue est évidemment le seul qui puisse être +employé relativement aux corps célestes; en sorte qu'il ne saurait +exister aucune astronomie pour des espèces aveugles, quelque +intelligentes qu'on voulût d'ailleurs les imaginer; et, pour nous-mêmes, +les astres obscurs, qui sont peut-être plus nombreux que les astres +visibles, échappent à toute étude réelle, leur existence pouvant tout au +plus être soupçonnée par induction. Toute recherche qui n'est point +finalement réductible à de simples observations visuelles nous est donc +nécessairement interdite au sujet des astres, qui sont ainsi de tous les +êtres naturels ceux que nous pouvons connaître sous les rapports les +moins variés. Nous concevons la possibilité de déterminer leurs formes, +leurs distances, leurs grandeurs et leurs mouvemens; tandis que nous ne +saurions jamais étudier par aucun moyen leur composition chimique, ou +leur structure minéralogique, et, à plus forte raison, la nature des +corps organisés qui vivent à leur surface, etc. En un mot, pour +employer immédiatement les expressions scientifiques les plus précises, +nos connaissances positives par rapport aux astres sont nécessairement +limitées à leurs seuls phénomènes géométriques et mécaniques, sans +pouvoir nullement embrasser les autres recherches physiques, chimiques, +physiologiques, et même sociales, que comportent les êtres accessibles à +tous nos divers moyens d'observation.</p> + +<p>Il serait certainement téméraire de prétendre fixer avec une précision +rigoureuse les bornes nécessaires de nos connaissances dans chaque +partie déterminée de la philosophie naturelle; car, en s'engageant dans +le détail, on les placerait presque inévitablement ou trop près ou trop +loin. Une telle appréciation est d'ailleurs singulièrement influencée +par l'état de notre développement intellectuel. Ainsi, tel esprit, +entièrement étranger aux conceptions mathématiques, ne comprend pas même +qu'on puisse estimer avec certitude les distances et les dimensions des +corps célestes, puisqu'ils ne sont point accessibles; tandis que tel +autre, à demi éclairé sous ce rapport, admettra sans difficulté la +possibilité de semblables mesures, mais niera à son tour qu'on puisse +peser indirectement le soleil et les planètes. Nonobstant ces remarques +évidentes, il n'en est pas moins indispensable, ce me semble, de poser +à cet égard des limites générales, pour que l'esprit humain ne se laisse +point égarer dans le vague de recherches nécessairement inabordables, +sans que cependant il s'interdise celles qui sont vraiment accessibles +par des procédés plus ou moins indirects, quelque embarras qu'on doive +éprouver à concilier ces deux conditions également fondamentales. Cette +conciliation si délicate me paraît essentiellement établie à l'égard des +recherches astronomiques par la maxime philosophique ci-dessus énoncée, +qui les circonscrit dans les deux seules catégories des phénomènes +géométriques et des phénomènes mécaniques. Une telle règle n'a rien +d'arbitraire, puisqu'elle résulte évidemment d'une comparaison générale +entre les objets à étudier et nos moyens pour les explorer. Son +application peut seule présenter quelque difficulté, qu'un examen +spécial plus approfondi fera presque toujours disparaître dans chaque +cas particulier, en continuant à procéder d'après le même principe +fondamental. Ainsi, pour fixer les idées, dans la célèbre question des +atmosphères des corps célestes, on pouvait certainement concevoir, même +avant la découverte des ingénieux moyens imaginés pour leur exacte +exploration, qu'une telle recherche nous présentait quelque chose +d'accessible, à cause des phénomènes lumineux plus ou moins appréciables +que ces atmosphères doivent évidemment produire; mais il est tout aussi +sensible, par la même considération, que nos connaissances, à l'égard de +ces enveloppes gazeuses, sont nécessairement bornées à celles de leur +existence, de leur étendue plus ou moins grande, et de leur vrai pouvoir +réfringent, sans que nous puissions nullement déterminer ni leur +composition chimique, ni même leur densité; en sorte qu'il y aurait une +grave inadvertance à supposer, par exemple, comme on l'a fait +quelquefois, l'atmosphère de Vénus aussi dense que notre atmosphère, +d'après la réfraction horizontale d'environ un demi-degré qui leur est +commune, car la nature chimique des gaz influe autant que leur densité +sur leur puissance réfringente.</p> + +<p>En général, dans chaque espèce de question que nous pouvons imaginer sur +les astres, ou nous apercevons clairement qu'elle ne dépend en dernier +lieu que d'observations visuelles plus ou moins directes, et alors nous +n'hésitons pas à la déclarer tôt ou tard accessible; ou bien nous +reconnaissons avec évidence qu'elle exigerait par sa nature, quelque +autre genre d'exploration, et dans ce cas nous ne devons pas balancer +davantage à l'exclure comme radicalement inabordable; ou, enfin, nous +ne voyons nettement ni l'un ni l'autre, et dès lors nous devons +complétement suspendre notre jugement, jusqu'à ce que le progrès de nos +connaissances réelles vienne nous fournir quelques indications +décisives, disposition d'esprit malheureusement fort rare et pourtant +bien nécessaire. Cette règle est d'autant plus aisément applicable que +l'observation scientifique n'emploie jamais et ne saurait employer +d'autres moyens que l'observation la plus vulgaire dans des +circonstances analogues; seulement elle en perfectionne et en étend +l'usage.</p> + +<p>La détermination des températures est probablement la seule à l'égard de +laquelle la limite précédemment établie pourra paraître aujourd'hui trop +sévère. Mais, quelques espérances qu'ait pu faire concevoir à ce sujet +la création si capitale de la thermologie mathématique par notre +immortel Fourier, et spécialement sa belle évaluation de la température +de l'espace dans lequel nous circulons, je n'en persiste pas moins à +regarder toute notion sur les véritables températures moyennes des +différens astres comme devant nécessairement nous être à jamais +interdite. Quand même toutes les influences thermologiques proprement +dites, relatives aux échanges de chaleur entre les divers corps +célestes, auraient été mathématiquement analysées, ce qui d'ailleurs me +semble peu admissible, la question renfermerait toujours un élément qui +doit être éternellement inconnu, et qui cependant est peut-être +prépondérant pour certains astres, l'état interne de chacun d'eux, et, +dans beaucoup de cas, la manière non moins inconnue dont la chaleur est +absorbée par son atmosphère. Ainsi, par exemple, la tentative de Newton, +pour évaluer la température de la comète de 1680 à son périhélie, était +certainement illusoire; car un tel calcul, refait même aussi +convenablement qu'il peut l'être aujourd'hui, apprendrait, tout au plus, +quelle serait la température de notre terre si, sans rien changer à sa +constitution actuelle, on la supposait transportée dans cette position: +ce qui, vu les différences physiques et chimiques, peut s'écarter +extrêmement de la température effective de la comète.</p> + +<p>D'après les considérations précédentes, je crois donc pouvoir définir +l'astronomie avec précision, et néanmoins d'une manière assez large, en +lui assignant pour objet de découvrir les lois des phénomènes +géométriques et des phénomènes mécaniques que nous présentent les corps +célestes.</p> + +<p>À cette limitation nécessaire portant sur la nature des phénomènes +observables, il faut, ce me semble, pour être pleinement dans la +réalité scientifique, en ajouter une autre relative aux corps qui +peuvent être le sujet de telles explorations. Cette dernière restriction +n'est point sans doute absolue comme la première, et il importe beaucoup +de le remarquer; mais, dans l'état présent de nos connaissances, elle +est presque aussi rigoureuse.</p> + +<p>Les esprits philosophiques auxquels l'étude approfondie de l'astronomie +est étrangère, et les astronomes eux-mêmes, n'ont pas suffisamment +distingué jusqu'ici, dans l'ensemble de nos recherches célestes, le +point de vue que je puis appeler <i>solaire</i>, de celui qui mérite +véritablement le nom d'<i>universel</i>. Cette distinction me paraît +néanmoins indispensable pour séparer nettement la partie de la science +qui comporte une entière perfection, de celle qui, par sa nature, sans +être sans doute purement conjecturale, semble cependant devoir toujours +rester presque dans l'enfance, du moins comparativement à la première. +La considération du système solaire dont nous faisons partie nous offre +évidemment un sujet d'étude bien circonscrit, susceptible d'une +exploration complète, et qui devait nous conduire aux connaissances les +plus satisfaisantes. Au contraire, la pensée de ce que nous appelons +l'<i>univers</i> est par elle-même nécessairement indéfinie, en sorte que, +si étendues qu'on veuille supposer dans l'avenir nos connaissances +réelles en ce genre, nous ne saurions jamais nous élever à la véritable +conception de l'ensemble des astres. La différence est extrêmement +frappante aujourd'hui, puisque, à côté de la haute perfection acquise +dans les deux derniers siècles par l'astronomie solaire, nous ne +possédons pas même encore, en astronomie sidérale, le premier et le plus +simple élément de toute recherche positive, la détermination des +intervalles stellaires. Sans doute nous avons tout lieu de présumer, +comme j'aurai soin de l'expliquer plus tard, que ces distances ne +tarderont pas à être évaluées, du moins entre certaines limites, à +l'égard de plusieurs étoiles, et que, par suite, nous connaîtrons, pour +ces mêmes astres, divers autres élémens importans, que la théorie est +toute prête à déduire de cette donnée fondamentale, tels que leurs +masses, etc. Mais l'importante distinction établie ci-dessus n'en sera +nullement affectée. Quand même nous parviendrions un jour à étudier +complètement les mouvemens relatifs de quelques étoiles multiples, cette +notion, qui serait d'ailleurs très précieuse, surtout si elle pouvait +concerner le groupe dont notre soleil fait probablement partie, ne nous +laisserait évidemment guère moins éloignés d'une véritable connaissance +de l'univers, qui doit inévitablement nous échapper toujours.</p> + +<p>Il existe, dans toutes les classes de nos recherches et sous tous les +grands rapports, une harmonie constante et nécessaire entre l'étendue de +nos vrais besoins intellectuels et la portée effective, actuelle ou +future, de nos connaissances réelles. Cette harmonie, que j'aurai soin +de signaler dans tous les phénomènes, n'est point, comme les philosophes +vulgaires sont tentés de le croire, le résultat ni l'indice d'une cause +finale. Elle dérive simplement de cette nécessité évidente: nous avons +seulement besoin de connaître ce qui peut agir sur nous, d'une manière +plus ou moins directe; et, d'un autre côté, par cela même qu'une telle +influence existe, elle devient pour nous tôt ou tard un moyen certain de +connaissance. Cette relation se vérifie d'une manière remarquable dans +le cas présent. L'étude la plus parfaite possible des lois du système +solaire dont nous faisons partie, est pour nous d'un intérêt capital, et +aussi sommes-nous parvenus à lui donner une précision admirable. Au +contraire, si la notion exacte de l'univers nous est nécessairement +interdite, il est évident qu'elle ne nous offre point, excepté pour +notre insatiable curiosité, de véritable importance. L'application +journalière de l'astronomie montre que les phénomènes intérieurs de +chaque système solaire, les seuls qui puissent affecter ses habitans, +sont essentiellement indépendans des phénomènes plus généraux relatifs à +l'action mutuelle des soleils, à peu près comme nos phénomènes +météoroliques vis-à-vis des phénomènes planétaires. Nos tables des +événemens célestes, dressées, long-temps d'avance, en ne considérant +dans l'univers aucun autre monde que le nôtre, s'accordent jusqu'ici +rigoureusement avec les observations directes, quelque minutieuse +précision que nous y apportions aujourd'hui. Cette indépendance si +manifeste se trouve d'ailleurs pleinement expliquée par l'immense +disproportion que nous savons certainement exister entre les distances +mutuelles des soleils et les petits intervalles de nos planètes. Si, +suivant une grande vraisemblance, les planètes pourvues d'atmosphères, +comme Mercure, Vénus, Jupiter, etc., sont effectivement habitées, nous +pouvons en regarder les habitans comme étant en quelque façon nos +concitoyens, puisque, de cette sorte de patrie commune, il doit résulter +nécessairement une certaine communauté de pensées et même d'intérêts; +tandis que les habitans des autres systèmes solaires nous doivent être +entièrement étrangers. Il faut donc séparer plus profondément qu'on n'a +coutume de le faire le point de vue solaire et le point universel, +l'idée de monde et celle d'univers: le premier est le plus élevé auquel +nous puissions réellement atteindre, et c'est aussi le seul qui nous +intéresse véritablement.</p> + +<p>Ainsi, sans renoncer entièrement à l'espoir d'obtenir quelques +connaissances sidérales, il faut concevoir l'astronomie positive comme +consistant essentiellement dans l'étude géométrique et mécanique du +petit nombre de corps célestes qui composent le <i>monde</i> dont nous +faisons partie. C'est seulement entre de telles limites que l'astronomie +mérite par sa perfection le rang suprême qu'elle occupe aujourd'hui +parmi les sciences naturelles. Quant à ces astres innombrables +disséminés dans le ciel, ils n'ont guère, pour l'astronome, d'autre +intérêt principal que celui de nous servir de jalons dans nos +observations, leurs positions pouvant être regardées comme fixes +relativement aux mouvemens intérieurs de notre système, seul objet +essentiel de notre étude.</p> + +<p>En considérant, dans tout le développement de ce cours, la succession +des divers ordres de phénomènes naturels, je ferai soigneusement +ressortir une loi philosophique très importante, et tout-à-fait +inaperçue jusqu'à présent, dont je dois signaler ici la première +application. Elle consiste en ce que, à mesure que les phénomènes à +étudier deviennent plus compliqués, ils sont en même temps susceptibles, +par leur nature, de moyens d'exploration plus étendus et plus variés, +sans que toutefois il puisse y avoir une exacte compensation entre +l'accroissement des difficultés et l'augmentation des ressources; en +sorte que, malgré cette harmonie, les sciences relatives aux phénomènes +les plus complexes n'en restent pas moins nécessairement les plus +imparfaites, suivant l'échelle encyclopédique établie dès le début de +cet ouvrage. Ainsi, les phénomènes astronomiques étant les plus simples, +doivent être ceux pour lesquels les moyens d'exploration sont les plus +bornés.</p> + +<p>Notre art d'observer se compose, en général, de trois procédés +différens: 1º l'observation proprement dite, c'est-à-dire l'examen +direct du phénomène tel qu'il se présente naturellement; 2º +l'expérience, c'est-à-dire la contemplation du phénomène plus ou moins +modifié par des circonstances artificielles, que nous instituons +expressément en vue d'une plus parfaite exploration; 3º la comparaison, +c'est-à-dire la considération graduelle d'une suite de cas analogues, +dans lesquels le phénomène se simplifie de plus en plus. La science des +corps organisés, qui étudie les phénomènes du plus difficile accès, est +aussi la seule qui permette véritablement la réunion de ces trois +moyens. L'astronomie, au contraire, est nécessairement bornée au +premier. L'expérience y est évidemment impossible; et, quant à la +comparaison, elle n'y existerait que si nous pouvions observer +directement plusieurs systèmes solaires, ce qui ne saurait avoir lieu. +Reste donc la simple observation, et réduite même, comme nous l'avons +remarqué, à la moindre extension possible, puisqu'elle ne peut concerner +qu'un seul de nos sens. Mesurer des angles et compter des temps écoulés, +tels sont les seuls moyens d'après lesquels notre intelligence puisse +procéder à la découverte des lois qui régissent les phénomènes célestes. +Mais ces moyens n'en sont pas moins parfaitement adaptés à la nature des +véritables recherches astronomiques, car il ne faut pas autre chose pour +observer des phénomènes géométriques ou des phénomènes mécaniques, des +grandeurs ou des mouvemens. On doit seulement en conclure que, entre +toutes les branches de la philosophie naturelle, l'astronomie est celle +où l'observation directe, quelque indispensable qu'elle soit, est par +elle-même la moins significative, et où la part du raisonnement est +incomparablement la plus grande, ce qui constitue le premier fondement +de sa dignité intellectuelle. Rien de vraiment intéressant ne s'y +décide jamais par la simple inspection, contrairement à ce qui se passe +en physique, en chimie, en physiologie, etc. Nous pouvons dire, sans +exagération, que les phénomènes, quelque réels qu'ils soient, y sont +pour la plupart essentiellement construits par notre intelligence; car +on ne saurait <i>voir</i> immédiatement la figure de la terre, ni la courbe +décrite par une planète, ni même le mouvement journalier du ciel; notre +esprit seul peut former ces diverses notions, en combinant, par des +raisonnemens souvent très prolongés et fort complexes, des sensations +isolées, que, sans cela, leur incohérence rendrait presque entièrement +insignifiantes. Ces difficultés fondamentales propres aux études +astronomiques, qui offrent un attrait de plus aux intelligences d'un +certain ordre, inspirent ordinairement au vulgaire une répugnance très +pénible à surmonter.</p> + +<p>La combinaison de ces deux caractères essentiels, extrême simplicité des +phénomènes à étudier, et grande difficulté de leur observation, est ce +qui constitue l'astronomie une science si éminemment mathématique. D'une +part, la nécessité où l'on s'y trouve sans cesse de déduire d'un petit +nombre de mesures directes, soit angulaires, soit horaires, des +quantités qui ne sont point par elles-mêmes immédiatement observables, +y rend l'usage continuel de la mathématique abstraite absolument +indispensable. D'une autre part, les questions astronomiques étant +toujours en elles-mêmes ou des problèmes de géométrie, ou des problèmes +de mécanique, elles tombent naturellement dans le domaine de la +mathématique concrète. Enfin, sous le rapport géométrique, la parfaite +régularité des formes astronomiques, et, sous le rapport mécanique, +l'admirable simplicité de mouvemens s'opérant dans un milieu dont la +résistance est jusqu'ici négligeable et sous l'influence d'un petit +nombre de forces constamment assujetties à une même loi très facile, +permettent d'y conduire, beaucoup plus loin qu'en tout autre cas, +l'application des méthodes et des théories mathématiques. Il n'est +peut-être pas un seul procédé analytique, une seule doctrine géométrique +ou mécanique, qui ne trouvent aujourd'hui leur emploi dans les +recherches astronomiques, et la plupart même n'ont pas eu jusqu'ici +d'autre destination primitive. Aussi est-ce surtout en étudiant +convenablement une telle application qu'on peut acquérir un juste +sentiment de l'importance et de la réalité des spéculations +mathématiques.</p> + +<p>En considérant la nature éminemment simple des recherches astronomiques, +et la facilité qui en résulte d'y appliquer de la manière la plus +étendue l'ensemble des moyens mathématiques, on conçoit pourquoi +l'astronomie est unanimement placée aujourd'hui à la tête des sciences +naturelles. Elle mérite cette suprématie, 1º par la perfection de son +caractère scientifique; 2º par l'importance prépondérante des lois +qu'elle nous dévoile.</p> + +<p>Je ne dois point envisager ici sa haute utilité pratique pour la mesure +des temps, pour la description exacte de notre globe, et surtout pour le +perfectionnement de la navigation; car une telle considération ne +saurait devenir un moyen de classement entre les différentes sciences, +qui, à cet égard, sont en réalité essentiellement équivalentes. Mais il +importe de remarquer à ce sujet, comme rentrant pleinement dans l'esprit +général de cet ouvrage, que l'astronomie nous offre l'exemple le plus +étendu et le plus irrécusable de l'indispensable nécessité des +spéculations scientifiques les plus sublimes pour l'entière satisfaction +des besoins pratiques les plus vulgaires. En se bornant au seul problème +de la détermination des longitudes en mer, on voit que sa liaison intime +avec l'ensemble des théories astronomiques a été établie, dès l'origine +de la science, par son plus éminent fondateur, le grand Hipparque. Or, +quoiqu'on n'ait, depuis cette époque, rien ajouté d'essentiel à l'idée +fondamentale de cette relation, il a fallu tous les immenses +perfectionnemens successivement apportés jusqu'ici à la science +astronomique pour qu'une telle application devînt susceptible d'être +suffisamment réalisée. Sans les plus hautes spéculations des géomètres +sur la mécanique céleste, qui ont tant augmenté la précision des tables +astronomiques, il serait absolument impossible de déterminer la +longitude d'un vaisseau avec le degré d'exactitude que nous pouvons +maintenant obtenir; et, bien loin que la science soit à cet égard plus +parfaite que ne l'exige la pratique, il est au contraire certain que si +nous ne pouvons pas encore connaître toujours sûrement notre position +avec une erreur de moins de trois ou quatre lieues dans les mers +équatoriales, cela tient essentiellement à ce que la précision de nos +tables n'est point encore assez grande. De telles réflexions sont +propres à frapper ces esprits étroits qui, s'ils pouvaient jamais +dominer, arrêteraient aveuglément le développement des sciences, en +voulant les restreindre à ne s'occuper que de recherches immédiatement +susceptibles d'utilité pratique.</p> + +<p>En examinant scrupuleusement l'état philosophique actuel des diverses +sciences fondamentales, nous aurons lieu de reconnaître, comme je l'ai +déjà indiqué, que l'astronomie est aujourd'hui la seule qui soit enfin +réellement purgée de toute considération théologique ou métaphysique. +Tel est, sous le rapport de la méthode, son premier titre à la +suprématie. C'est là que les esprits philosophiques peuvent efficacement +étudier en quoi consiste véritablement une science; et c'est sur ce +modèle qu'on doit s'efforcer, autant que possible, de constituer toutes +les autres sciences fondamentales, en ayant toutefois convenablement +égard aux différences plus ou moins profondes qui résultent +nécessairement de la complication croissante des phénomènes.</p> + +<p>Sans doute, la géométrie abstraite et la mécanique rationnelle sont, en +réalité, des sciences naturelles, et les premières de toutes, comme je +me suis efforcé de le montrer dans le premier volume; elles sont +supérieures à l'astronomie elle-même, à cause de la perfection de leurs +méthodes et de l'entière généralité de leurs théories. En un mot, nous +avons établi qu'elles constituent le véritable fondement primitif de +toute la philosophie naturelle, et cela est particulièrement sensible à +l'égard de l'astronomie. Mais, quelque réel que soit leur caractère +physique, leurs phénomènes sont d'une nature trop abstraite pour +qu'elles puissent être habituellement, sous ce rapport, appréciées +d'une manière convenable, surtout à cause de l'esprit vicieux qui domine +encore dans leur exposition ordinaire. Nos intelligences ont besoin +jusqu'ici de voir ces combinaisons générales de figures ou de mouvemens +se spécifier dans des corps existans, comme le fait si complètement +l'astronomie, pour que leur réalité devienne suffisamment manifeste. +Quoique la connaissance des lois géométriques et mécaniques soit, en +elle-même, extrêmement précieuse, il est certain que, dans l'état +présent de l'esprit humain, elle est bien plus employée comme un +puissant et indispensable moyen d'investigation dans l'étude des autres +phénomènes naturels, que comme une véritable science directe. Ainsi, le +premier rang, dans la philosophie naturelle proprement dite, reste +incontestablement à l'astronomie.</p> + +<p>Ceux qui font consister la science dans la simple accumulation des faits +observés, n'ont qu'à considérer avec quelque attention l'astronomie, +pour sentir combien leur pensée est étroite et superficielle. Ici, les +faits sont tellement simples, et d'ailleurs si peu intéressans, qu'il +devient impossible de méconnaître que leur liaison seule, l'exacte +connaissance de leurs lois, constituent la science. Qu'est-ce réellement +qu'un fait astronomique? rien autre chose habituellement que: tel astre +a été vu à tel instant précis et sous tel angle bien mesuré; ce qui, +sans doute, est, en soi-même, fort peu important. La combinaison +continuelle et l'élaboration mathématique plus ou moins profonde de ces +observations caractérisent uniquement la science, même dans son état le +plus imparfait. L'astronomie n'a pas réellement pris naissance quand les +prêtres de l'Égypte ou de la Chaldée ont fait sur le ciel une suite +d'observations empiriques plus ou moins exactes, mais seulement lorsque +les premiers philosophes grecs ont commencé à ramener à quelques lois +géométriques le phénomène général du mouvement diurne. Le véritable but +définitif des recherches astronomiques étant toujours de prédire avec +certitude l'état effectif du ciel dans un avenir plus ou moins lointain, +l'établissement des lois des phénomènes offre évidemment le seul moyen +d'y parvenir, sans que l'accumulation des observations puisse être, en +elle-même, d'aucune utilité pour cela, autrement que comme fournissant à +nos spéculations un fondement solide. En un mot, il n'y a pas eu de +véritable astronomie tant qu'on n'a pas su, par exemple, prévoir, avec +une certaine précision, au moins par des procédés graphiques, et surtout +par quelques calculs trigonométriques, l'instant du lever du soleil ou +de quelque étoile pour un jour et pour un lieu donnés. Ce caractère +essentiel de la science a toujours été le même depuis son origine. Tous +ses progrès ultérieurs ont seulement consisté à apporter définitivement +dans ces prédictions une certitude et une précision de plus en plus +grandes, en empruntant à l'observation directe le moins de données +possible pour la prévoyance la plus lointaine. Aucune partie de la +philosophie naturelle ne peut donc manifester avec plus de force la +vérité de cet axiome fondamental: <i>toute science a pour but la +prévoyance</i>, qui distingue la science réelle de la simple érudition, +bornée à raconter les événemens accomplis, sans aucune vue d'avenir.</p> + +<p>Non-seulement le vrai caractère scientifique est plus profondément +marqué dans l'astronomie qu'en aucune autre branche de nos connaissances +positives; mais on peut même dire que, depuis le développement de la +théorie de la gravitation, elle a atteint la plus haute perfection +philosophique à laquelle une science puisse jamais prétendre sous le +rapport de la méthode, l'exacte réduction de tous les phénomènes, soit +quant à leur nature, soit quant à leur degré, à une seule loi générale; +pourvu toutefois que, suivant l'explication précédemment établie, on ne +considère que l'astronomie solaire. Sans doute, la complication +graduelle des phénomènes doit nous faire envisager une telle perfection +comme absolument chimérique dans toutes les autres sciences +fondamentales. Mais tel n'en est pas moins le type général que les +diverses classes de savans doivent sans cesse avoir en vue, en +s'efforçant d'en approcher autant que le comportent les phénomènes +correspondans, comme je tâcherai de le montrer successivement dans les +différentes parties de cet ouvrage. C'est toujours là qu'il faut +remonter désormais pour sentir, dans toute sa pureté, ce que c'est que +l'<i>explication</i> positive d'un phénomène, sans aucune enquête sur sa +cause ou première ou finale; c'est là enfin qu'on doit apprendre le +véritable caractère et les conditions essentielles des <i>hypothèses</i> +vraiment scientifiques, nulle autre science n'ayant fait de ce puissant +secours un usage à la fois aussi étendu et aussi convenable. Après avoir +exposé la philosophie astronomique de manière à faire ressortir, le plus +qu'il me sera possible, ces grandes propriétés générales, je +m'efforcerai ensuite de les appliquer, plus profondément qu'on ne l'a +fait encore, à perfectionner le caractère philosophique des autres +sciences principales.</p> + +<p>En général, chaque science, suivant la nature de ses phénomènes, a dû +perfectionner la méthode positive fondamentale sous quelque rapport +essentiel qui lui est propre. Le véritable esprit de cet ouvrage +consiste, à cet égard, à saisir successivement ces divers +perfectionnemens, et ensuite à les combiner, d'après la hiérarchie +scientifique établie dans la deuxième leçon, de manière à acquérir, +comme résultat final d'un tel travail, une connaissance parfaite de la +méthode positive, qui, j'espère, ne laissera plus aucun doute sur +l'utilité réelle de semblables comparaisons pour les progrès futurs de +notre intelligence.</p> + +<p>En considérant maintenant l'ensemble de la science astronomique, non +plus relativement à la méthode, mais quant aux lois naturelles qu'elle +nous dévoile effectivement, sa prééminence est tout aussi incontestable.</p> + +<p>J'ai toujours regardé comme un véritable trait de génie philosophique, +de la part de Newton, d'avoir intitulé son admirable traité de Mécanique +céleste: <i>Philosophiæ naturalis principia mathematica</i>. Car, on ne +pouvait indiquer avec une plus énergique concision que les lois +générales des phénomènes célestes sont le premier fondement du système +entier de nos connaissances réelles.</p> + +<p>La loi encyclopédique établie au commencement de cet ouvrage me dispense +de grands développemens à ce sujet. Il est évident que l'astronomie +doit être par sa nature, essentiellement indépendante de toutes les +autres sciences naturelles, et qu'elle a seulement besoin de s'appuyer +sur la science mathématique. Les divers phénomènes physiques, chimiques +et physiologiques, ne peuvent certainement exercer aucune influence sur +les phénomènes astronomiques, dont les lois ne sauraient éprouver la +moindre altération même par les plus grands bouleversemens intérieurs de +chaque planète sous tous ces autres rapports naturels. La physique, il +est vrai, et même, à quelques égards secondaires, la chimie<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>, ont pu +fournir à l'astronomie, lorsqu'elle a été très avancée, des secours +indispensables pour perfectionner ses observations; mais il est clair +que cette influence accessoire n'a été nullement nécessaire à sa +constitution scientifique. L'astronomie avait certainement, entre les +mains d'Hipparque et de ses successeurs, tous les caractères d'une +véritable science, au moins sous le rapport géométrique, pendant que la +physique, la chimie, etc., étaient encore profondément enfouies dans le +chaos métaphysique et même théologique. À une époque toute moderne, +Képler a découvert ses grandes lois astronomiques d'après les +observations faites par Tycho-Brahé, avant les grands perfectionnemens +des instrumens, et essentiellement avec les mêmes moyens matériels +qu'employaient les Grecs. Les instrumens de précision n'ont aussi +nullement contribué à la découverte de la gravitation; et c'est +seulement depuis lors qu'ils sont devenus nécessaires pour correspondre +à la nouvelle perfection que la théorie permettait désormais dans les +déterminations astronomiques. Le grand instrument qui réellement +produisit toutes les découvertes fondamentales de l'astronomie, ce fut +d'abord la géométrie, et plus tard la mécanique rationnelle, dont les +progrès sont, en effet, à chaque époque, un excellent critérium pour +présumer, avec une entière certitude, l'état général des connaissances +astronomiques correspondantes. L'indépendance de l'astronomie, +relativement aux autres branches de la philosophie naturelle, demeure +donc incontestable.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a> C'est évidemment la chimie, par exemple, qui a + fourni à Wollaston l'ingénieux procédé par lequel on obtient + aujourd'hui les meilleurs fils micrométriques. +</blockquote> + +<p>Mais, au contraire, il est certain que les phénomènes physiques, +chimiques, physiologiques, et même sociaux, sont essentiellement +subordonnés, d'une manière plus ou moins directe, aux phénomènes +astronomiques, indépendamment de leur coordination mutuelle. L'étude des +autres sciences fondamentales ne peut donc avoir un caractère vraiment +rationnel, qu'en prenant pour base une connaissance exacte des lois +astronomiques, relatives aux phénomènes les plus généraux. Notre esprit +pourrait-il penser, d'une manière réellement scientifique, à aucun +phénomène terrestre, sans considérer auparavant ce qu'est cette terre +dans le monde dont nous faisons partie, sa situation et ses mouvemens +devant nécessairement exercer une influence prépondérante sur tous les +phénomènes qui s'y passent? Que deviendraient nos conceptions physiques, +et par suite chimiques, physiologiques, etc., sans la notion +fondamentale de la gravitation, qui les domine toutes? Pour choisir +l'exemple le plus défavorable, où la subordination est la moins +manifeste, il faut reconnaître, quoique cela puisse d'abord sembler +étrange, que, même les phénomènes relatifs au développement des sociétés +humaines, ne sauraient être conçus rationnellement sans la considération +préalable des principales lois astronomiques. On pourra le sentir +aisément en observant que si les divers élémens astronomiques de notre +planète, comme sa distance au soleil, et, par suite, la durée de +l'année, l'obliquité de l'écliptique, etc., éprouvaient quelques +changemens importans, ce qui, en astronomie, n'aurait guère d'autre +effet que de modifier quelques coefficiens, notre développement social +en serait sans doute notablement affecté, et deviendrait même impossible +si ces altérations étaient poussées trop loin. Je ne crains nullement de +mériter le reproche d'exagération, en établissant à ce sujet, que la +physique sociale n'était point une science possible, tant que les +géomètres n'avaient pas démontré, comme résultat général de la mécanique +céleste, que les dérangemens de notre système solaire ne sauraient +jamais être que des oscillations graduelles et très limitées autour d'un +état moyen nécessairement invariable. Comment espérerait-on, en effet, +former avec certitude quelques lois naturelles relativement aux +phénomènes sociaux, si les données astronomiques, sous l'empire +desquelles ils s'accomplissent, pouvaient comporter des variations +indéfinies? Je reprendrai cette considération d'une manière spéciale +dans la dernière partie de cet ouvrage. Il me suffit, quant à présent, +de l'indiquer pour faire comprendre que le système général des +connaissances astronomiques est un élément aussi indispensable à +combiner dans la formation rationnelle de la physique sociale qu'à +l'égard de toutes les autres sciences principales.</p> + +<p>On n'aurait qu'une idée imparfaite de la haute importance intellectuelle +des théories astronomiques, si l'on se bornait à envisager ainsi leur +influence nécessaire et spéciale sur les diverses parties de la +philosophie naturelle, quelque essentielle que soit d'ailleurs une telle +considération. Il faut encore avoir égard à l'action générale qu'elles +exercent directement sur les dispositions fondamentales de notre +intelligence, à la rénovation de laquelle les progrès de l'astronomie +ont plus puissamment contribué que ceux d'aucune autre science.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin de signaler expressément ici, comme trop évident par +lui-même et trop communément apprécié aujourd'hui, l'effet des +connaissances astronomiques pour dissiper entièrement les préjugés +absurdes et les terreurs superstitieuses, tenant à l'ignorance des lois +célestes, au sujet de plusieurs phénomènes remarquables, tels que les +éclipses, les comètes, etc. Ces dispositions naturelles ont cessé ou +cessent de jour en jour dans les esprits les plus vulgaires, même +indépendamment de la diffusion des vraies notions astronomiques, par +l'éclatante coïncidence de ces événemens avec les prédictions +scientifiques. Toutefois, nous ne devons jamais oublier à cet égard que, +suivant la juste remarque de Laplace, elles renaîtraient promptement si +les études astronomiques pouvaient jamais cesser d'être cultivées.</p> + +<p>Mais je dois principalement insister dans cet ouvrage sur une action +philosophique plus générale et plus profonde, jusqu'ici bien moins +sentie, inhérente à l'ensemble même de la science astronomique, et qui +résulte de la connaissance de la vraie constitution de notre monde et de +l'ordre qui s'y établit nécessairement. Je la développerai soigneusement +à mesure que l'examen philosophique des diverses théories astronomiques +m'en fournira l'occasion. En ce moment, il me suffira de l'indiquer.</p> + +<p>Pour les esprits étrangers à l'étude des corps célestes, quoique souvent +très éclairés d'ailleurs sur d'autres parties de la philosophie +naturelle, l'astronomie a encore la réputation d'être une science +éminemment religieuse, comme si le fameux verset: <i>Coeli enarrant +gloriam Dei</i> avait conservé toute sa valeur<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>. Il est cependant +certain, ainsi que je l'ai établi, que toute science réelle est en +opposition radicale et nécessaire avec toute théologie; et ce caractère +est plus prononcé en astronomie que partout ailleurs, précisément parce +que l'astronomie est, pour ainsi dire, plus <i>science</i> qu'aucune autre, +suivant la comparaison indiquée ci-dessus. Aucune n'a porté de plus +terribles coups à la doctrine des causes finales, généralement regardée +par les modernes comme la base indispensable de tous les systèmes +religieux, quoiqu'elle n'en ait été, en réalité, qu'une conséquence. La +seule connaissance du mouvement de la terre a dû détruire le premier +fondement réel de cette doctrine, l'idée de l'univers subordonné à la +terre et par suite à l'homme, comme je l'expliquerai spécialement en +traitant de ce mouvement. D'ailleurs, l'exacte exploration de notre +système solaire ne pouvait manquer de faire essentiellement disparaître +cette admiration aveugle et illimitée qu'inspirait l'ordre général de la +nature, en montrant, de la manière la plus sensible, et sous un très +grand nombre de rapports divers, que les élémens de ce système n'étaient +certainement point disposés de la manière la plus avantageuse, et que la +science permettait de concevoir aisément un meilleur arrangement<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a> +<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>. +Enfin, sous un dernier point de vue encore plus capital, par le +développement de la vraie mécanique céleste depuis Newton, toute +philosophie théologique, même la plus perfectionnée, a été désormais +privée de son principal office intellectuel, l'ordre le plus régulier +étant dès lors conçu comme nécessairement établi et maintenu, dans notre +monde et même dans l'univers entier, par la simple pesanteur mutuelle de +ses diverses parties.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> Aujourd'hui, pour les esprits familiarisés de + bonne heure avec la vraie philosophie astronomique, les + cieux ne racontent plus d'autre gloire que celle + d'Hipparque, de Képler, de Newton, et de tous ceux qui ont + concouru à en établir les lois. +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" +name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3"> +(retour) </a> Il convient d'observer à ce sujet, comme trait + caractéristique que, lorsque des astronomes se livrent + aujourd'hui à un tel genre d'admiration, il porte + essentiellement sur l'organisation des animaux, qui leur est + entièrement étrangère; tandis que les anatomistes, au + contraire, qui en connaissent toute l'imperfection, se + rejettent sur l'arrangement des astres, dont ils n'ont + aucune idée approfondie et ce qui est propre à mettre en + évidence la véritable source de cette disposition d'esprit. +</blockquote> + +<p>Si les philosophes qui, de nos jours, tiennent encore à la doctrine des +causes finales n'étaient point, ordinairement, dépourvus d'une véritable +instruction scientifique un peu approfondie, ils n'auraient pas manqué +de faire ressortir, avec leur emphase habituelle, une considération +générale fort spécieuse, à laquelle ils n'ont jamais eu égard, et que je +choisis exprès comme l'exemple le plus défavorable. Il s'agit de ce beau +résultat final de l'ensemble des travaux mathématiques sur la théorie de +la gravitation, mentionné ci-dessus pour un autre motif, la stabilité +essentielle de notre système solaire. Cette grande notion, présentée +sous l'aspect convenable, pourrait sans doute devenir aisément la base +d'une suite de déclamations éloquentes, ayant une imposante apparence de +solidité. Et, néanmoins, une constitution aussi essentielle à +l'existence continue des espèces animales est une simple conséquence +nécessaire, d'après les lois mécaniques du monde, de quelques +circonstances caractéristiques de notre système solaire, la petitesse +extrême des masses planétaires en comparaison de la masse centrale, la +faible excentricité de leurs orbites, et la médiocre inclinaison +mutuelle de leurs plans; caractères qui, à leur tour, peuvent être +envisagés avec beaucoup de vraisemblance, ainsi que je le montrerai plus +tard suivant l'indication de Laplace, comme dérivant tout naturellement +du mode de formation de ce système. On devait d'ailleurs <i>à priori</i> +s'attendre, en général, à un tel résultat, par cette seule réflexion que +puisque nous existons, il faut bien, de toute nécessité, que le système +dont nous faisons partie soit disposé de façon à permettre cette +existence, qui serait incompatible avec une absence totale de stabilité +dans les élémens principaux de notre monde. Pour apprécier +convenablement cette considération, il faut observer que cette stabilité +n'est nullement absolue; car elle n'a pas lieu à l'égard des comètes, +dont les perturbations sont beaucoup plus fortes, et peuvent même +s'accroître presque indéfiniment par le défaut des conditions de +restriction que je viens d'énoncer, ce qui ne permet guère de les +concevoir habitées. La prétendue cause finale se réduirait donc ici, +comme on l'a déjà vu dans toutes les occasions analogues, à cette +remarque puérile: il n'y a d'astres habités, dans notre système +solaire, que ceux qui sont habitables. On rentre, en un mot, dans le +principe des conditions d'existence, qui est la vraie transformation +positive de la doctrine des causes finales, et dont la portée et la +fécondité sont bien supérieures.</p> + +<p>Tels sont, en aperçu, les services immenses et fondamentaux rendus par +le développement des théories astronomiques à l'émancipation de la +raison humaine. Je m'efforcerai de les mettre en évidence dans les +différentes parties de l'examen philosophique dont je vais m'occuper.</p> + +<p>Après avoir expliqué l'objet réel de l'astronomie, et m'être efforcé de +circonscrire, avec une sévère précision, le véritable champ de ses +recherches; après avoir établi sa vraie position encyclopédique, par sa +subordination nécessaire à la science mathématique et par son rang +incontestable à la tête des sciences naturelles; après avoir enfin +signalé ses propriétés philosophiques, quant à la méthode et quant à la +doctrine, il ne me reste plus, pour compléter cet aperçu général, qu'à +envisager la division principale de la science astronomique, qui découle +tout naturellement des considérations déjà exposées dans ce discours.</p> + +<p>Nous avons précédemment établi le principe que les phénomènes étudiés +en astronomie sont, de toute nécessité, ou des phénomènes géométriques, +ou des phénomènes mécaniques. De là résulte immédiatement la division +naturelle de la science en deux parties profondément distinctes, quoique +maintenant combinées de la manière la plus heureuse: 1º l'astronomie +géométrique, ou la <i>géométrie céleste</i>, qui, pour avoir eu, si +long-temps avant l'autre, le caractère scientifique, a conservé encore +le nom d'astronomie proprement dite; 2º. l'astronomie mécanique, ou la +<i>mécanique céleste</i>, dont Newton est l'immortel fondateur, et qui a +reçu, dans le siècle dernier, un si vaste et si admirable développement. +Il est d'ailleurs évident que cette division convient aussi bien à +l'astronomie sidérale, si jamais elle existe véritablement, qu'à notre +astronomie solaire, la seule que je doive avoir essentiellement en vue +par les raisons expliquées ci-dessus, et qui, dans toute hypothèse, +occupera toujours le premier rang. Une telle distribution dérive si +directement aujourd'hui de la nature même de la science, qu'on la voit +dominer presque spontanément dans toute exposition un peu méthodique, +bien qu'elle n'ait jamais été, ce me semble, rationnellement examinée.</p> + +<p>Il importe de remarquer à cet égard que cette division est parfaitement +en harmonie avec la règle encyclopédique posée au commencement de cet +ouvrage, et que je m'efforcerai toujours de suivre, autant que possible, +dans la distribution intérieure de chaque science fondamentale. Il est +clair, en effet, que la géométrie céleste est, par sa nature, beaucoup +plus simple que la mécanique céleste: et, d'un autre côté, elle en est +essentiellement indépendante, quoique celle-ci puisse contribuer +singulièrement à la perfectionner. Dans l'astronomie proprement dite, il +ne s'agit que de déterminer la forme et la grandeur des corps célestes, +et d'étudier les lois géométriques suivant lesquelles leurs positions +varient, sans considérer ces déplacemens relativement aux forces qui les +produisent, ou, en termes plus positifs, quant aux mouvemens +élémentaires dont ils dépendent. Aussi a-t-elle pu faire et a-t-elle +fait réellement les progrès les plus importans avant que la mécanique +céleste eût aucun commencement d'existence; et, même depuis lors, ses +découvertes les plus remarquables ont encore été dues à son +développement spontané, comme on le voit si éminemment dans le beau +travail du grand Bradley sur l'aberration et la nutation. Au contraire, +la mécanique céleste est, par sa nature, essentiellement dépendante de +la géométrie céleste, sans laquelle elle ne saurait avoir aucun +fondement solide. Son objet, en effet, est d'analyser les mouvemens +effectifs des astres, afin de les ramener, d'après les règles de la +mécanique rationnelle, à des mouvemens élémentaires régis par une loi +mathématique universelle et invariable; et, en partant ensuite de cette +loi, de perfectionner à un haut degré la connaissance des mouvemens +réels, en les déterminant <i>à priori</i> par des calculs de mécanique +générale, empruntant à l'observation directe le moins de données +possible, et néanmoins toujours confirmés par elle. C'est par là que +s'établit, de la manière la plus naturelle, la liaison fondamentale de +l'astronomie avec la physique proprement dite; liaison devenue telle +aujourd'hui, que plusieurs grands phénomènes forment de l'une à l'autre +une transition presque insensible, comme on le voit surtout dans la +théorie des marées. Mais il est évident que ce qui constitue toute la +réalité de la mécanique céleste, ainsi que je m'attacherai à le faire +ressortir en son lieu, c'est d'avoir pris son point de départ dans +l'exacte connaissance des véritables mouvemens, fournie par la géométrie +céleste. C'est précisément faute d'avoir été conçues d'après cette +relation fondamentale, que toutes les tentatives faites avant Newton +pour former des systèmes de mécanique céleste, et entre autres celle de +Descartes, ont dû être nécessairement illusoires sous le rapport +scientifique, quelque utilité qu'elles aient pu avoir d'ailleurs +momentanément sous le point de vue philosophique.</p> + +<p>La division générale de l'astronomie en géométrique et mécanique n'a +donc certainement rien d'arbitraire, ni même de scolastique: elle dérive +de la nature même de la science; elle est à la fois historique et +dogmatique. Il serait inutile d'insister davantage sur un principe aussi +évident, et que personne n'a jamais contesté. Quant aux subdivisions, +d'ailleurs très aisées à établir, ce n'est point le moment de s'en +occuper: elles seront expliquées à mesure que le besoin s'en fera +sentir.</p> + +<p>Relativement au point de vue où le lecteur doit se placer, je renvoie +aux judicieuses remarques de Delambre sur l'innovation tentée par +Lacaille, qui, pour simplifier son exposition, avait imaginé de +transporter son observateur à la surface du soleil. Il est certain que +la conception des mouvemens célestes devient ainsi beaucoup plus facile; +mais on ne saurait plus comprendre par quel enchaînement de +connaissances on a pu s'élever à une telle conception. Le point de vue +solaire doit être le terme et non l'origine d'un système rationnel +d'études astronomiques. L'obligation de partir de notre point de vue +réel est surtout prescrite par la nature de cet ouvrage, où l'analyse +de la méthode scientifique et l'observation de la filiation logique des +idées principales doivent avoir encore plus d'importance que +l'exposition plus claire des résultats généraux.</p> + +<p>Il convient, enfin, d'avertir ceux de mes lecteurs qui seraient +étrangers à l'étude de l'astronomie, mais qui, doués d'un véritable +esprit philosophique, voudraient se former une juste idée générale de +ses méthodes essentielles et de ses principaux résultats, que je leur +suppose préalablement au moins une exacte connaissance des deux +phénomènes fondamentaux, le mouvement diurne et le mouvement annuel, +telle qu'on peut l'obtenir par les plus simples observations, faites +sans aucun instrument précis, et seulement élaborées par la +trigonométrie. Je les renvoie pour cet objet, comme, en général, pour +toutes les autres données nécessaires, à l'excellent traité de mon +illustre maître en astronomie, le judicieux Delambre. Il ne s'agit point +ici d'un traité, même sommaire, d'astronomie; mais d'une suite de +considérations philosophiques sur les diverses parties de la science: +toute exposition spéciale de quelque étendue y serait donc déplacée.</p> + +<p>Ayant ainsi considéré, sous tous les aspects essentiels, le système de +la science astronomique, je dois procéder maintenant à l'examen +philosophique de ses diverses parties, dans l'ordre établi ci-dessus. +Mais il faut auparavant jeter un coup d'oeil général sur l'ensemble des +moyens d'observation nécessaires aux astronomes, ce qui fera l'objet de +la leçon suivante.</p> + + +<a name="l20" id="l20"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>VINGTIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur les méthodes d'observation en astronomie.</p> + +<p>Toutes les observations astronomiques se réduisent nécessairement, comme +nous l'avons vu, à mesurer des temps et des angles. La nature de cet +ouvrage ne comporte nullement une exposition, même sommaire, des divers +procédés par lesquels en a enfin obtenu, dans ces deux sortes de +mesures, l'étonnante précision que nous y admirons aujourd'hui. Il +s'agit seulement ici de concevoir, d'une manière générale, l'ensemble +des idées fondamentales qui ont pu successivement conduire à une telle +perfection.</p> + +<p>Cet ensemble se compose essentiellement, pour l'un et l'autre genre +d'observations, de deux ordres d'idées bien distincts, quoiqu'il y ait +entre eux une harmonie nécessaire: le premier est relatif au +perfectionnement des instrumens; le second concerne certaines +corrections fondamentales apportées par la théorie à leurs indications, +et sans lesquelles leur précision serait illusoire. Telle est la +division naturelle de nos considérations générales à cet égard. Nous +devons commencer par celles sur les instrumens.</p> + +<p>Quoique les moyens gnomoniques aient dû être rejetés avec raison par les +modernes, comme n'étant pas susceptibles de la précision nécessaire, il +convient d'abord de les signaler ici dans leur ensemble, à cause de leur +extrême importance pour la première formation de la géométrie céleste +par les astronomes grecs.</p> + +<p>Les ombres solaires, et même, à un degré moindre, les ombres lunaires, +ont été, dans l'origine de l'astronomie, un instrument très précieux, +immédiatement fourni par la nature, aussitôt que la propagation +rectiligne de la lumière a été bien reconnue. Elles peuvent devenir un +moyen d'observation astronomique sous deux rapports: envisagées quant à +leur direction, elles servent à la mesure du temps; et, par leur +longueur, elles permettent d'évaluer certaines distances angulaires.</p> + +<p>Sous le premier point de vue, lorsque l'uniformité du mouvement diurne +apparent de la sphère céleste a été une fois admise, il suffisait, +évidemment, de fixer un style dans la direction, préalablement bien +déterminée, de l'axe de cette sphère, pour que l'ombre qu'il projetait +sur un plan ou sur toute autre surface fît connaître, à toute époque +dans chaque lieu correspondant, les temps écoulés, par le seul indice de +ses diverses positions successives. En se bornant au cas le plus simple, +celui d'un plan perpendiculaire à cet axe, duquel tous les autres cas +peuvent être aisément déduits par des moyens graphiques, il est clair +que les angles horaires sont exactement proportionnels aux déplacemens +angulaires de l'ombre depuis sa situation méridienne. Toutefois, de +semblables indications doivent être imparfaites, puisqu'elles supposent +que le soleil décrit chaque jour le même parallèle de la sphère céleste, +et que, par conséquent, elles exigent une correction, impossible à +exécuter sur l'appareil lui-même, à raison de l'obliquité du mouvement +annuel, outre celle qui correspond à son inégalité; ce qui rend de tels +instrumens inapplicables à des observations précises.</p> + +<p>Sous le second point de vue, il est évident que la longueur variable de +l'ombre horizontale projetée à chaque instant par un style vertical, +étant comparée à la longueur fixe et bien connue de ce style, on en +conclut immédiatement la distance angulaire correspondante du soleil au +zénith; ce rapport constituant par lui-même la tangente trigonométrique +de cet angle, dont il a primitivement inspiré l'idée aux astronomes +arabes. De là est résulté un moyen long-temps précieux, d'observer les +variations qu'éprouve la distance zénithale du soleil aux divers instans +de la journée, et celles plus importantes de sa position méridienne aux +différentes époques de l'année. L'inexactitude inévitable des procédés +gnomoniques consiste, à cet égard, dans l'influence de la pénombre, qui +laisse toujours une incertitude plus ou moins grande sur la vraie +longueur de l'ombre, dont l'extrémité ne peut jamais être nettement +terminée. Cette influence, qui affecte d'une manière nécessairement fort +inégale les diverses distances au zénith, peut bien être atténuée par +l'emploi de très grands gnomons; mais il est évidemment impossible de +s'y soustraire tout-à-fait.</p> + +<p>Cette double propriété des indications gnomoniques avait été réalisée, +dès l'origine de la science, par l'ingénieux instrument connu sous le +nom d'hémisphère creux de Bérose, qui servait à mesurer simultanément +les temps et les angles, quoique, d'ailleurs, il fût encore moins +susceptible d'exactitude que les instrumens imaginés plus tard d'après +le même principe.</p> + +<p>L'imperfection fondamentale des procédés gnomoniques, la difficulté +d'une exécution suffisamment rigoureuse, et l'inconvénient de cesser +d'être applicables précisément aux instans les plus convenables pour +l'observation, ont déterminé les astronomes à y renoncer entièrement, +aussitôt qu'il a été possible de s'en passer. Dominique Cassini est le +dernier qui en ait fait un usage important, à l'aide de ses grands +gnomons, pour sa théorie du soleil. Toutefois, la spontanéité d'un tel +moyen d'observation, lui conservera toujours une valeur réelle, pour +procurer une première approximation de certaines données astronomiques, +lorsqu'on se trouve placé dans des circonstances défavorables, qui ne +permettent pas l'emploi des instrumens modernes. Il est resté, +d'ailleurs, dans nos observatoires actuels, la base de l'importante +construction de la ligne méridienne, envisagée comme divisant en deux +parties égales l'angle formé par les ombres horizontales de même +longueur qui correspondent aux deux parties symétriques d'une même +journée. Dans ce cas spécial, les deux causes fondamentales d'erreur +signalées ci-dessus sont essentiellement éludées; car la pénombre +affecte évidemment au même degré les deux ombres conjuguées; et, quant à +l'obliquité du mouvement du soleil, il est facile d'en éviter presque +entièrement l'influence en faisant l'opération aux environs des +solstices, surtout vers le solstice d'été. On peut, en outre, la +vérifier et la rectifier aisément par l'observation des étoiles.</p> + +<p>Considérons maintenant les procédés les plus exacts, en séparant, comme +il devient indispensable de le faire, ce qui se rapporte à la mesure du +temps de ce qui concerne celle des angles, et en examinant d'abord la +première.</p> + +<p>Il faut, à cet égard, reconnaître, avant tout, que le plus parfait de +tous les chronomètres est le ciel lui-même, par l'uniformité rigoureuse +de son mouvement diurne apparent, en vertu de la rotation réelle de la +terre. Il suffit, en effet, d'après cela, lorsqu'on sait exactement la +latitude de son observatoire, d'y mesurer, à chaque instant, la distance +au zénith d'un astre quelconque, dont la déclinaison, d'ailleurs +variable ou constante, est actuellement bien connue, pour en conclure +l'angle horaire correspondant, et, par une suite immédiate, le temps +écoulé, en résolvant le triangle sphérique que forment le pôle, le +zénith et l'astre, et dont les trois côtés sont ainsi donnés. Si l'on +avait dressé, dans chaque lieu, des tables numériques très étendues de +ces résultats pour quelques étoiles convenablement choisies, ce moyen +naturel deviendrait, sans doute, beaucoup plus praticable qu'il ne le +semble d'abord. Mais il ne saurait, évidemment, jamais comporter toute +l'actualité nécessaire pour qu'il pût entièrement suffire, outre le +grave inconvénient qu'il présente de faire dépendre la mesure du temps +de celle des angles, qui est réellement aujourd'hui moins parfaite. +Aussi ce procédé chronométrique n'est-il employé qu'à défaut de tout +autre moyen exact, comme c'est essentiellement le cas en astronomie +nautique. Sa grande propriété usuelle consiste, dans nos observatoires, +à régler avec précision la marche de toutes les autres horloges, en la +confrontant à celle de la sphère céleste. Et, cette importante +vérification se fait même le plus souvent sans exiger aucun calcul +trigonométrique; car on peut se borner à modifier le mouvement du +chronomètre jusqu'à ce qu'il marque très exactement vingt-quatre heures +sidérales, entre les deux passages consécutifs d'une même étoile +quelconque à une lunette fixée, aussi invariablement que possible, dans +une direction d'ailleurs arbitraire.</p> + +<p>Les moyens artificiels pour mesurer le temps avec précision par des +instrumens de notre création sont donc indispensables en astronomie. +Cherchons à en saisir l'esprit général.</p> + +<p>Tout phénomène qui présente des changemens graduels quelconques est +réellement susceptible de nous fournir, par l'étendue des changemens +opérés, une certaine appréciation du temps employé à les produire. Dans +ce sens général, l'homme semble pouvoir choisir à cet égard entre toutes +les classes des phénomènes naturels. Mais son choix devient, en réalité, +infiniment restreint, quand il veut obtenir des estimations précises. +Les divers ordres de phénomènes étant, de toute nécessité, d'autant +moins réguliers qu'ils sont plus compliqués, cette loi nous prescrit de +chercher seulement parmi les plus simples nos vrais moyens +chronométriques. Ainsi, les mouvemens physiologiques eux-mêmes<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a> +<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a> +pourraient, à cet égard, nous procurer quelques indications, en +comptant, par exemple, le nombre de nos pulsations dans l'état sain, ou +le nombre de pas bien réglés, ou celui des sons vocaux, etc., pendant le +temps à évaluer, et, quelque grossier que soit nécessairement un tel +procédé, il peut néanmoins avoir une véritable utilité dans certaines +occasions où tout autre nous est interdit. Mais il est évident, en +général, que les divers mouvemens des corps vivans varient d'une manière +beaucoup trop irrégulière pour qu'on puisse jamais les employer à la +mesure du temps. Il en est encore essentiellement de même, quoiqu'à un +degré bien moindre, des phénomènes chimiques. La combustion d'une +quantité déterminée de matière quelconque homogène, peut devenir, par +exemple, un moyen d'évaluer, avec une grossière approximation, le temps +écoulé. Mais la durée totale de cette combustion, et surtout celle de +ses diverses parties, sont évidemment trop incertaines et trop variables +pour qu'on en déduise aucune détermination précise. Ainsi, puisqu'il a +fallu écarter les phénomènes astronomiques, comme seulement destinés à +la vérification, quoiqu'ils soient, par leur nature, les plus réguliers, +ce n'est donc que dans les mouvemens physiques proprement dits, et +surtout dans ceux dus à la pesanteur, que nous pouvons réellement +chercher des procédés chronométriques susceptibles d'exactitude. C'est +aussi là où ils ont été puisés de tout temps, aussitôt qu'on a senti le +besoin de ne plus se borner aux moyens gnomoniques.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" +name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4"> +(retour) </a> On peut utilement remarquer à ce sujet, d'après + les poëmes d'Homère et les récits de la Bible, que, dans + l'enfance de la civilisation, les fonctions sociales + elles-mêmes servaient, jusqu'à un certain point, à marquer + et à mesurer le temps. +</blockquote> + +<p>Les anciens ont d'abord employé le mouvement produit par la pesanteur +dans l'écoulement des liquides: de là leurs diverses clepsydres, et les +sabliers encore usités à bord de nos vaisseaux. Mais il est évident que +de tels instrumens, même en les supposant aussi perfectionnés que le +permettraient nos connaissances actuelles, ne sont pas susceptibles, +par leur nature, d'une grande précision, à cause de l'irrégularité +nécessaire de tout mouvement dans les liquides. C'est pourquoi on a été +rationnellement conduit, dans le moyen âge, à substituer les solides aux +liquides, en imaginant les horloges fondées sur la descente verticale +des poids. Ainsi, en cherchant, parmi tous les phénomènes naturels, des +moyens exacts de mesurer le temps, on a été successivement conduit à se +borner à un principe unique de chronométrie, qui semble, d'après +l'analyse précédente, être en effet le seul propre à nous fournir +définitivement une solution convenable du problème, et qui, sans doute, +servira toujours de base à nos horloges astronomiques. Mais il s'en +fallait de beaucoup qu'il pût suffire par lui-même, sans une longue et +difficile élaboration, qui se rattache aux plus hautes questions +mathématiques. En effet, le mouvement vertical des corps pesans, bien +loin d'être uniforme, étant, au contraire, nécessairement accéléré, les +indications d'un tel instrument sont donc naturellement vicieuses, +quoique assujetties à une loi régulière. Le ralentissement indispensable +de la chûte, à l'aide des contre-poids, ne remédie en rien à ce défaut +capital, puisque, affectant proportionnellement les diverses vitesses +successives, il ne saurait altérer leurs rapports: il peut seulement +diminuer la résistance de l'air, qui n'est là qu'une cause fort +accessoire. Le problème chronométrique fondamental n'était donc +nullement résolu jusqu'à ce que la création de la dynamique rationnelle +par le génie de Galilée eût conduit à découvrir, dans une modification +capitale du mouvement naturel des corps pesans, la parfaite régularité +qu'on avait jusqu'alors vainement cherchée.</p> + +<p>On a long-temps disputé à Galilée la gloire d'avoir eu, le premier, +l'idée de mesurer le temps par les oscillations d'un pendule; et la +discussion attentive de ce point d'érudition a montré, ce me semble, que +c'était à tort. Mais il est, dans tous les cas, scientifiquement +incontestable que ses belles découvertes en dynamique devaient y amener +naturellement. Car, il en résultait nécessairement que la vitesse d'un +poids qui descend suivant une courbe verticale décroît à mesure qu'il +s'approche du point le plus bas, en raison du sinus de l'inclinaison +horizontale de chaque élément parcouru: de sorte qu'on pouvait aisément +concevoir que, par une forme convenable de la courbe, l'isochronisme des +oscillations serait obtenu si le ralentissement se trouvait, en chaque +point, compenser exactement la diminution de l'arc à décrire. La +solution de ce dernier problème mathématique était réservée à Huyghens, +la géométrie n'étant point assez avancée à l'époque de Galilée pour +qu'il fût encore accessible. Galilée paraît avoir été seulement conduit +par l'observation à regarder comme rigoureusement isochrones les +oscillations circulaires, sans avoir nullement connu la restriction +relative à leur amplitude très petite, quoique ses propres théorèmes +permissent de l'apercevoir aisément.</p> + +<p>À partir de la première idée du pendule, et de la connaissance du défaut +d'isochronisme rigoureux dans le cercle, l'histoire, impossible à +développer ici, de la solution de ce beau problème par les immortels +travaux d'Huyghens devient un des plus admirables exemples de cette +relation intime et nécessaire qui fait dépendre les questions pratiques +les plus simples en apparence des plus éminentes recherches +scientifiques. Après avoir découvert que l'égalité parfaite de la durée +des oscillations quelconques n'appartenait qu'à la cycloïde, Huyghens, +pour faire décrire cette courbe à son pendule, imagina un appareil aussi +simple que possible, fondé sur la belle conception des développées, qui, +transportée ensuite dans la géométrie abstraite, en est devenue un des +élémens fondamentaux. Les difficultés d'une exécution précise, et +surtout l'impossibilité pratique de maintenir un tel appareil +suffisamment inaltérable, ont dû faire entièrement renoncer au pendule +cycloïdal. Quand Huyghens l'eut reconnu, il déduisit de sa théorie un +moyen heureux de revenir enfin au pendule circulaire, le seul vraiment +admissible, en démontrant que, le rayon de courbure de la cycloïde à son +sommet étant égal à la longueur totale de son pendule, il pouvait +transporter, d'une manière suffisamment approchée, au cercle osculateur +tout ce qu'il avait trouvé sur l'isochronisme et sur la mesure des +oscillations cycloïdales, pourvu que les oscillations circulaires +fussent toujours très petites, ce qu'il assura par l'ingénieux mécanisme +de l'échappement, en appliquant le pendule à la régularisation des +horloges. Mais cette belle solution ne pouvait encore devenir +entièrement pratique, sans avoir préalablement traité une dernière +question fondamentale, qui tient à la partie la plus élevée de la +dynamique rationnelle, la réduction du pendule composé au pendule +simple, pour laquelle Huyghens inventa le célèbre principe des forces +vives, et qui, outre qu'elle était indispensable, indiquait à l'art de +nouveaux moyens de modifier les oscillations sans changer les dimensions +de l'appareil. Par un tel ensemble de découvertes pour une même +destination, le beau traité <i>De Horologio oscillatorio</i> est peut-être +l'exemple le plus remarquable de recherches spéciales que nous offre +jusqu'ici l'histoire de l'esprit humain tout entière.</p> + +<p>Depuis ce grand résultat, le perfectionnement des horloges astronomiques +a été uniquement du domaine de l'art. Il a porté essentiellement sur +deux points: la diminution du frottement, par un meilleur mode de +suspension, et la correction des irrégularités dues aux variations de +température, par l'ingénieuse invention des appareils compensateurs. Je +n'ai point d'ailleurs à considérer ici les chronomètres portatifs, +fondés sur la distension graduelle d'un ressort métallique plié en +spirale, et dont l'étonnante perfection, presque égale aujourd'hui à +celle des horloges astronomiques, est due essentiellement à l'art, la +science y ayant peu contribué.</p> + +<p>Tel est, en aperçu, l'ensemble des moyens par lesquels le temps est +habituellement mesuré, d'une manière sûre, dans nos observations +astronomiques, à une demi-seconde près, et quelquefois même avec une +précision encore plus grande.</p> + +<p>Considérons maintenant, sous un point de vue général, le +perfectionnement de la mesure des angles, dont l'histoire n'offre point +toutefois un ensemble de recherches aussi intéressant.</p> + +<p>Pour concevoir nettement d'abord, en quoi consiste, à cet égard, la +difficulté essentielle, il suffit, ce me semble, de se représenter que, +lorsqu'on se propose d'évaluer un angle seulement à une minute près, il +faudrait, d'après un calcul très facile, un cercle de sept mètres de +diamètre environ, en y accordant aux minutes une étendue d'un +millimètre; et l'indication directe des secondes sexagésimales, en +réduisant chacune à occuper un dixième de millimètre, exigerait un +diamètre de plus de quarante mètres. D'un autre côté, en restant même +fort au-dessous de dimensions aussi impraticables, l'expérience a +démontré que, indépendamment de l'exécution difficile et de l'usage +incommode, la grandeur des instrumens ne pouvait excéder certaines +limites assez médiocres sans nuire nécessairement à leur précision, à +cause de leur déformation inévitable par le poids, la température, etc. +Les astronomes arabes du moyen âge ont vainement employé des instrumens +gigantesques, sans en obtenir l'exactitude qu'ils y avaient cherchée; et +on y a généralement renoncé depuis plusieurs siècles. Les télescopes à +grandes dimensions qu'on remarque dans nos observatoires actuels sont +uniquement destinés à procurer de forts grossissemens pour voir les +astres les moins apparens, et ils seraient entièrement impropres à +aucune mesure exacte. Tous les observateurs conviennent aujourd'hui que +les instrumens destinés à mesurer les angles ne sauraient avoir sans +inconvénient plus de trois ou quatre mètres de diamètre, quand il s'agit +d'un cercle entier; et les plus usités n'ont guère que deux mètres. Cela +posé, la question consiste essentiellement à comprendre comment on a pu +parvenir à évaluer les angles à une seconde près, comme on le fait +habituellement aujourd'hui, avec des cercles dont la grandeur +permettrait à peine d'y marquer les minutes.</p> + +<p>Trois moyens principaux ont concouru à produire un aussi grand +perfectionnement: l'application des lunettes aux instrumens angulaires; +l'usage du vernier; et enfin la répétition des angles.</p> + +<p>Les astronomes se sont long-temps bornés à employer leurs lunettes pour +distinguer dans le ciel de nouveaux objets, sans penser à l'usage bien +plus important qu'ils en pouvaient faire pour augmenter la précision des +mesures d'angles. Mais la curiosité primitive une fois satisfaite, le +télescope devait être naturellement appliqué, comme il le fut par Morin +un demi-siècle environ après son invention, à remplacer dans les +instrumens angulaires les alidades des anciens et les pinnules du moyen +âge, pour permettre de viser plus exactement. Cette heureuse idée put +être entièrement réalisée lorsque Auzout eut imaginé, trente ans après, +le réticule, destiné à fixer avec la dernière précision l'instant +effectif du passage d'un astre par l'axe optique de la lunette. Enfin, +ces importans perfectionnemens furent complétés, un siècle plus tard, +par la mémorable découverte que fit Dollond, des objectifs +achromatiques, qui ont tant augmenté la netteté des observations.</p> + +<p>L'ingénieux procédé imaginé par Vernier, en 1631, pour subdiviser un +intervalle quelconque en parties beaucoup moindres que les plus petites +qu'on y puisse marquer distinctement, est la seconde cause fondamentale +à laquelle nous devons la précision actuelle des mesures angulaires. Les +transversales de Tycho-Brahé avaient offert pour cela un premier moyen, +d'un usage incommode et très limité, que l'emploi du vernier a fait avec +raison entièrement oublier. On a pu ainsi déterminer aisément les +angles, à une demi-minute près, par exemple, avec des cercles divisés +seulement en sixièmes de degré. Ce simple appareil semble pouvoir +procurer, par lui-même, une précision en quelque sorte indéfinie, qui +n'est limitée, en réalité, que par la difficulté d'apercevoir assez +distinctement la coïncidence des traits du vernier avec ceux du limbe.</p> + +<p>Quelle que soit l'importance de la lunette et du vernier, la combinaison +de ces deux moyens aurait été néanmoins insuffisante pour porter la +mesure des angles jusqu'à la précision des secondes, sans une dernière +cause essentielle de perfectionnement, l'idée éminemment heureuse de la +répétition des angles, conçue d'abord par Mayer et réalisée plus tard +par Borda, avec les modifications qu'exigeait la nature des observations +astronomiques. Il est vraiment singulier qu'on ait été aussi long-temps +à reconnaître que, l'erreur des instrumens angulaires étant +nécessairement indépendante de la grandeur des angles à évaluer, il y +aurait avantage, pour l'atténuer, à augmenter exprès, dans une +proportion connue, chaque angle proposé, pourvu que cette multiplication +s'effectuât sans dépendre en rien de l'exactitude de l'instrument: un +procédé analogue était habituellement employé depuis des siècles, dans +d'autres genres d'évaluation, il est vrai, et entre autres dans +l'approximation indéfinie des racines numériques, qui repose directement +sur le même principe. Quoi qu'il en soit, la répétition des angles était +immédiatement exécutable, par un mécanisme très simple, relativement aux +mesures terrestres, à cause de l'immobilité des points de mire. Mais, +au contraire, le déplacement continuel des corps célestes, présentait, +dans l'application d'un tel moyen, une difficulté spéciale, que Borda +parvint à surmonter. En se bornant, comme on le peut presque toujours, à +mesurer les distances zénithales des astres lorsqu'ils traversent le +méridien, il est clair que, malgré son déplacement, l'astre reste, à +cette époque, sensiblement à la même distance du zénith, pendant un +temps assez long pour permettre d'opérer la multiplication de l'angle. +Cette remarque est le fondement de la disposition imaginée par Borda.</p> + +<p>C'est d'après ces diverses bases essentielles que d'habiles +constructeurs ont pu donner aux instrumens angulaires une précision en +harmonie avec celle des instrumens horaires, et qui impose maintenant à +l'observateur la stricte obligation de pratiquer, avec une constance +infatigable, les précautions minutieuses et les nombreuses +rectifications dont l'expérience a fait reconnaître successivement la +nécessité, pour tirer réellement de ces puissans appareils tous les +avantages possibles.</p> + +<p>Afin de compléter cet aperçu général des moyens fondamentaux sur +lesquels repose la perfection des mesures astronomiques, il est +indispensable de signaler ici l'instrument capital inventé par Roëmer +sous le nom de <i>lunette méridienne</i>. Il est destiné à fixer avec une +merveilleuse exactitude le véritable instant du passage d'un astre +quelconque à travers le plan du méridien. Avec quelque soin que pût être +exécuté un méridien matériel, il laisserait toujours à cet égard une +incertitude inévitable. C'est pour l'éluder que Roëmer imagina de +réduire ce plan à être purement géométrique, en le décrivant par l'axe +optique d'une simple lunette convenablement disposée, ce qui suffit +quand on veut seulement connaître le moment précis du passage. La +distance zénithale correspondante est d'ailleurs mesurée nécessairement +sur un cercle effectif; mais il peut ne pas coïncider entièrement avec +le vrai méridien, sans qu'il en résulte aucune inexactitude sur cette +distance, qui est, à une telle époque de mouvement, sensiblement +invariable.</p> + +<p>Enfin, il faut encore mentionner, comme instrumens essentiels, les +divers appareils micrométriques successivement imaginés pour mesurer +avec précision les diamètres apparens des astres, et généralement tous +les petits intervalles angulaires.</p> + +<p>Quoique la théorie en soit extrêmement facile, depuis le simple +micromètre réticulaire jusqu'au micromètre à double image, il est +néanmoins remarquable qu'ils aient tous été inventés par des astronomes, +sans que les constructeurs y aient eu aucune part essentielle, comme le +montre, au reste, l'histoire de tous les instrumens de précision. Cela +tient principalement, sans doute, à l'éducation si imparfaite de la +plupart des constructeurs habiles, dont plusieurs ont évidemment +témoigné par leurs productions un génie mécanique plus que suffisant +pour inventer spontanément les instrumens qu'ils se bornaient à +exécuter, s'ils eussent pu en mieux sentir l'importance et en comprendre +plus clairement la destination.</p> + +<p>Après avoir considéré le perfectionnement des mesures astronomiques, +soit angulaires, soit horaires, relativement aux principaux moyens +matériels qu'on y emploie, il faut maintenant envisager les moyens +intellectuels qui sont au moins aussi nécessaires, c'est-à-dire la +théorie des corrections indispensables que les astronomes doivent faire +subir à toutes les indications de leurs instrumens pour les dégager des +erreurs inévitables dues à diverses causes générales, et surtout aux +réfractions et aux parallaxes.</p> + +<p>Il existe, comme je l'ai indiqué ci-dessus, une harmonie fondamentale +entre ces deux ordres de perfectionnemens. Car il faut des instrumens +d'une certaine précision pour que la réfraction et la parallaxe +deviennent suffisamment appréciables; et, d'un autre côté, il serait +parfaitement inutile d'inventer des instrumens extrêmement exacts, si la +réfraction ou la parallaxe devaient, à elles seules, apporter dans les +observations une incertitude supérieure à celle qu'on se propose +d'éviter par l'amélioration des appareils. Pourquoi, par exemple, les +Grecs se seraient-ils efforcés de perfectionner beaucoup leurs +instrumens, lorsque l'impossibilité où ils étaient de tenir compte des +réfractions et des parallaxes introduisait nécessairement dans leurs +mesures angulaires des erreurs habituelles de un à deux degrés, et +quelquefois même davantage? C'est sans doute dans une telle corrélation +qu'il faut chercher l'explication véritable de la grossièreté des +instrumens grecs, qui forme un contraste si frappant avec la sagacité +d'invention et la finesse d'exécution dont les anciens ont donné tant de +preuves irrécusables dans d'autres genres de productions.</p> + +<p>Ces corrections fondamentales peuvent être distinguées, d'après leurs +causes, en deux classes. Les unes tiennent, d'une manière directe et +évidente, à la position de l'observateur, et n'exigent aucune +connaissance approfondie des phénomènes astronomiques: ce sont la +réfraction et la parallaxe ordinaire proprement dite. Les autres, qui +ont sans doute, au fond, la même origine, puisqu'elles proviennent des +mouvemens de la planète sur laquelle l'observateur est situé, sont +fondées, au contraire, sur le développement même des principales +théories astronomiques: ce sont la parallaxe annuelle, la précession, +l'aberration et la nutation. Nous devons nous borner, en ce moment, à +envisager les premières, qui sont d'ailleurs habituellement les plus +importantes, les autres étant plus convenablement examinées à mesure +qu'il sera question des phénomènes compliqués dont elles dépendent.</p> + +<p>Considérons, en premier lieu, la théorie générale des réfractions +astronomiques.</p> + +<p>La lumière qui nous vient d'un astre quelconque doit être, +inévitablement, plus ou moins déviée par l'action de l'atmosphère +terrestre, qu'elle est obligée de traverser dans toute son étendue avant +d'agir sur nous. De là une source fondamentale d'erreur, dont toutes nos +observations astronomiques ont besoin d'être soigneusement dégagées, +avant de pouvoir servir à former aucune théorie précise. Conçue d'une +manière générale, son influence consiste évidemment, d'après la loi de +la réfraction, à rapprocher constamment l'astre du zénith, en le +laissant toujours dans le même plan vertical; et cet effet, qui ne peut +être rigoureusement nul qu'au zénith seul, devient graduellement de plus +en plus considérable à mesure que l'astre descend vers l'horizon. La +manifestation la plus simple de cette altération s'obtient en mesurant +la hauteur du pôle, en un lieu quelconque, comme étant la moyenne entre +les deux hauteurs méridiennes d'une même étoile circompolaire. Cette +hauteur, qui naturellement devrait être exactement la même de quelque +étoile qu'on se fût servi, éprouve au contraire des variations très +sensibles suivant les diverses étoiles employées; et elle devient +d'autant plus grande que l'étoile descend plus près de l'horizon, ce qui +rend évidente l'influence de la réfraction.</p> + +<p>Quoique l'altération qui provient d'une telle cause ne puisse porter +immédiatement que sur les distances zénithales, il est clair que, par +une suite nécessaire, elle doit affecter indirectement toutes les autres +mesures astronomiques, à l'exception des azimuths, qui restent seuls +inaltérables. Par cela même que l'astre se trouve élevé dans son plan +vertical, sa distance au pôle, l'instant de son passage au méridien, +l'heure de son lever et de son coucher, etc., éprouvent des +modifications inévitables. Mais ces effets secondaires seraient +évidemment très faciles à calculer avec exactitude par de simples +formules trigonométriques, si l'effet principal était une fois bien +connu. Toute la difficulté se réduit donc à découvrir la véritable loi +suivant laquelle la réfraction diminue les diverses distances +zénithales, et c'est en cela que consiste le grand problème des +réfractions astronomiques, dont il s'agit maintenant d'apprécier la +nature.</p> + +<p>On en peut chercher la solution par deux voies opposées: l'une +rationnelle, l'autre empirique, que les astronomes ont fini par +combiner.</p> + +<p>Si l'atmosphère terrestre pouvait être regardée comme homogène, la +lumière n'y subirait qu'une seule réfraction à son entrée, et sa +direction demeurant ensuite invariable, il serait aisé de calculer <i>à +priori</i> la déviation, d'après la célèbre loi du rapport constant qui +existe entre les sinus des angles que le rayon réfracté et le rayon +incident font avec la normale à la surface réfringente: il resterait +tout au plus à déterminer, par l'observation, un seul coefficient, si +l'on ignorait la vraie valeur de ce rapport. Tel est le procédé très +simple d'après lequel Dominique Cassini construisit la première table de +réfractions un peu satisfaisante, lorsque Descartes et Snellius eurent +découvert cette loi générale de la réfraction. Il avait heureusement, +jusqu'à un certain point, compensé, à son insu, ce que l'hypothèse +d'homogénéité avait de profondément défectueux, en supposant à +l'atmosphère une hauteur totale beaucoup trop petite. Mais la diminution +de la densité des différentes couches atmosphériques à mesure qu'on +s'élève est trop considérable, et d'ailleurs trop intimement liée à la +notion même d'atmosphère, pour qu'une telle solution puisse être +envisagée comme vraiment rationnelle. Or, c'est là ce qui fait la +difficulté, jusqu'ici insurmontable, de cette importante recherche. Car +il résulte de cette constitution nécessaire de l'atmosphère, non pas une +réfraction unique, mais une suite infinie de petites réfractions toutes +inégales et croissantes à mesure que la lumière pénètre dans une couche +plus dense, en sorte que sa roule, au lieu d'être simplement rectiligne, +forme une courbe extrêmement compliquée, dont il faudrait connaître la +nature pour calculer, par sa dernière tangente comparée à la première, +la véritable déviation totale. La détermination de cette courbe +deviendrait un problème purement géométrique, d'ailleurs plus ou moins +difficile à résoudre, si la loi relative à la variation de la densité +des couches atmosphériques pouvait être une fois exactement obtenue; ce +qui, en réalité, doit être jugé impossible lorsqu'on veut tenir compte +de toutes les causes essentielles.</p> + +<p>Sans doute, en considérant l'équilibre mathématique de notre atmosphère +comme simplement produit par la pression de ses diverses couches les +unes sur les autres, en vertu de leur seule pesanteur, on trouve +aisément la loi suivant laquelle leur densité varie; mais un tel état +est évidemment tout-à-fait idéal. D'abord, l'atmosphère n'est jamais et +ne saurait être en équilibre, et ses mouvemens peuvent altérer beaucoup +la densité statique de ses diverses parties, en changeant leurs +pressions. De plus, en supposant cet équilibre, il est clair que +l'abaissement graduel et très considérable qu'éprouvent les températures +atmosphériques à mesure qu'on s'élève, et même leurs variations non +moins réelles dans le sens horizontal, doivent altérer notablement le +mode de changement des densités qui correspondrait à la seule +considération des pressions. La solution rationnelle du problème des +réfractions astronomiques ne serait donc réductible à des difficultés +purement mathématiques, qui pourraient bien d'ailleurs se trouver +finalement très grandes, que si l'on avait préalablement découvert la +véritable loi de la température dans l'atmosphère, sur laquelle nous +n'avons encore aucune donnée exacte, et qu'on ne saurait guère espérer +d'obtenir jamais d'une manière assez précise pour une telle +destination. C'est pourquoi les travaux de Laplace et de quelques autres +géomètres à cet égard ne peuvent être raisonnablement envisagés que +comme de simples exercices mathématiques, dont l'influence sur le +perfectionnement réel des tables de réfraction est fort équivoque. Il +faut donc renoncer, au moins dans l'état présent de la science, et +probablement aussi pour jamais, à établir d'une manière purement +rationnelle une vraie théorie des réfractions astronomiques.</p> + +<p>Quant au procédé empirique, il est aisé de comprendre que si les +réfractions étaient rigoureusement constantes à une même hauteur, on en +pourrait dresser facilement, par l'observation, des tables fort exactes +et suffisamment étendues, pour les diverses distances zénithales. On +peut d'abord mesurer la vraie hauteur du pôle, sans avoir besoin de +connaître exactement les réfractions, par les deux hauteurs méridiennes +d'une étoile très rapprochée du pôle, comme la polaire, entre autres, ce +qui est surtout susceptible d'exactitude dans les latitudes supérieures +à 45°. Cela posé, il suffit de choisir une étoile qui passe au méridien +extrêmement près du zénith: en observant, à l'instant de ce passage, sa +distance zénithale, qui fera connaître immédiatement sa distance +polaire, on pourra calculer d'avance, par la simple résolution d'un +triangle sphérique, sa véritable distance au zénith à telle époque +précise qu'on voudra de son mouvement diurne. La parallaxe des étoiles +étant tout-à-fait insensible, comme il sera dit plus bas, l'excès plus +ou moins grand que l'on trouvera ainsi sur la distance apparente +directement observée sera dû entièrement à la réfraction, dont il +mesurera l'influence effective. Le grand nombre d'étoiles qui admettent +convenablement de telles comparaisons permet, évidemment, des +vérifications très multipliées, qui peuvent d'ailleurs être complétées, +sous un autre point de vue, par la confrontation des résultats obtenus +dans des observatoires différens, inégalement rapprochés du pôle. Telle +est, en effet, essentiellement la marche laborieuse, mais sûre, que +suivent les astronomes pour dresser leurs tables de réfraction, depuis +que la grande précision de leurs instrumens, soit angulaires, soit +horaires (sans laquelle ce procédé serait évidemment illusoire), a +permis de l'adopter. Ils emploient néanmoins, d'une manière secondaire, +l'une ou l'autre des diverses formules rationnelles proposées par les +géomètres, mais seulement pour se diriger, ou pour remplir les lacunes +inévitables que laisse l'observation. L'usage réel de ces formules est +tellement peu fondamental désormais, dans les déterminations de ce +genre, que l'on regarde comme presque indifférent, par exemple, de +supposer la réfraction proportionnelle au sinus ou à la tangente de la +distance zénithale apparente. Si des tables qu'on présente comme fondées +sur des hypothèses mathématiquement aussi différentes coïncident +néanmoins, en réalité, d'une manière presque absolue, jusqu'à 80° du +zénith, c'est sans doute parce que ces hypothèses n'ont pas joué un rôle +effectif bien important dans leur construction.</p> + +<p>La marche ainsi caractérisée laisserait peu de regrets, du moins quant +aux observations astronomiques, sur l'imperfection nécessaire de la +théorie mathématique des réfractions, si l'on pouvait supposer une +constance rigoureuse dans les résultats obtenus; mais il est +malheureusement évident que les innombrables variations qui doivent +survenir continuellement dans la densité, et par suite dans la puissance +réfringente de chaque couche atmosphérique, en résultat de l'agitation +de l'atmosphère et de ses changemens thermométriques, barométriques, et +même hygrométriques, ne sauraient manquer d'altérer plus ou moins la +fixité des réfractions. On tient compte, il est vrai, maintenant, d'une +partie de ces modifications, en notant avec soin l'état du baromètre et +celui du thermomètre au moment de chaque observation, ce qui permet +d'apprécier, d'après deux lois physiques actuellement bien établies, les +changemens survenus dans la densité, et par suite dans les réfractions. +Mais, quelque précieuses que puissent être ces corrections, elles sont +nécessairement fort imparfaites. Outre qu'elles ne concernent qu'une +partie des causes d'altération, il faut encore y noter que, même à +l'égard de cette partie, nos instrumens ne peuvent nous instruire, +suivant la juste remarque de Delambre, que des variations +thermométriques et barométriques de l'atmosphère à l'endroit où nous +observons, et nullement de celles qu'ont pu éprouver toutes les autres +portions du trajet de la lumière, et qui, quoique relatives à des +couches moins denses, ont peut-être beaucoup contribué à l'effet total. +Aussi ne faut-il point s'étonner des dissidences plus ou moins graves +que présentent des tables de réfractions également bien dressées pour +des observatoires différens, et même pour un lieu unique, en divers +temps. On sait que Delambre a trouvé, du jour au lendemain, des +différences inexplicables, et pourtant certaines, de quatre ou cinq +minutes dans la réfraction horizontale, après avoir cependant tenu +compte des indications du baromètre et du thermomètre, à la manière +ordinaire. Toutefois, il importe de reconnaître, pour ne rien exagérer, +que ces fâcheuses irrégularités deviennent seulement sensibles dans le +voisinage de l'horizon, et disparaissent presque entièrement à 10° ou +15° d'élévation, ce qui fait présumer qu'elles proviennent +principalement de l'état éminemment variable de la surface terrestre. +Ainsi, la conclusion pratique de cet ensemble de considérations est +qu'il faut, autant que possible, éviter d'observer très près de +l'horizon, à cause de la trop grande incertitude des réfractions +correspondantes, et c'est ce qu'on peut presque toujours faire en +astronomie, tandis qu'on n'en a point, au contraire, la faculté dans les +opérations géodésiques. Avec une telle précaution, la réfraction, qui +est seulement d'une minute à 45° de distance zénithale, de 5' ou 6' à +80° et d'environ 34' à l'horizon, doit être regardée comme suffisamment +connue, dans l'état actuel des mesures angulaires, d'après les tables +maintenant usitées, surtout si l'on a soin de préférer, toutes choses +d'ailleurs égales, dans chaque observatoire, celles qui y ont été +construites. On voit donc que les inextricables difficultés +fondamentales du problème des réfractions astronomiques n'exercent +point, à beaucoup près, sur l'imperfection réelle de nos observations +ordinaires, autant d'influence effective qu'elles semblent d'abord +devoir le faire inévitablement.</p> + +<p>Passons maintenant à la considération générale de la théorie des +parallaxes, qui est, par sa nature, beaucoup plus facile, et par suite, +bien plus satisfaisante.</p> + +<p>Les observations célestes faites en des lieux différens ne seraient pas +exactement comparables, si on ne les ramenait point sans cesse, par la +pensée, à celles qu'on ferait d'un observatoire idéal, situé au centre +de la terre, qui est d'ailleurs le véritable centre des mouvemens +diurnes apparens. Cette correction, qu'on a nommée la <i>parallaxe</i>, est +parfaitement analogue à celle que l'on fait journellement dans les +opérations géodésiques, sous la dénomination plus rationnelle de +<i>réduction au centre de la station</i>; et elle suit exactement les mêmes +lois, sauf la difficulté d'évaluer les coefficiens.</p> + +<p>Il est d'abord évident que l'effet de la parallaxe porte directement, +comme celui de la réfraction, sur la seule distance zénithale, et +consiste, en laissant toujours l'astre dans le même plan vertical, à +l'éloigner du zénith, tandis que la réfraction l'en rapproche. Cette +nouvelle déviation, qui aussi n'est rigoureusement nulle qu'au zénith, +croît d'ailleurs constamment à mesure que l'astre descend vers +l'horizon, ainsi que dans le cas de la réfraction, quoique ce ne soit +pas suivant la même loi mathématique. De l'altération fondamentale de la +distance au zénith, résultent pareillement aussi des modifications +secondaires pour toutes les autres quantités astronomiques, excepté +encore à l'égard des seuls azimuths; et qui s'en déduisent absolument de +la même manière que dans la théorie des réfractions; en sorte que les +mêmes formules trigonométriques servent pour les deux cas, en changeant +seulement le signe de la correction et les valeurs des coefficiens. +Toute la difficulté essentielle se réduit donc également à déterminer la +rectification que doit subir la distance zénithale; ce qui, pour être +effectué de la manière la plus rationnelle, consiste simplement ici dans +un problème élémentaire de trigonométrie rectiligne, au lieu de +présenter cet ensemble de profondes recherches physiques et +mathématiques qui fera toujours le désespoir des géomètres dans la +théorie des réfractions. Il convient, au reste, de noter que cette +opposition d'effets assujettis à une marche semblable, a dû contribuer +beaucoup à empêcher les astronomes de prendre plus promptement en +considération, soit la réfraction, soit la parallaxe, dont une telle +opposition tend à dissimuler, quoique très imparfaitement sans doute, +l'influence propre dans les observations effectives.</p> + +<p>À l'inspection du triangle rectiligne formé par le centre de la terre, +l'observateur et l'astre, il est clair que la loi mathématique de la +parallaxe consiste en ce que le sinus de la parallaxe est nécessairement +proportionnel à celui de la distance zénithale apparente. La raison +constante de ces deux sinus, qui constitue ce qu'on appelle justement la +parallaxe horizontale, est évidemment égale au rapport entre le rayon de +la terre et la distance de son centre à l'astre; du moins en supposant +la terre sphérique, ce qui est pleinement suffisant dans toute cette +théorie. D'après ces lois simples et exactes, il est sensible que la +parallaxe ne produit point, comme la réfraction, un effet commun sur +tous les astres, son influence est, au contraire, fort inégale suivant +les astres que l'on considère, et même selon les diverses situations de +chacun d'eux. Elle est complètement insensible pour tous ceux qui sont +étrangers à notre système solaire, à cause de leur immense éloignement; +et elle varie extrêmement, dans l'intérieur de ce système, depuis la +parallaxe horizontale d'Uranus, qui ne peut jamais atteindre entièrement +une demi-seconde, jusqu'à celle de la lune, qui peut quelquefois +surpasser un degré. C'est là ce qui établit, dans les calculs +astronomiques, une profonde distinction entre la théorie des parallaxes +et celle des réfractions.</p> + +<p>La détermination rationnelle de tout ce qui concerne les parallaxes +repose donc finalement sur l'évaluation des distances des astres à la +terre; et en ce sens, cette théorie préliminaire ne fait pas seulement +partie, comme celle des réfractions, des méthodes d'observation en +astronomie; elle constitue déjà une portion directe de la science +proprement dite; et même elle se rattache à l'ensemble de la géométrie +céleste, par le besoin qu'elle a de connaître la loi du mouvement de +chaque astre, pour prendre facilement en considération les changemens +continuels de ces distances. Sous ce rapport, nous devons nécessairement +renvoyer à la leçon suivante pour l'estimation <i>à priori</i> des +coefficiens propres à la théorie des parallaxes. Mais, quoique ce mode +d'évaluation soit, sans aucun doute, le plus sûr et le plus précis, il +importe néanmoins de remarquer ici que ces coefficiens peuvent être +essentiellement déterminés, en éludant la connaissance directe des +distances des astres à la terre, par un procédé empirique, analogue à +celui expliqué ci-dessus à l'égard des réfractions.</p> + +<p>Il suffit, en effet, après avoir choisi un lieu et un temps tels, que +l'astre proposé passe au méridien très près du zénith, de mesurer, +pendant quelques jours consécutifs, sa distance polaire, de manière à +pouvoir connaître fort approximativement la valeur de cette distance à +un instant quelconque de la durée de l'opération. Cela posé, en +calculant pour cet instant, d'après l'angle horaire et ses deux côtés, +la vraie distance de l'astre au zénith, quand il en est très éloigné, +sans cependant qu'il approche trop de l'horizon, à 75° ou 80°, par +exemple, la comparaison de cette distance avec celle qu'on observera +réellement en ce moment fera évidemment apprécier la parallaxe +correspondante, et par suite, la parallaxe horizontale; pourvu toutefois +que la distance apparente ait été, préalablement, bien corrigée de la +réfraction. Tel est le procédé par lequel on constate le plus aisément +que la parallaxe de toutes les étoiles est absolument insensible. Il +présente, évidemment, le grave inconvénient de faire immédiatement +dépendre la détermination des parallaxes, de celle des réfractions, et +de transporter, par conséquent, à la première, toute l'incertitude qui +existera toujours plus ou moins pour la seconde. Cette incertitude a peu +d'influence dans une telle application, lorsqu'il s'agit d'un astre dont +la parallaxe est très forte, comme la lune surtout. Mais elle devient +très sensible à l'égard des astres plus éloignés; et, pour le soleil, +par exemple, une telle méthode pourrait produire une erreur d'un tiers +ou même de moitié, en plus ou en moins, sur la vraie valeur de sa +parallaxe horizontale. Enfin, le procédé deviendrait totalement +inapplicable aux corps les plus lointains de notre monde, et +non-seulement à Uranus, mais à Saturne, et même à Jupiter. Pour tous ces +astres, il devient indispensable de recourir à la détermination directe +de leurs distances à la terre, qui seront considérées dans la leçon +suivante. J'ai cru, néanmoins, que l'indication générale d'un tel +procédé présentait ici un véritable intérêt philosophique, en montrant +que, jusqu'à un certain point, les astronomes pouvaient connaître, par +des observations faites en un lieu unique, les vraies distances des +astres à la terre, au moins comparativement à son rayon; ce qui semble +d'abord géométriquement impossible.</p> + +<p>Pour avoir un aperçu complet de l'ensemble actuel des moyens +d'observation nécessaires en astronomie, je crois devoir enfin y faire +rentrer, contrairement aux usages ordinaires, la formation de ce qu'on +appelle un catalogue d'étoiles, c'est-à-dire un tableau mathématique des +directions exactes suivant lesquelles nous apercevons les diverses +étoiles. Relativement à l'astronomie sidérale, une telle détermination +constitue sans doute une connaissance directe et fondamentale; mais, +pour notre astronomie solaire, on n'y peut voir réellement qu'un +précieux moyen d'observation, qui nous fournit des termes de +comparaison, indispensables à l'étude des mouvemens intérieurs de notre +monde. Tel est, en effet, depuis Hipparque, l'usage essentiel des +catalogues d'étoiles.</p> + +<p>Afin de marquer exactement les positions angulaires respectives de tous +les astres, les astronomes emploient constamment, d'après Hipparque qui +en eut le premier l'idée, deux coordonnées sphériques fort simples, qui +ont une parfaite analogie avec nos deux coordonnées géographiques, dont, +au reste, Hipparque est également l'inventeur. L'une, analogue à la +latitude terrestre, est la <i>déclinaison</i> de l'astre, c'est-à-dire sa +distance à l'équateur céleste, mesurée sur le grand cercle mené du pôle +à l'astre. L'autre, connue sous la dénomination peu heureuse +d'<i>ascension droite</i>, correspond à notre longitude géographique: elle +consiste dans la distance du point où le grand cercle précédent vient +couper l'équateur à un point fixe choisi sur cet équateur, et qui est +ordinairement celui de l'équinoxe du printemps pour notre hémisphère. +Il faut d'ailleurs, évidemment, afin que la détermination soit +rigoureusement complète, noter le signe de chaque coordonnée, ce que les +astronomes ont l'habitude de faire en distinguant les déclinaisons en +boréales et australes, et les ascensions droites, en orientales et +occidentales.</p> + +<p>Le moyen le plus simple de mesurer avec précision ces deux coordonnées +angulaires à l'égard d'un astre quelconque, consiste à observer son +passage au méridien. L'heure exacte de ce passage, donnée par la lunette +méridienne et l'horloge astronomique, étant comparée à celle qui +correspond au passage du point équinoxial, fait connaître immédiatement +l'ascension droite de l'astre, après avoir converti les temps en degrés, +suivant la règle ordinaire du mouvement diurne. D'une autre part, la +distance de l'astre au zénith, exactement évaluée à l'aide du cercle +répétiteur, étant comparée à la hauteur du pôle, donne évidemment la +déclinaison par une simple addition ou soustraction. Il est d'ailleurs +bien entendu que les indications des deux instrumens doivent être +préalablement rectifiées d'après les deux corrections fondamentales de +la réfraction et de la parallaxe examinées ci-dessus, qui se réduisent à +la première pour les étoiles. Nous considérerons plus tard les autres +corrections moins considérables, mais nécessaires aujourd'hui. Tel est +le procédé facile et exact d'après lequel on construit tous les +catalogues d'étoiles.</p> + +<p>Pour que ces catalogues remplissent convenablement l'office auquel ils +sont destinés, il importe sans doute qu'ils comprennent le plus grand +nombre d'astres possible; mais il est encore plus essentiel que ces +astres se trouvent répartis dans toutes les régions du ciel. Du reste, +les astronomes sont, à cet égard, à l'abri de tout reproche, par +l'excellente habitude qu'ils ont contractée de déterminer, autant qu'ils +le peuvent, les coordonnées de chaque nouvelle étoile qu'ils viennent à +apercevoir; ce qui a dû finir par rendre nos catalogues nécessairement +très volumineux, au point de comprendre aujourd'hui jusqu'à cent vingt +mille étoiles, quoique l'hémisphère austral soit encore peu exploré.</p> + +<p>Il serait inutile de mentionner spécialement ici le système de +classification et de nomenclature que les astronomes emploient pour +cette multitude d'astres.</p> + +<p>Ce système est sans doute, extrêmement peu rationnel, surtout en ce qui +concerne la nomenclature, qui porte encore si profondément l'empreinte +barbare de l'état théologique primitif de l'astronomie. Il ne serait +certainement pas difficile de le remplacer, si l'on en éprouvait +vivement le besoin, par un système vraiment méthodique. On y +rencontrerait, évidemment, bien moins d'obstacles que n'en présentait la +formation de la nomenclature chimique, par exemple, les objets à classer +et à désigner étant ici de la plus grande simplicité possible, puisque +tout se réduit essentiellement à des positions. Mais c'est précisément +cette extrême simplicité qui doit empêcher les astronomes d'attacher une +importance majeure à un système rationnel, quoiqu'il pût faciliter +secondairement leurs observations, en permettant, s'il était +heureusement construit, de retrouver plus promptement dans le ciel la +position d'une étoile d'après son seul nom méthodique, et +réciproquement. Un tel perfectionnement, qui finira, sans doute, par +s'établir dans la suite, n'est nullement urgent. Ce qui fait réellement +reconnaître et retrouver une étoile, ce n'est pas son nom, qui pourrait +presque être totalement supprimé sans inconvénient; ce sont uniquement +les valeurs assignées par le catalogue à ses deux coordonnées +sphériques; et, sous ce rapport essentiel, la classification, qui +résulte de la division fondamentale du cercle, est certainement aussi +parfaite que possible, ainsi que la nomenclature correspondante: tout +le reste est de peu d'importance. Je ne crois donc pas devoir proposer +ici aucun changement à cet égard dans les usages établis, qui, quelque +imparfaits qu'ils soient, ont l'immense avantage d'être universellement +adoptés. Je me borne seulement à demander à ce sujet qu'on remplace +désormais, ce qui serait très facile, par l'expression exacte de +<i>clarté</i>, la dénomination vicieuse de <i>grandeur</i> appliquée aux étoiles, +qui a l'inconvénient de tendre à induire en erreur, en faisant supposer +que les étoiles les plus brillantes sont nécessairement les plus +grandes; tandis que la proximité compense peut-être, en réalité, la +petitesse, dans un grand nombre de cas; ce que nous ignorons totalement +jusqu'ici. Le mot <i>clarté</i> aurait l'avantage d'être le strict énoncé du +fait.</p> + +<p>Tels sont, en aperçu, dans leur ensemble total, les divers moyens +généraux d'observation propres à l'astronomie, et dont la réunion a été +indispensable pour apporter dans les déterminations modernes l'admirable +précision qui les distingue maintenant. On peut aisément résumer, sous +ce rapport, l'ensemble des progrès depuis l'origine de la science, +d'après ce simple rapprochement: en ce qui concerne les mesures +angulaires, par exemple, les anciens observaient à la précision d'un +degré tout au plus; Tycho-Brahé parvint le premier à pouvoir répondre +ordinairement d'une minute, et les modernes ont porté la précision +habituelle jusqu'aux secondes. Ce dernier perfectionnement est tellement +récent que toutes les observations qui remontent au-delà d'un siècle à +partir d'aujourd'hui, c'est-à-dire qui sont antérieures à l'époque de +Bradley, de Lacaille et de Mayer, doivent être regardées comme +inadmissibles dans la formation exacte des théories astronomiques +actuelles, attendu qu'elles n'ont point la précision qu'on y exige +aujourd'hui.</p> + +<p>Je me suis particulièrement attaché, dans cette revue philosophique, à +faire nettement ressortir l'harmonie fondamentale qui existe +nécessairement entre les différens moyens d'observation. Si cette +harmonie a sans doute puissamment contribué à leur perfectionnement +respectif, il faut également reconnaître qu'elle y pose des limites +inévitables, indépendamment de celles plus éloignées qui tiennent à la +nature de l'organisation humaine, puisque ces moyens se bornent +mutuellement. Quelle pourrait être, par exemple, l'importance +astronomique réelle d'un accroissement notable dans la précision +actuelle des instrumens angulaires ou horaires, tant que la connaissance +des réfractions restera aussi imparfaite qu'elle l'est? Mais, +d'ailleurs, rien évidemment n'autorise à penser que nous ayons déjà +atteint à cet égard les limites qui nous sont naturellement imposées par +l'ensemble des conditions du sujet.</p> + +<p>Après avoir suffisamment considéré, pour la destination de cet ouvrage, +les instrumens généraux, matériels ou intellectuels, de l'observation +astronomique, nous devons commencer, sans autre préparation, dans la +leçon suivante, l'examen philosophique de la géométrie céleste, +c'est-à-dire, étudier de quelle manière la connaissance précise des +phénomènes géométriques des astres de notre monde a pu être exactement +ramenée à de simples élaborations mathématiques, basées sur des mesures +dont nous avons ci-dessus apprécié les divers procédés fondamentaux.</p> + +<a name="l21" id="l21"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>VINGT-UNIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur les phénomènes géométriques élémentaires +des corps célestes.</p> + +<p>Les phénomènes géométriques qui peuvent être le sujet de nos recherches +dans le système solaire dont nous faisons partie forment deux classes +bien distinctes: les uns se rapportent à chaque astre envisagé comme +immobile, et comprennent sa distance, sa figure, sa grandeur, +l'atmosphère dont il est peut-être entouré, etc., en un mot tous les +élémens essentiels qui le caractérisent directement; les autres sont +relatifs à l'astre considéré dans ses déplacemens, et se réduisent à la +comparaison mathématique des diverses positions qu'il occupe aux +différentes époques de sa course périodique. Le premier ordre de +phénomènes est, par sa nature, tout-à-fait indépendant du second, +quoique, pour obtenir des déterminations plus exactes, on soit +fréquemment obligé, comme nous allons le voir, de l'y rattacher. Il +continuerait d'avoir lieu quand même le ciel ne nous offrirait plus +d'autre spectacle que la rigoureuse invariabilité de son mouvement +journalier: il serait, dans cette hypothèse idéale, le seul objet de nos +études astronomiques. Au contraire, le second ordre de phénomènes +dépend nécessairement du premier, au moins en ce qui concerne les +positions. Enfin, l'étude des derniers phénomènes doit être, par sa +nature, plus difficile et plus compliquée, en même temps qu'elle +constitue seule le véritable but définitif de la géométrie céleste, la +prévision exacte de l'état du ciel à une époque quelconque, à l'égard +duquel la connaissance des premiers phénomènes n'est qu'un préliminaire +indispensable. Cette division n'est donc point purement artificielle. On +pourra l'exprimer commodément en employant les expressions de phénomènes +<i>statiques</i> pour le premier ordre, et phénomènes <i>dynamiques</i> pour le +second, à la condition toutefois de n'attacher ici à ces termes qu'un +simple sens géométrique. Telle est la division rationnelle d'après +laquelle je me propose d'examiner l'esprit de la géométrie céleste. +Cette leçon sera essentiellement consacrée à la considération des +phénomènes statiques, et je ne ferai qu'y ébaucher l'analyse des +phénomènes dynamiques, dont l'examen, nécessairement, bien plus étendu, +sera le sujet spécial des deux leçons suivantes conformément au tableau +synoptique contenu dans le premier volume de cet ouvrage.</p> + +<p>La détermination la plus fondamentale à l'égard des astres consiste +dans l'évaluation de leurs distances à la terre, et, par suite, entre +eux, qui est la première base nécessaire de toutes les spéculations +mathématiques dont les corps célestes peuvent être l'objet, soit sous le +point de vue géométrique, soit sous le point de vue mécanique. Cherchons +à nous faire une juste idée générale des moyens par lesquels on a pu +obtenir cette donnée capitale, relativement à tous les astres de notre +monde.</p> + +<p>Il ne saurait exister à cet égard d'autre procédé élémentaire que celui +imaginé, dès l'origine de la géométrie, pour connaître, en général, les +distances des corps inaccessibles. Une telle distance ne peut jamais +être déterminée par la seule direction précise dans laquelle le corps +est aperçu d'un point de vue unique, mais en comparant exactement la +différence des directions qui correspondent à deux points de vue +distincts avec l'écartement mutuel, préalablement bien connu, de ces +deux points de vue. En termes plus géométriques, il est clair que la +distance angulaire observée à chacune des deux stations, entre l'astre +et l'autre station, conjointement avec l'intervalle linéaire de ces +stations, permet de résoudre le triangle rectiligne formé par l'astre et +les deux points de vue, ce qui fait connaître la distance cherchée. +Telle est la méthode fondamentale qui semble, par sa nature, devoir +être exactement applicable à quelque distance que ce soit.</p> + +<p>Mais, en l'examinant avec plus d'attention, on reconnaît, au contraire, +qu'elle est en réalité nécessairement limitée, dans les cas +astronomiques, par l'imperfection plus ou moins inévitable des mesures +angulaires, dont le degré actuel de précision a été fixé dans la leçon +précédente. En effet, la résolution de ce triangle exige +indispensablement la connaissance du troisième angle, celui dont le +sommet est au point inaccessible proposé. Si donc, par l'immensité de la +distance, ou par la petitesse de la base, cet angle se trouve être +extrêmement petit, il sera fort mal connu, et, par suite, la distance +sera très inexactement calculée. Cet inconvénient est d'autant plus +possible, qu'un tel angle ne pouvant être, par sa nature, directement +évalué, mais seulement conclu des deux autres, suivant la règle +ordinaire, comme étant le supplément de leur somme, l'incertitude des +observations y sera nécessairement doublée; en sorte que, dans l'état +présent de nos mesures, on n'en pourra pas répondre ordinairement à +moins de deux secondes près. Il suit de là que si l'angle est, en +réalité, moindre que deux secondes, il ne saurait être nullement connu, +et que, dans ce cas, on pourra seulement déterminer une limite +inférieure de la distance cherchée, sans savoir, en aucune manière, si +cette distance est effectivement beaucoup au-delà ou très rapprochée +d'une telle limite.</p> + +<p>Dans tous les cas terrestres, nous avons, il est vrai, la faculté +d'échapper complètement à cet inconvénient radical, quelque grande que +puisse être la distance proposée, en augmentant convenablement +l'intervalle des deux stations. C'est pourquoi les longueurs terrestres +sont susceptibles d'être mesurées avec beaucoup plus de précision que +les distances célestes, l'angle à l'objet étant non-seulement toujours +très sensible, mais pouvant même avoir constamment la grandeur que nous +jugeons la plus favorable à l'exactitude du résultat. Il ne saurait en +être ainsi pour les cas célestes, la nécessité qui nous renferme dans +les limites de notre planète imposant des bornes fort étroites, et +souvent, en effet, très insuffisantes, à l'agrandissement possible de +nos bases. Telle est la difficulté fondamentale que présente la +détermination des distances astronomiques, et qui restreint +considérablement nos connaissances à cet égard, comme nous allons +l'expliquer en examinant sous ce rapport les différens cas principaux.</p> + +<p>Envisageons d'abord, pour bien fixer les idées, l'astre dont la +distance peut être le plus exactement calculée, en mesurant sur la terre +une très grande base. Quand on voulut déterminer avec toute la précision +possible la parallaxe horizontale de la lune, vers le milieu du siècle +dernier, Lacaille se transporta au cap de Bonne-Espérance et Lalande à +Berlin, afin d'y observer la distance zénithale de cet astre en un même +instant, bien convenu d'avance d'après un signal céleste quelconque, par +exemple au milieu d'une éclipse exactement prévue. Les latitudes et les +longitudes des deux stations, choisies, pour plus de facilité, sous deux +méridiens très rapprochés, permettaient préalablement de connaître sans +peine, du moins comparativement au rayon de la terre, la grandeur +linéaire de la base, qui est à peu près la plus étendue que notre globe +puisse effectivement nous offrir. Cela posé, l'observation directe des +deux distances zénithales procurait immédiatement toutes les données +nécessaires à la résolution du triangle rectiligne d'où résultait la +distance cherchée. Une telle opération, dans laquelle l'angle à la lune +était presque de deux degrés, devait faire connaître très exactement la +distance de cet astre, qui, dans sa valeur moyenne, est d'environ +soixante rayons terrestres, et sur laquelle on peut ainsi garantir que +l'erreur n'excède point deux myriamètres.</p> + +<p>Le même moyen pourrait être directement appliqué, quoique avec une +précision bien moins grande, à quelques astres plus éloignés, surtout à +Vénus et même à Mars, dans le moment où ces deux planètes sont à leur +moindre distance de la terre. Mais il devient beaucoup trop incertain à +l'égard du soleil, sur la distance duquel une semblable opération +laisserait une incertitude d'au moins un huitième, ou d'environ deux +millions de myriamètres. Enfin, il est tout-à-fait insuffisant envers +les astres plus lointains de notre système.</p> + +<p>L'ingénieux procédé général d'après lequel les astronomes sont enfin +parvenus à surmonter ces difficultés fondamentales, consiste à se servir +des plus petites distances, à l'égard desquelles les bases terrestres +suffisent, afin de s'élever aux plus grandes, d'après la liaison +qu'établissent entre elles certains phénomènes, long-temps inaperçus ou +négligés; de manière, en quelque sorte, à utiliser les premières, comme +d'immenses bases nouvelles, pour l'évaluation des autres. Considérons, +en général, la nature et les limites nécessaires d'un tel procédé.</p> + +<p>Il faut, à cet effet, distinguer deux cas essentiels: celui du soleil, +et ensuite celui de tous les autres astres.</p> + +<p>Dès l'origine de la véritable astronomie, Aristarque de Samos avait +imaginé un moyen fort ingénieux de rattacher la distance du soleil à +celle de la lune par une considération très simple, propre à faire +comprendre, plus aisément qu'aucune autre, en quoi peuvent généralement +consister de semblables rapprochemens. Nous ne pouvons évaluer +directement le rapport de ces deux distances, parce que, dans le +triangle où elles se trouvent, l'angle à la terre est le seul qui puisse +être immédiatement observé, tandis que, cependant, il faudrait encore +connaître l'angle à la lune, ce qui semble exiger, en général, que les +distances soient données. Or, il y a, dans le cours mensuel de la lune, +un instant particulier où cet angle se trouve être naturellement tout +estimé d'avance; c'est celui de l'un ou l'autre quartier, où il est +nécessairement droit. Il suffirait donc d'observer la distance angulaire +de la lune au soleil au moment exact de la quadrature, pour avoir +aussitôt, par la sécante de cet angle, la valeur du rapport entre la +distance solaire et la distance lunaire. Telle est la méthode +d'Aristarque. Mais, malheureusement, elle ne comporte, en réalité, +aucune précision, vu l'impossibilité de saisir avec l'exactitude +nécessaire le véritable instant de la dichotomie, et la grande influence +qu'une erreur médiocre à cet égard peut exercer sur le résultat final, +l'angle à la terre se trouvant être presque droit. Aussi Aristarque +avait-il trouvé par là que la distance du soleil était seulement +dix-neuf à vingt fois celle de la lune, ce qui est environ vingt fois +trop petit. Sans doute, une opération de ce genre recommencée +aujourd'hui donnerait une conclusion beaucoup moins erronée. Mais il est +certain qu'on ne saurait déterminer ainsi la distance du soleil, même +avec autant d'exactitude que le permettrait l'emploi immédiat d'une base +terrestre. La méthode d'Aristarque ne peut donc servir qu'à indiquer +nettement l'esprit général de ces procédés indirects.</p> + +<p>L'observation des passages de Mercure, et surtout de Vénus, sur le +soleil, a offert à Halley, vers le milieu du siècle dernier, un moyen +bien plus détourné, et qui supposait un bien plus grand développement de +la géométrie céleste, mais qui est aussi infiniment plus exact, et le +seul admissible aujourd'hui, pour déterminer la parallaxe relative de +chacun de ces astres et du soleil, et par suite la distance de celui-ci +à la terre, d'après la seule indication de la différence très sensible +que peut présenter la durée du passage observé en deux stations fort +éloignées. Je ne dois caractériser ce procédé que dans la +vingt-troisième leçon quand j'aurai convenablement examiné les lois +astronomiques sur lesquelles il est fondé. Il me suffit ici, après +l'avoir mentionné, de dire, par anticipation, qu'il permet, comme nous +le verrons, d'évaluer la distance du soleil à la terre à moins d'un +centième près. C'est ainsi que les fameuses opérations exécutées sur le +plan de Halley, par divers astronomes, au sujet des passages de Vénus en +1761, et surtout en 1769, ont assigné; à la parallaxe horizontale +moyenne du soleil, une valeur définitive de 8'',6; ce qui revient à dire +que la distance du soleil à la terre est, à très peu près, quatre cents +fois plus grande que la moyenne distance de la lune, indiquée ci-dessus. +L'incertitude d'un tel résultat est, au plus, de 160000 myriamètres.</p> + +<p>Cette distance fondamentale étant, ainsi, bien déterminée, la +connaissance du mouvement de la terre permet de la prendre pour base de +l'estimation des autres distances astronomiques plus considérables. Il +suffit, en effet, d'observer la distance angulaire du soleil à l'astre +proposé, à deux époques séparées par un intervalle de six mois, qui +correspond à deux positions diamétralement opposées de la terre dans son +orbite. On a dès lors, pour calculer la distance linéaire de cet astre, +un triangle immense, dont la base est double de la distance de la terre +au soleil. C'est ainsi que la découverte du mouvement de notre planète +nous a permis d'appliquer, à la mesure des espaces célestes, une base +vingt-quatre mille fois plus étendue que la plus grande qui puisse être +conçue sur notre globe. À la vérité, quand il s'agit d'une planète, ce +qui est jusqu'ici le seul cas réel, le déplacement de l'astre, pendant +le temps qui s'écoule entre les deux observations comparatives, doit +nécessairement affecter plus ou moins l'exactitude du résultat. Mais, il +faut considérer, à ce sujet, qu'un tel procédé est exclusivement +destiné, par sa nature, aux planètes les plus lointaines, qui sont, de +toute nécessité, comme nous l'expliquerons dans la suite, les moins +rapides; en sorte qu'on pourrait d'abord, pour une première +approximation, négliger entièrement leur déplacement, surtout à l'égard +d'Uranus. Cela est d'autant moins nuisible que les proportions de notre +monde n'exigent nullement un intervalle de six mois, supposé ci-dessus +afin de présenter d'un seul coup toute la portée du procédé; deux mois +et même un seul suffisent pleinement, envers les planètes les plus +éloignées, pour obtenir, en choisissant des situations favorables, un +angle à l'astre qui soit très appréciable: or, pendant un temps aussi +court, une planète, telle que Saturne par exemple, qui met environ +trente ans à parcourir le ciel, pourra être envisagée comme +sensiblement immobile; et, si l'astre est moins lent, il ne faudra, par +compensation, qu'un moindre intervalle, puisqu'il sera plus rapproché. +Enfin, il est possible de prendre en suffisante considération le petit +déplacement de la planète, d'après la théorie géométrique de son +mouvement propre, dans l'application de laquelle on pourra se contenter +ici de la première approximation déjà obtenue pour la distance cherchée.</p> + +<p>C'est ainsi que les astronomes ont pu déterminer avec exactitude les +positions réelles des astres les plus lointains dont notre monde soit +composé. Quand on considère les valeurs de ces distances en myriamètres, +ou seulement même en rayons terrestres, elles sont nécessairement +affectées de l'incertitude indiquée plus haut sur la distance de la +terre au soleil. Mais, si l'on se borne à envisager leurs rapports à +cette dernière distance, ce qui est le cas le plus ordinaire et le seul +important en astronomie, il est clair que le procédé précédent comporte +une précision bien supérieure. Les nombres par lesquels on exprime +habituellement ces rapports, sont certains aujourd'hui jusqu'à la +troisième décimale au moins.</p> + +<p>L'immense accroissement de la base d'observation, qui résulte de la +connaissance du mouvement de la terre, est, évidemment, le plus grand +qui nous soit permis: si nous avons pu, en quelque sorte, franchir ainsi +les limites de notre globe, celles de l'orbite qu'il parcourt sont +nécessairement insurmontables. Or, cette base, quelque prodigieuse +qu'elle doive nous paraître, devient, à son tour, du moins jusqu'ici, +totalement illusoire, aussitôt que nous voulons estimer l'éloignement +des astres étrangers à notre système. En lui donnant alors toute +l'étendue possible, par un intervalle de six mois entre les deux +observations, la somme des deux distances angulaires ne laisse point, +pour l'angle à l'étoile, une quantité qui soit même légèrement +supérieure à l'erreur totale d'une telle mesure, dans l'état actuel de +nos moyens. Nous ne pouvons donc assigner encore, à cet égard, qu'une +simple limite inférieure, nécessairement insuffisante, en établissant +seulement avec certitude que l'étoile la plus voisine est, au moins, +deux cent mille fois plus éloignée que le soleil, ou dix mille fois plus +lointaine que la dernière planète de notre système; ce qui suffit +pleinement, il est vrai, pour constater l'indépendance de notre monde. +J'indiquerai dans la suite l'ingénieux procédé récemment imaginé par M. +Savary, et d'après lequel on peut espérer d'obtenir plus tard, pour +certaines étoiles, des limites supérieures de distance, plus ou moins +rapprochées des limites inférieures.</p> + +<p>Après avoir déterminé exactement les distances de tous les astres de +notre monde à la terre, il est aisé de comprendre comment on calcule +leurs distances mutuelles, puisque, dans le triangle où chacune est +contenue, deux côtés sont déjà donnés et l'angle à la terre peut +toujours être mesuré. C'est seulement pour la lune et le soleil que les +distances à la terre méritent d'être soigneusement retenues. Quant à +tous nos autres astres, de telles distances sont beaucoup trop variables +et d'ailleurs trop peu importantes en astronomie pour qu'il convienne de +les considérer directement. On doit se borner, comme le font depuis +long-temps les astronomes, à mentionner les distances des planètes au +soleil, et celle de chaque satellite à sa planète, lesquelles +n'éprouvent que de légères variations, dont nous aurons plus tard à nous +occuper.</p> + +<p>Tel est l'ensemble des moyens que possède aujourd'hui l'astronomie pour +déterminer les diverses distances célestes. On voit que, comme le bon +sens l'indiquait d'avance, nous les connaissons d'autant plus exactement +qu'elles sont plus petites, au point d'ignorer totalement les plus +considérables. On doit aussi remarquer déjà cette harmonie qui lie +profondément entre elles toutes les parties de la science astronomique, +puisque la détermination la plus simple et la plus élémentaire se trouve +finalement dépendre, dans la plupart des cas, des théories les plus +délicates et les plus compliquées de la géométrie céleste.</p> + +<p>J'ai cru devoir insister sur cette première recherche, comme étant la +plus fondamentale, en même temps qu'elle me paraît la plus propre à +faire ressortir l'esprit général des méthodes astronomiques. Cela nous +permettra, d'ailleurs, d'examiner maintenant avec plus de rapidité, sous +le point de vue philosophique de cet ouvrage, les autres déterminations +statiques dont la géométrie céleste est composée.</p> + +<p>Les distances des astres à la terre étant une fois bien connues, l'étude +de leur figure et de leur grandeur ne peut plus présenter d'autre +difficulté que celle d'une observation suffisamment précise, en +réservant toutefois la question à l'égard de notre propre planète, qui +sera ci-après spécialement considérée. Cette recherche est, en effet, +par sa nature, du ressort de l'inspection immédiate. L'éloignement même +où ces grands corps sont placés de nos yeux est une circonstance +éminemment favorable qui nous permet d'embrasser d'un seul regard +l'ensemble de leur forme, en même temps que leur mouvement ou le nôtre +nous les fait voir successivement sous tous les aspects possibles. La +distance, il est vrai, pourrait être tellement grande que les dimensions +et, par suite, la forme nous devinssent totalement imperceptibles: tel +est le cas de tous les astres extérieurs à notre monde, qui ne sont +aperçus, dans les plus puissans télescopes, que comme des points +mathématiques d'un très vif éclat, et dont la sphéricité ne nous est +réellement indiquée que par une induction très forte. C'est aussi ce qui +arrive jusqu'ici pour quelques corps secondaires de notre propre +système, pour les satellites d'Uranus par exemple, et même, à un certain +degré, pour les quatre petites planètes situées entre Mars et Jupiter. +Mais tous les astres de quelque importance dans notre monde comportent, +à cet égard, une exploration complète, du moins avec nos instrumens +actuels. Il suffit donc de mesurer soigneusement, par les meilleurs +moyens micrométriques, leurs diamètres apparens dans tous les sens +possibles, pour juger immédiatement de leur véritable figure, après +avoir toutefois effectué les deux corrections fondamentales de la +réfraction et de la parallaxe. Si la figure de la terre a été long-temps +mise en question, et si sa connaissance exacte a exigé les recherches +les plus difficiles et les plus laborieuses, comme je l'indiquerai plus +bas, il n'a jamais pu en être ainsi du soleil et de la lune, et +successivement de tous les autres astres de notre système; à mesure que +le perfectionnement de la vision artificielle a permis de les explorer +assez distinctement. Un seul cas a dû présenter, à cet égard, une +véritable difficulté scientifique. C'est celui des deux singuliers +satellites annulaires dont Saturne est immédiatement entouré. +L'étrangeté de leur figure a exigé que, pour la bien reconnaître, +Huyghens, guidé par des apparences long-temps inexplicables, formât à ce +sujet une heureuse hypothèse, qui a satisfait ensuite à toutes les +observations. Il en a été ainsi, jusqu'à un certain point, dans +l'origine de la science astronomique, à l'égard de la lune, par la +diversité de ses aspects, quoique la plus simple géométrie permette ici +de décider la question. À ces seules exceptions près, l'inspection +immédiate a évidemment suffi pour reconnaître la sphéricité presque +parfaite de tous nos astres<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a> +<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>, et pour s'apercevoir plus tard qu'ils +sont tous légèrement aplatis dans le sens de leur axe de rotation et +renflés dans leur équateur. La quantité de cet aplatissement a pu même +être exactement mesurée avec des micromètres perfectionnés. Le résultat +général de ces mesures a été de montrer, ce me semble, que les astres +sont d'autant plus aplatis que leur rotation est plus rapide, depuis +l'aplatissement presque imperceptible de la lune ou de Vénus, jusqu'à +l'aplatissement d'environ 1/12 dans Jupiter ou dans Saturne; ce que nous +verrons plus tard être conforme à la théorie de la gravitation.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" +name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5"> +(retour) </a> Il semble nécessaire d'en excepter les quatre + petites planètes découvertes depuis le commencement de ce + siècle, et dont la forme semble être beaucoup moins + régulière, autant que leur faible étendue et leur grand + éloignement permettent jusqu'ici d'en juger. +</blockquote> + +<p>Quant à la véritable grandeur des corps célestes, un calcul très facile +la déduit immédiatement de la mesure du diamètre apparent combinée avec +la détermination de la distance. Car, la sécante du demi-diamètre +apparent d'un corps sphérique est évidemment égale au rapport entre son +rayon réel et sa distance à l'oeil; ce qui permet d'évaluer maintenant +ce rayon, et, par suite, la surface et le volume. L'homme n'a eu si +long-temps des idées profondément erronées des vraies dimensions des +astres que parce que leurs distances réelles lui étaient inconnues; +quoique, d'ailleurs, par son ignorance des lois de la vision, il n'ait +pas toujours maintenu une exacte harmonie entre les fausses notions +qu'il se formait des unes et des autres.</p> + +<p>Le résultat général de ces diverses déterminations pour tous les astres +de notre monde, comparé avec l'ordre fondamental de leurs distances au +soleil, ne se montre assujetti jusqu'à présent à aucune règle. On y +remarque seulement que le soleil est beaucoup plus volumineux que tous +les autres corps de ce système, même réunis; et, en général, que les +satellites sont aussi beaucoup moindres que leurs planètes, comme +l'exige la mécanique céleste.</p> + +<p>Il est presque superflu d'ajouter ici que notre ignorance à l'égard des +distances effectives de tous les corps extérieurs à notre monde, nous +interdit toute connaissance de leurs vraies dimensions, quand même nous +parviendrions, à l'aide de plus puissans télescopes, à mesurer leurs +diamètres apparens. Nous avons seulement lieu de penser vaguement que +leur volume doit être analogue à celui de notre soleil.</p> + +<p>Une question secondaire, mais qui n'est point sans intérêt, se rattache +à l'étude de la figure et de la grandeur des astres, dont elle est, en +quelque sorte, un complément minutieux. C'est l'évaluation exacte de la +hauteur des petites aspérités qui recouvrent leur surface, à la façon de +nos montagnes. Rien n'est plus propre peut-être qu'une telle estimation +à rendre sensible la puissance de nos lunettes actuelles et la +précision qu'ont acquis nos moyens micrométriques.</p> + +<p>On conçoit, en général, que l'un quelconque des astres intérieurs à +notre monde doit avoir un hémisphère éclairé par le soleil et un autre +hémisphère visible de la terre; et que nous apercevons seulement la +portion commune, plus ou moins étendue suivant les divers aspects, de +ces deux hémisphères, dont chacun serait d'ailleurs nettement terminé +par un cercle, si la surface était parfaitement polie. Cela posé, s'il +existe, dans la partie invisible de l'hémisphère éclairé, ou dans la +partie obscure de l'hémisphère visible, et tout près de la ligne de +séparation, une montagne suffisamment élevée, son sommet nous apparaîtra +nécessairement, dans l'image de l'astre, comme un point isolé extérieur +au disque régulier, et dont la distance à ce disque, ainsi que la +situation, exactement appréciées l'une et l'autre à l'aide d'un bon +micromètre, nous permettront de déterminer, avec plus ou moins de +précision, par un calcul trigonométrique fort simple, la hauteur +cherchée, d'abord comparativement au rayon de l'astre, et finalement en +mètres si nous le désirons. Le degré de précision que comporte une +estimation aussi délicate dépend, évidemment, de l'étendue et de la +netteté du disque; et l'absence d'atmosphère doit aussi contribuer à +l'augmenter. Aucun astre, sous ces divers rapports, ne peut être plus +exactement exploré, à cet égard, que la lune, dont les principales +montagnes sont peut-être mieux mesurées aujourd'hui, d'après les +opérations de M. Schroëter, qu'un grand nombre des montagnes terrestres. +Il est remarquable qu'elles soient, en général, plus élevées que nos +plus hautes montagnes, puisqu'on en trouve de huit mille mètres au +moins, ce qui est surtout frappant par contraste avec un diamètre plus +de trois fois moindre. La même singularité s'observe à l'égard de Vénus +et de Mercure, seules planètes qui aient pu jusqu'ici permettre une +semblable détermination, bien moins exacte toutefois que pour la lune; +M. Schroëter a trouvé que leurs montagnes atteignent jusqu'à quatre +myriamètres environ, dans la première, qui est à peu près égale en +grandeur à la terre, et deux dans la seconde, dont le diamètre est +presque trois fois moindre.</p> + +<p>Une recherche plus importante, qui complète naturellement l'étude de la +figure et de la grandeur des astres, consiste à évaluer l'étendue et +l'intensité de leurs atmosphères. Elle est fondée sur la déviation +appréciable que ces atmosphères doivent imprimer à la lumière des +astres extérieurs à notre monde, devant lesquels vient se placer en +ligne droite l'astre intérieur proposé; ce qui constitue ce genre +particulier d'éclipses, connu sous le nom d'occultations d'étoiles, et +qui est, comme tout autre, et même mieux qu'aucun autre, susceptible +d'être exactement calculé. Cette déviation, qui est parfaitement +semblable à la réfraction horizontale de notre atmosphère, peut être +surtout estimée d'une manière extrêmement précise, par un procédé +indirect, qui ne nous serait point applicable, d'après l'influence très +sensible qu'elle exerce sur la durée totale de l'occultation. Par le +simple mouvement diurne du ciel, cette durée serait naturellement +indéfinie; mais elle est, en réalité, plus ou moins longue, suivant le +mouvement propre plus ou moins lent de l'astre proposé. On peut la +calculer d'avance avec exactitude, d'après la vitesse angulaire et la +direction de ce mouvement, comparées au diamètre apparent de l'astre, et +modifiées d'ailleurs par le mouvement de l'observateur lui-même. Or, +maintenant, la réfraction atmosphérique doit, en réalité, diminuer, plus +ou moins selon les différens astres, mais toujours très notablement, +cette durée géométrique; car elle retarde le commencement de +l'occultation, et elle en accélère la fin. Cette influence, entièrement +comparable à celle qui prolonge un peu la présence du soleil sur notre +horizon, est d'ailleurs beaucoup plus grande; elle quadruple en quelque +sorte l'effet direct de la réfraction, puisqu'on cumule ainsi la +déviation éprouvée par la lumière à sa sortie de l'atmosphère aussi bien +qu'à son entrée, et cela tant à la fin de l'occultation qu'au +commencement. On pourra donc, en comparant la durée effective de cette +occultation avec sa durée mathématique, connaître, d'après l'excès plus +ou moins grand de celle-ci sur l'autre, la valeur de la réfraction +horizontale de l'atmosphère proposée, bien plus exactement que par +aucune observation directe. Le degré de précision que comporte cette +détermination compliquée, et qui est évidemment mesuré par le temps plus +ou moins long que l'occultation doit durer, est très inégal suivant les +différens astres. C'est ainsi que, pour la lune, qui offre, il est vrai, +le cas le plus favorable, on a pu garantir que la réfraction +horizontale, dont la valeur est, sur notre terre, de trente-quatre +minutes, ne s'élève pas à une seule seconde, d'après les mesures de M. +Schroëter, et que, par conséquent, il n'y existe aucune atmosphère +appréciable, ce qui a été confirmé plus tard par M. Arago, d'après un +tout autre genre d'observations, relatif à la polarisation de la +lumière que réfléchissent sous certaines incidences les surfaces +liquides, et d'où il est résulté qu'il n'y a point, à la surface de la +lune, de grandes masses liquides, susceptibles de former une atmosphère. +Parmi tous les autres cas, le mieux connu est celui de Vénus, où M. +Schroëter a constaté une réfraction horizontale de trente minutes +vingt-quatre secondes.</p> + +<p>Quant à l'étendue des atmosphères, il est clair qu'elle est appréciable, +jusqu'à un certain point, en examinant, soit d'après le procédé +précédent, soit à l'aide d'une observation directe, à quelle distance de +la planète peut cesser l'action réfringente. Mais, comme la réfraction +décroît graduellement à mesure qu'on s'éloigne de l'astre, elle finit +par devenir assez faible pour ne plus exercer aucune influence bien +sensible, quoique les limites de l'atmosphère soient peut-être encore +très reculées. Le résultat le plus singulier, à cet égard, est celui des +planètes télescopiques, en exceptant Vesta, dont les atmosphères sont +vraiment monstrueuses; la hauteur de l'atmosphère de Pallas surtout +excède, suivant M. Schroëter, douze fois le rayon de la planète. Le cas +normal, dans l'ensemble du système solaire, semble être cependant, comme +pour la terre, une très petite étendue atmosphérique comparativement +aux dimensions de l'astre, quoique l'extrême incertitude de ce genre +d'exploration ne permette encore de rien affirmer bien positivement à ce +sujet.</p> + +<p>Pour compléter l'examen des phénomènes statiques étudiés en géométrie +céleste, il me reste enfin à considérer la question fondamentale de la +figure et de la grandeur de la terre, qui a dû ci-dessus être +soigneusement réservée, à cause de sa nature toute spéciale.</p> + +<p>Si l'inspection immédiate a dû suffire pour connaître, d'après leurs +distances, les dimensions et la forme de tous les astres de notre monde, +il est évident que cela ne pouvait être à l'égard de la planète que nous +habitons. L'impossibilité absolue où nous sommes de nous en écarter +assez pour en apercevoir l'ensemble d'un seul coup d'oeil ne nous a +permis de connaître exactement sa véritable figure qu'à l'aide de +raisonnemens mathématiques très compliqués, fondés sur une longue suite +d'observations indirectes, laborieusement accumulées. Quoiqu'une telle +question se rattache aux plus hautes théories de la mécanique céleste, +et malgré même que la première impulsion des plus grands travaux +géométriques à cet égard soit réellement due à une conception mécanique, +je dois néanmoins me réduire ici, autant que possible, à considérer ce +sujet sous le point de vue purement géométrique, devant l'envisager plus +tard sous le rapport mécanique.</p> + +<p>À la naissance de l'astronomie mathématique, les variations que présente +dans les différens lieux le spectacle général du mouvement diurne ont +d'abord fourni la preuve géométrique de la figure sphérique de la terre. +Il a suffi, pour s'en convaincre, de constater que le changement éprouvé +par la hauteur du pôle sur chaque horizon était toujours exactement +proportionnel à la longueur du chemin parcouru suivant un même méridien +quelconque, ce qui est un caractère évident et exclusif de la sphère. +Or, cette comparaison primitive, sans cesse développée et perfectionnée +pendant vingt siècles, est la véritable et unique source de toutes nos +connaissances géométriques sur la forme et la grandeur de notre planète. +L'explication en sera simplifiée si, sans nous occuper d'abord de la +figure, et continuant à la supposer parfaitement sphérique, nous +cherchons à déterminer la grandeur, comme l'ont réellement fait les +astronomes; car la connaissance de la forme n'a pu être perfectionnée +que par la comparaison des mesures effectuées en des lieux différens. +Dans ce cas, comme dans tout autre, la figure d'un corps n'est +appréciable qu'en comparant ses dimensions en divers sens: il n'y a ici +de particulier que la difficulté de les mesurer.</p> + +<p>Le principe fondamental de cette importante détermination a été établi, +dès les premiers temps de l'école d'Alexandrie, par Ératosthène. Il +consiste, sous sa forme la plus simple et la plus ordinaire, à mesurer +la longueur effective d'une portion plus ou moins grande d'un méridien +quelconque, pour en conclure celle de la circonférence entière, et par +suite du rayon, d'après les hauteurs comparatives du pôle observées aux +deux extrémités de l'arc. On pourrait choisir, sans doute, au lieu d'un +méridien, un grand cercle quelconque, et même un petit cercle; mais +l'opération deviendrait plus compliquée et plus incertaine, sans +procurer d'ailleurs aucune facilité réelle.</p> + +<p>Quelque reculée que soit l'origine de cette idée générale, elle n'a pu +être, en réalité, convenablement appliquée que dans la célèbre opération +conçue et exécutée par Picard, vers le milieu de l'avant-dernier siècle, +pour mesurer le degré entre Paris et Amiens; soit que, jusque alors, la +hauteur du pôle ne pût pas être connue d'une manière suffisamment +exacte; soit, surtout, qu'on n'eût point imaginé de déterminer la +longueur de l'arc par des procédés purement trigonométriques. Tel est +le vrai point de départ des grands travaux géodésiques exécutés depuis, +et qui ont très peu changé la valeur moyenne du rayon terrestre que +Picard avait obtenue.</p> + +<p>Malgré le penchant naturel à regarder la terre comme une sphère +parfaite, le simple désir de perfectionner cette mesure fondamentale, en +donnant à l'arc plus d'étendue, aurait sans doute inévitablement conduit +à découvrir la vraie figure, par la seule inégalité des degrés les plus +opposés. Mais cette importante connaissance eût été certainement très +retardée, puisque le premier prolongement, inexactement opéré par +Jacques Cassini et La Hire, et d'ailleurs trop peu considérable, avait +d'abord donné, comme on sait, une figure inverse de la véritable. Cette +réflexion doit faire sentir, quoique ce ne soit pas ici le moment de +l'expliquer davantage, combien a été nécessaire, pour hâter cette +découverte, la grande impulsion donnée par Newton, qui, d'après la seule +théorie de la gravitation, et sans aucun autre fait que le simple +raccourcissement du pendule à secondes à Cayenne, eut l'heureuse +hardiesse de décider que notre globe devait être nécessairement aplati à +ses pôles et renflé à son équateur, dans le rapport de 229 à 230.</p> + +<p>Ce trait de génie devint l'origine de la controverse, prolongée pendant +plus d'un demi-siècle, entre les géomètres proprement dits, pour +lesquels la théorie newtonienne avait une pleine évidence, et les +astronomes, qui ne croyaient point devoir prononcer contrairement à des +mesures directes. Rien n'a plus excité qu'un tel débat à entreprendre +les mémorables opérations qui, faisant cesser cette sorte d'anarchie +scientifique, ont mis enfin les observations en harmonie avec les +principes, et déterminé exactement la forme réelle de notre planète.</p> + +<p>Si la terre était rigoureusement sphérique, les degrés du méridien +seraient parfaitement égaux, à quelque latitude qu'ils fussent mesurés: +ainsi, le seul fait de leur inégalité constate directement le défaut de +sphéricité. D'une autre part, si la terre est aplatie dans un sens +quelconque, il est clair qu'il faudra parcourir un arc plus étendu pour +que le pôle s'élève sur l'horizon d'un degré de plus, à mesure que la +courbure deviendra moindre. Toute la question se réduit donc +essentiellement à savoir dans quel sens effectif a lieu l'accroissement +des degrés. Mais l'aplatissement réel devant, en tout cas, être fort +petit, ce qu'indiquait clairement le fait même d'une telle indécision, +il ne saurait être sensible dans la comparaison de degrés très +rapprochés, et l'on ne pouvait le découvrir irrécusablement qu'en +confrontant les degrés les plus différens. Tel est le motif rationnel de +la grande expédition scientifique exécutée, il y a un siècle, par les +académiciens français, pour aller mesurer, les uns à l'équateur, les +autres aussi près que possible du pôle, les deux degrés extrêmes, dont +la comparaison, soit entre eux, soit avec le degré de Picard, termina +enfin, à la satisfaction générale, cette longue contestation, en +confirmant la profonde justesse de la pensée de Newton, et même +l'exactitude très approchée de son calcul. Cette conclusion a été de +plus en plus vérifiée par toutes les mesurés exécutées depuis en divers +pays, et surtout par la plus importante d'entre elles, cette que +Delambre et Méchain parvinrent à effectuer avec une si merveilleuse +précision, au milieu de l'époque la plus orageuse, de Dunkerque à +Barcelone, pour la fondation du nouveau système métrique, et qui a été +ensuite considérablement prolongée par différens astronomes. Le +perfectionnement des procédés a permis de constater, entre des limites +moins écartées, l'accroissement continuel des degrés à mesure qu'on +s'avance vers le pôle.</p> + +<p>En supposant à la terre la forme rigoureuse d'un ellipsoïde de +révolution, la seule comparaison entre deux degrés évalués à des +latitudes quelconques bien connues doit suffire pour déterminer, d'après +la théorie de l'ellipse, le vrai rapport des deux axes. Si donc on en a +mesuré un plus grand nombre, en les comparant deux à deux de toutes les +manières possibles, on doit toujours trouver le même aplatissement, ou +bien la véritable figure ne serait pas encore obtenue, et il faudrait +alors construire une nouvelle hypothèse, nécessairement plus compliquée: +celle, par exemple, d'un ellipsoïde à trois axes inégaux. Tel est l'état +d'indécision où l'on se trouve aujourd'hui, d'après les mesures les plus +parfaites. L'aplatissement de 1/300, indiqué par l'ensemble des +opérations, s'écarte trop peu de chacune d'elles, pour qu'on puisse +affirmer que cette différence ne tient pas à ce qui reste encore +d'incertitude inévitable dans les résultats des observations. D'un autre +côté, la comparaison de quelques degrés mesurés à la même latitude, sous +des méridiens différens ou dans les deux hémisphères, tend à démontrer +que la terre n'est pas un véritable ellipsoïde de révolution. Cette +figure et cet aplatissement sont cependant encore généralement adoptés. +Quels que puissent être, sous ce rapport, les progrès des opérations +futures, il restera toujours bien certain que cette hypothèse s'écarte +extrêmement peu de la réalité, et beaucoup moins que la sphère ne +différait de l'ellipsoïde régulier. Or, cette dernière différence est +déjà assez petite pour être négligeable sans inconvénient dans la +plupart des cas usuels, excepté dans les questions les plus délicates de +la mécanique céleste. Aucune recherche n'exige jusqu'ici qu'on ait égard +à l'irrégularité de l'ellipsoïde; ce qui reste à désirer à ce sujet ne +saurait donc avoir une véritable importance. La figure précise de notre +planète est probablement très compliquée à cause des influences locales, +qui, en descendant dans un détail trop minutieux, doivent nécessairement +devenir sensibles. Il faut donc reconnaître que toute connaissance +absolue nous est interdite à cet égard, comme à tout autre, et nous +devons nous contenter de compliquer nos approximations à mesure que de +nouveaux phénomènes viennent réellement à l'exiger.</p> + +<p>Aucun exemple ne rend plus sensible cette marche rationnelle de l'esprit +humain une fois engagé dans la direction positive, que l'histoire +générale des travaux sur la figure de la terre, depuis l'école +d'Alexandrie jusqu'à nos jours. Quelque différence qu'aient présentée +les opinions scientifiques successivement adoptées à ce sujet, chacune +d'elles a conservé indéfiniment la propriété de correspondre aux +phénomènes qui l'ont inspirée, et de pouvoir être toujours employée, +même aujourd'hui, lorsqu'il s'agit seulement de considérer ces mêmes +phénomènes. C'est ainsi que, en conservant une exacte harmonie entre la +précision de nos théories et celle dont nous avons besoin dans nos +déterminations, l'ensemble de nos études positives présente, en tout +genre, malgré les révolutions scientifiques, un véritable caractère de +stabilité, propre à détruire entièrement le reproche d'arbitraire +suggéré si souvent à des esprits superficiels par le spectacle +inattentif de ces variations.</p> + +<p>Après avoir suffisamment considéré l'étude générale des phénomènes +géométriques que présentent les astres de notre monde envisagés dans +l'état de repos, je dois commencer l'examen philosophique de la théorie +géométrique de leurs mouvemens, qui sera complété dans les deux leçons +suivantes.</p> + +<p>Le mouvement d'un astre, comme celui de tout autre corps, est toujours +composé de translation et de rotation. La liaison de ces deux mouvemens +est tellement naturelle, ainsi que nous l'avons vu en philosophie +mathématique, que la seule connaissance de l'un est un motif extrêmement +puissant de présumer l'existence de l'autre. Néanmoins, il est +indispensable, en géométrie céleste, de les étudier séparément, car ils +présentent des difficultés très inégales.</p> + +<p>Quoique les rotations de nos astres aient été connues beaucoup plus tard +que leurs translations, vu l'impossibilité de les observer à l'oeil nu, +leur étude n'en est pas moins, en réalité, bien plus facile sous le +point de vue géométrique, et c'est justement l'inverse sous le point de +vue mécanique. Il est d'abord évident que ces rotations peuvent être +déterminées géométriquement, sans qu'il soit nécessaire d'avoir aucun +égard aux mouvemens de l'observateur lui-même, qui doivent être pris, au +contraire, en considération essentielle quand il s'agit d'explorer les +translations. En second lieu, la connaissance des rotations est en +elle-même d'une bien plus grande simplicité, puisque la question +d'orbite, qui constitue la principale difficulté de l'étude des +translations, en est nécessairement exclue: elle se rapproche beaucoup, +par sa nature, des recherches purement statiques dont nous venons de +nous occuper. L'ensemble de ces motifs ne permet point d'hésiter, ce me +semble, à placer désormais l'étude des rotations avant celle des +translations, dans toute exposition rationnelle de la géométrie +céleste.</p> + +<p>La connaissance des rotations célestes a commencé par la découverte que +fit Galilée de la rotation du soleil, la plus aisée de toutes à +déterminer, et qui ne pouvait manquer de suivre presque immédiatement +l'invention du télescope. La méthode très simple imaginée dans cette +première occasion a été, au fond, constamment la même pour tous les +autres cas, qui ne diffèrent que par la difficulté plus ou moins grande +de l'observation: elle est directement indiquée par la nature même du +problème. En effet, la rotation d'une sphère inaccessible et très +éloignée serait impossible à apercevoir, si sa surface était +parfaitement polie et exactement uniforme. Mais il suffit de pouvoir y +distinguer, soit par leur obscurité, soit, au contraire, par leur éclat, +ou de toute autre manière, quelques points reconnaissables, qui soient +réellement adhérens à la surface, ou du moins susceptibles d'être +regardés comme tels pendant un certain temps (et tel est aujourd'hui le +cas de presque tous nos astres intérieurs), pour que l'examen attentif +de leur déplacement graduel sur l'image totale permette la détermination +géométrique de cette rotation. Un cercle étant connu par trois de ses +points, on pourrait, à la rigueur, se borner à observer exactement +trois positions successives de l'un quelconque des indices ainsi +choisis, en notant avec soin les époques correspondantes. D'après ces +données, un calcul géométrique, d'ailleurs un peu compliqué, +déterminerait entièrement le parallèle décrit par cet indice, comme le +temps employé à le parcourir; conséquemment, la durée totale de la +rotation et l'axe autour duquel elle s'effectue seraient ainsi +exactement connus. Mais il est évidemment indispensable de combiner un +plus grand nombre de positions, et surtout de varier, autant que +possible, les indices, pour obtenir des moyens de vérification dans des +opérations aussi délicates, qui reposent entièrement sur les seules +variations de la différence très petite que présentent, à chaque +instant, l'ascension droite et la déclinaison de l'indice comparées à +celles du centre de l'astre. Ces comparaisons étaient, en outre, +primitivement nécessaires afin de constater l'uniformité réelle de la +rotation. Il faut d'ailleurs remarquer que l'observation directe de la +durée totale d'une révolution, fondée sur le retour exact du même indice +à la même situation, fournit un moyen général de vérification très +précieux; pourvu que l'on soit bien assuré de l'invariabilité relative +des indices, et même, si la rotation est un peu lente, ce qui n'a guère +lieu qu'à l'égard du soleil et de la lune, qu'on ait suffisamment tenu +compte du déplacement propre de l'observateur dans cet intervalle.</p> + +<p>D'après l'ensemble des conditions du problème, cette détermination doit +offrir évidemment un degré de précision très inégal suivant les +différens astres. Excepté pour le soleil et la lune, elle exige +indispensablement l'emploi des moyens d'observation les plus +perfectionnés que possède l'astronomie, dont elle constitue peut-être +l'exploration pratique la plus délicate, non-seulement par la difficulté +des mesures, mais aussi à cause des illusions presque inévitables +auxquelles on est alors exposé, et qui ne peuvent être prévenues qu'à +l'aide d'une sorte d'éducation spéciale et graduelle de l'oeil. On se +figure aisément quels obstacles doit présenter le succès d'une telle +opération, d'après ce seul fait, qu'un observateur exact et +recommandable, Bianchini, a pu s'y tromper au point de supposer la +rotation de Vénus vingt-quatre fois plus lente qu'elle n'est +effectivement. Il y a même des planètes trop éloignées ou trop petites, +Uranus, d'une part, et les quatre planètes télescopiques de l'autre, +dont la rotation n'est encore nullement déterminée, son existence étant +seulement admise <i>à priori</i>, par une analogie et surtout par une +induction très puissantes. Il en est ainsi d'ailleurs des satellites de +Jupiter et de Saturne, et, à plus forte raison, de ceux d'Uranus, sauf +toutefois les motifs généraux qu'on a de penser que, à leur égard comme +envers la lune, la durée de la rotation est nécessairement égale à celle +de leur circulation autour de la planète correspondante, d'après une +notion de mécanique céleste qui sera indiquée en son lieu.</p> + +<p>Parmi les rotations bien connues, on n'aperçoit jusqu'ici aucune trace +de loi régulière, au sujet de leur durée, qui ne se lie ni aux +distances, ni aux grandeurs, et qui paraît seulement, comme je l'ai noté +plus haut, avoir une sorte de relation générale avec le degré +d'aplatissement: encore cette analogie n'est-elle point sans exception, +l'aplatissement de Mars étant beaucoup plus prononcé que celui de la +terre ou de Vénus, et sa rotation n'étant certainement point plus +rapide. Il faut toutefois remarquer que la rotation du soleil est +beaucoup plus lente que celle d'aucune planète. Mais, si les durées des +rotations, quoique d'ailleurs rigoureusement invariables, semblent +tout-à-fait irrégulières, il n'en est nullement ainsi de leurs +directions, ces mouvemens ayant toujours lieu de l'ouest à l'est dans +toutes les parties de notre monde, et suivant des plans très peu +inclinés sur celui de l'équateur solaire; ce qui constitue une donnée +générale fort importante sous le point de vue cosmogonique.</p> + +<p>Passons maintenant à l'examen des mouvemens de translation, dont +l'étude, beaucoup plus compliquée, est aussi bien autrement importante, +en égard au but définitif des recherches astronomiques, la prévision +exacte de l'état du ciel à une époque future quelconque, dont je ne +saurais craindre de rappeler trop souvent la considération formelle.</p> + +<p>Outre que le mouvement de la terre constitue directement une partie fort +essentielle de cette grande recherche, il ne saurait évidemment être +indifférent, à l'égard des autres astres, de regarder l'observateur +comme fixe ou comme mobile, puisque son déplacement doit notablement +affecter, de toute nécessité, sa manière d'apercevoir les divers +mouvemens extérieurs. On peut bien, à la vérité, décider avec certitude, +sans cette connaissance préalable, que le soleil et non la terre est le +vrai centre des mouvemens de toutes les planètes, comme l'avait reconnu +Tycho-Brahé, en niant notre propre mouvement: car il suffit pour cela de +constater, d'après les procédés indiqués dans cette leçon, que les +distances des planètes au soleil sont très peu variables, tandis que, au +contraire, leurs distances à la terre varient extrêmement; et, en +second lieu, que la distance solaire de chaque planète inférieure est +constamment moindre, et celle d'une planète supérieure constamment plus +grande que l'intervalle entre le soleil et la terre: ce qui résulte des +plus simples observations de parallaxe et de diamètre apparent. Mais on +ne peut aller plus loin, et déterminer la vraie figure des orbites +planétaires, ainsi que la manière dont elles sont parcourues, sans tenir +un compte exact et indispensable du déplacement de l'observateur. C'est +pourquoi la leçon suivante sera tout entière consacrée à l'examen de la +théorie fondamentale du mouvement de la terre, après quoi nous pourrons +poursuivre, d'une manière vraiment rationnelle, l'étude générale des +mouvemens planétaires. Toutefois, il convient, ce me semble, de +compléter la leçon actuelle, en considérant la détermination de +certaines données capitales au sujet de ces mouvemens, qui peuvent être +obtenues, comme elles l'ont été en effet, sans avoir égard à notre +mouvement, et dont la théorie, parfaitement analogue à celle qui vient +d'être caractérisée pour les rotations, présente aussi la simplicité +essentielle des recherches purement statiques; en sorte que +l'homogénéité de cette leçon sera pleinement maintenue. Je veux parler +de la connaissance des plans des orbites et de la durée des révolutions +sidérales, entièrement indépendante, par sa nature, de tout ce qui +concerne la figure des orbites et la vitesse variable de l'astre. On +peut même, pour plus de simplicité, regarder ici tous les mouvemens +comme circulaires et uniformes, ainsi que les astronomes ont dû le faire +primitivement.</p> + +<p>Cela posé, il est évident, comme dans le cas des rotations, que, un plan +étant déterminé par trois points, il suffit d'observer trois positions +différentes de l'astre pour en conclure géométriquement la situation du +plan de son orbite. Dans ces opérations, les astronomes ont renoncé +depuis long-temps à employer les déclinaisons et les ascensions droites, +qui continuent toutefois à être les seules coordonnées directement +observées, afin d'adopter l'usage plus commode de deux autres +coordonnées sphériques, connues sous les noms impropres de <i>latitude</i> et +<i>longitude</i> astronomiques, et qui sont exactement, par rapport à +l'écliptique, l'analogue des premières à l'égard de l'équateur. Cette +substitution, qui permet de comparer plus aisément les mouvemens des +planètes à celui de la terre, s'effectue aisément par des formules +trigonométriques invariables, qui conduisent du premier système au +second<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a> +<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>. Après avoir déterminé ainsi la latitude et la longitude de +l'astre dans les trois positions considérées, on en déduit la situation +de ses <i>noeuds</i>, c'est-à-dire la ligne suivant laquelle son orbite +rencontre le plan de l'écliptique, et l'inclinaison de l'orbite sur ce +plan. Il est d'ailleurs évident que toutes les autres positions +observées fourniront autant de moyens de vérifier et de rectifier cette +importante détermination du plan de l'orbite, en ayant soin, pour plus +de sûreté, de comparer entre elles des positions suffisamment éloignées. +On voit que ce cas comporte, par sa nature, une précision bien plus +grande que celui des rotations.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" +name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6"> +(retour) </a> Il serait peut-être plus convenable encore de + prendre pour terme de comparaison le plan de l'équateur + solaire, du moins jusqu'à l'époque d'une exacte connaissance + de ce qu'on appelle le <i>plan invariable</i>. Les coordonnées ne + se ressentiraient plus ainsi de la considération spéciale + d'une planète unique, et d'ailleurs les orbites planétaires + s'approchent en général davantage de ce plan que de celui de + l'écliptique. Cette transformation, si jamais elle est jugée + utile, s'effectuera évidemment par les mêmes formules qui + nous font passer de notre équateur à l'écliptique, en y + changeant seulement quelques coefficiens. Au reste, + l'équateur terrestre continuera nécessairement à être le + terme immédiat de comparaison le plus commode dans toutes + les observations. +</blockquote> + +<p>C'est par là qu'on a reconnu que les plans de toutes les orbites +planétaires passent par le soleil, et de même à l'égard des divers +satellites d'une planète quelconque; et que ces plans sont, en général, +peu inclinés sur l'écliptique, et encore moins sur le plan de l'équateur +solaire, sauf les quatre planètes télescopiques où l'on trouve des +inclinaisons beaucoup plus considérables.</p> + +<p>Quant à la durée des révolutions sidérales, elle peut évidemment, +d'abord, être directement observée, d'après le retour de l'astre à la +même situation par rapport au centre de son mouvement. Les temps écoulés +entre les trois positions successives considérées ci-dessus +permettraient même de l'évaluer, comme dans le cas des rotations, sans +attendre une révolution complète, souvent très lente, si l'on supposait +l'uniformité du mouvement ainsi qu'on le peut pour une première +approximation. La connaissance complète de la loi géométrique de ce +mouvement donne le moyen de déduire de cette observation partielle une +détermination exacte, ainsi que nous l'expliquerons plus tard.</p> + +<p>Les valeurs de ces temps périodiques ne sont point, comme toutes les +autres données examinées dans cette leçon, irrégulièrement réparties +entre les différens astres de notre monde. En les comparant avec les +distances de ces astres aux centres de leurs mouvemens, on reconnaît +aussitôt que la révolution est toujours d'autant plus rapide qu'elle est +plus courte, et que sa durée croît même plus promptement que la +distance correspondante; en sorte que la vitesse moyenne diminue à +mesure que la distance augmente. Il existe entre ces deux élémens +essentiels une harmonie fondamentale qui sera examinée dans la +vingt-troisième leçon, et dont la découverte, due au génie de Képler, +est un des plus beaux résultats généraux de la géométrie céleste et une +des bases les plus indispensables de la mécanique céleste.</p> + +<p>Tel est l'esprit des divers procédés par lesquels la géométrie céleste +détermine, d'une manière sûre et précise, les différentes données +élémentaires qui caractérisent chacun des astres de notre système, et +qui nous permettront de nous élever à la connaissance exacte des vraies +lois géométriques de leurs mouvemens lorsque ceux de notre propre +planète, d'ailleurs si importans en eux-mêmes, auront été préalablement +considérés dans la leçon suivante. Il eût été contraire à la nature de +cet ouvrage d'insérer ici, pour une quelconque de ces données, aucun de +ces tableaux numériques que l'on doit trouver dans les traités +d'astronomie, et dont tout le monde peut même aujourd'hui consulter +aisément les plus importans dans l'<i>Annuaire du Bureau des longitudes</i>, +ou dans tout autre recueil de ce genre.</p> + + +<a name="l22" id="l22"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>VINGT-DEUXIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur le mouvement de la terre.</p> + +<p>Pour faciliter l'examen général de cette grande question fondamentale, +il convient d'envisager séparément, comme à l'égard des autres astres, +les deux mouvemens dont notre planète est animée, en commençant aussi +par la rotation, bien plus simple à reconnaître directement que la +translation. Cette décomposition est ici d'autant plus naturelle que, +dans l'accomplissement total de la profonde révolution intellectuelle +qui a dû résulter du passage de l'idée de repos à celle de mouvement, +l'esprit humain a formé en effet une hypothèse intermédiaire, peu connue +aujourd'hui, celle de Longomontanus, qui admettait la rotation de la +terre en continuant à méconnaître sa translation, et qui, quelque +absurde qu'elle soit sans doute, astronomiquement, n'a pas été inutile, +sous le point de vue philosophique, comme moyen transitoire. Il est +d'ailleurs évident que, suivant le principe général de la liaison de ces +deux mouvemens dans un corps quelconque, les preuves directes de chacun +deviennent ici, de même qu'envers toutes les planètes, autant de +preuves indirectes de l'autre. Mais, de plus, cette relation présente, +dans le cas actuel, un caractère tout spécial, qui ne saurait avoir lieu +à l'égard d'aucun autre corps céleste: c'est l'impossibilité évidente +que le mouvement annuel de la terre existe sans son mouvement diurne, +quoique l'inverse ait pu logiquement être supposé.</p> + +<p>La rotation de la terre ne pouvant point, par sa nature, être exactement +commune au même degré à tous les points de sa surface, doit laisser, +parmi les phénomènes purement terrestre quelques indices sensibles de +son existence, comme je l'ai noté d'avance dans le premier volume, ce +qui ne saurait être pour la translation. Il faut donc distinguer les +preuves célestes et les preuves terrestres de notre mouvement diurne, +tandis que notre mouvement annuel n'en comporte que du premier genre, +qui sont, il est vrai, plus variées.</p> + +<p>Les astronomes commencent avec raison, par écarter entièrement la +considération des apparences immédiates, qui ne sauraient devenir, en +aucun sens, un motif réel de décision, puisqu'elles s'accordent +également bien avec les deux hypothèses opposées. Il est clair, en +effet, que l'observateur, ne pouvant avoir nullement la conscience de la +rotation de sa planète, doit apercevoir, en vertu de cette rotation, le +même spectacle céleste que si le ciel tournait journellement, comme un +système solide, autour de l'axe de la terre, et en sens contraire du +vrai mouvement; ainsi qu'on l'observe habituellement dans une foule de +cas analogues.</p> + +<p>Dans l'enfance de l'esprit humain, l'opinion, d'ailleurs spontanée, de +l'immobilité de la terre, et du mouvement quotidien de la sphère céleste +autour d'elle, n'avait point, à beaucoup près, le degré d'absurdité +qu'elle présente de nos jours chez le petit nombre d'intelligences mal +organisées qui s'obstinent quelquefois à la maintenir: elle était, au +contraire, ce me semble, aussi logique que naturelle. Car elle se +trouvait être exactement en harmonie avec les idées profondément +erronées que l'on se formait nécessairement des distances et des +dimensions des astres avant la naissance de la géométrie céleste. Les +astres étaient regardés comme très voisins, et par suite supposés très +peu supérieurs à leurs grandeurs apparentes, en même temps qu'on devait +naturellement s'exagérer beaucoup les dimensions de la terre, lorsqu'on +eut commencé à lui reconnaître des limites. Avec de tels renseignemens, +il eût été, évidemment, impossible de ne pas admettre l'immobilité d'une +masse aussi immense, et le mouvement journalier d'un univers dont les +élémens et les intervalles étaient, comparativement, aussi petits. Une +conception tellement enracinée, et appuyée sur des motifs directs d'une +telle force, indépendamment de la confiance énergique que lui prêtait +l'ensemble des sentimens humains, ne pouvait donc être ébranlée que par +une approximation au moins grossière, mais, pourtant géométrique, des +distances et des dimensions célestes, comparées à la grandeur de la +terre. Or, malgré que ces déterminations statiques, objet essentiel de +la leçon dernière, doivent certainement précéder aujourd'hui l'étude des +mouvemens dans une exposition rationnelle de la géométrie céleste, il +n'a pu en être entièrement ainsi dans le développement historique de la +science. L'astronomie grecque avait ébauché la théorie vraiment +géométrique des mouvemens célestes, en n'envisageant essentiellement que +les directions, sans s'être nullement occupée de mesurer les proportions +de l'univers; ce qui a dû maintenir beaucoup plus long-temps l'opinion +primitive sur le système du monde.</p> + +<p>Mais, depuis que ces proportions ont commencé à être géométriquement +appréciées, l'ensemble des notions sur lesquelles reposait une telle +opinion a pris un caractère absolument inverse, qui a dû provoquer de +plus en plus la formation de la conception copernicienne. Quand il a été +une fois bien constaté que la terre n'est qu'un point au milieu des +intervalles célestes, et que ses dimensions sont extrêmement petites +comparativement à celles du soleil et même de plusieurs autres astres de +notre monde, il est devenu absurde d'en faire le centre de divers +mouvemens, et surtout l'immense rotation journalière du ciel a aussitôt +impliqué une contradiction choquante. À la vérité, les astres extérieurs +à notre système seront réputés 24000 fois moins lointains, d'après la +leçon précédente, en n'admettant point la circulation annuelle de la +terre: mais leurs distances n'en cesseraient pas d'être immenses, et +beaucoup plus grandes que celle du soleil; ce qui doit, en outre, leur +faire attribuer certainement des volumes au moins analogues. Dès lors, +la prodigieuse vitesse que devraient avoir tous ces grands corps pour +décrire en un jour, autour de la terre, des cercles d'une telle +immensité, devient évidemment inadmissible, surtout quand on reconnaît +que, pour l'éviter, il suffit en laissant tout ce système immobile, +d'attribuer à la terre un très petit mouvement, qui n'excède point, même +à l'équateur, le mouvement initial d'un boulet de 24. Cette +considération est puissamment fortifiée en pensant, sous le point de vue +mécanique, à l'énormité de la force centrifuge qui résulterait de +mouvemens aussi étendus et aussi rapides, et qui exigerait +continuellement, de la part de la terre, imperceptible comparativement à +l'univers, un effort évidemment impossible, pour empêcher ces masses +immenses de poursuivre à chaque instant leur route suivant la tangente, +tandis que la rotation de la terre détermine seulement une force +centrifuge presque insensible, aisément surmontée par la pesanteur, dont +elle n'est, même à l'équateur, que la deux cent quatre-vingt-neuvième +partie.</p> + +<p>Une seconde preuve fondamentale, indépendante de la connaissance des +intervalles et des dimensions, se tire de l'existence des mouvemens +propres. Il a suffi de voir les astres passer les uns devant les autres +pour être assuré qu'ils sont inégalement éloignés; ensuite, +l'observation des mouvemens particuliers aux différentes planètes, en +sens contraire du mouvement général du ciel, et selon des directions et +des périodes fort distinctes, a constaté que tous les astres ne tenaient +point ensemble. Or, il était évidemment impossible de concilier cette +indépendance avec la liaison si étroite qu'exigeait l'harmonie +fondamentale du mouvement diurne, où l'on voyait le ciel tourner tout +d'une pièce. Aristote et Ptolémée avaient été inévitablement conduits, +pour établir cette conciliation, à construire l'hypothèse si compliquée, +quoique ingénieuse, d'un système de cieux solides et transparens, qui +présente d'ailleurs tant d'absurdités physiques. Mais la simple +connaissance de certains astres, comme les comètes, qui passent +successivement dans toutes les régions célestes, aurait suffi seule à +détruire tout ce pénible échafaudage, qui, suivant l'ingénieuse +expression de Fontenelle, exposait ainsi l'univers à être cassé. Il est +singulier que ce soit Tycho-Brahé, le plus illustre antagoniste de la +découverte de Copernic, qui ait ainsi fourni un des argumens les plus +sensibles contre sa propre opinion, en ébauchant, le premier, la vraie +théorie géométrique des comètes.</p> + +<p>Quel que doive être l'empire des opinions établies, surtout quand elles +sont aussi profondément enracinées, l'ensemble des considérations +précédentes, aurait, probablement, par son évidence de plus en plus +puissante, déterminé les astronomes à reconnaître, long-temps avant +Copernic, la réalité du mouvement de rotation de la terre; car, la +précision des déterminations modernes n'était nullement nécessaire pour +faire sentir la force de telles preuves: il suffisait d'une +approximation grossière, déjà essentiellement obtenue à une époque très +antérieure. Mais l'ignorance des lois fondamentales du mouvement +présentait un obstacle nécessairement insurmontable à l'admission d'une +théorie, dont la supériorité astronomique était sans doute vivement +sentie, par un aussi grand astronome que Tycho entre autres, et qui +toutefois paraissait absolument inconciliable avec l'observation de qui +se passe habituellement sous nos yeux à la surface de la terre, +principalement dans la chute des corps pesans. Copernic ne fit nullement +disparaître cet obstacle radical, il dura encore près d'un siècle, +jusqu'à la mémorable époque de la création de la dynamique par le génie +de Galilée, qui établit, le premier, cette grande loi, que j'ai cru +devoir présenter, dans la philosophie mathématique, comme une des trois +bases physiques nécessaires de la mécanique rationnelle: l'indépendance +totale des mouvemens relatifs de différens corps quelconques envers le +mouvement commun de leur ensemble. Jusque alors, la rotation de la +terre, quelque probable qu'elle fût comme hypothèse astronomique, était +nécessairement inadmissible. Telle est la prépondérance des habitudes +intellectuelles natives, que, sans que personne eût jamais pensé à faire +l'expérience, on admettait, comme un fait incontestable, que la balle +jetée du haut du mât, dans un vaisseau en mouvement, ne retombait point +au pied du mât, mais à quelque distance en arrière, ce dont le moindre +observateur eût immédiatement signalé la fausseté grossière. Delambre a +justement remarqué, dans son <i>Histoire de l'Astronomie moderne</i>, combien +l'argumentation des Coperniciens avant Galilée, dans cette célèbre +discussion, était encore plus vicieuse et plus métaphysique à cet égard +que celle de leurs adversaires, puisqu'ils admettaient aussi la réalité +de ce prétendu fait, et que seulement ils s'efforçaient, par de vaines +subtilités, de détruire l'objection qu'on en tirait très logiquement +contre le mouvement de la terre. Même après les démonstrations de +Galilée, il fallut encore que Gassendi provoquât spécialement, dans le +port de Marseille, une expérience publique pour achever de convaincre à +ce sujet les péripatéticiens obstinés.</p> + +<p>Depuis que la propagation des saines doctrines mécaniques a fait ainsi +disparaître la seule difficulté qui s'opposât réellement à l'admission +de la rotation de la terre, on a cherché, dans l'examen plus approfondi +de ces mêmes phénomènes de chute, une confirmation directe et terrestre +de l'existence de ce mouvement. Il est clair, en effet, qu'un corps en +tombant du sommet d'une tour très élevée, doit avoir une légère vitesse +initiale horizontale dans le sens de la rotation terrestre, d'après le +petit excès de la vitesse du sommet sur celle du pied, à raison de son +cercle diurne un peu plus grand. Le corps, ainsi lancé comme un +projectile, retombe donc nécessairement un peu à l'est du pied de la +tour; et la quantité de cette déviation est aisément calculable, du +moins en négligeant la résistance de l'air, en fonction de la hauteur de +la tour et de sa latitude. Si cet écartement était plus grand, on aurait +là un moyen expérimental très précieux de démontrer la rotation +terrestre. Mais il est malheureusement trop petit, à l'égard même de nos +édifices les plus élevés, pour que l'expérience soit vraiment décisive, +à cause de l'impossibilité presque absolue, quelques précautions qu'on +ait prises, de laisser tomber le corps sans qu'il reçoive aucune petite +impulsion, comparable à celle dont on veut apprécier l'effet. Néanmoins, +cette ingénieuse expérience, tentée en divers lieux au commencement de +ce siècle, a généralement donné une déviation dans le sens convenable, +quoique sa valeur n'ait pu être celle que la théorie avait assignée; ce +qui fait espérer qu'on pourra plus tard, en choisissant des conditions +plus favorables, parvenir à la compléter. Il est regrettable qu'on ne +l'ait point essayée à l'équateur, où l'écartement doit avoir plus +d'étendue qu'en aucun autre lieu.</p> + +<p>Afin d'obtenir des preuves terrestres vraiment incontestables de la +réalité de notre rotation, il faut considérer l'influence de la force +centrifuge qui en résulte nécessairement, pour altérer la direction +naturelle et surtout l'intensité propre de la pesanteur.</p> + +<p>La célèbre observation faite par Richer à Cayenne en 1672, de la +diminution d'environ 3/2 ligne, à l'équateur, dans la longueur exacte du +pendule à secondes réglé à Paris, fournit, en l'analysant +convenablement, la première confirmation directe du mouvement de +rotation de la terre. Notre globe s'écarte trop peu, d'après la leçon +précédente, de la figure exactement sphérique, pour qu'un tel +décroissement de la pesanteur puisse provenir du seul renflement +équatorial, en vertu de la loi générale de la variation de la gravité +inversement au quarré de la distance au centre de la terre. Suivant +l'aplatissement le plus certain, cette cause ne pourrait produire qu'une +différence d'à peine 1/8 ligne. Reste donc, évidemment, 1 ligne pour +l'influence propre de la force centrifuge, qui, étant, à l'équateur, à +la fois la plus grande possible, et directement opposée à la gravité, +doit la diminuer davantage qu'en tout autre lieu. La quantité de cette +diminution, qui peut être aisément calculée <i>à priori</i> avec une entière +certitude, coïncide, d'une manière admirable, entre les limites des +erreurs des observations, avec la portion qui appartient ainsi à la +force centrifuge dans le raccourcissement total; et cela, non-seulement +à l'équateur, mais encore à toutes les latitudes où cette comparaison +délicate a pu être établie avec le surcroît de soin qu'exige l'effet +moins prononcé. Une démonstration aussi mathématique ne permettrait plus +aucun doute sur la rotation de la terre, quand même on écarterait +entièrement les preuves astronomiques, d'ailleurs si évidentes. C'est +ainsi que l'immortelle observation de Richer se rattache aux deux plus +grandes découvertes de la philosophie naturelle, le mouvement de la +terre, et la théorie de la gravitation: les deux tiers de l'effet mesuré +ont irrécusablement vérifié la rotation de notre planète, et l'autre +tiers a conduit Newton à déterminer son aplatissement. Aucun autre fait +particulier n'a eu peut-être d'aussi grandes conséquences dans toute +l'histoire de l'esprit humain.</p> + +<p>Passons maintenant à la considération spéciale du mouvement de +translation de la terre, dont l'existence ne peut être constatée, comme +nous l'avons remarqué, que par des preuves astronomiques, à cause de la +différence tout-à-fait insensible de la vitesse des divers points de la +terre en vertu de ce mouvement, qui ne saurait donc exercer la moindre +influence sur nos phénomènes terrestres.</p> + +<p>La seule position exacte de la question établit d'abord une analogie +puissante en faveur de la théorie copernicienne, puisque la circulation +de toutes les autres planètes autour du soleil avait été déjà constatée +par Tycho lui-même, le système ancien proprement dit étant ainsi +définitivement écarté de la discussion, qui s'est dès lors trouvée +réduite à examiner si la terre circule aussi à son rang, comme Vénus, +Mars, Jupiter, etc., ou bien si le soleil, centre reconnu de tous les +mouvemens planétaires, parcourt annuellement l'écliptique autour de la +terre immobile. Par ce simple énoncé, tout esprit impartial est, +évidemment, porté à présumer que le vrai motif de cette indécision tient +uniquement à la situation de l'observateur, qui, placé sur quelque autre +planète, en eût fait sans doute aussi le centre général des mouvemens +célestes.</p> + +<p>Ici, comme à l'égard de la rotation, il est d'abord évident que les +apparences ne peuvent rien décider. Car, en ôtant la terre du centre de +l'écliptique pour y mettre le soleil, il suffit de placer la terre en un +point de cette orbite diamétralement opposé à celui qu'occupait le +soleil auparavant; et dès lors, sans rien changer au sens du mouvement, +l'observateur terrestre apercevra continuellement le soleil dans la même +direction que ci-devant. En regardant le mouvement annuel de la terre +comme n'altérant point le parallélisme de son axe de rotation, toute +l'explication des phénomènes relatifs aux saisons et aux climats, étant +reprise sous ce point de vue, donnera, évidemment, les mêmes résultats +que dans l'ancien système. Tous les phénomènes les plus sensibles du +ciel sont donc exactement les mêmes pour les deux hypothèses. Ainsi, +c'est uniquement dans des comparaisons plus délicates et plus +détournées, fondées sur des observations plus approfondies, qu'il faut +chercher des motifs de prononcer entre elles, en considérant des +phénomènes qui conviennent beaucoup mieux à l'une qu'à l'autre, ou même, +comme on en a découvert, qui soient absolument incompatibles avec le +système ancien, et mathématiquement en harmonie avec le système moderne. +Si l'on ne voulait point distinguer, à cet égard, entre les preuves +directes et indirectes, il faudrait, pour ainsi dire, envisager +l'ensemble des phénomènes célestes, tant mécaniques que géométriques; +car il n'en est presque aucun qui ne puisse fournir indirectement une +confirmation spéciale du mouvement de notre planète, dont l'influence +doit, en effet, se faire sentir naturellement dans toutes nos +explorations astronomiques. Mais il ne saurait évidemment être question, +en ce moment, que des preuves les plus directes. Je crois devoir les +réduire à trois principales, que je vais successivement considérer dans +l'ordre croissant de leur validité logique; elles se tirent de l'examen +des phénomènes: 1º. de la précession des équinoxes, modifiée par la +nutation de l'axe terrestre; 2º. des apparences stationnaires et +rétrogrades que présentent les mouvemens planétaires; 3º. enfin, de +l'aberration de la lumière, d'où l'on a déduit la démonstration la plus +décisive et la plus mathématique.</p> + +<p>En comparant deux catalogues d'étoiles dressés à des époques +différentes, on remarque, dans les positions de tous ces astres, une +variation très singulière et croissante avec le temps, qui ne semble +assujettie à aucune loi, quand on se borne à envisager les ascensions +droites et les déclinaisons. Mais, si l'on en déduit les longitudes et +les latitudes, on reconnaît aussitôt que les dernières n'ont éprouvé +aucun changement, et que les premières ont subi une modification +commune, consistant dans une augmentation générale d'environ cinquante +secondes par an, qui se continue indéfiniment avec uniformité. Cette +importante découverte fut faite par Hipparque, d'après la différence de +deux degrés qu'il aperçut entre ses longitudes d'étoiles et celles qui +résultaient des observations d'Aristille et Timocharis un siècle et demi +auparavant. La précision des observations modernes permet de vérifier ce +fait général par des comparaisons beaucoup plus rapprochées, et même +d'une année à l'autre. Ce phénomène équivaut évidemment à une +rétrogradation des points équinoxiaux sur l'écliptique contre l'ordre +des signes; d'où vient sa dénomination habituelle, à cause de +l'avancement continuel d'environ vingt minutes, qui en résulte +nécessairement chaque année pour l'époque des équinoxes.</p> + +<p>Cette précession des équinoxes ne pouvait être conçue, dans l'hypothèse +de la terre immobile, qu'en faisant tourner l'univers tout d'une pièce +autour des pôles de l'écliptique en vingt-cinq mille neuf cent vingt +ans, en même temps qu'il tournait chaque jour, en sens contraire, autour +des pôles de l'équateur. Aussi Ptolémée avait-il imaginé, à cet effet, +un ciel de plus. Au lieu de cette complication inintelligible, il +suffit, au contraire, en admettant le mouvement de la terre, d'altérer +le parallélisme de son axe de rotation d'une quantité presque +insensible; car, le phénomène sera complètement représenté, si l'on fait +tourner lentement cet axe, pendant cette longue période, autour de celui +de l'écliptique, en formant avec lui un angle constant.</p> + +<p>La différence des deux hypothèses à cet égard devient bien plus sensible +encore en considérant le phénomène secondaire, désigné sous le nom de +<i>nutation</i>, dont les anciens n'ont pu avoir aucune connaissance, à cause +de son extrême petitesse, quoiqu'il ne soit qu'une sorte de +différentiation de la précession des équinoxes, et qu'il se manifeste +essentiellement de la même manière, pourvu que les observations soient +faites avec toute la précision moderne. Ce phénomène remarquable, dont +la période est de dix-huit ans environ, avait été indiqué par Newton +d'après la théorie de la gravitation; mais il a été réellement constaté, +pour la première fois, par Bradley. On le représente aisément, dans +l'hypothèse copernicienne, en modifiant un peu le mouvement conique +précédent de l'axe terrestre, qui correspond à la précession. Il faut +alors concevoir que cet axe, au lieu d'occuper à chaque instant une des +génératrices de ce cône, tourne autour d'elle en dix-huit ans, suivant +un autre cône très petit, ayant pour base une ellipse, dont les deux +demi-axes sont à peu près de neuf secondes et de six secondes. Ce +phénomène obligerait évidemment, dans l'hypothèse de la terre en repos, +à supposer à l'univers un troisième mouvement général, encore plus +difficile à concilier que celui de la précession avec le mouvement +fondamental.</p> + +<p>La considération de ces phénomènes du point de vue mécanique rend +beaucoup plus frappant le contraste des deux systèmes à ce sujet. Car, +ces légères altérations du parallélisme de l'axe terrestre sont, d'après +la théorie de la gravitation, une simple conséquence nécessaire et +évidente, comme je l'indiquerai plus tard, de l'action du soleil, et +surtout de la lune, sur le renflement équatorial de notre globe, suivant +le beau travail de D'Alembert, qui explique complètement, non-seulement +la nature, mais encore la quantité exacte de ces deux perturbations.</p> + +<p>Voilà donc une première classe de phénomènes qui, sans être absolument +inconciliables avec l'ancien système du monde, s'accordent infiniment +mieux avec le mouvement de la terre, même en se bornant à les envisager +sous le rapport géométrique, comme nous devons le faire +actuellement<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a> +<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" +name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7"> +(retour) </a> Craignant d'interrompre la série naturelle des + idées dans cette importante exposition, je n'ai pas cru + devoir mentionner l'application chronologique qu'on a voulu + faire quelquefois de la procession des équinoxes, d'après + l'indication de Newton à ça sujet, afin de remonter à des + époques très reculées, par les monumens de diverses sortes + qui retraçaient alors l'état du ciel, à raison de + soixante-douze ans pour chaque degré de différence dans la + position des points équinoxiaux. Quoique sans doute très + rationnelle en elle-même, cette application me semble + réellement dépourvue de toute utilité essentielle, à cause + de l'extrême imperfection nécessaire des observations + antiques, et de la grossière infidélité de leur expression + par les monumens considérés. Car, il résulterait + probablement de cette double cause, convenablement + appréciée, une incertitude chronologique très supérieure, + dans la plupart des cas, à celle que laissent les procédés + ordinaires de l'exploration historique. Cette méthode ne + deviendrait donc applicable, avec quelque précision, qu'à + partir de la naissance de la véritable astronomie chez les + Grecs; et, pour des temps si peu lointains, les autres + renseignemens suffisent déjà entièrement. Je ne pense pas + qu'on puisse citer aucune véritable découverte chronologique + qui soit effectivement due à ce procédé, depuis plus d'un + siècle qu'on s'en est occupé. +</blockquote> + +<p>Cette évidente supériorité du système copernicien, est encore plus +clairement prononcée à l'égard des nombreux phénomènes connus sous le +nom de <i>rétrogradations et stations des planètes</i>, qui, dans l'hypothèse +de la terre immobile, ne pouvaient être que vaguement expliqués à l'aide +des suppositions les plus forcées et les plus arbitraires; tandis que +toutes leurs diverses circonstances, même numériquement appréciées, +résultent immédiatement, et de la manière la plus simple, du seul +mouvement de notre planète.</p> + +<p>On a justement comparé ces phénomènes aux apparences que présente +journellement un bateau, descendant une large rivière, à un observateur +qui la descend aussi de son côté, sans avoir conscience de son +mouvement; et d'où il résulte que le mouvement de ce bateau semble +direct, stationnaire, ou rétrograde, selon que sa vitesse est +supérieure, égale, ou inférieure à celle de l'observateur. Nous +concevons en effet, que le mouvement de notre globe doit nous faire +continuellement apercevoir chaque planète au point de son orbite où elle +se trouverait en lui imprimant, en sens contraire, une vitesse égale à +la nôtre. Cela posé, à partir du moment où la planète quelconque est le +plus près de nous, afin que les deux mouvemens soient exactement dans le +même sens, cette correction la fera évidemment paraître rétrograde +pendant un temps plus ou moins long dépendant des vitesses et des +distances relatives, jusqu'à ce que sa direction se trouve suffisamment +changée, par la continuité de sa propre circulation, pour que son +mouvement apparent redevienne direct, comme il l'est le plus souvent. Il +est d'ailleurs évident que, suivant la règle ordinaire de tous les +phénomènes qui changent de signe, il y aura, vers la fin et vers le +renouvellement de la rétrogradation, un instant où la planète paraîtra +sensiblement stationnaire dans le ciel. Toutes les parties du phénomène, +l'époque et la durée de la rétrogradation, l'étendue de l'arc qu'elle +embrasse et la position de ses points extrêmes, peuvent être exactement +calculées d'après la distance de la planète au soleil et la durée de sa +révolution, comparées au mouvement de la terre. On peut, dans ce cas, +simplifier beaucoup le calcul, sans aucun inconvénient réel, en +supposant tous les mouvemens circulaires et uniformes, et même dans le +plan de l'écliptique. Les résultats doivent évidemment présenter de +grandes différences, suivant les diverses planètes. Leur comparaison +générale montre que la durée absolue de la rétrogradation augmente à +mesure qu'on s'éloigne du soleil; mais que, relativement au temps +périodique de la planète, elle diminue, au contraire, très rapidement et +de plus en plus. Or, l'observation directe de ces phénomènes vérifie, +d'une manière remarquable, toutes ces conséquences de la théorie du +mouvement de la terre, même quant à leur valeur numérique.</p> + +<p>Ces apparences si simples n'avaient pu être expliquées, dans l'ancien +système, qu'en faisant mouvoir chaque planète sur la circonférence d'un +cercle idéal, dont le centre parcourait l'orbite effective. On conçoit +que, ces deux mouvemens se trouvant être tantôt conformes et tantôt +contraires, il était possible, en disposant convenablement du rayon +arbitraire de cet épicycle et du temps fictif de la révolution +correspondante, de représenter, jusqu'à un certain point, la +rétrogradation et la station de chaque planète. Cette conception, qu'il +faut juger comme subordonnée à l'ancien système, était sans doute fort +ingénieuse. Mais, malgré toutes les ressources arbitraires qu'on s'y +était ménagé, elle ne satisfaisait que d'une manière très vague aux +phénomènes mêmes qui l'avaient provoquée, et elle était manifestement +contraire à la véritable nature des orbites planétaires, comme nous le +verrons dans la leçon suivante. Ainsi, indépendamment de son absurdité +physique, elle ne pouvait évidemment soutenir à cet égard la moindre +concurrence, avec la théorie de Copernic, qui a rendu ces phénomènes +tellement simples et vulgaires, que les astronomes ne s'en occupent plus +aujourd'hui. On n'avait pas même tenté d'y expliquer la circonstance la +plus frappante que présentent les rétrogradations planétaires, leur +coïncidence invariable avec l'époque de l'opposition, s'il s'agit d'une +planète supérieure, ou de la conjonction inférieure, à l'égard des deux +autres planètes, ce qui, au contraire, résulte, au premier coup d'oeil, +de l'explication moderne.</p> + +<p>Le mouvement annuel de la terre pourrait donc être regardé comme +suffisamment constaté par cette seconde classe de phénomènes, qui +faisait en effet la principale force de l'argumentation des coperniciens +avant Képler et Galilée. Néanmoins, comme elle peut à la rigueur se +concilier, jusqu'à un certain point, avec l'ancien système du monde, +quelque étrange et imparfaite qu'y soit son explication, l'astronomie +moderne, dans l'admirable sévérité de sa méthode, ne proclame +aujourd'hui, comme une vraie démonstration mathématique du mouvement de +la terre, que celle qui résulte de l'analyse exacte des phénomènes si +variés de l'aberration de la lumière, absolument incompatibles avec +l'immobilité de notre globe, et si parfaitement déduits au contraire par +le grand Bradley de la théorie copernicienne; quoique, d'ailleurs, cette +théorie se trouvât déjà généralement admise par les astronomes, quand +ces phénomènes furent découverts. Telle est la troisième considération +fondamentale, qui me reste à indiquer ici, au sujet du mouvement de la +terre.</p> + +<p>Il est préalablement indispensable d'examiner comment l'astronomie +parvient à mesurer la vitesse avec laquelle la lumière se propage.</p> + +<p>Les distances terrestres sont beaucoup trop petites pour que le procédé +qui permet d'estimer, par des observations directes, la durée de la +propagation du son, puisse être jamais applicable à la lumière, dont le +mouvement est tellement rapide qu'on ne saurait constater, quelques +précautions qu'on ait prises, la moindre différence perceptible entre +l'instant où la lumière est émise en un certain lieu et le moment où +elle est vue d'un autre lieu aussi éloigné que possible, quoique les +deux phénomènes ne soient pas sans doute exactement simultanés. Mais la +grandeur des espaces intérieurs de notre système solaire comporte, au +contraire, une évaluation très précise de cette vitesse. Toutefois, il +semble au premier abord, que, quel que soit le temps employé par la +lumière à nous venir des astres, il n'en doit résulter qu'un simple +retard dans l'époque que nous assignons à chacune de leurs positions, ce +qui n'exercerait aucune influence sur nos observations comparatives. +C'est pourquoi ce temps ne peut être aperçu et mesuré qu'en considérant +des phénomènes uniformes qui s'exécutent successivement à des distances +de la terre extrêmement inégales, et qui, dès lors, présenteront pour +cette seule cause des différences appréciables suivant les diverses +situations. Tel est, en effet, le procédé imaginé par Roëmer, auteur de +cette immortelle découverte, que lui fournit l'observation comparative +des éclipses des satellites de Jupiter dans les situations opposées de +cette planète à l'égard de la terre.</p> + +<p>Le premier satellite, par exemple, est éclipsé par Jupiter toutes les +quarante-deux heures et demie. Supposons que les tables en aient été +dressées pour la moyenne distance de Jupiter à la terre, qui a lieu +lorsque Jupiter nous semble à quatre-vingt-dix degrés environ du soleil. +En comparant à cette situation moyenne l'époque de l'opposition et celle +de la conjonction, il est clair que l'apparition de l'éclipse aura lieu +plus tôt dans le premier cas, et plus tard dans le second, à cause du +chemin moindre ou plus grand que la lumière devra parcourir. La +confrontation des deux cas extrêmes détermine le temps très sensible +employé par la lumière à décrire le diamètre de l'orbite terrestre, et +il en est résulté qu'elle nous vient du soleil en huit minutes environ. +L'observation des autres satellites, et, plus tard, celle des satellites +de Saturne et même d'Uranus, ont fourni à cet égard de nombreux moyens +de vérification, qui, d'ailleurs, ont constaté l'exacte uniformité du +mouvement de la lumière, du moins entre les limites de notre monde.</p> + +<p>D'après cette importante détermination préliminaire, il devient aisé de +concevoir comment le mouvement de la terre produit les phénomènes de +l'aberration de la lumière dans les étoiles et dans les planètes.</p> + +<p>Quoique la lumière emploie certainement plusieurs années à nous +parvenir, même des étoiles les plus voisines, il n'en peut évidemment +résulter, si la terre est immobile, qu'une simple erreur d'époque, et +jamais aucune erreur de lieu. Au contraire, notre mouvement doit +nécessairement altérer un peu la direction suivant laquelle nous +apercevons l'astre, et qui s'obtient alors en composant, d'après la +règle ordinaire du parallélogramme des mouvemens, la vitesse de la +lumière avec celle de la terre. Comme la première est environ dix mille +fois supérieure à la seconde, cette déviation ne peut être, à son +<i>maximum</i> (qui a lieu lorsque les deux mouvemens sont rectangulaires), +que de vingt secondes, tantôt en un sens, tantôt dans l'autre; d'où +résulte au plus une variation de quarante secondes dans les positions +des étoiles pendant tout le cours de l'année. Il fallait donc toute la +précision des observations modernes pour parvenir à la constater avec +une entière certitude, quoique plusieurs astronomes aient semblé +l'entrevoir un peu avant Bradley, sans pouvoir d'ailleurs se l'expliquer +en aucune manière.</p> + +<p>La loi fondamentale de cette déviation ne laisse évidemment rien +d'arbitraire. L'aberration a toujours lieu dans le plan qui passe à +chaque instant par la direction variable et exactement connue du +mouvement de la terre, et par le rayon visuel mené à l'étoile, qui peut +être regardé, d'après la leçon précédente, comme sensiblement parallèle, +en tous temps, à la droite que déterminent la longitude et la latitude +de cet astre. L'angle formé par ces deux droites règle tous les +changemens que ce phénomène doit présenter. Tout est donc mathématique +ici, et peut être confronté, sans la moindre équivoque, à l'observation +directe, après avoir, pour plus de facilité, déduit de l'aberration +primitive les variations qu'elle entraîne dans l'ascension droite et la +déclinaison, préalablement corrigées de la précession.</p> + +<p>En considérant la marche générale du phénomène, on peut envisager +l'ensemble des rayons visuels menés à l'étoile dans toutes les positions +de la terre, comme formant un cylindre plus ou moins oblique, dont la +base est le cercle de l'écliptique. Le plus grand angle que la +génératrice de ce cylindre puisse former avec la tangente de la base, +et qui détermine la plus grande aberration, a lieu dans les deux points +diamétralement opposés où son plan est perpendiculaire à l'écliptique: +l'angle est au contraire le plus éloigné possible d'être droit, d'où +résulte le <i>minimum</i> d'aberration, dans les deux points de l'écliptique +situés à quatre-vingt-dix degrés des précédens. Le développement total +du phénomène, pendant le cours de l'année, doit donc présenter quatre +phases principales, deux <i>maxima</i> et deux <i>minima</i>, tantôt dans un sens, +tantôt dans l'autre, suivant les directions opposées de la terre aux +deux moitiés de sa route. Cette marche caractéristique de l'aberration, +et surtout la périodicité si frappante de l'ensemble des phénomènes +après chaque année révolue, ont été pour Bradley les premiers symptômes +qui l'aient naturellement conduit à en chercher la vraie théorie dans la +combinaison du mouvement de la terre avec le mouvement de la lumière.</p> + +<p>L'aberration doit, évidemment, présenter des différences très +considérables suivant les diverses étoiles. Ce qui vient d'être indiqué +sur sa marche générale, correspond essentiellement au cas le plus +ordinaire d'une étoile plus ou moins écartée de l'écliptique. Mais, si +l'on envisage les deux cas extrêmes, il est d'abord évident que, pour +une étoile située au pôle de l'écliptique, le cylindre précédent +deviendra droit, et, par conséquent, l'aberration fondamentale aura +toujours la même valeur, égale à son <i>maximum</i> de vingt secondes, et +sera seulement tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Quant au contraire, +à une étoile située exactement dans le plan de l'écliptique, les +variations seront plus prononcées qu'en aucun autre cas; puisque, notre +cylindre se réduisant alors à un plan, l'aberration pourra être nulle à +deux époques opposées de l'année, tandis que, à trois mois de chacune +d'elles, elle atteindra toute sa valeur. Voilà donc une nouvelle source +de vérifications très sensibles pour la théorie générale de +l'aberration.</p> + +<p>Enfin, l'observation des planètes doit nécessairement être affectée +aussi d'une erreur de lieu semblable à l'aberration des étoiles. +Seulement, la loi fondamentale en est plus compliquée; car, au lieu du +simple parallélogramme des mouvemens, il faut considérer alors le +parallélépipède destiné à composer les trois vitesses de la lumière, de +la terre, et de la planète; ce qui produit des formules plus +embarrassantes; mais d'ailleurs entièrement analogues. Cette nouvelle +aberration est susceptible d'un troisième genre de changement, dû aux +vitesses fort inégales des diverses planètes, indépendamment de celles +qui correspondent aux directions continuellement variables de la terre +et de la planète. Il en résulte des différences plus étendues entre les +valeurs extrêmes du phénomène, ainsi qu'une moindre régularité dans ses +phases principales, quoique tout continue évidemment à pouvoir être +calculé <i>à priori</i> avec exactitude.</p> + +<p>Tel est, dans son ensemble, l'esprit du beau travail de Bradley, qu'on +peut considérer comme présentant, après la grande suite de recherches de +Képler, la plus haute manifestation de génie astronomique qui ait jamais +été produite jusqu'ici: une nouvelle classe de phénomènes très délicats +et très variés, ramenée mathématiquement tout entière, et jusque dans +ses moindres détails numériques, à un seul principe éminemment simple et +lucide. Le merveilleux accord de cette théorie avec les observations +directes les plus précises, diversifiées de mille manières, nous offre +donc enfin une démonstration complètement irrécusable de la réalité du +mouvement annuel de la terre, sans lequel aucun de ces nombreux +phénomènes ne saurait évidemment avoir lieu.</p> + +<p>La vitesse due à la rotation quotidienne de notre globe doit aussi, +d'après le même principe fondamental, produire une certaine aberration +diurne, présentant, comme l'aberration annuelle, quatre phases +principales et analogues, séparées par des intervalles de six heures, et +susceptible, en outre, d'un nouvel ordre de variations, suivant les +latitudes des divers observatoires. Mais nos observations ne deviendront +peut-être jamais assez précises pour procurer à notre intelligence la +vive satisfaction de trouver, dans un même ordre de phénomènes, une +démonstration mathématique de la rotation de notre planète aussi bien +que de sa translation. En effet, la vitesse qui résulte de la rotation +de la terre étant plus de soixante fois moindre, même à l'équateur, que +celle due à la translation, le <i>maximum</i> de cette aberration diurne est +un peu au-dessous de un tiers de seconde, et par conséquent +inappréciable jusqu'ici. Il en serait, à bien plus forte raison, de même +pour les plus grandes vitesses artificielles que nous puissions nous +imprimer, et qui ne sauraient produire aucune aberration perceptible +dans les objets fixes vers lesquels nous dirigerions nos regards pendant +ces mouvemens.</p> + +<p>Il ne faut pas négliger de noter, au sujet de la théorie de +l'aberration, que tous les calculs y étant fondés sur l'uniformité du +mouvement de la lumière, leur exacte harmonie avec l'observation +immédiate a étendu, aux plus grands espaces imaginables, la preuve de +cette uniformité, constatée seulement jusque alors dans l'intérieur de +notre monde par le travail de Roëmer. En même temps, on a ainsi reconnu +que la vitesse de la lumière est la même pour toutes les étoiles, ou, du +moins, que les différences ne peuvent point s'élever à un vingtième de +la valeur moyenne.</p> + +<p>Enfin, il est évident que la connaissance de l'aberration a nécessité +désormais, dans toutes les observations astronomiques, une nouvelle +correction fondamentale, à joindre à celles de la réfraction et de la +parallaxe, avant de pouvoir les employer à des déterminations qui +exigent toute la précision possible. Il en est de même à l'égard de la +précession et de la nutation. Ces trois nouvelles corrections générales +peuvent se faire par des formules trigonométriques essentiellement +analogues à celles déjà usitées pour la réfraction et la parallaxe, sauf +le changement des coefficiens. On conçoit que, par l'ensemble de ces +opérations, le simple dépouillement d'une observation brute, faite avec +les meilleurs instrumens, soit devenu, pour les modernes, une opération +délicate et pénible.</p> + +<p>Telles sont, en aperçu, les diverses considérations essentielles dont +l'influence combinée a graduellement conduit l'homme à reconnaître +enfin, de la manière la plus irrésistible, le double mouvement effectif +de la planète qu'il habite. Aucune révolution intellectuelle ne fait +autant d'honneur à la rectitude naturelle de l'esprit humain, et ne +montre aussi bien l'action prépondérante des démonstrations positives +sur nos opinions définitives, car aucune n'a eu à surmonter un tel +ensemble d'obstacles fondamentaux. Un très petit nombre de philosophes +isolés, sans autre supériorité sociale que celle qui dérive du génie +positif et de la science réelle, a suffi pour détruire, en moins de deux +siècles, chez tous les hommes civilisés, une doctrine aussi ancienne que +notre intelligence, directement établie sur les apparences les plus +fortes et les plus vulgaires, intimement liée au système entier des +opinions dirigeantes, et, par suite, aux intérêts généraux des plus +grands pouvoirs existans, et à laquelle, enfin, l'orgueil humain prêtait +même un appui instinctif, dans le secret de chaque conscience +individuelle.</p> + +<p>Ce n'est pas ici le lieu d'analyser l'influence nécessaire qu'une +innovation aussi radicale a effectivement exercée et doit exercer de +plus en plus sur l'ensemble des idées humaines. Cet examen appartient +spécialement à la dernière partie de cet ouvrage, destinée, comme on +sait, à étudier les lois naturelles de notre développement social. Mais +il convient d'indiquer ici, d'une manière générale, l'opposition directe +et inévitable que présente la connaissance du mouvement de la terre avec +tout le système des croyances théologiques. Ce système, en effet, repose +évidemment sur la notion de l'ensemble de l'univers essentiellement +ordonné pour l'homme; ce qui doit paraître absurde, même aux esprits les +plus ordinaires, quand il est enfin constaté que la terre n'est point le +centre des mouvemens célestes, qu'on n'y peut voir qu'un astre +subalterne, circulant à son rang et en son temps, autour du soleil, +entre Vénus et Mars, dont les habitans auraient tout autant de motifs de +s'attribuer le monopole d'un monde qui est lui-même presque +imperceptible dans l'univers. Les demi-philosophes qui ont voulu +maintenir la doctrine des causes finales et des lois providentielles, en +s'écartant des notions vulgaires admises de tout temps sur la nature de +leur destination, sont tombés, ce me semble, dans une grave +inconséquence fondamentale. Car, après avoir ôté la considération, au +moins claire et sensible, du plus grand avantage de l'homme, je défie +qu'on puisse assigner aucun but intelligible à l'action providentielle. +L'admission du mouvement de la terre, en faisant rejeter cette +destination humaine de l'univers, a donc tendu nécessairement à saper +par sa base tout l'édifice théologique. On s'explique aisément ainsi la +répugnance instinctive des esprits vraiment religieux contre cette +grande découverte, et l'acharnement opiniâtre du pouvoir sacerdotal +contre son plus illustre promoteur.</p> + +<p>La philosophie positive n'a jamais détruit une doctrine quelconque, sans +lui substituer immédiatement une conception nouvelle, capable de +satisfaire encore plus complètement aux besoins fondamentaux et +permanens de la nature humaine, comme j'aurai tant d'occasions de le +constater dans le quatrième volume de cet ouvrage. Ainsi, la vanité de +l'homme a dû être, sans doute, profondément humiliée, quand la +connaissance du mouvement de la terre est venue dissiper les illusions +puériles qu'il s'était faites sur son importance prépondérante dans +l'univers. Mais, en même temps, le seul fait de cette découverte ne +tendait-il point nécessairement à lui donner un sentiment plus élevé de +sa vraie dignité intellectuelle, en lui faisant apprécier toute la +portée de ses moyens réels convenablement employés, par l'immense +difficulté que notre position, dans le monde dont nous faisons partie, +opposait à l'acquisition exacte et certaine d'une telle vérité? Laplace +a justement signalé cette considération philosophique. À l'idée +fantastique et énervante d'un univers arrangé pour l'homme, nous +substituons la conception réelle et vivifiante de l'homme découvrant, +par un exercice positif de son intelligence, les vraies lois générales +du monde, afin de parvenir à le modifier à son avantage entre certaines +limites, par un emploi bien combiné de son activité, malgré les +obstacles de sa condition? Laquelle est, au fond, la plus honorable pour +la nature humaine, parvenue à un certain degré de développement social? +Laquelle est le mieux en harmonie avec nos plus nobles penchans? +Laquelle enfin tend à stimuler avec plus d'énergie notre intelligence et +notre activité? Si l'univers était réellement disposé pour l'homme, il +serait puéril à lui de s'en faire un mérite, puisqu'il n'y aurait +nullement contribué, et qu'il ne lui resterait qu'à jouir, avec une +inertie stupide, des faveurs de sa destinée; tandis qu'il peut, au +contraire, dans sa véritable condition, se glorifier justement des +avantages qu'il parvient à se procurer en résultat des connaissances +qu'il a fini par acquérir, tout ici étant essentiellement son +ouvrage<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a> +<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" +name="footnote8"><b>Note 8: </b></a><a href="#footnotetag8"> +(retour) </a> Vauvenargues a dit avec une profonde raison: + «Le monde est ce qu'il doit être pour un être actif, + c'est-à-dire fertile en obstacles.» +</blockquote> + +<p>Une dernière conséquence philosophique, très imparfaitement appréciée +jusqu'ici, et qui me semble fort importante, résulte nécessairement de +la doctrine du mouvement de la terre. C'est la distinction, désormais +profondément tranchée, entre l'idée d'<i>univers</i> et celle de <i>monde</i>, +trop souvent encore prises l'une pour l'autre. On n'a point reconnu +jusqu'à présent que la notion d'univers, c'est-à-dire la considération +de l'ensemble des grands corps existans comme formant un système unique, +était essentiellement fondée sur l'opinion primitive à l'égard de +l'immobilité de la terre. Dans cette manière de voir, tous les astres +constituaient, en effet, malgré leurs caractères propres et la diversité +de leurs mouvemens, un véritable système général, ayant la terre pour +centre évident. Au contraire, la connaissance du mouvement de notre +globe, transportant subitement toutes les étoiles à des distances +infiniment plus considérables que les plus grands intervalles +planétaires, n'a plus laissé, dans notre pensée, de place à l'idée +réelle et sensible de <i>système</i> qu'à l'égard du très petit groupe dont +nous faisons partie autour du soleil. Dès lors, la notion de <i>monde</i> +s'est introduite comme claire et usuelle; et celle d'<i>univers</i> est +devenue essentiellement incertaine et même à peu près inintelligible. +Car, nous ignorons complétement aujourd'hui, et nous ne saurons +probablement jamais avec une véritable certitude, si les innombrables +soleils que nous apercevons composent finalement, en effet, un système +unique et général, ou, au contraire, un nombre, peut-être fort grand, de +systèmes partiels, entièrement indépendans les uns des autres. L'idée +d'univers se trouve donc ainsi essentiellement exclue de la philosophie +vraiment positive, et l'idée de monde devient la pensée la plus étendue +qu'il nous soit permis de poursuivre habituellement avec fruit; ce qui +doit être regardé comme un véritable progrès, cette pensée ayant +l'avantage d'être, par sa nature, exactement circonscrite, tandis que +l'autre est, de toute nécessité, vague et indéfinie; comme je l'ai +remarqué au commencement de ce volume. Cette restriction de nos +conceptions générales usuelles est d'autant plus rationnelle que nous +avons acquis, par l'expérience la plus étendue et la plus décisive, la +conviction de l'indépendance fondamentale des phénomènes intérieurs de +notre monde, les seuls dont la connaissance nous soit indispensable, à +l'égard des phénomènes vraiment universels, puisque, comme je l'ai déjà +signalé, les tables astronomiques de l'état de notre système solaire, +dressées sans avoir aucun égard à l'action des autres soleils, +coïncident journellement avec les observations directes les plus +minutieuses.</p> + +<p>La théorie du mouvement de la terre n'a point encore certainement +exercé, dans notre manière de voir habituelle, toute son influence +nécessaire, surtout au sujet de cette distinction fondamentale, qui en +est néanmoins une conséquence immédiate et évidente. Cela tient, sans +doute, à l'extrême imperfection de notre système d'éducation, qui ne +permet, même aux plus éminens esprits, d'être initiés à ces hautes +pensées philosophiques, que lorsque tout l'ensemble de leurs idées a +déjà reçu la profonde empreinte habituelle d'une doctrine absolument +opposée: en sorte que les connaissances positives qu'ils parviennent à +acquérir, au lieu de dominer et de diriger leur intelligence, ne servent +ordinairement qu'à modifier et à contenir la tendance vicieuse qu'on a +d'abord développée en elle.</p> + +<a name="l23" id="l23"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>VINGT-TROISIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur les lois de Képler, et sur leur +application à la théorie géométrique des mouvemens célestes.</p> + +<p>La connaissance du mouvement de la terre nous conduit naturellement à +nous transporter au point de vue solaire, puisqu'il devient dès lors +nécessaire, et en même temps possible, de ramener nos observations +immédiates à celles qui seraient faites du centre du soleil, désormais +reconnu comme le vrai centre immobile de tous les mouvemens intérieurs +de notre monde, seul objet essentiel de nos études astronomiques. Cette +transformation, justement nommée <i>parallaxe annuelle</i>, suit, en effet, +les mêmes règles que la parallaxe ordinaire ou diurne, examinée dans la +vingtième leçon: elle est seulement beaucoup plus grande, la distance de +la terre au soleil y remplaçant le rayon de la terre; ce qui n'a +d'influence que sur les coefficiens des formules trigonométriques déjà +usitées dans le premier cas. À la vérité, le changement qu'éprouve, +pendant le cours de l'année, la distance de la terre au soleil, tend à +introduire, entre ces deux réductions, une différence essentielle. Mais, +cette variation, dont la plus grande valeur n'est que d'un trentième, +peut, d'abord, être entièrement négligée, sans aucun inconvénient réel, +dans une première étude des mouvemens célestes: et la découverte des +lois géométriques de ces mouvemens permet, ensuite, d'en tenir compte +avec exactitude, dans les cas qui l'exigent.</p> + +<p>C'est ainsi que les astronomes convertissent habituellement toutes leurs +observations géocentriques en observations héliocentriques. À l'égard +des étoiles, nous savons déjà, par l'avant-dernière leçon, que cette +transformation, quelque considérable qu'elle doive paraître, est +toujours entièrement insensible jusqu'ici: en sorte que, dans +l'observation de tous les astres extérieurs à notre monde, il est +parfaitement indifférent que le spectateur soit placé sur la terre, ou +sur le soleil, ou sur une planète quelconque. Mais, pour l'intérieur de +notre système, la parallaxe annuelle doit, évidemment, avoir une valeur +très sensible, quelquefois extrêmement grande, et dont il est +indispensable de tenir compte, même envers les planètes les plus +lointaines.</p> + +<p>D'après cette transformation fondamentale, nous pouvons maintenant +poursuivre et terminer l'étude géométrique des mouvemens planétaires, +déjà ébauchée, à la fin de l'avant-dernière leçon, quant à leurs +périodes et aux plans dans lesquels ils s'exécutent, et au sujet de +laquelle nous avions dû réserver la partie la plus importante et la plus +difficile, la détermination exacte de la vraie figure des orbites et de +la manière dont elles sont parcourues. Ces connaissances essentielles +une fois acquises, nous pourrons enfin nettement comprendre comment +l'astronomie atteint son véritable but définitif, la prévision exacte et +rationnelle de l'état de notre système à une époque quelconque donnée. +Tel est l'objet de la leçon actuelle.</p> + +<p>Dans la première enfance de l'astronomie mathématique, on a dû +naturellement regarder les mouvemens des planètes comme exactement +uniformes et circulaires. Quoique cette supposition fût, sans doute, +appuyée, si ce n'est inspirée, par des considérations métaphysiques et +même théologiques sur la perfection de ce genre de mouvemens, convenable +à la nature divine des astres, comme les écrits des anciens nous en +offrent d'incontestables témoignages, elle n'en était pas moins alors +profondément rationnelle. Car, il était indispensable de former à cet +égard une hypothèse quelconque pour parvenir graduellement, en la +comparant de plus en plus aux observations, à la vraie connaissance des +mouvemens célestes, qui n'était point susceptible d'être jamais obtenue +d'une manière directe. Or, on ne pouvait, évidemment, adopter une +hypothèse plus simple qui, représentant à peu près l'ensemble des +premières observations, fût plus aisément susceptible de leur être, +ensuite, extrêmement confrontée par la géométrie alors naissante. Telle +est la valeur réelle de cette hypothèse fondamentale, qui a d'abord +constitué la science astronomique, que nous l'employons encore +aujourd'hui, quand nous voulons nous contenter d'une première +approximation, toutes les fois, par exemple, que nous ébauchons la +théorie d'un nouvel astre.</p> + +<p>Mais, par les progrès mêmes que permettait l'usage d'une telle +hypothèse, on ne dut pas tarder à reconnaître que les planètes ne +demeurent point à des distances invariables du centre de leurs +mouvemens, et que leurs vitesses autour de lui ne sont pas constantes. +Cette remarque générale dut être surtout hâtée par l'obligation qu'on +s'était imposée de placer ce centre sur la terre; car, si l'on eût +rapporté les mouvemens au soleil, ces irrégularités eussent été beaucoup +moins prononcées, et, par conséquent, bien plus tard constatées. Dès +lors, les astronomes grecs imaginèrent, pour représenter les phénomènes, +de modifier leur hypothèse fondamentale par deux conceptions +principales, dont chacune isolément permettait d'expliquer, jusqu'à un +certain point, les irrégularités observées, et qui, surtout, combinées, +pouvaient long-temps suffire à cette interprétation, tant que les +progrès de la géométrie abstraite ne comportaient pas une confrontation +mathématique entièrement rigoureuse. Ces deux hypothèses secondaires +sont connues sous les noms d'excentrique, et d'épicycle. La première +consiste à placer l'astre central à une certaine distance du centre +géométrique des mouvemens circulaires et uniformes; ce qui suffit pour +faire varier les rayons vecteurs ainsi que les vitesses angulaires, +d'une manière à peu près conforme aux observations, tant que celles-ci +n'ont pas atteint un certain degré de précision, et que, en même temps, +la théorie du cercle n'a point fait exactement connaître la relation +propre de ses coordonnées polaires. Dans la seconde conception, déjà +indiquée par la leçon précédente, l'astre est supposé décrire +immédiatement avec une vitesse constante la circonférence d'un petit +cercle auxiliaire, dont le centre parcourt uniformément l'orbite +primitive; d'où résulte une certaine variation nécessaire dans les +mouvemens rapportés à l'astre central, même sans le déplacer du centre +du cercle principal. Cette seconde hypothèse fournit plus de ressources +que la première, puisqu'elle dispose de deux quantités arbitraires, au +lieu de la seule excentricité. Elle est, d'ailleurs, beaucoup plus +féconde; car, rien n'empêche, à chaque nouvelle découverte d'un défaut +d'harmonie avec les observations, de créer un nouvel épicycle, comme +l'ont fait effectivement, et au degré le plus abusif, les astronomes du +moyen âge. Enfin, les deux hypothèses peuvent, évidemment, être réunies.</p> + +<p>À partir de l'époque où l'usage régulier de ces deux conceptions fut +devenu dominant, il n'est pas douteux, ce me semble, que la philosophie +métaphysique, à laquelle se rattachait l'hypothèse fondamentale, ait +considérablement retardé les progrès de la science astronomique. Sans +les mystiques chimères de cette philosophie sur la convenance absolue du +mouvement circulaire et uniforme à l'égard des astres, on eût +certainement tenté beaucoup plus tôt de sortir d'une hypothèse qui, +n'ayant, à l'origine, d'autre mérite réel que celui de sa simplicité +primitive, avait fini par présenter une complication presque +inextricable, par la multiplication graduelle des épicycles successifs. +Les inconvéniens de cette complication étaient déjà vivement sentis par +tous les astronomes lors de la composition des tables pruténiques, et +même à l'époque des tables alphonsines, comme l'indique clairement le +mot célèbre et énergique du roi Alphonse. Néanmoins, l'influence +prépondérante des préjugés métaphysiques prolongea l'emploi de cette +théorie, jusqu'à ce qu'il fût devenu réellement impossible de la suivre +davantage, lorsque, vers la fin du seizième siècle, le nombre total des +cercles employés à l'explication des mouvemens célestes s'éleva jusqu'à +74, pour les sept astres considérés alors; tandis que, en même temps, +les progrès importans que Tycho introduisit dans toutes les observations +astronomiques ne permirent plus de représenter suffisamment ainsi les +mouvemens planétaires effectifs, malgré la multitude de quantités +arbitraires dont les astronomes pouvaient disposer d'après un tel +système. C'est ainsi que, même dans les sciences, les hommes ne se +déterminent à changer radicalement leurs institutions primitives +(surtout quand elles n'ont pas été rationnellement établies), que +lorsqu'elles ont enfin complètement cessé de remplir l'office auquel +elles étaient destinées, et après que les nombreuses modifications dont +on les avait, à cet effet, successivement surchargées, sont évidemment +devenues impuissantes.</p> + +<p>Tel était l'état de l'astronomie avant le grand rénovateur Képler, qui, +le premier après vingt siècles, osa reprendre, de fond en comble, le +problème général des mouvemens planétaires, en regardant tous les +travaux antérieurs comme non-avenus, et n'adoptant d'autre base +générale que le système complet d'observations exactes auquel la vie de +son illustre précurseur, Tycho-Brahé, venait d'être si noblement +dévouée. Malgré la hardiesse naturelle de son génie, ses écrits nous +montrent, dans leur admirable naïveté, combien il avait besoin d'exciter +son enthousiasme pour soutenir l'exécution d'une entreprise aussi +audacieuse et aussi difficile, quoique si éminemment rationnelle.</p> + +<p>Le choix que fit Képler de la planète Mars, pour son système de +recherches astronomiques, était extrêmement heureux, à cause de +l'excentricité plus prononcée de cette planète, qui devait rendre plus +facile à saisir la vraie loi des inégalités. Mercure, à la vérité, est +encore plus excentrique; mais la difficulté de l'observer d'une manière +assez suivie, ne permettait pas de l'employer.</p> + +<p>Il s'agit donc maintenant de considérer directement les trois grandes +lois fondamentales, découvertes par Képler au sujet de Mars, et qu'il +étendit ensuite à tous les autres mouvemens intérieurs de notre système. +L'ordre suivant lequel on les dispose habituellement aujourd'hui n'est +point indifférent: c'est celui dans lequel elles servent à fonder la +mécanique céleste, comme le montrera la leçon prochaine. Sous le point +de vue purement géométrique, les deux premières suffisent pour +déterminer complètement le mouvement propre à chaque planète, l'une en +réglant sa vitesse à chaque instant, l'autre en fixant la figure de +l'orbite. La troisième loi est destinée à établir une harmonie +fondamentale entre tous les divers mouvemens planétaires.</p> + +<p><i>Première loi.</i> On avait depuis long-temps remarqué que la vitesse +angulaire de chaque planète, c'est-à-dire, l'angle plus ou moins grand +décrit, en un temps donné, par son rayon vecteur, augmente constamment à +mesure que l'astre s'approche davantage du centre de son mouvement: mais +on ignorait entièrement la relation exacte entre les distances et les +vitesses. Képler la découvrit, en comparant les deux cas extrêmes du +<i>maximum</i> et du <i>minimum</i> de ces quantités, où leur vraie liaison devait +être, en effet, plus sensible. Il reconnut ainsi que les vitesses +angulaires de Mars, à son périhélie et à son aphélie, sont inversement +proportionnelles aux quarrés des distances correspondantes. Cette loi, +saisie par son génie dans le simple rapprochement de deux seules +observations, fut ensuite vérifiée pour toutes les positions +intermédiaires de Mars, et, plus tard, étendue à toutes les autres +planètes. Son exactitude a été constatée depuis par l'expérience +habituelle de tous les astronomes. Elle est ordinairement présentée +sous une autre forme géométrique, imaginée par Képler lui-même. Au lieu +de dire que la vitesse angulaire d'une planète quelconque est, à chaque +point de son orbite, en raison inverse du quarré de la distance au +soleil, on préfère exprimer, plus simplement, que l'aire tracée, en un +temps donné et très court, chaque jour par exemple, par le rayon vecteur +de la planète, est d'une grandeur constante, quoique sa forme soit +variable: ou, en d'autres termes, que les aires décrites croissent +proportionnellement aux temps écoulés. Cet énoncé n'est évidemment +qu'une heureuse transformation géométrique de l'énoncé primitif. Car, en +choisissant un temps assez court pour que le mouvement de l'astre puisse +être envisagé comme momentanément circulaire autour du soleil, il est +clair que l'aire qu'engendre le rayon vecteur est proportionnelle au +produit de la vitesse angulaire par le quarré de la distance; et +qu'ainsi la réciprocité des deux facteurs équivaut à l'invariabilité du +produit.</p> + +<p>En détruisant radicalement la prétendue uniformité des mouvemens +célestes, Képler a donc satisfait aux besoins fondamentaux de l'esprit +humain en la remplaçant par une analogie du même ordre et plus réelle: +la constance n'a plus été dans les arcs décrits, mais dans les aires +tracées. On a même judicieusement remarqué à ce sujet que cette loi +nouvelle, quoique moins simple en apparence, était, au fond, beaucoup +plus favorable pour faciliter la solution effective du problème +géométrique des planètes. Car, avec la vraie figure des orbites +planétaires, et même en conservant des cercles excentriques, l'égalité +des arcs eût, en réalité, bien moins simplifié le travail que ne l'a +fait l'égalité des aires.</p> + +<p><i>Seconde loi.</i> La véritable nature des orbites était peut-être moins +difficile à découvrir. Car, il suffit essentiellement, à un homme tel +que Képler, d'avoir enfin bien senti, d'une manière franche et complète, +la nécessité d'abandonner irrévocablement les mouvemens circulaires, ce +à quoi l'on conçoit d'ailleurs aisément qu'il n'a pu parvenir tout d'un +coup. C'est là qu'on peut apercevoir clairement la funeste influence des +préjugés métaphysiques pour entraver la marche de Képler, en le faisant +si souvent hésiter, dans ses diverses tentatives, à renoncer +définitivement au mouvement circulaire. Mais, cette condition préalable +une fois remplie, il était fort naturel d'essayer l'ellipse, la plus +simple de toutes les courbes fermées après le cercle, qui n'en est +qu'une modification.</p> + +<p>La théorie abstraite de cette courbe avait été heureusement poussée +assez loin par les géomètres grecs pour qu'il devînt possible de la +reconnaître avec certitude dans les orbites planétaires. Il ne pouvait y +avoir une longue hésitation sur la place que le soleil devait occuper. +Car, on ne pouvait, évidemment, lui assigner que deux positions +remarquables, ou le centre, ou l'un des deux foyers. Or, une réflexion +générale sur les mouvemens célestes excluait immédiatement le centre, +sans avoir besoin d'aucun travail mathématique. Car, dans cette +hypothèse, l'orbite présenterait deux périhélies diamétralement opposés, +ainsi que deux aphélies; et chaque périhélie serait à quatre-vingt-dix +degrés seulement, au lieu de cent quatre-vingt degrés, de chaque +aphélie, ce qui est trop manifestement contraire à l'ensemble des +observations, même les plus grossières, pour pouvoir être un seul +instant supposé. Voilà comment Képler, en adoptant les orbites +elliptiques, fut nécessairement conduit à placer le soleil au foyer, +pour toutes les planètes à la fois. Quand son hypothèse eut été ainsi +bien formée, il devint aisé d'en constater la justesse, en la comparant +aux observations, par des calculs dont tous les principes étaient posés +d'avance.</p> + +<p>Telle est donc la seconde loi de Képler: les orbites planétaires +elliptiques, ayant le soleil pour foyer commun. Les excentricités sont +toujours fort petites pour les planètes proprement dites, excepté à +l'égard de deux des quatre planètes télescopiques, dans lesquelles la +distance des foyers s'élève jusqu'à un quart du grand axe. Cette belle +loi fut long-temps méconnue par la plupart des astronomes, même de ceux +qui sentaient vivement la nécessité d'abandonner les mouvemens +circulaires, et qui faisaient, à cet effet, dans une autre direction que +Képler, d'infructueuses tentatives. Dominique Cassini lui-même, plus +d'un demi-siècle après, eut la malheureuse idée de remplacer l'ellipse +de Képler par une courbe du quatrième degré, grossièrement semblable, en +certains cas, à l'ellipse, et dans laquelle le produit des distances aux +deux foyers, au lieu de leur somme, reste invariable<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a> +<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>. Mais, +l'expérience journalière de tous les astronomes a démontré depuis +combien était exacte la découverte de Képler, qui d'ailleurs, avait déjà +donné à cet égard les preuves les plus irrécusables, en construisant, +d'après ses deux premières lois, les célèbres tables rudolphines, qui +représentaient l'ensemble des observations avec bien plus de précision +que toutes les tables antérieures.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" +name="footnote9"><b>Note 9: </b></a><a href="#footnotetag9"> +(retour) </a> Le nom bizarre de <i>cassinoïde</i>, donne à cette + courbe par quelques écrivains, a tendu à éterniser le + souvenir de l'erreur fondamentale de ce célèbre astronome. +</blockquote> + +<p><i>Troisième loi.</i> Les deux lois précédentes déterminent entièrement la +course de chaque planète, considérée séparément, d'après le petit nombre +de constantes nécessaires pour la caractériser. Mais, les mouvemens des +diverses planètes autour du foyer commun restaient encore complètement +isolés les uns des autres, toutes ces constantes paraissant avoir des +valeurs essentiellement arbitraires. Képler, qui, de tous les hommes +peut-être, a possédé au plus haut degré le génie analogique, chercha (ce +que les anciens n'avaient jamais tenté, même grossièrement) à établir +entre tous ces mouvemens si différens, une certaine harmonie exacte et +fondamentale. Tel est l'objet de sa troisième loi.</p> + +<p>Plusieurs philosophes ont pensé (et j'avoue l'avoir d'abord cru +moi-même), que les vagues conceptions de la métaphysique sur les +harmonies mystiques de l'univers n'avaient pas été inutiles à cette +sublime découverte, en excitant les recherches de Képler sur la relation +entre les temps périodiques des diverses planètes et leurs moyennes +distances. Mais, en examinant plus profondément ce point intéressant de +l'histoire de l'esprit humain, il est aisé, ce me semble, de se +convaincre du contraire. Long-temps avant Képler, la philosophie +métaphysique avait entièrement cessé d'avoir, en astronomie, aucune +utilité réelle. Elle n'eût pu servir, en cette occasion, qu'à soutenir +la constance de ses travaux, par la persuasion préalable de l'existence +certaine d'une harmonie quelconque à cet égard. Or, sous ce rapport, +elle était complètement inutile, puisque beaucoup d'astronomes avaient +déjà remarqué que les révolutions planétaires sont toujours d'autant +plus lentes que les orbites ont plus d'étendue, ce qui suffisait, +évidemment, à Képler, pour motiver, à ce sujet, une recherche +mathématique. Il est clair, au contraire, que les considérations +métaphysiques ont considérablement retardé sa marche, en lui faisant +chercher avec une longue obstination, des harmonies qui ne pouvaient +avoir aucune réalité. En suivant d'abord la direction positive, comme il +finit par le faire, après s'être si long-temps égaré dans ces recherches +chimériques, sa découverte n'eût certainement point exigé dix-sept ans +de travaux assidus. Ayant préalablement reconnu que les temps +périodiques des diverses planètes croissent plus rapidement que leurs +moyennes distances au soleil, il suffisait d'essayer successivement, +parmi les diverses puissances du demi-grand axe, celle à laquelle la +durée de la révolution devait être proportionnelle. L'ensemble des +données du problème excluait d'abord les puissances entières, en +montrant que les temps périodiques croissent moins rapidement que les +quarrés des moyennes distances. Képler était ainsi naturellement conduit +à essayer l'exposant 3/2, le plus simple de tous les exposans entre 1 et +2. C'est par là qu'il découvrit enfin que les quarrés des temps des +révolutions sidérales de toutes les diverses planètes sont exactement +proportionnels aux cubes des demi-grands axes de leurs orbites: loi que +les observations postérieures ont toujours entièrement confirmée. On +voit que les conceptions métaphysiques furent, en réalité, parfaitement +étrangères à sa découverte, et que, loin d'y guider Képler, elles l'en +détournèrent long-temps.</p> + +<p>Outre la destination fondamentale de cette grande loi pour la mécanique +céleste, comme nous l'indiquerons dans la leçon suivante, elle présente +évidemment, en géométrie céleste, cette importante propriété directe, de +permettre de déterminer, l'un par l'autre, le temps périodique et la +moyenne distance de toutes les diverses planètes, quand ces deux élémens +ont été d'abord bien observés à l'égard d'une seule planète quelconque. +C'est ainsi, par exemple, qu'on a pu évaluer très promptement la durée +de la révolution d'Uranus, une fois que sa distance au soleil a été +mesurée, sans avoir besoin d'attendre l'accomplissement si lent d'une +révolution entière, qui a seulement servi plus tard à confirmer le +résultat primitif. De même, en sens inverse, si l'on venait à découvrir +quelque nouvelle planète très rapprochée du soleil, il suffirait +d'observer la durée très courte de sa révolution sidérale, pour en +conclure immédiatement la valeur de sa distance, dont la détermination +directe serait alors embarrassante. Les astronomes font continuellement +usage de cette double faculté, que la troisième loi de Képler leur a +procurée.</p> + +<p>Telles sont les trois lois générales qui serviront éternellement de base +à la géométrie céleste pour l'étude rationnelle des mouvemens +planétaires, et qui régissent aussi, exactement de la même manière, les +mouvemens des satellites autour de leurs planètes, en plaçant l'origine +des aires ou le foyer de l'ellipse au centre de la planète +correspondante. Depuis que l'admirable génie de Képler nous les a +dévoilées, le nombre total des astres de notre monde, sans même y +comprendre les comètes, a plus que triplé; et cette multiplicité +d'épreuves aussi inattendues n'a fait que confirmer successivement de +plus en plus leur profonde justesse. Leur ensemble a réduit toute notre +détermination des mouvemens de translation de ces corps, à un simple +problème de géométrie (dont les difficultés abstraites sont d'ailleurs +considérables), qui n'emprunte plus à l'observation directe que les +données fondamentales strictement indispensables: ce qui a imprimé à +l'astronomie un caractère profondément rationnel. Ces données sont, pour +chaque astre, au nombre de six: 1º. deux, déjà envisagées dans la +vingt-unième leçon, relativement au plan de l'orbite, déterminé +habituellement par la longitude de l'un ou l'autre noeud, et par +l'inclinaison à l'écliptique; 2º. la longitude du périhélie, qui fixe la +direction de l'orbite dans son plan; 3º. le rapport de la distance +focale au grand axe, qui caractérise la forme de l'ellipse décrite; 4º. +la moyenne distance au soleil, c'est-à-dire le demi-grand axe de cette +ellipse, qui définit entièrement sa grandeur; 5º. enfin, la durée de la +révolution sidérale, indiquant suffisamment la vitesse moyenne de +l'astre. Nous devons regarder, dans cette leçon, tous ces élémens +fondamentaux comme rigoureusement constans, l'étude des légères +variations qu'ils subissent progressivement étant le principal objet +définitif de la mécanique céleste, quoique plusieurs aient d'abord été +appréciées, avec plus ou moins d'exactitude, par la simple observation +directe. D'après ces élémens, il suffit de connaître une seule position +de chaque astre, pour que toute sa course se trouve être géométriquement +définie: ce que les astronomes font ordinairement, en se bornant à +indiquer la longitude de l'astre à une époque donnée.</p> + +<p>Quoiqu'il soit évident, en thèse générale, que l'étude des mouvemens +intérieurs de notre monde est ainsi entièrement tombée sous le ressort +de la géométrie abstraite, il n'en est pas moins indispensable de +considérer ici la nature spéciale de ce grand problème géométrique, +suivant les principaux cas généraux qu'il doit présenter, sans entrer +d'ailleurs dans aucun détail de solution, incompatible avec l'esprit et +la destination de cet ouvrage. Il faut distinguer, à cet effet, trois +cas essentiels, que je range ici dans l'ordre astronomique de leur +difficulté croissante: le cas des planètes proprement dites, celui des +satellites, et enfin celui des comètes. Nous devons nous borner ici à +caractériser nettement les différences essentielles que présente à cet +égard le problème général de la géométrie céleste. En outre, on doit +reconnaître préalablement que, par sa nature, ce problème se décompose +toujours en deux questions distinctes, inverses l'une de l'autre: 1º. +étant donnés les élémens astronomiques de l'orbite, déterminer tout ce +qui concerne la course entière de l'astre, ce qui est la recherche la +plus ordinaire à l'égard des astres anciennement connus; 2º. +réciproquement, comme on doit surtout le faire envers tout astre +nouvellement étudié, trouver les valeurs de tous ces divers élémens, +d'après l'observation d'une partie suffisamment étendue de la course de +l'astre. Il importe fort peu d'ailleurs laquelle de ces deux questions +essentielles sera placée avant l'autre.</p> + +<p><i>Problème des planètes.</i> La difficulté bien moindre que présente l'étude +géométrique des mouvemens des planètes proprement dites résulte +uniquement de la faible excentricité de leurs orbites, et de la petite +inclinaison des plans correspondans, seuls caractères essentiels qui, +aux yeux des astronomes, les distinguent réellement des comètes. Ces +deux circonstances caractéristiques facilitent beaucoup la solution +précise du problème, en permettant, dans les divers développemens +analytiques qu'elle exige, de s'en tenir aux premières puissances des +inclinaisons et des excentricités. En même temps, sous le point de vue +mécanique, les perturbations étant, en général, comme nous le verrons, +bien plus petites, par une suite nécessaire de ces mêmes conditions, on +conçoit que la solution doit naturellement avoir plus d'exactitude.</p> + +<p>En supposant d'abord que tous les élémens astronomiques de la planète +soient donnés, il est clair que, partant d'une position connue, on +pourra calculer, par la combinaison des deux premières lois de Képler, +en quel lieu se trouvera l'astre à telle époque, ou, au contraire, en +combien de temps il se transportera de telle situation à telle autre. La +difficulté consiste essentiellement dans cette question relative à la +théorie de l'ellipse: trouver l'angle compris entre deux rayons vecteurs +qui forment un secteur elliptique dont l'aire est donnée, ou, +réciproquement, passer de l'angle à l'aire. Ce problème fondamental, si +justement désigné sous le nom de <i>Problème de Képler</i>, ne peut être +résolu que par approximation dans l'état présent de l'analyse +mathématique, car il dépend d'une intégration qu'on ne sait point +jusqu'ici effectuer en termes finis. Les astronomes emploient encore, à +cet égard, des transformations géométriques essentiellement semblables à +celles imaginées par Képler.</p> + +<p>Une ellipse, dont le foyer est donné, étant suffisamment déterminée par +trois quelconques de ses points, il est clair, en considérant maintenant +la question inverse, que trois positions exactement observées d'une +planète, doivent permettre de remonter à la connaissance de tous ses +élémens astronomiques. Cette seconde recherche générale est susceptible +d'une solution parfaitement rigoureuse, quoique, d'ailleurs, elle exige +des calculs fort compliqués. L'orbite une fois géométriquement définie, +la simple comparaison de l'aire comprise entre deux des trois rayons +vecteurs primitifs, avec le temps employé par l'astre à passer de l'un à +l'autre, suffira pour faire connaître, d'après la première loi de +Képler, la durée totale de sa révolution, ce qui complétera la solution. +Ici se reproduit d'ailleurs, dans l'évaluation de cette aire, la +difficulté fondamentale du problème de Képler.</p> + +<p>En principe, trois positions quelconques sont strictement suffisantes. +Mais il est d'abord évident que, la solution étant fondée sur la +différence de ces positions, les résultats seraient trop incertains si +l'on ne mettait point, entre les trois observations successives un +notable intervalle, dont la valeur doit naturellement augmenter à mesure +qu'il s'agit d'une planète plus lointaine. En second lieu, il est +indispensable de connaître un plus grand nombre de positions +suffisamment distinctes, au moins cinq ou six, afin de se procurer des +moyens de vérifier et de rectifier les premiers résultats par les +diverses combinaisons ternaires des observations effectuées, dont le +degré d'accord mesurera l'exactitude de l'opération.</p> + +<p>Cette double nécessité entraînant le besoin d'un temps plus ou moins +considérable, et, en certains cas, très long, pour l'exacte +détermination définitive d'une orbite planétaire, les astronomes ont +senti l'importance d'employer d'abord provisoirement, comme guide +général de leurs observations, l'antique hypothèse du mouvement +circulaire et uniforme, dans toute sa simplicité primitive, qui présente +le précieux avantage de pouvoir être beaucoup plus facilement calculée, +d'après deux positions seulement, contrôlées, tout au plus, si on le +juge à propos, par une troisième. On peut même avant tout, ce qui est +encore plus simple, commencer par regarder, pendant un temps très court, +la route de l'astre comme rectiligne; et les astronomes l'ont fait +quelquefois avec succès, pour discerner tout d'un coup, surtout envers +un astre nouveau, dans quelle partie du ciel il doit être observé +prochainement. Mais, c'est seulement lorsqu'on se borne à des procédés +graphiques, qui suffisent à un tel but, que cette hypothèse peut être +utilement employée. Quant aux calculs, l'hypothèse circulaire méritera +seule d'être considérée, puisqu'elle s'y adapte avec presque autant de +facilité, et que, d'ailleurs, elle représente infiniment mieux le vrai +mouvement, pour une bien plus grande portion de la course totale. Quoi +qu'il en soit, on voit clairement par là que l'astronomie moderne, en +détruisant sans retour les hypothèses primitives, envisagées comme lois +réelles du monde, a soigneusement maintenu leur valeur positive et +permanente, la propriété de représenter commodément les phénomènes quand +il s'agit d'une première ébauche. Nos ressources à cet égard sont même +bien plus étendues, précisément à cause que nous ne nous faisons aucune +illusion sur la réalité des hypothèses; ce qui nous permet d'employer +sans scrupule, en chaque cas, celle que nous jugeons la plus +avantageuse.</p> + +<p><i>Problème des satellites.</i> Les lois de Képler, dans leur application aux +satellites, ne concernent que les mouvemens relatifs de chaque satellite +autour de sa planète, envisagée comme immobile. Ainsi, la difficulté +supérieure du problème des satellites a évidemment pour cause +fondamentale la nécessité de tenir compte du déplacement continuel du +foyer de leurs orbites elliptiques, si l'on veut réellement parvenir à +représenter par des tables effectives la suite de leurs positions, comme +les astronomes l'ont toujours finalement en vue dans leurs travaux. À +cela près, et la course de la planète correspondante étant préalablement +connue, la marche générale de la solution est d'ailleurs entièrement +analogue, dans l'une et l'autre des deux questions inverses, à celle +ci-dessus caractérisée, puisque les mêmes circonstances essentielles, de +la petitesse des excentricités et des inclinaisons, se reproduisent ici. +Mais cette mobilité du foyer de l'ellipse décrite doit nécessairement +compliquer beaucoup la recherche, en regardant même, ainsi qu'il +convient à la leçon actuelle, tous les élémens astronomiques comme +constans, quoique leurs variations soient bien plus prononcées qu'à +l'égard des planètes. Heureusement l'extrême rapidité de la circulation +des satellites compense un peu, dans la plupart des cas, cet +accroissement général de difficulté, en permettant de déterminer, par +des observations immédiates fréquemment renouvelées, leurs principaux +élémens. La première approximation, qui consiste ici, en regardant +d'ailleurs le mouvement comme toujours circulaire et uniforme, à +négliger entièrement le déplacement de la planète pendant +l'accomplissement d'une révolution entière, est peut-être même plus +facile alors qu'en aucun autre cas.</p> + +<p>La difficulté fondamentale du problème des satellites doit, évidemment, +présenter des degrés très inégaux, à raison de la disproportion plus ou +moins grande entre le temps périodique de chaque satellite et celui de +la planète correspondante. Si l'on compare, par exemple, le premier +satellite d'Uranus avec le dernier satellite de Jupiter, on voit que +celui-ci emploie deux fois plus de temps que l'autre à faire le tour de +sa planète, qui, d'un autre côté circule autour du soleil sept fois plus +rapidement. Il y aura donc, sans doute, beaucoup moins d'inconvénient à +traiter le premier comme s'il tournait autour d'un foyer immobile; et, +lorsqu'on voudra tenir compte du déplacement, son influence réelle étant +bien moindre, on obtiendra par des calculs moins pénibles le même degré +d'approximation. Aucun cas ne présente à cet égard, par sa nature, +autant de difficultés que celui de la lune, dont la théorie a toujours +fait, même sans compter les perturbations, le plus grand embarras des +astronomes, et dont cependant l'étude exacte nous importe davantage que +celle de tout autre satellite. Il est clair, en effet que, le temps +périodique de la lune étant seulement treize fois moindre environ que +celui de la terre, le déplacement de la planète a ici une extrême +influence sur les positions successives du satellite. La disproportion +des deux mouvemens est infiniment supérieure envers tous les autres +satellites.</p> + +<p><i>Problème des comètes.</i> Les comètes ne se distinguent essentiellement +des planètes proprement dites, comme je l'ai indiqué plus haut, que par +la très grande excentricité de leurs orbites, et les inclinations +presque illimitées des plans qui les contiennent. La petitesse si +prononcée et si constante de leurs masses, indiquée par la mécanique +céleste, n'est pas même un caractère vraiment exclusif, puisque les +quatre planètes télescopiques n'ont point probablement des masses +supérieures à celles de presque toutes les comètes. Toutes les autres +circonstances, et surtout celles qui attirent principalement l'attention +vulgaire à l'égard des comètes, sont secondaires et accidentelles, et +manquent d'ailleurs dans plusieurs de ces corps, outre qu'elles ne +sauraient exercer aucune sorte d'influence sur leur étude astronomique. +C'est même de l'extrême excentricité des orbites cométaires, comparée à +la faible excentricité des orbites planétaires, que doit résulter +l'ensemble des différences les plus importantes entre les planètes et +les comètes quant à leur constitution physique et chimique, +essentiellement fixe, d'après cela, dans les premières, et, au +contraire, éminemment variable dans les dernières. Les philosophes qui +ont regardé les comètes comme habitables n'ont point suffisamment +considéré, ce me semble, l'influence physiologique de cette distinction +fondamentale. D'après tout ce que nous connaissons de positif jusqu'ici +sur les lois de la vie, son existence doit être jugée radicalement +incompatible avec une aussi énorme variation dans l'ensemble des +circonstances extérieures, sous les rapports thermométriques, +hygrométriques, barométriques, et probablement électriques et chimiques, +que celle qui doit nécessairement avoir lieu lors du passage, +quelquefois très rapide, d'une comète de son périhélie à son aphélie ou +réciproquement.</p> + +<p>On conçoit aisément, du point de vue astronomique, la difficulté +nouvelle que doivent introduire, dans l'étude des mouvemens, ces deux +caractères essentiels des comètes, si peu intéressans en apparence. +Indépendamment des perturbations bien plus grandes qui en sont la suite +nécessaire, et que nous ne devons point considérer encore, il est clair +que l'obligation de ne rien négliger, à l'égard des excentricités et des +inclinaisons, doit rendre les calculs purement géométriques presque +inextricables dans l'exécution, quoique d'ailleurs la théorie soit +entièrement semblable à celle des planètes. Il est remarquable toutefois +que, même dans ce cas, l'hypothèse circulaire puisse être encore +réellement employée pour diriger les premières observations, quoiqu'il +faille évidemment la restreindre à un temps beaucoup plus court. C'est +par l'emploi de cette hypothèse, à laquelle Tycho s'était borné, qu'il +démontra, le premier, contrairement à tous les préjugés philosophiques, +que les comètes sont de véritables astres, aussi réguliers dans leur +cours que les planètes elles-mêmes, quoique d'une étude plus difficile, +après qu'il eut d'abord établi, par l'évaluation grossièrement approchée +de leurs distances, qu'on ne saurait y voir des météores atmosphériques.</p> + +<p>Mais, la première ébauche de la théorie des comètes se fait +essentiellement aujourd'hui à l'aide d'une nouvelle hypothèse, imaginée +par Newton, et qui leur est spécialement adaptée, à raison même de la +forme très allongée de leurs orbites elliptiques. C'est l'hypothèse +parabolique, qui, moins simple sans doute que l'hypothèse circulaire, +représente nécessairement beaucoup mieux la course de l'astre, jusqu'à +une assez grande distance de son périhélie. On conçoit, en effet, que +l'ellipse d'une comète, vu sa grande excentricité, doit peu s'écarter, +depuis son périhélie jusqu'à environ quatre-vingt-dix degrés de là, de +la parabole qui aurait le même sommet et le même foyer: c'est seulement +plus loin que la distance des deux courbes devient de plus en plus +considérable, et bientôt immense, quelque allongée que puisse être +l'ellipse. La parabole peut donc suffisamment correspondre aux positions +effectives de l'astre pendant cette première partie de sa course, dont +elle simplifie extrêmement l'étude, d'après l'ensemble des propriétés +géométriques de cette courbe, bien plus facile à traiter que l'ellipse. +Cette substitution provisoire est d'autant plus heureuse, qu'elle +convient précisément à la seule portion qui intéresse vivement la +curiosité publique, l'astre n'étant plus ordinairement assez éclairé, +lorsqu'il s'écarte davantage du soleil, pour être visible de la terre à +l'oeil nu.</p> + +<p>Pour employer une telle hypothèse, il suffit évidemment, d'après la +nature de la parabole, d'avoir observé la comète dans deux positions +différentes, comme s'il s'agissait du cercle. On en déduit alors +géométriquement tous les élémens ordinaires, sauf bien entendu, le temps +périodique, et le grand axe étant remplacé par la distance du sommet au +foyer. Ce sont ces cinq élémens qui servent aux astronomes de +signalement ordinaire pour reconnaître ou distinguer les comètes dans +leurs apparitions successives, quoique les variations considérables +qu'ils sont susceptibles d'éprouver en réalité puissent souvent induire +en erreur à ce sujet, et qu'elles aient probablement conduit en effet à +multiplier beaucoup trop le nombre des comètes. Enfin, le problème de +Képler, qui comporte alors une solution rigoureuse et même facile, +déterminant l'aire décrite pendant l'intervalle connu des deux +observations primitives, achève de régler tout ce qui concerne la course +de l'astre, en faisant apprécier sa vitesse, ce qui permet dès lors à +nos calculs de le devancer dans toutes ses positions successives, +jusqu'aux limites naturelles de l'hypothèse parabolique.</p> + +<p>C'est dans cet esprit que la théorie géométrique des comètes est +habituellement traitée; car, sur le très grand nombre de comètes +actuellement connues et paraboliquement caractérisées, il n'y en a pas +dix dont les orbites elliptiques soient jusqu'ici bien établies, tant +est extrême la difficulté mathématique de la solution rigoureuse. +Néanmoins, sans la théorie elliptique on ne saurait, évidemment, +atteindre à la partie la plus intéressante de cette recherche, la +prévision exacte des retours, d'après l'évaluation du temps périodique. +Il faut même reconnaître, à cet égard, que la durée de la révolution +sidérale constitue le trait le plus caractéristique, et peut-être le +seul vraiment décisif, du signalement d'une comète; car, malgré les +perturbations dont cet élément est aussi susceptible, il varie beaucoup +moins que les divers élémens paraboliques.</p> + +<p>On conçoit, par cet ensemble de considérations, quelle est jusqu'ici +l'imperfection nécessaire de la théorie des comètes, comparée à celle +des planètes.</p> + +<p>Tels sont, dans leurs caractères essentiels, les trois cas généraux que +présente l'application des lois de Képler au problème fondamental de la +géométrie céleste. C'est ainsi que l'astronomie a pu parvenir à assigner +mathématiquement, pour la suite entière des temps, ou futurs ou passés, +la position qu'occupe, en un instant donné, l'un quelconque des divers +astres qui composent le système solaire dont nous faisons partie. +D'après ces déterminations fondamentales, il devient aisé de comprendre, +en thèse générale, comment tous les phénomènes secondaires qui peuvent +résulter de la situation mutuelle de plusieurs de ces corps ont dû être +exactement calculés et prévus, d'une manière entièrement rationnelle. +Les principaux de ces aspects sont les éclipses de diverses sortes, +qu'entraîne naturellement le passage de ces astres les uns devant les +autres par rapport à nous. L'exactitude et la rationnalité de leur +prévision ont toujours été le critérium évident et décisif d'après +lequel la perfection effective des théories astronomiques est devenue +facilement appréciable, même par le vulgaire, puisqu'un tel résultat +suppose nécessairement une profonde connaissance réelle des lois +géométriques que suivent, dans leurs mouvemens, les deux ou les trois +astres qui concourent au phénomène. À la vérité, tous les événemens +célestes sont, par leur nature, essentiellement périodiques, puisque les +orbites sont toujours nécessairement des courbes fermées. Ainsi, la +notion empirique et grossière de quelques périodes qui reproduisent à +peu près certains genres d'éclipses, a pu devenir, dès la première +enfance de l'astronomie, un moyen direct de prédiction fort imparfait; +ce qui a souvent trompé les érudits sur l'étendue des connaissances de +quelques castes antiques, quoique cela ne supposât essentiellement +d'autre découverte que celle d'une écriture quelconque pour tenir +registre des événemens observés. Mais, il ne saurait évidemment être +question ici de ce procédé anti-géométrique, fondé sur des périodes très +mal observées à l'origine, et d'ailleurs réellement variables, qui +pourrait tout au plus indiquer vaguement, même aujourd'hui, le jour de +l'événement. Il s'agit uniquement de prédictions vraiment mathématiques, +qui n'ont pu commencer que dans l'immortelle école d'Alexandrie; et dont +le degré de précision, à l'heure, à la minute, et enfin à la seconde, +représente fidèlement en effet les grandes phases historiques du +perfectionnement graduel de l'ensemble de la géométrie céleste. Voilà ce +qui, abstraction faite de toute application à nos besoins, fera +toujours, de l'observation des éclipses, un spectacle aussi intéressant +pour les vrais philosophes que pour le public lui-même, et par des +motifs que la propagation de l'esprit positif rendra, j'espère, de plus +en plus, essentiellement analogues, quoique inégalement énergiques.</p> + +<p>Indépendamment de la haute utilité pratique de cette classe générale de +phénomènes au sujet du grand problème des longitudes, quelques-uns +d'entre eux sont devenus, depuis un siècle, susceptibles d'une +destination scientifique fort importante, en fournissant, comme je l'ai +annoncé dans l'avant-dernière leçon, les meilleurs moyens de déterminer +avec exactitude la distance du soleil à la terre, donnée si +indispensable à toute notre astronomie.</p> + +<p>Quand le soleil est plus ou moins éclipsé par un astre quelconque, soit +qu'il s'agisse d'une éclipse très apparente, comme celles que produit la +lune, soit, au contraire, que le phénomène se réduise à obscurcir un +seul point du disque solaire, d'une manière imperceptible à l'oeil nu, +comme lors des passages de Vénus ou de Mercure entre le soleil et nous, +l'observation de ces phénomènes, dont la théorie est, dans tous les cas, +essentiellement identique, peut nous conduire à apprécier, plus +exactement que par aucune autre voie, la parallaxe relative de cet astre +et du soleil, et par suite la distance du soleil lui-même, d'après la +différence, soigneusement mesurée, que doit présenter la durée totale du +phénomène aux divers observatoires de notre globe. Considérons, en +effet, que la théorie a d'abord déterminé cette durée pour le centre de +la terre, qui verrait l'astre décrivant une certaine corde du disque +solaire. Dès lors, par l'effet de la parallaxe, qui abaisse inégalement +les deux astres, l'observateur situé à la surface du globe verra décrire +une corde différente, ce qui changera la durée effective du phénomène. +Or, dans les cas ordinaires, cet effet se trouvera nécessairement +inverse pour deux lieux situés de part et d'autre de l'équateur +terrestre. Car, si la parallaxe relative rapproche la corde du centre du +disque, à l'égard de l'un de nos hémisphères, et, conséquemment, +augmente la durée mathématique du passage, elle l'en éloignera, au +contraire, et diminuera cette durée, envers l'hémisphère opposé. Il y +aura donc, sous ce rapport, une différence très appréciable entre deux +lieux distincts, convenablement choisis parmi ceux qui permettent +d'apercevoir le phénomène, et surtout d'un hémisphère à l'autre. Cette +différence constatée, ne dépendant, évidemment, que de la parallaxe +relative et de la vitesse angulaire, déjà bien connue, de l'astre +considéré, conduira à l'évaluation de la première de ces deux quantités +et, par suite, de la parallaxe horizontale du soleil.</p> + +<p>Tous les astres susceptibles de passer entre le soleil et nos yeux ne +sont pas, à beaucoup près, également propres à une telle détermination. +Il faut d'abord que la parallaxe relative ne soit pas trop considérable, +afin que l'influence propre à la parallaxe solaire ne s'efface point, +pour ainsi dire, vis-à-vis de celle de l'astre, dont la distance à la +terre serait alors insuffisante à nous servir de base dans l'exacte +évaluation de l'éloignement du soleil. D'un autre côté, cette parallaxe +relative serait elle-même trop mal connue si elle ne surpassait pas +notablement la parallaxe du soleil, qu'il vaudrait alors presque autant +déterminer d'une manière directe; et d'ailleurs la différence des durées +serait trop peu prononcée. Enfin, il faut aussi que le mouvement +angulaire de l'astre soit assez lent, pour que, le phénomène se +prolongeant long-temps, cette différence doive être très sensible.</p> + +<p>Parmi les trois seuls astres connus qui puissent ainsi éclipser le +soleil, l'ensemble de ces motifs exclut, évidemment, la lune, et même +Mercure, en sorte qu'il ne reste que Vénus. La parallaxe, dans une telle +position, offre les proportions convenables, étant presque triple de +celle du soleil; et la vitesse angulaire est assez petite pour que le +phénomène, dont la durée totale est de six à huit heures, puisse +présenter des différences de vingt minutes au moins entre deux +observatoires bien choisis. Telle est la belle méthode imaginée par +Halley, et pratiquée plus tard par divers astronomes. Le degré de +précision du résultat se trouve, évidemment fixé d'après les +considérations qui précèdent.</p> + +<p>J'ai cru devoir caractériser nettement cette application de la théorie +géométrique des mouvemens célestes, à cause de son extrême importance +pour le système entier de la science astronomique. Mais, il serait +contraire à la nature de cet ouvrage d'y considérer spécialement aucune +autre de ces questions secondaires, quelque grande que puisse être, +d'ailleurs, leur utilité pratique.</p> + +<p>L'ensemble de ces phénomènes provoque naturellement une remarque +philosophique fort essentielle, sur l'opposition nécessaire et de plus +en plus prononcée de l'esprit positif contre l'esprit théologique ou +métaphysique, à mesure que la géométrie céleste s'est perfectionnée +davantage. Le caractère fondamental de toute philosophie théologique +est d'envisager tous les phénomènes comme gouvernés par des volontés, +et, par conséquent, comme éminemment variables et irréguliers, au moins +virtuellement. Au contraire, la philosophie positive les conçoit comme +assujettis, à l'abri de tout caprice, à des lois invariables, qui +permettent de les prévoir exactement. L'incompatibilité radicale de ces +deux manières de voir n'est, aujourd'hui, nulle part plus saillante qu'à +l'égard des événemens célestes, depuis qu'on a pu les prévoir +complètement et avec la dernière précision. En voyant toujours arriver +les comètes et les éclipses, avec toutes les circonstances minutieuses +exactement annoncées long-temps à l'avance, suivant les lois que le +génie humain a su enfin créer d'après ses observations, le vulgaire +lui-même doit être inévitablement entraîné à sentir que ces phénomènes +sont soustraits à l'empire de toute volonté, qui n'aurait pu, sans +doute, se subordonner aussi complaisamment à nos décisions +astronomiques.</p> + +<p>Je me suis efforcé de caractériser aussi nettement que possible, dans +cette leçon et dans les deux précédentes, le véritable esprit général +de la géométrie céleste, envisagée sous ses divers aspects principaux, +et en faisant complètement abstraction de toute considération mécanique. +Il faut maintenant passer à l'examen philosophique, bien plus difficile +et non moins important, de la théorie mécanique dont sont susceptibles +aussi les phénomènes astronomiques, en concevant les résultats généraux +de leur étude géométrique, si admirablement résumés par les trois lois +de Képler, comme autant de faits fondamentaux, propres à nous conduire à +une conception supérieure et unique. Cette seconde étude procure de +nouvelles déterminations, qui, sans elle, nous seraient nécessairement +interdites. Mais, sa principale influence scientifique est de réagir sur +le perfectionnement de la géométrie céleste elle-même, en rendant ses +théories plus précises, par suite de la liaison sublime qu'elle établit +profondément entre tous les phénomènes intérieurs de notre monde, sans +aucune exception. C'est ainsi que l'esprit humain en est enfin venu à +regarder les lois de Képler elles-mêmes comme une sorte d'approximation, +qui n'en conserve pas moins toute l'éminente valeur que nous lui avons +assignée ici. Les divers élémens que ces lois supposent constans sont, +en réalité, ainsi que j'ai dû déjà l'annoncer, susceptibles +d'altérations plus ou moins étendues. La connaissance exacte des lois si +complexes de leurs variations, constitue le principal résultat +astronomique de la mécanique céleste, indépendamment de sa haute +importance directe sous le rapport philosophique.</p> + + +<a name="l24" id="l24"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>VINGT-QUATRIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="small">Considérations fondamentales sur la loi de la gravitation.</p> + +<p>Beaucoup d'esprits judicieux, auxquels la saine philosophie n'est point +étrangère, mais qui n'ont pas une connaissance générale assez +approfondie des conceptions mathématiques, se représentent encore +l'étude mécanique des corps célestes comme étant nécessairement moins +positive que leur étude géométrique; parce qu'ils la confondent, sans +doute, avec la recherche inaccessible de l'origine et du mode de +production des mouvemens, méprise que les expressions vicieuses trop +souvent employées par les géomètres semblent tendre, il est vrai, à +autoriser. Cependant, les lois fondamentales du mouvement, quoique plus +difficiles à découvrir que celles de l'étendue, et connues bien +long-temps après elles, ne sont, incontestablement, ni moins certaines +ni moins universelles, ni d'une positivité moins évidente. Comment +pourrait-il en être autrement de leur application? Tout déplacement +curviligne d'un corps quelconque, d'un astre aussi bien que d'un boulet, +peut être étudié sous ces deux points de vue, également mathématiques: +géométriquement, en déterminant, d'après les observations directes, la +forme de la trajectoire, et la loi suivant laquelle varie la vitesse, +comme Képler l'a fait pour les corps célestes; mécaniquement, en +cherchant la loi du mouvement qui empêche continuellement le corps de +poursuivre sa route naturelle en ligne droite, et qui, combiné à chaque +instant avec sa vitesse actuelle, lui fait décrire sa trajectoire +effective, dès lors susceptible d'être connue <i>à priori</i>. Ces deux +recherches sont, évidemment aussi positives l'une que l'autre, et +pareillement fondées sur les phénomènes. Si dans la seconde, on se sert +encore quelquefois de termes qui paraissent indiquer une enquête de la +nature essentielle et de la cause première des mouvemens considérés, +cette habitude blâmable, dernier vestige de l'esprit métaphysique à cet +égard, ne doit pourtant pas faire illusion sur le vrai caractère +fondamental d'une telle étude.</p> + +<p>À la vérité, le cas du boulet et celui de l'astre présentent entre eux +cette différence essentielle, que, dans le premier, les deux mouvemens +élémentaires dont se compose, à chaque instant, le mouvement effectif, +sont préalablement bien connus, ce qui ne saurait avoir lieu dans +l'autre cas. Mais, cette circonstance ne fait qu'introduire, dans la +théorie mécanique de l'astre, une importante difficulté préliminaire de +plus, exactement compensée par la parfaite connaissance géométrique de +la trajectoire, qui manque immédiatement pour le boulet. Si la loi +fondamentale de la chute des poids n'eût pas été découverte d'après une +étude directe, la dynamique abstraite eût pu incontestablement la +déduire, d'une manière tout aussi sûre, quoique moins facile, de +l'observation des divers phénomènes que présentent les mouvemens +curvilignes produits par la pesanteur, qui nous fournissent +effectivement la meilleure mesure du coefficient numérique de cette loi. +Ce qui serait simplement facultatif à l'égard du boulet, devient forcé à +l'égard de l'astre; telle est, au fond, la seule différence réelle entre +les deux cas.</p> + +<p>La mécanique céleste a donc été fondée sur une base inébranlable, quand, +d'après les trois lois de Képler, désormais envisagées comme autant de +faits généraux, on est parvenu à déterminer, par les règles de la +dynamique rationnelle, la loi relative à la direction et à l'intensité +de la force qui doit agir incessamment sur l'astre pour le détourner de +sa route tangentielle. Cette loi fondamentale une fois découverte, +toutes les recherches astronomiques sont rentrées dans la catégorie +ordinaire des problèmes de mécanique, où l'on calcule les mouvemens des +corps d'après les forces dont ils sont animés. Telle est la marche +admirablement philosophique suivie, avec une si complète persévérance, +par le génie du grand Newton. La leçon actuelle doit être +essentiellement consacrée au premier ordre de considérations; le second +sera l'objet exclusif des deux leçons suivantes.</p> + +<p>Pour se conformer rigoureusement à l'exactitude historique, il faut +reconnaître, quoique cela n'altère en rien le sublime mérite des travaux +de Newton, que la fondation réelle de la mécanique céleste avait été +vaguement ébauchée par Képler lui-même, qui parut dignement pressentir +la haute destination philosophique des lois géométriques qu'il avait +établies. Il poussa, ce me semble, leur interprétation dynamique aussi +loin que le permettait alors l'état si imparfait de la science +mathématique. Il entrevit, en effet, la relation exacte de sa première +loi avec le principe que la direction de la force accélératrice de +chaque planète passe continuellement par le soleil, ce qui n'exige que +les considérations mathématiques les plus élémentaires. Quant à la loi +relative à l'intensité, qui constitue la difficulté essentielle de cette +grande recherche, il était absolument impossible de la découvrir à cette +époque. Néanmoins, Képler osa la chercher; mais, n'y pouvant suivre la +marche positive, il s'abandonna à cette métaphysique qui avait déjà tant +entravé ses travaux propres. Il serait superflu de rappeler ici sa +chimérique conception des rayons attractifs, par laquelle il tenta de +mesurer la force accélératrice des planètes, ni même son rapprochement, +moins métaphysique, entre cette force et la pesanteur. Quand même ces +considérations vagues et illusoires eussent fait accidentellement +deviner la loi véritable, ce qui arriva à Bouillaud en rectifiant le +propre raisonnement de Képler à ce sujet, cette circonstance +insignifiante ne pouvait faciliter, en aucune manière, la découverte +fondamentale de Newton, où il s'agissait réellement d'établir la +correspondance mathématique entre la loi des orbites elliptiques ayant +le soleil pour foyer, et celle de la variation de la force accélératrice +inversement au carré de la distance; ce que de telles tentatives +n'avaient nullement en vue. Les vrais précurseurs de Newton, sous ce +rapport, sont Huyghens et surtout Galilée, comme fondateurs de la +dynamique. Néanmoins, on peut remarquer avec intérêt comment le génie de +Képler, après avoir parcouru une aussi belle carrière, en constituant +définitivement la géométrie céleste, osa s'élancer aussitôt dans la +carrière, toute différente et alors inaccessible, de la mécanique +céleste, que la marche générale de l'esprit humain réservait si +impérieusement à ses héritiers; succession d'efforts, dont l'histoire +des sciences ne présente peut-être, dans tout son ensemble, aucun autre +exemple aussi prononcé. Personne, d'ailleurs, ne sent plus profondément +que moi la nullité radicale de toute semblable tentative.</p> + +<p>Dans un temps où l'on s'efforce chaque jour davantage de rabaisser au +niveau des plus médiocres intelligences les plus hautes conceptions du +génie humain, il est du devoir de tout vrai philosophe de se prononcer, +aussi énergiquement que possible, contre cette tendance déplorable, qui +finirait par pervertir, jusqu'en son germe, le développement général de +l'esprit positif chez les masses, en leur persuadant que ces découvertes +sublimes, qui ont coûté tant d'efforts du premier ordre à la série des +hommes les plus éminens dont notre espèce puisse s'honorer, étaient +susceptibles d'être simplement obtenues par quelques aperçus vagues et +faciles, accessibles, sans aucune préparation laborieuse, aux +entendemens les plus vulgaires. Quoiqu'il soit, sans doute, infiniment +plus aisé d'apprendre que d'inventer, il faut enfin que le public, pour +n'être point livré aux sophistes et vendu aux trafiquans de science, +soit profondément convaincu que, comme le simple bon sens l'indique +clairement, ce qui a été découvert par le long et pénible travail du +génie, la raison commune ne saurait se l'approprier réellement que par +une méditation persévérante, précédée d'études convenables. Si, comme +il est évident, ces conditions indispensables ne peuvent pas toujours +être suffisamment remplies, à l'égard de toutes les vérités +scientifiques destinées à entrer dans la circulation générale, n'est-il +pas bien préférable de le déclarer avec franchise, et de réclamer +directement une confiance, qui n'a jamais été refusée quand elle a été +convenablement motivée, au lieu de vouloir lutter contre une difficulté +insurmontable, en essayant vainement de rendre élémentaires des +conceptions nécessairement transcendantes? Car, les hommes ont encore +plus besoin de méthode que de doctrine, d'éducation que d'instruction.</p> + +<p>Conformément à ces maximes générales, je ne saurais trop condamner ici +les tentatives illusoires et nuisibles qu'on a si fréquemment +renouvelées, dans la vulgarisation, d'ailleurs si utile quand elle est +sagement conçue et exécutée, des principales notions de la philosophie +naturelle, pour rendre indépendante des grandes théories mathématiques +la démonstration de la loi fondamentale de la gravitation, d'après des +raisonnemens vagues et essentiellement métaphysiques sur les émanations +et les attractions, dont l'idée première est empruntée à Képler. Outre +le vide profond de ces considérations absolues, il est clair qu'une +telle manière de procéder tend à faire radicalement disparaître tout ce +qui constitue l'admirable réalité de la découverte newtonienne, sa +parfaite harmonie mathématique avec les lois géométriques des mouvemens +célestes, seul fondement positif de la mécanique des astres.</p> + +<p>Considérons maintenant, d'une manière directe, l'établissement vraiment +rationnel de cette conception fondamentale, en réservant à l'analyse +transcendante sa grande et indispensable part dans une telle opération.</p> + +<p>Il est d'abord évident, comme je l'ai déjà indiqué, que la première loi +de Képler prouve, sans aucune incertitude et de la manière la plus +simple, que la force accélératrice de chaque planète est constamment +dirigée vers le soleil. On n'a pas besoin, pour s'en convaincre, de +recourir à la théorie dynamique des aires. Une figure très élémentaire +suffit à démontrer, comme l'a fait Newton, que la force accélératrice, +quelque énergique qu'on l'imagine, ne saurait altérer en rien la +grandeur de l'aire qui serait décrite, en un temps donné, autour du +soleil, par le rayon vecteur de l'astre, en vertu de sa seule vitesse +actuelle, si sa direction passe exactement par le soleil, tandis qu'elle +la changerait inévitablement dans toute autre supposition. Ainsi, la +constance de cette aire, première donnée générale de l'observation, +dévoile la loi de la direction. La principale difficulté du problème, +celle qui fait la gloire essentielle de Newton, consiste donc dans la +découverte, d'après les deux autres théorèmes astronomiques de Képler, +de la loi relative à l'intensité de cette action continuelle que nous +concevons dès lors exercée, sans nous enquérir de son mode, par le +soleil sur les planètes.</p> + +<p>Dans la première ébauche de sa conception, Newton a pris pour base la +troisième loi de Képler, en considérant d'abord les mouvemens comme +circulaires et uniformes, ce qui suffisait en commençant. L'action +solaire, dès lors égale et contraire à la force centrifuge de la +planète, devenait ainsi nécessairement constante aux divers points de +l'orbite, et ne pouvait varier qu'en passant d'une planète à une autre. +Les théorèmes d'Huyghens sur la force centrifuge dans le cercle, dont la +démonstration est presque élémentaire, conduisaient immédiatement à +saisir la loi de cette variation. Car, la force centrifuge étant, +d'après ces théorèmes, proportionnelle au rapport entre le rayon de +l'orbite et le quarré du temps périodique, elle variait évidemment d'un +astre à l'autre, inversement au quarré de sa distance au soleil, en +vertu de la constance, établie par Képler, du rapport entre le cube de +cette distance et ce même quarré du temps périodique, pour toutes les +planètes. Telle est la considération mathématique qui mit réellement +Newton, à l'origine de ses recherches, sur la voie de cette loi +fondamentale, à la simple indication de laquelle ne contribuèrent +nullement les raisonnemens métaphysiques antérieurs, dont il n'avait +même probablement alors aucune connaissance.</p> + +<p>Mais, quelque précieuse que fût l'ouverture donnée par cette première +approximation, le noeud essentiel de la difficulté n'en continuait pas +moins à subsister dans son intégrité. Car, il fallait surtout expliquer +comment cette loi sur la variation de l'action solaire s'accordait avec +la nature géométrique des orbites, découverte par Képler. À la vérité, +l'orbite elliptique présentait deux points remarquables, l'aphélie et le +périhélie, où la force centrifuge était encore directement opposée, et, +par conséquent, égale à l'action du soleil, dont le changement devait +naturellement y être, en même temps, plus prononcé. La courbure de +l'orbite était, évidemment, identique en ces deux points; cette action +se trouvait donc simplement mesurée, d'après ces mêmes théorèmes +d'Huyghens, par le quarré de la vitesse correspondante. Dès lors, un +raisonnement facile déduisait immédiatement de la première loi de +Képler, que le décroissement de l'action solaire, du périhélie à +l'aphélie, s'opérait encore inversement au quarré de la distance. Ainsi, +la loi indiquée par un premier rapprochement entre les diverses +planètes, se trouvait pleinement confirmée par une exacte comparaison +entre les deux positions principales de chacune d'elles. Mais tout cela +était encore évidemment insuffisant, puisque le mouvement elliptique +n'était nullement pris en considération. Toute autre courbe que +l'ellipse eût incontestablement donné le même résultat, à la simple +condition d'avoir, en ses deux sommets, une égale courbure.</p> + +<p>Ces deux considérations préliminaires sont, néanmoins, les seules +parties de la démonstration qui puissent être rendues vraiment sensibles +à toutes les intelligences qui n'ont, en mathématique, que des notions +purement élémentaires. Quant à la mesure de l'action solaire dans toute +l'étendue de l'orbite, qui constitue la portion essentielle et +réellement décisive de cette démonstration, l'analyse transcendante y +est absolument indispensable. En continuant à procéder dans le même +esprit, c'est-à-dire d'après la comparaison de l'action solaire à la +force centrifuge, la première a dès lors besoin d'être décomposée, en un +point quelconque, suivant la normale correspondante, avant de pouvoir +être appréciée par la seconde, qui ne lui est plus directement +antagoniste, et dont l'évaluation exige, d'ailleurs, la théorie exacte +de la courbure de l'ellipse. Par l'ensemble de ses découvertes, en +géométrie et en mécanique, qu'il lui eût suffi de combiner, le grand +Huyghens touchait certainement au principe de cette détermination +capitale. Mais enfin, il n'a point eu réellement l'idée de cette +combinaison: et, ce qu'on doit surtout remarquer, l'eût-il même conçue, +il n'aurait, sans doute, pu la suivre complètement qu'avec le secours de +l'analyse différentielle, dont nous savons que Newton est l'inventeur +aussi bien que Leïbnitz.</p> + +<p>À l'aide de cette analyse, on mesure facilement, et de diverses +manières, l'énergie de l'action solaire en tous les points de l'orbite, +et l'on reconnaît aussitôt qu'elle varie toujours inversement au quarré +de la distance, et qu'elle est indépendante de la direction. Enfin, le +même calcul démontre que sa valeur propre pour chaque planète, ramenée, +suivant cette loi, à l'unité de distance, est proportionnelle au rapport +entre le quarré du temps périodique et le cube du demi-grand axe de +l'ellipse; ce qui prouve exactement, d'après la troisième loi de Képler, +l'identité de cette valeur à l'égard de toutes les planètes, sur +lesquelles l'action du soleil ne change donc qu'en vertu de la seule +distance, quelles que soient les grandes différences de leurs +dimensions. C'est de là que Newton a déduit cette importante +conséquence, qui complète l'établissement de la loi fondamentale, que +l'action solaire est, en chaque cas, proportionnelle, à distance égale, +à la masse de la planète; de la même manière que, par l'identité de la +chute de tous les corps terrestres dans le vide, ou par l'exacte +coïncidence de leurs oscillations, on avait déjà constaté évidemment la +proportionnalité entre leurs poids et leurs masses.</p> + +<p>On voit ainsi comment les trois grandes lois de Képler ont concouru, +chacune pour sa part essentielle, à établir exactement, d'après les +règles de la mécanique rationnelle, cette loi fondamentale de la nature. +La première démontre la tendance continuelle de toutes les planètes vers +le soleil; la seconde fait connaître que cette tendance, la même en tous +sens, change avec la distance au soleil, inversement à son quarré; +enfin, la troisième apprend que cet effort, nullement spécifique, est +toujours simplement proportionnel, pour une même distance, à la masse de +chaque planète. Il serait sans doute inutile de prévenir expressément +que les lois de Képler ayant lieu exactement de la même manière, dans +les mouvemens des satellites autour de leurs planètes, il en résulte +nécessairement les mêmes conséquences dynamiques pour l'action continue +exercée par chaque planète sur chacun de ses satellites, en raison +directe de la masse de celui-ci, et en raison inverse du quarré de sa +distance à la planète.</p> + +<p>Afin de compléter cette démonstration capitale, Newton jugea sagement +qu'il devait reprendre, en sens inverse, l'ensemble de la question, en +déterminant, <i>à priori</i>, les mouvemens planétaires qui résulteraient +d'une telle loi dynamique. C'est ainsi que, par une intégration alors +difficile, il retomba complètement sur les lois de Képler, comme cela +devait être de toute nécessité. Indépendamment de cette utile +vérification mathématique, qui fournit d'ailleurs incidemment quelques +moyens de simplifier l'étude géométrique de ces mouvemens, cette analyse +inverse fit reconnaître que l'orbite aurait pu être, non-seulement une +ellipse, mais une section conique quelconque, ayant toujours le soleil +pour foyer. La nature de la courbe dépend uniquement de l'intensité de +la vitesse initiale, et nullement de sa direction; en sorte qu'un +certain accroissement déterminé, qui surviendrait tout à coup dans la +vitesse d'une planète, changerait son ellipse en une parabole, et plus +grand encore, en une hyperbole. Ainsi, les orbites devant être, par une +nécessité évidente, des courbes fermées, la figure elliptique est donc +la seule qui puisse réellement dériver de la loi newtonienne.</p> + +<p>Parmi les objections, aussi vaines qu'innombrables, que dut soulever à +son origine cette admirable découverte, et que reproduisent encore +quelquefois des esprits mal organisés, une seule mérite d'être ici +mentionnée, comme tendant à éclaircir la notion fondamentale, et comme +ayant beaucoup frappé autrefois, par son apparence très spécieuse, +plusieurs philosophes fort recommandables, entre autres le judicieux +Fontenelle. Elle est fondée sur la considération que si, pendant une +moitié de sa révolution, la planète se rapproche de plus en plus du +soleil, elle s'en éloigne évidemment toujours davantage dans l'autre +partie de l'orbite; ce qui semble impliquer une contradiction frappante +avec l'idée d'une tendance continuelle <i>vers</i> le soleil. L'emploi du +malheureux mot <i>attraction</i>, beaucoup trop prodigué par Newton et par +presque tous ses successeurs, donnait à cette objection une nouvelle +apparence de solidité. Aussi quelques newtoniens n'avaient-ils pas +hésité d'abord à recourir, pour la résoudre, à cet expédient absurde, de +déclarer l'action solaire tantôt attractive et tantôt répulsive. Laplace +lui-même en a donné, ce me semble, une explication peu satisfaisante, +puisqu'elle se borne à reproduire, sous un autre point de vue, le fait +lui-même, en disant que la planète doit s'approcher du soleil, tant que +sa direction forme un angle aigu avec celle de l'action solaire, et s'en +éloigner quand cet angle devient obtus. Cette considération exige donc +un nouvel examen.</p> + +<p>Il faut reconnaître, avant tout, qu'elle ne saurait exercer la moindre +influence effective sur les calculs de la mécanique céleste, ce qui +explique qu'on s'en soit si peu inquiété. Car il n'importe guère aux +géomètres que l'action solaire soit, en réalité, attractive ou +répulsive, pourvu que la direction de la force accélératrice de la +planète, prolongée s'il le faut, vienne toujours passer exactement par +le soleil, ce que la première loi de Képler assure incontestablement. +Mais, néanmoins, le doute à cet égard donnerait un caractère trop +indécis à la conception fondamentale, pour qu'on ne doive pas le +dissiper entièrement.</p> + +<p>Afin de mettre l'objection dans un plus grand jour, il convient de +considérer le cas hypothétique d'une orbite parabolique ou hyperbolique, +qui nous montre l'astre, parti du périhélie, s'éloignant toujours et +indéfiniment du soleil, quoiqu'on puisse aisément prouver qu'il ne cesse +pas un seul instant de tendre <i>vers</i> lui. En effet, on ne doit point +constater cette tendance en comparant la position actuelle de l'astre à +celle qu'il occupait auparavant, mais à celle qu'il occuperait au même +instant, en vertu de sa seule vitesse acquise, si l'action solaire +n'existait pas: c'est évidemment le seul moyen d'apprécier l'influence +réelle de cette action. Or, d'après ce principe, on voit clairement +qu'elle tend, dans tous les cas, à rapprocher l'astre du soleil, +puisqu'il s'en trouve toujours effectivement plus près, même avec une +orbite hyperbolique, que s'il eût continué son mouvement naturel suivant +la tangente. La vraie solution de l'objection se réduit donc à remarquer +que l'orbite est constamment concave vers le soleil: elle serait +évidemment insurmontable, si la trajectoire eût pu être convexe. On +rencontre ici la même circonstance que dans le mouvement ascensionnel +des bombes, que personne ne s'est jamais avisé d'attribuer à une +pesanteur suspendue ou renversée: le projectile, quoiqu'il s'élève, ne +cesse réellement de tomber, et tombe de plus en plus, comme dans sa +chute ordinaire, puisqu'il est continuellement, et toujours davantage, +au-dessous du lieu où l'aurait porté sa seule impulsion initiale, la +trajectoire étant constamment concave vers le sol.</p> + +<p>Dans l'exposition habituelle de la conception fondamentale de la +mécanique céleste, on néglige aujourd'hui beaucoup trop de considérer +les cas hypothétiques où il faut remonter de telle forme idéale des +orbites planétaires à telle autre loi correspondante de l'action +solaire, et réciproquement. Ce n'est pas uniquement pour mieux +caractériser sa théorie générale des forces centrales, qui eût été +suffisamment expliquée par l'analyse exacte du seul cas naturel, que +Newton s'est plu à développer avec tant de soin cette importante +considération. Il a probablement senti qu'une telle étude devait +réfléchir une nouvelle lumière sur le vrai caractère de la loi +effective, en faisant ressortir avec plus d'évidence ses conditions +essentielles. Rien n'est plus propre surtout à lui ôter cette apparence +d'absolu, qui résulte si fréquemment de l'exposition ordinaire, en +montrant combien il y aurait peu à changer aux orbites planétaires pour +que l'action solaire dût suivre nécessairement une loi toute +différente. Je dois me borner ici à mentionner à cet égard le cas le +plus remarquable et le plus instructif, parmi tous ceux que Newton a +envisagés. C'est celui de l'orbite elliptique, mais dont le soleil +occuperait le centre, au lieu du foyer. On trouve alors que l'action +solaire, au lieu d'être inversement proportionnelle au quarré de la +distance, varierait au contraire en raison directe de la distance +elle-même. Il serait impossible d'obtenir une plus grande opposition +dans les résultats pour une modification, aussi légère en apparence, à +l'hypothèse primitive; et cependant rien n'est mieux démontré. De bons +esprits, auxquels la mathématique est étrangère, pourraient même +envisager un tel défaut d'harmonie comme devant inspirer d'abord +quelques doutes raisonnables sur la réalité de la loi effective, surtout +en considérant que, les orbites planétaires étant presque circulaires, +il s'en faut de bien peu que le soleil n'en occupe le centre. Mais, j'ai +indiqué à dessein dans la leçon précédente, au sujet de la seconde loi +de Képler, les principales différences astronomiques des deux orbites, +pour montrer que leur opposition réelle, sous le simple point de vue +géométrique, est beaucoup plus prononcée qu'elle ne le semble au premier +aspect, tellement que jamais les astronomes n'ont pu s'y tromper, +quelque petites que soient les excentricités. En appréciant cette +comparaison, on reconnaîtra facilement, j'espère, que l'harmonie +générale et indispensable entre la considération géométrique et la +considération dynamique n'est pas plus altérée dans ce cas hypothétique +que dans tout autre. Mais, comme l'idée d'une orbite elliptique autour +du soleil pour centre, quelque opposée qu'elle soit à toutes nos +observations astronomiques, est fort loin, évidemment, de présenter +aucune absurdité intrinsèque, on aperçoit ainsi dans tout son jour la +profonde inanité nécessaire de tous les prétendus raisonnemens <i>à +priori</i> par lesquels tant d'esprits se sont efforcés d'établir, +abstraction faite de l'analyse mathématique des phénomènes exactement +explorés, l'impossibilité absolue d'aucune autre loi que celle de +Newton, relativement à l'action du soleil sur les planètes<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a> +<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>. Que +peuvent donc signifier tous ces vains projets de démonstrations +élémentaires, contre lesquels je m'élevais ci-dessus, où l'on ne tient +même aucun compte de la forme elliptique des orbites, et où, à plus +forte raison, on ne s'est jamais inquiété si le soleil occupe le foyer +plutôt que le centre qui en est tout près?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" +name="footnote10"><b>Note 10: </b></a><a href="#footnotetag10"> +(retour) </a> Il est même évidemment impossible, d'après + cela, d'expliquer réellement <i>à priori</i> pourquoi un astre + tend nécessairement vers le soleil avec d'autant plus + d'énergie qu'il en est plus près, quelle que soit d'ailleurs + la loi mathématique de cette variation. Car, dans une telle + hypothèse, l'action solaire augmenterait, au contraire, + quand l'astre serait plus éloigné; en sorte que, s'il, en + est autrement, il faut l'attribuer uniquement à ce que le + soleil occupe le foyer et non le centre de l'ellipse. + Comment oserait-on, dès lors proclamer <i>évident à priori</i>, + le décroissement nécessaire de cette action à mesure que la + distance augmente, sans aucun égard à cette circonstance + caractéristique? +</blockquote> + +<p>Je me suis jusqu'ici soigneusement abstenu de qualifier, par aucun terme +spécial, la tendance continue des planètes vers le soleil, et des +satellites vers leurs planètes, dont l'existence et la loi ont été le +seul objet des considérations précédentes. Mais, si ces notions +suffisent pour que les phénomènes célestes soient désormais parfaitement +liés entre eux, et mathématiquement calculables, c'est surtout par une +autre propriété essentielle de la conception fondamentale de Newton +qu'ils sont réellement <i>expliqués</i> dans le sens propre du mot, +c'est-à-dire compris, d'après leur exacte assimilation générale avec les +phénomènes si vulgaires que la pesanteur produit continuellement à la +surface de notre globe. Examinons maintenant ce complément indispensable +donné par Newton à sa sublime pensée.</p> + +<p>Si notre planète n'avait aucun satellite, cette comparaison capitale +serait évidemment impossible, comme manquant de base. Il eût fallu alors +nous contenter de calculer exactement les mouvemens célestes, d'après +les règles générales de la dynamique, sans pouvoir jamais les rattacher +à ceux qui s'exécutent journellement parmi nous. Quoique l'harmonie +universelle de notre monde devînt ainsi infiniment moindre, cette +conception n'en serait pas moins extrêmement précieuse. Mais l'existence +de la lune nous a rendu l'immense service philosophique de lier +intimement la mécanique du ciel à la mécanique terrestre, en nous +permettant de constater l'identité de la tendance continue de la lune +vers la terre avec la pesanteur proprement dite: ce qui a suffi pour +démontrer ensuite que l'action mutuelle des corps célestes n'était autre +chose que la pesanteur convenablement généralisée, ou, en sens inverse, +que la pesanteur ordinaire n'était qu'un cas particulier de cette +action.</p> + +<p>Ce rapprochement fondamental est susceptible d'un examen mathématique +qui ne saurait laisser aucune incertitude à cet égard. Car, d'après +l'analyse dynamique du mouvement de la lune, on connaît l'intensité de +l'action que la terre exerce sur elle, c'est-à-dire la quantité dont +elle tend à tomber vers le centre de notre globe en un temps donné, une +seconde par exemple. En regardant le mouvement comme circulaire et +uniforme, ce que Newton a d'abord jugé avec raison pleinement suffisant +ici, cette évaluation se fait aisément, d'après la règle d'Huyghens sur +la mesure de la force centrifuge; d'ailleurs, on peut aussi l'effectuer, +avec un peu plus de peine, en ayant égard au mouvement elliptique et +varié. Elle ne dépend que de données parfaitement connues, sur +lesquelles il ne peut y avoir aucune hésitation, le temps périodique de +la lune, sa distance à la terre, et enfin le rayon de la terre. Cela +posé, il suffit d'augmenter cette intensité primitive, inversement au +quarré de la distance, suivant la loi fondamentale, pour savoir ce +qu'elle deviendrait en supposant la lune placée tout près de la surface +de la terre, afin de la confronter avec l'intensité effective de la +pesanteur proprement dite, que nous savons être exactement la même dans +tous les corps grands et petits, et qui est mesurable, avec la dernière +précision, soit par l'observation directe de la chute des poids, soit +surtout par les expériences du pendule. L'identité ou la diversité de +ces deux nombres, décidera évidemment, en dernier ressort, pour ou +contre l'assimilation entre la tendance de la lune vers la terre et la +pesanteur. Or, l'exécution d'une telle comparaison établit la parfaite +coïncidence des deux résultats; d'où s'ensuit la démonstration +mathématique de cette assimilation. Telle est la marche profondément +rationnelle suivie à cet égard par Newton, sauf que, pour plus de +clarté, j'ai cru devoir l'indiquer en ordre inverse, ce qui est en soi +fort indifférent. L'histoire de ce beau travail nous présente une +anecdote très intéressante, qui caractérise fortement l'admirable +sévérité de la méthode philosophique constamment suivie, avec une si +sage énergie, par le grand Newton. On sait que, dans ses premières +recherches, il avait employé une valeur erronée du rayon de la terre, +déduite d'une mauvaise mesure exécutée un peu avant lui en Angleterre: +il en résultait une différence assez sensible entre les deux nombres qui +devaient parfaitement coïncider. Newton eut le rare courage +philosophique de renoncer, d'après cela seul et pendant long-temps, à +cette partie importante de sa conception générale, jusqu'à ce que Picard +eût enfin opéré la mesure exacte de la terre, qui permit à Newton de +constater la profonde justesse de sa pensée primitive.</p> + +<p>Cette identité entre la tendance de la lune vers la terre et la +pesanteur proprement dite présente sous un jour tout nouveau l'ensemble +de la conception fondamentale de la mécanique céleste. Elle nous montre +le mouvement des astres comme parfaitement semblable à celui des +projectiles, qui nous est si familier, et que, par cela seul, nous +devons trouver suffisamment compris, et propre à servir de type +d'explication. La seule différence réelle qu'il y ait entre eux résulte +simplement de ce que nos projectiles ne sont pas lancés d'assez loin, ni +assez énergiquement, pour que leur inégal éloignement du centre de notre +globe puisse manifester l'influence de la variation de la pesanteur +inversement au quarré de la distance. Projetés d'un peu plus haut et +avec un peu plus de force, ils circuleraient indéfiniment autour de nous +comme de petits astres (sauf la résistance de notre atmosphère), ainsi +que le fait la lune, ainsi que la terre elle-même et toutes les planètes +le font autour du soleil. C'est par là que l'astronomie tout entière est +devenue réellement une sorte de problème d'artillerie, beaucoup +simplifié par l'absence d'un milieu sensiblement résistant, mais +compliqué, à la vérité, par la variation et la pluralité des pesanteurs.</p> + +<p>En même temps que la notion mécanique fondamentale des mouvemens +célestes se trouvait ainsi considérablement éclaircie par l'assimilation +de la force qui les produit à la pesanteur ordinaire, la conception +générale de celle-ci a éprouvé, par une heureuse réaction nécessaire, un +immense perfectionnement, puisque la loi de sa variation, imperceptible +dans les phénomènes terrestres habituels, a été dès lors immédiatement +connue. L'homme avait conçu jusque là le poids d'un corps comme une +qualité rigoureusement inaltérable, suivant les expériences les plus +diverses et les plus précises, que ni le changement de forme, ni le +passage d'une constitution physique à une autre, ni aucune métamorphose +chimique, ni la différence même entre l'état de vie et l'état de mort, +ne pouvaient nullement modifier, tant que l'intégrité de la substance +était maintenue. C'était, en un mot, la seule notion qui pût présenter, +même aux philosophes les plus positifs, un véritable caractère d'absolu. +Ce caractère, qui devait sembler si indestructible, la conception +newtonienne est venue l'effacer entièrement d'un seul trait, en +montrant, avec une pleine évidence, que le poids d'un corps est au +contraire un phénomène purement relatif, non pas il est vrai aux +diverses circonstances dont on avait jusque alors analysé l'influence, +et qui effectivement ne l'altèrent en rien, mais à une autre à laquelle +on n'eût jamais pensé sans cela, tant elle eût paru devoir être +insignifiante, et qui seule le règle souverainement, la simple position +de ce corps dans le monde, ou, plus exactement, sa distance au centre de +la terre, indépendamment de la direction, au quarré de laquelle il est +toujours inversement proportionnel. Sans doute, une connaissance aussi +opposée à l'ensemble des idées humaines n'aurait pas même été jamais +cherchée directement, si la mécanique céleste ne l'eût, pour ainsi dire, +involontairement établie d'une manière invincible, en prouvant +l'identité mathématique de la pesanteur avec la force accélératrice des +astres, à l'égard de laquelle une telle loi de variation devenait +incontestable et évidente. Ainsi avertis, les physiciens ont pu vérifier +ensuite, par des expériences directes et irrécusables, en s'écartant +plus ou moins du centre de la terre, soit dans le sens vertical, soit +surtout dans le sens horizontal, la réalité de cette loi, même à la +surface de notre globe, où les différences qu'elle engendre sont trop +délicates à constater pour qu'on eût jamais pu les apprécier, si l'on +n'eût pas été certain d'avance qu'elles devaient exister.</p> + +<p>C'est afin d'énoncer brièvement cette assimilation fondamentale entre la +pesanteur et la force accélératrice des astres qu'on a créé le mot +heureux de <i>gravitation</i>, envisagé comme exactement synonyme de +pesanteur universelle, pour désigner l'action du soleil sur les +planètes, et de celles-ci sur leurs satellites. L'emploi de ce terme a +le précieux avantage philosophique d'indiquer strictement un simple fait +général, mathématiquement constaté, sans aucune vaine recherche de la +nature intime et de la cause première de cette action céleste ni de +cette pesanteur terrestre. Il tend à faire éminemment ressortir le vrai +caractère essentiel de toutes nos explications positives, qui +consistent, en effet, à lier et à assimiler le plus complètement +possible. Nous ne pouvons évidemment savoir ce que sont au fond cette +action mutuelle des astres, et cette pesanteur des corps terrestres: une +tentative quelconque à cet égard serait, de toute nécessité, +profondément illusoire aussi bien que parfaitement oiseuse; les esprits +entièrement étrangers aux études scientifiques peuvent seuls s'en +occuper aujourd'hui. Mais nous connaissons, avec une pleine certitude, +l'existence et la loi de ces deux ordres de phénomènes; et nous savons, +en outre, qu'ils sont identiques. C'est ce qui constitue leur véritable +<i>explication</i> mutuelle, par une exacte comparaison des moins connus aux +plus connus. Pour le géomètre, qu'une longue et habituelle méditation a +profondément familiarisé avec le vrai mécanisme des mouvemens célestes, +la pesanteur terrestre est expliquée, quand il la conçoit comme un cas +particulier de la gravitation générale. Au contraire, c'est la +pesanteur qui fait comprendre la gravitation céleste au physicien +proprement dit, ainsi qu'au vulgaire, la notion lui en étant seule +suffisamment familière. Nous ne pouvons jamais aller réellement au-delà +de semblables rapprochemens.</p> + +<p>D'après ces principes élémentaires de la philosophie positive, je ne +saurais ici trop fortement blâmer l'usage irrationnel que l'on fait +encore si fréquemment du mot <i>attraction</i>, dans l'étude de la mécanique +céleste. Son emploi, qu'un simple artifice de langage eût toujours +permis d'éviter, est surtout devenu sans excuse depuis la formation du +mot <i>gravitation</i>. Quoique cette réserve du style ne doive sans doute +dégénérer jamais en une affectation puérile et pédantesque, il importe +infiniment que le discours maintienne inaltérable le vrai caractère +d'une conception positive aussi fondamentale. Or, le mot <i>attraction</i> +tend, par lui-même, à jeter aussitôt l'esprit dans une direction vague +et anti-scientifique, par la prétention qu'il annonce inévitablement, +malgré tous les commentaires préalables, à caractériser le mode d'action +du soleil sur les planètes, et de la terre sur les poids, en le +comparant à l'effort par lequel nous tirons à nous, à l'aide d'un lien +quelconque, un objet éloigné: car tel est le sens de ce terme, ou il +n'en a aucun. Depuis un siècle que cette expression est usitée +scientifiquement, il me semble étrange qu'on n'ait pas encore nettement +senti qu'une telle comparaison n'est nullement propre, en n'y voyant +même qu'une image grossière, à donner aucune idée de l'action solaire ou +terrestre, dont elle tend, au contraire, à obscurcir la notion. Car, une +semblable métaphore ne pourrait avoir quelque utilité dans le discours +que si l'action effective de tirer était réellement influencée par la +distance, ce qui est évidemment absurde: qu'un objet soit à dix mètres +ou à cent, le même effort l'attirera vers nous exactement de la même +quantité, en négligeant du moins la masse et la raideur du lien. Comment +un tel mot serait-il donc propre à qualifier un phénomène qui, à une +distance décuple, est nécessairement cent fois moindre, sans qu'aucune +autre circonstance ait changé? Je ne vois, dans son emploi, qu'un grand +nombre d'inconvéniens majeurs, sans le moindre avantage réel.</p> + +<p>Il y a tout lieu de penser que cette idée inintelligible d'attraction +fut pour beaucoup dans l'opposition que rencontra si long-temps, surtout +en France, la conception newtonienne, dont l'étude approfondie n'avait +point encore démontré combien elle est au fond nécessairement +indépendante d'une telle notion. Elle devait, en effet, sous une +semblable forme, se présenter naturellement à nos penseurs comme +susceptible de faire rétrograder la philosophie, et de la ramener à +l'état métaphysique, en rétablissant ces qualités occultes que notre +grand Descartes avait, après tant d'efforts, si justement bannies. Telle +est aussi la principale objection que les cartésiens, parmi lesquels on +distingue l'illustre Jean Bernouilli et le sage Fontenelle, reproduisent +continuellement dans tous leurs écrits. Il n'est pas douteux, ce me +semble, que l'esprit français, éminemment clair et positif, n'ait ainsi +puissamment contribué, en résultat général de cette utile discussion, à +épurer le caractère primitif de la pensée fondamentale de Newton, en +détruisant l'apparence métaphysique qui altérait la réalité admirable de +cette sublime découverte.</p> + +<p>Pour compléter l'examen général de la loi de la gravitation, il faut +encore l'envisager sous un dernier aspect élémentaire, indispensable à +son entière explication mathématique.</p> + +<p>Nous avons jusqu'ici considéré l'action du soleil sur les planètes et de +celles-ci sur leurs satellites, sans avoir aucun égard aux dimensions +et aux formes de ces grands corps, et comme si tous étaient autant de +points. Mais, la proportionnalité bien constatée entre l'intensité de +cette action et la masse du corps qui l'éprouve, montre clairement +qu'elle ne s'exerce directement que sur les molécules, qui toutes y +participent indépendamment les unes des autres, et avec une égale +énergie, sauf la diversité des distances. La gravitation moléculaire est +donc seule réelle, et celle des masses n'en peut être que le résultat +mathématique. Celle-ci néanmoins peut seule être immédiatement +considérée, soit dans l'observation des phénomènes, soit dans l'étude +mathématique des mouvemens, qui exige indispensablement la conception +d'une force unique, au lieu de cette infinité d'actions élémentaires. De +là est résulté nécessairement une partie essentielle, quoique +préliminaire, de la mécanique céleste, celle qui a pour objet de +composer en une seule résultante toutes les gravitations mutuelles des +molécules de deux astres. Cette portion, aujourd'hui très étendue, a +été, comme toutes les autres, fondée par Newton, et les deux théorèmes +essentiels qu'il a primitivement établis à ce sujet, sont encore ce que +cette importante théorie présente de plus usuel. Ils reposent sur la +forme presque exactement sphérique de tous les astres. En supposant des +sphères parfaites, et composées de couches homogènes, dont la densité +varie d'ailleurs arbitrairement, Newton a découvert, par des +considérations géométriques extrêmement simples: 1º. que les +gravitations mutuelles de toutes les molécules d'une même couche sur un +point intérieur quelconque se détruisent nécessairement; 2º que la +gravitation totale d'un point extérieur vers les diverses molécules de +la sphère, est exactement la même que si la masse entière de cette +sphère était condensée à son centre; et qu'il en est par conséquent +ainsi de la gravitation mutuelle de deux sphères. Il en résulte +immédiatement la précieuse faculté de pouvoir traiter les corps célestes +comme des points, dans l'étude de leurs mouvemens de translation. Mais, +l'irrégularité effective de la figure des astres, quelque petite qu'elle +soit, a besoin d'être prise en considération dans la théorie de leurs +rotations, où ces théorèmes cessent d'être applicables. C'est même +seulement d'après cette différence que les géomètres ont pu expliquer, à +cet égard, plusieurs phénomènes importans, comme je l'indiquerai dans la +vingt-sixième leçon. Pour toute autre forme que la sphère, le problème +général se complique beaucoup, et les difficultés analytiques qu'il +présente ne sont encore habituellement surmontables que par +approximation, malgré l'importance des derniers perfectionnemens +introduits dans cette théorie, surtout par les travaux tout récens de +M. Jacobi. Enfin la solution parfaitement exacte exigerait évidemment la +connaissance de la vraie loi de la densité dans l'intérieur des astres, +qu'on ne peut guère envisager comme susceptible d'être jamais réellement +obtenue.</p> + +<p>La loi générale de l'égalité constante et nécessaire entre la réaction +et l'action, qui est une des trois bases physiques essentielles de la +mécanique rationnelle, comme je l'ai établi dans la philosophie +mathématique, montre évidemment, sans aucune explication spéciale, que +la gravitation est essentiellement mutuelle, en sorte que le soleil pèse +vers chaque planète, et les planètes vers leurs satellites. Quoique +l'extrême inégalité des masses doive rendre naturellement les effets de +cette pesanteur inverse fort difficiles à constater, à cause de leur +excessive petitesse par rapport aux mouvemens principaux, j'indiquerai +néanmoins, dans les deux leçons suivantes, comment la mécanique céleste +les a mis en évidence à l'égard de divers phénomènes secondaires.</p> + +<p>Quant à la gravitation des planètes les unes vers les autres, elle était +sans doute naturellement indiquée par la seule exposition de la +conception fondamentale. Mais il faut reconnaître, ce me semble, +qu'elle n'a été mathématiquement démontrée que lorsque les successeurs +de Newton en ont déduit l'explication exacte des perturbations +effectives qu'éprouve le mouvement principal des planètes, comme +l'indiquera la vingt-sixième leçon. Dès que ce résultat capital a été +obtenu, cette gravitation secondaire s'est trouvée établie d'une manière +aussi positive que la gravitation principale.</p> + +<p>C'est ainsi que l'analyse approfondie des phénomènes célestes a +irrévocablement prouvé, dans toutes ses diverses parties, cette grande +loi fondamentale, résultat le plus sublime de l'ensemble de nos études +sur la nature: <i>Toutes les molécules de notre monde gravitent les unes +vers les autres, proportionnellement à leurs masses, et inversement aux +quarrés de leurs distances.</i></p> + +<p>Je croirais méconnaître profondément le vrai caractère de cette +admirable conception, qui n'est que l'exacte représentation d'un fait +général, si je l'étendais aussitôt, comme on ne craint pas +habituellement de le faire, aux phénomènes les plus généraux de +l'univers, relatifs à l'action mutuelle des divers systèmes solaires. +Qu'on le suppose par simple analogie, et en attendant des renseignemens +directs, qui, si jamais ils arrivent, prouveraient peut-être le +contraire, je n'y vois sans doute aucun inconvénient. Ce procédé me +paraît même très philosophique, comme devant nécessairement hâter à cet +égard les découvertes réelles, si elles sont effectivement possibles. +Mais, regarder témérairement une telle extension comme aussi certaine +que la gravitation intérieure de notre monde, c'est, à mon avis, altérer +autant que possible la nature de nos vraies connaissances, en confondant +ce qu'il y a de véritablement positif avec ce qui sera peut-être +toujours essentiellement conjectural. En procédant ainsi, on obéit +encore, à son insu, à cette tendance métaphysique vers les connaissances +absolues, dont l'esprit humain a eu tant de peine à s'affranchir. Sur +quoi est fondée la réalité de la gravitation newtonienne? Uniquement +sans doute sur sa relation avec les phénomènes, à défaut de laquelle ce +ne serait qu'un admirable jeu d'esprit. Or, dans la considération de +l'<i>univers</i>, il n'y a pas encore de phénomènes exactement observés et +mesurés, à plus forte raison, aucune loi géométrique comparable à celles +de Képler: quelle serait donc alors la base de nos conceptions +dynamiques, qui n'auraient rien à interpréter? Je n'ignore pas que, dans +les mouvemens relatifs de quelques étoiles doubles, on a cru reconnaître +depuis peu les ellipses de Képler: je le désire vivement, mais sans en +être jusqu'ici bien convaincu. Les mesures sont encore tellement +délicates dans ce genre d'observations, que leur précision ne saurait +être garantie, à l'abri de toute prévention, au degré où l'exigerait une +semblable conclusion. Si quelque astronome y avait bien cherché les +orbites elliptiques où l'astre principal occupe le centre au lieu du +foyer, ou le milieu entre ces deux points, etc., ne serait-il point +peut-être parvenu à les y rencontrer? Et dès lors, cependant, la loi de +gravitation eût été, comme on sait, absolument opposée<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a> +<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>. D'ailleurs, +en admettant la parfaite réalité de ces résultats, qui, dans toute +hypothèse, n'en sont pas moins fort précieux, ils ne constituent +évidemment qu'un cas extrêmement particulier, encore impropre à motiver +suffisamment une conclusion vraiment universelle. Je crois donc devoir +maintenir, en mécanique céleste, comme je l'ai déjà fait en géométrie +céleste, la séparation tranchée que je me suis efforcé de rendre +sensible, entre la notion de monde et celle d'univers, et la restriction +fondamentale que j'ai tâché d'établir, pour nos études vraiment +positives, à la seule considération des phénomènes intérieurs de notre +système solaire. Il est d'ailleurs évident que j'indique ici une simple +suspension de jugement; car, je suis loin d'avoir aucun motif direct +pour que la loi de la gravitation cesse d'être vraie dans l'action +mutuelle des soleils; ce qui ne saurait être, pour moi, une raison de +l'y étendre positivement, si ce n'est comme moyen artificiel +d'investigation. Malgré le fameux principe de la raison suffisante, +l'absence de motifs de nier ne constitue certainement point le droit +d'affirmer, sans aucune preuve directe. Les notions absolues me semblent +tellement impossibles, que je n'oserais même nullement garantir, quelque +vraisemblance que j'y voie, la perpétuité nécessaire et inaltérable de +la théorie de la gravitation, restreinte à l'intérieur de notre monde, +si l'on venait un jour, ce qu'il est au reste bien difficile d'admettre, +à perfectionner la précision de nos observations actuelles autant que +nous l'avons fait comparativement à celles d'Hipparque. Mais, quand même +cela pourrait jamais arriver, et qu'il fallût alors construire une autre +loi de gravitation, il resterait éternellement vrai, de toute nécessité, +que la loi actuelle satisfait aux observations en se contentant de la +précision des secondes, angulaires ou horaires, propriété qui suffit +pleinement sans doute à nos besoins réels. C'est ainsi que, malgré la +nature nécessairement relative de nos connaissances positives, nos +théories présentent, au milieu de leurs variations inévitables, et par +leur subordination même aux faits observés, un caractère fondamental de +stabilité réelle, propre à prévenir la vacillation de nos intelligences: +comme je l'ai déjà indiqué ailleurs, au sujet de la figure de la terre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" +name="footnote11"><b>Note 11: </b></a><a href="#footnotetag11"> +(retour) </a> Je regretterais profondément d'exciter ainsi + le moindre doute sur l'exactitude et la sagacité des + astronomes dont la constance à poursuivre des observations + aussi délicates et aussi pénibles mérite assurément tous nos + respects. Mais peut-être n'ont-ils pas, avant tout, assez + réfléchi au degré de précision tout particulier + qu'exigeraient de telles déterminations pour motiver une + conséquence dynamique solidement fondée. L'immense + éloignement de ces orbites, dont les rayons n'ont jamais + qu'une étendue angulaire de quelques secondes, ne nous + interdit-il point, de toute nécessité, d'apporter dans + l'étude mathématique de leur figure les précautions + indispensables qui ont été possibles à l'égard de nos + orbites planétaires? +</blockquote> + +<p>Telles sont les considérations essentielles que je devais présenter sur +la loi fondamentale de la gravitation, avant de passer à l'examen +philosophique de l'immense perfectionnement qu'elle a introduit dans la +connaissance effective des phénomènes intérieurs de notre monde, surtout +en dévoilant la véritable règle de leurs anomalies apparentes. On a dû +remarquer, dans cette exposition, combien la conception newtonienne, +abstraction faite des notions infiniment précieuses qu'elle nous a +directement procurées, a perfectionné notre marche philosophique, +combien elle a avancé l'éducation générale de la raison humaine.</p> + +<p>Jusque alors l'esprit humain n'avait pu s'élever, dans la personne de +notre grand Descartes, à une conception mécanique des phénomènes +généraux, qu'en créant, sans aucune base positive, une vaste hypothèse +sur leur mode de production. Cet ébranlement énergique était, sans +doute, indispensable, comme je l'établirai spécialement dans la dernière +partie de cet ouvrage, pour dégager définitivement notre intelligence +des voies métaphysiques, qui l'avaient si long-temps poussée à la vaine +recherche des notions absolues. Mais l'empire trop prolongé d'une telle +conception eût entravé profondément le développement de l'esprit humain, +en lui faisant user ses forces à la poursuite de théories +essentiellement arbitraires. L'action philosophique de la découverte +newtonienne est venue le lancer dans la véritable direction positive, +susceptible d'un progrès réel et indéfini. Elle a soigneusement conservé +de Descartes l'idée fondamentale d'un mécanisme; mais en écartant +définitivement, comme radicalement inaccessible à nos moyens, toute +enquête de l'origine et du mode de production. Elle a montré, par un +exemple admirable, comment, sans pénétrer dans l'essence des phénomènes, +nous pouvions parvenir exactement à les lier et à les assimiler, de +manière à atteindre, avec autant de précision que de certitude, le +véritable but définitif de nos études réelles, une juste prévision des +événemens, que des conceptions <i>à priori</i> sont nécessairement incapables +de procurer.</p> + +<a name="l25" id="l25"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>VINGT-CINQUIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur la statique céleste.</p> + +<p>Avant l'admirable découverte de Newton, les phénomènes célestes étaient +liés entre eux, à un certain degré, par les trois grandes lois de +Képler. Mais cette liaison, quoique infiniment précieuse, était +nécessairement fort imparfaite; car elle laissait entièrement +indépendans les uns des autres les phénomènes qui se rattachaient à deux +lois différentes. La réduction de ces trois divers faits généraux à un +fait unique et encore plus général, a établi, au contraire, parmi tous +les phénomènes intérieurs de notre monde, une harmonie rigoureusement +universelle, qui permet toujours d'apercevoir exactement, d'une manière +plus ou moins indirecte, la relation intime et nécessaire de deux +quelconques d'entre eux, constamment rattachés désormais à une théorie +commune, qui les lie en outre à nos principaux phénomènes terrestres. +C'est ainsi que la science astronomique a enfin acquis la plus haute +perfection spéculative dont nos études soient jamais susceptibles, +l'entière systématisation mathématique de toutes ses diverses parties; +en sorte qu'il n'y aurait rien à gagner, sous ce rapport, à découvrir un +principe encore plus étendu, quand même un tel espoir ne devrait pas +être regardé comme éminemment chimérique.</p> + +<p>On ne connaîtrait donc pas convenablement la conception fondamentale de +la mécanique céleste en se bornant à l'envisager en elle-même, ainsi que +nous avons dû le faire dans la leçon précédente. Afin d'en sentir +dignement toute la valeur philosophique, il est indispensable de +caractériser maintenant, sous ses divers aspects principaux, +l'application de la théorie de la gravitation à l'explication +mathématique des phénomènes célestes et au perfectionnement de leur +étude. Tel est l'objet spécial de cette leçon et de la suivante.</p> + +<p>Pour faciliter cet aperçu général, je crois utile de transporter ici la +distinction élémentaire que j'ai établie dans l'examen de la géométrie +céleste, entre les phénomènes propres à chaque astre envisagé comme +immobile, et ceux qui concernent ses divers mouvemens. Cette division +est sans doute, en mécanique céleste, plus astronomique que +mathématique; car les deux genres de questions ne présentent point +d'ailleurs des différences bien tranchées quant à leur degré de +difficulté, ni quant à la nature des considérations employées, toujours +nécessairement relatives à une même pensée fondamentale. Mais elle me +paraît propre à éclaircir cette importante exposition, en la rendant +plus méthodique que ne le permet l'ordre essentiellement arbitraire +qu'on y suit ordinairement. La leçon actuelle sera consacrée aux +phénomènes statiques, et la suivante aux phénomènes dynamiques.</p> + +<p>La détermination des masses de nos différens astres est aussi +fondamentale, en mécanique céleste, que celle de leurs distances en +géométrie céleste, puisque, sans elle, on ne pourrait évidemment se +former aucune idée exacte de leur gravitation mutuelle. Une telle +connaissance présente en même temps la manifestation la plus saillante +des ressources générales que la théorie de la gravitation nous a +procurées pour obtenir à l'égard des astres des notions entièrement +nouvelles, qui devaient jusque alors nous paraître, quoique à tort, +radicalement inaccessibles. Essayons de caractériser successivement les +trois procédés principaux qu'on applique à cette importante recherche, +et qui diffèrent beaucoup, soit en généralité, soit en simplicité.</p> + +<p>Le moyen le plus général, le seul même qui soit réellement applicable à +tous les cas, mais aussi celui dont l'emploi est le plus difficile, +consiste à analyser, aussi exactement que possible, la part spéciale de +chaque astre dans les perturbations qu'éprouve le mouvement principal +d'un autre, en translation ou en rotation. Cette influence ne dépend +évidemment que de deux élémens, la distance et la masse de l'astre +considéré. Le premier est bien connu; et le second, qui est constant, +étant introduit dans le calcul comme un coefficient indéterminé, sa +valeur pourra être appréciée par la comparaison du résultat avec les +observations directes. Malheureusement, dans l'état présent de la +mathématique abstraite, l'analyse des perturbations ne saurait être, par +sa nature, que simplement approximative, comme l'indiquera la leçon +suivante. Il est surtout extrêmement difficile d'isoler, dans chaque +perturbation totale, ce qui tient spécialement à l'action de tel astre +proposé; quelque soin qu'on apporte dans le choix des divers +dérangemens, on ne parvient guère à établir cette séparation d'une +manière aussi précise que l'exigerait une semblable détermination. Aussi +les astronomes et les géomètres sont-ils loin de compter autant +jusqu'ici sur les masses qui n'ont pu être obtenues que par cette +méthode, que sur celles qui ont permis l'application des autres +procédés.</p> + +<p>Tel était à cet égard l'état de la mécanique céleste, lorsque, dans ces +dernières années, M. Poinsot a imaginé pour ces évaluations +fondamentales un moyen parfaitement rationnel, le plus direct et le +plus sûr de tous, quoique, par sa nature, son emploi exige +malheureusement beaucoup de temps<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a> +<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>. Au lieu de se borner à démêler +péniblement dans les diverses perturbations naturelles l'influence +détournée et peu distincte de chaque masse envisagée séparément, M. +Poinsot propose de déterminer désormais toutes les masses à la fois, par +l'examen d'un nouveau genre de perturbations, en quelque sorte +artificielles, spécialement adaptées à un tel usage, et les seules qui +observent nécessairement entre elles une relation invariable, aussi +simple que rigoureuse. Il s'agit des changemens que l'action mutuelle +des astres de notre monde fait subir aux aires décrites en un temps +donné par leurs rayons vecteurs autour du centre de gravité général. On +sait, d'après la mécanique rationnelle, que parmi ces diverses +variations il s'opère nécessairement une telle compensation, que la +somme algébrique de toutes ces aires, projetées en un instant quelconque +sur un même plan d'ailleurs arbitraire, et multipliées chacune par la +masse correspondante, demeure rigoureusement invariable. Ainsi, en +comparant entre eux les divers états du ciel à des époques suffisamment +distinctes, l'égalité mutuelle de toutes ces sommes peut fournir, dans +la suite des temps, autant d'équations qu'on voudra, propres à faire +connaître, si l'on a eu soin d'en former le nombre convenable, les +valeurs des différentes masses, seules inconnues qu'elles contiennent, +puisque les aires sont d'ailleurs exactement mesurables, d'après les +positions et les vitesses effectives des astres considérés.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" +name="footnote12"><b>Note 12: </b></a><a href="#footnotetag12"> +(retour) </a> Voyez le beau Mémoire de ce grand géomètre sur + la vraie théorie du <i>plan invariable</i>, maintenant annexé à + la dernière édition de sa <i>Statique</i>. +</blockquote> + +<p>Indépendamment de sa rationnalité parfaite et de son entière généralité, +cette méthode présente un caractère philosophique bien remarquable, en +ce que, comme l'indique avec raison M. Poinsot, elle rend l'évaluation +des masses relatives de tous les astres de notre monde entièrement +indépendante de la loi de gravitation, suivant l'esprit de la théorie +des aires, ce que jusque alors aucun géomètre n'eût jamais jugé +possible. Il en résulte d'ailleurs que les résultats ne sont plus +affectés des approximations relatives à cette loi dans les calculs +ordinaires de la mécanique céleste.</p> + +<p>On doit vivement regretter que la nature de cette méthode ne permette +point son application immédiate, ne fût-ce que pour obtenir, par la +confrontation de ses résultats avec ceux déjà connus, une des +confirmations les plus décisives de la théorie de la gravitation. Mais +la nécessité évidente d'attendre que toutes les aires individuelles +aient assez varié pour rendre significative la comparaison de leurs +sommes, exige un intervalle considérable entre les époques successives, +dont le nombre dépend d'ailleurs de celui des masses cherchées. Le temps +total doit même être d'autant plus grand que, d'après la rectification +importante apportée par M. Poinsot à la théorie générale des aires, il +est mathématiquement indispensable de prendre en considération celles +qui résultent des rotations, comme je l'indiquerai plus tard au sujet du +plan invariable. Cette obligation, en introduisant dans les équations +les divers momens d'inertie, tendrait à doubler le nombre des époques +nécessaires pour obtenir des résultats parfaitement rigoureux; mais en +procurant, à la vérité, une nouvelle détermination essentielle, qui +devait sembler d'abord encore plus inaccessible que celle des masses. +Les observations suffisamment précises sont encore si peu anciennes que +le passé nous offrirait à cet égard un bien petit nombre d'équations, en +sorte qu'un tel procédé ne deviendrait entièrement applicable, sans +aucun auxiliaire, que dans un avenir assez lointain. Je n'ai pas cru +néanmoins pouvoir me dispenser d'indiquer cette méthode générale et +directe, dont le caractère spéculatif est si parfait. On doit +reconnaître d'ailleurs qu'en la réservant pour les masses qui ne sont +pas encore bien connues d'une autre manière, et en négligeant d'abord +les termes peu influens, le temps nécessaire à son application effective +se trouverait notablement abrégé<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a> +<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" +name="footnote13"><b>Note 13: </b></a><a href="#footnotetag13"> +(retour) </a> Cette méthode de M. Poinsot me fait naître + l'idée d'un nouveau moyen rationnel, analogue au précédent, + pour déterminer simultanément les masses de tous les astres + de notre monde, d'après un autre théorème fondamental de + mécanique rationnelle, la conservation nécessaire du + mouvement du centre de gravité de l'ensemble de ces astres, + quelles que puissent être les perturbations provenant de + leur action mutuelle. Il en résulte la constance, à une + époque quelconque, de la somme des produits de toutes les + diverses masses par les vitesses correspondantes, + décomposées suivant une même droite arbitraire; ce qui peut + fournir autant d'équations qu'on voudra comparer d'époques. + Dans l'estimation de ces produits pour les différentes + molécules de chaque astre, il est clair, quant à la + translation, qu'on pourrait traiter l'astre comme condensé à + son centre de gravité, d'après la propriété fondamentale de + ce point; et, quant à la rotation, cette même propriété + indique qu'il n'y aurait pas lieu à la considérer, puisque + l'ensemble des produits qui en résulteraient serait + nécessairement nul pour l'astre entier. Ce procédé me + semblerait donc plus simple que celui fondé sur le théorème + des aires: il exigerait moins d'équations, et par suite + beaucoup moins de temps pour son application complète, en ne + procurant point, il est vrai, l'évaluation des momens + d'inertie, indispensable à la détermination du plan + invariable. La durée totale de l'opération serait d'autant + moindre, que les vitesses varient avec plus de rapidité que + les aires, ce qui permettrait de rapprocher davantage les + époques comparatives d'observation. +</blockquote> + +<p>Après le procédé général fondé sur l'analyse des perturbations, soit +sous sa forme ordinaire, soit avec la modification si heureusement +imaginée par M. Poinsot, le moyen le moins restreint pour évaluer les +masses des astres de notre monde, est celui que Newton créa, dès +l'origine, à l'égard des planètes pourvues d'un satellite. La méthode, +aussi simple qu'immédiate, consiste à comparer le mouvement du +satellite autour de la planète, au mouvement de celle-ci autour du +soleil. On sait que, dans chacun d'eux, la gravitation exercée par +l'astre central, et qui doit être en raison de sa masse, est +proportionnelle au rapport entre le cube du demi-grand axe de l'orbite +et le quarré du temps périodique, en ramenant l'action, suivant la loi +ordinaire, à l'unité de distance. Ainsi, il suffit de comparer entre +elles les deux valeurs bien connues que prend cette fraction dans les +deux cas, pour obtenir aussitôt le rapport des masses du soleil et de la +planète. À la vérité, on néglige alors nécessairement la masse de la +planète vis-à-vis de celle du soleil, ou au moins du satellite envers la +planète. Mais l'erreur qui en résulte est trop peu importante, dans +presque tous les cas de notre monde, pour que le degré de précision +auquel nous pouvons réellement prétendre à l'égard des masses +planétaires en soit sensiblement affecté. La masse de Jupiter, +déterminée ainsi par Newton, n'a reçu qu'un très léger changement des +divers moyens qu'on a pu y appliquer depuis; et encore la différence +tient-elle, presqu'en totalité, à ce que les données du procédé +newtonien sont aujourd'hui mieux connues.</p> + +<p>Enfin, la méthode la plus simple et la plus directe de toutes, mais +aussi la plus particulière, puisqu'elle est nécessairement bornée à la +planète qu'habité l'observateur, consiste à évaluer les masses relatives +par la comparaison des pesanteurs qu'elles produisent. Si la masse d'un +astre bien connu était exactement déterminée, elle permettrait +évidemment d'apprécier l'énergie de la pesanteur à sa surface, ou à une +distance quelconque donnée: donc, réciproquement, la mesure directe de +cette intensité suffira pour estimer la masse. Ainsi, les expériences du +pendule ayant mesuré, avec la dernière précision, la pesanteur +terrestre; en la diminuant, inversement au quarré de la distance, on +saura quelle serait sa valeur à la distance dit soleil; et l'on n'aura +dès lors qu'à la comparer avec la quantité, préalablement bien connue, +qui exprime l'action du soleil sur la terre, pour trouver immédiatement +le rapport de la masse de la terre à celle du soleil. Envers toute autre +planète, ce serait, au contraire, l'évaluation de sa masse qui +permettrait seule l'estimation de la gravité correspondante. Ce procédé +n'est, en réalité, qu'une modification du précédent, où la chute du +satellite se trouvait être au fond indirectement évaluée, au lieu de +résulter d'une expérience immédiate, qui permet sans doute un peu plus +de précision, surtout à cause de la masse du satellite, relativement à +celles qui nous servent à mesurer la pesanteur.</p> + +<p>L'ensemble de tous ces divers moyens étant applicable à la terre, sa +masse comparée à la masse solaire, unité naturelle à cet égard, doit +être regardée comme la mieux connue de notre monde. La masse de la lune, +et surtout celle de Jupiter, sont aujourd'hui estimées presque aussi +parfaitement; viennent ensuite les masses de Saturne et d'Uranus; on +compte moins sur les trois autres déjà évaluées, celles de Mercure, de +Vénus et de Mars, quoique l'incertitude ne puisse pas y être très +grande. On ignore presque entièrement les masses des quatre planètes +télescopiques, et surtout celles des comètes, ce qui tient à leur +extrême petitesse, qui ne leur permet aucune influence appréciable sur +les perturbations. Ce caractère est particulièrement remarquable à +l'égard des comètes, qui, dans leur course allongée, passent fréquemment +dans le voisinage de forts petits astres, comme les satellites de +Jupiter et de Saturne, sans y produire aucun dérangement perceptible. +Quant aux satellites, en exceptant la lune, on ne connaît encore que les +valeurs approchées des masses de ceux de Jupiter.</p> + +<p>Aucune exacte comparaison générale des résultats obtenus n'a pu +jusqu'ici faire apercevoir entre eux une harmonie quelconque. La seule +circonstance essentielle qu'ils présentent est l'immense supériorité de +la masse du soleil à l'égard de tout le reste de notre monde, dont la +masse, même réunie, en fait à peine la millième partie. On devait +évidemment s'y attendre, du moins à un certain degré, quoique rien +n'indiquât directement une aussi grande disproportion, si ce n'est la +petitesse des perturbations planétaires, qui en dépend essentiellement. +Du reste, à partir du soleil, on voit alterner, sans aucun ordre +sensible, des masses tantôt décroissantes, tantôt croissantes. On avait +pensé d'abord, conformément à une supposition <i>à priori</i> de Képler, que +les masses étaient régulièrement liées aux volumes (d'ailleurs +irréguliers eux-mêmes, comme nous l'avons remarqué); en sorte que les +densités moyennes fussent continuellement moindres en s'éloignant du +soleil, en raison inverse des racines quarrées des distances. Mais, +indépendamment de cette loi numérique, qui ne s'observe jamais +exactement, le simple fait du décroissement des densités présente +quelques exceptions, entre autres pour Uranus. On ne saurait d'ailleurs +lui assigner aucun motif rationnel.</p> + +<p>Tels sont, en aperçu, les divers moyens que possède aujourd'hui +l'astronomie, quant à l'évaluation relative des différentes masses qui +composent notre système solaire. Mais, pour compléter cette connaissance +fondamentale, il reste à indiquer comment on a pu rapporter enfin toutes +ces masses à nos unités de poids habituelles, par l'importante +détermination directe du véritable poids total de la terre, qui +constitue une des applications les plus simples et les plus +intéressantes de la théorie générale de la gravitation.</p> + +<p>Bouguer est le premier qui ait aperçu distinctement la possibilité d'une +telle évaluation, en reconnaissant, dans sa célèbre expédition +scientifique au Pérou, l'influence du voisinage des grosses montagnes +pour altérer légèrement la direction de la pesanteur. On conçoit en +effet, d'après la loi fondamentale de la gravitation, qu'une masse +considérable, envisagée comme condensée en son centre de gravité, peut, +quand le fil-à-plomb s'en trouve très rapproché, déterminer en lui, à +raison de cette proximité, une gravitation secondaire, extrêmement +petite sans doute vis-à-vis de celle de l'ensemble de la terre, mais +néanmoins perceptible, qui le fasse dévier vers elle d'une quantité +presque insensible, susceptible cependant d'être mesurée par des +observations très délicates sur la comparaison de sa direction effective +avec la verticale naturelle du lieu, préalablement bien connue. Cette +déviation étant exactement appréciée, l'équation d'équilibre facile à +établir entre l'action de la montagne et celle de la terre doit +permettre d'en déduire le rapport des deux masses, et par suite la +valeur de la masse terrestre, d'après le poids de la montagne, puisque +toutes les autres quantités que renferme cette équation sont déjà +évidemment données. Les observations astronomiques ne pouvaient pas être +assez précises à l'époque de Bouguer pour que ce procédé fut dès lors +réellement applicable, tant est minime la déviation sur laquelle il +repose. Mais un demi-siècle après, Maskelyne parvint à constater, en +Écosse, une altération de cinq à six secondes dans la direction +naturelle de la pesanteur, et Hutton en déduisit le poids de la terre +égal à 4-1/8 fois celui d'un pareil volume d'eau distillée à son +<i>maximum</i> de densité. Toutefois, un tel procédé présente évidemment, +outre la petitesse de la déviation, une source notable d'incertitude, +dans l'impossibilité de connaître avec assez d'exactitude le poids de la +montagne, qui ne peut être que grossièrement obtenu d'après son volume.</p> + +<p>Quand Coulomb eut créé sa célèbre balance de torsion, destinée à la +mesure précise des plus petites forces quelconques, Cavendish conçut la +possibilité de déterminer beaucoup plus exactement la masse de la terre +en la comparant, à l'aide de cet appareil, à des masses artificielles, +susceptibles d'être parfaitement connues. C'est ainsi que, dans +l'immortelle expérience qu'il imagina, il parvint à rendre sensible +l'action de deux sphères de plomb sur un petit pendule horizontal, dont +les oscillations, comparées à celles que produit la pesanteur, +permettaient de déterminer mathématiquement, avec une précision +remarquable, le rapport de la masse de ces sphères à celle de la terre. +Par ce procédé bien plus parfait, Cavendish trouva la densité moyenne de +notre globe égale à 5-1/2 fois celle de l'eau; d'où l'on peut déduire, +si on le juge à propos, le vrai poids de la terre en kilogrammes ou en +tonneaux.</p> + +<p>Indépendamment de l'importance d'une telle détermination, pour faire +connaître les masses et les densités effectives de tous les astres de +notre monde, ce qui est peu utile en astronomie, où l'on n'a besoin que +de leurs rapports, ce résultat présente la propriété essentielle de nous +fournir, sur la constitution intérieure de notre globe, une première +donnée générale, qui, fort incomplète sans doute, n'en est pas moins +infiniment précieuse, en vertu de son incontestable positivité, qui peut +déjà suffire à exclure plusieurs conjectures hasardées. En effet, la +densité moyenne de la terre étant, d'après cette mesure, très supérieure +à la densité des couches qui composent sa surface, formée d'eau en si +grande partie, il est indispensable que les couches deviennent, en +général, de plus en plus denses, en se rapprochant du centre, sauf les +irrégularités accidentelles, ce qui est d'ailleurs parfaitement en +harmonie avec l'indication mathématique de la mécanique céleste à +l'égard de toutes les planètes, comme nous le mentionnerons ci-après. +Une conjecture quelconque sur la structure interne de la terre est donc +désormais assujettie à cette indispensable condition, en sorte que +celles qui n'y satisferaient pas, en supposant vide par exemple +l'intérieur du globe, seraient, par cela même, radicalement fausses. +Mais, ce renseignement, le seul réel qui existe encore à cet égard, est +malheureusement très imparfait; car il ne donne évidemment aucun indice, +même sur l'état physique des couches internes, qu'on pourrait supposer +liquides et peut-être gazeuses, aussi bien que solides, sans que cette +condition fût effectivement violée.</p> + +<p>La seconde grande détermination statique que nous devions caractériser +dans la mécanique céleste, concerne l'importante et difficile étude +mathématique de la figure des astres, envisagée comme déduite de la +théorie générale de leur équilibre, indépendamment d'aucune mesure +géométrique.</p> + +<p>Si la terre, ou toute autre planète, avait toujours été dans l'état de +consistance que nous observons, la mécanique céleste n'aurait évidemment +aucune base pour déterminer <i>à priori</i> sa figure, puisque l'équilibre +d'un système solide est certainement compatible avec une forme +extérieure quelconque. C'est pourquoi les géomètres, afin d'étudier la +figure des astres d'après les règles générales de la statique, ont dû +les supposer antérieurement fluides, du moins à la surface, ce qui ne +permet plus l'équilibre qu'avec certaines formes spéciales. L'accord +remarquable des principaux résultats de cette hypothèse indispensable +avec l'ensemble des observations directes, a démontré ensuite la +justesse d'une conjecture indiquée d'ailleurs, surtout envers la terre, +par beaucoup d'autres phénomènes.</p> + +<p>En considérant ainsi la question d'une manière générale, il est d'abord +évident que, si les astres n'avaient aucun mouvement de rotation, la +figure parfaitement sphérique conviendrait à l'équilibre de leurs +molécules, puisque la pesanteur, dès lors constamment dirigée au centre, +serait toujours perpendiculaire aux couches de niveau, pourvu qu'on les +supposât homogènes, et que la densité variât seulement de l'une à +l'autre, suivant une loi d'ailleurs arbitraire. Mais on conçoit aisément +que la force centrifuge engendrée par la rotation doit nécessairement +modifier cette forme primitive, en altérant plus ou moins soit la +direction, soit l'intensité de la pesanteur proprement dite.</p> + +<p>Sous le premier point de vue, qui est celui d'Huyghens, il est facile de +constater que si la terre, par exemple, était exactement sphérique, la +force centrifuge écarterait sensiblement le fil-à-plomb de la direction +perpendiculaire à la surface. Cette déviation, nécessairement nulle au +pôle, où la force centrifuge n'existe pas, et à l'équateur, où elle agit +suivant la même droite que la pesanteur, atteindrait son <i>maximum</i> vers +quarante-cinq degrés de latitude, où elle devrait être d'environ six +minutes, et, par conséquent, très appréciable. Ainsi, la droite décrite +par les corps dans leur chute naturelle, c'est-à-dire celle suivant +laquelle se dirige, en chaque lieu, la résultante de la gravité et de la +force centrifuge, ne saurait être, conformément à toutes les +observations et à la théorie générale de l'équilibre des fluides, +exactement perpendiculaire à la surface, qu'autant que la planète cesse +d'être une sphère parfaite, pour devenir un sphéroïde aplati aux pôles +et renflé à l'équateur.</p> + +<p>Il en est de même sous le point de vue de l'intensité, que Newton +adopta. Deux colonnes fluides menées du centre de l'astre à son pôle et +à son équateur, doivent nécessairement, pour l'égalité de leurs poids, +avoir des longueurs inégales, puisque la gravité naturelle n'est +nullement affaiblie dans la première par la force centrifuge, qui, au +contraire, diminue diversement la pesanteur propre à chacun des points +de la seconde. La comparaison des colonnes correspondantes à deux +latitudes quelconques donnerait lieu évidemment à une remarque analogue, +la différence y étant seulement moins prononcée. Les divers rayons de +l'astre doivent donc augmenter graduellement depuis le pôle jusqu'à +l'équateur, et rester seulement égaux entre eux à la même latitude, +comme dans une surface de révolution.</p> + +<p>Cette première vue du sujet explique donc, d'une manière aussi +élémentaire que satisfaisante, et la forme presque sphérique de tous +nos astres, et le léger aplatissement que chacun d'eux nous présente à +ses pôles. Mais quand on veut aller au-delà de cet aperçu général, et +déterminer mathématiquement la véritable figure, ainsi que la valeur +exacte de l'aplatissement, la question devient tout-à-coup +transcendante, et présente des obstacles qui ne sauraient jamais être +entièrement surmontés.</p> + +<p>La cause essentielle de ces hautes difficultés tient à ce que, par sa +nature, le fond d'une telle recherche présente une sorte de cercle +vicieux, qui ne comporte point d'issue parfaitement rationnelle. En +effet, la théorie mathématique de l'équilibre des fluides exige +évidemment que, pour former l'équation de la surface, on connaisse +d'abord la vraie loi de la pesanteur dont ses diverses molécules sont +animées. Or, d'un autre côté, cette loi ne saurait être exactement +déterminée, d'après la théorie fondamentale de la gravitation, qu'autant +que la forme de l'astre, et même le mode de variation de la densité dans +son intérieur, seraient préalablement donnés. Il est donc impossible, +même en supposant l'astre homogène, d'obtenir une solution directe et +complète qui indique avec une pleine certitude les formes propres à +l'équilibre, en donnant une exclusion nécessaire à toutes les autres. On +ne peut réellement qu'essayer si telle figure proposée remplit ou non +les conditions fondamentales. Aussi les géomètres attachent-ils avec +raison un très grand prix au beau théorème découvert par Maclaurin, qui +est devenu le fondement nécessaire de toutes leurs recherches à ce +sujet<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a> +<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>, en démontrant que l'ellipsoïde de révolution satisfait +exactement aux conditions de l'équilibre. Ce point de départ, que +Maclaurin avait établi seulement dans l'hypothèse de l'homogénéité, fut +ensuite étendu par Clairaut au cas d'un astre composé de couches dont la +densité varie arbitrairement, et qui ne serait même que partiellement +fluide<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a> +<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>. La question a dès lors été réduite à la détermination du +rapport des deux axes. Or, cette évaluation ne présente aucune +difficulté en regardant l'astre comme homogène. Mais les mesures +directes ayant toujours montré, à l'égard des diverses planètes, un +aplatissement moindre que celui obtenu ainsi, cette hypothèse, +directement reconnue fausse d'ailleurs envers la terre, comme nous +l'avons vu plus haut, et évidemment invraisemblable en général, a dû +être définitivement exclue. Dès ce moment, l'aplatissement a cessé de +comporter une détermination directe et rigoureuse, puisque nous ignorons +nécessairement la vraie loi suivant laquelle la densité croît de la +surface au centre dans un astre quelconque, et qu'il serait strictement +indispensable d'y avoir égard. Néanmoins, les travaux des géomètres, et +surtout de Laplace, sur l'influence de diverses lois de la densité, ont +fait connaître des limites très précieuses, souvent fort resserrées, +entre lesquelles l'aplatissement doit inévitablement tomber. La plus +générale et la plus usuelle consiste en ce que cet aplatissement est +compris, de toute nécessité, pour un astre quelconque, entre les cinq +quarts et la moitié du rapport de la force centrifuge à l'équateur à la +gravité correspondante, puisque la première valeur aurait lieu si +l'astre était homogène, et la seconde si la densité croissait avec une +telle rapidité qu'elle devînt infinie au centre. C'est ainsi que +l'aplatissement terrestre ne peut excéder un deux cent trentième, ni +être moindre qu'un cinq cent soixante-dix-huitième; ce qui est +parfaitement conforme aux mesures directes, que cette règle mathématique +a plus d'une fois servi à contrôler.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" +name="footnote14"><b>Note 14: </b></a><a href="#footnotetag14"> +(retour) </a> Le travail de Newton ne fit réellement que + poser la question, puisqu'il y avait supposé, sans aucune + démonstration, la figure elliptique des méridiens, ce qui + réduisait dès lors la recherche à la mesure de + l'aplatissement, extrêmement facile dans l'hypothèse + d'homogénéité qu'il avait adoptée. +</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" +name="footnote15"><b>Note 15: </b></a><a href="#footnotetag15"> +(retour) </a> M. Jacobi a fait tout récemment, pour le seul + cas de l'homogénéité, la découverte remarquable de la + possibilité de l'équilibre avec un ellipsoïde à trois axes + inégaux, dont le moindre est toujours nécessairement celui + du pôle. +</blockquote> + +<p>Au reste, dans presque toutes les planètes, l'aplatissement exerce, +comme nous l'indiquerons prochainement, une influence nécessaire et +appréciable sur certains phénomènes de perturbation, ce qui fournit de +nouveaux moyens indirects de le déterminer, en éludant la difficulté +insurmontable que présente à cet égard la théorie de l'équilibre des +astres.</p> + +<p>L'ensemble de ces évaluations coïncide avec les mesures immédiates plus +parfaitement qu'on n'avait lieu de l'espérer d'après les causes +fondamentales d'incertitude inhérentes à une telle recherche. Le seul +cas qui semble présenter une exception réelle, est celui de Mars, qui, +suivant sa grandeur, sa masse, et la durée de sa rotation, ne devrait +être guère plus aplati que la terre, et qui cependant le serait presque +autant que Jupiter, si les observations d'Herschell sont parfaitement +exactes.</p> + +<p>Quoique l'équilibre soit compatible avec la figure ellipsoïdique, +d'après le théorème de Maclaurin, la nature de cette question ne permet +nullement d'assurer que cette forme doive être regardée comme exclusive. +Aussi notre monde nous offre-t-il, dans les anneaux de Saturne, un +exemple très prononcé d'une figure différente. Laplace a démontré qu'ils +pouvaient être en équilibre, même à l'état fluide, en les supposant +engendrés par la révolution d'une ellipse autour d'une droite +extérieure, menée, parallèlement à son petit axe et dans son plan, par +le centre de Saturne. L'équilibre subsisterait même encore avec +l'inégalité de ces méridiens elliptiques, qui semble indiquée par les +observations.</p> + +<p>La plus utile conséquence finale de la théorie mathématique des formes +planétaires, consiste dans l'importante relation qu'elle a naturellement +établie entre la valeur des différens degrés terrestres et l'intensité +de la pesanteur correspondante mesurée par la longueur du pendule à +secondes aux diverses latitudes. Il en est résulté l'heureuse faculté de +multiplier ainsi presqu'à volonté, de la manière la plus commode, nos +renseignemens indirects sur la figure de notre globe, tandis que +l'estimation géométrique des degrés est une opération longue et pénible, +qui ne saurait être fréquemment répétée avec tout le soin qu'elle exige. +Mais, en général, plus une mesure est indirecte, tout étant d'ailleurs +égal, moins elle est certaine. Aussi, quelque précise que soit +réellement cette ressource, il faut reconnaître, ce me semble, que les +procédés géodésiques convenablement appliqués n'en continuent pas moins +à mériter la préférence, à cause de la loi intérieure des densités +terrestres, élément inconnu qui affecte nécessairement les indications +fournies par les expériences du pendule pour la figure de la terre.</p> + +<p>Un appendice naturel et intéressant de la théorie hydrostatique de la +figure des planètes, consiste dans les conditions de la stabilité de +l'équilibre des fluides qui recouvrent, en totalité ou en partie, la +surface des astres. Laplace a établi à ce sujet un théorème général, +aussi simple qu'important, qu'un premier aperçu semble d'ailleurs devoir +indiquer d'avance. Il fait dépendre cette stabilité, quels que puissent +être et le mode de répartition du fluide et la loi interne des densités, +de la seule supériorité de la densité moyenne de l'astre sur celle du +fluide; caractère si évidemment constaté, pour la terre, par la belle +expérience de Cavendish. On pourrait aisément en faire le texte d'une +cause finale, puisque la perpétuité des espèces terrestres exige +clairement que l'équilibre des mers tende à se rétablir spontanément, +après avoir été momentanément troublé d'une manière quelconque. Mais +l'examen attentif du sujet fait aussitôt disparaître la finalité, en +rendant sensible la nécessité d'un tel arrangement dans la formation +primitive des planètes, la densité des couches ayant dû naturellement +croître de la surface au centre, comme l'indique si nettement toute la +théorie de la figure des astres.</p> + +<p>La grande question des marées constitue la dernière recherche +essentielle que je crois devoir classer parmi les études principales de +la statique céleste. Sous le point de vue astronomique, le caractère +statique de cette théorie se montre évidemment, puisque l'astre y est +essentiellement envisagé comme immobile. Mais ce caractère n'est pas, au +fond, moins réel sous le point de vue mathématique, en considérant le +véritable esprit de la solution, où l'on ne s'occupe surtout que de la +figure vers laquelle tend l'Océan par l'équilibre périodique des +diverses forces qui le sollicitent, sans penser aux mouvemens que +produisent les variations de cet équilibre. Enfin, cette étude fait +naturellement suite à celle de la figure des astres.</p> + +<p>Ce beau problème, indépendamment de son importance propre, présente un +intérêt philosophique tout particulier, en établissant une transition +naturelle et évidente de la physique du ciel à celle de la terre, par +l'explication céleste d'un grand phénomène terrestre.</p> + +<p>Descartes est réellement le premier philosophe qui ait tenté de fonder +une théorie positive des marées, exclusivement rattachées jusque alors à +des conceptions métaphysiques, dont Képler lui-même n'avait pas cru +pouvoir se passer. Quoique l'explication proposée par Descartes soit, +sans doute, entièrement inadmissible, c'est néanmoins à lui que nous +devons l'observation fondamentale de l'harmonie constante entre la +marche générale de ce phénomène et le mouvement de la lune, qui a +certainement contribué à mettre Newton sur la voie de la vraie théorie. +Il suffisait, en quelque sorte, d'être averti que la cause réelle de ce +grand phénomène devait nécessairement se trouver dans le ciel, pour que +la théorie de la gravitation dévoilât aussitôt son explication générale, +tant elle en résulte naturellement.</p> + +<p>L'inégale gravitation des diverses parties de l'Océan vers un quelconque +des astres de notre monde, et particulièrement vers le soleil et la +lune: tel est le principe, éminemment simple et lucide, d'après lequel +Newton a ébauché la véritable théorie des marées, approfondie ensuite +par Daniel Bernouilli, dont le beau travail n'a réellement subi depuis +aucun perfectionnement essentiel. Essayons de caractériser nettement +l'esprit général de cette grande recherche. La théorie convient en +elle-même aussi bien à l'atmosphère qu'à l'Océan. Mais je considérerai +seulement ce dernier cas, puisque les marées atmosphériques, d'ailleurs +infiniment moindres, à cause de la masse si minime de notre enveloppe +gazeuse, échappent essentiellement, par leur nature, à toute +observation réelle, malgré les efforts tentés quelquefois pour en +manifester l'influence, surtout dans les variations diurnes du +baromètre, dont l'examen attentif pendant plusieurs années a cependant +indiqué à M. Flaugergues une relation certaine avec le mois lunaire.</p> + +<p>En joignant le centre de la terre à un astre quelconque, les deux points +correspondans de la surface terrestre doivent graviter évidemment l'un +un peu plus, l'autre un peu moins que le centre lui-même, inversement +aux quarrés de leurs distances respectives. Le premier tend donc à +s'éloigner du centre, ce qui doit produire une certaine élévation de la +surface fluide, et le centre tend, au contraire, à s'éloigner du second +point, où doit survenir ainsi une élévation analogue et à très peu près +égale. Cet effet diminue nécessairement à mesure qu'on s'écarte +davantage de ces deux points dans un sens quelconque, et devient nul à +quatre-vingt-dix degrés de là, où, les parties de l'Océan gravitant +comme le centre, le niveau doit baisser pour fournir à l'exhaussement du +reste, indépendamment d'une dépression directe presque insensible. En +même temps, ces divers changemens de niveau font varier la pesanteur +terrestre des eaux correspondantes; et cette seconde cause, la plus +difficile et la plus incertaine à calculer, agit évidemment dans le +même sens que la première, quoique avec moins d'énergie, pour +l'établissement définitif du niveau général.</p> + +<p>On voit ainsi comment l'action d'un astre quelconque sur l'Océan, qui ne +pourrait nullement altérer sa surface naturelle, si elle avait partout +la même intensité, tend nécessairement, à raison de son inégale énergie +sur les divers lieux, à la modifier un peu, en lui faisant prendre la +forme d'un sphéroïde allongé vers l'astre. Sous ce rapport fondamental, +la question est parfaitement semblable à celle considérée ci-dessus de +la figure mathématique de la terre, la force centrifuge étant ici +remplacée par la différence entre la gravitation du centre de notre +globe et celle de sa surface vers l'astre proposé. La recherche est +seulement encore plus compliquée, puisqu'il faut évidemment y tenir +compte aussi de l'ellipticité naturelle du globe. Mais l'esprit et la +marche générale de la solution mathématique doivent être essentiellement +identiques dans les deux cas. C'est ainsi que Newton a pu d'abord +calculer aisément la partie principale du phénomène, en supposant, sans +la démontrer, une figure ellipsoïdique, comme il l'avait déjà fait pour +l'autre question, et se bornant à comparer immédiatement, dans +l'hypothèse de l'homogénéité, les deux axes de l'ellipse. De même +encore, le théorème de Maclaurin est aussi devenu plus tard, pour Daniel +Bernouilli, la base naturelle d'une exacte théorie des marées.</p> + +<p>Jusque là, toutefois, il n'y a point de marées proprement dites, +c'est-à-dire ces élévations et dépressions alternatives et périodiques, +qui en font le caractère le plus saillant. Le phénomène semble consister +en un simple renflement fixe de la partie de l'Océan située sous l'astre +considéré. Mais, quoiqu'un tel effet paraisse différer beaucoup d'une +véritable marée, il n'en constitue pas moins la principale base +mathématique de cette grande question. Il est maintenant très facile de +concevoir la périodicité fondamentale du phénomène en introduisant la +considération du mouvement diurne, jusque alors écartée. Si ce mouvement +n'avait pas lieu, ou si seulement il s'exécutait autour de la droite qui +joint l'astre au centre de la terre, toutes les parties de l'Océan +conservant sans cesse la même situation envers cet astre, la surface de +la mer resterait invariable, après avoir pris, dès l'origine, la forme +convenable à son équilibre. Mais, en réalité, la rotation quotidienne de +notre globe transporte successivement les eaux qui le recouvrent dans +toutes les positions où l'astre tend à les élever et dans celles où il +doit les abaisser. C'est ainsi que la marche journalière du phénomène se +compose nécessairement de quatre alternatives périodiques à peu près +également réparties: les deux plus grandes élévations correspondent aux +deux passages de l'astre par le méridien du lieu, et les moindres +niveaux à son lever et à son coucher; la période totale étant d'ailleurs +exactement fixée par la combinaison de la rotation terrestre avec le +mouvement propre de l'astre en un jour.</p> + +<p>Un dernier élément indispensable nous reste à indiquer, pour avoir +établi toutes les bases de la notion abstraite des marées; c'est la +règle générale d'après laquelle on peut apprécier à cet égard l'énergie +des différens astres, dont aucun ne semble mathématiquement devoir être +négligé. Cette énergie est évidemment mesurée par la différence entre la +gravitation du centre de notre globe et celle des points extrêmes de sa +surface vers l'astre proposé. En exécutant, d'après la loi fondamentale +de la gravitation, cette différentiation très facile, on trouve aussitôt +que la puissance de chaque astre pour produire nos marées est en raison +directe de sa masse et en raison inverse du cube de sa distance à la +terre. Il résulte de cette règle essentielle la précieuse faculté de +déterminer rationnellement, parmi tous les astres de notre monde, quels +sont ceux qui peuvent concourir sensiblement au phénomène, et de mesurer +à chacun d'eux sa part d'influence. On reconnaît ainsi que le soleil, en +vertu de sa masse immense, et la lune, par son extrême proximité, +doivent seuls produire des marées appréciables; tous les autres corps +célestes sont ou trop éloignés ou de trop peu de poids pour qu'il en +résulte aucun effet perceptible. Enfin, l'action de la lune est de deux +fois et demi à trois fois plus grande que celle du soleil. Ainsi, lors +même que les deux astres agissent en sens opposé, c'est sur la lune que +doit se régler constamment la marche générale du phénomène; ce qui +explique parfaitement l'observation fondamentale de Descartes, quant à +la continuelle coïncidence de la période des marées avec le jour +lunaire.</p> + +<p>Toutes les considérations mathématiques précédemment indiquées ne +s'appliquent directement qu'à la marée simple et abstraite, produite par +un astre unique. Mais la nécessité d'envisager simultanément les actions +de deux astres différens rendrait la solution analytiquement +inextricable, si Daniel Bernouilli ne l'eût radicalement simplifiée, en +y appliquant son célèbre principe dynamique sur la coexistence des +petites oscillations, que j'ai exposé à la fin du premier volume de ce +cours. Suivant ce principe, les marées lunaire et solaire se superposent +sans altération, ce qui réduit aussitôt le problème à l'analyse +partielle de chacune d'elles. Toutes les grandes variations régulières +du phénomène s'expliquent dès lors avec une admirable facilité. +Considérons seulement les plus importantes et les plus simples, celles +qui correspondent aux diverses phases mensuelles de la lune. Aux deux +syzygies, l'action solaire et l'action lunaire coïncident exactement; +donc la marée effective doit alors atteindre son <i>maximum</i>, égal à la +somme des deux marées élémentaires. Dans les deux quadratures, au +contraire, le moindre niveau produit par l'un des astres accompagne +nécessairement le plus haut niveau correspondant à l'autre; en sorte que +l'on doit alors observer le <i>minimum</i> d'effet, égal à la différence des +marées simples. Aux diverses époques intermédiaires, la marée solaire +modifie toujours inégalement la marée lunaire, et ces variations se +reproduisent par périodes d'un mois lunaire synodique, dont elles +doivent suivre les irrégularités séculaires. La comparaison des deux cas +extrêmes, si les observations permettaient de l'établir avec assez +d'exactitude, conduirait même évidemment à estimer <i>à posteriori</i> le +vrai rapport entre l'action de la lune et celle du soleil. Or, ce +rapport dépendant des distances et des masses relatives des deux astres, +suivant la règle exposée ci-dessus, on en pourrait déduire la raison de +leurs masses, celle de leurs distances étant déjà bien connue. Cette +considération, quoique ne devant pas être exclusivement employée, peut +utilement concourir avec d'autres moyens pour déterminer la masse de la +lune.</p> + +<p>Suivant la mesure fondamentale de chaque marée simple, cette classe de +phénomènes doit éprouver un nouvel ordre de modifications régulières et +périodiques, en vertu des changemens naturels qu'éprouve, pendant le +cours de l'année ou du mois, la distance de la terre au soleil ou à la +lune. Cette influence est ici proportionnellement plus sensible que dans +beaucoup d'autres phénomènes, puisqu'elle y dépend du cube de la +distance. Elle doit affecter particulièrement l'action lunaire, +non-seulement comme étant la plus forte, mais encore en vertu de +l'excentricité bien supérieure de l'orbite lunaire. Enfin, les deux +variations peuvent se combiner de diverses manières, tantôt +convergentes, tantôt divergentes; et elles doivent aussi modifier très +diversement les inégalités principales, dues aux phases de la lune.</p> + +<p>Dans tout ce qui précède, le mouvement diurne de l'astre proposé est +censé avoir exactement lieu suivant le plan de l'équateur. Mais, à une +époque quelconque, son action doit évidemment être décomposée en deux; +l'une, selon l'axe de rotation de la terre, et qui est nulle pour +produire une marée; l'autre, parallèlement à l'équateur, et qui, seule, +détermine le phénomène. Voilà donc, à cet égard, un dernier genre de +modifications générales, indépendantes de la distance, et uniquement +dues à la direction: en sorte que, toutes choses d'ailleurs égales, +chaque marée élémentaire doit varier proportionnellement au cosinus de +la déclinaison de l'astre correspondant. Telle est la raison simple de +la différence notable, si généralement remarquée, quant à l'ensemble des +marées, entre le mois lunaire équinoxial et le mois lunaire solsticial, +surtout en considérant, pour notre hémisphère, le solstice d'été, où +l'affaiblissement déterminé par la distance du soleil concourt avec +celui qui résulte de sa direction.</p> + +<p>Quant aux variations du phénomène dans nos divers climats, la théorie ne +peut apprécier jusqu'ici d'autre influence régulière que celle de la +latitude. Aux deux pôles, il ne saurait exister évidemment que de +faibles marées indirectes dues à la nécessité d'y prendre ou d'y envoyer +les eaux qui s'élèvent ou s'abaissent ailleurs; car, là, il n'y a plus, +à proprement parler, de mouvement diurne. À l'équateur, au contraire, le +phénomène doit se manifester au plus haut degré possible, non-seulement +à cause de la diminution de la pesanteur, mais surtout en vertu de la +diversité plus complète des positions successives occupées par les eaux +pendant la rotation journalière. En tout autre lieu, l'intensité de la +marée doit varier proportionnellement à l'énergie de cette rotation, et, +par conséquent, en raison du cosinus de la latitude.</p> + +<p>Tel est, en aperçu, l'esprit général de la grande théorie mathématique +des marées, envisagée sous ses divers aspects réguliers. Toutes ses +différentes parties, abstraction faite des évaluations numériques, sont +dans une admirable harmonie avec l'ensemble des observations directes. +On a même lieu d'être surpris, quant aux nombres, de ne pas les trouver +plus différens de la réalité, convenablement explorée, lorsqu'on pense +aux hypothèses que les géomètres ont dû faire pour rendre les calculs +exécutables, et aux données nécessairement inaccessibles qu'exigerait +une estimation parfaitement rationnelle. Il ne suffirait point, en +effet, de connaître exactement l'étendue et la forme du lit de l'Océan. +La question dépend encore évidemment d'une notion bien plus inabordable, +la vraie loi de la densité dans l'intérieur de la terre, comme à l'égard +de la figure des astres. Il y a même ici une circonstance nouvelle, +suivant la judicieuse remarque de Daniel Bernouilli; car il faudrait +connaître aussi quel est l'état, fluide ou solide, des couches internes, +pour savoir si elles participent ou non au phénomène, et si, par +conséquent, elles modifient l'effet produit à la surface. L'ensemble de +ces considérations peut faire apprécier la profondeur du conseil général +donné par Daniel Bernouilli, qui possédait à un degré si éminent le +véritable esprit mathématique, consistant surtout dans la relation du +concret à l'abstrait, comme je me suis efforcé de le faire sentir en +traitant de la philosophie mathématique. Il recommande prudemment aux +géomètres, à cet égard, ainsi que Clairaut, «de ne point trop presser +les conséquences des formules, de peur d'en tirer des conclusions +contraires à la vérité.» Laplace, en détaillant davantage la théorie de +son illustre prédécesseur, n'a peut-être pas toujours fait assez +d'attention à cette sage maxime philosophique.</p> + +<p>Quant à la comparaison générale et exacte de la théorie mathématique des +marées avec leur observation effective, on doit reconnaître, ce me +semble, qu'elle n'a point encore été convenablement faite, puisque +toutes les mesures ont été prises dans des ports, ou du moins très près +des côtes. Or, dans de telles localités, on ne peut apercevoir +essentiellement que des marées indirectes, qui ne doivent représenter +que fort imparfaitement les marées régulières dont elles émanent, leur +intensité étant principalement déterminée le plus souvent par l'étendue +et la configuration du sol, tant au fond qu'à la surface, et pouvant +même être influencée par sa structure. C'est à de telles circonstances, +qu'aucune théorie mathématique ne saurait évidemment considérer, qu'il +faut sans doute attribuer ces énormes différences que présente en +quelques lieux la hauteur des marées, aux mêmes époques, et dans des +positions presque identiques; comme, par exemple, les marées +comparatives de Granville et Dieppe, ou de Bristol et Liverpool. Afin +d'apprécier empiriquement l'exactitude numérique de la théorie des +marées, il serait indispensable d'entreprendre, pendant un nombre +d'années assez grand pour que les diverses variations régulièrement +prévues fussent plusieurs fois reproduites, une suite continue +d'observations précises, dans une île très petite, située à l'équateur, +et à trente degrés au moins de tout continent. Tel est le seul contrôle +réellement susceptible de contribuer essentiellement à vérifier et +surtout à perfectionner la théorie générale des marées mathématiques.</p> + +<p>Quelque incertitude inévitable que présentent plusieurs données de cette +grande théorie, surtout dans son application à nos ports, elle n'en +reçoit pas moins, de notre expérience journalière, la sanction la plus +décisive et la plus utile, puisqu'elle atteint le but définitif de toute +science réelle, une exacte prévision des événemens, propre à régler +notre conduite. Les principales circonstances locales devant avoir, à +l'exception des vents, une influence essentiellement constante, il a été +possible de modifier heureusement, d'après l'observation, pour chaque +port, les deux coefficiens fondamentaux, relatifs à la hauteur moyenne +des marées, et à l'heure de leur entier établissement; ce qui a permis +de rendre toutes les déterminations mathématiques suffisamment conformes +à la réalité. C'est ainsi que, depuis un siècle, une classe importante +de phénomènes naturels, généralement regardés jusque alors comme +inexplicables, a été ramenée avec précision à des lois invariables, qui +en excluent irrévocablement toute intervention providentielle et toute +conception arbitraire.</p> + +<p>Tels sont les caractères philosophiques des trois hautes questions dont +se compose la mécanique céleste, envisagée sous le point de vue +statique. Il nous reste maintenant à entreprendre, dans la leçon +suivante, le même examen général à l'égard des phénomènes vraiment +dynamiques que présente notre monde, et dont l'étude a été précédemment +ébauchée par la géométrie céleste, résumée dans les trois grandes lois +de Képler, qui éprouvent en réalité des modifications indispensables à +connaître pour l'exacte prévision de l'état du ciel à une époque +quelconque.</p> + +<a name="l26" id="l26"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>VINGT-SIXIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur la dynamique céleste.</p> + +<p>La gravitation mutuelle des différens astres de notre monde doit +nécessairement altérer la parfaite régularité de leur mouvement +principal, déterminé, conformément aux lois de Képler, par la seule +pesanteur de chacun d'eux vers le foyer de son orbite. Parmi ces divers +dérangemens, les plus considérables furent directement observés dès +l'origine de l'astronomie mathématique dans l'école d'Alexandrie; +d'autres ont été aperçus plus tard de la même manière, à mesure que +l'exploration du ciel est devenue plus précise; enfin, les moindres +n'ont pu être découverts que par l'emploi des moyens d'observation les +plus perfectionnés de l'astronomie moderne. Tous sont maintenant +expliqués, avec une admirable exactitude, par la théorie générale de la +gravitation, qui a même devancé quelquefois l'inspection immédiate à +l'égard des moins prononcés. Cet important résultat de l'ensemble des +grands travaux mathématiques exécutés, dans le siècle dernier, par les +successeurs de Newton, constitue une des vérifications les plus +décisives de la théorie newtonienne, surtout en ce qu'il met hors de +doute l'universelle réciprocité de la gravitation entre tous les corps +qui composent notre système solaire.</p> + +<p>Le caractère fondamental de cet ouvrage et ses limites nécessaires +interdisent évidemment de considérer ici séparément chacun de ces +nombreux problèmes, dont les difficultés sont d'ailleurs +essentiellement analytiques, leurs équations différentielles étant +presque toujours très faciles à former, d'après les règles de la +dynamique rationnelle. L'esprit général des recherches de mécanique +céleste se trouve être suffisamment caractérisé par les questions +examinées dans la leçon précédente, les seules, en réalité, qui exigent +des conceptions propres, indépendantes du calcul. Nous devons donc ici +nous borner essentiellement à examiner le plan rationnel et la nature +générale des principales études relatives aux modifications des +mouvemens célestes.</p> + +<p>À l'égard de ces mouvemens, comme envers tous les autres, il importe +beaucoup de distinguer d'abord, avec Lagrange, deux genres principaux +d'altérations, qui diffèrent profondément, aussi bien quant à leur +théorie mathématique que par les circonstances qui les constituent: les +changemens brusques, provenant de chocs ou d'explosions internes, dont +l'action peut, sans aucun inconvénient, être conçue instantanée; les +changemens graduels, ou les perturbations proprement dites, dues à +l'influence continue des gravitations secondaires, dont l'effet dépend +du temps écoulé. Quoique le premier ordre de dérangemens soit, sans +doute, dans notre monde, presque entièrement idéal, il n'en est pas +moins essentiel à considérer, ne fût-ce que comme un préliminaire +indispensable à l'étude du second, dont l'esprit consiste, en effet, à +traiter chaque gravitation perturbatrice comme une suite de petites +impulsions, selon la méthode ordinaire de la mécanique rationnelle.</p> + +<p>L'influence des changemens brusques, bien qu'elle puisse être beaucoup +plus grande que celles des simples perturbations, comporte une étude +infiniment plus facile. Il est clair, en effet, que les lois de Képler +ne doivent point cesser, pour cela, d'être exactement maintenues: tout +au plus, l'ellipse pourrait-elle dégénérer en parabole ou en hyperbole, +comme je l'ai indiqué dans l'avant-dernière leçon. Tout l'effet doit +évidemment consister à donner subitement de nouvelles valeurs aux six +élémens fondamentaux du mouvement elliptique, puisque rien n'est changé +dans les forces accélératrices. Après une telle variation, ces nouveaux +élémens resteront d'ailleurs aussi fixes qu'auparavant, jusqu'à ce qu'il +survienne quelque autre événement semblable. D'ailleurs l'altération +peut porter indifféremment sur chacun des six élémens, dont plusieurs +sont, au contraire, fort peu affectés par les perturbations.</p> + +<p>On éprouverait de vraies difficultés mathématiques à déterminer +rationnellement, d'après les règles de la mécanique abstraite, quel doit +être l'effet d'un choc ou d'une explosion sur le changement instantané +de la vitesse actuelle d'un astre, quant à son intensité et à sa +direction. Mais, cette variation une fois donnée, il est au contraire +facile d'en déduire, comme Lagrange l'a montré, les nouvelles valeurs +des élémens fondamentaux, et par suite toutes les modifications que +pourra présenter le mouvement de translation. La question pourrait être +beaucoup plus compliquée à l'égard de la rotation, si l'événement ne se +bornait point à en altérer la durée, et qu'il changeât la direction de +l'axe autour duquel elle s'exécute. Car, la nouvelle droite cessant +d'être un des axes dynamiques principaux de l'astre, cet événement, +quoique instantané, deviendrait nécessairement, d'après la théorie +générale de la rotation, la source d'une suite perpétuelle, ou du moins +très prolongée, d'altérations difficiles à analyser; ce qui ne saurait +jamais avoir lieu, quant à la translation.</p> + +<p>Quoique le choc mutuel de deux astres et la rupture d'un astre unique en +plusieurs fragmens séparés par suite d'une explosion interne, puissent +déterminer des variations quelconques dans tous les élémens +astronomiques de leur mouvement elliptique, il existe deux relations +fondamentales, qui, d'après les lois générales du mouvement, doivent +rester, même alors, nécessairement inaltérables, et qui pourraient, ce +me semble, en les employant convenablement, nous conduire souvent à +constater la réalité de tels événemens à une époque quelconque. Ce sont +les deux propriétés essentielles de la conservation du mouvement du +centre de gravité et de l'invariabilité de la somme des aires, qui +reposent seulement, comme on sait, sur l'égalité entre la réaction et +l'action, à laquelle sans doute de tels changemens ne cesseraient point +de se conformer. Il en résulte deux équations très importantes entre les +masses, les vitesses et les positions des deux astres ou des deux +fragmens du même astre, considérées avant et après l'événement.</p> + +<p>Aucun indice ne paraît jusqu'ici nous autoriser à penser que le cas du +choc se soit jamais réellement présenté dans notre monde, et l'on +conçoit en effet combien la rencontre de deux astres doit y être +difficile, sans qu'elle y soit, néanmoins, mathématiquement impossible. +Mais, il n'en est nullement ainsi à l'égard des explosions. L'identité +presque parfaite des moyennes distances et des temps périodiques propres +aux quatre petites planètes situées entre Mars et Jupiter, a conduit, +comme on sait, M. Olbers à conjecturer ingénieusement qu'elles formaient +autrefois une planète unique, dont une forte explosion interne aurait +déterminé la division en plusieurs fragmens séparés. Presque toutes les +autres circonstances caractéristiques de ces petits astres sont en +harmonie avec cette opinion, à laquelle Lagrange a ajouté, d'après +l'irrégularité de leur figure, que l'événement a dû être postérieur à la +consolidation de la planète primitive. Quand leurs masses seront +connues, je pense que cette hypothèse pourra être soumise à une +vérification mathématique, qu'il me suffit d'indiquer ici, suivant les +deux théorèmes précédemment mentionnés. En calculant ainsi les positions +et les vitesses successives du centre de gravité du système de ces +quatre planètes, on devrait, en effet, d'après une telle origine, +retrouver le mouvement principal de l'astre primitif. Si donc les +résultats de ces calculs représentaient ce centre de gravité décrivant +une ellipse autour du soleil pour foyer, et son rayon vecteur traçant +des aires proportionnelles aux temps, cet événement serait aussi +constaté, ce me semble, que peut l'être un fait dont on n'a pas été +témoin. Mais notre ignorance actuelle au sujet des momens d'inertie et +surtout des masses de ces petits corps ne permet point encore +d'assujettir la conjecture de M. Olbers à une semblable épreuve. Il n'en +est pas moins intéressant, sous le point de vue philosophique, de voir +comment la mécanique céleste peut parvenir à constater, d'une manière +entièrement positive, de tels événemens, qui paraissent ne devoir +laisser aucun témoignage appréciable. Il est, d'ailleurs, évident que la +nature instantanée de ces changemens nous interdirait nécessairement +d'en reconnaître l'époque, puisque les phénomènes seraient exactement +les mêmes, que l'explosion fût récente ou ancienne; tandis qu'il n'en +est point ainsi à l'égard des perturbations.</p> + +<p>Lagrange a pensé, avec beaucoup de vraisemblance, que le cas des +explosions avait été très fréquent dans notre monde, et qu'on pouvait +expliquer ainsi l'existence des comètes, d'après la grandeur des +excentricités et des inclinaisons et la petitesse des masses, qui les +caractérisent principalement. Il suffit, en effet, de concevoir qu'une +planète ait éclaté en deux fragmens extrêmement inégaux, pour que le +mouvement du plus considérable soit resté presque tel qu'auparavant, +tandis que le plus petit aura pu décrire une ellipse très allongée et +fort inclinée à l'écliptique. L'intensité de l'impulsion nécessaire à ce +dernier changement est, en général, assez médiocre, comme Lagrange l'a +établi, et d'ailleurs d'autant moindre que la planète primitive est plus +éloignée du soleil. Cette opinion me paraît beaucoup plus satisfaisante +que toutes celles qui ont été proposées au sujet des comètes, +quoiqu'elle soit loin, sans doute, d'être jusqu'ici démontrée.</p> + +<p>Passons maintenant à la considération bien plus importante et bien +autrement difficile des perturbations proprement dites, principal objet +de la mécanique céleste pour le perfectionnement des tables +astronomiques.</p> + +<p>Elles doivent être distinguées en deux classes générales, suivant +qu'elles portent sur les mouvemens de translation, ou de rotation. La +théorie abstraite des rotations constituant, par sa nature, comme nous +l'avons reconnu en philosophie mathématique, la partie la plus difficile +de la dynamique des solides, il en doit être nécessairement de même pour +l'application au ciel.</p> + +<p>Heureusement, les mouvemens de rotation sont, en général, moins altérés, +dans notre monde, que ceux de translation; et surtout, leurs +perturbations sont bien moins importantes à connaître, si ce n'est dans +le seul cas de la terre. Envisageons d'abord l'étude des translations, +où les astres doivent être traités comme condensés en leurs centres de +gravité.</p> + +<p>Quoiqu'il fût aisé de former, d'après les règles de la dynamique +rationnelle, les équations différentielles du mouvement d'un quelconque +des astres de notre monde, sollicité par ses diverses gravitations +variables vers tous les autres, l'ensemble de ces équations ne +constituerait, en réalité, dans l'état présent de nos connaissances +mathématiques, et probablement toujours, qu'une énigme analytique +absolument inextricable, dont il serait impossible de tirer aucun parti +effectif pour l'étude des phénomènes célestes. Obligés de renoncer à +cette marche directe, la seule pleinement rationnelle, les géomètres ont +dû se réduire à analyser séparément le mouvement de chaque astre autour +de celui qui en est le foyer, en ne considérant à la fois qu'un seul +astre modificateur. C'est ce qui constitue, en général, le célèbre +problème des trois corps, quoique cette dénomination n'ait d'abord été +employée que pour la théorie de la lune. On conçoit aisément à quelles +circonvolutions doit entraîner une telle manière de procéder, puisque +l'astre qui modifie, étant à son tour modifié par d'autres, ses +perturbations exigent un retour indispensable à l'étude du corps +primitif. À quelques expédiens que notre impuissance mathématique nous +contraigne de recourir, nous ne saurions empêcher que la détermination +de l'ensemble des mouvemens de notre monde ne constitue nécessairement +par sa nature, un problème vraiment unique, et non une suite de +problèmes détachés les uns des autres. Cette séparation irrationnelle, +et néanmoins impérieusement prescrite par l'imperfection de notre +analyse, est la première source des modifications si multipliées dont +les géomètres sont forcés de surcharger successivement leurs formules +célestes.</p> + +<p>Si le problème des trois corps comportait une solution rigoureuse, ces +corrections pourraient être bien moindres et surtout beaucoup moins +nombreuses, puisque, en prenant pour type le mouvement qui lui +correspond dans chaque cas, les mouvemens effectifs ne s'en écarteraient +qu'à très peu d'égards et de quantités presque insensibles. Mais le +problème fondamental et élémentaire de deux corps, dont l'un est même +regardé comme fixe, c'est-à-dire le problème du mouvement elliptique, +représenté par les lois de Képler, est le seul dont notre analyse +actuelle permette une solution vraiment rationnelle, et encore +avons-nous reconnu combien sont pénibles les calculs qu'elle exige. +C'est donc à ce type, plus éloigné de la réalité, que les géomètres sont +obligés de rapporter, par des approximations successives extrêmement +compliquées, les vrais mouvemens des astres, en accumulant les +perturbations produites séparément par chaque corps susceptible d'une +influence appréciable; l'intégration des équations relatives au cas des +trois corps ne pouvant s'opérer que par des séries ordonnées de diverses +manières suivant les perturbations qu'on veut mettre en évidence.</p> + +<p>La petitesse ordinaire des perturbations a d'abord naturellement +introduit cette manière de procéder, puisque le mouvement elliptique +représente suffisamment, pendant un temps plus ou moins long, le +véritable état du ciel. Elle a été ensuite érigée en principe, quand les +géomètres ont bien connu la nature mathématique du problème général, et +l'impossibilité de le traiter autrement que par approximation. C'est +Lagrange qui a essentiellement donné à cette marche nécessaire son +caractère méthodique définitif, en créant sa célèbre théorie générale de +la variation des constantes arbitraires, si fondamentale dans toute la +mécanique céleste, dont elle tend à régulariser les recherches et à +rendre les procédés uniformes aussi rationnels que le comportent les +difficultés insurmontables radicalement inhérentes à la question réelle. +L'esprit de cette théorie consiste à concevoir le mouvement effectif +d'un astre quelconque comme s'il était véritablement elliptique, mais +avec des élémens variables, au lieu d'élémens fixes. Dès lors, Lagrange +a établi des formules analytiques entièrement générales, pour +déterminer les variations qu'éprouve chacun des six élémens, lorsque la +force perturbatrice est donnée. L'étude de la mécanique céleste sera +beaucoup simplifiée, quand l'usage direct de cette belle méthode y +deviendra prépondérant.</p> + +<p>Pour se diriger dans le choix des perturbations dont il convient +d'apprécier l'influence, la loi fondamentale de la gravitation permet +immédiatement de comparer avec exactitude les diverses influences +secondaires propres à chaque cas, du moins en regardant toutes les +masses comme bien connues. Il suffit, en effet, de diviser le rapport +des masses de deux astres modificateurs par le quarré du rapport de +leurs distances à l'astre modifié, et ce quotient fait aussitôt +distinguer quelle est la force perturbatrice qu'il faut principalement +considérer, et quelle peut être, en général, la part d'influence de +chacune des autres. Sous ce rapport fondamental, il faut reconnaître que +la constitution effective de notre monde favorise éminemment la +simplification de nos recherches mathématiques. Car, les astres qui le +composent ont tous, comparativement au soleil, des masses extrêmement +faibles, ce qui est la condition première de la petitesse habituelle des +perturbations; mais, de plus, ils sont peu nombreux, très écartés les +uns des autres, et fort inégaux en masse, d'où il résulte que, dans +presque tous les cas, et surtout dans les plus importans, le mouvement +principal n'est sensiblement modifié que par l'action d'un seul corps. +Si, comme il arrive peut-être dans quelque autre monde, les astres du +système eussent été, au contraire, plus multipliés, presque égaux en +masse, très rapprochés, et beaucoup moins différens de l'astre central, +quand même les inclinaisons et les excentricités de leurs orbites +eussent continué à être fort petites, il est évident que les +perturbations seraient devenues beaucoup plus considérables, et surtout +bien plus variées, puisqu'un grand nombre de corps auraient presque +également concouru à chacune d'elles. Ainsi, dans un tel arrangement, la +mécanique céleste aurait probablement présenté une complication +inextricable, n'étant plus essentiellement réductible au seul problème +des trois corps.</p> + +<p>L'étude dynamique des modifications du mouvement elliptique des +différens astres de notre monde, reproduit naturellement, et par les +mêmes motifs, la distinction fondamentale que j'ai établie dans la +vingt-troisième leçon, sous le point de vue géométrique, entre les trois +cas généraux, inégalement difficiles, des planètes, des satellites et +des comètes. En procédant avec toute la rigueur mathématique, il +faudrait ici considérer sans doute un nouveau cas, celui du soleil, qui +ne peut plus être regardé comme parfaitement immobile, en vertu de la +réaction nécessaire que les planètes exercent sur lui. Les phénomènes +intérieurs de notre monde ne comportent en effet d'autre point +absolument fixe que le centre de gravité général de ce système, dont la +position, d'après les lois abstraites du mouvement, demeure entièrement +indépendante de toutes les actions mutuelles, quand même elles seraient +beaucoup plus grandes. C'est, à vrai dire, ce centre de gravité qui +constitue le foyer réel des mouvemens planétaires, et le soleil lui-même +doit osciller continuellement autour de lui, dans des directions +toujours variables suivant la situation des planètes. Mais, d'après la +grandeur et la masse du soleil comparées aux distances et aux masses de +tous les autres corps du système, il est évident que ce point tombe +toujours entre le centre du soleil et sa surface. Ce serait donc +affecter vainement d'introduire dans la dynamique céleste une précision +qu'elle ne saurait comporter par tant d'autres motifs bien plus +puissans, que d'y vouloir tenir compte de ces oscillations solaires, +dont aucune observation ne parviendra probablement jamais à constater +l'existence. On doit donc continuer à traiter le soleil comme +rigoureusement fixe, sauf sa rotation. La même considération ne semble +pas d'abord devoir être aussi négligée dans les systèmes partiels formés +par une planète et ses satellites, où la disproportion des masses est +quelquefois beaucoup moindre. Mais les distances étant pareillement +réduites, le résultat se trouve être essentiellement identique, même à +l'égard du système de la terre et de la lune, qui offre la disposition +la plus défavorable, et dont néanmoins le centre de gravité est toujours +situé dans l'intérieur de la terre. Cette circonstance peut donc être +entièrement écartée de l'étude des mouvemens de translation, qui n'en +sauraient éprouver que des modifications imperceptibles. Ainsi, la +mécanique céleste ne présente réellement, dans cette étude, d'autres +problèmes essentiels que ceux déjà traités, sous un autre point de vue, +par la géométrie céleste.</p> + +<p>Le problème des planètes est ici, comme là, le plus simple de tous, et +par suite des mêmes caractères, la petitesse des excentricités et des +inclinaisons de leurs orbites, qui doit évidemment simplifier autant les +approximations dynamiques que les séries géométriques. Outre cette +influence algébrique, il en résulte surtout une bien plus grande fixité +des perturbations, puisque chaque astre, demeurant toujours ainsi dans +les mêmes régions célestes, se trouve sans cesse dans les mêmes rapports +mécaniques, quoique leur intensité varie nécessairement entre certaines +limites. Le cas le moins avantageux de cette première classe est +malheureusement celui de notre planète, à cause du lourd satellite qui +l'escorte de si près, et auquel sont dues ses principales perturbations, +ce qui ne l'empêche pas d'ailleurs d'être sensiblement troublée, en +outre, à l'époque des oppositions, surtout par une masse aussi +supérieure que celle de Jupiter. Aucune autre planète à satellites ne se +trouve dans un ensemble de conditions aussi défavorables; car, le +mouvement de Jupiter, par exemple, ne saurait être notablement dérangé +par l'action de ses satellites, quoique proportionnellement plus +voisins, puisque la masse du plus considérable n'est pas tout-à-fait la +dix-millième partie de la sienne, tandis que la masse lunaire est +seulement soixante-huit fois moindre que celle de notre globe. Aussi la +circulation de Jupiter n'est-elle sensiblement altérée que par +l'influence de Saturne. Le cas le plus simple paraît toutefois devoir +être celui d'Uranus, comme étant la dernière planète, en même temps +qu'elle se trouve toujours extrêmement loin de celle qui la précède +immédiatement: ses six satellites ne paraissent pas troubler beaucoup +son mouvement.</p> + +<p>Le problème des satellites est nécessairement plus compliqué que celui +des planètes, à cause de la mobilité du foyer du mouvement principal, +comme en géométrie céleste. Il en résulte que, même abstraction faite +des perturbations qui lui sont propres, toutes celles qu'éprouve la +planète correspondante viennent inévitablement se réfléchir sur lui. +C'est ainsi, par exemple, que la petite accélération perpétuelle du +moyen mouvement de la lune avait si long-temps vainement occupé les +fondateurs de la mécanique céleste, qui la regardaient comme +inexplicable, jusqu'à ce que Laplace eût démêlé sa véritable cause dans +la légère variation à laquelle est assujettie l'excentricité de l'orbite +terrestre. Quant aux perturbations directes du mouvement des satellites, +le problème général exige une distinction essentielle, suivant que la +planète a un seul satellite, ou plusieurs. Dans le premier cas, qui +n'existe que pour la lune, l'astre perturbateur est essentiellement le +soleil, à cause de son inégale action sur la planète et sur son +satellite. Il est clair, en effet, que si la terre et la lune +gravitaient vers le soleil avec la même énergie et dans la même +direction, cette action commune ne pourrait aucunement altérer le +mouvement relatif de la lune en vertu de sa pesanteur terrestre. La +différence de direction peut être presque négligée, mais non celle +d'intensité. Il en résulte une force perturbatrice, dont la loi doit +être naturellement analogue à celle considérée dans la leçon précédente +au sujet des marées, en raison directe de la masse du soleil et inverse +du cube de sa distance à la terre. Elle est ainsi seulement cent +quatre-vingts fois plus petite que l'action de la terre sur la lune, et, +par conséquent, elle doit fortement altérer le mouvement principal. +C'est par là, entre autres, que les géomètres ont exactement expliqué +ces grands dérangemens connus dès l'origine de l'astronomie, la +révolution rétrograde des noeuds de l'orbite lunaire en dix-neuf ans +environ, et celle, encore plus rapide, de son périgée en un peu moins de +neuf ans. Il en est de même des inégalités moins prononcées, qui ne +sauraient être énumérées ici. Il faut considérer, en outre, que la force +perturbatrice variant alors, d'après la distance, bien plus rapidement +que pour les planètes, le déplacement de la terre, même en s'y bornant +au mouvement elliptique, change sensiblement l'intensité de cette force, +ce qui introduit une complication nouvelle dans la théorie lunaire. +Cependant, si cette théorie est justement réputée plus difficile que +celle d'aucun autre satellite, cela tient surtout à ce que sa précision +nous importe bien davantage, en même temps que les observations +manifesteraient beaucoup mieux son imperfection. Car, d'ailleurs, sous +le point de vue mathématique, il y a réellement une complication bien +supérieure dans le cas de la pluralité des satellites, qui nous reste +maintenant à signaler. Alors, en effet, toutes les considérations +propres au cas précédent se reproduisent nécessairement, à l'égard du +mouvement de chaque satellite, quoique leur influence puisse être +réellement moindre. De plus, il faut tenir compte de l'action encore +plus embarrassante, et pourtant aussi essentielle au moins, des divers +satellites les uns sur les autres. Les complications hypothétiques +indiquées ci-dessus envers les planètes d'un autre monde, se trouvent +ici pleinement réalisées par l'extrême rapprochement et l'inégalité peu +prononcée de ces différentes masses, qui peuvent être au nombre de six +ou sept à traiter simultanément. Cette difficulté fondamentale se +trouve, il est vrai, un peu compensée par la prépondérance de l'action +de la planète, beaucoup plus prononcée que dans le cas précédent, et qui +doit rendre les perturbations mutuelles des satellites bien moins +considérables. Mais les obstacles inhérens à cette recherche n'en sont +pas moins tels que jusqu'ici la mécanique céleste n'a réellement établi +à cet égard que la théorie des satellites de Jupiter, au sujet desquels +Laplace a découvert deux propriétés remarquables que présentent +constamment, malgré toutes leurs perturbations, les positions et les +vitesses de trois d'entre eux. Les tables des satellites de Saturne et +d'Uranus ne sont encore construites que sous le point de vue +géométrique, sans qu'on ait même aucune valeur approchée de leurs +masses. Il faut reconnaître, toutefois, que nous n'avons heureusement +aucun besoin de rendre leur étude aussi parfaite que celle de la lune, +leur office pratique à l'égard de la détermination des longitudes +pouvant être aisément suppléé. On conçoit d'ailleurs que notre grand +éloignement de ces mondes secondaires nous permet de représenter +suffisamment leur observation par une théorie bien plus grossière que ne +doit l'être celle relative à un astre aussi rapproché que la lune, dont +les moindres irrégularités nous deviennent nécessairement très +appréciables. Quoique la mécanique céleste ait quelquefois réellement +devancé l'exploration directe envers certains petits phénomènes peu +importans, il ne faut point, ce me semble, que de tels exemples nous +conduisent à exagérer notre ambition spéculative, qui doit sans doute se +réduire, en général, à porter dans nos explications un degré de +précision correspondant à celui des observations effectives. Un tel rôle +est certainement assez élevé et assez difficile, pour provoquer le plus +complet développement de nos forces intellectuelles: le reste serait, +même en astronomie, essentiellement illusoire.</p> + +<p>Quelles que soient les difficultés fondamentales de la théorie dynamique +des satellites, les circonstances caractéristiques propres au problème +des comètes doivent le rendre encore plus compliqué. Il est clair, en +effet, que, par suite de l'extrême allongement et de l'inclinaison en +tous sens de leurs orbites, ces astres se trouvent, pendant leur +révolution autour du soleil, dans des rapports mécaniques +continuellement variables, à cause des différens corps près desquels ils +viennent successivement à passer; tandis que les planètes, et même les +satellites, ont toujours au contraire les mêmes relations, dont +l'intensité seule varie. Les comètes s'éloignent ainsi à tel point du +soleil, et se rapprochent tellement des diverses planètes, que la force +perturbatrice peut devenir presque égale à la gravitation principale, +dont elle n'est jamais, en tout autre cas, qu'une fraction très +médiocre: il ne serait nullement impossible que cet effet devînt assez +prononcé pour dénaturer entièrement le mouvement de la comète, et la +convertir en un satellite, lorsqu'elle arrive dans le voisinage d'une +planète considérable, comme Jupiter, Saturne, ou même Uranus. En restant +dans les cas ordinaires, il faut noter, en outre, que la masse +extrêmement petite de toutes les comètes rend nécessairement leurs +diverses perturbations beaucoup plus prononcées qu'elles ne le seraient +pour des masses supérieures qui circuleraient de la même manière: sans +compter que leur poids éprouve probablement quelques variations, +impossibles à apprécier, par l'absorption que peuvent exercer d'autres +corps très voisins sur une partie de leur atmosphère, quand celle-ci est +très étendue; absorption qui, très petite sans doute en elle-même, +devient peut-être fort sensible à la longue, puisqu'elle doit +naturellement se reproduire à chaque révolution. Telles sont les +conditions principales qui produisent nécessairement l'extrême +imperfection de la théorie des perturbations cométaires, indépendamment +des inconvéniens algébriques qui résultent directement de la grandeur +des excentricités et des inclinaisons pour compliquer les séries qui s'y +rapportent, de même qu'en géométrie céleste. Voilà surtout ce qui rend +si difficile et souvent si incertaine la prévision exacte du retour de +ces petits astres, qui, lorsque nous croyons, après de longs et pénibles +travaux, avoir suffisamment calculé toutes leurs modifications +possibles, éprouvent quelquefois, par suite d'une circonstance oubliée, +une forte perturbation susceptible de changer complètement leurs +périodes: comme la comète de 1770, calculée par Lexell, en a offert un +mémorable exemple, cet astre, dont la révolution était alors de moins de +six ans, n'ayant pas reparu une seule fois depuis, à cause du grand +dérangement qu'il a subi en passant très près de Jupiter. Il faut +reconnaître, toutefois, que les mêmes caractères en vertu desquels +l'étude des comètes est si imparfaite, font aussi qu'elle ne saurait +avoir pour nous une grande importance réelle. Car, l'extrême variation +de leurs distances ne leur permettrait d'exercer sur les autres astres +de notre monde qu'une action presque instantanée, que leur peu de poids +doit d'ailleurs rendre entièrement insensible, même sur d'aussi petits +corps que les satellites. Le passage de la comète de 1770 entre les +satellites de Jupiter, vérifia d'une manière frappante cette loi +nécessaire, puisque leurs tables, calculées d'avance sans penser à cet +événement inattendu, n'en continuèrent pas moins à se trouver encore +parfaitement conformes aux observations directes, ce qui prouve +clairement que leurs mouvemens n'avaient pas été sensiblement dérangés. +Les craintes puériles qui ont remplacé les terreurs religieuses +inspirées par les comètes avant que nous les eussions ramenées à des +théories positives, ne sauraient donc avoir aucun fondement réel. Quant +à leur choc contre la terre, il est évidemment presque impossible, et, +néanmoins, c'est seulement ainsi que leur influence deviendrait +sensible. Leur voisinage, même extrême, ne pourrait avoir d'autre effet +que d'augmenter un peu la hauteur de la marée correspondante. Or, même +sous ce rapport, on voit clairement que, si une comète venait à passer +deux ou trois fois plus près de nous que la lune, ce qui est fort loin +d'être possible à l'égard d'aucune comète connue, une masse aussi minime +ne produirait, dans nos marées, qu'un accroissement imperceptible. +L'inévitable imperfection d'une telle théorie est donc, en réalité, peu +regrettable, si ce n'est sous un point de vue indirect qui sera indiqué +plus bas.</p> + +<p>Considérons maintenant la seconde classe principale des perturbations, +celles relatives aux rotations, dont l'étude présenterait, par sa +nature, des difficultés d'un ordre encore plus élevé, si sa précision +avait en général autant d'importance, et si quelques circonstances +favorables ne la simplifiaient beaucoup, dans le seul cas vraiment +essentiel à bien analyser.</p> + +<p>Les ellipsoïdes célestes ont dû nécessairement sinon commencer, ce qui +serait fort invraisemblable, du moins finir, au bout d'un temps plus ou +moins long, par tourner autour d'un de leurs trois axes dynamiques +principaux, et même de celui à l'égard duquel la rotation a le plus de +stabilité, c'est-à-dire de leur moindre diamètre. Car, d'après la +théorie de la figure des astres, c'est leur rotation même qui a produit, +comme nous l'avons vu, leur écartement de la forme parfaitement +sphérique, et qui l'a naturellement déterminé dans ce sens le plus +favorable à la stabilité. Ainsi, sous ce rapport fondamental, comme sous +tant d'autres, l'ordre s'est établi spontanément dans notre monde. Du +reste, la stabilité de la rotation d'un astre, quant à ses pôles et +quant à sa durée, est évidemment si indispensable à l'existence des +corps vivans à sa surface, que l'on pourrait, <i>à priori</i>, garantir cette +stabilité, du moins pour la terre et pour tous les astres habités, à +partir de l'époque où la vie y est devenue possible. Mais, si la +rotation de chaque corps céleste, envisagé comme isolé, est +naturellement stable, la gravitation de ses diverses parties vers le +reste de notre monde lui fait éprouver, non moins nécessairement, +certaines modifications secondaires, qui ne peuvent porter que sur la +direction absolue de son axe dans l'espace. Ces modifications +n'importent réellement à connaître qu'envers la terre; car, +fussent-elles extrêmement prononcées à l'égard des autres astres, il +n'en saurait évidemment résulter pour nous aucune action appréciable, ni +même, suivant la remarque ci-dessus indiquée, aucun intérêt sympathique.</p> + +<p>D'après les lois fondamentales du mouvement, la rotation d'un corps +quelconque autour de son centre de gravité s'exécute nécessairement de +la même manière que si ce centre était fixe dans l'espace. Ainsi, +non-seulement l'action mutuelle des molécules d'un astre ne saurait +nullement influer sur sa rotation, due à une impulsion primitive; mais +aucune force accélératrice extérieure, quelque grande qu'on la suppose, +ne peut davantage la troubler, quand sa direction passe exactement par +le centre de gravité de l'astre. Or, si les corps célestes étaient +parfaitement sphériques, en les supposant d'ailleurs, comme il est très +naturel, composés de couches concentriques homogènes dont la densité +varierait arbitrairement de l'une à l'autre, on sait que la résultante +totale de la gravitation mutuelle de toutes leurs molécules devrait +passer rigoureusement par leurs centres de gravité. Les astres de notre +monde ne peuvent donc altérer mutuellement leurs rotations propres, +qu'en vertu du léger défaut de sphéricité produit par ces rotations +elles-mêmes. On voit par là que cette même nécessité qui assure la +stabilité essentielle des rotations célestes, relativement à leur durées +et à leurs pôles, détermine aussi, envisagée sous un autre point de vue, +l'altération inévitable du parallélisme de leurs axes.</p> + +<p>À l'égard de la terre, cette altération consiste, comme nous l'avons +déjà constaté sous le rapport géométrique, dans la précession des +équinoxes, modifiée par la nutation. Elles résultent de l'action des +différens astres de notre monde, et surtout du soleil et de la lune, sur +notre renflement équatorial, suivant la belle théorie mathématique créée +par D'Alembert. La méthode des couples<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a> +<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a> de M. Poinsot facilite +beaucoup la conception générale de leur mécanisme. Il suffit, en effet, +de transporter au centre de la terre, d'après cette méthode, les +gravitations de toutes les parties de cette protubérance vers un astre +quelconque, pour que de tous ces couples élémentaires il résulte +immédiatement un couple général, susceptible de modifier la direction +absolue de la rotation principale, en se composant avec le couple +primitif qui lui correspond. Le pouvoir de chaque astre à cet égard est +naturellement, comme pour les marées, en raison directe de sa masse et +inverse du cube de sa distance; en sorte que le soleil et la lune sont +encore les seuls dont l'influence y doive être considérée, en la +répartissant d'ailleurs entre eux de la même manière: en outre, +l'étendue effective de la déviation dépend de la masse et de la grandeur +de la terre, de la durée de sa rotation, de son degré d'aplatissement, +et enfin de l'obliquité de l'écliptique. Si la lune circulait dans le +plan de l'écliptique, ou si les noeuds de son orbite étaient fixes, le +phénomène se réduirait à la précession proprement dite, l'axe du couple +perturbateur étant alors exactement perpendiculaire à ce plan. Mais, la +légère inclinaison de l'orbite lunaire détermine, à raison du mouvement +rétrograde de ses noeuds, une modification secondaire de même vitesse, +qui produit la nutation. La quantité du phénomène est réglée en chaque +cas par le rapport entre le moment du couple principal et celui du +couple modificateur. Or, comme celui-ci dépend, entre autres élémens, de +la masse de l'astre qui le produit, on conçoit comment l'observation du +phénomène peut offrir un moyen de la déterminer. C'est ainsi que la +mesure précise de la nutation a spécialement perfectionné l'évaluation +de la masse lunaire. La théorie de ces phénomènes montre d'ailleurs que, +comme dans les marées, leur intensité doit changer d'après les distances +variables du soleil et surtout de la lune à la terre. Mais les effets +sont eux-mêmes trop peu prononcés pour que ce défaut d'uniformité puisse +jamais devenir bien sensible dans les observations directes. Telles +sont, en aperçu, les causes générales qui déterminent les petites +altérations qu'éprouve la rotation de notre sphéroïde, quant à la +direction de son axe dans l'espace. On voit combien ce serait +étrangement abuser de l'analyse mathématique que de s'exercer +puérilement, comme on n'a pas craint de le faire tout récemment, à +chercher quelle devrait être la précession en supposant que la terre ne +tournât pas, puisque la question cesserait même, dans cette absurde +hypothèse, d'avoir aucun sens réel et intelligible.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" +name="footnote16"><b>Note 16: </b></a><a href="#footnotetag16"> +(retour) </a> Dans le premier volume de cet ouvrage, j'avais + indiqué, il y a quatre ans, cette lumineuse conception comme + essentiellement destinée, par sa nature, à simplifier + extrêmement la théorie fondamentale des rotations, au lieu + d'être bornée à son usage statique immédiat. Cette espérance + vient d'être heureusement réalisée, de la manière la plus + complète, par le beau travail tout récent de M. Poinsot sur + ce grand sujet, qui rend désormais presque élémentaire la + partie la plus transcendante de la dynamique, en même temps + qu'il dévoile entièrement une solution jusque alors + vainement enveloppée dans des équations inextricables, où la + marche générale du phénomène était profondément cachée. Si + ma <i>Philosophie mathématique</i> n'était depuis long-temps + publiée, j'y aurais soigneusement caractérisé l'esprit de + cet important mémoire, fondé sur la notion nouvelle des + <i>couples de rotation</i>, entièrement analogues, par l'ensemble + de leurs propriétés fondamentales, aux couples de + translation, quoique étant de nature inverse, et dont + l'emploi réduit l'analyse exacte de toutes les + circonstances que peut présenter la rotation d'un corps + quelconque à la simple considération uniforme de son + <i>ellipsoïde central</i>. +</blockquote> + +<p>S'il convenait de poursuivre, envers tous les autres astres de notre +monde, la théorie des perturbations relatives à leurs rotations, il +faudrait distinguer, comme au sujet des translations, entre les +planètes, les satellites et les comètes; puisque, par suite des mêmes +motifs, cette analyse offrirait encore les mêmes gradations de +difficulté. Le cas des comètes ne saurait être mentionné que pour +mémoire, par l'impossibilité où nous serons toujours d'observer leur +rotation. Quant aux planètes, elles doivent naturellement présenter des +phénomènes semblables à ceux de notre précession, et qui peuvent être +plus ou moins prononcés, suivant l'inclinaison de leurs axes à leurs +orbites, leur position, leur masse, leur grandeur, la durée de leur +rotation, et enfin leur degré d'aplatissement. Par l'ensemble de ces +motifs, les perturbations de Mars, sous ce rapport, tiendraient le +premier rang.</p> + +<p>À l'égard des satellites, leur rotation nous présente, sous un autre +point de vue, un phénomène du plus haut intérêt, l'égalité remarquable +entre la durée de cette rotation et celle de leur circulation autour de +la planète correspondante, à laquelle, par suite, ils présentent +continuellement le même hémisphère, sauf les oscillations très petites +connues sous le nom de <i>libration</i>, dont la règle est d'ailleurs bien +déterminée. Cette égalité fondamentale n'est encore sans doute +réellement constatée que pour la lune; mais son explication mécanique, +indépendamment de la simple analogie, tend à l'ériger en loi générale de +tous les satellites. Car, elle résulte, suivant le beau mémoire de +Lagrange, de la simple prépondérance qu'a dû nécessairement acquérir, +par l'action de la planète, l'hémisphère tourné vers elle dans +l'origine, ce qui a produit une tendance naturelle du satellite à +retomber sans cesse sur cette face. Un tel effet ayant certainement lieu +pour la lune, on ne saurait comprendre comment il pourrait ne pas +exister aussi envers les autres satellites, appartenant tous à des +planètes plus pesantes, dont ils sont même en général +proportionnellement bien plus voisins.</p> + +<p>Telle est l'indication générale extrêmement imparfaite à laquelle je +suis forcé de me réduire, par la nature de cet ouvrage, relativement à +l'étude des diverses sortes de perturbations que l'action mutuelle de +tous les astres de notre monde produit nécessairement dans leurs +mouvemens. Pour compléter cet aperçu, il me reste encore à signaler une +considération essentielle, susceptible, dans la suite, de simplifier +cette étude et de la rendre plus précise, en permettant de rapporter +tous ces mouvemens à un plan dont la position soit nécessairement +indépendante de leurs dérangemens quelconques.</p> + +<p>En imaginant, pour plus de facilité, l'ensemble de nos astres décomposé +en particules de même poids, l'action mutuelle de ces différens corps +peut bien changer la grandeur de l'aire décrite séparément, autour du +centre de gravité général, par la projection de chaque rayon vecteur +correspondant, sur un plan commun arbitrairement choisi; mais, il +résulte des lois fondamentales de la dynamique, comme nous l'avons déjà +remarqué dans cette leçon, que, quelque énergie qu'on suppose à cette +action, les altérations individuelles qu'elle produit à cet égard se +compensent nécessairement, en sorte que la somme totale de ces aires +demeure toujours invariable en un temps donné. Il en doit donc être +ainsi de tout plan dont la position dépendrait uniquement de semblables +sommes relatives à divers plans quelconques. Or, parmi l'infinité de +plans qui pourraient présenter ce caractère, il en est un qu'on a dû +naturellement choisir de préférence, comme se distinguant de tout autre +par la propriété remarquable que la somme des aires y est la plus grande +possible, et que d'ailleurs elle est nulle sur ceux qui lui sont +perpendiculaires. La situation de ce plan se détermine aisément, en +général, par des formules très simples, d'après les valeurs de la somme +des aires pour trois plans rectangulaires quelconques, valeurs qu'on +déduit d'ailleurs sans peine des positions et des vitesses de toutes les +particules du système rapportées à ces trois plans. On doit la première +notion de ce plan à Daniel Bernouilli et à Euler, qui l'avaient remarqué +sous le seul point de vue analytique, comme servant à simplifier, par +l'annulation de deux constantes, les équations relatives à la rotation +d'un corps solide. Cette idée fut immédiatement étendue, sans aucune +difficulté, à la considération d'un système variable par Laplace, qui +ajouta la propriété géométrique, et qui eut surtout l'heureuse pensée de +l'appliquer à la mécanique céleste. Enfin, la vraie conception dynamique +du plan invariable a été présentée, depuis quelques années, par M. +Poinsot, qui l'a montré directement, abstraction faite de tout caractère +analytique ou géométrique, comme étant simplement le plan du couple +général qui résulte du transport de toutes les vitesses individuelles au +centre de gravité du système.</p> + +<p>Quant à la détermination effective de ce plan, elle exige, pour qu'il +soit réellement invariable, que l'on prenne en considération toutes les +aires que peuvent décrire, en vertu de leurs divers mouvemens, les +différens points du système. Or, dans l'impossibilité évidente de +décomposer le système en particules égales, ainsi que l'exige le strict +énoncé de la propriété fondamentale, Laplace avait cru devoir traiter +chaque corps céleste comme condensé à son centre, en réunissant aussi +les satellites à leurs planètes, afin de ne plus avoir à considérer que +de simples points. La lumineuse théorie de M. Poinsot lui a fait +immédiatement apercevoir le vice radical d'un tel procédé, où l'on fait +nécessairement abstraction, non-seulement des aires relatives décrites +simultanément par les satellites, mais aussi de celles que les diverses +molécules de chaque corps tracent autour de son centre de gravité, en +vertu des rotations correspondantes; et il a ensuite rendu sensible +d'ailleurs, d'après les formules analytiques habituellement employées, +la nécessité d'ajouter ces diverses aires à celles considérées jusque +alors. Une simple décomposition d'intégrale montre, en effet, que la +somme des aires décrites par toutes les molécules d'un même corps +équivaut au produit de sa masse par l'aire que trace son centre de +gravité, plus l'ensemble des aires qu'engendrent les molécules autour de +ce centre. Ces aires dues aux rotations ne seraient réellement +négligeables vis-à-vis des autres que si le corps était fort petit, ou +s'il tournait avec une lenteur extrême. Celle qui résulte de la rotation +du soleil est, d'après les hypothèses même les plus défavorables, +beaucoup plus grande que celle tracée par la terre dans son mouvement +annuel. Aussi, le plan déterminé par les calculs de Laplace serait-il +loin, en réalité, d'une invariabilité rigoureuse. C'est néanmoins la +parfaite constance qui ferait le seul mérite véritable d'un tel terme de +comparaison, pour manifester immédiatement les variations survenues dans +l'intérieur de notre monde, et même les déplacemens de son ensemble. Si +l'on voulait se borner à un plan peu mobile, il n'y aurait aucun besoin +de pénibles calculs fondés sur une théorie spéciale, et l'on pourrait +prendre, presqu'au hasard, parmi les divers plans astronomiques, tels +que celui de l'équateur terrestre ou surtout solaire, ou le plan de +l'écliptique, dont les changemens seraient, en réalité, beaucoup moins +considérables que ceux du plan proposé par Laplace. Malheureusement, le +vrai plan invariable, découvert par M. Poinsot, est d'une détermination +bien plus difficile, puisqu'il exige inévitablement, non-seulement, +comme l'autre, l'évaluation des masses célestes, mais aussi celles des +momens d'inertie correspondans. Cette dernière estimation ne saurait +être faite, <i>à priori</i>, qu'en adoptant des hypothèses nécessairement +très hasardées sur la loi mathématique relative à la densité dans +l'intérieur des astres. J'ai déjà indiqué dans la leçon précédente, au +sujet des masses, l'ingénieuse manière dont M. Poinsot a heureusement +éludé cette difficulté fondamentale, en imaginant un moyen rationnel, +aussi général que direct, pour obtenir exactement, <i>à posteriori</i>, cette +mesure indispensable. Cette importante théorie est donc aujourd'hui +évidemment complète. Mais son application immédiate ne saurait avoir +lieu, comme je l'ai expliqué, avec toute la précision qu'exige, par sa +nature, une semblable détermination, pour correspondre convenablement à +sa destination essentielle. Quoi qu'il en soit, on n'en doit pas moins, +sous le rapport philosophique, voir avec un profond intérêt comment la +mécanique céleste a pu enfin assigner un plan nécessairement immobile au +milieu de toutes les perturbations intérieures de notre système, comme +Newton avait d'abord reconnu une vitesse nécessairement inaltérable, +celle du centre de gravité général. Ce sont les deux seuls élémens +rigoureusement indépendans de tous les événemens qui peuvent survenir +dans l'intérieur de notre monde, même des bouleversemens les plus +complets que notre imagination puisse y supposer; leurs variations se +rapporteraient seulement aux phénomènes les plus généraux de l'univers, +produits par l'action mutuelle des divers soleils, dont elles nous +fourniraient naturellement la plus claire manifestation, si une telle +connaissance nous était réellement permise.</p> + +<p>Le résultat général de l'étude des perturbations a été d'établir, de la +manière la plus irrécusable, la stabilité fondamentale de notre monde, +relativement à tous les astres de quelque importance, considérés sous +tous les rapports essentiels. En faisant abstraction des comètes, toutes +les variations de diverses sortes, à l'exception de quelques-unes +presque imperceptibles, sont nécessairement périodiques, et leur période +est le plus souvent extrêmement longue, tandis que leur étendue est au +contraire fort courte: en sorte que l'ensemble de nos astres ne peut +qu'osciller lentement autour d'un état moyen, dont il s'écarte toujours +très peu. Quoique tous les élémens astronomiques de chacun d'eux +participent réellement à ces oscillations, il faut cependant faire entre +eux une distinction importante, en séparant ceux qui se rapportent à la +situation des orbites et à la direction des rotations, de ceux qui +concernent les positions et les vitesses moyennes relatives au double +mouvement d'un astre quelconque. Toutes les grandes perturbations +portent uniquement sur les premiers; les seconds ne peuvent éprouver que +des oscillations presque insensibles, dont la précision extrême de nos +tables astronomiques actuelles n'exige pas même encore la considération +effective. Au milieu de toutes les variations célestes, la translation +de nos astres nous présente l'invariabilité presque rigoureuse des +grands axes de leurs orbites elliptiques, et de la durée de leurs +révolutions sidérales: leur rotation nous montre une constance encore +plus parfaite dans sa durée, dans ses pôles, et même, quoiqu'à un degré +un peu moindre, dans l'inclinaison de son axe à l'orbite correspondante. +On est certain, par exemple, que, depuis Hipparque, la durée du jour n'a +pas varié d'un centième de seconde. Ainsi, dans la stabilité générale de +notre monde, nous découvrons encore une stabilité spéciale et plus +prononcée à l'égard des élémens dont la fixité importe le plus à la +perpétuité des espèces vivantes. Tels sont les sublimes théorèmes +fondamentaux de philosophie naturelle, dont l'humanité est redevable à +l'ensemble des grands travaux exécutés dans le siècle dernier par les +illustres successeurs de Newton.</p> + +<p>La cause générale de ces importans résultats réside essentiellement dans +la faible excentricité de toutes les orbites principales et dans le peu +de divergence de leurs plans. Si les astres de quelque importance +avaient décrit, comme les comètes, des ellipses très allongées, +contenues dans des plans dirigés en tous sens, leurs relations +dynamiques auraient été toujours extrêmement variables, et leurs +perturbations auraient dès lors cessé d'être périodiques, pour devenir +presque indéfinies, ainsi que celles des comètes. Au contraire, en vertu +de l'extrême rondeur des véritables orbites et de l'identité presque +entière de leurs plans, l'intensité des diverses actions mutuelles, ne +pouvant qu'osciller entre des limites très rapprochées, doit tendre sans +cesse à rétablir l'état moyen du monde. Or, comme les astres à orbites +peu excentriques sont évidemment les seuls habitables, cette harmonie +fondamentale ne présente réellement aucun texte de cause finale, ainsi +que je l'ai indiqué au commencement de ce volume, puisqu'il ne pourrait +en être autrement qu'à l'égard de mondes tellement constitués, que la +vie, et par suite la pensée, la philosophie théologique ou positive, ne +sauraient y exister.</p> + +<p>Toute la théorie mathématique des mouvemens célestes a été constamment +traitée jusqu'ici, sans avoir aucun égard à la résistance du milieu +général dans lequel ces mouvemens s'accomplissent. La parfaite +conformité des tables ainsi dressées avec l'ensemble des observations +les plus précises, montre clairement que cette résistance ne peut +exercer qu'une influence imperceptible. Cependant, comme il est +évidemment impossible qu'elle soit rigoureusement nulle, les géomètres +ont dû s'occuper d'en préparer d'avance l'analyse générale. Abstraction +faite de son intensité, cette action est nécessairement d'une tout autre +nature que celle des perturbations proprement dites, quoique +pareillement graduelle; car, elle ne saurait être périodique, et doit +toujours s'exercer dans le même sens, de manière à diminuer +continuellement toutes les vitesses, avec d'autant plus d'énergie +qu'elles sont plus grandes. Euler et Lagrange ont établi qu'il n'en peut +résulter aucune altération dans les positions des orbites, comme il est +aisé de le sentir <i>à priori</i>: toute l'influence porte inévitablement sur +leurs dimensions et sur les temps périodiques, ainsi que sur la durée +des rotations; c'est-à-dire, qu'elle affecte précisément les élémens +essentiellement épargnés par les perturbations. En même temps que les +rotations des planètes doivent ainsi se ralentir sans cesse, leurs +orbites doivent se rétrécir toujours en s'arrondissant, et leurs temps +périodiques diminuer par suite; puisque, la vitesse devenant moindre, +l'action solaire acquiert naturellement une plus grande efficacité: ces +divers effets sont d'ailleurs non-seulement continus, mais encore de +plus en plus rapides. Ainsi, dans un avenir jusqu'ici complètement +inassignable, quoique nous puissions assurer qu'il est infiniment +lointain, tous les astres de notre monde doivent nécessairement finir +par se réunir à la masse solaire, d'où ils sont probablement émanés, +comme l'indiquera la leçon suivante: en sorte que la stabilité du +système est simplement relative aux perturbations proprement dites. +Telles sont, à cet égard, les indications générales incontestables de la +mécanique céleste. Quant à l'évaluation numérique de ces effets +nécessaires, leur extrême petitesse nous empêchera sans doute de la +connaître avant qu'il se soit écoulé un très long temps, à partir de +l'époque où les observations astronomiques ont acquis une grande +précision. Vainement Euler avait-il cru apercevoir une petite diminution +séculaire de l'année sidérale en vertu de cette cause: les comparaisons +exactes établies depuis par tous les astronomes ont clairement montré +que cette remarque était illusoire. Il est d'ailleurs certain que nous +connaissons encore trop peu la vraie loi mathématique de la résistance +des milieux, pour que ces phénomènes soient jusqu'ici exactement +calculables, même quand ils seraient plus prononcés. Lorsqu'ils pourront +être réellement étudiés, c'est sur les comètes que devra surtout porter +une telle exploration. Car, la faible masse de ces petits astres, et la +grande surface qu'ils présentent à l'action du milieu lorsque leurs +atmosphères sont très étendues, doivent nécessairement rendre sa +résistance beaucoup plus appréciable à leur égard qu'envers les +planètes, leur vitesse étant d'ailleurs naturellement à son <i>maximum</i> au +moment même de cette expansion. Aussi quelques astronomes contemporains +croient-ils déjà avoir constaté, pour une ou deux comètes, l'effet de +cette résistance. L'étude de ces astres ne semblait jusqu'ici avoir pour +nous qu'une utilité négative, afin de prévenir le retour des terreurs +chimériques ou des craintes ridicules qu'ils ont si long-temps fait +naître. On voit maintenant qu'il n'existe pas un seul astre dans notre +monde, même parmi les plus insignifians, dont la théorie ne puisse nous +offrir un intérêt direct et positif; puisque l'étude des comètes se +trouve ainsi essentiellement propre à nous dévoiler plus tard une des +lois générales les plus importantes du système dont nous faisons partie, +celle qui, dans un avenir indéfini, doit le plus influer sur ses +destinées. Il faut même remarquer que, pour remplir convenablement un +tel office, cette étude ne saurait être trop perfectionnée; car, c'est +seulement sur une théorie très précise que le contrôle de l'observation +peut manifester, avec une véritable certitude, d'aussi petits effets.</p> + +<p>Je me suis efforcé, dans la vingt-troisième leçon, d'établir nettement, +sous le simple point de vue géométrique, l'indépendance des phénomènes +les plus généraux de l'univers, en faisant soigneusement ressortir la +conformité décisive de toutes les observations directes avec les tables +dressées par les astronomes, sans penser aucunement aux autres mondes. +En supposant la loi de la gravitation étendue à l'action mutuelle des +divers soleils, la mécanique céleste explique et fortifie immédiatement +cette incontestable vérité, qui me semble devoir constituer, en +philosophie naturelle, un dogme vraiment fondamental. Il est d'abord +évident que les différentes gravitations de notre monde vers les +innombrables soleils dispersés dans l'espace, doivent se détruire en +partie par leur opposition, quoiqu'il fût absurde de penser que leur +résultante générale est nulle. En second lieu, quelle que soit cette +résultante, il importe surtout de remarquer que c'est seulement par +l'inégalité de son action sur les divers astres de notre monde qu'elle +en pourrait troubler les mouvemens internes, nécessairement indépendans +de toute action qui serait exactement commune. Chaque force +perturbatrice de ce genre est donc évidemment, comme dans les marées, +dans la précession des équinoxes, etc., en raison directe de la masse +productrice, et en raison inverse du cube de sa distance au soleil. +Suivant cette loi, la perturbation doit donc être entièrement +imperceptible, à cause de l'immensité bien constatée de l'intervalle qui +nous sépare du plus prochain soleil. En supposant le plus grand +rapprochement compatible avec nos observations les plus certaines, une +masse qui égalerait un million de fois celle de notre monde, n'y ferait +naître ainsi qu'une force perturbatrice plusieurs milliards de fois +moindre que celle d'où résultent nos marées. L'indépendance de notre +monde est donc parfaitement certaine.</p> + +<p>Il m'importe d'autant plus de la faire remarquer, sous le rapport +philosophique, qu'elle constitue la seule exception générale que je +connaisse à la grande loi encyclopédique que j'ai établie en commençant +cet ouvrage, et d'après laquelle les phénomènes les plus généraux +dominent les plus particuliers, sans être au contraire nullement +influencés par eux. Ainsi, les phénomènes vraiment astronomiques, +c'est-à-dire, ceux de l'intérieur de notre monde, régissent évidemment +tous nos phénomènes sublunaires, soit physiques, soit chimiques, soit +physiologiques, soit même sociaux, comme je l'ai indiqué spécialement +dans la dix-neuvième leçon. Mais ici nous trouvons, en sens inverse, que +les phénomènes les plus généraux de l'univers ne peuvent au contraire +exercer aucune influence réelle sur les phénomènes plus particuliers qui +s'accomplissent dans l'intérieur de notre système solaire. Cette +anomalie philosophique disparaîtra immédiatement pour tous les esprits +qui admettront avec moi que ces derniers phénomènes sont les plus +étendus auxquels nos recherches positives puissent véritablement +atteindre, et que l'étude de l'<i>univers</i> doit être désormais +radicalement détachée de la vraie philosophie naturelle; maxime, à mon +avis, fondamentale, et dont j'espère que la justesse et l'utilité seront +d'autant plus senties qu'on l'examinera plus profondément.</p> + +<p>Tel est l'ensemble des considérations philosophiques que je devais +présenter ici sur la dynamique céleste, envisagée sous ses divers +aspects principaux. Quelque admirable extension qu'ait pris depuis +Newton cette sublime étude, nous avons reconnu combien, à beaucoup +d'égards, l'extrême insuffisance de notre analyse mathématique actuelle +la rend nécessairement imparfaite. On s'en formerait une idée trop +avantageuse si l'on pensait que, dans l'exécution finale des tables +astronomiques, elle peut aujourd'hui se suffire entièrement à elle-même, +sans emprunter à la géométrie céleste aucun autre secours direct que +l'évaluation des données indispensables, déduites de l'observation +immédiate. Non-seulement cela n'est pas à l'égard des astres dont la +théorie mécanique n'est encore qu'ébauchée, et qui sont, sans contredit, +les plus nombreux, quoique les moins importans; mais encore, sous +plusieurs rapports, envers les mieux étudiés. Bien que la dynamique de +chaque astre doive naturellement remplir, dans la construction de ses +tables, un office de plus en plus prépondérant, la difficulté de démêler +avec certitude toutes les perturbations indiquées par les formules +analytiques, assignera probablement toujours à cet égard un rôle +indispensable, quoique de plus en plus subsidiaire, à l'ingénieuse +méthode empirique des <i>équations de condition</i>, imaginée par les +astronomes pour dévoiler immédiatement, d'après les observations, la +marche effective des moindres irrégularités, sans aucune recherche de +leur loi mécanique; méthode qui me semble aujourd'hui trop dédaignée +peut-être par les géomètres, auxquels les glorieux succès de la +mécanique céleste ont inspiré un sentiment un peu exagéré de la portée +réelle de ses théories. Cette méthode complémentaire consiste en +général, comme on sait, à comparer les observations directes avec les +tables où l'on a déjà tenu compte de toutes les inégalités bien connues, +afin de combler les différences par l'introduction de quelques termes +additionnels, relatifs à des fonctions périodiques de la quantité dont +ces anomalies paraissent dépendre, en les affectant de coefficiens +convenables, déterminés d'après un nombre suffisant de mesures +immédiates. C'est à un tel procédé qu'on doit effectivement la +découverte de presque toutes les petites perturbations, expliquées +ensuite par la mécanique céleste, qui en a perfectionné la connaissance. +Il constitue d'ailleurs le vrai modèle d'après lequel les physiciens +établissent journellement leurs lois empiriques des phénomènes, ce qui +me semble lui donner ici un véritable intérêt philosophique.</p> + +<p>Le résultat général des considérations exposées dans cette leçon montre +nettement combien le développement de la dynamique céleste, +indépendamment de la haute importance des sublimes connaissances +directes qu'il nous a procurées, a puissamment contribué à perfectionner +l'ensemble des théories astronomiques, envisagées quant à leur but +définitif, la juste prévision de l'état du ciel, à une époque +quelconque, soit passée, soit future. Si l'on devait se borner à +déterminer, pour peu de temps, le véritable état de notre monde, la +géométrie céleste, résumée par les trois grandes lois de Képler, +pourrait être regardée comme strictement suffisante, en choisissant des +élémens convenablement déduits d'observations actuelles faites avec +toute la précision possible. Mais il ne peut plus en être ainsi, et la +plus parfaite théorie des perturbations devient absolument +indispensable, quand on se propose d'étendre cette exacte prévoyance +astronomique à des époques très éloignés, postérieures ou antérieures. +C'est à la dynamique céleste que notre astronomie actuelle doit +incontestablement cette admirable perfection pratique qui lui permet à +volonté de descendre ou de remonter les siècles pour y fixer, avec une +pleine certitude, l'instant et le degré précis des divers événemens +célestes, tels que les éclipses entre autres, ces déterminations ne +pouvant pas d'ailleurs évidemment être aussi minutieusement exactes que +celles relatives à l'époque présente.</p> + +<p>Quoique l'ensemble des huit leçons déjà contenues dans ce volume +constitue réellement, à mes yeux, la vraie philosophie astronomique tout +entière, elle semblerait néanmoins présenter, à presque tous les esprits +éclairés, une lacune essentielle, si je ne consacrais point une dernière +leçon à l'examen général de ce qu'on appelle aujourd'hui l'<i>astronomie +sidérale</i>, et à l'appréciation rationnelle de ce que nous pouvons +maintenant concevoir de positif sur la cosmogonie.</p> + +<a name="l27" id="l27"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>VINGT-SEPTIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur l'astronomie sidérale, et sur la cosmogonie +positive.</p> + +<p>La seule branche de l'astronomie sidérale qui paraisse comporter jusqu'à +présent une certaine suite d'études exactes, concerne les mouvemens +relatifs des <i>étoiles multiples</i>, dont la première découverte est due +au grand observateur Herschell. Les astronomes entendent par là des +étoiles extrêmement rapprochées, dont la distance angulaire n'excède +jamais une demi-minute, et qui semblent pour cette raison n'en faire +qu'une, non-seulement à la vue simple, mais avec les lunettes ordinaires +de nos observatoires, les plus puissans télescopes pouvant seuls les +séparer. Il faut considérer, en outre, que les mouvemens relatifs de ces +astres tendent souvent à faire méconnaître leur multiplicité effective, +comme on l'a vu plus d'une fois, en produisant pendant un temps plus ou +moins long des occultations mutuelles, qui ne permettent point alors la +séparation. Parmi plus de trois mille étoiles multiples actuellement +enregistrées dans les catalogues, quoique le ciel austral soit encore à +cet égard très peu exploré, presque toutes sont seulement doubles, la +triplicité même étant extrêmement rare, et aucun degré supérieur de +multiplicité n'ayant jamais été observé, ce qui ne tient peut-être qu'à +l'imperfection de nos meilleurs télescopes, comme, avant Herschell, la +simple dualité était ignorée. Ces groupes remarquables ne constituent +évidemment, par leur nature, qu'un cas très particulier dans l'univers, +puisque l'intervalle des astres qui les composent est probablement d'un +ordre beaucoup moindre que les distances mutuelles des principaux +soleils; en sorte que, dans ces mouvemens relatifs, quand même ils +pourraient être un jour parfaitement connus, ce qui est en soi fort +douteux, d'après les considérations indiquées à la fin de la +vingt-quatrième leçon, il ne s'agirait encore nullement des phénomènes +célestes les plus généraux, quelque intérêt que doive inspirer une telle +étude. La spécialité du cas deviendrait même bien autrement prononcée, +si, comme la rigueur scientifique me semble l'exiger, les astronomes ne +formaient leur catégorie des étoiles doubles que de celles dont ils ont +pleinement constaté les mouvemens, et qui sont jusqu'ici en très petit +nombre. Car, la dualité de presque toutes les autres n'indique peut-être +aucune relation réelle, puisque, malgré le rapprochement des directions, +les intervalles mutuels peuvent être tels, que les deux astres ne +forment pas plus un vrai système que deux étoiles quelconques combinées +au hasard dans le ciel, si ces astres sont très inégalement éloignés de +nous, circonstance à l'égard de laquelle nous n'avons encore aucune +sorte de renseignement direct ou indirect. S'autoriser de quelques +exemples incontestables pour envisager cette multitude d'étoiles +doubles comme autant de systèmes binaires, où la moindre masse circule +autour de la plus grande, ce serait, à mon avis, s'écarter étrangement +de l'indispensable sévérité de méthode qui seule constitue l'admirable +positivité de la véritable astronomie, en confondant, peut-être le plus +souvent, avec un vrai phénomène céleste, un simple accident de position, +tenant uniquement au point de l'univers occupé par notre monde. La seule +analogie est ici évidemment insuffisante, car elle pourrait bien n'être +due qu'à l'impuissance de nos explorations. Quel astronome oserait +maintenant garantir que, si les télescopes étaient susceptibles d'être +un jour suffisamment perfectionnés, nous ne parviendrions pas à +distinguer, entre les étoiles que leur distance nous porte le plus à +classer aujourd'hui comme indépendantes, une multitude d'intermédiaires +très resserrés, qui rendraient le cas de la dualité presque général? Le +voisinage apparent serait-il alors un motif suffisant de présumer +toujours une circulation mutuelle, dont la pensée ne nous est suggérée +actuellement par analogie, qu'en vertu de l'extrême singularité d'une +telle circonstance, qui cesserait ainsi d'être exceptionnelle? On ne +doit donc reconnaître jusqu'ici, en astronomie sidérale, d'autre étude +réellement positive que celle des mouvemens relatifs bien connus de +certaines étoiles doubles, dont le nombre ne s'élève encore qu'à sept ou +huit. On ne saurait d'ailleurs espérer d'introduire jamais, dans la +détermination géométrique de la vraie figure des orbites +correspondantes, une certitude à beaucoup près comparable à celle +qu'admet la connaissance précise de nos orbites planétaires; puisque les +rayons vecteurs apparens sont tellement petits que l'erreur de ces +mesures délicates s'élève peut-être ordinairement au quart ou au tiers +de leur valeur totale. Il en est de même à l'égard des temps +périodiques, quand ils n'ont pas pu être directement observés, ce qui +est jusqu'à présent le cas habituel. On concevrait surtout bien +difficilement, comme je l'ai indiqué ailleurs, que ces études pussent +jamais acquérir assez d'exactitude pour fournir une base suffisamment +solide à des conclusions dynamiques vraiment irrécusables; de manière à +démontrer, par exemple, l'extension effective de la théorie de la +gravitation à l'action mutuelle des deux élémens d'une étoile double, ce +qui serait d'ailleurs très loin de constater la rigoureuse universalité +de cette théorie. L'importance générale de ces recherches est en outre +beaucoup diminuée par cette réflexion que jusqu'ici notre monde, dès +lors envisagé comme essentiellement réduit au soleil, n'appartient à +aucun de ces groupes, non-seulement étudiés, mais simplement signalés. +Cette circonstance remarquable ne me semble nullement fortuite; car si +notre monde fait effectivement partie de quelque étoile double, comme +rien n'empêche de l'imaginer, il nous sera probablement toujours +impossible d'apercevoir réellement, à côté du soleil, l'étoile qui +constituerait le second élément de ce petit système, et dont la +direction devrait être si rapprochée que sa lumière se perdrait +nécessairement dans la lumière solaire. Un tel cas, néanmoins, pourrait +seul avoir pour nous un puissant intérêt scientifique, non-seulement +comme utile à la connaissance des déplacemens de notre monde, mais +encore comme comportant naturellement une étude beaucoup plus précise, +par cela même que l'observateur serait alors situé sur l'un des astres +du couple stellaire.</p> + +<p>Les sept orbites d'étoiles doubles établies jusqu'ici, et dont la +première est due aux travaux de M. Savary, présentent en général des +excentricités très considérables, dont la moindre est presque double, et +la plus grande quadruple de la plus forte qui existe dans nos ellipses +planétaires. Quant à leurs temps périodiques, le plus court excède un +peu quarante ans, et le plus long six cents. Du reste, l'excentricité +et la durée de la révolution ne paraissent avoir entre elles aucune +relation fixe; et ni l'une ni l'autre ne semblent d'ailleurs dépendre de +la distance angulaire plus ou moins grande des deux élémens des couples +correspondans. Tel est en général le résumé exact, quoique succinct, des +seules connaissances réelles que nous possédions encore à cet égard.</p> + +<p>Tant que les distances linéaires de ces astres à la terre, et par suite +entre eux, resteront ignorées, ces notions ne sauraient avoir une grande +importance, ni peut-être même une solidité suffisante. Si ces distances +pouvaient être un jour bien connues, on évaluerait aisément les masses +des couples correspondans, en supposant que la loi de la gravitation +leur fût légitimement applicable. Il suffirait, pour cela, d'employer +une méthode essentiellement analogue aux deux dernières de celles +indiquées dans la vingt-cinquième leçon à l'égard des masses +planétaires. La quantité, dès lors déterminée, dont l'étoile secondaire +tend à tomber, en un temps donné, vers l'étoile principale, étant +comparée à la chute des corps à la surface de la terre, préalablement +ramenée à la même distance, suivant la loi ordinaire, fournirait +immédiatement en effet la valeur du rapport entre la masse du couple et +celle de la terre. Mais, la répartition de cette masse totale entre ses +deux élémens resterait évidemment encore incertaine, puisqu'il est très +possible qu'elle doive s'opérer d'une manière beaucoup moins inégale +qu'entre nos planètes et leurs satellites. Cette dernière considération +fait d'ailleurs rejaillir sur l'ensemble d'une telle étude un nouveau +motif fondamental d'incertitude. Car, si les masses des deux élémens de +chaque couple stellaire différaient réellement assez peu, +comparativement à leur distance et à leur grandeur, pour que le centre +de gravité du système s'écartât sensiblement de l'astre principal (ce +que nous ignorons encore entièrement), c'est à ce centre inconnu qu'il +faudrait nécessairement rapporter les mouvemens observés; et, dès lors, +quelle exacte conclusion dynamique pourrait-on tirer des orbites +elliptiques autour de l'astre majeur comme foyer, en les supposant même +irrécusablement constatées?</p> + +<p>Il me reste à caractériser à ce sujet l'ingénieuse méthode si +heureusement imaginée par M. Savary, d'après laquelle on parviendra +peut-être un jour à déterminer effectivement, du moins entre certaines +limites, les distances de quelques étoiles doubles à la terre ou au +soleil. Cette méthode constitue réellement jusqu'ici la seule +conception scientifique qui soit propre à l'astronomie sidérale. Elle a +le mérite capital d'être essentiellement indépendante de toute hypothèse +hasardée sur la forme rigoureuse des orbites stellaires et sur +l'extension de la théorie de la gravitation. Il lui suffit, en réalité, +que ces courbes soient symétriques, relativement à leur plus long +diamètre, et que l'astre mineur y circule avec la même vitesse aux deux +points également distans de l'astre majeur, ce qui est certainement très +admissible.</p> + +<p>Ce procédé est fondé, comme la théorie générale de l'aberration, sur la +durée de la propagation de la lumière, dont nous savons, d'après la +vingt-deuxième leçon, que la vitesse est exactement connue. Seulement, +tandis que, dans l'aberration ordinaire, il s'agit d'une erreur de lieu, +on considère ici une erreur de temps.</p> + +<p>Concevons une orbite stellaire dont le petit axe soit situé +perpendiculairement au rayon visuel mené du soleil ou de la terre, qui +peuvent ici être confondus. S'il en était de même du grand axe, et, par +suite, du plan de l'orbite, les deux moitiés de la révolution, que +l'astre mineur accomplit réellement toujours en des temps exactement +égaux, devraient encore nous paraître évidemment d'égale durée, quelque +lente que pût être, à chaque position, la transmission de la lumière. +Mais, il ne peut plus en être ainsi, quand le plan de l'orbite est +fortement incliné vers le rayon visuel, sans que toutefois il doive le +contenir, ce qui rendrait impossible l'observation fondamentale. Dans ce +cas, la durée de la demi-révolution, correspondante à la moitié de la +courbe où l'astre se dirige vers nous, devra nous sembler moindre +qu'elle n'est en réalité, et celle relative à la moitié où il s'en +éloigne de plus en plus, paraîtra au contraire augmentée, en vertu de la +différence des temps que la lumière doit employer à nous parvenir des +deux points de l'orbite les plus inégalement distans de la terre. Ainsi, +quoique le temps périodique total ne doive être nullement altéré, les +deux moitiés de la révolution n'auront donc pas exactement la même durée +apparente, et, si leur inégalité peut être bien observée, elle fera +immédiatement connaître, d'après la vitesse effective de la lumière, la +vraie différence entre les distances de la terre aux deux points +extrêmes de l'orbite. Dès lors, cette différence deviendra évidemment +une base géométrique suffisante pour estimer, avec une approximation +correspondante, les dimensions linéaires de l'orbite, et sa véritable +distance à la terre, son inclinaison et son étendue angulaire étant +d'ailleurs préalablement données<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a> +<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>. Tout se réduit donc à constater +une inégalité appréciable entre les durées des deux demi-révolutions. +Mais il est indispensable que cette appréciation s'opère d'après +l'observation effective d'une révolution entière, afin que son +exactitude ne dépende d'aucune hypothèse sur la nature géométrique de +l'orbite stellaire, et sur la loi relative à la vitesse avec laquelle +l'astre la parcourt.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" +name="footnote17"><b>Note 17: </b></a><a href="#footnotetag17"> +(retour) </a> M. Arago a très nettement expliqué cette + ingénieuse méthode dans sa notice sur les étoiles doubles, + annexée à l'<i>Annuaire du Bureau des Longitudes</i> pour 1834. +</blockquote> + +<p>Tel est ce procédé, dont l'esprit est éminemment approprié à l'immensité +des distances qu'on s'y propose d'estimer, et qui serait au contraire +évidemment illusoire envers nos petites orbites planétaires. Jusqu'à ce +que l'expérience ait prononcé, nous ignorerons nécessairement si les +rayons des orbites stellaires sont en réalité assez considérables par +rapport à leur éloignement, pour que nous puissions apercevoir quelque +différence très sensible entre les deux parties du temps périodique. En +le supposant, à l'égard d'orbites convenablement situées, il est +d'ailleurs évident que l'incertitude inséparable d'observations aussi +délicates, et l'extrême lenteur des révolutions, ne permettront un jour +de connaître cette différence qu'entre certaines limites plus ou moins +écartées. Or, indépendamment du peu de précision que comporte la mesure +effective des autres élémens du calcul, chaque seconde d'erreur sur ce +temps, qui n'est probablement susceptible d'être jamais apprécié qu'à +plusieurs jours près, tend à introduire une erreur d'au moins 32000 +myriamètres dans l'évaluation de la distance cherchée. Aussi l'inventeur +de cette méthode l'a-t-il toujours présentée comme seulement propre à +déterminer un <i>maximum</i> et un <i>minimum</i>, peut-être fort écartés, +relativement à notre éloignement effectif des couples stellaires +auxquels elle pourra devenir applicable. Quelle que soit son +imperfection nécessaire, elle n'en doit pas moins inspirer un profond +intérêt, par l'espoir qu'elle nous donne d'obtenir plus tard, à l'aide +d'un détour très ingénieux, quelque approximation certaine à l'égard de +plusieurs de ces distances qui ne comportent encore qu'une grossière +limite inférieure, commune à l'ensemble des astres innombrables que le +ciel nous présente.</p> + +<p>Cette discussion philosophique de la seule portion de l'astronomie +sidérale qui semble présenter aujourd'hui quelque consistance +scientifique, est sans doute très propre à confirmer directement le +principe général que je me suis efforcé d'établir sous divers rapports +dans plusieurs leçons précédentes, sur la restriction essentielle et +nécessaire de nos véritables recherches célestes à l'étude approfondie +des phénomènes intérieurs de notre monde. On voit combien deviennent +bornées et incertaines nos connaissances réelles, même dans les plus +simples questions, aussitôt que nous tentons de franchir ces limites +naturelles, quoique nous restions encore très loin de la vraie +considération de l'univers. L'étude indiquée ci-dessus, et qui est toute +récente, devra sans doute faire dans la suite des siècles quelques +progrès notables; mais les causes évidentes de son imperfection sont +trop fondamentales, pour qu'on puisse espérer qu'elle présente jamais un +caractère scientifique aucunement comparable à celui de notre astronomie +solaire.</p> + +<p>Je dois maintenant procéder à l'examen général de ce qui comporte un +certain caractère de positivité dans les hypothèses cosmogoniques. Il +serait sans doute superflu d'établir spécialement à cet égard ce +préliminaire indispensable, que toute idée de <i>création</i> proprement dite +doit être ici radicalement écartée, comme étant par sa nature +entièrement insaisissable, et que la seule recherche raisonnable, si +elle est réellement accessible, doit concerner uniquement les +<i>transformations</i> successives du ciel, en se bornant même, au moins +d'abord, à celle qui a pu produire immédiatement son état actuel. Ces +considérations préalables sont trop évidentes pour qu'il convienne de +les expliquer davantage aux lecteurs de cet ouvrage.</p> + +<p>La question réelle consiste donc à décider si l'état présent du ciel +offre quelques indices appréciables d'un état antérieur plus simple, +dont le caractère général soit susceptible d'être déterminé. À cet +égard, la séparation fondamentale que je me suis tant occupé de +constituer solidement entre l'étude essentiellement inaccessible de +l'univers et l'étude nécessairement très positive de notre monde, +introduit naturellement une distinction profonde, qui restreint beaucoup +le champ des recherches effectives. On conçoit, en effet, que nous +puissions conjecturer, avec quelque espoir de succès, sur la formation +du système solaire dont nous faisons partie, car il nous présente de +nombreux phénomènes, parfaitement connus, susceptibles peut-être de +porter un témoignage décisif de sa véritable origine immédiate. Mais, +quelle pourrait-être, au contraire, la base rationnelle de nos +conjectures sur la formation des soleils eux-mêmes? Comment confirmer ou +infirmer à ce sujet, d'après les phénomènes, aucune hypothèse +cosmogonique, lorsqu'il n'existe vraiment en ce genre aucun phénomène +exploré, ni même sans doute explorable? Quelque intérêt philosophique +que doive inspirer la curieuse suite d'observations d'Herschell sur la +condensation progressive des nébuleuses, d'où il a induit leur +transformation nécessaire en étoiles, ces faits ne sauraient évidemment +autoriser une semblable conclusion. Pour qu'elle comportât une vraie +solidité, il faudrait qu'on pût déduire d'un tel principe quelques +conséquences relatives aux formes ou aux mouvemens, qui se trouvassent +en harmonie avec des phénomènes bien constatés. Or, cela serait-il +possible, quand ces phénomènes cosmiques eux-mêmes nous manquent +entièrement! En un mot, notre monde étant, dans l'ensemble du ciel, le +seul connu, sa formation est tout au plus la seule que nous puissions +raisonnablement chercher. Les autres origines célestes rentrent +nécessairement, du moins jusqu'ici, dans le vague domaine de +l'imagination pure, affranchie de toute condition scientifique. Si, pour +la plupart des intelligences actuelles, cette extrême restriction doit +naturellement diminuer beaucoup l'intérêt d'une telle recherche, elle +tend directement, au contraire, à recommander auprès de tous les bons +esprits une étude dont ils peuvent maintenant entrevoir la positivité, +tandis que la confusion habituelle des idées à cet égard ne leur laisse +apercevoir d'autre perspective que la vraie succession d'une suite +indéfinie de conceptions essentiellement arbitraires, propres à leur +inspirer une juste et profonde répugnance. Nous savons d'ailleurs, avec +une pleine certitude, par l'ensemble des études astronomiques, que les +phénomènes intérieurs de notre monde s'accomplissent constamment sans +dépendre en aucune manière des phénomènes vraiment cosmiques; en sorte +qu'il est rationnel de conjecturer sur la formation de notre système +planétaire, abstraction faite de toute enquête sur celle des soleils +eux-mêmes. Enfin, la marche que je caractérise ici n'est, à vrai dire, +qu'un prolongement naturel de la direction spontanée déjà suivie, sous +un rapport analogue, par le développement régulier de la véritable +astronomie. Car on doit reconnaître, ce me semble, que la cosmogonie +positive a réellement commencé quand les géomètres, d'après la théorie +mathématique de la figure des planètes, ont démontré leur fluidité +primitive. Après avoir ainsi constaté l'état antérieur de chacune +d'elles envisagée séparément, il est naturel de remonter maintenant à +l'origine du système planétaire, en vertu de sa constitution actuelle, +avec un soleil tout formé; et, plus tard, si l'on pouvait jamais +parvenir à connaître réellement quelques lois cosmiques, on s'élèverait +jusqu'aux formations solaires, de toutes les plus éloignées des données +immédiates. Tel est, sans doute, le seul plan rationnel qui pût nous +conduire à la construction graduelle d'une genèse positive, si elle +était vraiment possible.</p> + +<p>Nous devons donc réduire la cosmogonie réelle à l'étude de la formation +de notre monde, en regardant le soleil comme donné, et même comme animé +d'un mouvement uniforme de rotation autour de son axe actuel, avec une +vitesse indéterminée. Il s'agit uniquement de rattacher à cette donnée +fondamentale la constitution effective de notre système planétaire, +telle que nous la connaissons exactement aujourd'hui. Le problème est +assez large pour que sa solution certaine et précise surpasse +vraisemblablement beaucoup la portée réelle de notre intelligence. Nos +conjectures sur une telle origine doivent d'ailleurs être évidemment +assujetties à cette indispensable condition de n'y faire intervenir +d'autres agens naturels que ceux dont nous apercevons clairement +l'influence dans nos phénomènes habituels, et qui seulement auraient +alors opéré sur une plus grande échelle. Sans cette règle, ce travail ne +saurait avoir aucun caractère vraiment scientifique, et l'on tomberait +dans l'inconvénient, si justement reproché à la plupart des hypothèses +géologiques, d'avoir introduit, pour expliquer les anciennes révolutions +du globe, des agens qui ne subsistent plus aujourd'hui, et dont, par +cela même, il nous est impossible de vérifier ou seulement de comprendre +l'influence.</p> + +<p>Quoique ainsi restreintes à un sujet bien circonscrit, dont toutes les +circonstances caractéristiques sont parfaitement connues, les théories +cosmogoniques n'en restent pas moins, par leur nature, essentiellement +conjecturales, quelque plausibles qu'elles puissent devenir. Car, il ne +peut en être ici comme dans l'établissement de la mécanique céleste, où, +de l'étude géométrique des mouvemens planétaires, on a pu remonter, avec +une entière certitude, à leur conception dynamique, d'après les lois +générales du mouvement, qui indiquaient exactement tel mécanisme, en +donnant à tout autre une exclusion nécessaire. Nous ne saurions avoir +aucune théorie abstraite des formations, analogue à celle des mouvemens, +qui puisse nous conduire mathématiquement à assigner telle formation +déterminée comme effectivement correspondante à telle disposition +effective. Toutes nos tentatives à cet égard ne peuvent consister qu'à +construire, d'après les renseignemens généraux, des hypothèses +cosmogoniques plus ou moins vraisemblables, pour les comparer ensuite, +le plus exactement possible, à l'ensemble des phénomènes bien explorés. +Quelque consistance que ces hypothèses soient susceptibles d'acquérir +par un tel contrôle, elles ne sauraient jamais, faute de ce critérium +indispensable, être élevées, comme l'a été si justement la loi de la +gravitation, au rang des faits généraux. Car, on serait toujours +autorisé à penser qu'une hypothèse nouvelle conviendrait peut-être aussi +bien aux mêmes phénomènes, en permettant de plus d'en expliquer +d'autres, à moins qu'on ne parvînt un jour à représenter exactement +toutes les circonstances caractéristiques, même numériquement +envisagées, ce qui, en ce genre, est évidemment chimérique.</p> + +<p>J'ai cru devoir insister ici sur la vraie nature des seules recherches +cosmogoniques qui puissent avoir quelque efficacité, parce que la +plupart des esprits éclairés me semblent encore bien éloignés de sentir +suffisamment, à cet égard, toutes les exigences spéciales de la saine +philosophie. Passons maintenant, sans autre préambule, à l'examen +général de la théorie cosmogonique de Laplace, incomparablement la plus +plausible de toutes celles qui ont été proposées jusqu'ici, et +susceptible, à mon avis, d'une vérification mathématique, dont son +illustre auteur n'avait pas conçu l'espérance. Elle a le mérite capital, +conformément à la règle posée ci-dessus, de faire opérer la formation de +notre monde par les agens les plus simples que nous présente sans cesse +l'ensemble de nos études naturelles, la pesanteur et la chaleur, les +deux seuls principes d'action qui soient rigoureusement généraux.</p> + +<p>L'hypothèse cosmogonique de Laplace a pour but d'expliquer les +circonstances générales qui caractérisent la constitution de notre +système solaire, savoir: l'identité de la direction de toutes les +circulations planétaires d'occident en orient; celle non moins +remarquable que présentent aussi les rotations; les mêmes phénomènes +envers les satellites; la faible excentricité de toutes les orbites; et, +enfin, le peu d'écartement de leurs plans, comparés surtout à celui de +l'équateur solaire. Je ne considère point ici les comètes, parce que je +préfère adopter à leur égard l'opinion de Lagrange, indiquée au +commencement de la leçon précédente. L'idée de Laplace, qui les envisage +comme des astres essentiellement étrangers à notre monde, me semble peu +rationnelle et radicalement contraire au principe si bien établi de +l'entière indépendance des phénomènes intérieurs de notre système envers +les phénomènes vraiment sidéraux.</p> + +<p>Avant d'examiner la conception fondamentale de Laplace au sujet de +l'interprétation cosmogonique des divers caractères généraux que je +viens de rappeler, je ne puis m'empêcher de témoigner ici combien tous +les bons esprits, étrangers aux préjugés mathématiques, ont dû trouver +puérile et déplacée la singulière application du calcul des chances, +indiquée d'abord par Daniel Bernouilli, et péniblement complétée ensuite +par Laplace lui-même, pour évaluer la probabilité que ces phénomènes ont +réellement une cause, comme si notre intelligence avait besoin +d'attendre une telle autorisation arithmétique, avant d'entreprendre +légitimement d'expliquer un phénomène quelconque bien constaté, +lorsqu'elle en aperçoit la possibilité<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a> +<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" +name="footnote18"><b>Note 18: </b></a><a href="#footnotetag18"> +(retour) </a> Depuis la publication du premier volume de cet + ouvrage, plusieurs bons esprits m'ayant demandé pourquoi, en + y traitant de la philosophie mathématique, je n'avais + nullement considéré l'analyse des probabilités, je crois + devoir indiquer ici sommairement, mais avec franchise, mon + principal motif à ce sujet. + +<p> Le caractère général de cet ouvrage est essentiellement + dogmatique: la critique ne peut y être admise que d'une + manière accessoire. Il m'eût paru dès lors peu convenable + d'y envisager la théorie générale des probabilités, au sujet + de laquelle je n'avais à porter qu'un jugement négatif, qui, + par son développement nécessaire, aurait formé sans doute + une disparate choquante.</p> + +<p> Le calcul des probabilités ne me semble avoir été + réellement, pour ses illustres inventeurs, qu'un texte + commode à d'ingénieux et difficiles problèmes numériques, + qui n'en conservent pas moins toute leur valeur abstraite, + comme les théories analytiques dont il a été ensuite + l'occasion, ou, si l'on veut, l'origine. Quant à la + conception philosophique sur laquelle repose une telle + doctrine, je la crois radicalement fausse et susceptible de + conduire aux plus absurdes conséquences. Je ne parle pas + seulement de l'application évidemment illusoire qu'on a + souvent tenté d'en faire un prétendu perfectionnement des + sciences sociales: ces essais, nécessairement chimériques, + seront caractérisés dans la dernière partie de cet ouvrage. + C'est la notion fondamentale de la probabilité évaluée, qui + me semble directement irrationnelle et même sophistique: je + la regarde comme essentiellement impropre à régler notre + conduite en aucun cas, si ce n'est tout au plus dans les + jeux de hasard. Elle nous amènerait habituellement, dans la + pratique, à rejeter, comme numériquement invraisemblables, + des événemens qui vont pourtant s'accomplir. On s'y propose + le problème insoluble de suppléer à la suspension de + jugement, si nécessaire en tant d'occasions. Les + applications utiles qui semblent lui être dues, le simple + bon sens, dont cette doctrine a souvent faussé les aperçus, + les avait toujours clairement indiquées d'avance.</p> + +<p> Quoique ces assertions soient purement négatives, je + reconnais aujourd'hui qu'elles ont trop d'utilité pratique + pour que je ne doive pas consacrer à cette discussion une + leçon spéciale dans ma <i>Philosophie mathématique</i>, si jamais + cet ouvrage comporte une seconde édition.</p> +</blockquote> + +<p>La cosmogonie de Laplace consiste, comme on sait, à former les planètes +par la condensation graduelle de l'atmosphère solaire, supposée +primitivement étendue, en vertu d'une extrême chaleur, jusqu'aux limites +de notre monde, et successivement contractée par le refroidissement. +Elle repose sur deux considérations mathématiques incontestables. La +première concerne la relation nécessaire qui existe, d'après la théorie +fondamentale des rotations, et spécialement d'après le théorème général +des aires, entre les dilatations ou contractions successives d'un corps +quelconque (y compris son atmosphère, qui en est inséparable), et la +durée de sa rotation, qui doit s'accélérer quand les dimensions +diminuent, ou devenir plus lente lorsqu'elles augmentent, afin que les +variations angulaires et linéaires, que la somme des aires tend à +éprouver, soient exactement compensées. La seconde considération est +relative à la liaison, non moins évidente, de la vitesse angulaire de +rotation du soleil à l'extension possible de son atmosphère, dont la +limite mathématique est inévitablement à la distance où la force +centrifuge, due à cette rotation, devient égale à la gravité +correspondante: en sorte que si, par une cause quelconque, une partie de +cette atmosphère venait à se trouver placée au-delà d'une telle limite, +elle cesserait aussitôt d'appartenir réellement au soleil, quoiqu'elle +dût continuer à circuler autour de lui avec la vitesse convenable au +moment de la séparation, mais sans pouvoir dès lors participer davantage +aux modifications ultérieures qui surviendraient dans la rotation +solaire par le progrès du refroidissement.</p> + +<p>On conçoit aisément, d'après cela, comment la limite mathématique de +l'atmosphère du soleil a dû diminuer sans cesse, pour les parties +situées à l'équateur solaire, à mesure que le refroidissement a rendu la +rotation plus rapide. Dès lors, cette atmosphère a dû successivement +abandonner, dans le plan de cet équateur, diverses zones gazeuses, +situées un peu au-delà des limites correspondantes; ce qui constituerait +le premier état de nos planètes. Le même mode de formation +s'appliquerait évidemment aux différens satellites, par les atmosphères +de leurs planètes respectives.</p> + +<p>Nos astres, étant ainsi une fois détachés de la masse solaire, ont pu +ensuite devenir liquides et finalement solides, par le progrès continu +de leur propre refroidissement, sans être affectés des nouvelles +variations que l'atmosphère et la rotation du soleil ont pu éprouver. +Mais l'irrégularité de ce refroidissement et l'inégale densité des +diverses parties de chaque astre ont dû naturellement, pendant ces +transformations, changer presque toujours la forme annulaire primitive, +qui n'aurait subsisté sans altération que dans le seul cas des +singuliers satellites dont Saturne est immédiatement entouré. Le plus +souvent, la prépondérance d'une portion de la zone gazeuse a dû réunir +graduellement, par voie d'absorption, autour de ce noyau, la masse +entière de l'anneau; et l'astre a pris ainsi une figure sphéroïdique, +avec un mouvement de rotation dirigé dans le même sens que la +translation, à cause de l'excès de vitesse nécessaire des molécules +supérieures à l'égard des inférieures.</p> + +<p>Les caractères généraux de notre monde, tels que je les ai mentionnés +ci-dessus, sont évidemment en parfaite harmonie avec cette théorie +cosmogonique. La direction identique de tous les mouvemens, tant de +rotation que de translation, en dérive immédiatement. Quant à la forme +et à la position des orbites, elles seraient, d'après une telle +cosmogonie, parfaitement circulaires et dans le plan de l'équateur +solaire, si le refroidissement et la condensation avaient pu s'accomplir +avec une entière régularité. Mais les variations, nécessairement +irrégulières, qu'ont dû éprouver les différentes parties de chaque +masse, dans leur température et dans leur densité, ont pu produire, +comme le remarque justement Laplace, les faibles excentricités et les +légères déviations que nous observons. On voit, en outre, que cette +hypothèse explique immédiatement cette impulsion primitive propre à +chaque astre de notre monde, qui embarrassait jusqu'ici la conception +fondamentale des mouvemens célestes, et dont désormais la seule rotation +du soleil peut rendre uniformément raison de la manière la plus +naturelle. Enfin, il en résulte évidemment, quoique personne ne l'ait +encore remarqué, que la formation des diverses parties de notre système +a été, de toute nécessité, successive; les planètes étant d'autant plus +anciennes qu'elles sont plus éloignées du soleil, et la même loi +s'observant, dans chacune d'elles, à l'égard de ses différens +satellites, qui, tous, sont d'ailleurs plus modernes que les planètes +correspondantes. Peut-être même, comme je l'indiquerai bientôt, +pourra-t-on parvenir, dans la suite, à perfectionner cet ordre +chronologique au point d'assigner, entre certaines limites, le nombre de +siècles écoulés depuis chaque formation.</p> + +<p>Pour donner à cette cosmogonie une véritable consistance mathématique, +j'ai tenté d'y découvrir un aspect d'après lequel elle comportât quelque +vérification numérique, critérium indispensable de toute hypothèse +relative à des phénomènes astronomiques<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a> +<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>. Il s'agissait donc de +trouver, dans les valeurs actuelles et bien connues de nos élémens +astronomiques, une classe de nombres qui fût suffisamment en harmonie +avec les conséquences nécessaires d'un tel mode de formation. J'ai +d'abord senti que je devais les chercher seulement parmi les élémens qui +ne sont point sensiblement altérés par les perturbations proprement +dites, les autres étant nécessairement impropres à témoigner, sans +équivoque, de l'état primitif. Enfin, il était indispensable de se +borner, du moins en premier lieu, à la considération des mouvemens de +translation, comme beaucoup plus susceptibles d'être exactement +analysés, d'après la nature de l'hypothèse, que les rotations, qui sont +d'ailleurs encore si mal connues en plusieurs cas.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" +name="footnote19"><b>Note 19: </b></a><a href="#footnotetag19"> +(retour) </a> Les résultats que je vais indiquer ont été + annoncés, pour la première fois, en août 1831, dans le cours + public d'astronomie que je fais gratuitement, depuis quatre + ans, pour les ouvriers de Paris, à la municipalité du 3e + arrondissement. J'ai lu récemment, sur ce sujet, à + l'Académie des sciences, en janvier 1835, un premier mémoire + spécial. +</blockquote> + +<p>Le principe fondamental de cette importante vérification, consiste en ce +que, suivant la cosmogonie proposée, le temps périodique de chaque astre +produit a dû être nécessairement égal à la durée de la rotation de +l'astre producteur à l'époque où son atmosphère pouvait s'étendre +jusque-là. On fait ainsi porter naturellement la discussion sur les deux +élémens astronomiques les mieux connus, et les moins affectés par les +perturbations, les moyennes distances et les durées des révolutions +sidérales. La question consistait donc à déterminer directement quelle +pouvait être la durée de la rotation du soleil quand la limite +mathématique de son atmosphère s'étendait jusqu'à telle ou telle +planète, pour examiner si, en effet, on la trouverait sensiblement égale +au temps périodique correspondant: et, pareillement, à l'égard de chaque +planète comparée à ses satellites.</p> + +<p>Au premier abord, cette détermination semble exiger l'évaluation +relative des variations successives du moment d'inertie du soleil, +auquel la vitesse angulaire de sa rotation a dû être toujours +inversement proportionnelle; ce qui jetterait dans des calculs peut-être +inextricables, et d'ailleurs nécessairement illusoires, en vertu de +notre profonde ignorance sur la loi mathématique de la densité des +couches intérieures de ce corps et de son atmosphère, qu'on ne pourrait +alors se dispenser de prendre en considération. C'est probablement par +ce motif que Laplace aura renoncé à une telle vérification de sa +cosmogonie, s'il en a réellement conçu la pensée. Mais un autre point de +vue du sujet m'a permis, d'après les théorèmes élémentaires d'Huyghens +sur la mesure des forces centrifuges, combinés avec la loi de la +gravitation, de former, sans aucune difficulté, une équation +fondamentale très simple entre la durée de la rotation de l'astre +producteur et la distance de l'astre produit, jusque auquel s'étendait +la limite mathématique correspondante de son atmosphère. Les constantes +de cette équation sont d'ailleurs bien connues, puisqu'elles consistent +uniquement dans le rayon de l'astre central, et l'intensité de la +pesanteur à sa surface, qui est une conséquence directe de sa masse.</p> + +<p>Cette équation conduit d'abord immédiatement à la troisième grande loi +de Képler sur l'harmonie des diverses révolutions, qui devient ainsi +susceptible d'être conçue <i>à priori</i> sous le point de vue cosmogonique, +outre son interprétation dynamique. En même temps, cette harmonie +fondamentale me semble par là être complétée: car, la loi de Képler +expliquait bien pourquoi, étant donnés séparément le temps périodique et +la moyenne distance d'un seul astre, tel autre quelconque circulait +inévitablement, d'après sa position, en tel temps; mais elle +n'établissait aucune relation nécessaire entre la situation et la +vitesse de chaque corps envisagé isolément, ce qui était surtout +manifeste dans le cas d'une seule circulation, réalisé pour le système +secondaire formé par la terre et la lune. Notre principe tend, en un +mot, à constater une loi générale entre les diverses vitesses initiales, +traitées jusqu'ici, en mécanique céleste, comme essentiellement +arbitraires. Il est d'ailleurs évident que ce rapprochement abrège +beaucoup les calculs numériques qu'exige, par sa nature, la vérification +proposée, puisqu'il suffit dès lors, dans chaque système de +circulation, de l'avoir effectuée à l'égard d'un seul astre, pour qu'on +doive aussitôt, en vertu de la loi de Képler, l'étendre à tous les +autres.</p> + +<p>La première comparaison de ce genre, qui m'ait vivement frappé, se +rapporte à la lune; car on trouve alors que son temps périodique actuel +s'accorde, à moins d'un dixième de jour près, avec la durée que devait +avoir la rotation terrestre à l'époque où la distance lunaire formait la +limite mathématique de notre atmosphère. La coïncidence est moins +exacte, mais cependant très frappante, dans tous les autres cas. À +l'égard des planètes, on obtient ainsi, pour la durée des rotations +solaires correspondantes, une valeur toujours un peu moindre que celle +de leurs temps périodiques effectifs. Il est remarquable que cet écart, +quoique croissant à mesure que l'on considère une planète plus +lointaine, conserve néanmoins, à très peu près, le même rapport avec le +temps périodique correspondant, dont il forme ordinairement 1/45. Le +défaut se change en excès dans les divers systèmes de satellites, où il +est proportionnellement plus grand qu'envers les planètes, et d'ailleurs +inégal d'un système à l'autre.</p> + +<p>Par l'ensemble de ces comparaisons, je suis donc conduit à ce résultat +général: <i>en supposant la limite mathématique de l'atmosphère solaire +successivement étendue jusqu'aux régions où se trouvent maintenant les +diverses planètes, la durée de la rotation du soleil était, à chacune de +ces époques, sensiblement égale à celle de la révolution sidérale +actuelle de la planète correspondante; et de même, pour chaque +atmosphère planétaire à l'égard de tous les divers satellites +respectifs</i>. Sans doute, s'il s'agissait de l'astronomie ordinaire, +relative à un monde déjà bien formé, et parvenu même à cet état de +consistance qui ne comporte plus que de lentes et très petites +oscillations produites par les perturbations proprement dites, la +coïncidence numérique indiquée ci-dessus serait loin de devoir être +regardée comme assez complète. Mais, au contraire, pour remonter à un +état céleste aussi antique, et surtout aussi profondément distinct de +celui que nous observons, il serait évidemment déraisonnable d'exiger le +même degré de précision. Dans une recherche de cette nature, on doit +être, ce me semble, bien plus frappé de cet accord approximatif que du +défaut d'accord parfait. Néanmoins, d'après les considérations +philosophiques précédemment établies, je suis loin de regarder une telle +vérification comme une vraie démonstration mathématique de la cosmogonie +proposée: car, ce sujet n'en comporte pas. Ce qui pourrait maintenant +donner le plus de force à cette théorie, ce serait d'en déduire quelque +loi réelle encore inconnue, comme, par exemple, ainsi que j'en ai +l'espérance, d'en tirer une analogie relative aux diverses rotations +planétaires, qui semblent jusqu'ici tout-à-fait incohérentes, et parmi +lesquelles doit, pourtant, régner, sans doute, un certain ordre caché. +Mais, cette première vérification suffit pour donner immédiatement à +l'hypothèse cosmogonique de Laplace une consistance scientifique qui lui +manquait encore, et qui peut attirer désormais sur une telle étude +l'attention des esprits philosophiques.</p> + +<p>En considérant, sous un autre point de vue, ces légères différences +entre les temps périodiques indiqués par notre principe et ceux qui ont +effectivement lieu, on peut même y entrevoir une base d'après laquelle +on pourrait tenter un jour de remonter, avec une certaine approximation, +aux époques des diverses formations successives. Si les temps +périodiques n'avaient souffert aucune altération, une telle chronologie +n'aurait, au contraire, aucun fondement. L'augmentation d'environ huit +jours, par exemple, qu'a dû éprouver, d'après cette cosmogonie, notre +année sidérale, depuis la séparation de la terre, permettrait de fixer, +entre des limites plus ou moins écartées, la date de cet événement, si +l'influence des diverses causes perturbatrices qui ont pu produire cette +modification pouvait être jamais suffisamment connue. Cette +considération semble d'autant plus rationnelle que l'écart s'accroît à +mesure qu'il se rapporte à une planète plus ancienne. Mais les +difficultés mathématiques transcendantes propres à une telle question, +nous interdiront peut-être toujours d'effectuer, même grossièrement, une +semblable détermination, quand même cette cosmogonie viendrait à être +suffisamment constatée.</p> + +<p>Une dernière conséquence générale de l'hypothèse cosmogonique proposée, +consiste à établir, d'après la formule fondamentale indiquée ci-dessus, +que la formation de notre monde est maintenant aussi complète qu'elle +puisse l'être pendant la durée totale qu'il comporte. Il suffit, pour +cela, de reconnaître, comme on le peut aisément dans tous les cas, que +l'étendue effective de chaque atmosphère est actuellement inférieure à +la limite mathématique qui résulte de la rotation correspondante, ce qui +montre aussitôt l'impossibilité d'aucune formation nouvelle.</p> + +<p>Ainsi, l'état de notre monde serait, depuis un temps plus ou moins long, +qui sera peut-être un jour grossièrement assignable, aussi stable sous +le rapport cosmogonique que sous le rapport mécanique. Ni l'une ni +l'autre stabilité ne doivent d'ailleurs, d'après la leçon précédente, +être envisagées comme absolues, quoique leur incontestable durée puisse +amplement suffire aux exigences les plus exagérées de la prévoyance +humaine, relativement aux destinées réelles de notre espèce. Nous +savons, en effet, que par la seule résistance continue du milieu +général, notre monde doit, à la longue, se réunir inévitablement à la +masse solaire d'où il est émané, jusqu'à ce qu'une nouvelle dilatation +de cette masse vienne, dans l'immensité des temps futurs, organiser, de +la même manière, un monde nouveau, destiné à fournir une carrière +analogue. Toutes ces immenses alternatives de destruction et de +renouvellement doivent s'accomplir d'ailleurs sans influer en rien sur +les phénomènes les plus généraux, dus à l'action mutuelle des soleils: +en sorte que ces grandes révolutions de notre monde, à la pensée +desquelles il semble à peine que nous puissions nous élever, ne seraient +cependant que des événemens secondaires, et pour ainsi dire locaux, par +rapport aux transformations vraiment universelles. Il n'est pas moins +remarquable que l'histoire naturelle de notre monde soit, à son tour, +aussi certainement indépendante des changemens les plus profonds que +puisse éprouver tout le reste de l'univers; à tel point que, +fréquemment peut-être, des systèmes entiers se développent ou se +condensent dans d'autres régions de l'espace, sans que notre attention +soit aucunement attirée vers ces immenses événemens.</p> + +<p>L'ensemble des neuf leçons contenues jusqu'ici dans ce volume, me paraît +constituer une exposition complète de la philosophie astronomique, +envisagée sous tous ses divers aspects essentiels. Mon but principal +sera atteint, si j'ai fait nettement ressortir, quant à la méthode et +quant à la doctrine, le vrai caractère général de cette admirable +science, fondement immédiat de la philosophie naturelle tout entière. Je +me suis efforcé de caractériser exactement la marche d'après laquelle +l'esprit humain, en s'y restreignant, avec une persévérante sagesse, aux +recherches géométriques et mécaniques, les seules conformes à la nature +du sujet, a pu graduellement, à l'aide de l'instrument mathématique +incessamment perfectionné, parvenir à y introduire une précision et une +rationnalité si supérieures à celles que puisse jamais comporter aucune +autre branche de nos connaissances réelles, de manière à représenter +enfin tous les nombreux phénomènes de notre monde, numériquement +appréciés, comme les différentes faces d'un même fait général, +rigoureusement défini, et continuellement reproduit sous nos yeux, dans +les phénomènes terrestres les plus communs: en sorte que le but final de +toutes nos études positives, la juste prévision des événemens, ait pu y +être atteint aussi complètement qu'on doive le désirer, tant pour +l'étendue que pour la certitude de cette prévoyance. J'ai dû aussi +m'attacher soigneusement à indiquer, sous les divers rapports +principaux, l'influence fondamentale propre à la science céleste, pour +contribuer à affranchir irrévocablement la raison humaine de toute +tutelle théologique ou métaphysique, en montrant les phénomènes les plus +généraux comme exactement assujettis à des relations invariables et ne +dépendant d'aucune volonté, en représentant l'ordre du ciel comme +nécessaire et spontané. Quoique la considération spéciale et directe de +cette action philosophique appartienne, d'ailleurs, naturellement à la +dernière partie de cet ouvrage, il importait de manifester ici, en +général, cet enchaînement inévitable d'après lequel l'ensemble du +développement de l'astronomie nous a graduellement conduits à substituer +désormais, à l'idée chimérique d'un univers destiné à notre satisfaction +passive, la notion rationnelle de l'homme, intelligence suprême parmi +toutes celles qu'il peut connaître, modifiant à son avantage, entre +certaines limites déterminées, le système de phénomènes dont il fait +partie, en résultat d'un sage exercice de son activité, dégagée de toute +terreur oppressive, et dirigée uniquement par une exacte connaissance +des lois naturelles. Enfin, je devais juger indispensable de constituer +solidement, d'après tous les motifs importans, la restriction +fondamentale du point de vue le plus général de la philosophie positive, +à la seule considération bien circonscrite de notre monde, en +représentant comme essentiellement inaccessible l'étude vague et +indéfinie de l'univers.</p> + +<p>Il faut maintenant passer à l'examen philosophique de la seconde science +naturelle fondamentale, celle qui concerne les phénomènes physiques +proprement dits, dont l'étude, nécessairement beaucoup plus compliquée, +emprunte à la méthode et à la doctrine astronomique un modèle général et +une base indispensable, indépendamment de l'application si précieuse de +l'instrument mathématique, qui doit s'y adapter toutefois d'une manière +bien moins complète et moins satisfaisante qu'à l'analyse des phénomènes +célestes, les plus éminemment mathématiques de tous.</p> + +<a name="l28" id="l28"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>VINGT-HUITIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations philosophiques sur l'ensemble de la physique.</p> + +<p>Cette seconde branche fondamentale de la philosophie naturelle n'a +commencé à se dégager définitivement de la métaphysique, pour prendre un +caractère vraiment positif, que depuis les découvertes capitales de +Galilée sur la chute des poids; tandis que, au contraire, la science +considérée dans la première partie de ce volume était réellement +positive, sous le rapport purement géométrique, depuis la fondation de +l'École d'Alexandrie. On doit donc s'attendre ici, outre l'influence +directe de la plus grande complication des phénomènes, à trouver l'état +scientifique de la physique bien moins satisfaisant que celui de +l'astronomie; soit sous le point de vue spéculatif, quant à la pureté et +à la coordination de ses théories; soit sous le point de vue pratique, +quant à l'étendue et à l'exactitude des prévisions qui en résultent. À +la vérité, la formation graduelle de cette science pendant les deux +derniers siècles a pu s'accomplir sous l'impulsion philosophique des +préceptes de Bacon et des conceptions de Descartes, qui a dû rendre sa +marche générale bien plus rationnelle, en établissant directement les +conditions fondamentales de la méthode positive universelle. Mais, +quelque importante qu'ait été réellement cette haute influence pour +accélérer le progrès naturel de la philosophie physique, l'empire si +prolongé des habitudes métaphysiques primitives était tellement profond, +et l'esprit positif, qui n'a pu se développer que par l'exercice, était +encore si imparfaitement caractérisé, que cette science ne pouvait +acquérir en aussi peu de temps une entière positivité, dont manquait +l'astronomie elle-même, envisagée dans sa partie mécanique, jusqu'au +milieu de cette période. Aussi, à partir du point où est maintenant +parvenu notre examen philosophique, trouverons-nous, dans les diverses +sciences fondamentales qui nous restent à considérer, des traces de plus +en plus profondes de l'esprit métaphysique, dont l'astronomie est seule +aujourd'hui, entre toutes les branches de la philosophie naturelle, +complètement affranchie. Cette influence anti-scientifique ne se bornera +plus, comme celle que j'ai eu jusqu'ici à signaler en divers cas, à des +détails peu importans, qui n'affectent essentiellement que le mode +d'exposition; nous reconnaîtrons qu'elle altère notablement les +conceptions fondamentales de la science, qui, même en physique, n'a +point encore, à mon avis, entièrement pris son caractère philosophique +définitif. Conformément à l'esprit général de notre travail, en +comparant, d'une manière plus directe, plus rationnelle et plus profonde +qu'on ne l'a fait encore, la philosophie de la physique avec le modèle +si parfait que nous offre la philosophie astronomique, et perfectionnant +toujours graduellement la méthode des sciences plus compliquées par +l'application des préceptes généraux fournis par l'analyse des sciences +moins compliquées, je ferai concevoir, j'espère, la possibilité +d'imprimer désormais à toutes la même positivité, quoiqu'elles soient +loin de comporter, par la nature de leurs phénomènes, la même +perfection, suivant la hiérarchie fondamentale établie au commencement +de cet ouvrage.</p> + +<p>Nous devons d'abord circonscrire aussi nettement que possible le +véritable champ des recherches dont se compose la physique proprement +dite.</p> + +<p>En ne la séparant point de la chimie, leur ensemble a pour objet la +connaissance des lois générales du monde inorganique. Dès lors, cette +étude totale se distingue aisément par des caractères fort tranchés, qui +seront plus tard exactement analysés, aussi bien de la science de la +vie, qui la suit dans notre échelle encyclopédique, que de la science +astronomique qui l'y précède, et dont le simple objet, comme nous +l'avons vu, se réduit à la considération des grands corps naturels quant +à leurs formes et à leurs mouvemens. Mais, au contraire, la distinction +entre la physique et la chimie est très délicate à constituer avec +précision, et sa difficulté augmente de jour en jour par les relations +de plus en plus intimes que l'ensemble des découvertes modernes +développe continuellement entre ces deux sciences. Cette division est +néanmoins réelle et indispensable, quoique nécessairement moins +prononcée que toutes les autres séparations contenues dans notre série +encyclopédique fondamentale. Je crois pouvoir l'établir solidement +d'après trois considérations générales, distinctes quoique équivalentes, +dont chacune isolément serait peut-être, en certains cas, insuffisante, +mais qui, réunies, ne me paraissent devoir jamais laisser aucune +incertitude réelle.</p> + +<p>La première consiste dans le contraste caractéristique, déjà vaguement +entrevu par les philosophes du dix-septième siècle, entre la généralité +nécessaire des recherches vraiment physiques et la spécialité non moins +inhérente aux explorations purement chimiques. Toute considération de +physique proprement dite est, par sa nature, plus ou moins applicable à +un corps quelconque: tandis que, au contraire, toute idée chimique +concerne nécessairement une action particulière à certaines substances, +quelque similitude que nous parvenions d'ailleurs à saisir entre les +différens cas. Cette opposition fondamentale est toujours nettement +marquée entre les deux catégories de phénomènes. Ainsi, non-seulement la +pesanteur, premier objet de la physique, se manifeste de la même manière +dans tous les corps, et tous comportent pareillement des effets +thermologiques; mais, encore, tous sont plus ou moins sonores, et +susceptibles aussi de phénomènes optiques et même électriques: ils ne +nous offrent jamais, pour ces diverses propriétés, que de simples +inégalités de degré. Dans les différentes compositions et décompositions +dont la chimie s'occupe, il s'agit constamment, au contraire, en +dernière analyse, de propriétés radicalement spécifiques, qui varient +non-seulement entre les diverses substances élémentaires, mais encore +parmi leurs combinaisons les plus analogues. Les phénomènes magnétiques +semblent, il est vrai, présenter une exception notable à cette +généralité caractéristique des études physiques proprement dites, +puisqu'ils sont particuliers à certaines matières très peu nombreuses, +ce qui paraîtrait devoir les faire rentrer, sous ce rapport, dans le +domaine de la chimie, à laquelle néanmoins ils ne sauraient évidemment +appartenir. Mais cette objection doit disparaître depuis qu'il est bien +reconnu, d'après la belle série de découvertes créée par M. Oersted, que +ces phénomènes sont une simple modification des phénomènes électriques, +dont la généralité est irrécusable. Sous l'influence de cette vue +fondamentale, le progrès journalier de la science tend d'ailleurs, ce me +semble, à constater de plus en plus que cette modification n'est point, +comme on le croyait d'une manière trop absolue, strictement propre à une +ou deux substances, et que toutes en sont très probablement susceptibles +quand on les place dans des conditions convenables, seulement à des +degrés beaucoup plus inégaux que pour aucune autre propriété physique. +Cette exception apparente, qui, du reste, est évidemment la seule, ne +peut donc réellement altérer le caractère intime de généralité +rigoureuse, nécessairement inhérent à tous les phénomènes qui +constituent le domaine de la physique, par opposition à la chimie.</p> + +<p>C'est donc bien vainement que, dans la manière habituelle de concevoir +la physique, on croit encore devoir distinguer aujourd'hui les diverses +propriétés dont elle s'occupe, suivant que leur universalité est +nécessaire ou contingente, ce qui tend directement à jeter une fâcheuse +incertitude sur la vraie définition de cette science. Une telle +subtilité scolastique ne tient évidemment qu'à un reste d'influence de +l'esprit métaphysique, d'après lequel on avait prétendu si long-temps à +connaître les corps en eux-mêmes, indépendamment des phénomènes qu'ils +nous montrent, et que l'on envisageait toujours comme essentiellement +fortuits, tandis qu'ils sont réellement au contraire, pour les +philosophes positifs, la seule base primitive de nos conceptions. +Depuis que l'homme a reconnu, par exemple, l'universalité de la +pesanteur, pouvons-nous continuer à la regarder comme une propriété +contingente, c'est-à-dire, concevoir effectivement des corps qui en +seraient dépourvus? De même, est-il vraiment en notre pouvoir de nous +représenter une substance qui n'aurait point une température quelconque, +ou qui ne comporterait aucun effet sonore, ni aucune action lumineuse, +ou même électrique? En un mot, du point de vue de la philosophie +positive, il y a évidemment exclusion entre l'idée de généralité +rigoureuse et la notion de contingence, qui ne saurait appartenir qu'à +des propriétés dont l'absence soit constatée dans quelques cas réels.</p> + +<p>La seconde considération élémentaire propre à distinguer la physique de +la chimie, offre moins d'importance et même de solidité que la +précédente, quoique susceptible d'une utilité véritable. Elle consiste à +remarquer qu'en physique, les phénomènes considérés sont toujours +relatifs aux masses, et en chimie aux molécules, d'où cette dernière +science tirait autrefois sa dénomination habituelle de <i>physique +moléculaire</i>. Malgré que cette distinction ne soit pas, au fond, +dépourvue de toute réalité, il faut néanmoins reconnaître que les +actions purement physiques sont le plus souvent aussi moléculaires que +les influences chimiques, quand on les étudie d'une manière suffisamment +approfondie. La pesanteur elle-même nous en présente un exemple +irrécusable. Les phénomènes physiques observés dans les masses ne sont +habituellement que les résultats sensibles de ceux qui s'opèrent dans +leurs moindres particules: on ne doit tout au plus excepter de cette +règle que les phénomènes du son et peut-être ceux de l'électricité. +Quant à la nécessité d'une certaine masse pour manifester l'action, elle +est évidemment tout aussi indispensable en chimie; en sorte que, sous ce +rapport non plus, on ne semble point pouvoir admettre aucune différence +vraiment caractéristique. Toutefois, cet ancien aperçu général, inspiré +par la science naissante à des esprits profondément philosophiques, doit +nécessairement offrir quelques fondemens véritables qui ont seulement +besoin d'être plus précisément analysés; car, le développement ultérieur +de la science ne saurait détruire le résultat d'une telle comparaison +primitive, convenablement établie. Il me semble, en effet, que le fait +général inaltérable, dont cette distinction n'est que l'énoncé abstrait, +exprimé peut-être d'une manière qui n'est plus aujourd'hui strictement +scientifique, consiste réellement en ce que, pour tous les phénomènes +chimiques, l'un au moins des corps entre lesquels ils s'opèrent doit +être nécessairement dans un état d'extrême division, et même, le plus +souvent, de fluidité véritable, sans lequel l'action ne saurait avoir +lieu, tandis que cette condition préliminaire n'est, au contraire, +jamais indispensable à la production d'aucun phénomène physique +proprement dit, et qu'elle constitue même toujours une circonstance +défavorable à cette production, quoiqu'elle ne suffise pas constamment à +l'empêcher. Il y a donc, à cet égard, une distinction réelle, quoique +peu tranchée, entre les deux ordres de recherches.</p> + +<p>Enfin, une troisième remarque générale est peut-être plus convenable +qu'aucune autre pour séparer nettement les phénomènes physiques des +phénomènes chimiques. Dans les premiers, la constitution des corps, +c'est-à-dire le mode d'arrangement de leurs particules, peut se trouver +changée, quoique le plus souvent elle demeure même essentiellement +intacte; mais, leur nature, c'est-à-dire la composition de leurs +molécules, reste constamment inaltérable. Dans les seconds, au +contraire, non-seulement il y a toujours changement d'état à l'égard de +quelqu'un des corps considérés, mais l'action mutuelle de ces corps +altère nécessairement leur nature, et c'est même une telle modification +qui constitue essentiellement le phénomène. La plupart des agens +considérés en physique sont sans doute susceptibles, quand leur +influence est très énergique ou très prolongée, d'opérer à eux seuls des +compositions et décompositions parfaitement identiques avec celles que +détermine l'action chimique proprement dite; et c'est là d'où résulte +directement la liaison si naturelle entre la physique et la chimie. +Mais, à ce degré d'action, ils sortent, en effet, du domaine de la +première science pour entrer dans celui de la seconde.</p> + +<p>Nos classifications scientifiques, pour être vraiment positives, ne +sauraient reposer sur la considération vague et incertaine des agens +auxquels nous rapportons les phénomènes étudiés. Un tel principe, +rigoureusement appliqué, introduirait nécessairement une confusion +totale et tendrait à faire disparaître les distinctions les plus utiles +et les plus réelles. On sait, par exemple, que plusieurs philosophes +modernes, et entre autres le grand Euler, ont voulu attribuer à un même +éther universel, non-seulement les phénomènes de la chaleur et de la +lumière, ainsi que ceux de l'électricité et du magnétisme, mais encore +ceux de la pesanteur, terrestre ou céleste: et il serait impossible de +démontrer, d'une manière réellement péremptoire, la fausseté d'une telle +opinion. Plus tard, d'autres ont encore chargé le même fluide imaginaire +de la production des phénomènes sonores, pour lesquels l'air ne leur +paraissait pas un intermédiaire suffisant. Enfin, nous voyons +aujourd'hui quelques physiologistes distingués, sectateurs du +<i>naturisme</i> allemand, rapporter aussi la vie à l'attraction universelle, +à laquelle déjà l'action chimique a été souvent rattachée. Ainsi, en +combinant ces diverses hypothèses, qui sont tout aussi plausibles +réunies que séparées, on arriverait à concevoir vaguement, en résumé, +que tous les phénomènes observables sont dus à un agent unique, et +personne sans doute ne saurait prouver qu'il en est autrement. Toute +classification fondée sur la considération des agens deviendrait donc +entièrement illusoire. Le seul moyen de dissiper une telle incertitude, +en écartant des contestations nécessairement interminables, consiste à +remarquer directement que, nos études positives ayant seulement pour +objet la connaissance des lois des phénomènes, et nullement celle de +leur mode de production, c'est sur les phénomènes eux-mêmes que doivent +être exclusivement basées nos distributions scientifiques, pour avoir +réellement une consistance rationnelle, comme je l'ai établi dans les +prolégomènes de cet ouvrage. En procédant ainsi, il n'y a plus +d'obscurité ni d'hésitation; notre marche philosophique devient assurée.</p> + +<p>On voit, dès lors, pour nous renfermer dans les limites de la question +présente, que quand même tous les phénomènes chimiques seraient un jour +positivement analysés comme dus à des actions purement physiques, ce qui +sera peut-être le résultat général des travaux de la génération +scientifique actuelle, notre distinction fondamentale entre la physique +et la chimie ne saurait en être effectivement ébranlée. Car il resterait +nécessairement vrai que, dans un fait justement qualifié de <i>chimique</i>, +il y a toujours quelque chose de plus que dans un fait simplement +<i>physique</i>, savoir: l'altération caractéristique qu'éprouvent la +composition moléculaire des corps, et par suite, l'ensemble de leurs +propriétés. Une telle distinction est donc naturellement à l'abri de +toute révolution scientifique.</p> + +<p>L'ensemble des considérations précédentes me paraît suffire pour définir +avec exactitude l'objet propre de la physique, strictement circonscrite +dans ses limites naturelles. On voit que cette science consiste à +<i>étudier les lois qui régissent les propriétés générales des corps, +ordinairement envisagés en masse, et constamment placés dans des +circonstances susceptibles de maintenir intacte la composition de leurs +molécules, et même, le plus souvent, leur état d'agrégation</i>. En outre, +le véritable esprit philosophique exige toujours, comme je l'ai déjà +fréquemment rappelé, que toute science digne de ce nom soit évidemment +destinée à établir sûrement un ordre correspondant de prévoyance. Il est +donc indispensable d'ajouter, pour compléter réellement une telle +définition, que le but final des théories physiques est de <i>prévoir, le +plus exactement possible, tous les phénomènes que présentera un corps +placé dans un ensemble quelconque de circonstances données</i>, en excluant +toutefois celles qui pourraient le dénaturer. Que ce but soit rarement +atteint d'une manière complète et surtout précise, cela n'est point +douteux; mais il en résulte seulement que la science est imparfaite. Son +imperfection réelle fût-elle même beaucoup plus grande, telle n'en +serait pas moins évidemment sa destination nécessaire. J'ai remarqué +ailleurs que, pour concevoir nettement le vrai caractère général d'une +science quelconque, il est d'abord indispensable de la supposer +parfaite, et l'on a ensuite convenablement égard aux difficultés +fondamentales plus ou moins grandes que présente toujours effectivement +cette perfection idéale, comme nous l'avons déjà fait envers +l'astronomie.</p> + +<p>Par cette seule exposition sommaire de l'objet général des recherches +physiques, il est aisé de sentir combien elles doivent offrir +nécessairement plus de complication que les études astronomiques. +Celles-ci se bornent à considérer les corps dont elles s'occupent sous +les deux aspects élémentaires les plus simples que nous puissions +imaginer, quant à leurs formes et à leurs mouvemens, en faisant +rigoureusement abstraction de tout autre point de vue. En physique, au +contraire, les corps, accessibles à tous nos sens, sont nécessairement +envisagés dans l'ensemble des conditions générales qui caractérisent +leur existence réelle, et par conséquent, étudiés sous un grand nombre +de rapports divers, qui d'ordinaire se compliquent mutuellement. Si l'on +apprécie convenablement la difficulté totale du problème, il deviendra +facile de concevoir, <i>à priori</i>, que non-seulement une telle science +doit être inévitablement beaucoup moins parfaite que l'astronomie, mais +encore même qu'elle serait réellement impossible si l'accroissement des +obstacles fondamentaux n'était naturellement compensé, jusqu'à un +certain point, par l'extension des moyens d'exploration. C'est ici le +lieu d'appliquer la loi philosophique que j'ai établie dans la +dix-neuvième leçon, au sujet de cette compensation nécessaire et +constante, qui résulte essentiellement de ce que, à mesure que les +phénomènes se compliquent, ils deviennent, par cela même, explorables +sous un plus grand nombre de rapports divers.</p> + +<p>Des trois procédés généraux qui constituent notre art d'observer, comme +je l'ai exposé alors, le dernier, la comparaison, n'est à la vérité +guère plus applicable ici qu'à l'égard des phénomènes astronomiques. +Quoiqu'il y puisse être quelquefois heureusement employé, il faut +reconnaître que, par sa nature, il est essentiellement destiné à l'étude +des phénomènes propres aux corps organisés, comme nous le constaterons +plus tard. Mais la physique comporte évidemment le plus complet +développement des deux autres modes fondamentaux d'observation. Quant au +premier, c'est-à-dire à l'observation proprement dite, qui, en +astronomie, était forcément bornée à l'usage d'un seul sens, elle +commence à recevoir ici toute son extension possible. La multiplicité +des points de vue relatifs aux propriétés physiques tient +essentiellement en effet à la même condition caractéristique qui nous +permet d'y employer simultanément tous nos sens. Néanmoins, cette +science, réduite à la seule ressource de l'observation pure, serait, +sans aucun doute, extrêmement imparfaite, quelque varié qu'y puisse être +son usage. Mais ici s'introduit spontanément, dans la philosophie +naturelle, l'emploi du second procédé général d'exploration, +l'expérience, dont l'application convenablement dirigée constitue la +principale force des physiciens pour toutes les questions un peu +compliquées. Cet heureux artifice fondamental consiste toujours à +observer en dehors des circonstances naturelles, en plaçant les corps +dans des conditions artificielles, expressément instituées pour +faciliter l'examen de la marche des phénomènes qu'on se propose +d'analyser sous un point de vue déterminé. On conçoit aisément combien +un tel art est éminemment adapté aux recherches physiques, qui, +destinées, par leur nature, à étudier dans les corps leurs propriétés +générales et permanentes, susceptibles seulement de divers degrés +d'intensité, peuvent admettre, pour ainsi dire sans limites, l'ensemble +quelconque de circonstances qu'on juge convenable d'introduire. C'est +réellement en physique que se trouve le triomphe de l'expérimentation, +parce que notre faculté de modifier les corps afin de mieux observer +leurs phénomènes, n'y est assujettie à presque aucune restriction, ou +que, du moins, elle s'y développe beaucoup plus librement que dans +toute autre partie de la philosophie naturelle.</p> + +<p>Quand nous examinerons, dans le volume suivant, la science de la vie, +nous reconnaîtrons quelles difficultés fondamentales y présente +l'institution des expériences, à cause de la nécessité de les combiner +de manière à maintenir l'état vivant, et même au degré normal, ce qui, +d'un autre côté, exige impérieusement un ensemble très complexe de +conditions, tant extérieures qu'intérieures, dont les variations +admissibles sont renfermées entre des limites peu écartées, et dont les +modifications se provoquent mutuellement: en sorte qu'on ne peut presque +jamais établir, en physiologie, tandis qu'on l'obtient si aisément en +physique deux cas exactement pareils sous tous les rapports, sauf sous +celui qu'on veut analyser; ce qui constitue pourtant la base +indispensable d'une expérimentation complètement rationnelle et vraiment +décisive. L'usage des expériences doit donc être, en physiologie, +extrêmement restreint, quoique, sans doute, elles y puissent être +réellement avantageuses, quand on procède à leur institution avec toute +la circonspection qu'elle exige: nous examinerons plus tard comment +cette ressource y est, jusqu'à un certain point, remplacée par +l'observation pathologique. En chimie, le domaine de l'expérimentation +semble ordinairement encore plus complet que dans la physique, puisqu'on +n'y considère, pour ainsi dire, jusqu'ici que des faits résultant de +circonstances artificielles, établies par notre intervention. Mais, la +non-spontanéité des circonstances ne constitue pas, ce me semble, le +principal caractère philosophique de l'expérimentation, qui consiste +surtout dans le choix le plus libre possible du cas propre à dévoiler le +mieux la marche du phénomène, que ce cas soit d'ailleurs naturel ou +factice. Or, ce choix est, en réalité, bien plus facultatif en physique +qu'à l'égard des phénomènes chimiques, dont la plupart, ne pouvant +s'obtenir que par le concours indispensable d'un plus grand nombre +d'influences diverses, ne permettent pas de varier autant les +circonstances de leur production, ni surtout d'isoler aussi complètement +les différentes conditions déterminantes, comme nous le reconnaîtrons +spécialement dans le volume suivant. Ainsi, en résumé, non-seulement la +création de l'art général de l'expérimentation est due au développement +de la physique; mais c'est surtout à cette science qu'un tel procédé +est, en effet, destiné, quelque précieuses ressources qu'il offre aux +branches plus compliquées de la philosophie naturelle.</p> + +<p>Après l'usage rationnel des méthodes expérimentales, la principale base +du perfectionnement de la physique résulte de l'application plus ou +moins complète de l'analyse mathématique. C'est ici que finit le domaine +actuel de cette analyse en philosophie naturelle; et la suite de cet +ouvrage montrera combien il serait chimérique d'espérer que son empire +s'étende jamais au-delà avec une efficacité notable, même en se bornant +aux phénomènes chimiques. La fixité et la simplicité relatives des +phénomènes physiques, doivent comporter naturellement un emploi étendu +de l'instrument mathématique, quoiqu'il s'y adapte beaucoup moins bien +qu'aux études astronomiques. Cette application peut s'y présenter sous +deux formes très différentes, l'une directe, l'autre indirecte. La +première a lieu quand la considération immédiate des phénomènes a permis +d'y saisir une loi numérique fondamentale, qui devient la base d'une +suite plus ou moins prolongée de déductions analytiques; comme on l'a vu +si éminemment lorsque le grand Fourier a créé sa belle théorie +mathématique de la répartition de la chaleur, fondée tout entière sur le +principe de l'action thermologique entre deux corps, proportionnelle à +la différence de leurs températures. Le plus souvent, au contraire, +l'analyse mathématique ne s'y introduit qu'indirectement, c'est-à-dire +après que les phénomènes ont été d'abord ramenés, par une étude +expérimentale plus ou moins difficile, à quelques lois géométriques ou +mécaniques; et alors ce n'est point proprement à la physique que +l'analyse s'applique, mais à la géométrie ou à la mécanique. Telles +sont, entre autres, sous le rapport géométrique, les théories de la +réflexion ou de la réfraction, et, sous le rapport mécanique, l'étude de +la pesanteur ou celle d'une partie de l'acoustique.</p> + +<p>Que l'introduction des théories analytiques, dans les recherches +physiques, soit médiate ou immédiate, il importe de ne les y employer +qu'avec une extrême circonspection, après avoir sévèrement scruté la +réalité du point de départ, qui peut seule établir la solidité des +déductions, qu'une telle méthode permet de prolonger et de varier avec +une si admirable fécondité; et le génie propre de la physique doit +diriger sans cesse l'usage rationnel de ce puissant instrument. Il faut +convenir que l'ensemble de ces conditions a été rarement rempli d'une +manière convenable par les géomètres, qui, le plus souvent, prenant le +moyen pour le but, ont embarrassé la physique d'une foule de travaux +analytiques fondés sur des hypothèses très hasardées, ou même sur des +conceptions entièrement chimériques, et où, par conséquent, les bons +esprits ne peuvent voir réellement que de simples exercices +mathématiques, dont la valeur abstraite est quelquefois très éminente, +sans que leur influence puisse nullement accélérer le progrès naturel de +la physique. L'injuste dédain que la prépondérance de l'analyse provoque +trop fréquemment pour les études purement expérimentales, tend même +directement à imprimer à l'ensemble des recherches une impulsion +vicieuse qui, si elle n'était point nécessairement contenue, enlevant à +la physique ses fondemens indispensables, la ferait rétrograder vers un +état d'incertitude et d'obscurité peu différent, au fond, malgré +l'imposante sévérité des formes, de son ancien état métaphysique. Les +physiciens n'ont pas d'autre moyen radical d'éviter ces empiètemens +funestes, que de devenir désormais eux-mêmes assez géomètres pour +diriger habituellement l'usage de l'instrument analytique, comme celui +de tous les autres appareils qu'ils emploient, au lieu d'en abandonner +l'application à des esprits qui n'ont ordinairement aucune idée nette et +approfondie des phénomènes à l'exploration desquels ils le destinent. +Cette condition, rationnellement indiquée par la seule position de la +physique dans notre série encyclopédique, pourrait sans doute être +convenablement remplie, si l'éducation préliminaire des physiciens était +plus fortement organisée. Dès lors, ils n'auraient plus besoin de +recourir aux géomètres que dans les cas, nécessairement très rares, qui +exigeraient le perfectionnement abstrait des procédés analytiques. +Non-seulement ils feraient ainsi cesser directement la sorte de fausse +position scientifique qui leur est si souvent pénible aujourd'hui, mais +ils amélioreraient notablement l'ensemble du système scientifique, en +hâtant le développement de la saine philosophie mathématique. Car, la +philosophie de l'analyse commence maintenant à être bien connue, quoique +sans doute, comme je l'ai indiqué dans le volume précédent, elle soit +encore susceptible de perfectionnemens capitaux; mais, quant à la vraie +philosophie mathématique, qui consiste surtout dans la relation +convenablement organisée de l'abstrait au concret, elle est encore +presque entièrement dans l'enfance, sa formation ayant dû nécessairement +être postérieure. Or, elle ne pouvait naître que d'une comparaison +suffisamment étendue entre les études mathématiques de divers ordres de +phénomènes; elle ne peut se développer que par l'accroissement graduel +de telles études, poursuivies dans un esprit vraiment positif, qui, au +degré où il est nécessaire, doit naturellement se trouver bien plus +complet chez les physiciens que chez les géomètres. L'attention de +ceux-ci doit, en général, se diriger spontanément de préférence vers +l'instrument, abstraction faite de l'usage; les autres peuvent seuls, +d'ordinaire, sentir assez vivement le besoin de modifier les moyens, +conformément à la destination qu'ils ont en vue. Telles sont les +fonctions respectives que leur assigne une distribution rationnelle de +l'ensemble du travail scientifique.</p> + +<p>Quoique l'application de l'analyse à l'étude de la physique ne soit +point encore assez philosophiquement instituée, et que, par suite, elle +ait été fréquemment illusoire, elle n'en a pas moins déjà rendu +d'éminens services au progrès réel de nos connaissances, comme j'aurai +soin de l'indiquer en examinant successivement les diverses parties +essentielles de la science. Lorsque les conditions fondamentales d'une +telle application ont pu être suffisamment remplies, l'analyse a porté, +dans les différentes branches de la physique, cette précision admirable +et surtout cette parfaite coordination qui caractérisent toujours son +emploi bien entendu. Que seraient sans elle, l'étude de la pesanteur, +celle de la chaleur, de la lumière, etc.? Des suites de faits presque +incohérens, dans lesquelles notre esprit ne pourrait rien prévoir qu'en +consultant l'expérience, pour ainsi dire à chaque pas, tandis qu'elles +nous offrent maintenant un caractère de rationnalité très satisfaisant, +qui les rend susceptibles de remplir à un haut degré la destination +finale de tout travail scientifique. Néanmoins, il ne faut pas se +dissimuler que les phénomènes physiques, à raison de leur plus grande +complication, sont bien moins accessibles aux méthodes mathématiques que +les phénomènes astronomiques, soit quant à l'étendue ou à la sûreté des +procédés. Sous le point de vue mécanique surtout, il n'y a pas de +problème physique qui ne soit réellement beaucoup plus complexe qu'aucun +problème astronomique, lorsqu'on y veut tenir compte de toutes les +circonstances susceptibles d'exercer sur le phénomène une véritable +influence. Le cas de la pesanteur, quelque simple qu'il paraisse et +qu'il soit en effet, relativement à tous les autres, en offre la preuve +bien sensible, même en se bornant aux solides, par l'impossibilité où +nous sommes encore d'avoir suffisamment égard dans nos calculs à la +résistance de l'air, qui modifie pourtant d'une manière si prononcée le +mouvement effectif. Il en est ainsi, à plus forte raison, des autres +recherches physiques susceptibles de devenir mathématiques, et qui +ordinairement ne sauraient comporter une telle transformation qu'après +avoir écarté une portion plus ou moins essentielle des conditions du +problème, d'où résulte l'impérieuse nécessité d'une grande réserve dans +l'emploi des déductions de cette analyse incomplète. On pourrait +cependant augmenter beaucoup l'utilité réelle de l'analyse dans les +questions physiques, en ne lui accordant plus une prépondérance aussi +exclusive, et en consultant plus convenablement l'expérience, qui, +cessant d'être bornée à la simple détermination des coefficiens, comme +on le voit trop souvent aujourd'hui, fournirait aux méthodes +mathématiques des points de départ moins écartés; cette marche a déjà +réussi pour quelques cas, malheureusement trop rares. Sans doute, la +coordination devient ainsi plus imparfaite; mais doit-on regretter cette +perfection illusoire, lorsqu'on ne peut l'obtenir qu'en altérant plus ou +moins profondément la réalité des phénomènes? Cet art de combiner +intimement l'analyse et l'expérience, sans subalterniser l'une à +l'autre, est encore presque inconnu; il constitue naturellement le +dernier progrès fondamental de la méthode propre à l'étude approfondie +de la physique. Il ne pourra être, en réalité, convenablement cultivé, +que lorsque les physiciens, et non les géomètres, se chargeront enfin, +dans ces recherches, de diriger l'instrument analytique, comme je viens +de le proposer.</p> + +<p>Après avoir suffisamment considéré, d'une manière générale, l'objet +propre de la physique et les moyens fondamentaux qui lui appartiennent, +je dois maintenant fixer sa vraie position encyclopédique. La discussion +établie au commencement de cette leçon doit me dispenser naturellement +de grands développemens à ce sujet. Il faut, néanmoins, justifier ici +sommairement le rang que j'ai assigné à cette branche de la philosophie +naturelle dans la hiérarchie scientifique, telle que je l'ai constituée +au début de cet ouvrage.</p> + +<p>Si l'on envisage d'abord la physique relativement aux sciences que j'ai +placées comme antécédentes, il est aisé de reconnaître, en premier lieu, +que non-seulement ses phénomènes sont plus compliqués que les phénomènes +astronomiques, ce qui est évident, mais que leur étude ne saurait +acquérir son vrai caractère rationnel qu'en se fondant sur une +connaissance approfondie, quoique générale, de l'astronomie, soit comme +modèle, soit même comme base. Nous avons reconnu, dans la première +partie de ce volume, que la science céleste, tant sous le point de vue +mécanique que sous le point de vue géométrique, nous offre +nécessairement, à raison de la simplicité caractéristique de ses +phénomènes, le type le plus parfait de la méthode universelle qu'on doit +appliquer, autant que possible, à la découverte des lois naturelles. +Quelle préparation immédiate aussi convenable pourrions-nous donc +imaginer pour notre intelligence avant de se livrer aux explorations +plus difficiles de la physique, que celle qui résulte de l'examen +philosophique d'un tel modèle? Comment procéder rationnellement à +l'analyse des phénomènes plus compliqués, sans s'être rendu d'abord un +compte général satisfaisant de la manière dont les plus simples peuvent +être étudiés? La marche de l'individu doit offrir ici les mêmes phases +principales que celle de l'espèce. C'est par l'astronomie que l'esprit +positif a réellement commencé à s'introduire dans la philosophie +naturelle proprement dite, après avoir été suffisamment développé par +les études purement mathématiques. Notre éducation individuelle +pourrait-elle réellement être dispensée de suivre la même série +générale? Si la science céleste nous a seule primitivement appris ce que +c'est que l'<i>explication</i> positive d'un phénomène sans aucune enquête +inaccessible sur sa <i>cause</i>, ou première ou finale, ni sur son mode de +production, à quelle source plus pure puiserions-nous aujourd'hui un tel +enseignement fondamental? La physique, plus qu'aucune autre science +naturelle, doit surtout se proposer l'imitation d'un tel modèle, puisque +ses phénomènes étant les moins compliqués de tous après les phénomènes +astronomiques, cette imitation y est nécessairement bien plus complète.</p> + +<p>Indépendamment de cette relation fondamentale, sous le rapport de la +méthode, l'ensemble des théories célestes constitue une donnée +préliminaire indispensable à l'étude rationnelle de la physique +terrestre, comme je l'ai déjà indiqué dans la dix-neuvième leçon. La +position et les mouvemens de notre planète dans le monde dont nous +faisons partie, sa figure, sa grandeur, l'équilibre général de sa masse, +sont évidemment nécessaires à connaître avant que l'un quelconque des +phénomènes physiques qui s'opèrent à sa surface puisse être +véritablement compris. Le plus élémentaire d'entre eux, et qui se +reproduit dans presque tous les autres, la pesanteur, n'est point +susceptible d'être étudié d'une manière approfondie, abstraction faite +du phénomène céleste universel dont il ne présente réellement qu'un cas +particulier. Enfin, j'ai déjà remarqué ailleurs que plusieurs phénomènes +importans, et surtout celui des marées, établissent naturellement une +transition formelle et presque insensible de l'astronomie à la +physique. Une telle subordination est donc incontestable, sous quelque +point de vue qu'on l'envisage.</p> + +<p>Par suite de cette harmonie, la physique est donc sous la dépendance +étroite, quoique indirecte, de la science mathématique, base évidente de +l'astronomie. Mais, outre cette connexion médiate, nous avons reconnu +ci-dessus le lien direct qui rattache intimement la physique au +fondement général et primitif de toute la philosophie naturelle. Dans la +plupart des branches de la physique, il s'agit, comme en astronomie, de +phénomènes essentiellement géométriques ou mécaniques, quoique les +circonstances en soient ordinairement beaucoup plus compliquées. Cette +complication empêche sans doute que les théories géométriques et +mécaniques, suivant l'examen précédent, puissent y être appliquées d'une +manière à beaucoup près aussi parfaite, soit quant à l'étendue ou à la +précision, que dans les cas célestes. Mais les lois abstraites de +l'espace et du mouvement n'en doivent pas moins y être exactement +observées; et leur application, envisagée d'une manière générale, ne +saurait manquer d'y fournir des indications fondamentales extrêmement +précieuses. Néanmoins, quelque évidente que soit cette subordination +sous le rapport de la doctrine, c'est relativement à la méthode que la +filiation mathématique de la physique me semble surtout importante à +considérer. N'oublions jamais, en effet, que l'esprit général de la +philosophie positive s'est formé primitivement par la culture des +mathématiques, et qu'il faut nécessairement remonter jusqu'à une telle +origine pour connaître réellement cet esprit dans toute sa pureté +élémentaire. Les théorèmes et les formules mathématiques sont rarement +susceptibles d'une application complète à l'étude effective des +phénomènes naturels, quand on veut dépasser la plus extrême simplicité +dans les conditions réelles des problèmes. Mais le véritable esprit +mathématique, si distinct de l'esprit algébrique, avec lequel on le +confond trop souvent<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a> +<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>, est, au contraire, constamment applicable; et +sa connaissance approfondie constitue, à mes yeux, le plus intéressant +résultat que les physiciens puissent retirer d'une étude philosophique +de la science mathématique. C'est seulement par l'habitude intime des +vérités éminemment simples et lucides de la géométrie et de la mécanique +que notre esprit peut d'abord développer convenablement sa positivité +naturelle, et se préparer à établir dans les études les plus complexes +des démonstrations réelles. Rien ne saurait tenir lieu d'un tel régime +pour dresser complétement l'organe intellectuel. On doit même +reconnaître que les notions géométriques étant encore plus nettes et +plus fondamentales que les notions mécaniques, l'étude des premières +importe encore davantage aux physiciens comme moyen d'éducation, quoique +les secondes aient réellement, dans les diverses branches de la science, +un usage effectif plus immédiat et plus étendu. Toutefois, quelle que +soit l'importance évidente d'une telle préparation primitive, il ne +faudrait pas croire que, même sous le seul rapport du régime +intellectuel, elle pût être vraiment suffisante, si l'étude +philosophique de l'astronomie ne venait point la compléter, en montrant, +par une application à la fois simple et capitale, comment l'esprit +mathématique doit se modifier pour s'adapter réellement à l'exploration +des phénomènes naturels. On voit ainsi, en résumé, que l'éducation +scientifique préliminaire propre à former des physiciens rationnels est +nécessairement plus compliquée que celle convenable aux astronomes, +puisque, indépendamment d'une base mathématique exactement commune, et +qui suffit à ceux-ci, les premiers doivent y joindre l'étude, au moins +générale, de la science céleste. Sous ce premier point de vue, la +position encyclopédique que j'ai assignée à la physique est donc +incontestable.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" +name="footnote20"><b>Note 20: </b></a><a href="#footnotetag20"> +(retour) </a> Les mêmes géomètres qui se plaisent le plus à + soumettre au calcul des hypothèses physiques très hasardées + ou même entièrement chimériques, sont ordinairement ceux + qui, en mathématiques pures, poussent jusqu'au ridicule les + habitudes de circonspection pédantesque et de sévérité + minutieuse. Ce contraste remarquable me semble propre à + faire ressortir la différence profonde qui existe entre + l'esprit algébrique et le véritable esprit mathématique, + pour lequel le calcul n'est qu'un instrument, + essentiellement subordonné, comme tout autre, à sa + destination. +</blockquote> + +<p>Son rang n'est pas moins évident sous le rapport inverse, c'est-à-dire +quant à ses relations fondamentales avec les sciences que j'ai classées +après elle.</p> + +<p>Ce ne saurait être par accident que, non-seulement dans notre langue, +mais, en général, dans celles de tous les peuples penseurs, le nom +générique primitivement destiné à désigner l'ensemble de l'étude de la +nature, soit unanimement devenu, depuis environ un siècle, la +dénomination spécifique de la science que nous considérons ici. Un usage +aussi universel résulte nécessairement du sentiment profond, quoique +vague, de la prépondérance que doit exercer la physique proprement dite +dans le système de la philosophie naturelle, qu'elle domine en effet +tout entier, en exceptant la seule astronomie, qui n'est, en réalité, +qu'une émanation immédiate de la science mathématique. Il suffit de +considérer directement cette relation générale, pour concevoir aussitôt +que l'étude des propriétés communes à tous les corps, qu'ils nous +manifestent, avec de simples différences de degré, dans tous les états +dont ils sont susceptibles, et qui constituent, par conséquent, +l'existence fondamentale de toute matière, doit indispensablement +précéder celle des modifications propres aux diverses substances et à +leurs divers arrangemens. La nécessité d'un tel ordre est même sensible, +comme on voit, indépendamment de la loi philosophique qui impose si +clairement, sous le rapport de la méthode, l'obligation de n'étudier les +phénomènes les plus complexes qu'après les moins complexes. Relativement +à la science de la vie en particulier, quelque opinion qu'on adopte sur +la nature des phénomènes qui distinguent les corps organisés, il est +évident que, avant tout, ces corps, en tant que tels, sont soumis aux +lois universelles de la matière, modifiées seulement dans leurs +manifestations par les circonstances caractéristiques de l'état vivant. +En examinant, dans le volume suivant, la philosophie de cette science, +nous reconnaîtrons combien sont illusoires les considérations d'après +lesquelles on a si souvent tenté d'établir que les phénomènes vitaux +sont en opposition avec les lois générales de la physique. D'ailleurs, +la vie ne pouvant jamais avoir lieu que sous l'influence continuelle et +indispensable d'un système déterminé de circonstances extérieures, +comment serait-elle susceptible d'étude positive, si l'on voulait faire +abstraction des lois relatives à ces modificateurs externes? Ainsi, +toute physiologie qui n'est point fondée sur une connaissance préalable +de la physique, ne saurait avoir aucune vraie consistance scientifique. +Cette subordination est encore plus frappante pour la chimie, comme nous +le constaterons spécialement au commencement du volume suivant. Sans +admettre l'hypothèse prématurée, et peut-être au fond très hasardée, par +laquelle quelques physiciens éminens veulent aujourd'hui rapporter tous +les phénomènes chimiques à des actions purement physiques, il est +néanmoins évident que tout acte chimique s'accomplit constamment sous +des influences physiques, dont le concours est aussi indispensable +qu'inévitable. Quel phénomène de composition ou de décomposition serait +intelligible, si l'on ne tenait aucun compte de la pesanteur, de la +chaleur, de l'électricité, etc.? Or, pourrait-on apprécier la puissance +chimique de ces divers agens, sans connaître d'abord les lois relatives +à l'influence générale propre à chacun d'eux? Il suffit, quant à +présent, d'indiquer sommairement ces différens motifs, pour mettre hors +de doute la dépendance étroite de la chimie envers la physique, tandis +que celle-ci est, au contraire, par sa nature, essentiellement +indépendante de l'autre.</p> + +<p>Les considérations précédentes, en même temps qu'elles établissent +clairement quel rang la physique doit occuper dans la hiérarchie +rationnelle des sciences fondamentales, font sentir suffisamment sa +haute importance philosophique, puisqu'elles la présentent comme une +base indispensable à toutes les sciences que ma formule encyclopédique a +placées après elle. Quant à l'action directe d'une telle science sur +l'ensemble du système intellectuel de l'homme, il faut reconnaître, +avant tout, qu'elle est nécessairement moins profonde que celle des deux +termes extrêmes de la philosophie naturelle proprement dite, +l'astronomie et la physiologie. Ces deux sciences, en fixant +immédiatement nos idées relativement aux deux sujets universels et +corrélatifs de toutes nos conceptions, le monde et l'homme, doivent sans +doute, par leur nature, agir spontanément sur la pensée humaine, d'une +manière plus radicale que ne peuvent le faire les sciences +intermédiaires, comme la physique et la chimie, quelque indispensable +que soit leur intervention. Toutefois, l'influence de celles-ci sur le +développement général et l'émancipation définitive de l'intelligence +humaine, n'en est pas moins extrêmement prononcée. En me bornant, comme +il convient ici, à la physique seule, il est évident que le caractère +fondamental d'opposition absolue entre la philosophie positive et la +philosophie théologique ou métaphysique s'y fait très fortement sentir, +quoiqu'il y soit réellement moins complet qu'en astronomie, en raison +même d'une moindre perfection scientifique. Cette infériorité relative, +peu sensible aux esprits vulgaires, doit être sans doute, à cet égard, +pleinement compensée par la variété beaucoup plus grande des phénomènes +dont la physique s'occupe, d'où résulte un antagonisme bien plus +multiplié et, en conséquence, plus apparent, avec la théologie et la +métaphysique. L'histoire intellectuelle des derniers siècles nous +montre, en effet, que c'est principalement sur le terrain de la physique +qu'a eu lieu, d'une manière formelle, la lutte générale et décisive de +l'esprit positif contre l'esprit métaphysique: en astronomie, la +discussion a été peu marquée, et le positivisme a triomphé presque +spontanément, si ce n'est au sujet du mouvement de la terre.</p> + +<p>Il importe, d'ailleurs, de remarquer ici que, à partir de la physique, +les phénomènes naturels commencent à être réellement modifiables par +l'intervention humaine, ce qui ne pouvait avoir lieu en astronomie, et +ce que nous verrons désormais se manifester de plus en plus dans tout le +reste de notre série encyclopédique. Si l'extrême simplicité, des +phénomènes astronomiques ne nous avait nécessairement permis de pousser, +à leur égard, la prévision scientifique jusqu'au plus haut degré +d'étendue et d'exactitude, l'impossibilité où nous sommes d'intervenir, +en aucune manière, dans leur accomplissement, eût rendu éminemment +difficile leur affranchissement radical de toute suprématie théologique +et métaphysique: mais cette parfaite prévoyance a dû être pour cela bien +autrement efficace que la petite action effective de l'homme sur tous +les autres phénomènes naturels. Quant à ceux-ci, au contraire, cette +action, quelque restreinte qu'elle soit, acquiert, par compensation, une +haute importance philosophique, à cause du peu de perfection que nous +pouvons apporter dans leur prévision rationnelle. Le caractère +fondamental de toute philosophie théologique, ainsi que je l'ai remarqué +ailleurs, est de concevoir les phénomènes comme assujettis à des +volontés surnaturelles, et par suite, comme éminemment et +irrégulièrement variables. Or, pour le public, qui ne saurait entrer +réellement dans aucune discussion spéculative approfondie sur la +meilleure manière de philosopher, un tel genre d'explications ne peut +être finalement renversé que par deux moyens généraux, dont le succès +populaire est infaillible à la longue: la prévoyance exacte et +rationnelle des phénomènes, qui fait immédiatement disparaître toute +idée d'une volonté directrice; ou la possibilité de les modifier suivant +nos convenances, qui conduit au même résultat sous un autre point de +vue, en présentant alors cette puissance comme subordonnée à la nôtre. +Le premier procédé est le plus philosophique; c'est même celui qui peut +le mieux entraîner la conviction du vulgaire, quand il est complétement +applicable, ce qui n'a guère lieu jusqu'ici, à un haut degré, qu'à +l'égard des phénomènes célestes; mais le second, lorsque sa réalité est +bien évidente, détermine non moins nécessairement l'assentiment +universel. C'est ainsi, par exemple, que Franklin a irrévocablement +détruit, dans les intelligences même les moins cultivées, la théorie +religieuse du tonnerre, en prouvant l'action directrice que l'homme peut +exercer, entre certaines limites, sur ce météore, tandis que ses +ingénieuses expériences pour établir l'identité d'un tel phénomène avec +la décharge électrique ordinaire, quoique ayant une valeur scientifique +bien supérieure, ne pouvaient être décisives qu'aux yeux des physiciens. +La découverte d'une telle faculté de diriger la foudre, a donc exercé +réellement la même influence sur le renversement des préjugés +théologiques que, dans un autre cas, la prévision exacte des retours des +comètes. Une loi philosophique inconnue jusqu'ici, et que j'exposerai +soigneusement dans le volume suivant, nous montrera à ce sujet que, plus +notre prévision scientifique devient imparfaite, en vertu de la +complication croissante des phénomènes, plus notre action sur eux +acquiert naturellement d'étendue et de variété, par une autre +conséquence du même caractère. Ainsi, à mesure que l'antagonisme de la +philosophie positive contre la philosophie théologique est moins +prononcé sous le premier point de vue, il se manifeste davantage sous le +second; en sorte que, quant à l'influence générale de cette lutte sur +l'esprit du vulgaire, le résultat final est à peu près le même, quoique +la compensation soit loin d'être exacte.</p> + +<p>En considérant maintenant l'appréciation philosophique de la physique, +sous le rapport de sa méthode et quant à la perfection de son caractère +scientifique, indépendamment de l'importance de ses lois, nous +reconnaissons, en général, que la vraie valeur comparative de cette +science fondamentale se trouve exactement en harmonie avec le rang +qu'elle occupe dans la hiérarchie encyclopédique que j'ai établie. La +perfection spéculative d'une science quelconque doit se mesurer +essentiellement par ces deux considérations principales, toujours et +nécessairement corrélatives, quoique d'ailleurs fort distinctes: la +coordination plus ou moins complète, et la prévision plus ou moins +exacte. Ce dernier caractère nous offre surtout le critérium le plus +clair et le plus décisif, comme se rapportant directement au but final +de toute science. Or, en premier lieu, sous chacun de ces deux points de +vue, la physique, par la variété et la complication de ses phénomènes, +doit toujours être évidemment très inférieure à l'astronomie, quels que +puissent être ses progrès futurs. Au lieu de cette parfaite harmonie +mathématique que nous avons admirée dans la science céleste, désormais +ramenée à une rigoureuse unité, la physique va nous présenter de +nombreuses branches, presque entièrement isolées les unes des autres, et +dont chacune à part n'établit qu'une liaison souvent faible et équivoque +entre ses principaux phénomènes: de même, la prévision rationnelle et +précise de l'ensemble des événemens célestes à une époque quelconque, +d'après un très petit nombre d'observations directes, sera remplacée +ici par une prévoyance à courte portée, qui, pour ne pas être +incertaine, peut à peine perdre de vue l'expérience immédiate. Mais, +d'un autre côté, la supériorité spéculative de la physique sur tout le +reste de la philosophie naturelle, sous l'un et l'autre rapport, est +également incontestable, même relativement à la chimie, et, à plus forte +raison, quant à la physiologie, comme je l'établirai spécialement dans +l'examen philosophique de ces deux sciences, dont les phénomènes sont, +par leur nature, bien autrement incohérens, et comportent, en +conséquence, une prévoyance beaucoup plus imparfaite encore. Il importe, +en outre, de noter ici, d'après une discussion précédemment indiquée +dans cette leçon, que l'étude philosophique de la physique nous +présente, comme moyen général d'éducation intellectuelle, une utilité +toute spéciale, qu'il serait impossible de trouver ailleurs au même +degré: la connaissance approfondie de l'art fondamental de +l'expérimentation, que nous avons reconnu être particulièrement destiné +à la physique. C'est toujours là que les vrais philosophes, quel que +soit l'objet propre de leurs recherches habituelles, devront remonter, +pour apprendre en quoi consiste le véritable esprit expérimental, pour +connaître les conditions caractéristiques qu'exige l'institution des +expériences propres à dévoiler sans équivoque la marche réelle des +phénomènes, et enfin pour se faire une juste idée des ingénieuses +précautions par lesquelles on peut empêcher l'altération des résultats +d'un procédé aussi délicat. Chaque science fondamentale, outre les +caractères essentiels de la méthode positive, qui doivent s'y montrer +nécessairement à un degré plus ou moins prononcé, nous présentera ainsi +naturellement quelques indications philosophiques qui lui appartiennent +spécialement, comme nous l'avons déjà remarqué au sujet de l'astronomie; +et c'est toujours à leur source que de telles notions de logique +universelle doivent être examinées, sous peine d'être imparfaitement +appréciées. Suivant l'esprit de cet ouvrage, la science mathématique +nous fait seule bien connaître les conditions élémentaires de la +positivité; l'astronomie caractérise nettement la véritable étude de la +nature; la physique nous enseigne spécialement la théorie de +l'expérimentation; c'est à la chimie que nous devons surtout emprunter +l'art général des nomenclatures; et enfin la science des corps organisés +peut seule nous dévoiler la vraie théorie des classifications +quelconques.</p> + +<p>Pour compléter le jugement définitif que je devais porter ici sur la +philosophie de la physique, envisagée dans son ensemble, il me reste à +la considérer sous un dernier rapport fort important, dont j'ai +jusqu'ici soigneusement réservé l'examen, et à l'égard duquel je me +trouve obligé de choquer directement des opinions encore très +accréditées parmi les physiciens, et surtout des habitudes profondément +enracinées chez la plupart d'entre eux. Il s'agit du véritable esprit +général qui doit présider à la construction rationnelle et à l'usage +scientifique des <i>hypothèses</i>, conçues comme un puissant et +indispensable auxiliaire dans notre étude de la nature. Cette grande +question philosophique nous offrira, j'espère, une occasion capitale de +reconnaître formellement l'utilité effective, quant au progrès réel des +sciences, de ce point de vue général, et néanmoins positif, où je me +suis placé le premier, dans cet ouvrage. Car, c'est sur la philosophie +astronomique, caractérisée par la première partie de ce volume, que je +prendrai mon point d'appui pour un tel examen, qui, sans cette méthode, +entraînerait à des discussions interminables. La fonction fondamentale +et difficile à analyser que remplissent, en physique, les hypothèses, +m'oblige naturellement à placer ici ce problème général de philosophie +positive. Je ne devais point m'en occuper expressément en astronomie, +quoique aucune autre science ne fasse un usage, à la fois aussi complet +et aussi rationnel, de ce moyen nécessaire: car, en vertu de l'extrême +simplicité des phénomènes, c'est, pour ainsi dire, spontanément que +toutes les conditions essentielles à son application bien entendue y ont +été presque toujours observées, sans avoir besoin d'aucune règle +philosophique spécialement affectée à cette destination. À mes yeux, au +contraire, l'analyse convenablement approfondie de l'art des hypothèses, +considéré dans la science dont la suprématie spéculative est aujourd'hui +unanimement reconnue, peut seule établir solidement les règles générales +propres à diriger l'emploi de ce précieux artifice en physique, et, à +plus forte raison, dans tout le reste de la philosophie naturelle. Telle +est, en aperçu, la marche de mon intelligence. Les métaphysiciens, comme +Condillac entre autres<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a> +<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>, qui ont voulu traiter cette question +difficile en faisant abstraction de cette base indispensable, n'ont pu +aboutir qu'à proposer à ce sujet quelques maximes vagues et +insuffisantes, remarquables par leur puérilité lorsqu'elles n'ont pas un +caractère absurde.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" +name="footnote21"><b>Note 21: </b></a><a href="#footnotetag21"> +(retour) </a> Voyez son étrange <i>Traité des Systèmes</i>. Un + philosophe d'une bien plus haute portée, l'illustre + Barthez, a, depuis, traité ce sujet d'une manière + infiniment supérieure, dans le discours préliminaire, si + éminent par sa force philosophique, qu'il a placé à la tête + de ses <i>Nouveaux Élémens de la science de l'homme</i> (deuxième + édition). Mais, il n'avait pas non plus une connaissance + assez approfondie de la philosophie mathématique et de la + philosophie astronomique pour donner à son analyse générale + une base positive suffisante. Aussi, l'excellente théorie + logique qu'il avait si vigoureusement tenté d'établir ne + l'a-t-elle pu conduire, en physiologie, qu'à une application + profondément vicieuse, comme nous aurons occasion de le + constater spécialement dans le volume suivant. +</blockquote> + +<p><i>Théorie fondamentale des hypothèses.</i> Il ne peut exister que deux +moyens généraux propres à nous dévoiler, d'une manière directe et +entièrement rationnelle, la loi réelle d'un phénomène quelconque, ou +l'analyse immédiate de la marche de ce phénomène, ou sa relation exacte +et évidente à quelque loi plus étendue, préalablement établie; en un +mot, l'induction, ou la déduction. Or, l'une et l'autre voie seraient +certainement insuffisantes, même à l'égard des plus simples phénomènes, +aux yeux de quiconque a bien compris les difficultés essentielles de +l'étude approfondie de la nature, si l'on ne commençait souvent par +anticiper sur les résultats, en faisant une supposition provisoire, +d'abord essentiellement conjecturale, quant à quelques-unes des notions +mêmes qui constituent l'objet final de la recherche. De là, +l'introduction, strictement indispensable, des hypothèses en philosophie +naturelle. Sans cet heureux détour, dont les méthodes d'approximation +des géomètres ont primitivement suggéré l'idée générale, la découverte +effective des lois naturelles serait évidemment impossible, pour peu que +le cas présentât de complication; et, toujours, le progrès réel serait, +au moins, extrêmement ralenti. Mais, l'emploi de ce puissant artifice +doit être constamment assujetti à une condition fondamentale, à défaut +de laquelle il tendrait nécessairement, au contraire, à entraver le +développement de nos vraies connaissances. Cette condition, jusqu'ici +vaguement analysée, consiste à ne jamais imaginer que des hypothèses +susceptibles, par leur nature, d'une vérification positive, plus ou +moins éloignée, mais toujours clairement inévitable, et dont le degré de +précision soit exactement en harmonie avec celui que comporte l'étude +des phénomènes correspondans. En d'autres termes, les hypothèses +vraiment philosophiques doivent constamment présenter le caractère de +simples anticipations sur ce que l'expérience et le raisonnement +auraient pu dévoiler immédiatement, si les circonstances du problème +eussent été plus favorables. Pourvu que cette seule règle nécessaire +soit toujours et scrupuleusement observée, les hypothèses peuvent +évidemment être introduites sans aucun danger, toutes les fois qu'on en +éprouve le besoin, ou même simplement le désir raisonné. Car, on se +borne ainsi à substituer une exploration indirecte à l'exploration +directe, quand celle-ci serait ou impossible ou trop difficile. Mais, si +l'une et l'autre n'avaient point, au contraire, le même sujet général, +si l'on prétendait atteindre par l'hypothèse ce qui, en soi-même, est +radicalement inaccessible à l'observation et au raisonnement, la +condition fondamentale serait méconnue, et l'hypothèse, sortant aussitôt +du vrai domaine scientifique, deviendrait nécessairement nuisible. Or, +tous les bons esprits reconnaissent aujourd'hui que nos études réelles +sont strictement circonscrites à l'analyse des phénomènes pour découvrir +leurs <i>lois</i> effectives, c'est-à-dire, leurs relations constantes de +succession ou de similitude, et ne peuvent nullement concerner leur +nature intime, ni leur <i>cause</i>, ou première ou finale, ni leur mode +essentiel de production. Comment des suppositions arbitraires +auraient-elles réellement plus de portée? Ainsi, toute hypothèse qui +franchit les limites de cette sphère positive, ne peut aboutir qu'à +engendrer des discussions interminables, en prétendant prononcer sur des +questions nécessairement insolubles pour notre intelligence.</p> + +<p>À l'époque actuelle, aucun physicien, sans doute, ne contestera +directement la règle précédente. Mais, il faut que ce principe soit +encore très imparfaitement compris, puisqu'il est, en réalité, +continuellement violé dans l'application et sous les rapports +fondamentaux, de manière à altérer radicalement, à mes yeux, le vrai +caractère de la physique. En thèse générale, le domaine de la conjecture +est bien conçu comme destiné à combler provisoirement les intervalles +que laisse inévitablement çà et là le domaine de la réalité: examinez +ensuite ce qui se pratique, et les deux domaines paraîtront, au +contraire, entièrement séparés, le réel étant même encore, presque +toujours, plus ou moins subordonné à l'imaginaire. Il est donc +maintenant indispensable, après ces généralités préliminaires, de +préciser directement le véritable état actuel de la question +relativement à la philosophie de la physique.</p> + +<p>Les diverses hypothèses employées aujourd'hui par les physiciens doivent +être soigneusement distinguées en deux classes: les unes, jusqu'ici peu +multipliées, sont simplement relatives aux lois des phénomènes; les +autres, dont le rôle actuel est beaucoup plus étendu, concernent la +détermination des agens généraux auxquels on rapporte les différens +genres d'effets naturels. Or, d'après la règle fondamentale posée +ci-dessus, les premières sont seules admissibles; les secondes, +essentiellement chimériques, ont un caractère anti-scientifique, et ne +peuvent désormais qu'entraver radicalement le progrès réel de la +physique, bien loin de le favoriser: telle est la maxime philosophique +que je dois maintenant établir.</p> + +<p>En astronomie, le premier ordre d'hypothèses est exclusivement usité, +depuis que la science céleste est complétement parvenue à l'état +positif, sous les deux aspects généraux, géométrique et mécanique, +qu'elle nous présente. Tel fait est encore peu connu, ou telle loi est +ignorée: on forme alors à cet égard une hypothèse, le plus possible en +harmonie avec l'ensemble des données déjà acquises; et la science, +pouvant ainsi se développer librement, finit toujours par conduire à de +nouvelles conséquences observables, susceptibles de confirmer ou +d'infirmer, sans aucune équivoque, la supposition primitive. Nous en +avons remarqué, dans la première partie de ce volume, de fréquens et +heureux exemples, relatifs à la découverte des principales vérités +astronomiques. Mais, depuis l'établissement de la loi fondamentale de la +gravitation, les géomètres et les astronomes ont définitivement renoncé +à créer des fluides chimériques pour expliquer le mode général de +production des mouvemens célestes; ou, du moins, ce qui revient au même, +ceux qui l'ont entrepris, comme Euler entre autres, se livraient +simplement à un goût personnel, en quelque sorte analogue à celui qui +inspira jadis à Képler son fameux songe astronomique, et sans prétendre +exercer ainsi aucune influence réelle sur le marche effective de la +science.</p> + +<p>Pourquoi, dans une étude où l'erreur est bien plus difficile à éviter, +et qui exigerait, par sa nature, beaucoup plus de précautions, les +physiciens n'imiteraient-ils point cette admirable circonspection? +Pourquoi, comme les astronomes, ne borneraient-ils pas les hypothèses à +porter uniquement sur les circonstances encore inconnues des phénomènes +ou sur leurs lois ignorées, et jamais sur leur mode de production, +nécessairement inaccessible à notre intelligence? Quelle peut être +l'utilité scientifique de ces conceptions fantastiques, qui jouent +encore un si grand rôle, sur les fluides et les éthers imaginaires +auxquels on rapporte les phénomènes de la chaleur, de la lumière, de +l'électricité et du magnétisme? Ce mélange intime de réalités et de +chimères ne doit-il pas, de toute nécessité, fausser profondément les +notions essentielles de la physique, engendrer des débats sans issue, et +inspirer à beaucoup de bons esprits une répugnance, naturelle quoique +funeste, pour une étude qui offre un tel caractère d'arbitraire?</p> + +<p>La seule définition habituelle de ces agens inintelligibles devrait +suffire, ce me semble, pour les exclure immédiatement de toute science +réelle; car, par son énoncé même, il est évident que la question n'est +point jugeable, l'existence de ces prétendus fluides n'étant pas plus +susceptible de négation que d'affirmation, puisque, d'après la +constitution qui leur est soigneusement attribuée, ils échappent +nécessairement à tout contrôle positif. Quelle argumentation sérieuse +pourrait-on instituer pour ou contre des corps ou des milieux dont le +caractère fondamental est de n'en avoir aucun? Ils sont expressément +imaginés comme invisibles, intangibles, impondérables même, et +d'ailleurs inséparables des substances qu'ils animent: notre raison ne +saurait donc avoir sur eux la moindre prise. Sans la toute-puissance de +l'habitude, ceux qui croient fermement aujourd'hui à l'existence du +calorique, de l'éther lumineux, ou des fluides électriques, +oseraient-ils prendre en pitié les esprits élémentaires de Paracelse, +dont la notion n'est pas certainement plus étrange? N'est-ce point même +par une véritable inconséquence qu'ils refusent d'admettre les anges et +les génies? Pour me borner à un exemple plus analogue, on a vu de tels +physiciens repousser dédaigneusement, comme indigne d'examen +scientifique, l'idée du fluide sonore, proposée par un naturaliste du +premier ordre, l'illustre Lamarck: et, cependant, le seul tort de cette +hypothèse, tort irréparable, à la vérité, c'est d'être venue beaucoup +trop tard, long-temps après que l'acoustique était pleinement +constituée; créé dès la naissance de la science, comme les hypothèses +sur la chaleur, la lumière et l'électricité, ce fluide eût fait, +probablement, la même fortune que les autres.</p> + +<p>La nature de cet ouvrage ne me permet nullement d'indiquer tous les +détails spéciaux que comporterait un tel sujet. Le lecteur instruit y +suppléera facilement quand il aura bien saisi mon idée principale. Je +signalerai seulement encore, comme un symptôme remarquable, la +singulière facilité avec laquelle ces diverses hypothèses se renversent +mutuellement, au grand scandale des esprits superficiels, qui qualifient +dès lors la science d'arbitraire, parce que, à leurs yeux, elle consiste +surtout en ces vaines discussions. Dans les différentes controverses de +ce genre, qui ont eu lieu successivement depuis environ un demi-siècle, +chaque secte a trouvé aisément de puissans motifs contre l'opinion de +son antagoniste: la difficulté a toujours été d'en produire de décisifs +pour sa propre hypothèse. Il eût même été ordinairement possible +d'imaginer une troisième fiction, susceptible de soutenir, avec +avantage, la concurrence avec les deux autres.</p> + +<p>À la vérité, les physiciens se défendent vivement aujourd'hui d'attacher +aucune réalité intrinsèque à ces hypothèses, qu'ils préconisent +seulement comme des moyens indispensables pour faciliter la conception +et la combinaison des phénomènes. Mais, n'est-ce point là l'illusion +d'une positivité incomplète, qui sent la profonde inanité de tels +systèmes, et pourtant n'ose point encore s'en passer? Est-il vraiment +possible, après avoir adopté une notion qui ne comporte aucune +vérification, d'en faire un usage continuel, de la mêler intimement à +toutes les idées réelles, sans être jamais involontairement entraîné à +lui attribuer une existence effective, qui, d'ailleurs, ne saurait être +plus complète? Même en admettant cette sécurité, sur quels motifs +rationnels pourrait-on philosophiquement fonder la nécessité d'une +marche aussi étrange? L'astronomie se passe entièrement d'un tel +secours, et cependant on y conçoit très nettement tous les phénomènes, +et on les y combine d'une manière admirable. La véritable raison n'en +serait-elle pas, au fond, comme je l'établirai tout à l'heure, que +l'astronomie, étant à la fois plus simple et plus ancienne que la +physique, a dû atteindre avant elle à l'entier développement de son +vrai caractère scientifique?</p> + +<p>En examinant directement la prétendue destination scientifique de ces +hypothèses, il serait difficile de comprendre, par exemple, comment la +dilatation des corps par la chaleur serait aucunement <i>expliquée</i>, +c'est-à-dire éclaircie, par cette seule idée qu'un fluide imaginaire +interposé dans les intervalles moléculaires, tend constamment à les +augmenter, puisqu'il resterait à concevoir d'où vient à ce fluide cette +élasticité spontanée, qui, certes, est encore moins intelligible que le +fait primitif. De même, on ne conçoit pas mieux, en réalité, la +propriété lumineuse des corps, après l'avoir attribuée à leur faculté +incompréhensible de lancer un fluide fictif ou de faire vibrer un éther +imaginaire; pareillement, à l'égard des phénomènes électriques ou +magnétiques. Toutes ces prétendues explications ne sont pas, au fond, +guère plus scientifiques que l'explication métaphysique des phénomènes +humains, par l'action mystérieuse de l'âme sur le corps; dans l'un et +l'autre cas, en effet, loin d'aplanir réellement aucune difficulté, on +en fait naître artificiellement un grand nombre de nouvelles. Une +tentative quelconque, même purement fictive, pour concevoir le mode de +production des phénomènes, est nécessairement illusoire et directement +opposée au véritable esprit scientifique. La faculté de se représenter +les phénomènes eux-mêmes ne saurait résulter que de leur observation +attentive; et, quant à la facilité de les combiner, elle ne peut être +fondée que sur la connaissance familière de leurs relations positives. +Ces hypothèses ne pourraient aujourd'hui y contribuer réellement tout au +plus que comme de simples moyens mnémoniques, qui ont même, sous ce +rapport, le grave inconvénient de détourner notre attention du véritable +objet de nos recherches. Les motifs ordinairement allégués en faveur de +ces artifices anti-scientifiques sont donc évidemment dépourvus de toute +réalité. Il ne reste d'autre considération valable que celle relative à +l'empire d'une habitude quelconque profondément contractée; d'où il +résulterait probablement, en effet, que les physiciens de la génération +actuelle combineraient plus difficilement leurs idées s'ils voulaient +les dégager tout à coup de cet alliage, intime quoique hétérogène. Pour +opérer complétement cette importante réforme, le langage scientifique +aura lui-même besoin d'être convenablement épuré, puisqu'il s'est formé +jusqu'ici sous l'influence prépondérante de cette fausse manière de +philosopher. Toutefois, je pense qu'on s'exagère beaucoup, d'ordinaire, +les difficultés qui proviennent de cette circonstance. Il suffit, pour +s'en convaincre, de considérer que, depuis un demi-siècle, le fréquent +passage de l'un de ces systèmes physiques au système antagoniste n'a pas +rencontré beaucoup d'obstacles dans le langage primitivement adopté. On +n'en éprouverait sans doute guère davantage, sous ce rapport, à écarter +indifféremment toutes ces vaines hypothèses. En optique, par exemple, le +mot <i>rayon</i>, si bien construit pour l'hypothèse de l'émission, continue +aujourd'hui à être employé par les partisans des ondulations: il ne +serait pas plus difficile de lui attacher un sens indépendant d'aucune +hypothèse, et simplement relatif au phénomène. De telles variations +facilitent même singulièrement cette transition définitive, en habituant +peu à peu à dégager, dans les termes scientifiques, la signification +réelle et fixe de l'interprétation imaginaire et variable.</p> + +<p>Quelque vicieuse que soit évidemment une telle manière de philosopher, +la discussion précédente serait essentiellement incomplète, si je ne +donnais point une explication satisfaisante de l'introduction naturelle +de cette méthode, qui, à l'origine, a dû sans doute être un vrai +progrès. Mais, ma théorie fondamentale sur les lois nécessaires et +effectives du développement général de l'esprit humain, exposée +sommairement au début de cet ouvrage, me permet de démontrer aisément +que cet usage anti-scientifique n'a tenu réellement et ne tient +aujourd'hui qu'à une dernière et inévitable influence indirecte de la +philosophie métaphysique, dont le joug prolongé pèse encore sur nous à +tant d'égards. Quoique cette démonstration appartienne naturellement, +sous le point de vue historique, au quatrième volume, je crois +indispensable, au moins, de l'indiquer ici comme un complément +d'explication, éminemment propre à éclaircir la question actuelle.</p> + +<p>La filiation métaphysique de cette fausse manière de procéder doit +d'abord être facilement présumée par tout esprit impartial qui +considérera les <i>fluides</i> comme ayant pris la place des <i>entités</i>, dont +la transformation a simplement consisté ainsi à se matérialiser. +Qu'est-ce, au fond, de quelque façon qu'on l'interprète, que la chaleur, +conçue comme existant à part du corps chaud; la lumière, indépendante du +corps lumineux; l'électricité, séparée du corps électrique? Ne sont-ce +pas évidemment de pures entités, tout aussi bien telles que la pensée, +envisagée comme un être indépendant du corps pensant; ou la digestion, +isolée du corps digérant? La seule différence qui les distingue des +anciennes entités scolastiques, c'est d'avoir substitué, à des êtres +essentiellement abstraits, des fluides imaginaires, dont la corporéité +est fort équivoque, puisqu'on leur ôte expressément, par leur définition +fondamentale, toutes les qualités susceptibles de caractériser une +matière quelconque; en sorte que nous n'avons pas même réellement la +ressource de les envisager comme la limite idéale d'un gaz de plus en +plus raréfié. Quelle filiation d'idées pourrait être admise, si celle-là +est méconnue? Le caractère fondamental des conceptions métaphysiques est +d'envisager les phénomènes indépendamment des corps qui nous les +manifestent, d'attribuer aux propriétés de chaque substance une +existence distincte de la sienne. Qu'importe ensuite que, de ces +abstractions personnifiées, on fasse des âmes ou des fluides? L'origine +est toujours la même, et se rattache constamment à cette enquête de la +nature intime des choses, qui caractérise, en tout genre, l'enfance de +l'esprit humain, et qui inspira primitivement la conception des dieux, +devenus ensuite des âmes, et finalement transformés en fluides +imaginaires.</p> + +<p>Cette considération rationnelle et directe se trouve exactement en +harmonie avec l'analyse historique. À l'origine de toute science +positive, notre intelligence a toujours passé par cette phase de +développement nécessaire, quoique transitoire. Un tel état constitue, à +mon avis, un intermédiaire inévitable et même indispensable entre l'état +franchement métaphysique et l'état purement positif, que la mathématique +et ensuite l'astronomie ont seules atteint jusqu'ici d'une manière +complète et définitive. L'esprit métaphysique et l'esprit positif sont +trop radicalement opposés pour que notre faible raison puisse passer +brusquement de l'un à l'autre. Quoique la métaphysique ne constitue +elle-même, comme je l'ai établi, qu'une grande transition générale de la +théologie à la science réelle: une transition secondaire, et, par là, +beaucoup plus rapide, devient ensuite nécessaire entre les conceptions +métaphysiques et les conceptions vraiment positives. Les physiciens, les +chimistes, les physiologistes et les publicistes, se trouvent +aujourd'hui dans cette dernière période transitoire; les premiers tout +près d'en sortir définitivement à la suite des géomètres et des +astronomes, tous les autres encore engagés pour un temps plus ou moins +long, à raison de la plus ou moins grande complication de leurs études +respectives, comme je le constaterai spécialement plus tard en examinant +chacune d'elles. Sans ce positivisme bâtard, l'esprit humain n'aurait +jamais pu renoncer aux théories métaphysiques, qui lui permettaient, en +apparence, la connaissance intime des êtres et du mode de production de +leurs phénomènes. Il fallait bien que la science naissante satisfît +d'abord à cette exigence profondément habituelle, et donnât le change à +notre esprit en lui proposant, à la place des entités scolastiques, de +nouvelles entités plus saisissables, destinées au même but, et +susceptibles, par conséquent, d'être préférées; en même temps que leur +nature devait graduellement conduire à la considération de plus en plus +exclusive des phénomènes et de leurs lois. Telle a donc été l'importante +destination temporaire de ce système général d'hypothèses: permettre à +l'intelligence humaine le passage des habitudes métaphysiques aux +habitudes positives.</p> + +<p>L'astronomie n'a pas réellement plus échappé que la physique, ou que +toute autre branche de la philosophie naturelle, à cette obligation +fondamentale: seulement, à son égard, cette phase nécessaire de +développement est depuis long-temps pleinement accomplie; en sorte que +personne n'y fait plus attention, l'histoire des sciences étant +aujourd'hui fort négligée, d'ordinaire, par les savans, si ce n'est, +tout au plus, comme l'objet d'une curiosité superficielle et stérile. +Mais, en étudiant la marche de l'esprit humain au dix-septième siècle, +on reconnaît aussitôt combien, à cette époque, les géomètres et les +astronomes étaient généralement préoccupés d'hypothèses parfaitement +analogues à celles que nous jugeons ici. Tel est éminemment le caractère +de la vaste conception de Descartes sur l'explication des mouvemens +célestes par l'influence d'un système de tourbillons imaginaires. +L'histoire rationnelle de cette grande hypothèse est ce qu'on peut +trouver de plus propre à éclaircir l'ensemble de la question actuelle: +car, ici, l'analyse peut porter nettement sur une opération +philosophique complétement achevée, où nous suivons aisément aujourd'hui +l'enchaînement des trois phases essentielles, la création de +l'hypothèse, son usage temporaire indispensable, et enfin son rejet +définitif quand elle a eu rempli sa destination réelle. Ces fameux +tourbillons, tant décriés maintenant par des physiciens qui croient +fermement au calorique, à l'éther et aux fluides électriques, ont été, à +l'origine, un puissant moyen de développement pour la saine philosophie, +en introduisant l'idée fondamentale d'un mécanisme quelconque, là où le +grand Képler lui-même n'avait osé concevoir que l'action +incompréhensible des âmes et des génies. Une antique philosophie qui +prétend tout expliquer, en pénétrant, à l'aide de ses entités, jusqu'à +la nature intime des corps et aux causes premières des phénomènes, ne +pouvait être définitivement renversée que par une physique audacieuse, +remplissant le même office plus complétement encore et avec des moyens +beaucoup plus intelligibles, quoique tout aussi chimériques. Quiconque a +suivi la longue et mémorable controverse engendrée par le cartésianisme, +a dû remarquer combien les meilleurs esprits de cette époque +identifiaient le sort de la saine manière de philosopher avec celui +d'une telle doctrine; et c'était, sans doute, à très juste titre, tant +qu'il ne s'est agi que de lutter avec la philosophie métaphysique. Mais, +plus tard, quand la discussion fut portée sur le terrain de la vraie +mécanique céleste, fondée par la théorie de la gravitation newtonienne, +l'influence, primitivement progressive, du système des tourbillons +devint incontestablement rétrograde, en vertu de cette triste fatalité, +qui pousse les doctrines, aussi bien que les institutions et les +pouvoirs, à prolonger leur activité au-delà de la fonction plus ou moins +temporaire que la marche générale de l'esprit humain leur avait +assignée. Et, néanmoins, les derniers cartésiens soutenaient vainement, +par des argumens d'ailleurs tout aussi plausibles que ceux de nos +physiciens actuels, qu'il était impossible de philosopher sans le +secours d'un tel genre d'hypothèses. Comment leur a-t-on définitivement +répondu? En philosophant d'une autre manière. Ce rôle transitoire de +l'hypothèse de Descartes a cessé spontanément aussitôt que le sentiment +du véritable objet des études scientifiques est devenu suffisamment +prépondérant chez les géomètres et les astronomes, par suite de +l'impulsion définitive due à la découverte fondamentale de Newton. Les +tourbillons dureraient encore, ou ils auraient été simplement remplacés +par quelque doctrine analogue, si l'on n'avait point enfin senti +complétement, à l'égard de la science céleste, ce qu'il faudra bien +aussi arriver à comprendre successivement de la même manière envers +toutes les autres: que, ne pouvant nullement connaître les agens +primitifs ou le mode de production des phénomènes, toute science réelle +doit concerner seulement les lois effectives des phénomènes observés; et +que, ainsi, toute hypothèse auxiliaire qui aurait une autre destination, +serait, par cela même, radicalement contraire au véritable esprit +scientifique. L'utilité du cartésianisme a été de conduire graduellement +notre intelligence à une telle disposition habituelle; et c'est en ce +sens que l'empire de cette hypothèse a puissamment contribué, quoique +pour peu de temps, à l'éducation générale de la raison humaine. Pourquoi +en serait-il autrement des hypothèses analogues, employées aujourd'hui +par les physiciens? Si, comme ils le croient, leur esprit est vraiment +parvenu à cet état de positivité que je viens de caractériser, et dont +le vrai type se trouve maintenant dans la science céleste, à quoi +peuvent réellement servir désormais de telles hypothèses, primitivement +indispensables pour nous conduire insensiblement du régime métaphysique +au régime positif? Leur usage prolongé n'est-il point évidemment +contradictoire avec le but même que, d'un aveu unanime, on se propose +aujourd'hui dans toute recherche scientifique?</p> + +<p>Ce n'est pas seulement en astronomie que nous pouvons observer +pleinement la transition ci-dessus considérée. Elle est maintenant tout +aussi accomplie dans les branches de la physique les plus avancées, et +surtout dans l'étude de la pesanteur. Il n'a peut-être pas existé un +seul savant de quelque valeur pendant le dix-septième siècle, même +long-temps après Galilée, qui n'ait construit ou adopté un système sur +les causes de la chute des corps. Qui s'occupe aujourd'hui de ces +hypothèses, sans lesquelles, à cette époque, l'étude de la pesanteur +semblait cependant impossible? Si cet usage a cessé en barologie, +pourquoi se prolongerait-il indéfiniment pour les autres parties de la +physique? L'acoustique en est également affranchie, à peu près depuis la +même époque. L'influence philosophique des travaux du grand Fourier sur +la théorie de la chaleur, a produit une heureuse impulsion qui tend, +évidemment, aujourd'hui à débarrasser pour jamais la thermologie de tous +les fluides et éthers imaginaires. Restent donc seulement l'étude de la +lumière et celle de l'électricité; or, il serait certainement impossible +de trouver, à leur égard, aucun motif réel qui dût les faire excepter de +la règle générale. Pour tous ceux qui pensent que le développement +historique de l'esprit humain est assujetti à des lois naturelles, +déterminées et uniformes, j'espère donc que cette grande question +philosophique sera désormais, d'après la discussion précédente, +irrévocablement résolue: et que, par conséquent, on admettra, en +physique, comme principe fondamental de la vraie théorie relative à +l'institution des hypothèses, que <i>toute hypothèse scientifique, afin +d'être réellement jugeable, doit exclusivement porter sur les lois des +phénomènes, et jamais sur leurs modes de production</i><a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a> +<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" +name="footnote22"><b>Note 22: </b></a><a href="#footnotetag22"> +(retour) </a> Une influence accidentelle, mais aujourd'hui + très puissante, que je dois signaler ici avec une sévère + franchise, pourra retarder sensiblement, ou, du moins, + entraver beaucoup, cette grande et inévitable réforme dans + la philosophie de la physique. Je veux parler de l'influence + des géomètres, ou, pour mieux dire, des algébristes, qui, de + nos jours, ont tant abusé de l'analyse mathématique en + l'appliquant à ces hypothèses chimériques, et qui, + naturellement, devront s'efforcer d'éloigner le plus + possible la démonétisation scientifique de leurs nombreux + calculs, dès lors réduits à leur véritable valeur abstraite, + souvent fort médiocre. Mais les physiciens comprendront, + sans doute, le grand intérêt qu'ils ont à discréditer ces + moyens, aujourd'hui faciles (depuis la vulgarisation, + d'ailleurs si heureuse à d'autres égards, de l'art + algébrique), d'usurper, en philosophie naturelle, une + prépondérance momentanée: et tous les vrais géomètres + s'empresseront certainement de concourir à cette + indispensable épuration. +</blockquote> + +<p>Je ne saurais trop fortement recommander, en général, quant à toutes les +hautes difficultés analogues que peut présenter la philosophie des +sciences, l'usage de la méthode historique comparative que je viens +d'appliquer. C'est du moins à une telle marche que j'ai toujours dû +primitivement, non-seulement une analyse satisfaisante de la question +précédente, mais une solution claire de tous mes problèmes +philosophiques. Cette méthode universelle, que plusieurs philosophes +positifs, et entre autres le grand Lagrange, ont si bien sentie en +quelques cas particuliers, n'a jamais été jusqu'ici directement conçue, +d'une manière rationnelle et générale: son exposition appartient +naturellement à la dernière partie de cet ouvrage. Je dois ici me +borner, à ce sujet, à poser en principe, que la philosophie des +sciences ne saurait être convenablement étudiée séparément de leur +histoire, sous peine de ne conduire qu'à de vagues et stériles aperçus; +comme, en sens inverse, cette histoire, isolée de cette philosophie, +serait inexplicable et oiseuse<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a> +<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" +name="footnote23"><b>Note 23: </b></a><a href="#footnotetag23"> +(retour) </a> C'est surtout pour avoir voulu isoler ces deux + aspects indivisibles d'une même pensée fondamentale, que des + esprits d'une haute portée, très instruits d'ailleurs dans + les principales sciences naturelles, se sont néanmoins + occupés avec si peu d'efficacité de la philosophie des + sciences, et n'ont abouti qu'à produire de vains systèmes de + classifications scientifiques, fondés sur des considérations + essentiellement arbitraires, et qui, dans leur ensemble, + sont aussi radicalement illusoires et éphémères que presque + tous ceux journellement construits par les encyclopédistes + métaphysiciens les plus dépourvus de toutes connaissances + positives. M. Ampère vient d'en donner un illustre exemple, + malheureusement irrécusable. +</blockquote> + +<p>Il ne me reste plus maintenant qu'à caractériser sommairement le plan +général suivant lequel je dois procéder, dans les leçons suivantes, à +l'examen philosophique des différentes parties essentielles de la +physique.</p> + +<p>Dans la construction de cet ordre, je me suis efforcé, autant que +possible, de me conformer toujours strictement au principe fondamental +de classification que j'ai établi, dès le début de cet ouvrage, en +constituant la hiérarchie générale des sciences, et que j'ai ensuite +appliqué jusqu'ici à la distribution intérieure de la mathématique et de +l'astronomie. Je devais donc disposer les diverses branches principales +de la physique d'après le degré de généralité des phénomènes +correspondans, leur complication plus ou moins grande, la perfection +relative de leur étude, et enfin leur dépendance mutuelle. L'ordre +obtenu par là peut d'ailleurs être contrôlé par l'analyse historique du +développement de la physique, qui a dû suivre essentiellement la même +marche. En outre, la position générale, déjà bien déterminée, de la +physique entre l'astronomie et la chimie, introduit ici une +considération secondaire propre à vérifier et à faciliter un tel +arrangement; puisque la première catégorie des phénomènes physiques doit +ainsi naturellement comprendre ceux qui se rapprochent le plus des +phénomènes astronomiques, et, de même, la dernière doit nécessairement +être composée de ceux qui sont le plus immédiatement liés aux phénomènes +chimiques. L'ensemble de ces conditions ne me paraît laisser aucune +incertitude grave sur l'ordre rationnel des différentes parties +essentielles de la physique, quoique leur disposition soit encore +habituellement envisagée comme à peu près arbitraire.</p> + +<p>Tous ces divers motifs généraux se réunissent évidemment pour assigner, +en physique, le premier rang à la science des phénomènes de la pesanteur +dans les solides et les fluides, envisagés sous les deux points de vue, +statique et dynamique. C'est la seule partie de la classification sur +laquelle tous les physiciens soient aujourd'hui pleinement d'accord. La +généralité supérieure de ces phénomènes ne saurait être douteuse: car, +non-seulement ils se manifestent dans un corps quelconque, comme tous +les autres phénomènes vraiment physiques; mais, ce qui les caractérise +exclusivement, le corps ne peut jamais cesser de nous les présenter, en +quelques circonstances qu'il soit placé; en sorte qu'ils deviennent le +symptôme le plus irrécusable de l'existence matérielle, et souvent le +seul, en effet, qui nous permette de la constater. Leur simplicité +relative, et leur entière indépendance de tous les autres, ne sont pas +moins sensibles. En même temps, et par une suite nécessaire de ces +qualités fondamentales, leur étude, d'ailleurs plus ou moins +indispensable à toutes les autres branches de la physique, constitue +certainement la partie la plus satisfaisante de cette science, d'abord +en vertu de sa positivité bien plus pure, comme je l'ai noté ci-dessus, +et ensuite par sa plus grande exactitude, sa coordination beaucoup plus +complète, et sa prévision plus rationnelle. C'est là où se trouve le +point de contact naturel et général entre la physique et l'astronomie, +et aussi le vrai berceau de la physique.</p> + +<p>Les mêmes considérations, appliquées en sens exactement inverse, me +paraissent converger également, quoique d'une manière moins évidente, +pour placer l'étude des phénomènes électriques à l'extrémité opposée, +dans l'échelle encyclopédique de la physique. Ces phénomènes, dont je ne +crois pas devoir séparer les phénomènes magnétiques, sont +incontestablement les moins généraux de tous, puisque leur production +exige un concours de circonstances bien plus spécial. Ils sont, en même +temps, les plus compliqués, et ceux dont l'étude rationnelle, constituée +la dernière, est certainement la plus imparfaite encore, sous quelque +rapport qu'on l'envisage, malgré les éminens progrès qu'elle a faits en +ce siècle: c'est là que le caractère scientifique est aujourd'hui le +plus profondément altéré par ces hypothèses inintelligibles que nous +venons d'examiner. Enfin, c'est par là surtout que s'opère maintenant, +et qu'aura lieu, sans doute, de plus en plus, la transition naturelle de +la physique à la chimie.</p> + +<p>Entre ces deux termes extrêmes, viennent successivement s'intercaler, +pour ainsi dire spontanément, d'après les mêmes principes, la +thermologie, l'acoustique et l'optique. La théorie de la chaleur doit +aujourd'hui, ce me semble, être placée immédiatement après celle de la +pesanteur, surtout en considération de la généralité de ses phénomènes, +presque aussi universels que ceux de la gravité, puisque leur +manifestation ne saurait être entièrement empêchée que par un concours +de circonstances tout spécial et, en quelque sorte, artificiel, quoique +réellement possible. Le vrai caractère scientifique y est bien plus +prononcé que dans l'étude de l'électricité, ou même de la lumière. +Enfin, malgré que l'application de l'analyse mathématique y ait lieu +beaucoup plus tard, elle y présente un aspect infiniment plus rationnel, +grâce à la haute supériorité philosophique de son illustre fondateur, +qui, dédaignant la facile ressource de disserter algébriquement sur des +fluides imaginaires, s'est admirablement imposé la condition sévère +d'une parfaite positivité.</p> + +<p>Cette dernière considération concourt avec celle de la généralité +relative, pour placer l'acoustique avant l'optique. Sa positivité est +certainement très supérieure, le son n'étant point aujourd'hui +personnifié comme la lumière, si ce n'est dans un projet qui n'a eu +aucune suite. On pourrait même réclamer, à certains égards, la priorité +de l'acoustique sur la thermologie, puisque la théorie du son nous +présente, après celle de la pesanteur, l'application la plus immédiate +et la plus étendue de la mécanique rationnelle. Mais, le degré de +généralité des phénomènes, qui constitue nécessairement, à mes yeux, le +motif prépondérant, ne me permettrait point d'adopter un tel +arrangement, qui serait, du reste, très plausible. Il me semble +d'ailleurs que l'étude des phénomènes du son offre encore, sous +plusieurs rapports, des lacunes essentielles, qui doivent la faire +regarder aujourd'hui comme étant réellement moins avancée que celle de +la chaleur.</p> + +<p>Tel est donc, pour moi, l'ordre définitif des diverses branches +principales de la physique: barologie, thermologie, acoustique, optique +et électrologie<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a> +<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>. Il faudrait se garder, du reste, d'attacher à cette +question d'arrangement une importance exagérée, vu le peu de liaison +réelle qui existe malheureusement jusqu'ici entre ces différentes +parties. Je dois seulement faire remarquer le soin que j'ai toujours +pris, à ce sujet, de fonder toutes mes comparaisons sur les phénomènes +eux-mêmes, sans aucun égard aux vains rapprochemens ni aux oppositions +non moins vaines que peuvent suggérer les hypothèses anti-scientifiques +auxquelles on les rapporte encore. Ainsi, on a dû voir, par exemple, +que, si je place l'optique immédiatement après l'acoustique, ce n'est +nullement parce que, de nos jours, le système des vibrations lumineuses +est devenu prépondérant: j'aurais agi d'une manière absolument +identique, sous le règne de l'émission. La classification scientifique +devrait sans doute être à l'abri de l'instabilité inhérente à ces +conceptions arbitraires.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" +name="footnote24"><b>Note 24: </b></a><a href="#footnotetag24"> +(retour) </a> Il m'a paru convenable, pour abréger le + discours, de donner des dénominations spéciales aux branches + de la physique relatives à la pesanteur, à la chaleur, et à + l'électricité, par analogie avec l'usage commode adopté + depuis si long-temps envers les deux autres. De ces trois + expressions, la première, quoique inusitée, remonte + réellement au moins à quarante ans; j'ai seulement construit + les deux autres; et encore même, après avoir formé le mot + <i>thermologie</i>, j'ai reconnu qu'il avait été quelquefois + employé par Fourier. Reste donc uniquement à ma charge le + nom <i>électrologie</i>, que son utilité fera, j'espère, excuser. + Personne, d'ailleurs, ne sent plus fortement que moi les + graves inconvéniens scientifiques de ce néologisme + pédantesque, qui sert si souvent à dissimuler le vide réel + des idées, en imposant des noms étranges à des sciences qui + n'existent pas ou à des caractères superficiellement + conçus. +</blockquote> + +<p>Par l'ensemble des diverses considérations générales exposées dans ce +long discours, la philosophie de la physique me paraît être suffisamment +caractérisée sous tous les rapports fondamentaux; puisque nous avons +successivement analysé l'objet propre de la physique, les différens +modes essentiels d'exploration qui lui appartiennent, sa vraie position +encyclopédique, son influence sur l'éducation universelle de la raison +humaine, son véritable degré de perfection scientifique, son incomplète +positivité actuelle, ainsi que le moyen d'y remédier par une saine +institution des hypothèses, et enfin la disposition rationnelle de ses +principales parties. L'importante discussion à laquelle j'ai dû me +livrer sur la théorie des hypothèses, est éminemment propre à simplifier +l'examen philosophique des diverses branches de la physique, auquel je +dois maintenant procéder directement, suivant l'ordre que j'ai établi; +car, je n'y devrai faire désormais aucune mention de tout ce qui se +rapporte aux hypothèses anti-scientifiques, en me bornant strictement à +la seule considération des lois effectives des phénomènes. On sait +d'ailleurs que, par la nature de cet ouvrage, il ne saurait être ici +question d'un traité, même sommaire, sur aucune des portions de la +physique, mais seulement d'une suite d'études philosophiques sur +l'ensemble de chacune d'elles, supposée préalablement connue, et +envisagée sous nos deux points de vue habituels, de sa méthode propre et +de ses résultats principaux, sans entrer jamais dans aucune exposition +spéciale. La plus grande complication des phénomènes, et surtout la +perfection si inférieure de leurs théories, ne peuvent même permettre de +caractériser ici chaque section de la science aussi nettement, ni aussi +complétement, à beaucoup près, que j'ai pu le faire dans une science +aussi rationnelle que l'astronomie.</p> + + +<a name="l29" id="l29"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>VINGT-NEUVIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur la barologie.</p> + +<p>Nous savons déjà, d'après le discours précédent, que cette étude +fondamentale constitue réellement aujourd'hui, vu la généralité et la +simplicité de ses phénomènes, la seule partie de la physique dont le +caractère de positivité soit parfaitement pur, c'est-à-dire +irrévocablement dégagé de tout alliage métaphysique, direct ou indirect. +Ainsi, indépendamment de la haute importance propre aux lois effectives +qui la composent, cette première branche présente à tout esprit +philosophique un puissant attrait spécial, comme offrant le modèle le +plus parfait (quoique inférieur, sans doute, au type astronomique) et en +même temps le plus immédiat et le plus complet, de la méthode +fondamentale convenable aux recherches physiques, envisagée sous tous +les rapports généraux qui la caractérisent, savoir: la netteté des +observations, la bonne institution des expériences, la saine +construction et l'usage rationnel des hypothèses, et enfin l'application +judicieuse de l'analyse mathématique. À ces divers titres, une étude +approfondie de la barologie offre à tout physicien rationnel un moyen +d'éducation extrêmement précieux, à quelque section de la physique qu'il +doive consacrer spécialement ses travaux, et quand même elle n'aurait, +s'il est possible, aucune relation directe avec la science de la +pesanteur. Malgré tous ces puissans motifs, le véritable esprit +philosophique est encore tellement peu développé, que la théorie +complète de la pesanteur n'existe aujourd'hui nulle part, convenablement +coordonnée: on en trouve seulement les fragmens dispersés çà et là, dans +les traités de mécanique rationnelle ou dans ceux de physique, et jamais +combinés; en sorte que, sous le simple rapport de l'instruction +scientifique ordinaire, il y aurait déjà un grand avantage à les réunir +rationnellement, pour la première fois, en un seul corps de doctrine +homogène et continu.</p> + +<p>Pour effectuer nettement l'examen philosophique de la barologie il est +indispensable de la diviser suivant qu'elle envisage les effets +statiques ou les effets dynamiques produits par la gravité. Chacune de +ces deux sections principales doit ensuite être subdivisée en trois +portions, d'après les modifications importantes que présente le +phénomène, statique ou dynamique, selon l'état solide, liquide, ou +gazeux du corps considéré. Telle est la distribution rationnelle, +directement indiquée par la nature du sujet, et d'ailleurs +essentiellement conforme au développement historique de la barologie.</p> + +<p>Examinons d'abord sommairement l'ensemble de la partie statique.</p> + +<p>On n'a point, à cet égard, assez remarqué, ce me semble, que les +premières notions élémentaires ayant un vrai caractère scientifique, au +moins en ce qui concerne les solides, remontent véritablement jusqu'à +Archimède. C'est par lui néanmoins que la barologie positive a +réellement commencé; et ses travaux à ce sujet ont un caractère bien +distinct de celui que présentent ses sublimes recherches de mathématique +pure. Il établit nettement, le premier, en généralisant l'observation +vulgaire, que l'effort statique produit dans un corps par la pesanteur, +c'est-à-dire son <i>poids</i>, est entièrement indépendant de la forme de la +surface, et dépend seulement du volume, tant que la nature et la +constitution du corps ne sont pas changées. Quelque simple que doive +nous paraître aujourd'hui une telle notion, elle n'en constitue pas +moins le véritable germe primitif d'une proposition capitale de +philosophie naturelle, qui n'a reçu que vers la fin du siècle dernier +son complément général et définitif, savoir: que le poids d'un corps est +non-seulement tout-a-fait indépendant de sa forme, et même de ses +dimensions, mais encore du mode d'agrégation de ses particules, et des +variations quelconques qui peuvent survenir dans leur composition +intime, même par les diverses opérations vitales, en un mot, comme je +l'ai indiqué dans la vingt-quatrième leçon, que cette qualité +fondamentale devrait sembler absolument inaltérable, si elle n'était +évidemment modifiée par la distance du corps au centre de la terre, +seule condition réelle de son intensité. Archimède ne pouvait, sans +doute, apprécier exactement, à cet égard, que la simple influence des +circonstances purement géométriques. Or, sous ce rapport élémentaire, +son travail fut vraiment complet. Car, après un tel point de départ, +non-seulement il reconnut que, dans les masses homogènes, les poids sont +constamment proportionnels aux volumes; mais encore il découvrit le +meilleur moyen général, dont les physiciens feront indéfiniment usage, +pour mesurer, en chaque corps solide, d'après son célèbre principe +d'hydrostatique, ce coefficient spécifique qui permet, suivant cette +loi, d'évaluer, l'un par l'autre, le poids et le volume du corps. Enfin, +nous devons aussi à Archimède, comme on sait, la notion fondamentale du +centre de gravité, ainsi que les premiers développemens de la théorie +géométrique correspondante. Or, par cette seule notion, tous les +problèmes relatifs à l'équilibre des solides pesans, rentrent +immédiatement dans le domaine de la mécanique rationnelle. Ainsi, en +exceptant uniquement l'importante relation des poids aux masses, qui n'a +pu être exactement connue que des modernes, on voit que, sous tous les +rapports essentiels, Archimède doit être regardé comme le vrai fondateur +de la barologie statique, en ce qui concerne les solides. Toutefois, la +rigueur historique obligerait aussi à distinguer une autre notion +capitale, qui n'était pas encore bien nette à l'époque d'Archimède, +quoiqu'elle le soit devenue peu de temps après: celle de la loi relative +à la direction de la pesanteur, que l'homme a dû spontanément supposer +d'abord constante, et que l'école d'Alexandrie a enfin reconnu devoir +varier d'un lieu à un autre, en suivant toujours la normale à la +surface du globe terrestre; cette découverte essentielle est évidemment +due à l'astronomie, qui seule offrait des termes de comparaison propres +à manifester et à mesurer la divergence des verticales.</p> + +<p>Quant à l'équilibre des liquides pesans, on ne peut pas dire que les +anciens en aient eu réellement aucune idée juste. Car, le beau principe +d'Archimède ne concernait, au fond, que l'équilibre des solides soutenus +par des liquides, comme le rappelle si bien le titre même de son traité +à ce sujet, qui, d'ailleurs, après un tel point de départ, ne se +composait plus que d'une admirable suite de recherches purement +géométriques, sur les situations d'équilibre propres aux différentes +formes rigoureuses des corps. En outre, ce principe lui-même, produit +immédiat d'un seul trait du génie d'Archimède, ne résultait point, comme +aujourd'hui, d'une analyse exacte des diverses pressions du liquide +contre les parois du vase, conduisant à évaluer la poussée totale que le +fluide exerce pour soulever le solide plongé. On doit donc envisager la +théorie de l'équilibre des liquides pesans comme réellement due aux +modernes.</p> + +<p>En considérant sommairement ici l'ensemble de cette théorie, il serait +peu logique de discuter de nouveau, comme on le fait souvent, les +principes généraux de l'hydrostatique rationnelle, qui forment un +système parfaitement distinct, préalablement examiné dans le volume +précédent: il ne peut être maintenant question que de leur application +effective au cas actuel, et les notions physiques relatives à cette +application doivent être la seule base des subdivisions à établir, ce +qui, au contraire, ne conviendrait point en mécanique abstraite.</p> + +<p>Toutefois, il appartient réellement à la physique d'examiner ici, avant +tout, si la définition générale des liquides, sur laquelle repose +l'hydrostatique mathématique, est suffisamment admissible. Or, les +physiciens ont aisément reconnu que, ni le caractère général de la +fluidité mathématique, consistant dans la parfaite indépendance des +molécules, ni la rigoureuse incompressibilité par laquelle les géomètres +spécifient l'état liquide, ne sont, et même ne sauraient être exactement +vrais. L'adhérence mutuelle des molécules fluides se fait sentir dans +une foule de phénomènes secondaires, et ses principaux résultats +constituent, en effet, aujourd'hui une intéressante subdivision de la +physique, complément naturel de notre étude actuelle, comme je +l'indiquerai tout à l'heure. Quant à la compressibilité des liquides, +on sait que, long-temps niée, quoique divers phénomènes, et surtout la +transmission du son à travers l'eau, l'indiquassent avec une grande +vraisemblance, elle a été enfin mise directement en évidence, par les +expériences incontestables de plusieurs physiciens contemporains. +Cependant, les plus fortes charges observées n'ont jamais pu produire +qu'une très faible contraction, et nous ignorons encore complétement +quelle loi réelle suit un tel phénomène en faisant varier la pression: +ce qui empêche jusqu'ici d'avoir égard à cette condensation dans la +théorie de l'équilibre des liquides naturels. Mais la petitesse même +d'un, semblable effet permet heureusement de le négliger dans presque +tous les cas réels; et il en est ainsi de l'imparfaite fluidité, pourvu +que la masse ait une certaine étendue. Néanmoins, il était indispensable +de signaler ici ces deux considérations préliminaires et générales, dont +l'étude est jusqu'à présent peu avancée.</p> + +<p>En les écartant maintenant, nous devrons distinguer l'équilibre effectif +des liquides pesans, selon qu'il s'agit d'une masse assez limitée pour +que les verticales puissent être regardées comme parallèles, ainsi qu'il +arrive le plus souvent; ou, au contraire, d'une masse très étendue, +telle que la mer surtout, envers laquelle il est nécessaire de tenir +compte de la direction variable de la gravité.</p> + +<p>Le premier cas a dû être naturellement le seul considéré d'abord; c'est +à lui, en effet, que se rapportèrent exclusivement les travaux de +Stévin, par lesquels commença la véritable analyse de l'équilibre des +liquides pesans. Dans un tel problème, la forme de la surface +d'équilibre ne présentait évidemment aucune difficulté; et tous les +efforts devaient se concentrer sur la détermination des pressions +exercées par le liquide, en vertu de son poids, contre les parois du +vase qui le renferme. Guidé par le principe d'Archimède, Stévin établit +complétement la règle de leur évaluation, en prouvant d'abord que la +pression sur une paroi horizontale est toujours égale, quelle que soit +la forme du vase, au poids de la colonne liquide de même base qui +aboutirait à la surface d'équilibre; et il ramena ensuite à ce cas +fondamental celui d'une paroi plane inclinée d'une manière quelconque, +en la décomposant en élémens horizontaux, comme nous le faisons +aujourd'hui par nos intégrations; ce qui fit voir, en général, que la +pression équivaut constamment au poids d'une colonne liquide verticale +qui aurait pour base la paroi considérée, et pour hauteur celle de la +surface d'équilibre au-dessus du centre de gravité de cette paroi. +D'après cela, l'analyse infinitésimale permet de calculer aisément la +pression exercée contre une portion, définie arbitrairement, d'une +surface courbe quelconque. La plus intéressante conséquence physique qui +en résulte, consiste dans l'évaluation de la pression totale supportée +par l'ensemble du vase, et que l'on trouve toujours nécessairement +équivalente au poids du liquide contenu, comme il est aisé de +l'expliquer, en considérant l'équilibre mutuel des composantes +horizontales dues aux pressions élémentaires opposées. C'est ainsi qu'a +pu être complétement résolu le fameux paradoxe de Stévin, relatif au cas +où le liquide exerçait sur le fond du vase une pression très supérieure +à son propre poids, ce qui n'avait semblé contradictoire qu'en vertu de +la confusion vicieuse que l'on établissait, par inadvertance, entre la +pression supportée par le fond et la pression totale, sans tenir compte +des pressions latérales, qui pouvaient tendre, et tendaient en effet, +dans le cas paradoxal, à soulever le vase, et à contre-balancer ainsi +partiellement la pression sur le fond, en sorte que la différence des +deux efforts était réellement toujours égale au poids du liquide. Ici, +les expériences instituées par divers physiciens, n'ont eu d'autre +utilité que de vérifier ces importantes notions d'une manière aisément +appréciable par les esprits étrangers aux études mathématiques; elles +n'eurent aucune part effective aux découvertes.</p> + +<p>Cette mesure générale des pressions conduit aussitôt à la théorie +complète de l'équilibre des corps flottans, qui n'en est qu'une simple +application. Car, en regardant la partie plongée du solide comme une +paroi, on aperçoit sur-le-champ que la poussée totale du liquide pour +soulever ce corps équivaut à une force verticale égale au poids du +fluide déplacé, et appliquée au centre de gravité de cette portion +immergée. Or, cette règle, qui n'est autre que le principe même +d'Archimède, ainsi rattaché aux fondemens généraux de l'hydrostatique, +réduit immédiatement la recherche des situations d'équilibre propres aux +divers corps homogènes, flottans sur des liquides homogènes, à ce simple +problème géométrique, si bien traité par Archimède: dans un corps de +forme connue, mener un plan qui le coupe en deux segmens dont les +centres de gravité soient situés sur une même droite perpendiculaire au +plan sécant, leurs volumes étant d'ailleurs en raison donnée; ce qui ne +peut présenter que des difficultés de détail, quelquefois très grandes. +La seule recherche vraiment délicate à ce sujet concerne les conditions +de la stabilité de cet équilibre, et l'analyse exacte des oscillations +du corps flottant autour de sa situation stable, ce qui constitue une +des applications les plus compliquées de la dynamique des solides. En se +bornant aux oscillations verticales du centre de gravité, l'étude serait +facile, parce qu'on apprécie aisément la manière dont la poussée +augmente quand le corps s'enfonce, ou diminue lorsqu'il s'élève, en +tendant toujours au rétablissement de l'état primitif. Mais il n'en est +plus ainsi des oscillations relatives à la rotation, soit quant au +roulis ou au tangage, dont la théorie aurait cependant beaucoup plus +d'intérêt pour l'art naval. Ici, les travaux des géomètres, qui ne +peuvent aborder les hautes difficultés mathématiques du problème qu'en +faisant abstraction de la résistance et de l'agitation du liquide, +deviennent essentiellement de purs exercices mathématiques, d'ailleurs +quelquefois ingénieux, qui ne sauraient réellement fournir à la pratique +aucune indication précise, lorsqu'on veut aller au-delà d'une simple +analyse générale du phénomène, indépendante du calcul. On en peut dire +presque autant des expériences tentées à ce sujet par divers physiciens, +sur la demande de quelques géomètres.</p> + +<p>Considérant maintenant l'équilibre des grandes masses liquides qui +composent la majeure partie de la surface terrestre, il est d'abord +évident que cette question se rattache immédiatement à la théorie +générale de la figure des planètes, caractérisée dans la vingt-cinquième +leçon. Mais, en regardant la forme de la surface d'équilibre comme +suffisamment connue, et la supposant même sphérique, pour plus de +simplicité, l'analyse réelle du problème présente encore des difficultés +qui ne peuvent être exactement surmontées. Car, l'hydrostatique +rationnelle enseigne ici que l'équilibre ne serait possible qu'en +supposant la même densité à tous les points également distans du centre +de la terre, ce qui, évidemment, ne saurait avoir lieu, en vertu de +leurs températures nécessairement inégales, par la seule diversité de +leurs positions. Cette impossibilité mathématique d'un équilibre +rigoureux ferait, dès lors, consister la question dans l'étude, +rationnellement inextricable, des divers courans, qui se compliquerait +même de la loi inconnue des températures propres aux différentes parties +de la masse. On doit remarquer, de plus, que la nature d'une telle +recherche exigerait sans doute qu'on y eût aussi égard à la +compressibilité des liquides, dont la loi est jusqu'ici entièrement +ignorée, et qui, néanmoins, ne saurait être insensible pour les couches +océaniques un peu profondes, vu l'immense pression qu'elles supportent. +Il est donc peu étonnant qu'un problème tellement compliqué ne comporte +encore aucune solution rationnelle, et que nos seules connaissances +réelles à ce sujet soient le résultat d'études purement empiriques. Ces +études, qui d'ailleurs n'appartiennent pas proprement à la physique et +se rapportent à l'histoire naturelle du globe, sont même extrêmement +imparfaites: car, jusqu'ici, par exemple, nous ne savons véritablement à +quoi attribuer les simples différences de niveau si bien constatées +entre les diverses parties de l'Océan général, qui semblent +contradictoires avec les notions fondamentales de l'hydrostatique; +celle, entre autres, mesurée à l'isthme de Suez, entre la mer +Méditerranée et la mer rouge, ou celle, plus remarquable, quoique moins +prononcée, qui a été reconnue sur l'isthme de Panama, entre le grand +Océan et l'Océan atlantique.</p> + +<p>La théorie des marées, considérée dans la vingt-cinquième leçon, +pourrait évidemment être classée ici comme un appendice naturel de cette +partie de la barologie, dont l'analyse des perturbations périodiques de +l'équilibre océanique forme, sans doute, le complément nécessaire. Quand +les études physiques seront habituellement devenues aussi fortes et +aussi bien coordonnées qu'elles devraient l'être, et que, par +conséquent, elles auront été toujours précédées d'études astronomiques +convenables, il est, en effet, très probable que cette doctrine rentrera +d'elle-même dans la barologie, à laquelle, sans doute, elle appartient +rationnellement: qu'importe, au fond, puisqu'il s'agit d'un phénomène +terrestre, que la vraie cause en soit céleste?</p> + +<p>Il faut maintenant envisager la dernière section de la barologie +statique, relative à l'équilibre des gaz, et spécialement de +l'atmosphère, en vertu de leur poids.</p> + +<p>À cet égard, la physique a dû d'abord surmonter une grande difficulté +préliminaire, qui ne pouvait exister envers les solides et les liquides, +celle de découvrir la pesanteur du milieu général dans lequel nous +vivons. L'air n'était point, en effet, directement susceptible d'être +pesé, comme un liquide, par le simple excès de poids d'un vase plein, +sur le même vase vide; car, le vase ne peut être vidé d'air qu'à l'aide +d'ingénieux artifices, fondés sur la connaissance même de la pesanteur +atmosphérique, exactement analysée dans ses principaux effets statiques. +Cette pesanteur ne pouvait donc être constatée que d'une manière +indirecte, par l'examen des pressions que l'atmosphère devait ainsi +nécessairement produire sur les corps placés à sa base, en vertu des +lois générales de l'équilibre des fluides. Une telle découverte était +donc évidemment impossible avant la théorie mathématique de ces +pressions, créée, comme nous venons de le voir, au commencement du +dix-septième siècle, par les travaux de Stévin, dont la haute importance +n'a pas été suffisamment appréciée. Mais, d'un autre côté, cette théorie +devait nécessairement conduire à dévoiler promptement ce grand fait; +car, quoique Stévin n'eût point pensé à l'atmosphère, son analyse des +pressions convenait aussi bien à ce cas, puisqu'elle n'était point +arrêtée par l'hétérogénéité de la masse fluide. L'époque de cette vérité +capitale était donc, pour ainsi dire, fixée; elle n'a été retardée que +par l'influence des habitudes métaphysiques: les moyens rationnels +d'exploration étant convenablement préparés, il suffisait, en effet, +désormais d'oser envisager, sous un point de vue positif, l'équilibre +général de l'atmosphère. Tel fut le projet de Galilée, dans ses +dernières années, si bien exécuté ensuite par son illustre disciple +Torricelli. L'existence et la mesure de la pression atmosphérique +devinrent irrécusables quand Torricelli eut découvert que cette force +soutenait les différens liquides à des hauteurs inversement +proportionnelles à leurs densités. L'ingénieuse expérience de Pascal +compléta bientôt la conviction générale, en constatant, avec une pleine +évidence, la diminution nécessaire de cette pression à mesure qu'on +s'élève dans l'atmosphère. Enfin, la belle invention du célèbre +bourguemestre de Magdebourg, déduction plus éloignée, mais inévitable, +de la découverte fondamentale de Torricelli, vint permettre une +démonstration directe, en donnant les moyens de faire le vide, et par +suite, d'apprécier exactement la pesanteur spécifique de l'air qui nous +entoure, jusque alors très vaguement mesurée. On voit comment cette +grande vérité, outre sa haute importance propre, a spontanément doté la +philosophie naturelle de deux des plus précieux moyens d'exploration +matérielle qu'elle possède, le baromètre et la pompe pneumatique. En +général, la création et le perfectionnement des instrumens d'observation +ou d'expérimentation ont toujours été, en physique, le résultat +nécessaire et définitif des principales découvertes scientifiques, dont +leur histoire est réellement inséparable: plus nous connaissons la +nature, mieux nous l'explorons sous de nouveaux rapports, ce qui doit +faire attacher un prix tout spécial aux premiers instrumens, quelque +grossière qu'ait été d'abord leur ébauche.</p> + +<p>Le poids de l'air, et en général des gaz, étant une fois bien constaté, +une dernière condition préliminaire restait seule à remplir pour qu'on +pût appliquer à l'équilibre atmosphérique les lois fondamentales de +l'hydrostatique: c'était l'indispensable connaissance exacte de la +relation nécessaire entre la densité d'un fluide élastique et la +pression qu'il supporte. Dans les liquides, du moins en les supposant +tout-à-fait incompressibles, ces deux phénomènes sont absolument +indépendans l'un de l'autre, tandis que, dans les gaz, ils sont +inévitablement liés; et c'est ce qui constitue, comme on sait, la +différence essentielle entre les théories mécaniques des deux sortes de +fluides. La découverte capitale de cette relation élémentaire fut faite +à la fois, et presque en même temps, par Mariotte en France, et Boyle en +Angleterre, qui possédaient tous deux à un si éminent degré le véritable +génie de la physique. Il était naturel, sans doute, de supposer d'abord +que la compressibilité caractéristique des gaz est indépendante de leur +densité; et en effet, ces deux illustres physiciens constatèrent, dans +leurs expériences, que les divers volumes successivement occupés par une +même masse gazeuse, sont exactement en raison inverse des différentes +pressions qu'elle éprouve. Cette loi, primitivement établie entre des +limites peu écartées, a été soigneusement vérifiée, dans ces derniers +temps, en faisant croître la pression jusqu'à près de trente +atmosphères. On a donc dû l'adopter, comme base de toute la mécanique +des gaz et des vapeurs. Toutefois, il serait difficile d'admettre +qu'elle soit l'expression mathématique de la réalité. Car, elle équivaut +évidemment à regarder les fluides élastiques comme toujours également +compressibles, quelques comprimés qu'ils soient déjà; ou, en sens +inverse, comme toujours aussi dilatables, à quelque dilatation qu'ils +soient parvenus. Or, l'une et l'autre conséquence sont, au moins, fort +invraisemblables, en considérant des pressions, ou très fortes ou très +faibles: poussées à l'extrême, elles détruiraient, sans doute, dans un +cas l'idée de gaz, et, dans l'autre, l'idée même de corps ou système. +Cette loi ne peut donc être qu'une approximation de la réalité, +suffisamment exacte seulement entre certaines limites, comprenant +heureusement presque tous les cas qu'il nous importe d'étudier. Mais il +ne faudrait pas croire qu'une telle remarque soit particulière à cette +importante relation. Il en est nécessairement toujours ainsi dans +l'application de nos conceptions abstraites à l'interprétation de la +nature, dont les véritables lois mathématiques ne peuvent jamais nous +être connues que par des approximations analogues, leurs limites étant +seulement plus ou moins écartées, même à l'égard des phénomènes les plus +simples et les mieux étudiés. Cette considération philosophique a déjà +été expressément signalée, au sujet de la loi de la gravitation +elle-même, à la fin de la vingt-quatrième leçon, où je me suis efforcé +de faire sentir combien il serait hasardé de regarder cette loi comme +nécessairement applicable à toute distance, quelque grande ou petite +qu'elle fût. Non-seulement toutes nos connaissances réelles sont +strictement circonscrites dans l'analyse des phénomènes et la découverte +de leurs lois effectives; mais, même ainsi restreintes, nos recherches +ne sauraient aboutir, en aucun genre, à des résultats absolus, et +peuvent uniquement fournir des approximations plus ou moins parfaites, +constamment susceptibles, il est vrai, de suffire à nos besoins +véritables: tel est l'esprit fondamental de la philosophie positive, que +je ne dois pas craindre de reproduire trop fréquemment dans cet ouvrage.</p> + +<p>D'après la loi de Mariotte et Boyle, la théorie générale de l'équilibre +atmosphérique tombe aussitôt sous la compétence de la mécanique +rationnelle. On voit d'abord que l'ensemble de l'atmosphère ne peut +jamais être réellement dans un état d'équilibre rigoureux, par les +mêmes motifs indiqués ci-dessus envers l'Océan, leur influence étant +seulement ici bien plus prononcée, puisque la chaleur dilate beaucoup +moins l'eau que l'air. Il est néanmoins indispensable de considérer, +abstraction faite de cette agitation nécessaire, l'équilibre partiel +d'une colonne atmosphérique très étroite, afin de se former une juste +idée générale du mode fondamental de décroissement propre à la densité +et à la pression des diverses couches. La question ne présente aucune +difficulté essentielle, quand on écarte les effets thermologiques; et +l'on voit alors aisément que les densités et les pressions diminueraient +en progression géométrique pour des hauteurs croissantes en progression +arithmétique, si la température pouvait être la même en tous les points +de la colonne, du moins en faisant abstraction du décroissement presque +insensible de la gravité, qui peut d'ailleurs être facilement pris en +considération exacte. Mais l'abaissement graduel et très prononcé +qu'éprouve nécessairement la température des couches atmosphériques à +mesure qu'elles sont plus élevées, doit en réalité ralentir notablement +cette variation abstraite, en rendant chaque couche plus dense que ne le +comporterait ainsi sa position. L'étude de ce grand phénomène se +complique donc naturellement d'un nouvel élément, jusqu'ici tout-à-fait +inconnu malgré quelques tentatives imparfaites, la loi relative à la +variation verticale des températures atmosphériques, qui ne sera +peut-être jamais suffisamment dévoilée, quelque intéressante qu'elle fût +à plusieurs égards, comme je l'ai déjà indiqué au sujet de la théorie +des réfractions astronomiques. On n'y supplée évidemment que d'une +manière extrêmement grossière et radicalement incertaine, lorsque, pour +formuler l'équilibre d'une portion déterminée de la colonne +atmosphérique, on suppose une température uniforme égale à la moyenne +arithmétique entre les deux températures extrêmes immédiatement +observées. Car la loi inconnue pourrait être telle, que la moyenne +géométrique, ou même quelque nombre très rapproché de l'un des extrêmes, +représentât avec moins d'erreur le véritable état de la colonne, +qu'aucune hypothèse de température commune ne saurait d'ailleurs +fidèlement exprimer. L'intervention du calcul des probabilités serait, +du reste, ici ou puérile ou sophistique, comme en tant d'autres +occasions. Tout ce qu'on pourrait dire de raisonnable en faveur d'un tel +usage, se réduirait réellement à la conformité de quelques-uns des +résultats auxquels il conduit avec des observations directes, argument +qui aurait en effet un grand poids, si cette confrontation avait jamais +été convenablement établie, ce dont il y a lieu de douter. On ne doit +donc employer qu'avec une grande circonspection, et seulement à défaut +de déterminations géométriques, le procédé imaginé par Bouguer pour la +mesure des hauteurs par le baromètre, dont la formule a été surchargée +plus tard d'un grand nombre de détails, qui ont fortement altéré sa +simplicité primitive, sans peut-être augmenter beaucoup son exactitude +réelle, si ce n'est en ce qui concerne la meilleure évaluation des +coefficiens, due à l'observation seule. Ce moyen est certainement fort +ingénieux: et son principal défaut consiste précisément à l'être +beaucoup trop, en faisant dépendre une grandeur aussi simple qu'une +distance d'une foule d'autres qui s'y rattachent indirectement dans un +phénomène très complexe. Mais il est évident que, quand on prétend à +l'exactitude, on ne saurait accorder une confiance bien étendue à une +méthode aussi indirecte, fondée sur la supposition préalable d'un état +de stagnation atmosphérique qui ne peut exister, et ensuite sur une +uniformité de température encore plus inadmissible. En considérant, dans +l'estimable travail de Ramon, la longue série des précautions +minutieuses qu'exige l'application exacte d'un tel procédé pour mériter +quelque confiance, et, par suite, la durée souvent très grande de +l'ensemble de l'opération, on voit même que ce moyen perd +essentiellement cette facilité qui fait sa seule valeur, et qu'il y +aurait fréquemment moins d'embarras, quand les circonstances le +permettent, à entreprendre directement une mesure géométrique, dont la +certitude serait d'ailleurs si supérieure. En principe, comme je l'ai +remarqué dans une autre occasion, une mesure quelconque est d'autant +plus précaire qu'elle est plus indirecte. Néanmoins, en renonçant à tout +parallèle entre ce mode de nivellement et le mode géométrique, il +conserve une valeur très réelle pour multiplier commodément nos +renseignemens généraux sur le relief du globe terrestre. Je regrette +seulement que la vérification n'en ait pas encore été convenablement +instituée. En cette occasion, comme en bien d'autres plus importantes, +les physiciens se sont jusqu'ici beaucoup trop subalternisés envers les +géomètres.</p> + +<p>Tel est essentiellement, en aperçu, l'ensemble de la barologie statique. +Pour la compléter, il faudrait maintenant considérer les modifications +importantes qu'éprouvent ses lois générales, à l'égard des petites +masses fluides, en vertu de l'imparfaite fluidité des liquides et des +gaz. Elles consistent surtout dans une élévation notable (quelquefois +changée en dépression), relativement à la surface ordinaire d'équilibre, +pour les filets liquides contenus dans des tubes très étroits: on les a +encore peu étudiées sur les gaz. C'est donc ici, à mes yeux, le lieu +naturel de la théorie de la capillarité. Plusieurs physiciens l'ont déjà +placée ainsi, mais par des motifs indépendans de la nature des +phénomènes, et seulement relatifs à leur mode actuel d'explication, en +vertu d'une vague analogie entre la pesanteur, rattachée à +l'<i>attraction</i> universelle, et la force moléculaire à laquelle on +attribue ces effets remarquables. J'avoue qu'un tel rapprochement me +touche peu, car il me paraît reposer essentiellement sur l'emploi du +malheureux mot <i>attraction</i> pour désigner la pesanteur générale: +supprimez cette expression abusive, dont j'ai signalé, dans la +vingt-quatrième leçon, les graves inconvéniens, il n'y aura plus aucune +assimilation à établir entre la gravité et la capillarité, leurs +phénomènes étant réellement antagonistes. C'est donc seulement parce que +les effets capillaires consistent dans une altération notable des lois +fondamentales de la pesanteur, que leur étude me paraît devoir être +classée comme un complément naturel et indispensable de la barologie +proprement dite.</p> + +<p>Quant au fond de la question à cet égard, c'est-à-dire, quant à la +théorie actuelle de ces phénomènes, je dois déclarer, quoique je ne +puisse me livrer ici à son examen spécial, que, malgré l'imposante +apparence d'exactitude dont Laplace l'a revêtue en y déployant un si +grand luxe analytique, elle m'a toujours paru fort peu satisfaisante, à +cause de son caractère vague, obscur, et même, au fond, essentiellement +arbitraire. Clairaut, pour ainsi dire en se jouant, avait imaginé l'idée +principale de cette explication, sans y attacher une grande importance: +Laplace, en voulant lui donner une consistance mathématique et une +précision qu'elle ne comportait pas, n'a fait que rendre ses vices plus +prononcés, aux yeux de quiconque ne se laisse point fasciner par un vain +appareil algébrique. Cette force mystérieuse et indéterminée, évidemment +créée pour le besoin de l'explication, et qui, par sa définition même, +échappe nécessairement à tout contrôle réel, cette force dont +l'intervention cesse ou reparaît presque à volonté, à laquelle on ajoute +ou l'on retranche des qualités essentielles pour la faire correspondre +aux phénomènes, ne serait-elle pas réellement une pure entité? Cette +théorie a-t-elle sensiblement perfectionné l'étude de la capillarité, +dont les progrès sont presque nuls depuis plus d'un demi-siècle? La +principale loi numérique des phénomènes capillaires, celle des hauteurs +inversement proportionnelles aux diamètres des différens tubes, était +parfaitement connue long-temps avant cette théorie, qui n'a rien produit +de semblable. Sa prépondérance n'aurait-elle point, au contraire, en ces +derniers temps, attiédi le zèle des physiciens pour une exploration +directe, menacée d'avance d'un accueil peu encourageant, si elle ne +venait point confirmer les prescriptions analytiques? Si, par exemple, +nous connaissons trop peu encore l'influence de la chaleur et de +l'électricité sur l'action capillaire, n'est-ce point à une telle cause +qu'on doit l'attribuer en grande partie?</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, l'étude réelle de ces phénomènes est en elle-même du +plus haut intérêt. Indépendamment de son utile application pour +augmenter la précision de plusieurs instrumens importans, elle occupe +directement, en philosophie naturelle, un rang très éminent, en vertu du +rôle fondamental de la capillarité dans l'ensemble des phénomènes +physiologiques, comme leur examen général nous le démontrera. Les effets +remarquables découverts par M. Dutrochet, sous les noms d'<i>endosmose</i> et +d'<i>exosmose</i>, viennent s'y rattacher spontanément: c'est l'action +capillaire envisagée en surface, au lieu de la simple capillarité +linéaire, jusque alors étudiée par les physiciens.</p> + +<p>Considérons maintenant, dans son ensemble, la seconde partie principale +de la barologie, celle qui concerne les lois des mouvemens des corps +pesans, et en premier lieu des solides.</p> + +<p>La belle observation fondamentale relative à la chute identique de tous +les corps dans le vide, a d'abord établi irrévocablement une dernière +notion élémentaire sur la pesanteur, celle de la proportionnalité +nécessaire entre les poids et les masses, qui manquait encore +essentiellement à la barologie statique. Les phénomènes de pur équilibre +pouvaient, à la rigueur, suffire à la dévoiler, mais d'une manière +beaucoup moins frappante, par une analyse convenable des effets du choc, +qui, permettant d'évaluer directement les rapports de deux masses, +auraient ainsi conduit à reconnaître son égalité avec celui de leurs +poids. Après cette notion préliminaire, nous devons surtout examiner ici +la découverte des lois fondamentales propres aux mouvemens produits par +la gravité. Non-seulement c'est par là que la physique réelle a dû être +historiquement créée; mais cette étude nous offre encore, à tous égards, +le plus parfait exemple de la manière de philosopher qui convient à +cette science.</p> + +<p>L'accélération naturelle de la chute des corps pesans n'avait point +échappé au génie si avancé d'Aristote, celui de tous les anciens +penseurs qui fut le moins éloigné de la philosophie positive, quoiqu'on +lui doive la coordination de la philosophie métaphysique. Mais +l'ignorance des principes élémentaires de la dynamique rationnelle ne +pouvait évidemment permettre de découvrir alors la vraie loi de ce +phénomène. L'hypothèse d'Aristote, qui consiste à faire croître la +vitesse proportionnellement à l'espace parcouru, pouvait être regardée +comme plausible tant que la théorie générale des mouvemens variés +n'était point formée. Aussi est-ce surtout cette création capitale, +provoquée par les difficultés propres au problème de la chute des corps, +qui constitue la gloire immortelle du grand Galilée. Cette théorie, +indiquée dans le premier volume de cet ouvrage, rend aussitôt palpable +l'absurdité de l'hypothèse d'Aristote, en montrant, avec une pleine +évidence, d'après une intégration fort élémentaire, qu'une telle loi de +mouvement équivaudrait mathématiquement à supposer l'intensité de la +pesanteur graduellement croissante, pendant la chute, en raison de +l'espace parcouru. Pour procéder, d'après cette théorie générale, à la +découverte de la loi véritable, Galilée dut naturellement supposer que +la gravité conservait toujours la même énergie, et il reconnut dès lors +que la vitesse et l'espace étaient nécessairement proportionnels, l'un +au temps écoulé, l'autre à son carré. La vérification expérimentale +pouvait être instituée de deux manières, également décisives, que +Galilée fit connaître: soit par l'observation immédiate de la chute +ordinaire, soit en ralentissant à volonté la chute à l'aide d'un plan +suffisamment incliné, sans que la loi essentielle pût en être altérée, +sauf les précautions nécessaires pour atténuer l'influence du +frottement. Atwood a imaginé plus tard un instrument fort ingénieux, qui +permet de ralentir indifféremment la chute, tout en la laissant +verticale, en obligeant une petite masse à en mouvoir une très grande: +ce qui permet de vérifier commodément, sous tous les points de vue, la +loi de Galilée.</p> + +<p>Parmi les contestations innombrables que suscita d'abord cette grande +découverte, la seule qui mérite aujourd'hui quelque attention est la +discussion élevée par Baliani, qui prétendait substituer à la loi de +Galilée une hypothèse peu différente en apparence, quoique radicalement +inadmissible. Les espaces décrits par le corps, dans chaque seconde +successive, doivent croître réellement comme la suite des nombres +impairs, et c'est sous cette forme que Galilée avait présenté sa loi. +Or, Baliani voulait remplacer cette progression par la série naturelle +de tous les nombres entiers. À une époque où la dynamique était encore +si peu connue, une telle concurrence pouvait être fort spécieuse, et la +discussion se serait, en effet, long-temps prolongée, si l'on n'en eût +appelé à l'expérience, qui condamna aussitôt Baliani. Car, cette +hypothèse correspond, en effet, comme celle de Galilée, à une intensité +constante de la pesanteur. Le seul caractère qui les distingue +rationnellement consiste en ce que, suivant Galilée, la vitesse peut +être aussi petite qu'on voudra, en choisissant une durée assez courte, +tandis que, d'après Baliani, il y aurait toujours un <i>minimum</i> de +vitesse très appréciable, indépendant du temps écoulé, et qui devrait +être instantanément imprimé au corps dès l'origine du mouvement: ce qui +eût suffi sans doute pour renverser immédiatement une telle hypothèse, +si la validité de cette déduction mathématique avait pu être d'abord +bien sentie.</p> + +<p>Par cette seule loi de Galilée, tous les problèmes relatifs au mouvement +des corps pesans rentrent aussitôt dans le domaine de la dynamique +rationnelle dont, au dix-septième siècle, ils provoquèrent la formation +sous les divers rapports fondamentaux, comme, au dix-huitième siècle, +les questions de mécanique céleste déterminèrent son développement +général. En ce qui concerne le mouvement de translation du corps libre +dans l'espace, cette étude est essentiellement due à Galilée lui-même, +qui établit la théorie du mouvement curviligne des projectiles, +abstraction faite de la résistance de l'air. Les tentatives fréquemment +renouvelées depuis par les géomètres pour y tenir compte de cette +résistance, n'ont pas eu encore un résultat physique satisfaisant. +Toutefois, il importe de noter ici combien, dans ces travaux, on s'est +strictement conformé à l'esprit de la saine théorie des hypothèses, en +se bornant à faire une supposition sur la loi mathématique de la +résistance du milieu, relativement à la vitesse, dans l'impossibilité où +l'on se trouve encore, et où l'on sera peut-être toujours, de découvrir +rationnellement cette loi, par les seuls principes de l'hydrodynamique, +dont une telle recherche constitue le problème le plus difficile. Une +semblable supposition est, en effet, éminemment susceptible, par sa +nature, d'une épreuve expérimentale qui ne saurait laisser aucune +incertitude; et c'est ainsi qu'on a successivement reconnu +l'imperfection de toutes les hypothèses jusqu'ici proposées à cet égard, +depuis Newton, à qui l'on doit la première et la plus usuelle d'entre +elles. La construction rationnelle de ces conjectures présente en +elle-même de grandes difficultés, pour concilier ces deux conditions qui +semblent contradictoires, et qui sont néanmoins également +indispensables: faire toujours décroître la résistance à mesure que la +vitesse diminue indéfiniment; et, cependant, disposer la loi de telle +manière que la vitesse initiale du mobile puisse être enfin complétement +détruite, par la seule action graduelle de la résistance. La dernière de +ces deux indications générales exige évidemment la présence d'un terme +constant dans l'expression algébrique de la loi, tandis que la première +semble devoir l'en exclure formellement. Quelle que soit l'utilité des +études expérimentales directes dont cette question difficile a été +jusqu'ici le sujet, elles n'ont pas eu encore de résultats pleinement +satisfaisans. Enfin, quelques observations récentes viennent même +d'augmenter à cet égard l'incertitude fondamentale, quoique propres +peut-être à présenter ensuite sous un nouveau jour l'ensemble du sujet, +en montrant que, lorsque les vitesses deviennent très grandes, elles +peuvent augmenter sans faire croître les résistances; cette importante +remarque ne saurait cependant être admise, sans un nouvel et scrupuleux +examen. Ainsi, en résumé, l'étude exacte du mouvement réel des +projectiles est encore extrêmement imparfaite.</p> + +<p>Quant aux mouvemens que produit la pesanteur dans un corps retenu, le +cas où ce corps est assujetti sur une courbe donnée est le seul +important à analyser; il constitue le problème général du pendule, dont +la théorie, entièrement due à Huyghens, n'offre plus, comme application +de la mécanique rationnelle, que de simples difficultés analytiques, en +faisant abstraction de la résistance du milieu. Cette belle théorie a +présenté, dès son origine, un puissant intérêt pratique, comme base de +la plus parfaite chronométrie. J'ai déjà indiqué, sous ce rapport, dans +la vingtième leçon, comment Huyghens, après avoir reconnu les +oscillations cycloïdales pour les seules rigoureusement isochrones, +était parvenu à les remplacer par les oscillations circulaires, seules +réellement admissibles, en rendant leurs amplitudes très petites. Ainsi +réglées, leurs durées ne dépendent que de la longueur du pendule simple +et de l'énergie de la gravité, proportionnellement à la racine carrée du +rapport numérique de ces deux grandeurs.</p> + +<p>Indépendamment de sa haute importance chronométrique, cette loi capitale +d'Huyghens a fourni deux conséquences générales, fort essentielles pour +les progrès de la barologie. D'abord, le pendule a permis à Newton de +vérifier la proportionnalité des poids aux masses avec beaucoup plus +d'exactitude que n'en pouvait comporter la chute des corps dans le vide, +ci-dessus mentionnée. Car, si cette relation n'avait pas lieu, ou, ce +qui revient au même, si la pesanteur agissait inégalement sur les +différens corps, cette diversité devrait se manifester nécessairement, +d'une manière très sensible, par la durée variable de leurs oscillations +pour des pendules d'égale longueur, comparativement formés de substances +distinctes. Or, l'expérience constate, au contraire, une frappante +coïncidence à cet égard entre les cas les plus opposés, pourvu qu'on +l'institue de manière à y rendre identique l'influence du milieu +résistant, condition facile à remplir en prenant les précautions +adoptées par Newton. Tous les corps ont donc la même gravité.</p> + +<p>En second lieu, le pendule nous a mis en état de reconnaître les +variations qu'éprouve, à diverses distances du centre de la terre, +l'intensité de cette commune pesanteur, suivant l'indication fournie par +la théorie fondamentale de la gravitation. Il a suffi, en effet, +d'apercevoir une différence irrécusable entre les longueurs du pendule à +secondes observées en des lieux distincts, pour avoir aussitôt le droit +d'en conclure mathématiquement l'inégalité des pesanteurs +correspondantes, en raison directe des longueurs respectives. Reste +ensuite, ce qui est facile, à isoler dans cette indication expérimentale +la part de la force centrifuge, d'après la latitude du lieu, pour +obtenir exactement la variation propre de la gravité. C'est d'après un +tel principe que se multiplient chaque jour nos renseignemens sur la +mesure de la pesanteur en divers points du globe, et par une suite +indirecte, comme je l'ai indiqué dans la vingt-cinquième leçon, sur la +vraie figure de la terre.</p> + +<p>Dans ces différentes sections de la barologie dynamique, les corps +solides sont envisagés, abstraction faite de leurs dimensions, et comme +de simples points. Mais, tous ces problèmes doivent maintenant être +repris avec un nouvel ordre de difficultés, en ayant égard aux diverses +particules dont le corps est réellement formé. Sous ce rapport, la +question du mouvement libre nous entraînerait nécessairement dans cet +ensemble de recherches délicates et compliquées qui caractérisent en +dynamique abstraite, l'analyse des rotations, même en se bornant au cas +du vide, et qui serait ici entièrement indépendant de l'action de la +pesanteur: heureusement, cette face du problème est, en réalité, peu +importante pour le mouvement de nos projectiles. À l'égard du pendule, +cette difficulté se réduit à déterminer suivant quelles lois les divers +points du corps modifient, en vertu de leur liaison, les durées inégales +de leurs oscillations respectives, afin que leur ensemble puisse +osciller comme un point unique, idéal ou réel. Cette loi, découverte par +Huyghens, et obtenue ensuite, d'une manière plus rationnelle, par +Jacques Bernouilli, ramène aisément le pendule composé au pendule simple +jusque alors étudié, quand on connaît le moment d'inertie du corps. Elle +explique nettement un nouveau moyen de faire varier la durée des +oscillations, en changeant seulement la répartition de la masse +oscillante. C'est ainsi que l'étude du pendule se rattache à toutes les +questions essentielles de la dynamique générale des solides. Quoique la +résistance de l'air y exerce beaucoup moins d'influence que dans le +mouvement des projectiles, il faut cependant l'y prendre aussi en +considération, afin de donner à ce précieux instrument toute la +précision dont il est susceptible. Ici, les tentatives ont pu être bien +plus heureuses, surtout en établissant, comme l'a fait si judicieusement +M. Bessel en dernier lieu, une exacte comparaison expérimentale entre +les oscillations réelles, nécessairement affectées de la résistance du +milieu, et les oscillations théoriques, relatives au cas du vide: aussi +le passage de l'un à l'autre cas se fait-il maintenant avec beaucoup de +sûreté et de facilité.</p> + +<p>En considérant les immenses difficultés fondamentales que présente +l'hydrodynamique abstraite, comme nous l'avons reconnu en philosophie +mathématique, on ne sera pas surpris que la partie de la barologie +dynamique relative aux fluides soit encore si imparfaite, au moins sous +le point de vue rationnel. Le cas des gaz, et surtout de l'air, est, +d'abord, presque entièrement négligé, tant on a senti l'impossibilité +d'y atteindre réellement. Quant aux liquides, il n'y a jusqu'ici +d'analysé, d'une manière à quelques égards satisfaisante, que leur +écoulement par de très petits orifices percés au fond ou sur les côtés +des vases, c'est-à-dire le mouvement purement linéaire, dont l'étude +mathématique a été faite par Daniel Bernouilli, d'après sa célèbre +hypothèse du parallélisme des tranches. Son principal résultat a été de +démontrer la règle, proposée empiriquement par Torricelli, sur +l'évaluation de la vitesse du liquide à l'orifice, comme égale à celle +d'un poids qui serait tombé de toute la hauteur du liquide dans le vase. +Or, cette règle n'a été mise en harmonie avec l'observation, même +lorsque le niveau est entretenu invariable, qu'à l'aide d'une sorte de +fiction ingénieuse, suggérée par le singulier phénomène de la +<i>contraction</i> de la veine fluide. Le cas du niveau variable est à peine +ébauché, et à plus forte raison celui où l'on doit tenir compte de la +forme et de la grandeur de l'orifice. Quant au mouvement à deux +dimensions, et surtout quant au mouvement général en tous sens, qui a +toujours lieu plus ou moins, leur théorie est encore entièrement dans +l'enfance, quoiqu'elle ait été le sujet de travaux mathématiques fort +étendus, dont quelques-uns ont une éminente valeur abstraite. Corancez a +fait, dans ces derniers temps, une tentative très estimable pour +appliquer à cette recherche difficile les perfectionnemens généraux +introduits par Fourier dans l'analyse mathématique, à l'occasion de sa +théorie thermologique.</p> + +<p>Les études expérimentales, d'ailleurs trop rares et surtout trop peu +suivies, n'ont pas eu jusqu'ici, sous ces divers rapports, des résultats +beaucoup plus satisfaisans, si ce n'est relativement à quelques données +numériques. Elles ont été, en général, conçues dans un esprit trop +subalterne envers les théories mathématiques, et entreprises +ordinairement pour les vérifier. Or, les cas abstraits considérés par +les géomètres diffèrent habituellement à tant de titres des cas réels, +que cette confrontation est, en elle-même, fort délicate, et le plus +souvent assez incertaine, vu l'embarras qu'on éprouve à démêler, parmi +les circonstances que la théorie néglige, celles qui produisent +principalement les écarts observés. Faut-il les rapporter à l'imparfaite +fluidité du liquide, ou à son frottement contre les parois du vase, ou +aux mouvemens obliques qui s'établissent dans l'intérieur de la masse +fluide, etc.? C'est ce qui demeure ordinairement indécis. Néanmoins, +cette importante branche de la barologie peut tirer un grand parti d'un +système rationnel d'expérimentation, entre les mains de physiciens +sachant bien apprécier la valeur réelle des théories mathématiques, sans +s'exagérer leur portée. Mais il faut que les expériences soient +instituées avec plus de génie, et d'une manière plus indépendante, afin +d'éclaircir les nombreuses questions laissées intactes par la théorie. +L'imperfection de cette partie de la science est fort sensible, +lorsqu'on cherche à la faire correspondre aux grands cas naturels, non +pas même aux mouvemens généraux de l'Océan ou de l'atmosphère, dont +l'étude rationnelle doit encore être jugée trop peu accessible, mais +seulement aux mouvemens des fleuves et des canaux, dont la théorie n'a +guère dépassé aujourd'hui le degré de précision et de profondeur où +l'avait laissée le judicieux Guglielmini, au milieu de l'avant-dernier +siècle.</p> + +<p>Telles sont les considérations générales extrêmement sommaires +auxquelles je dois me borner ici, sur les principales parties de la +barologie, successivement examinées. Elles me paraissent suffire pour +faire ressortir leur véritable esprit, ainsi que l'état présent de +l'ensemble de chacune d'elles, et la nature des progrès qu'elles +comportent. Quoique nous l'ayons reconnue très imparfaite à beaucoup +d'égards, cette première branche de la physique n'en est pas moins, +non-seulement la plus pure, mais aussi la plus riche: nous y avons +fréquemment remarqué un caractère de rationnalité et un degré de +coordination que seront loin de nous offrir les autres parties de la +science. Son imperfection est même essentiellement relative à ce que +nous y cherchons naturellement une consistance et une précision presque +astronomiques, bien plus difficiles ici qu'à l'égard des phénomènes +célestes, et que nous n'oserions demander au reste de la physique. La +barologie a depuis long-temps pleinement atteint son état de positivité +définitive; il n'y a pas une seule de ses nombreuses subdivisions qui ne +soit au moins ébauchée; tous les moyens généraux d'investigation y ont +été successivement introduits et appliqués: ainsi, ses progrès futurs ne +dépendent désormais essentiellement que d'une harmonie plus complète +entre ces divers moyens, et surtout d'une combinaison plus homogène et +plus intime entre le génie mathématique et le génie physique.</p> + + +<a name="l30" id="l30"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TRENTIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur la thermologie physique.</p> + +<p>Après les phénomènes de la gravité, ceux de la chaleur sont, +incontestablement, les plus universels de tous les phénomènes physiques. +Dans l'économie générale de la nature terrestre, morte ou vivante, leur +fonction est aussi importante que celle des premiers, dont ils sont +habituellement les principaux antagonistes. Si l'étude géométrique ou +mécanique des corps réels est surtout dominée par la considération de la +gravité, l'influence de la chaleur devient, à son tour, prépondérante, +lorsqu'on envisage les modifications plus profondes, relatives ou à +l'état d'agrégation, ou à l'intime composition des molécules; la +vitalité, enfin, lui est essentiellement subordonnée. Quant à l'action +de l'homme sur la nature, c'est une sage application de la chaleur qui +la constitue principalement. Ainsi, après la barologie, aucune partie de +la physique ne saurait mériter autant que la thermologie l'attention des +esprits qui conçoivent l'ensemble de la philosophie naturelle.</p> + +<p>Les premières observations thermologiques, entreprises dans une +intention scientifique, sont presque aussi anciennes que les découvertes +de Stévin et de Galilée sur la pesanteur; puisque l'invention primitive +du thermomètre remonte, comme on sait, au commencement du dix-septième +siècle, et que l'illustre académie <i>del Cimento</i> n'a cessé de se livrer, +avec un zèle persévérant, à l'étude de la chaleur, pendant toute la +durée de sa trop courte existence. Il est néanmoins incontestable que, +vu la complication supérieure de ses phénomènes, la thermologie a +toujours été fort en arrière de la barologie. À la fin du dix-septième +siècle, elle était encore si peu avancée, que les indications +thermométriques ne pouvaient même être comparées, faute des deux points +fixes, dont la nécessité fut alors signalée par Newton. Mais cette +imperfection relative devient bien plus sensible en considérant surtout +la nature si opposée des recherches dont ces deux branches de la +physique étaient alors le sujet. Tandis que les physiciens avaient +essentiellement renoncé, depuis long-temps, envers la pesanteur, à +deviner la nature intime et le mode de production des phénomènes, pour +se borner à en découvrir, par une observation rationnelle, les lois +effectives, ils ne regardaient comme dignes de leur attention, dans +l'étude plus difficile de la chaleur, que les tentatives chimériques sur +la nature du feu, où les faits ne jouaient qu'un rôle pour ainsi dire +épisodique. On voit encore, presque au milieu du siècle dernier, +l'Académie des Sciences de Paris couronner, à ce sujet, des +dissertations essentiellement métaphysiques, dont une entre autres, +composée d'ailleurs avec un talent remarquable, était due à +l'association de Voltaire avec Mme du Châtelet. C'est seulement pendant +la dernière moitié de ce siècle, lorsque toutes les parties importantes +de la barologie étaient déjà à peu près aussi développées +qu'aujourd'hui, que la thermologie commença à prendre un caractère +vraiment scientifique, en vertu de l'heureuse impulsion déterminée +surtout par la découverte capitale de Black. Dès lors, l'analyse des +phénomènes et la recherche de leurs relations ont attiré de plus en plus +l'attention des physiciens, qui en ont fait enfin le principal objet de +leurs travaux. Toutefois, ils n'ont pas encore entièrement renoncé aux +hypothèses primitives sur la cause et l'essence du feu: seulement ils en +ont subordonné l'usage à l'étude des phénomènes, que ces conceptions +imaginaires sont destinées, dit-on, à faciliter. Mais, pour quiconque a +suivi convenablement cette marche historique, une telle inversion des +rôles, à l'égard d'hypothèses jadis souveraines, est un symptôme +irrécusable de leur décadence définitive et prochaine. La haute +influence des travaux de l'illustre Fourier doit nécessairement hâter +beaucoup ici le développement naturel de la saine philosophie, comme je +l'ai indiqué déjà dans l'avant-dernière leçon. Il est certain, en effet, +que de toutes les branches de la physique encore envahies par cet esprit +anti-scientifique, la thermologie est aujourd'hui la plus près +d'échapper complétement à son influence. Cette importante réforme sera +même accélérée par l'ébranlement que produit, depuis le commencement de +ce siècle, le choc des deux principales hypothèses sur la nature de la +chaleur, et qui tend à les discréditer également auprès des physiciens +les plus rationnels.</p> + +<p>Entre toutes les branches de la physique auxquelles on applique +l'analyse mathématique, l'étude des lois générales de la chaleur se +distingue éminemment par le caractère spécial qu'y présente aujourd'hui +cette application. En barologie, cette analyse remplit, il est vrai, une +fonction parfaitement rationnelle, comme je l'ai montré dans la leçon +précédente; mais son introduction n'y offrait aucune difficulté propre, +puisque, après les découvertes physiques fondamentales, la théorie de la +pesanteur rentrait d'elle-même dans le ressort de la mécanique +rationnelle. Il en est essentiellement ainsi, quoiqu'à un degré moindre, +pour l'acoustique. En électrologie, et même, à certains égards, en +optique, on a bien tenté de procéder d'une manière analogue, +c'est-à-dire d'y appliquer l'analyse mathématique en ramenant les +questions à de simples recherches de mécanique générale; mais ce n'a pu +être qu'en se fondant sur les hypothèses arbitraires des fluides et des +éthers imaginaires, ce qui rend une telle application radicalement +illusoire. Au contraire, la théorie analytique de la chaleur présente un +caractère scientifique aussi satisfaisant que celles de la pesanteur et +du son; et, néanmoins, elle ne pouvait être traitée comme une dépendance +de la mécanique abstraite, à moins de faire reposer une telle relation +sur de semblables chimères, ce qu'a si parfaitement évité son illustre +fondateur. Cette théorie a donc exigé une conception spéciale et +directe, ainsi qu'une analyse non moins nouvelle. Afin de faire mieux +ressortir ces propriétés fondamentales, je consacrerai exclusivement la +leçon suivante à l'examen philosophique de la thermologie mathématique, +et je me bornerai dans la leçon actuelle à considérer seulement l'étude +purement physique de la chaleur, qui doit d'ailleurs servir, évidemment, +de base nécessaire et d'introduction naturelle à son étude mathématique.</p> + +<p>La thermologie physique se décompose rationnellement, suivant les +phénomènes qu'elle envisage, en deux parties bien distinctes, quoique +étroitement liées l'une à l'autre. Dans la première, on étudie les lois +de l'action thermologique proprement dite; c'est-à-dire de l'influence +mutuelle des corps pour faire varier leurs températures respectives, +sans s'occuper des altérations qui en résulteront à d'autres égards. La +seconde partie consiste, au contraire, dans l'étude de ces altérations, +c'est-à-dire, des modifications ou même des changemens que la +constitution physique des corps peut éprouver par suite de leurs +variations de température, en s'arrêtant au degré où ces effets +commenceraient à porter sur la composition moléculaire, et +appartiendraient dès lors au domaine de la chimie<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a> +<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>. Considérons +d'abord le premier ordre de phénomènes, dont l'analyse se réduit à la +théorie de l'échauffement et du refroidissement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" +name="footnote25"><b>Note 25: </b></a><a href="#footnotetag25"> +(retour) </a> On admet souvent une troisième partie, + toutefois bien moins tranchée, relative aux sources de la + chaleur et du froid. Mais, en excluant les sources + chimiques, qui sont les principales, cette section rentre + essentiellement dans les deux autres, sauf le cas de la + production de la chaleur par le frottement, dont l'étude est + jusqu'ici fort imparfaite. +</blockquote> + +<p>Entre deux corps, dont les températures, d'ailleurs quelconques, sont +exactement égales, il ne se produit jamais aucun effet thermologique. +L'action commence aussitôt que, par une cause quelconque, les +températures deviennent inégales. Envisagée d'une manière générale, elle +consiste en ce que le corps le plus chaud élève la température de +l'autre, tandis que celui-ci abaisse celle du premier; en sorte que leur +influence mutuelle tend à les ramener plus ou moins promptement à une +température commune, intermédiaire entre les deux primitives. Quoique, +le plus souvent, cet état final soit inégalement éloigné des deux +extrêmes, l'action, convenablement estimée, n'en est pas moins, dans un +tel ordre de phénomènes, parfaitement équivalente à la réaction en sens +contraire. Examinons sommairement leurs principales lois, en les +dégageant de toute intervention des hypothèses arbitraires par +lesquelles on prétend encore les expliquer, et qui n'ont d'autre effet +réel que d'en obscurcir la notion et d'en compliquer l'étude<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a> +<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" +name="footnote26"><b>Note 26: </b></a><a href="#footnotetag26"> +(retour) </a> Cette tendance aux entités, quoique + aujourd'hui fort affaiblie, est encore si prononcée chez la + plupart des physiciens actuels, qu'on a été sur le point, au + commencement de ce siècle, d'admettre définitivement, en + thermologie, comme on le fait en électrologie, deux fluides + imaginaires, l'un pour la chaleur, l'autre pour le froid, à + cause des phénomènes connus sous le nom de <i>réflexion du + froid</i>, qui, ayant été d'abord mal analysés, ne paraissaient + point suffisamment expliqués avec un fluide unique, dont on + a fini néanmoins par se contenter. +</blockquote> + +<p>Il convient, pour cela, de distinguer, d'après tous les physiciens, deux +cas essentiels, suivant que les corps agissent thermologiquement les uns +sur les autres à des distances plus ou moins considérables, ou bien au +contact immédiat. Le premier cas constitue ce qu'on nomme le +<i>rayonnement</i> de la chaleur.</p> + +<p>La communication directe de la chaleur entre deux corps parfaitement +isolés l'un de l'autre a été long-temps niée par des physiciens qui +regardaient l'air, ou tout autre milieu, comme un intermédiaire +indispensable. Mais elle est maintenant incontestable, puisque l'action +thermologique s'accomplit même dans le vide; outre que le peu de densité +et la faible conductibilité de l'air ne sauraient évidemment permettre +d'expliquer, par sa seule intervention, les effets observés dans la +plupart des cas ordinaires. Cette action, ainsi que celle de la gravité, +s'étend sans doute à toutes les distances, conformément au rapprochement +fondamental indiqué par Fourier entre ces deux grands phénomènes: car +nous pouvons concevoir aujourd'hui les divers astres de notre monde, +comme exerçant à cet égard une influence mutuelle appréciable; et même, +la température propre à l'ensemble de notre système solaire paraît +devoir être essentiellement attribuée à l'équilibre thermométrique vers +lequel tendent toutes les parties de l'univers.</p> + +<p>La première loi générale relative à une telle action, consiste dans sa +propagation constamment rectiligne. C'est ce fait capital qu'on a tenté +de formuler, d'après l'hypothèse du fluide calorifique, par l'expression +de <i>rayonnement</i>, qui indique le trajet des molécules du calorique, et +qu'on a transportée ensuite à l'hypothèse de l'éther, où elle désigne +les séries linéaires de vibrations. Mais la loi, en elle-même, est +parfaitement indépendante de l'une ou l'autre supposition, et il importe +beaucoup de l'en dégager, afin d'ôter à une vérité physique aussi +essentielle l'apparence métaphysique d'une conception arbitraire. Cela +n'empêche nullement de conserver l'expression utile de <i>rayon</i> de +chaleur, pourvu qu'on la restreigne avec scrupule à désigner la droite +suivant laquelle deux points agissent thermologiquement l'un sur +l'autre; elle devient alors l'énoncé abstrait et concis de ce simple +fait général, si fécond en applications importantes: c'est selon une +telle droite que doivent être placés les corps susceptibles d'absorber +la chaleur pour empêcher cette action mutuelle.</p> + +<p>Cette chaleur rayonnante peut être réfléchie comme la lumière, et +conformément à la même règle, sous un angle de réflexion égal à celui +d'incidence, comme le prouve la belle expérience des réflecteurs +paraboliques. Quand elle est unie à la lumière, elle paraît éprouver les +mêmes réfractions, sauf quelques différences notables qui seront +indiquées ci-après: mais nous ignorons réellement s'il en est encore +ainsi à l'égard de la chaleur obscure, vu la difficulté de distinguer +suffisamment la chaleur simplement transmise par un corps intermédiaire +de celle qui résulte de son propre échauffement.</p> + +<p>L'action thermologique que deux corps exercent directement l'un sur +l'autre dépend certainement de leur distance mutuelle, de manière à +s'affaiblir lorsque cette distance augmente. Ce décroissement paraît +même varier plus rapidement que la distance: mais on ignore encore +quelle est sa loi véritable. On le suppose habituellement en raison +inverse du carré de la distance. Il y a lieu de penser, néanmoins, que +ce mode de variation a été bien plus imaginé qu'aperçu, soit afin +d'obtenir une loi analogue à celle de la pesanteur, soit surtout par +suite de la considération métaphysique sur la loi absolue des émanations +quelconques. Aucun système d'expériences n'a jamais été jusqu'ici +convenablement institué et exécuté pour résoudre directement une telle +question, que ne sauraient trancher, sans doute, des conjectures aussi +hasardées, et sur laquelle Fourier s'est sagement abstenu de prononcer.</p> + +<p>Une autre condition générale relative à cette action thermologique, +consiste dans la direction du rayonnement, envisagée, soit quant à la +surface du corps échauffant, soit quant à celle du corps échauffé. Les +expériences de M. Leslie, parfaitement confirmées d'ailleurs, comme +l'indiquera la leçon suivante, par la théorie mathématique de la chaleur +rayonnante, ont établi que, sous l'un ou l'autre rapport, l'intensité de +l'action est d'autant plus grande que les rayons sont plus rapprochés de +l'une ou de l'autre normale, et qu'elle varie proportionnellement au +sinus de l'angle qu'ils forment avec chaque surface.</p> + +<p>Enfin, la différence des températures entre les deux corps considérés +constitue le dernier élément fondamental, et le plus important de tous, +en continuant à analyser le phénomène d'une manière entièrement +générale. Quand cette différence n'est pas très grande, l'intensité du +phénomène lui est exactement proportionnelle, d'après les expériences +les plus précises; mais cette relation paraît cesser lorsque les +températures deviennent extrêmement inégales, et l'on ignore jusqu'à +présent quelle est alors la véritable loi, quoiqu'il ne soit pas douteux +que l'action continue toujours à dépendre exclusivement de la +température relative.</p> + +<p>Telles sont les lois élémentaires de l'influence thermologique mutuelle +de deux corps quelconques, isolés l'un de l'autre, en supposant que la +chaleur soit directement transmise. La chaleur lumineuse exigerait +d'ailleurs une nouvelle distinction, relative à la couleur de la +lumière; car les diverses parties du spectre solaire sont loin, comme on +sait, de posséder au même degré la propriété d'échauffer. Mais, d'après +les considérations très judicieuses présentées tout récemment à ce +sujet, par M. Melloni, cette question réclame un examen plus approfondi, +où l'on ait égard à l'action thermologique du prisme que la lumière a dû +traverser avant de fournir le spectre solaire. Car suivant les +expériences de ce physicien, le <i>maximum</i> de chaleur, que jusque alors +on croyait invariablement fixé un peu au-delà des rayons rouges, passe +successivement dans presque toutes les portions du spectre, en faisant +convenablement varier la nature et même seulement les dimensions du +prisme.</p> + +<p>Quand le rayonnement calorifique, au lieu d'être direct, s'effectue à +travers un intermédiaire susceptible de le transmettre, les conditions +fondamentales signalées ci-dessus se compliquent de nouvelles +circonstances, jusqu'ici peu étudiées, relatives à l'action du corps +interposé. On doit à Saussure une belle série d'expériences, toutefois +trop peu variées, sur l'influence d'une suite d'enveloppes transparentes +pour altérer notablement le mode naturel d'accumulation ou de +déperdition de la chaleur, soit lumineuse, soit surtout obscure. Plus +tard, M. Melloni a signalé une distinction essentielle, jusque alors +méconnue, entre la transmission de la chaleur et celle de la lumière, en +prouvant irrécusablement que les corps les plus diaphanes ne sont pas +toujours ceux que la chaleur traverse le mieux, comme on le croyait +habituellement avant lui.</p> + +<p>Quelque avantage que doivent trouver les physiciens, afin de mieux +analyser les phénomènes thermologiques, à étudier le rayonnement de la +chaleur à part de sa propagation au contact, il est néanmoins évident +que, dans la nature, ces deux modes sont toujours et nécessairement +liés, quoique à des degrés souvent fort inégaux. Car indépendamment de +ce que l'air constitue presque toujours un intermédiaire inévitable, qui +concourt à la production de l'équilibre thermométrique entre deux corps +éloignés, on voit que c'est seulement l'état de la surface qui peut être +déterminé par le simple rayonnement, soit que la température s'élève ou +s'abaisse. Pour chacun des deux corps, les parties intérieures, qui +contribuent aussi bien que les surfaces à l'état final, ne peuvent +s'échauffer ou se refroidir que par voie de propagation contiguë et +graduelle. Ainsi, l'étude de la chaleur rayonnante serait, par +elle-même, insuffisante à analyser complétement aucun cas réel. De même, +en sens inverse, outre que des circonstances artificiellement combinées +peuvent seules mettre les deux corps à l'abri de tout rayonnement +extérieur, leur action thermologique réciproque ne saurait avoir lieu au +simple contact que dans les parties nécessairement limitées où cette +contiguité existe, et le phénomène s'accomplit toujours inévitablement +sous l'influence plus ou moins importante du rayonnement mutuel de tous +les autres points des deux surfaces. Cette combinaison intime et +permanente rend très difficile l'analyse exacte des deux modes +fondamentaux de l'action thermologique, quoique leur distinction n'en +soit pas moins réelle.</p> + +<p>Parmi les trois conditions générales indiquées ci-dessus, relativement à +l'intensité de cette action quand elle s'exerce à distance, la +différence des températures, qui constitue, il est vrai, la principale, +est la seule qui se reproduise certainement et d'une manière identique à +l'égard de la propagation de la chaleur par contiguïté. Puisque dans ce +cas, les températures des parties simultanément considérées sont +nécessairement beaucoup moins inégales, la loi qui fait croître +l'influence thermologique proportionnellement à leur différence, peut +même y être presque toujours regardée comme l'expression exacte de la +réalité. Quant à la loi relative à la direction, elle paraît s'y +maintenir aussi, sans qu'on ait pu toutefois s'en assurer formellement +jusqu'ici. Mais celle qui concerne la distance doit s'y trouver +totalement changée: car, d'une part, l'action des molécules presque +contiguës ne saurait être à beaucoup près aussi grande que +l'indiqueraient les variations qu'on éprouve tant que les distances +restent appréciables; et, d'un autre côté, en comparant entre eux les +divers petits intervalles, le décroissement est sans doute bien plus +rapide qu'à l'égard des corps éloignés.</p> + +<p>Quel que soit le mode général suivant lequel s'accomplisse +l'échauffement de l'un des corps et le refroidissement de l'autre, +l'état final qui s'établit, conformément à ces lois fondamentales, est +déterminé numériquement par trois coefficiens essentiels, +particulièrement affectés à chaque corps naturel, comme l'est, en +barologie, sa pesanteur spécifique, et qu'il faut maintenant +caractériser.</p> + +<p>Avant Fourier, les physiciens avaient toujours confondu sous le nom +commun de <i>conductibilité</i>, deux propriétés thermologiques très +différentes, dont les divers degrés d'intensité sont bien loin de se +correspondre exactement dans un grand nombre de cas: 1º la faculté pour +chaque corps d'admettre, par sa surface, la chaleur extérieure, ou, en +sens inverse, de laisser dissiper au dehors sa chaleur superficielle; 2º +la facilité plus ou moins grande qu'il présente à propager graduellement +dans l'intérieur de sa masse les changemens quelconques survenus à sa +surface. Fourier a proposé de désigner ces deux qualités par les +dénominations très expressives de <i>pénétrabilité</i> et de <i>perméabilité</i>, +dont l'usage deviendra sans doute universel, quand on aura +convenablement senti l'importance d'une telle distinction élémentaire.</p> + +<p>La conductibilité intérieure, ou perméabilité, ne dépend essentiellement +que de la nature du corps et de son état d'agrégation. Elle peut +présenter, d'un corps à un autre, d'immenses différences, dont les plus +prononcées ont été reconnues de tout temps par tous les hommes, en +opposant, par exemple, à la propagation si facile et si prompte de la +chaleur dans l'intérieur de beaucoup de métaux, son mouvement si lent et +si pénible dans le charbon, qui, incandescent en certains points, est à +peine sensiblement échauffé à quelques centimètres de là. Elle varie +d'une manière non moins évidente, avec la constitution physique des +corps. La fluidité la diminue tellement, que des physiciens aussi +éminens que Rumford ont pu aller jusqu'à en nier complétement +l'existence dans les liquides, où la propagation de la chaleur serait +ainsi uniquement attribuée à l'agitation intérieure qu'elle y produit +nécessairement. Quoique des expériences décisives aient montré ensuite +la fausseté de cette opinion, il est demeuré incontestable que la +perméabilité proprement dite est extrêmement faible dans les liquides, +et moindre encore dans les gaz.</p> + +<p>Quant à la conductibilité extérieure, ou pénétrabilité, elle varie sans +doute suivant la nature des corps et leur état d'agrégation. Mais elle +dépend, en outre, et principalement, des circonstances purement +relatives à leur surface extérieure. On sait, par exemple, que la +couleur seule de cette surface exerce, à cet égard, une très grande +influence. Il en est encore ainsi de son degré de poli, de la manière +plus ou moins régulière dont elle peut être rayée en divers sens, et de +plusieurs autres modifications, insignifiantes en apparence, dont les +effets généraux ont été soigneusement étudiés par les physiciens. Toutes +ces variations se manifestent d'ailleurs identiquement, soit que le +corps s'échauffe, soit qu'il se refroidisse. Enfin, la pénétrabilité est +assujettie, par sa nature, à changer, pour une même surface, +successivement exposée à l'action de divers milieux.</p> + +<p>En principe, les degrés si différens que peuvent nous offrir ces deux +sortes de conductibilité ne sauraient influer, sans doute, sur l'état +thermologique final qui tend à s'établir entre deux corps quelconques +par suite de leur action mutuelle, mais seulement sur l'époque de son +entier établissement dans chacun d'eux. Toutefois, comme les questions +réelles deviennent souvent, à tous égards, de pures questions de temps, +il est clair que, si ces inégalités sont très prononcées, elles doivent +influer effectivement sur l'intensité même des phénomènes que nous +observons. Si, par exemple, la perméabilité est assez faible pour qu'on +ne puisse produire, en temps opportun, une température déterminée dans +l'intérieur du corps sans appliquer à quelques parties de sa surface une +chaleur capable de les fondre ou de les brûler, le phénomène ne pourra +évidemment avoir lieu, à moins d'y employer un temps démesuré. En +général, plus l'une et l'autre conductibilité seront parfaites, mieux +les corps se conformeront réellement aux lois fondamentales de l'action +thermologique, à distance, ou au contact. Il serait donc très important +de mesurer exactement les valeurs effectives de ces deux coefficiens +pour tous les corps étudiés. Malheureusement, ces évaluations sont +jusqu'ici extrêmement imparfaites. On conçoit aisément que les +expériences de conductibilité, d'ailleurs peu étendues, tentées avant la +distinction élémentaire établie par Fourier, ne sauraient fournir, à cet +égard, que des renseignemens fort équivoques, avec quelque soin qu'elles +eussent été exécutées, puisque la pénétrabilité et la perméabilité y +étaient toujours confondues. Il est difficile de les instituer de +manière à apprécier sûrement l'influence précise propre à chacune de ces +qualités. Toutefois, Fourier a indiqué, d'après sa thermologie +mathématique, les moyens généraux d'évaluer directement la perméabilité, +et, par suite, de mesurer indirectement la pénétrabilité, en +défalquant, dans la conductibilité totale, jusque alors seule évaluée, +la part de la première propriété. Mais l'application de ces procédés est +encore à peine ébauchée.</p> + +<p>Une dernière considération spécifique, qui concourt, avec les deux +précédentes, à régler, dans les différens corps, les résultats +définitifs de leur action thermologique, résulte de ce que, soit sous le +même poids, soit à volume égal, les diverses substances consomment des +quantités distinctes de chaleur pour élever également leur température. +Cette importante propriété, dont on n'a commencé à se faire une juste +idée que dans la dernière moitié du siècle précédent, dépend +essentiellement, comme la perméabilité, de la nature des corps et de +leur constitution physique, quoique celle-ci y influe beaucoup moins: +elle paraît, au contraire, tout-à-fait indépendante des circonstances +superficielles qui font tant varier la pénétrabilité. On la désigne +habituellement sous la dénomination assez heureuse de <i>chaleur +spécifique</i>. Elle doit évidemment exercer une influence directe et +inévitable sur la valeur de la température commune due à l'équilibre +thermologique de deux corps quelconques, et qui ne saurait être +également éloignée de leurs températures primitives, si, tout étant +d'ailleurs parfaitement semblable, ils diffèrent sous ce seul rapport. +L'évaluation exacte des chaleurs spécifiques a donc une très grande +importance en thermologie. Les physiciens s'en sont convenablement +occupés, et avec beaucoup de succès. La méthode primitive, imaginée par +Crawford, et qu'on a nommée la <i>méthode des mélanges</i>, consiste +précisément à comparer entre elles les différences de la température +commune, une fois bien établie, aux deux températures initiales, pour +des poids ou des volumes égaux des deux substances. Mais il est +difficile d'obtenir ainsi des résultats bien précis, puisqu'il faudrait +pour cela que le mélange et l'action fussent très rapides, et même que +le vase et le milieu dans lesquels le phénomène s'accomplit fussent +placés d'avance à cette température commune, condition évidemment +impossible à remplir avec exactitude. Ce procédé n'est réellement +applicable, d'une manière suffisamment approchée, que lorsque l'un des +corps, au moins, est à l'état liquide; il a aussi été heureusement +modifié à l'égard des gaz. La précieuse invention du calorimètre, par +Lavoisier et Laplace, a fourni plus tard un moyen bien autrement exact, +et surtout entièrement général, pour l'évaluation des chaleurs +spécifiques. Il consiste à évaluer directement la quantité de chaleur +consommée par un corps dans une élévation déterminée de sa température, +d'après la quantité de glace que peut fondre la chaleur qu'il dégage, en +revenant de la plus haute température à la plus basse. En prenant les +diverses précautions nécessaires pour éviter toute action thermologique +du vase et du milieu, ce que l'appareil permet aisément d'obtenir, +l'exactitude d'un tel procédé ne laisse rien d'essentiel à désirer, si +ce n'est envers les gaz, dont les chaleurs spécifiques sont jusqu'ici +moins parfaitement connues.</p> + +<p>Tels sont les trois coefficiens fondamentaux servant à fixer les +températures finales qui résultent de l'équilibre thermologique entre +les différens corps. Il est naturel de les supposer d'abord +essentiellement uniformes et constans, jusqu'à ce qu'une exploration +plus approfondie ait dévoilé clairement aux physiciens les lois de leurs +variations effectives. Néanmoins, il serait peu rationnel de concevoir +la conductibilité comme nécessairement identique en tous sens, au moins +dans un grand nombre de corps, dont la structure varie certainement +suivant plusieurs directions distinctes. De même, pour la chaleur +spécifique, il est évidemment très vraisemblable qu'elle éprouve des +changemens notables à des températures fort écartées, et surtout dans le +voisinage de celles qui déterminent un nouvel état d'agrégation, comme +quelques expériences paraissent l'avoir déjà nettement indiqué. +Toutefois, ces différentes modifications sont encore tellement +incertaines et surtout si peu connues, que les physiciens ne sauraient +être blâmés aujourd'hui de ne pas les prendre en considération +habituelle.</p> + +<p>Caractérisons maintenant la seconde partie essentielle de la +thermologie, celle qui concerne les altérations plus ou moins profondes +déterminées par la chaleur dans la constitution physique des corps.</p> + +<p>Il n'y a peut-être aucun corps dont la structure ne soit, à quelques +égards, modifiée pour toujours par une variation de température un peu +considérable. Mais il ne saurait être ici question de ces changemens +permanens, dont l'étude est d'ailleurs jusqu'à présent à peine +effleurée, et ne se rattache encore à aucune notion générale. Ils +appartiennent, par leur nature, à ce que j'ai nommé, au commencement de +cet ouvrage, la <i>physique concrète</i>, c'est-à-dire à l'histoire +naturelle du corps correspondant, et nullement à la physique abstraite, +seul objet de notre examen philosophique. En tout cas, ils ne se +rapporteraient point à la théorie de la chaleur, et rentreraient +essentiellement dans l'étude mécanique des diverses situations +d'équilibre stable propres à chaque système de molécules. Telles sont, +par exemple, les influences si remarquables de la chaleur et du froid, +pour changer notablement les divers degrés d'élasticité de plusieurs +corps. Mais on ne doit considérer, en thermologie que les modifications, +à la fois générales et passagères, que produit, dans un corps +quelconque, une certaine variation de température, et qui sont détruites +par la variation inverse. Or, en se restreignant, comme il convient, aux +altérations purement physiques, il faut les distinguer en deux classes, +suivant qu'elles se bornent à un simple changement de volume, ou +qu'elles vont jusqu'à produire un nouvel état d'agrégation. Sous l'un ou +l'autre point de vue, cette partie de la thermologie est certainement +aujourd'hui celle qui laisse le moins à désirer.</p> + +<p>Quoique de tels phénomènes coexistent toujours, par leur nature, avec +ceux de l'échauffement ou du refroidissement, ces deux ordres d'effets +n'en sont pas moins parfaitement distincts, non-seulement, comme il est +évident, quant aux circonstances qui les constituent, mais aussi quant +à l'action thermologique qui les produit. Soit qu'il s'agisse d'une +variation de volume ou d'un changement d'état, on doit les rapporter à +une action thermologique tout-à-fait indépendante, dans sa loi et dans +son degré, de celle d'où résulte la nouvelle température correspondante. +Quand on échauffe un corps quelconque, l'élévation de la température +n'est jamais déterminée que par une portion, souvent peu considérable, +de la chaleur effectivement consommée, dont le reste, insensible au +thermomètre, est absorbé pour modifier la constitution physique. C'est +ce qu'on exprime ordinairement aujourd'hui en disant que cette partie de +la chaleur est devenue <i>latente</i>, expression qui peut être conservée +comme l'énoncé concis d'un fait capital, malgré qu'elle rappelle une +hypothèse sur la nature de la chaleur. Telle est la loi fondamentale +découverte par l'illustre Black, d'après l'observation des cas où elle +était nécessairement irrécusable, c'est-à-dire, lorsqu'une modification +physique très prononcée n'est accompagnée d'aucun changement de +température dans le corps modifié, comme je l'indiquerai ci-dessous. +Quand les deux effets coexistent, leur décomposition est beaucoup plus +difficile à constater nettement, et surtout à mesurer, quoique toujours +indiquée, au moins par l'analogie. On ignore d'ailleurs encore si elle +suit constamment la même marche générale dans les différens corps, sauf +la variété des coefficiens.</p> + +<p>Après cette importante notion préliminaire, commune aux deux ordres de +modifications physiques produites par la chaleur, considérons les lois +générales de chacun d'eux, et en premier lieu, des changemens de volume.</p> + +<p>En principe, tout corps homogène se dilate par la chaleur et se condense +par le froid; il en est encore ainsi pour les corps hétérogènes, tels +surtout que les tissus organisés, lorsqu'on envisage séparément leurs +diverses parties constituantes. Cette règle élémentaire ne souffre +d'exception qu'à l'égard d'un très petit nombre de substances, et +seulement même dans une portion fort limitée de l'échelle +thermométrique. Toutefois, comme la principale anomalie est relative à +l'eau, elle acquiert, en histoire naturelle, une très grande importance. +Mais elle ne saurait en avoir beaucoup dans la physique abstraite, si ce +n'est par l'ingénieux parti que les physiciens ont su en tirer pour se +procurer une unité de densité parfaitement invariable, et facile à +reproduire avec exactitude, du moins quand l'eau est chimiquement pure. +Néanmoins, ces diverses anomalies, quoique évidemment trop rares et trop +circonscrites pour infirmer aucunement la loi générale, sont très +propres, sous le point de vue philosophique, à vérifier, d'une manière +fort sensible, l'insuffisance radicale des conceptions chimériques par +lesquelles on prétend expliquer <i>à priori</i> ces dilatations et ces +contractions, puisque, d'après de telles hypothèses, toute augmentation +de température devrait toujours produire un accroissement de volume, et +toute diminution un décroissement, sans que l'inverse pût jamais avoir +lieu.</p> + +<p>Les solides se dilatent, en général, beaucoup moins que les liquides +pour une même élévation de température, et ceux-ci, à leur tour, moins +que les gaz, non-seulement lorsqu'un même corps passe successivement par +ces trois états, mais aussi en comparant des substances différentes.</p> + +<p>La dilatation des solides, quoique peu prononcée, s'effectue avec une +parfaite uniformité, du moins entre les limites où elle a été examinée, +et qui sont, il est vrai, fort éloignées, ordinairement, du point de +leur fusion. Elles n'ont encore été exactement appréciées qu'envers un +très petit nombre de corps.</p> + +<p>On a plus complétement étudié la dilatation des liquides, dont les lois +avaient naturellement une importance si fondamentale, à cause de la +vraie théorie du thermomètre, sans laquelle toutes les explorations +thermologiques seraient radicalement équivoques<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a> +<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>. La belle série +d'expériences de MM. Dulong et Petit a pleinement démontré que, dans une +étendue de plus de trois cents degrés centigrades, la dilatation du +mercure suit une marche exactement uniforme, c'est-à-dire que des +accroissemens égaux de volume sont toujours produits par des quantités +de chaleur susceptibles de fondre des poids égaux de glace à zéro. On a +tout lieu de penser qu'il en est ainsi d'un liquide quelconque, entre +des limites sensiblement différentes de sa congélation et de son +ébullition, quoique aucun autre cas n'ait été exploré jusqu'ici avec +cette admirable circonspection et cette précision presque astronomique +qui caractérisent si éminemment le mode général d'expérimentation de ces +deux illustres physiciens.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" +name="footnote27"><b>Note 27: </b></a><a href="#footnotetag27"> +(retour) </a> Pour compléter une pensée que j'ai déjà eu + l'occasion d'indiquer dans la leçon précédente, on doit + remarquer, en général, que chaque branche principale de la + physique peut être envisagée comme consistant + essentiellement tout entière dans la théorie exacte et + approfondie de quelque instrument capital. Cela est évident + ici au sujet de la théorie du thermomètre, à laquelle + aboutissent directement toutes les parties importantes de la + thermologie physique, et qui comporte même, à plusieurs + égards, une utile application de la thermologie + mathématique. Pareillement, la théorie du pendule et celle + du baromètre se rapportent naturellement à l'ensemble de la + barologie. Il en est évidemment ainsi en optique, pour la + théorie des divers télescopes ou microscopes; et, en + électrogie, pour celles de la machine électrique, de la pile + voltaïque et de la boussole. La naissance de chaque branche + se manifeste toujours par la création de quelque instrument + fondamental; et elle aurait atteint essentiellement son + entière perfection, si elle était parvenue à en établir une + théorie complète et précise. +</blockquote> + +<p>C'est dans les gaz que la dilatation s'opère avec la plus parfaite +régularité, en même temps qu'elle y est beaucoup plus prononcée. +Non-seulement elle s'y fait toujours par degrés égaux, comme on le voit +le plus souvent dans les liquides et les solides: mais en outre, tandis +que, pour ceux-ci, son coefficient varie extrêmement d'un corps à un +autre, sans relation fixe à aucun caractère, même thermologique, il a, +au contraire, une valeur identique envers tous les gaz. Quoique ceux-ci +diffèrent entre eux presque autant que les divers solides ou liquides, +soit quant à la densité, ou à la chaleur spécifique, ou à la +perméabilité, tous se dilatent néanmoins uniformément et également, leur +volume augmentant toujours des trois huitièmes depuis la température de +la glace fondante jusqu'à celle de l'eau bouillante. À cet égard, comme +sous beaucoup d'autres points de vue physiques, les vapeurs se +comportent exactement comme les gaz proprement dits. Telles sont les +lois générales éminemment simples de la dilatation des fluides +électriques, découvertes à la fois, au commencement de ce siècle, par M. +Gay-Lussac à Paris, et par M. Dalton à Manchester.</p> + +<p>Considérons enfin les changemens généraux produits par la chaleur dans +l'état d'agrégation des corps.</p> + +<p>La solidité et la fluidité, si long-temps envisagées comme des qualités +absolues, sont, au contraire, reconnues désormais, depuis les premiers +progrès de la philosophie naturelle, comme des états purement relatifs, +qui dépendent nécessairement de plusieurs conditions variables, parmi +lesquelles l'influence de la chaleur ou du froid constitue la plus +générale et la plus puissante. Quoique plusieurs solides n'aient pu être +encore liquéfiés, il n'est pas douteux maintenant que tous deviendraient +fusibles si l'on pouvait produire en eux une température assez élevée, +sans les exposer néanmoins à aucune altération chimique. De même, en +sens inverse, on avait regardé, jusqu'à ces derniers temps, tous les gaz +proprement dits comme devant conserver toujours leur élasticité, à +quelque degré de refroidissement ou de pression qu'ils fussent soumis: +on sait aujourd'hui que la plupart d'entre eux deviennent aisément +liquides, quand on les saisit à l'état naissant, d'après les +intéressantes expériences de M. Bussy et de M. Faraday; il y a tout lieu +de penser dès lors que, par une combinaison convenable de froid et de +pression, on pourrait encore les liquéfier constamment, même quand ils +sont pleinement développés. Les diverses substances ne se distinguent +donc réellement à cet égard que par les différentes parties de l'échelle +thermométrique indéfinie auxquelles correspondent leurs états +successifs, solide, liquide et gazeux. Mais cette simple inégalité n'en +constitue pas moins un caractère fort important, qui n'est encore +exactement rattaché d'une manière fixe à aucune autre propriété +fondamentale de chaque substance. La relation la plus évidente et la +moins sujette à des anomalies, est avec la densité: tous les gaz sont, +en général, moins denses que les liquides, et ceux-ci que les solides. +Le second cas offre néanmoins plusieurs exceptions très notables; et, +quoiqu'on n'en connaisse aucune pour le premier cas, cela tient +peut-être uniquement à ce que les gaz n'ont pu être observés jusqu'ici +dans des circonstances suffisamment variées, surtout relativement à la +pression. Quant aux trois états d'une même substance, il y a toujours +raréfaction dans la fusion des solides et dans la vaporisation des +liquides; sauf quelques anomalies très rares, quoique fort importantes +pour la physique concrète, constamment relatives au premier phénomène.</p> + +<p>Tous ces divers changemens d'état ont été assujettis par l'illustre +Black, à une grande loi fondamentale, qui constitue l'une des plus +admirables découvertes de la philosophie naturelle, tant par son extrême +importance que par sa rigoureuse universalité, que toutes les +expériences des physiciens ont, depuis un demi-siècle, irrévocablement +constatée. Elle consiste en ce que, dans le passage de l'état solide à +l'état liquide, et de celui-ci à l'état gazeux, un corps quelconque +absorbe toujours une quantité de chaleur plus ou moins notable, sans +élever sa température; tandis que le passage inverse détermine +constamment, au contraire, un dégagement de chaleur exactement +correspondant à cette absorption. Ainsi, par exemple, la liquéfaction +d'une masse de glace à zéro, sans aucun accroissement de température, +exige l'absorption de toute la quantité de chaleur que renferme une +masse égale d'eau à 75 degrés centigrades; et une masse d'eau à 100 +degrés ne peut se vaporiser, quoiqu'elle ne s'échauffe pas, qu'en +absorbant 660 fois plus de chaleur qu'il n'en faudrait pour élever d'un +degré la température d'un poids égal d'eau liquide. Cette chaleur +latente, qui redevient sensible au thermomètre dans le phénomène +inverse, a été soigneusement mesurée par les physiciens à l'égard des +principales substances naturelles, surtout à l'aide du calorimètre. On +ignore encore si elle est rigoureusement fixe, c'est-à-dire si elle est +toujours exactement indépendante des circonstances quelconques qui +peuvent éloigner ou avancer artificiellement le degré ordinaire de +l'échelle thermométrique où s'effectue le changement d'état. Le cas le +mieux étudié, à cet égard, est celui de la vaporisation de l'eau, dont +la température normale peut être si aisément augmentée ou diminuée en +faisant varier la pression: l'opinion la plus accréditée aujourd'hui, +quoiqu'elle soit loin, ce me semble, d'avoir obtenu encore l'assentiment +unanime des physiciens, consiste à regarder la chaleur latente +nécessaire à cette vaporisation comme parfaitement constante, à quelque +température que le phénomène s'accomplisse.</p> + +<p>Ces dégagemens et ces absorptions de chaleur constituent évidemment, +après les phénomènes chimiques, les plus grandes sources de la chaleur +et du froid. Sous ce dernier rapport surtout, c'est par une +vaporisation, rendue artificiellement très rapide, dans la belle +expérience de M. Leslie, qu'ont été produites les plus basses +températures que nous connaissions. D'illustres philosophes naturels ont +même pensé que la chaleur, si abondamment dégagée dans la plupart des +fortes combinaisons chimiques, ne saurait jamais provenir que des divers +changemens d'état qui en résultent ordinairement. Mais cette opinion, +quoique vraie pour un très grand nombre de cas, ne peut plus être érigée +aujourd'hui en un principe général, comme nous le reconnaîtrons dans le +volume suivant, à cause des exceptions capitales et incontestables qui +la contredisent trop fréquemment.</p> + +<p>Tel est, en aperçu, l'ensemble de la thermologie physique, envisagée +successivement sous tous ses divers aspects fondamentaux. Je crois +devoir en outre classer à sa suite, comme un appendice naturel et +indispensable, l'étude des lois relatives à la formation et à la tension +des vapeurs, et par suite l'hygrométrie. Cette importante théorie +constitue en effet, envers les liquides, le complément nécessaire de la +doctrine des changemens d'état. Elle ne saurait, évidemment, être +rattachée à aucune autre branche principale de la physique; or, d'un +autre côté, son étendue n'est pas assez grande, et surtout, son +caractère propre est trop peu tranché, pour qu'elle puisse constituer, +par elle-même, une branche essentiellement distincte: c'est donc ici +son lieu rationnel.</p> + +<p>Saussure a fait rentrer irrévocablement dans le domaine de la physique +le phénomène général de l'évaporation, regardé avant lui comme une sorte +d'effet chimique, puisqu'on l'attribuait à l'action dissolvante de l'air +sur les liqueurs. Il a montré que l'influence de l'air était alors +purement mécanique; et que, loin de favoriser l'évaporation, la pression +atmosphérique faisait, au contraire, toujours obstacle à sa rapidité; +sauf, bien entendu, ce qui tient au renouvellement du milieu ambiant. +Toutefois, cette étude n'est aujourd'hui vraiment complète que lorsque +les vapeurs se forment dans un espace circonscrit. Saussure a trouvé +alors que la quantité de vapeur formée, en un temps donné, à une +température déterminée, dans un espace défini, est toujours la même soit +que cet espace ait été entièrement vidé d'air ou rempli d'un gaz +quelconque; il en est ainsi encore de l'élasticité de la vapeur dégagée. +La masse et la tension de cette vapeur croissent d'ailleurs sans cesse +avec la température; sans qu'il paraisse exister toutefois aucun degré +de froid susceptible d'annuller complétement cet important phénomène, +puisque la glace elle-même produit une vapeur appréciable à +l'exploration délicate de la physique actuelle, quoique sa force +élastique soit extrêmement petite. On ignore suivant quelle loi exacte +l'accroissement de la température accélère l'évaporation, du moins tant +que le liquide reste au-dessous de son terme d'ébullition. Mais les +physiciens se sont occupés soigneusement et avec succès des variations +qu'éprouve l'élasticité de la vapeur produite.</p> + +<p>À cet égard, les différens liquides offrent d'abord un point de départ +commun, nettement caractérisé: c'est la température propre à +l'ébullition de chacun d'eux, si bien marquée par l'immobilité du +thermomètre, en vertu de l'absorption de chaleur qu'exige le changement +d'état. Au moment de l'ébullition, la tension de la vapeur formée, +jusque alors graduellement accrue, à mesure que la température +s'élevait, est nécessairement devenue toujours égale, pour un liquide +quelconque, à la pression atmosphérique; ce que l'expérience directe +peut d'ailleurs confirmer exactement. Or, à partir d'une telle origine, +l'illustre M. Dalton, dont tous les divers travaux scientifiques ont +constamment présenté à un si haut degré l'indice du véritable esprit +philosophique, a découvert cette loi importante, vérifiée jusqu'ici par +l'ensemble des observations: les vapeurs émanées de tous les divers +liquides ont des tensions continuellement égales entre elles, à des +températures équidistantes des termes d'ébullition correspondans, quel +que soit d'ailleurs le sens de la différence. Ainsi, par exemple, +l'ébullition de l'eau ayant lieu à 100 degrés, et celle de l'alcool à 80 +degrés, les deux vapeurs, qui ont alors la même tension, équivalente à +la pression de l'atmosphère, auront encore des élasticités égales, +d'ailleurs supérieures ou inférieures à la précédente, quand on fera +varier ces deux températures caractéristiques d'un même nombre +quelconque de degrés. Le nombre des liquides connus a déjà beaucoup +augmenté par les travaux des chimistes, depuis l'époque de cette belle +découverte; et ces épreuves inopinées n'ont fait jusqu'ici qu'en +constater l'exactitude générale. Il est à regretter, pour la perfection +rationnelle d'une telle étude, que le génie systématique de M. Dalton ne +se soit pas appliqué avec persévérance à saisir une harmonie quelconque +entre les températures d'ébullition propres aux différens liquides, sous +la pression ordinaire de l'atmosphère, et toute autre de leurs qualités +physiques essentielles: mais jusqu'ici aucune relation analogue n'a été +généralement aperçue, et ces températures semblent encore tout-à-fait +incohérentes, quoique leur fixité doive d'ailleurs les faire envisager +comme d'importans caractères.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, la loi de M. Dalton permet, évidemment, de +simplifier à un très haut degré la recherche générale du mode suivant +lequel la tension des vapeurs varie d'après leur température, puisqu'il +suffit dès lors d'analyser ces variations dans une seule vapeur pour +qu'elles soient aussitôt connues dans toutes. La suite d'expériences +entreprises à cet effet sur la vapeur d'eau par M. Dalton lui-même, +avait indiqué une règle fort simple, qui consistait à faire croître la +tension en progression géométrique, pour des augmentations égales dans +la température. Mais les mesures postérieures, soigneusement exécutées +par plusieurs physiciens, ont montré que cette formule ne pouvait être +regardée comme une approximation suffisante qu'en s'écartant de la +température d'ébullition. M. Dulong a établi depuis, d'après une suite +beaucoup plus étendue d'expériences fort exactes, une nouvelle loi +empirique, qui correspond jusqu'ici, de l'aveu unanime des physiciens, à +l'ensemble des observations: on y fait croître la force élastique de la +vapeur proportionnellement à la sixième puissance d'une fonction du +premier degré de la température. Quelques géomètres avaient essayé de +déterminer <i>à priori</i> la loi rationnelle; mais ces tentatives, beaucoup +trop hypothétiques, n'ont conduit qu'à des formules infirmées presque à +chaque instant par les observations directes.</p> + +<p>L'étude de l'équilibre hygrométrique entre les différens corps humides, +constitue un prolongement naturel de la théorie générale de +l'évaporation. Cette importante recherche, dont Saussure et Deluc se +sont tant occupés, a conduit, par leurs travaux, à un instrument fort +précieux. Mais, quoique l'établissement nécessaire d'un tel équilibre +soit maintenant facile à concevoir d'une manière générale, nous n'avons +encore que des notions vagues et imparfaites sur les lois qui le +régissent, même dans le cas d'un corps plongé dans un milieu indéfini, +qu'on a presque exclusivement considéré, et dont l'importance est, à la +vérité, prépondérante. La prévision, qui, en tout genre, est la mesure +exacte de la science, devient ici à peu près nulle jusqu'à présent.</p> + +<p>La faible influence des actions hygrométriques dans l'ensemble des +phénomènes de la nature inorganique, contribue beaucoup sans doute au +peu d'intérêt qu'une telle étude inspire habituellement aux physiciens. +Mais, en considérant sous un point de vue général le système entier de +la philosophie naturelle, on reconnaîtrait, au contraire, la haute +importance de cette théorie à l'égard des phénomènes vitaux, comme +j'aurai soin de le faire ressortir dans le volume suivant. D'après le +bel aperçu de M. de Blainville, l'action hygrométrique constitue +réellement, dans les corps vivans, le premier degré général et le mode +le plus élémentaire de leur nutrition, comme la capillarité y est le +germe des plus simples mouvemens organiques. L'imperfection actuelle de +ces deux subdivisions de la physique est donc, sous ce rapport capital, +extrêmement regrettable. On a ici l'occasion de vérifier expressément, +comme je l'ai indiqué dès le début de cet ouvrage, combien l'instruction +trop étroite de presque tous ceux qui cultivent aujourd'hui la +philosophie naturelle, et les habitudes trop subalternes qui en +résultent pour leur intelligence, sont directement nuisibles aux progrès +effectifs des diverses sciences. Deux études fort importantes, que les +physiciens peuvent seuls perfectionner convenablement, se trouvent +néanmoins très négligées, uniquement parce que leur principale +destination concerne une autre partie fondamentale du système +scientifique général.</p> + +<p>Je me suis efforcé, par les diverses considérations sommairement +indiquées dans cette leçon, de caractériser le véritable esprit de la +thermologie, envisagée sous tous ses aspects principaux. La nature de +cet ouvrage interdisait évidemment de mentionner ici, soit la théorie +des différens instrumens essentiels créés par le génie des physiciens et +inspirés par le besoin de perfectionner les explorations, soit les +nombreux moyens de vérification qui garantissent aujourd'hui la +précision des résultats obtenus. Je ne pouvais pas même signaler ces +résultats, en ce qu'ils offrent de spécial, et je devais me borner +strictement à l'appréciation philosophique de leurs conséquences +générales. Quelque imparfait que soit nécessairement ce rapide examen, +il fera concevoir, j'espère, les vrais caractères essentiels propres à +l'ensemble de cette belle partie de la physique; il indiquera la liaison +rationnelle des divers ordres de recherches qui la composent, ainsi que +le degré de perfection où chacun d'eux est aujourd'hui parvenu, et les +principales lacunes qu'il laisse encore à remplir.</p> + +<p>Afin de compléter réellement cette analyse philosophique de la +thermologie, il est maintenant indispensable d'examiner avec soin, +quoique d'une manière générale, dans la leçon suivante, comment la +partie la plus simple et la plus fondamentale des phénomènes de la +chaleur, a pu être ramenée, par le génie de Fourier, à une admirable +théorie mathématique.</p> + + +<a name="l31" id="l31"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TRENTE-UNIÈME LEÇON</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur la thermologie mathématique.</p> + +<p>D'après la leçon précédente, on considère, en thermologie, deux ordres +principaux de phénomènes: les premiers, directement relatifs à l'action +thermologique proprement dite, consistent dans le mode suivant lequel +certains corps quelconques s'échauffent tandis que d'autres se +refroidissent, en vertu de leurs diverses influences mutuelles, à +distance ou au contact, fondées sur l'inégalité de leurs températures; +les seconds se rapportent, au contraire, aux modifications plus ou moins +profondes et plus ou moins éloignées que le nouvel état thermométrique +de chaque corps fait nécessairement éprouver à sa constitution physique +primitive. Ces derniers phénomènes ne sauraient être jusqu'ici l'objet +d'aucune théorie mathématique, si ce n'est par l'intervention illusoire +des fluides ou des éthers imaginaires, et l'on ne conçoit pas même, +d'une manière nette, comment ils pourraient jamais y être réellement +assujettis, quoique rien, sans doute, n'en doive indiquer +l'impossibilité radicale. Ainsi, la thermologie mathématique embrasse +exclusivement aujourd'hui les phénomènes du premier genre, dont elle est +destinée à compléter et à perfectionner l'étude fondamentale.</p> + +<p>On conçoit, en effet, que la thermologie physique, ci-dessus examinée, +puisse nous conduire jusqu'à connaître selon quelles lois la température +s'élève successivement sur la surface extérieure de l'un des deux corps, +et s'abaisse sur celle de l'autre, par suite de leur action réciproque. +Mais là s'arrête évidemment, en général, par la nature même de cette +question physique, le domaine de l'exploration directe; et, néanmoins, +une semblable étude ne saurait être envisagée comme vraiment complète +que dans le cas purement idéal d'un point géométrique. Comment la +chaleur, une fois introduite dans un corps par son enveloppe extérieure, +se propage-t-elle peu à peu en tous les points de sa masse, de manière à +assigner à chacun d'eux, pour un instant désigné, une température +déterminée; ou, en sens inverses, comment cette chaleur intérieure se +dissipe-t-elle au dehors, à travers la surface, par une déperdition +graduelle et continue? C'est ce qu'il faudrait évidemment renoncer à +connaître avec exactitude, si l'analyse mathématique, prolongement +naturel de l'observation immédiate devenue impossible, ne venait ici +permettre à notre intelligence de contempler, par une exploration +indirecte, les lois suivant lesquelles s'accomplissent ces phénomènes +internes, dont l'étude semblait devoir nous être nécessairement +impénétrable. Telle est la destination essentielle de la doctrine +admirable que nous devons au beau génie du grand Fourier, et qu'il +s'agit maintenant de caractériser nettement dans son ensemble.</p> + +<p>Cette doctrine comprend deux parties générales bien distinctes: l'une, +relative aux lois de la propagation proprement dite de la chaleur, d'une +manière graduelle et continue, par voie de contiguïté immédiate; +l'autre, qui concerne la théorie de l'action thermologique exercée à des +distances quelconques, ou l'analyse du rayonnement. Je considérerai +surtout, et d'abord, la première partie, principal objet des travaux de +Fourier, et qui constitue, en effet, par sa nature, l'étude la plus +fondamentale.</p> + +<p>Afin de mieux circonscrire le sujet propre et essentiel de notre examen +philosophique, il faut, enfin, décomposer cette étude en deux branches +fort différentes, suivant qu'on envisage les lois de la propagation +graduelle de la chaleur dans les solides ou dans les fluides. Outre que +le premier cas est jusqu'ici le seul réellement exploré, c'est +nécessairement celui où ces lois peuvent être contemplées dans toute +leur pureté élémentaire. Quant aux masses fluides, la température +effective de chacun de leurs points, à une époque donnée, ne tient pas +seulement à l'action thermologique que les diverses molécules exercent, +de proche en proche, les unes sur les autres; elle est surtout, en +réalité, comme l'expérience le montre clairement, le résultat des +mouvemens plus ou moins rapides que l'inégalité des températures fait +naître inévitablement dans l'intérieur du système: en sorte que les +recherches purement thermologiques se compliquent de questions +hydrodynamiques, dont elles sont nécessairement inséparables. À la +vérité, Fourier a su étendre à ce cas difficile sa théorie fondamentale, +du moins en ce qui concerne les équations différentielles du problème. +Mais, on conçoit que, la simple étude analytique des mouvemens réels +produits dans les fluides par la seule pesanteur étant jusqu'ici, +d'après la vingt-neuvième leçon, presque inextricable, la question, bien +plus difficile, de la propagation mathématique de la chaleur y sera +long-temps encore essentiellement inaccessible. Du reste, il convient +d'observer que c'est principalement envers les gaz que les hautes +difficultés propres à une telle recherche se trouvent profondément +combinées, dans le cas, par exemple, des températures atmosphériques. +Car les liquides pouvant être échauffés, dans les expériences des +physiciens, de manière à prévenir la formation des courans intérieurs, +ils constituent par leur nature, à cet égard comme à tant d'autres, une +sorte d'intermédiaire entre le cas des solides et celui des gaz. +Quoiqu'un tel mode d'échauffement soit, sans doute, essentiellement +artificiel, son observation exacte et approfondie n'en serait pas moins +très précieuse, par la facilité que procure l'état fluide de mesurer +directement les températures internes, et de vérifier ainsi, d'une +manière fort sensible, les lois fondamentales de la propagation de la +chaleur, qui doit alors s'accomplir presque aussi régulièrement que si +la masse était solide. Néanmoins, c'est, évidemment, au seul cas des +solides que nous devons ici restreindre nos considérations générales.</p> + +<p>Le phénomène fondamental de la diffusion de la chaleur dans l'intérieur +d'une masse solide par la seule action graduelle et continue de ses +molécules consécutives, est toujours modifié nécessairement par deux +sortes de conditions générales, qu'il faut d'abord caractériser, afin +que l'ensemble du problème soit nettement défini. Les unes se rapportent +à l'état initial arbitraire, qui, dans chaque cas particulier, détermine +la température primitive propre à un point quelconque du corps. Les +autres concernent l'état thermométrique de la surface extérieure, en +vertu de l'action, variable ou constante, inégale ou commune, du système +ambiant. Ces deux ordres de données sont indispensables pour fixer +exactement, à l'égard de chaque question spéciale, l'interprétation +analytique de l'équation fondamentale de la propagation de la chaleur, +qui, par son extrême généralité nécessaire, ne saurait renfermer aucune +trace immédiate, ni de l'état initial propre aux diverses molécules, ni +des circonstances permanentes particulières à l'enveloppe. Mais, par +cela même que ces conditions sont essentiellement modificatrices, il +importe de considérer, avant tout, la loi principale; quoique, en +elle-même, elle ne puisse avoir de relation directe qu'avec un phénomène +purement abstrait, dont l'entière réalisation immédiate ne saurait avoir +lieu que dans le seul cas d'une masse solide indéfinie en tous sens.</p> + +<p>Quant à l'objet analytique d'une telle recherche, il consiste toujours à +découvrir la fonction qui exprime, à tout instant, la température d'un +point quelconque de la masse solide. Cette fonction se rapporte donc, en +général, à quatre variables indépendantes, puisque, outre le temps, elle +doit contenir les trois coordonnées géométriques de chaque molécule: +cependant, le nombre des variables est souvent réductible à trois, ou +même à deux, quand la forme du corps et son mode d'échauffement +permettent de supposer que la température change uniquement d'après une +seule coordonnée.</p> + +<p>Il paraîtrait d'abord nécessaire de distinguer deux cas essentiels dans +la question fondamentale, suivant qu'on examine l'état variable des +températures successives, ce qui constitue l'étude la plus complète, ou +qu'on se borne à considérer l'état permanent vers lequel tend finalement +l'ensemble de ces températures, sous l'influence d'une cause quelconque +constante. Le système approche toujours très rapidement de ce dernier +état, et d'autant plus que la perméabilité est plus parfaite, quoiqu'il +ne pût jamais y atteindre rigoureusement que dans un temps indéfini. +Quand on l'envisage isolément, la fonction cherchée, qui devient alors +indépendante du temps, peut se réduire, dans les cas les plus simples, +à ne contenir qu'une seule variable. Ce problème est susceptible, sans +doute, d'être étudié, jusqu'à un certain point, indépendamment du +premier, comme l'avait fait l'illustre Lambert à l'égard des +températures permanentes d'une barre prismatique dont une extrémité est +soumise à l'action d'un foyer constant. Mais une telle étude serait +évidemment très imparfaite, et surtout peu rationnelle, puisque l'état +final ne saurait être bien conçu qu'à la suite des modifications +successives qui l'ont graduellement produit. On ne doit donc pas traiter +cette question séparément de l'ensemble du problème; elle constitue +seulement une des conséquences générales les plus importantes de la +solution totale.</p> + +<p>Relativement à la loi physique élémentaire, base nécessaire de cette +théorie mathématique, elle consiste à supposer toujours l'intensité de +l'action thermologique proportionnelle à la différence des températures, +sans qu'on ait d'ailleurs besoin de rien préjuger habituellement quant +au mode suivant lequel elle dépend de la distance. Si cette +proportionnalité n'était point admise, il importe de remarquer, avant +tout, que le véritable esprit fondamental de la doctrine générale créée +par Fourier n'en saurait être aucunement altéré, ce que les physiciens +ont quelquefois trop méconnu; mais l'obligation d'introduire, dans les +élémens de cette doctrine, une fonction nouvelle et moins simple, +compliquerait nécessairement beaucoup les équations différentielles, et +pourrait ainsi rendre inextricables les difficultés purement +analytiques. Or, les expériences de divers physiciens, et surtout celles +de MM. Dulong et Petit, ont clairement constaté, comme je l'ai indiqué +dans la leçon précédente, que cette loi, primitivement imaginée par +Newton, ne pouvait plus être adoptée quand la différence des +températures devenait très considérable. Toutefois, un tel résultat ne +peut nullement affecter la formation des équations différentielles +fondamentales relatives à la propagation intérieure de la chaleur. Car, +en parvenant à ces équations, on n'a jamais à considérer que l'action +thermologique instantanée de molécules infiniment voisines, dont les +températures diffèrent infiniment peu. Dès lors il suffit que cette +action dépende seulement de la différence des températures, ce qui +demeurera toujours incontestable, pour qu'on doive la supposer ici +simplement proportionnelle à cette différence, quelle que puisse être +d'ailleurs la vraie fonction naturelle, conformément à l'esprit général +de la méthode infinitésimale, si clairement prononcé dans toutes les +recherches géométriques et mécaniques. Lorsque, en complétant chaque +application effective, on arrivera à considérer l'état thermologique de +la surface extérieure, modifié par voie de rayonnement, c'est seulement +alors qu'une telle hypothèse deviendra purement approximative, et qu'on +ne devra plus l'employer qu'avec la réserve convenable et en soumettant +ses conséquences définitives aux diverses restrictions indiquées par +l'expérience. Mais la théorie fondamentale ne peut jamais en être +radicalement affectée.</p> + +<p>Après ces considérations préliminaires indispensables sur la nature +propre d'un tel problème, et sur l'esprit général de la solution, +examinons directement la formation des équations fondamentales qui +expriment les lois mathématiques de la propagation de la chaleur. Il +faut, pour cela, envisager préalablement deux cas élémentaires, +essentiellement abstraits sans doute, et constituant néanmoins une +préparation nécessaire, puisque toutes les notions essentielles de cette +théorie y trouvent leur véritable origines, et peuvent y être étudiées +dans leur plus grande simplicité. Ils consistent, suivant la judicieuse +expression de Fourier, dans le mouvement uniforme de la chaleur, d'abord +en une seule direction, et ensuite en tous sens; ils remplissent, en +effet, envers l'ensemble de la thermologie mathématique, le même office +essentiel que la théorie du mouvement uniforme à l'égard de la mécanique +rationnelle.</p> + +<p>Le premier et le plus simple de ces deux cas concerne l'état final et +permanent des températures dans un solide indéfini compris entre deux +plans parallèles, dont chacun est supposé constamment entretenu à une +température invariable, commune à tous ses points, et différente +seulement de l'une à l'autre base. Quelles que soient les températures +initiales des divers points intérieurs d'une masse ainsi définie, leur +ensemble tendra vers un certain système définitif, qui ne serait +exactement réalisé qu'au bout d'un temps infini, mais qui aurait la +propriété caractéristique de subsister éternellement par lui-même s'il +était une fois établi. Ce système est, par sa nature, entièrement +indépendant des circonstances primitives, susceptibles seulement +d'influer sur l'époque de sa réalisation, et sur les modifications qui +l'auraient graduellement amenée. La définition de la masse proposée +montre clairement que cet état final et fixe doit être identique en tous +les points d'une même section quelconque parallèle aux deux bases, et +varier uniquement d'une tranche à la suivante, d'après la distance à +ces bases données. Toute la difficulté est donc réduite ici à connaître +la loi précise de cette variation. Or, une telle loi doit être déduite +de cette condition, caractéristique de la fixité: une tranche quelconque +transmet à la suivante autant de chaleur qu'elle en reçoit de la +précédente. Ce principe évident conduit aussitôt à reconnaître aisément +que la température de chaque point est exprimée par une fonction du +premier degré de sa distance à l'une des bases: puisque, en vertu d'une +semblable distribution des températures, l'échauffement que tendrait à +produire sur la molécule considérée une quelconque de celles qui +l'avoisinent, serait toujours exactement compensé par le refroidissement +dû à la molécule symétrique; en sorte que toutes les actions +thermologiques du système, ainsi comparées, se détruiraient +mutuellement. Dans cette formule, le terme indépendant de l'ordonnée est +égal à la température de la base à partir de laquelle cette ordonnée est +comptée; le coefficient du terme variable, a pour valeur le rapport de +la différence des deux températures extrêmes données à la distance +connue des deux bases.</p> + +<p>Ce dernier coefficient est extrêmement remarquable, comme fournissant la +première source élémentaire d'une notion fondamentale commune à toute +la thermologie mathématique, celle de ce que Fourier a nommé le <i>flux</i> +de chaleur, c'est-à-dire la quantité de chaleur plus ou moins grande, +qui, en un temps donné, traverse perpendiculairement une aire plane de +grandeur déterminée<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a> +<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>. La différence des températures de deux tranches +quelconques étant ici toujours proportionnelle à leur distance, le flux +relatif à l'unité de temps et à l'unité de surface, a pour mesure +naturelle, le rapport constant de ces deux nombres, qu'exprime le +coefficient proposé multiplié par la perméabilité propre à la substance +considérée. Ce cas est le seul où le flux puisse être immédiatement +évalué, et c'est d'après lui qu'on l'estime en toute autre circonstance, +quand l'état du système varie, et que les températures ne sont pas +uniformément réparties.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" +name="footnote28"><b>Note 28: </b></a><a href="#footnotetag28"> +(retour) </a> Contraints de penser à l'aide de langues + jusqu'ici toujours formées sous l'influence exclusive ou + prépondérante d'une philosophie théologique ou métaphysique, + nous ne saurions encore entièrement éviter, dans le style + scientifique, l'emploi exagéré des métaphores. On ne doit + donc pas reprocher à Fourier ce que les expressions + précédentes contiennent, sans doute, de trop figuré. Mais il + est aisé de sentir, malgré cette imperfection, qu'elles + désignent seulement un simple fait thermologique général, + entièrement indépendant de toute vaine hypothèse sur la + nature de la chaleur, comme le savent très bien tous ceux + qui ont quelque connaissance de cette théorie. +</blockquote> + +<p>La même démonstration convient à l'analyse du second cas préparatoire, +où l'on envisage l'égale distribution de la chaleur, non plus dans une +seule direction, mais en tous sens. Il s'agit alors de l'état final et +permanent d'une masse solide comprise entre trois couples de plans +parallèles, respectivement rectangulaires, où les températures changent +d'un point à un autre à raison de chacune de ses trois coordonnées. On +prouve encore, dans un tel parallélépipède, que la température d'une +molécule quelconque est exprimée par une fonction complète du premier +degré relative aux trois coordonnées simultanément, pourvu qu'on suppose +les six faces extérieures constamment entretenues aux diverses +températures qu'une telle formule assignerait à chacun de leurs points. +Il est aisé de reconnaître en effet, comme précédemment, que toutes les +actions thermologiques élémentaires se détruisent deux à deux, en vertu +de cette répartition des températures.</p> + +<p>Ce cas donne lieu à une nouvelle remarque fondamentale sur +l'interprétation thermologique des trois coefficiens propres aux +diverses coordonnées contenues dans cette équation. Les échanges de +chaleur s'effectuant ici en tous sens, chaque coefficient sert à mesurer +le flux parallèle à l'ordonnée correspondante. Chacun de ces trois flux +principaux se trouve avoir nécessairement la même valeur que si les +deux autres n'existaient pas; comme en mécanique, les divers mouvemens +élémentaires s'accomplissent simultanément, sans aucune altération +mutuelle. En estimant ce flux suivant une nouvelle direction quelconque, +on voit aussi qu'il se déduit des premiers d'après les mêmes lois +mathématiques qui président, en mécanique, à la composition des forces, +et, en géométrie, à la théorie des projections.</p> + +<p>On aperçoit ici un nouvel et mémorable exemple de cette admirable +propriété radicalement inhérente à l'analyse mathématique de dévoiler, +quand elle est judicieusement appliquée, des analogies réelles entre les +phénomènes les plus divers, en permettant de saisir dans chacun ce qu'il +présente d'abstrait, et par suite, de commun. Le premier et le plus +fondamental des deux cas thermologiques élémentaires que nous venons de +considérer, correspond exactement, en géométrie, à la marche des +ordonnées d'une ligne droite, et, en mécanique, à la loi du mouvement +uniforme. Les mêmes coefficiens dont la destination thermologique est de +mesurer les flux de chaleur, servent, géométriquement, à estimer les +directions, et, mécaniquement, à évaluer les vitesses. Quoique je me +sois efforcé, dans le premier volume, de faire convenablement ressortir, +par une étude directe et générale, ce caractère fondamental de +l'analyse mathématique, je ne devais pas négliger d'en signaler ici une +vérification aussi capitale.</p> + +<p>D'après les théorèmes préliminaires indiqués ci-dessus, la méthode +infinitésimale permet de former aisément l'équation fondamentale +relative à la propagation de la chaleur dans un cas quelconque. En +effet, de quelque manière que doivent varier les températures +successives d'une même molécule, ou les températures simultanées des +différens points, on peut toujours concevoir la masse décomposée en +élémens prismatiques, infiniment petits relativement à chacun des trois +axes coordonnés, suivant les faces desquels les flux de chaleur soient +uniformes et constans pendant toute la durée d'un même instant. Chaque +flux sera donc nécessairement exprimé par la fonction dérivée de la +température relativement à l'ordonnée correspondante. Cela posé, si le +flux avait, dans les trois sens, la même valeur pour les deux faces +égales et opposées perpendiculaires à la même ordonnée, la température +de l'élément ne pourrait, évidemment, éprouver aucun changement, +puisqu'il s'échaufferait autant par l'une de ces faces qu'il se +refroidirait par l'autre. Ainsi, les variations de cette température ne +sont dues qu'à l'inégalité de ces deux flux antagonistes. En évaluant +cette différence, qui dépendra naturellement de la seconde dérivée de +la température rapportée à l'ordonnée considérée, et ajoutant entre +elles les différences propres aux trois axes, on évaluera donc +exactement la quantité totale de chaleur alors introduite, et par suite, +l'accroissement instantané que devra présenter effectivement la +température de la molécule, pourvu qu'on ait convenablement égard à la +chaleur spécifique et à la densité de cet élément. De là résulte +immédiatement l'équation différentielle fondamentale, qui consiste en ce +que la somme des trois dérivées partielles du second ordre de la +température, envisagée tour à tour comme une fonction de chaque ordonnée +isolément, est nécessairement toujours égale à la première dérivée de +cette température relativement au temps, multipliée toutefois par un +coefficient constant: ce coefficient a pour valeur le produit de la +densité par le rapport de la chaleur spécifique à la perméabilité de la +molécule. S'il était convenable de considérer directement l'état final +et permanent du système, on le caractériserait aussitôt en se bornant à +annuller le second membre de cette équation générale, qui ne +contiendrait plus alors que trois variables indépendantes.</p> + +<p>On voit que, conformément aux propriétés universelles des relations +différentielles, une telle équation ne renferme immédiatement aucune +trace, non-seulement de l'état thermologique initial, mais encore des +circonstances perpétuelles propres à la surface extérieure. L'équation +exprime simplement ce que le phénomène offre de plus général et de plus +profond, l'échange continuel de la chaleur entre toutes les molécules du +système, en vertu de leurs températures actuelles. C'est ainsi que le +premier volume de cet ouvrage nous a fait voir les équations +différentielles fondamentales de la géométrie et de la mécanique, +représentant d'une manière uniforme, un même phénomène général, +abstraction faite du cas particulier quelconque où il se réalisera. +Telle est l'origine philosophique de cette parfaite coordination +qu'introduit constamment l'emploi convenable de l'analyse mathématique, +quand la nature de nos études les en rend susceptibles. Désormais, en +thermologie, les recherches illimitées que pourront suggérer les +innombrables variétés de la forme des corps et de leur mode +d'échauffement seront toujours, aux yeux des géomètres, les diverses +modifications analytiques d'un problème unique, invariablement assujetti +à une même équation fondamentale. Les différens cas particuliers ne +pourront, en effet, s'y distinguer que par la composition analytique des +fonctions arbitraires propres à l'intégrale générale de cette équation.</p> + +<p>Toutefois, comme le sens d'une telle relation abstraite ne saurait +devenir entièrement déterminé qu'en ayant égard aux conditions +caractéristiques de chaque question spéciale, il importe de signaler +maintenant, pour compléter cette indication sommaire, le mode uniforme +suivant lequel Fourier a conçu l'introduction analytique de ces +conditions complémentaires. Il faut distinguer, à cet effet, entre +l'état initial des différens points du système et l'état permanent de la +surface extérieure, titres généraux sous lesquels pourront toujours être +classées toutes ces diverses particularités.</p> + +<p>Quant à la considération des températures primitives, elle ne présente +immédiatement aucune difficulté analytique qui lui soit propre, si ce +n'est lorsqu'on en vient à exécuter les intégrations. Alors, les +fonctions arbitraires doivent être choisies de telle manière que, en +annullant le temps dans la formule générale qui représente la +température de chaque point à un instant quelconque, afin de remonter à +l'état initial, cette formule devienne exactement identique avec la +fonction des coordonnées, préalablement définie, par laquelle a été +caractérisé le système thermologique originel. Cette condition ne donne +donc lieu à aucune relation différentielle générale.</p> + +<p>Il n'en est pas de même relativement à l'état de la surface. On doit +alors exprimer que la formule générale des températures, quand on y +suppose, entre les coordonnées qui s'y trouvent, la relation convenable +à la surface proposée, coïncide, en tout temps, avec celle qui convient +à cette surface. Or, cette condition étant, de sa nature, permanente, +elle est susceptible d'être prise en considération d'une manière +générale par une équation différentielle subsidiaire, puisqu'elle altère +continuellement le mode fondamental de propagation, tandis que +l'influence de l'état initial devait se borner uniquement à affecter les +valeurs absolues des températures propres à un instant donné. Cette +équation différentielle, qui est nécessairement du premier ordre, +s'obtient en égalant, pour un élément quelconque de la surface, la +quantité de chaleur qu'il reçoit, selon sa normale, de la part des +molécules intérieures correspondantes, avec celle qui tend à sortir par +l'influence donnée du système ambiant. L'ordre moins élevé d'une telle +équation, comparativement à l'équation fondamentale de la propagation +intérieure, résulte de ce que, dans celle-ci, il fallait inévitablement +considérer la différentiation du flux entre les deux faces opposées de +chaque élément, tandis que, pour la surface, on doit, au contraire, +envisager le flux lui-même, immédiatement compensé par l'action du +milieu. Si, par une cause quelconque, une certaine couche intérieure +était assujettie d'avance à un système de températures déterminé, il en +résulterait aussitôt, comme le remarque judicieusement Fourier, la même +solution de continuité qu'à la surface dans le mode général de +propagation de la chaleur.</p> + +<p>Cette équation auxiliaire propre à tous les points de l'enveloppe, +contient nécessairement, outre les fonctions dérivées de la température +relativement aux coordonnées qui expriment le flux suivant chacune +d'elles, les coefficiens différentiels purement géométriques par +lesquels est définie analytiquement la direction de la normale en chaque +point de la surface. Tel est le mode général suivant lequel la forme des +corps se trouve convenablement introduite dans la thermologie +mathématique, de manière à exercer toujours sur l'ensemble de la +solution une influence inévitable et spéciale. L'observation avait, sans +doute, signalé depuis long-temps une telle influence, par des +indications incontestables; mais on conçoit qu'il était impossible de +s'en faire une juste idée, avant que la doctrine de Fourier eût +rationnellement assigné son véritable rang général parmi les diverses +causes qui concourent à l'effet total, dont l'exploration directe ne +saurait fournir à cet égard que des notions essentiellement vagues et +confuses.</p> + +<p>Tels sont les moyens généraux de mettre en équation tous les problèmes +relatifs à la propagation de la chaleur dans les solides, ainsi que les +deux sortes de conditions complémentaires destinées à déterminer, pour +chaque cas particulier, les fonctions arbitraires correspondantes à +cette équation différentielle du second ordre. La nature de cet ouvrage +et ses limites nécessaires ne me permettent point de donner ici aucune +idée, même sommaire, du système entièrement neuf de procédés analytiques +créé par le génie de Fourier pour l'intégration de ces équations, qui se +trouvaient dépendre inévitablement de la partie la plus difficile et la +plus imparfaite du calcul intégral. Cette belle analyse est surtout +caractérisée par le soin qu'on y prend constamment de chercher +directement l'intégrale convenable à la question thermologique, sans la +déduire de celle qui présente la plus grande généralité abstraite, et +dont la formation serait presque toujours impossible. Les conditions +subsidiaires relatives, soit à l'état primitif du système, soit à +l'état permanent de la surface, y ont introduit la considération +indispensable des fonctions discontinues, dont la théorie, maintenant si +satisfaisante, était jusque alors à peine ébauchée dans ses premiers +rudimens. Les théorèmes généraux sur la transformation de ces fonctions +en séries trigonométriques, procédant selon les sinus ou les cosinus des +multiples indéfinis de la variable, ou en intégrales définies +équivalentes, ont notablement agrandi le domaine fondamental de +l'analyse mathématique, indépendamment de leur destination directe pour +la thermologie. J'ai déjà noté, dans le premier volume, comment la +géométrie pouvait les employer à compléter la représentation analytique +de toutes les figures, en l'étendant à des portions limitées des lieux +géométriques ou à des assemblages quelconques des diverses formes, ce +qui était d'ailleurs nécessaire à la thermologie mathématique, afin d'y +pouvoir étudier la propagation de la chaleur dans les polyèdres. Mais la +manière dont Fourier a dirigé l'usage de ses procédés analytiques n'est +peut-être pas moins remarquable, sous le point de vue philosophique, que +l'invention même de tels moyens. Non-seulement il s'est toujours +scrupuleusement attaché, dans tous les cas importans, à obtenir +finalement des formules claires, simples et facilement évaluables en +nombres, comme on devrait le faire à l'égard de questions quelconques; +mais il les a, en général, tellement composées qu'elles dévoilent, au +premier aspect, la marche essentielle du phénomène proposé, leurs +différens termes exprimant sans cesse des états thermologiques +élémentaires et distincts, qui se superposent continuellement, ainsi que +l'exploration directe le ferait apercevoir, si elle était praticable +avec un tel degré de précision.</p> + +<p>Sous le point de vue purement analytique, les problèmes thermologiques +offrent, par leur nature, une analogie fondamentale avec ceux que fait +naître l'étude du mouvement des fluides. Il s'agit, de part et d'autre, +de fonctions de quatre variables indépendantes, assujetties à des +équations aux différences partielles du second ordre, dont la +composition est habituellement semblable. La parité s'étend même, à +beaucoup d'égards, aux conditions auxiliaires. Celles relatives aux +températures primitives des diverses molécules, sont remplacées, dans +les problèmes hydrodynamiques, par les vitesses initiales des différens +points. De même, le maintien constant de la surface du fluide à un degré +donné de pression extérieure, représente l'état permanent de l'enveloppe +du solide échauffé à une température déterminée, indépendante de la +propagation interne. Il y a toutefois, sous ce dernier rapport, une +différence essentielle entre les deux cas, puisque, dans le problème +thermologique, la forme de la surface demeure invariable pendant toute +la durée du phénomène, tandis qu'elle change, dans la question +hydrodynamique, à mesure que le phénomène s'accomplit, ce qui doit +augmenter nécessairement les difficultés analytiques. Mais, quoique les +deux analyses ne puissent pas, sans doute, être envisagées comme +exactement identiques, leurs analogies naturelles n'en sont pas moins +évidemment assez profondes pour que les progrès généraux de l'une, +deviennent immédiatement applicables au perfectionnement de l'autre, +ainsi que Fourier l'a annoncé. On doit donc compter que, lorsque +l'ensemble de la doctrine de Fourier sera plus connu et mieux apprécié, +les géomètres en feront un usage très étendu et fort important dans +l'exploration analytique des mouvemens des fluides, comme Corancez l'a +déjà tenté.</p> + +<p>En considérant sous un aspect philosophique l'esprit général de cette +analyse thermologique, elle m'a semblé comporter un perfectionnement +fondamental, que je dois ici indiquer sommairement aux géomètres +susceptibles de le comprendre et de l'utiliser. Il consisterait +essentiellement dans l'application du calcul des variations à la +thermologie, jusqu'ici tout-à-fait privée de cette précieuse méthode. +Partout où une grandeur quelconque reçoit deux sortes d'accroissemens, +non-seulement divers et indépendans, mais aussi radicalement +hétérogènes, la conception des <i>variations</i> peut être introduite, et +présente constamment la propriété essentielle d'améliorer, dans ses +élémens, l'expression analytique des phénomènes, en distinguant mieux, +par le calcul même, les causes naturellement différentes. C'est ainsi +que Lagrange a si heureusement transporté cette conception dans +l'analyse mécanique, où elle empêche de confondre désormais les +différentiations purement géométriques avec celles dont le caractère est +vraiment dynamique. Or, la thermologie me paraît comporter une telle +application, tout aussi naturellement que la mécanique. Car on y +considère toujours évidemment, à l'égard des températures, deux ordres +bien tranchés de changemens généraux: ceux qu'éprouve, aux diverses +époques du phénomène, la température d'une même molécule, et ceux qui se +manifestent en un même instant, en passant d'un point à un autre. Deux +points de vue différentiels aussi distincts, jusqu'ici sans cesse +confondus dans les équations thermologiques, pourraient y être +habituellement séparés avec facilité en appliquant à l'un d'eux +l'algorithme spécial des variations, qui conviendrait surtout au second. +Un tel perfectionnement ne se bornerait pas à l'amélioration des +notations fondamentales, ce qui d'ailleurs aurait déjà, pour tout +analyste, une extrême importance. Mais je ne doute pas, en outre, que +l'emploi judicieux des transformations générales enseignées par le +calcul des variations pour isoler les deux caractéristiques, ne +contribuât beaucoup à simplifier l'ensemble de la solution analytique, +en même temps qu'à l'éclaircir, et à la mettre mieux en harmonie avec la +marche du phénomène thermologique. La nature et l'étendue de mes travaux +propres ne me laissant guère l'espoir de suivre jamais cette pensée +d'une manière convenablement spéciale, j'ai dû la livrer immédiatement +aux géomètres qui seraient disposés à profiter d'une telle ouverture.</p> + +<p>Après avoir suffisamment caractérisé sous ses principaux aspects la +théorie mathématique de la propagation graduelle et continue de la +chaleur ou du froid dans les corps solides, il resterait à analyser +philosophiquement la doctrine générale de Fourier en ce qui concerne +l'étude de la chaleur rayonnante. Mais cette opération ne pourrait +s'effectuer clairement qu'à l'aide de développemens très étendus qui +seraient ici déplacés. D'ailleurs, les considérations précédentes, +relatives à la question la plus importante et la plus difficile, font +assez concevoir comment les phénomènes thermologiques ont pu être +irrévocablement ramenés à des lois mathématiques, ce qui devait être, +dans cet ouvrage, mon seul but essentiel. Je me bornerai donc, quant à +l'analyse du rayonnement, à signaler ici son résultat général le plus +remarquable, qui consiste dans l'explication rationnelle du mode suivant +lequel varie l'intensité du rayonnement d'après sa direction.</p> + +<p>J'ai déjà noté à ce sujet, dans la leçon précédente, comment M. Leslie +avait découvert, par une expérimentation ingénieuse, la variation +continuelle de cette intensité proportionnellement aux sinus des angles +que forment les rayons, soit émergens, soit incidens, avec la surface +correspondante. Or, Fourier a pleinement démontré que cette loi est +indispensable à l'établissement ou au maintien de l'équilibre +thermométrique entre deux corps quelconques. Une molécule placée +arbitrairement dans l'intérieur d'une enceinte très étendue, dont toutes +les parties sont exactement à une même température constante, prend +toujours, au bout d'un certain temps, cette température commune, et la +conserve indéfiniment quand elle l'a une fois acquise: c'est ce +qu'indiquent clairement les observations les plus vulgaires. Il est +d'abord aisé de prouver qu'un tel résultat ne saurait avoir lieu si +toutes les parties de l'enceinte rayonnaient sur la molécule avec la +même énergie, abstraction faite de l'inégalité des distances: la chaleur +émise perpendiculairement à la surface de l'enceinte ne peut donc avoir +la même intensité que celle qui en émane suivant des directions plus ou +moins obliques. Les considérations employées par Fourier montrent +ensuite, d'après une analyse plus approfondie, que cette température +commune n'existerait pas davantage si l'on faisait varier l'intensité du +rayonnement suivant toute autre loi que celle du sinus de l'obliquité: +l'état thermométrique de la molécule dépendrait alors de sa situation, +et pourrait présenter les différences les plus absurdes d'une position à +l'autre, au point d'être, en certains cas, très supérieur ou très +inférieur à l'état général et permanent de l'enceinte. La démonstration +est simple, quand on a seulement égard à la chaleur directement envoyée +à la molécule par chaque élément de l'enceinte; mais elle se complique +beaucoup lorsqu'on vient à considérer, comme l'exige une analyse +complète, celle qui peut en provenir aussi après un nombre quelconque de +réflexions successives. Enfin, il suffit de remplacer la molécule +proposée par un corps de dimensions sensibles, pour étendre le même +raisonnement mathématique à la partie de la loi empirique de M. Leslie, +qui concerne la chaleur reçue au lieu de la chaleur émise. Ainsi, ce +beau travail de Fourier rattache directement au simple fait général et +vulgaire de l'équilibre thermométrique cette loi remarquable, base +principale de la théorie du rayonnement, et que les expériences des +physiciens ne pouvaient sans doute établir que d'une manière seulement +approximative. Cette démonstration difficile constitue certainement une +des plus heureuses applications de l'analyse mathématique aux études +physiques, envisagées sous un point de vue spécial.</p> + +<p>D'après le plan général établi dans les prolégomènes de cet ouvrage, la +philosophie naturelle, conçue abstraitement, doit être le seul sujet de +notre examen habituel, et nous avons dû nous interdire d'y comprendre, +d'ordinaire, les considérations concrètes relatives à l'ensemble de +l'histoire naturelle proprement dite, le système des sciences +secondaires ne pouvant être qu'une dérivation de celui des sciences +fondamentales (voyez la deuxième leçon). Je ne saurais donc envisager +ici, avec toutes les indications spéciales qu'exigerait son exacte +appréciation philosophique, l'importante théorie des températures +terrestres, qui constitue cependant l'application la plus essentielle et +en même temps la plus difficile de la thermologie mathématique. +Toutefois, je ne puis m'empêcher de signaler sommairement une partie +aussi neuve et aussi intéressante de la doctrine générale créée par +Fourier.</p> + +<p>La température propre à chaque point de notre globe est essentiellement +due, abstraction faite des influences purement locales ou accidentelles, +à l'action diversement combinée de trois causes générales et +permanentes: 1º la chaleur solaire, affectant inégalement les différens +lieux, et partout assujettie à des variations périodiques; 2º la chaleur +intérieure propre à la terre dès l'origine de sa formation à l'état de +planète distincte; 3º enfin, l'état thermométrique général de l'espace +occupé par le monde dont nous faisons partie. La seconde cause agit +seule directement sur tous les points de la masse terrestre; l'influence +des deux autres est immédiatement limitée à la seule surface extérieure. +Elles sont, d'ailleurs, énumérées ici dans l'ordre effectif suivant +lequel elles ont pu nous être successivement dévoilées, c'est-à-dire +d'après leur participation plus ou moins étendue et plus ou moins +évidente à la production des phénomènes thermologiques de la surface, +les seuls complètement observables.</p> + +<p>Avant Fourier, ces phénomènes étaient regardés, par l'ensemble des +physiciens et des naturalistes, comme devant être uniquement attribués à +l'action solaire, tant leur analyse avait été jusque alors vague et +superficielle. L'opinion d'une chaleur centrale était à la vérité très +ancienne; mais cette hypothèse, arbitrairement rejetée par les uns, +tandis que les autres l'admettaient d'une manière non moins hasardée, +n'avait réellement aucune consistance scientifique, la discussion +n'ayant jamais porté sur la part que cette chaleur originaire pouvait +avoir aux variations thermologiques de la surface. La théorie +mathématique de Fourier lui a montré clairement que, à cette surface, +les températures différeraient extrêmement de ce que nous observons, +soit quant à leur valeur, soit surtout quant à leur comparaison +générale, si la masse terrestre n'était point partout pénétrée d'une +chaleur propre et primitive, indépendante de l'action du soleil, et qui +tend à se perdre, à travers l'enveloppe, par son rayonnement vers les +autres astres, quoique l'atmosphère doive ralentir beaucoup cette +déperdition naturelle. Cette chaleur originaire contribue directement +très peu aux températures superficielles effectives; mais elle empêche +que leurs variations périodiques suivent d'autres lois que celles qui +doivent résulter de l'influence solaire, laquelle, sans cela, se +perdrait, en majeure partie, dans la masse totale du globe. En +considérant les points intérieurs, même très près de l'enveloppe, et à +une distance d'ailleurs d'autant moindre qu'ils sont plus rapprochés de +l'équateur, la chaleur centrale devient prépondérante, et bientôt c'est +elle qui règle exclusivement les températures correspondantes, dont la +fixité rigoureuse, et l'accroissement graduel à mesure que la profondeur +augmente, ont tant attiré dans ces derniers temps l'attention des +observateurs.</p> + +<p>Quant à la troisième cause générale des températures terrestres, +personne, jusqu'à Fourier, n'en avait seulement conçu la pensée. Et +néanmoins, comme cet illustre philosophe avait coutume de l'indiquer à +ceux qu'il honorait de ses entretiens familiers, si, quand la terre a +quitté une partie quelconque de son orbite, elle y laissait un +thermomètre, cet instrument, supposé soustrait à l'action solaire, ne +pourrait sans doute baisser indéfiniment; la liqueur s'arrêterait +nécessairement à un certain point, qui indiquerait la température de +l'espace où nous circulons. Cette ingénieuse supposition n'est que +l'énoncé le plus simple et le plus frappant du résultat général des +travaux de Fourier à ce sujet, qui ont clairement établi que la marche +effective des températures à la surface de notre globe serait totalement +inexplicable, même en ayant égard à la chaleur intérieure, si l'espace +ambiant n'avait point une température propre et déterminée, qui doit +très peu différer de celle qu'on observerait réellement aux deux pôles +de la terre, quoique son évaluation véritable présente jusqu'ici quelque +incertitude. Il est remarquable que, des deux causes thermologiques +nouvelles découvertes par Fourier, la première soit susceptible d'être +directement mesurée à l'équateur, à quelques centimètres de la surface, +et la seconde aux pôles; tandis que, sur tous les points intermédiaires, +l'observation a besoin d'être dirigée et interprétée par une analyse +mathématique approfondie pour qu'on puisse démêler, dans ses indications +totales, l'influence propre à chacune des trois actions fondamentales.</p> + +<p>Le grand problème des températures terrestres étant ainsi défini quant à +ses élémens généraux, sa solution mathématique constitue l'application +la plus difficile de la thermologie analytique. Il s'agit alors +d'analyser exactement la marche des températures dans une sphère donnée, +dont l'état initial est exprimé par une fonction déterminée, mais +inconnue, des coordonnées d'une molécule quelconque, et dont la surface, +en même temps qu'elle rayonne vers un milieu qu'on doit supposer à une +température constante, d'ailleurs ignorée, reçoit continuellement +l'influence d'une cause thermologique variable, exprimée par une +fonction périodique très complexe, quoique donnée, du temps écoulé: il +faut encore avoir égard à l'enveloppe gazeuse dont cette sphère est +entourée, et qui doit sensiblement modifier le mouvement naturel de la +chaleur à sa surface. L'extrême complication d'un tel problème, et notre +ignorance nécessaire à l'égard de l'une des conditions essentielles, ne +sauraient permettre d'en obtenir une solution rationnelle vraiment +complète, quoiqu'on puisse le simplifier en regardant la température +initiale de chaque molécule intérieure comme dépendant seulement de sa +distance au centre. Toutefois, l'état thermologique de la surface ou des +couches qui l'avoisinent devant constituer ici la plus intéressante +partie de la recherche, il a été possible, en dirigeant judicieusement +tous les efforts vers ce seul but, de parvenir, sous ce rapport, à des +résultats très satisfaisans, essentiellement dégagés de toute hypothèse +précaire sur la loi relative à la chaleur intérieure, envers laquelle +Fourier s'est toujours si sagement abstenu de prononcer. La marche +générale des températures superficielles est désormais nettement +caractérisée dans ses variations principales, soit diurnes, soit +annuelles; nous connaissons le mode suivant lequel y participe chacune +des trois causes thermologiques; enfin, nous apprécions convenablement +l'influence essentielle de l'atmosphère, qui, par une alternative +périodique, échauffe et refroidit tour à tour la surface, et contribue +ainsi à la régularité des phénomènes. Quoique cette étude difficile soit +encore si près de sa naissance, ses progrès principaux, relativement à +ce que nous pouvons espérer d'en connaître d'une manière positive, ne +dépendent essentiellement désormais que du perfectionnement des +observations, dont la belle théorie de Fourier a d'ailleurs nettement +tracé le plan le plus rationnel. Quand les données indispensables du +problème seront ainsi mieux connues, celle théorie permettra de remonter +avec certitude à quelques indications précises sur l'ancien état +thermologique de notre globe, aussi bien que sur ses modifications +futures. Mais, dès aujourd'hui, nous avons obtenu par là un résultat +définitif d'une haute importance philosophique, en reconnaissant que +l'état périodique de la surface est maintenant devenu essentiellement +fixe, et ne peut éprouver que d'imperceptibles variations par le +refroidissement continu de la masse intérieure dans la suite des +siècles postérieurs. Ce résumé rapide, quelque imparfait qu'il soit, +montre clairement quelle admirable consistance scientifique a pris tout +à coup, par les seuls travaux d'un homme de génie, cette branche +fondamentale de l'histoire naturelle du globe terrestre, qui, jusqu'à +Fourier, ne se composait que d'opinions vagues et arbitraires, +entremêlées de quelques observations incomplètes et incohérentes, d'où +ne pouvait résulter aucune exacte notion générale.</p> + +<p>Tels sont, en aperçu, les principaux caractères scientifiques de la +thermologie mathématique créée par le génie du grand Fourier. Beaucoup +de géomètres contemporains se sont déjà empressés de parcourir cette +nouvelle carrière ouverte à l'esprit mathématique, mais sans ajouter +réellement jusqu'ici rien de vraiment capital aux résultats des travaux +de Fourier. On doit même dire que la plupart d'entre eux n'ont vu +essentiellement encore, en de telles recherches, qu'un nouveau champ +d'exercices analytiques, où l'on pouvait aisément obtenir une célébrité +momentanée, en modifiant, d'une manière plus ou moins intéressante, les +cas traités par l'illustre fondateur. Ces travaux secondaires +n'indiquent pas, le plus souvent, ce sentiment profond de la vraie +philosophie mathématique, dont Fourier fut peut-être plus éminemment +pénétré qu'aucun autre grand géomètre, et qui consiste surtout dans la +relation intime et continue de l'abstrait au concret, comme je me suis +tant efforcé de l'établir nettement. On a vu, par exemple, un géomètre, +aujourd'hui très renommé, attacher une puérile importance à reprendre +l'équation fondamentale de la propagation de la chaleur, en y concevant +variable, d'un point à un autre, la perméabilité, que Fourier avait +supposée constante, mais en continuant d'ailleurs à l'y regarder comme +identique en tous sens. Néanmoins, dans cet ensemble, déjà très étendu, +de recherches analytiques sur la thermologie, il faut distinguer les +travaux de M. Duhamel, les seuls dignes jusqu'ici d'être remarqués comme +ajoutant réellement quelque chose à la théorie fondamentale de Fourier, +en cherchant à perfectionner la représentation analytique des phénomènes +effectifs. J'indiquerai surtout l'heureuse conception de ce géomètre sur +la perméabilité.</p> + +<p>M. Duhamel a senti qu'il serait illusoire de faire varier cette +propriété dans les différens points d'un corps, si, pour chaque +molécule, on la laissait égale en tous sens, ses modifications réelles +devant être, évidemment, bien plus prononcées selon les directions que +suivant les lieux. Il a donc reformé l'équation générale de la +thermologie, en y regardant la perméabilité comme assujettie à ces deux +ordres simultanés de variations. Son analyse l'a conduit à découvrir un +théorème général très remarquable sur les relations fixes des diverses +perméabilités d'une même molécule quelconque dans toutes les directions +différentes. Ce théorème est relatif au cas où la perméabilité serait la +même en tous les points du corps, et varierait seulement, pour chacun +d'eux, suivant les directions. Il consiste en ce que, dans une telle +hypothèse, il existe toujours, pour une masse quelconque, trois +directions rectangulaires déterminées, que M. Duhamel a judicieusement +nommées <i>axes principaux de conductibilité</i>, et selon lesquelles le flux +de chaleur a la même valeur que si la conductibilité était constante: le +flux est un <i>maximum</i> relativement à l'un de ces axes, et varie, en tout +autre sens, proportionnellement au cosinus de l'angle correspondant. Ces +axes thermologiques offrent, en général, par l'ensemble de leurs +propriétés, une analogie intéressante et soutenue avec les axes +dynamiques découverts par Euler dans la théorie des rotations: il est +digne de remarque que les uns et les autres soient caractérisés par les +mêmes conditions analytiques, comme l'a montré M. Duhamel. Leur +considération présente surtout la même importance pour faciliter +l'étude analytique du phénomène, puisque, en y rapportant les +coordonnées, M. Duhamel est parvenu à rendre l'équation fondamentale +aussi simple, dans le cas de la perméabilité variable, que Fourier +l'avait établie pour la conductibilité constante, avec cette seule +différence que les trois termes du second ordre n'y ont plus des +coefficiens égaux. Cette intéressante découverte, envisagée sous le +point de vue philosophique, complète, d'une manière remarquable, +l'harmonie fondamentale, déjà signalée à tant d'autres égards par +Fourier, entre l'analyse thermologique et l'analyse dynamique. Son +utilité effective est, toutefois, notablement diminuée par la nature +essentiellement hypothétique de la constitution thermologique +correspondante: car, le théorème cesse nécessairement d'avoir lieu +lorsqu'on vient à envisager la perméabilité comme variable, +non-seulement selon les directions, mais aussi suivant les points, ce +qui est, néanmoins, sans doute, le cas réel, à l'égard duquel M. Duhamel +a d'ailleurs établi ensuite l'équation différentielle complète du +phénomène.</p> + +<p>On n'a point encore tenté d'examiner les modifications que devrait +éprouver la thermologie mathématique, en tenant compte des changemens +que l'accomplissement du phénomène peut introduire, à ses diverses +époques, dans la perméabilité propre à chaque molécule et à chaque +direction: il en est ainsi des altérations analogues de la chaleur +spécifique. Aucune de ces propriétés, et surtout la dernière, ne saurait +cependant être envisagée comme rigoureusement invariable à toutes les +températures, conformément à ce que j'ai indiqué dans la leçon +précédente. Leurs inégalités doivent, sans doute, exercer une influence +réelle sur tous les cas qui comportent des changemens de température +très étendus. Il serait difficile d'y avoir égard sans compliquer +beaucoup les équations thermologiques fondamentales, dont l'intégration +deviendrait alors peut-être entièrement inextricable, comme on le voit +ordinairement dans l'étude analytique des phénomènes physiques +quelconques, même les plus simples, quand on veut trop rapprocher l'état +abstrait de l'état concret. Ces modifications sont même celles qui, par +leur nature, compliqueraient le plus les difficultés fondamentales du +problème thermologique, envisagé sous le point de vue analytique; car, +en y ayant égard, l'équation différentielle de la propagation de la +chaleur, cesserait nécessairement d'être <i>linéaire</i>, et par conséquent +échapperait dès lors à toutes les méthodes d'intégration employées +jusqu'ici, toujours essentiellement relatives à un tel genre +d'équations. Toutefois, l'ignorance complète où nous sommes encore des +lois effectives de ces altérations, dont l'existence est à peine +constatée jusqu'ici par les observations, obligera long-temps les +géomètres et les physiciens à supposer ces deux propriétés spécifiques +parfaitement constantes, quoique cette hypothèse primitive doive être +rectifiée plus tard. La philosophie astronomique nous a fréquemment +montré combien il importe que le véritable esprit scientifique +n'introduise pas, dans ses conceptions rationnelles, une complication +prématurée, quand l'exploration plus attentive des phénomènes n'en a +point encore manifesté la nécessité positive.</p> + +<p>Il y a tout lieu de penser que cette maxime philosophique, dont la +sagesse est évidente, a seule empêché Fourier de prendre en +considération toutes les diverses modifications indiquées ci-dessus. Il +a dû même s'abstenir essentiellement d'attirer l'attention sur elles, +dans la crainte de compliquer l'exposition fondamentale d'une théorie +aussi neuve par l'introduction de difficultés accessoires, qui en +auraient obscurci le caractère principal. Ses méditations lui avaient +sans doute montré comment ses successeurs, en poursuivant la carrière +ouverte par son génie, pourraient avoir aisément égard à toutes les +considérations secondaires qu'il avait judicieusement élaguées, +lorsqu'elles auraient été convenablement définies, sauf les embarras +analytiques qui en résulteraient.</p> + +<p>Je me suis efforcé, dans cette leçon, de donner, aussi nettement que +possible, sans sortir des limites conformes à la nature de cet ouvrage, +une faible idée générale de l'admirable théorie mathématique créée par +Fourier pour perfectionner l'étude des phénomènes thermologiques +fondamentaux. Indépendamment du génie, non seulement analytique, mais +surtout mathématique, qui caractérise si éminemment ce bel ensemble de +découvertes, on a dû remarquer, dans mon imparfaite indication, avec +quelle persévérante sagesse philosophique Fourier s'était +scrupuleusement attaché, dès l'origine de ses recherches, à la +thermologie positive, dont il ne s'écarta jamais un seul instant tout en +prenant l'essor le plus sublime, à une époque où néanmoins, partout +autour de lui, on s'accordait à ne regarder comme dignes de l'attention +des penseurs que les travaux propres à appuyer telle ou telle conception +arbitraire sur la nature de la chaleur. En considérant d'une manière +impartiale et approfondie l'harmonie de ces hautes qualités, dont la +perte est peut-être encore trop récente pour être convenablement +appréciée par le vulgaire des savans, je ne crains pas de prononcer, +comme si j'étais à dix siècles d'aujourd'hui, que, depuis la théorie de +la gravitation, aucune création mathématique n'a eu plus de valeur et de +portée que celle-ci, quant aux progrès généraux de la philosophie +naturelle: peut-être même, en scrutant de près l'histoire de ces deux +grandes pensées, trouverait-on que la fondation de la thermologie +mathématique par Fourier était moins préparée que celle de la mécanique +céleste par Newton.</p> + +<p>Et cependant un tel génie a été long-temps méconnu; ses créations ont +été contestées par d'indignes rivaux; et, lorsqu'il n'a plus été +possible de nier ses droits irrécusables, on s'est efforcé d'atténuer +l'importance de ses immortels travaux. Enfin, quand il nous fut ravi, à +peine commençait-il à jouir librement, depuis quelques années, de la +plénitude d'une gloire si hautement méritée: il a disparu sans avoir +exercé, dans le monde savant, cette prépondérance paisible et continue +du maître sur les disciples, dernière fonction sociale naturellement +assignée aux hommes de génie, dont elle constitue la principale +récompense après le libre développement de leur activité essentielle, +que Newton, Euler et Lagrange obtinrent si complétement, et que Fourier +était, comme eux, si propre à rendre éminemment profitable aux progrès +généraux de l'esprit humain. Une telle destinée a dû être sans doute +bien imparfaitement compensée par la conviction profonde et habituelle +que la postérité le classerait indéfiniment dans le très petit nombre +des géomètres vraiment créateurs, dès l'époque prochaine où l'on aurait +oublié presque jusqu'au nom de ceux que la médiocrité de ses +contemporains avait osé placer à son niveau et même au-dessus de +lu<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a> +<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" +name="footnote29"><b>Note 29: </b></a><a href="#footnotetag29"> +(retour) </a> On excusera, j'espère, ce faible témoignage + spécial, consacré à la mémoire vénérée d'un illustre ami, + dont le génie vraiment supérieur n'a généralement obtenu + qu'une tardive et incomplète justice. +</blockquote> + + +<a name="l32" id="l32"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TRENTE-DEUXIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur l'acoustique.</p> + +<p>Quoique cette branche fondamentale de la physique ait évidemment passé, +comme toutes les autres, par l'état théologique et ensuite par l'état +métaphysique, elle a pris, aussi complétement que la barologie, et +presque depuis la même époque, son caractère scientifique définitif. Par +une suite nécessaire de la nature beaucoup plus compliquée des +phénomènes si délicats dont elle s'occupe, la théorie du son est +certainement bien moins avancée que celle de la pesanteur, qui doit sans +doute rester toujours supérieure à toute autre partie de la physique, +quels que puissent être nos progrès futurs. Mais, malgré cette +inévitable gradation, la positivité de l'acoustique est néanmoins tout +aussi parfaite que celle de la barologie elle-même, depuis que la +connaissance exacte des propriétés mécaniques élémentaires de +l'atmosphère a permis de concevoir nettement, vers le milieu de +l'avant-dernier siècle, la production et la transmission des vibrations +sonores. Aujourd'hui, en effet, l'acoustique n'est pas moins +radicalement affranchie que la barologie de ces hypothèses +anti-scientifiques, derniers vestiges de l'esprit métaphysique, qui +vicient encore, plus ou moins profondément, tout le reste de la +physique. On a tenté, il est vrai, au commencement de notre siècle, +ainsi que je l'ai indiqué dans la vingt-huitième leçon, de personnifier +le son comme la chaleur, la lumière, et l'électricité. Mais cette +aberration isolée et intempestive ne pouvait acquérir aucune +consistance, et n'a pas, en effet, exercé la moindre influence sur la +marche des physiciens, pour la plupart desquels elle a passé inaperçue, +malgré l'incontestable supériorité de l'illustre naturaliste qui s'y +était laissé entraîner. La même doctrine générale des vibrations qui, +abusivement transportée à l'étude des phénomènes lumineux, par exemple, +ne peut y conduire qu'à des conceptions chimériques, convient +parfaitement, au contraire, à l'analyse des phénomènes sonores, où elle +nous offre l'expression exacte d'une évidente réalité.</p> + +<p>Indépendamment du haut intérêt philosophique que doit naturellement +inspirer aujourd'hui une telle étude par cette entière pureté de son +caractère scientifique, et abstraction faite de l'extrême importance +directe évidemment propre aux phénomènes qu'elle considère, cette belle +partie de la physique mérite, sous deux rapports principaux, l'attention +spéciale des esprits qui envisagent l'ensemble des connaissances +positives, vu l'application générale très précieuse dont l'acoustique +est susceptible pour perfectionner les notions fondamentales relatives, +soit aux corps inorganiques, soit à l'homme lui-même.</p> + +<p>D'une part, en effet, l'examen des vibrations sonores constitue notre +moyen le plus rationnel et le plus efficace, si ce n'est le seul, +d'explorer, jusqu'à un certain point, la constitution mécanique +intérieure des corps naturels, dont l'influence doit surtout se +manifester dans les modifications qu'éprouvent les mouvemens vibratoires +de leurs molécules. Les faibles renseignemens obtenus jusqu'ici à cet +égard par une telle voie, à cause de l'imperfection actuelle de +l'acoustique, ne sauraient indiquer, ce me semble, l'impossibilité +d'employer ultérieurement, avec un vrai succès, ce mode général +d'exploration, quand l'étude du son sera plus avancée. Les belles suites +d'observations de M. Chladni et de M. Savart, quoique trop peu variées, +n'ont-elles pas déjà fourni à ce sujet quelques indications précieuses +sur les propriétés essentielles d'un tel système d'expérimentation. +L'étude approfondie des phénomènes sonores ne nous révèle-t-elle pas +certaines propriétés délicates des corps naturels, qui ne pourraient s'y +apercevoir d'aucune autre manière? Par exemple, la faculté de contracter +de véritables <i>habitudes</i>, c'est-à-dire des dispositions fixes, d'après +une suite suffisamment prolongée d'impressions uniformes, faculté qui +semblait exclusivement appartenir aux êtres animés, n'est-elle pas ainsi +clairement indiquée, à un degré plus ou moins grand, pour les appareils +inorganiques eux-mêmes? N'est-ce point aussi aux mouvemens vibratoires +qu'il faut attribuer l'influence remarquable que peuvent exercer l'un +sur l'autre, en certains cas, deux appareils mécaniques entièrement +séparés, comme, entre autres, dans la singulière action mutuelle de deux +horloges placées sur un support commun?</p> + +<p>D'une autre part, l'acoustique présente évidemment à la physiologie un +point d'appui indispensable pour l'analyse exacte des deux fonctions +élémentaires les plus importantes à l'établissement des relations +sociales, l'audition et la phonation. En séparant avec soin tout ce qui +concerne la perception des sons, et même leur simple transmission au +cerveau, phénomènes essentiellement nerveux, de ce qui est purement +relatif à leur impression sur l'organe de l'ouïe, on voit clairement que +l'étude de ces derniers phénomènes, sans lesquels les autres resteraient +nécessairement inexplicables, doit avoir pour base rationnelle une +connaissance approfondie des lois générales de l'acoustique, qui règlent +inévitablement le mode de vibration de tout appareil auditif. Il en est +ainsi, à plus forte raison, quant à la production de la voix, phénomène +essentiellement assimilable, par sa nature, à l'action de tout autre +instrument sonore, sauf la complication supérieure due aux modifications +presque continuelles de l'appareil vocal, en vertu des innombrables +variations organiques, et dont les plus délicates seront toujours, sans +doute, à peu près inappréciables.</p> + +<p>Mais, malgré cette incontestable relation, ou, plutôt, en y ayant +convenablement égard, ce n'est pas aux physiciens proprement dits +qu'appartient rationnellement l'étude de ces deux grands phénomènes, +dont les anatomistes et les physiologistes ne doivent pas se dessaisir, +pourvu qu'ils empruntent désormais à la physique toutes les notions +nécessaires. Car, les physiciens sont, en eux-mêmes, essentiellement +impropres, soit à l'usage judicieux des données anatomiques du +problème, soit surtout à la saine interprétation physiologique des +résultats obtenus. On aperçoit ainsi combien sont déplacées, dans nos +systèmes actuels de physique, les théories, d'ailleurs si +superficielles, de l'audition et de la phonation: on en peut dire +autant, par les mêmes motifs fondamentaux, quant à la théorie si +imparfaite de la vision. Il semble que les physiciens aient voulu +tenter, à ces divers égards, la combinaison inverse de celle qui devrait +être réellement entreprise par les physiologistes, seuls compétens pour +l'établir: aussi aurons-nous lieu de constater, dans le volume suivant, +les graves préjudices qu'a nécessairement produits cette marche +irrationnelle, relativement à nos vraies connaissances sur ces sujets +difficiles.</p> + +<p>Parmi toutes les branches principales de la physique, l'acoustique est, +sans doute, après la barologie, celle qui, par sa nature, comporte le +plus directement, et de la manière la plus satisfaisante, une large +application des doctrines et des méthodes mathématiques. Considérés, en +effet, sous le point de vue le plus général, les phénomènes sonores se +rattachent évidemment à la théorie fondamentale des oscillations très +petites d'un système quelconque de molécules autour d'une situation +d'équilibre stable. Car, pour que le son se produise, il faut d'abord +qu'il y ait perturbation brusque dans l'équilibre moléculaire, en vertu +d'un ébranlement instantané; et il est tout aussi indispensable que ce +dérangement passager soit suivi d'un retour suffisamment prompt à l'état +primitif. Les oscillations plus ou moins perceptibles et continuellement +décroissantes qu'effectue ainsi le système en-deçà et au-delà de sa +figure de repos, sont, par leur nature, sensiblement isochrones, puisque +la réaction élastique en vertu de laquelle chaque molécule tend à +reprendre sa position initiale est d'autant plus énergique que +l'écartement a été plus grand, comme dans le cas du pendule. Pourvu que +ces vibrations ne soient pas trop lentes, il en résulte toujours un son +appréciable. Une fois produites dans le corps directement ébranlé, elles +peuvent être transmises à de grands intervalles, à l'aide d'un milieu +quelconque suffisamment élastique, et principalement de l'atmosphère, en +y excitant une succession graduelle de dilatations et contractions +alternatives, que leur analogie évidente avec les ondes formées à la +surface d'un liquide a fait justement qualifier d'<i>ondulations</i> sonores. +Dans l'air, en particulier, vu sa parfaite élasticité, l'agitation doit +se propager, non-seulement suivant la direction de l'ébranlement +primitif, mais encore en tous sens au même degré. Enfin, les vibrations +transmises sont toujours nécessairement isochrones aux vibrations +primitives, quoique leur amplitude puisse être d'ailleurs fort +différente.</p> + +<p>L'analyse la plus élémentaire du phénomène général des vibrations +sonores, a donc suffi pour faire concevoir cette étude, presque dès son +origine, comme immédiatement subordonnée aux lois fondamentales de la +mécanique rationnelle. Aussi, d'après Newton, auquel est due la première +tentative pour déterminer rationnellement la vitesse de propagation du +son dans l'air, l'acoustique a-t-elle toujours été plus ou moins mêlée à +tous les travaux des géomètres sur le développement de la mécanique +abstraite. Ce sont même de simples considérations d'acoustique qui ont +primitivement suggéré le beau principe général découvert par Daniel +Bernouilli, relativement à la coexistence nécessaire et sans confusion +des petites oscillations de diverses sortes que produisent à la fois, +dans un système quelconque, plusieurs ébranlemens distincts. Un tel +théorème n'est plus maintenant, sans doute, aux yeux des géomètres, +comme je l'ai indiqué dans la dix-huitième leçon, que l'interprétation +naturelle et générale du caractère analytique propre aux équations +différentielles qui expriment les perturbations quelconques de tout +l'équilibre stable. Mais, c'est dans les phénomènes sonores que se +trouve directement sa réalisation la plus évidente et la plus étendue; +puisque, sans cette loi, il serait impossible d'expliquer le phénomène +le plus vulgaire de l'acoustique, la simultanéité des sons nombreux et +néanmoins parfaitement distincts que nous entendons à chaque instant.</p> + +<p>Quoique la relation de l'acoustique avec la mécanique rationnelle soit +ainsi presque aussi directe et aussi complète que celle de la barologie +elle-même, les moyens de perfectionnement qui doivent naturellement +résulter de ce caractère mathématique n'ont point, à beaucoup près, +autant d'efficacité réelle dans la théorie du son que dans l'étude de la +pesanteur. Les recherches barologiques, du moins quand on s'y borne aux +questions les plus simples, qui sont aussi les plus importantes, se +rattachent directement aux théories mécaniques les plus fondamentales et +les plus nettes: leurs équations ne présentent point ordinairement de +grandes difficultés analytiques. Au contraire, l'étude mathématique des +vibrations sonores dépend uniquement d'une théorie dynamique très +difficile et fort délicate, celle des perturbations d'équilibre: les +équations différentielles qu'elle fournit se rapportent toujours +nécessairement à la partie la plus élevée et la plus imparfaite du +calcul intégral. La nature de cet ouvrage ne saurait permettre de +considérer ici, même sommairement, le mode de formation de ces +équations: mais il est évident qu'elles doivent être aux différences +partielles, et au moins du second ordre; leur composition, +nécessairement <i>linéaire</i>, est la seule circonstance favorable qui ait +pu fournir un point d'appui aux efforts des géomètres pour parvenir, +dans les cas les plus simples, à leur intégration. Le mouvement +vibratoire suivant une seule dimension, est encore, même à l'égard des +solides, le seul dont la théorie mathématique soit jusqu'ici vraiment +complète par les travaux successifs de D'Alembert, de Daniel Bernouilli, +et de Lagrange. La mémorable impulsion donnée à la science, sous ce +rapport, par le génie d'une illustre contemporaine, dont la perte +récente est si regrettable<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a> +<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a>, a conduit, il est vrai, les géomètres à +considérer, dans ces derniers temps, un cas plus difficile et plus +rapproché de la réalité, les vibrations des surfaces. Mais jusqu'à +présent cette nouvelle étude mathématique n'est point assez avancée pour +concourir utilement au perfectionnement effectif de l'acoustique, encore +essentiellement réduite à cet égard aux seules ressources de la pure +expérimentation, comme à l'époque des premières observations de M. +Chladni. Quant au mouvement vibratoire, envisagé suivant les trois +dimensions, sa théorie analytique est aujourd'hui entièrement ignorée, +même en ce qui concerne le simple établissement de l'équation: et, +cependant, c'est peut-être le cas dont l'examen mathématique aurait le +plus d'importance, soit comme étant, au fond, le seul pleinement réel, +soit à cause des obstacles presque insurmontables qu'il oppose, par sa +nature, à l'exploration directe.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" +name="footnote30"><b>Note 30: </b></a><a href="#footnotetag30"> +(retour) </a> On apprécierait imparfaitement la haute portée + de mademoiselle Sophie Germain, si l'on se bornait à + l'envisager comme géomètre, quel que soit l'éminent mérite + mathématique dont elle a fait preuve. Son excellent discours + posthume, publié en 1833, <i>sur l'état des sciences et des + lettres aux différentes époques de leur culture</i>, indique en + elle une philosophie très élevée, à la fois sage et + énergique, dont bien peu d'esprits supérieurs ont + aujourd'hui un sentiment aussi net et aussi profond. + J'attacherai toujours le plus grand prix à la conformité + générale que j'ai aperçue dans cet écrit avec ma propre + manière de concevoir l'ensemble du développement + intellectuel de l'humanité. +</blockquote> + +<p>Afin de se former une juste idée générale des hautes difficultés que +présente nécessairement l'étude mathématique des mouvemens vibratoires, +il faut considérer, en outre, que ces vibrations doivent déterminer +habituellement, dans la constitution moléculaire des corps, certaines +modifications physiques d'une autre nature, dont la réaction peut +affecter ensuite le phénomène sonore primitif. Quoique ces modifications +soient trop faibles, et surtout trop passagères, pour être jusqu'ici, et +peut-être jamais, directement appréciables, on conçoit que leur +influence sur un phénomène aussi délicat que celui des vibrations +sonores puisse n'être pas réellement insensible: seulement, la +difficulté fondamentale du problème en sera beaucoup augmentée, par la +nécessité de le compliquer d'élémens essentiellement inconnus. La seule +action de ce genre qu'on ait encore tenté de prendre en considération, +consiste dans les effets thermologiques qui résultent nécessairement du +mouvement vibratoire. Laplace en a très heureusement profité pour +expliquer, d'une manière satisfaisante, la notable différence entre la +vitesse du son dans l'air, déterminée expérimentalement, et celle +qu'indiquait la formule dynamique, dont le résultat était en défaut +d'environ un sixième, ce qui ne pouvait évidemment être attribué aux +erreurs d'observation. Cette différence a été comblée en ayant +convenablement égard à la chaleur dégagée par la compression des couches +atmosphériques, qui doit faire varier leur élasticité dans un plus grand +rapport que leur densité, et, par conséquent, accélérer la propagation +du mouvement vibratoire. À la vérité, une telle explication présente +encore une lacune essentielle; puisque, dans l'impossibilité de mesurer +directement ce dégagement de chaleur, il a fallu lui supposer +expressément la valeur propre à faire cesser la discordance des deux +vitesses. Quoique cette valeur n'offre aucune invraisemblance, il reste +à désirer qu'une estimation réelle de cet effet thermologique vienne +confirmer définitivement cette ingénieuse conjecture, comme une +expérience intéressante de M. Clément permet de l'espérer. Mais, quelle +que puisse être l'issue d'une telle comparaison, cette idée de Laplace +aura toujours mis en évidence désormais la nécessité permanente de +combiner les considérations thermologiques avec la théorie purement +dynamique des mouvemens vibratoires, malgré la nouvelle complication que +le problème doit ainsi inévitablement éprouver. La modification qui en +résulte est, sans doute, par sa nature, beaucoup moins prononcée, quant +à la propagation du son dans les liquides, et surtout dans les solides: +toutefois, le défaut d'expériences comparatives suffisamment exactes ne +permet point encore de juger si elle est alors tout-à-fait négligeable.</p> + +<p>Nonobstant les difficultés capitales qui caractérisent nécessairement la +théorie mathématique des vibrations sonores, elle n'en a pas moins +exercé jusqu'ici, quelque imparfaite qu'elle soit encore, l'influence la +plus heureuse sur les progrès effectifs de l'acoustique, qui lui sont, +en réalité, essentiellement dus. Sous le point de vue le plus +philosophique, la simple formation des équations différentielles propres +aux phénomènes sonores constitue déjà, par elle-même, et indépendamment +de leur intégration, une connaissance fort importante, à cause des +lumineux rapprochemens que comporte si naturellement l'emploi judicieux +de l'analyse mathématique entre les questions, d'ailleurs hétérogènes à +tous autres égards, qui peuvent conduire à des équations semblables. +Cette admirable propriété fondamentale, si fréquemment signalée +jusqu'ici dans cet ouvrage, s'applique d'une manière très remarquable à +la théorie du son, surtout depuis la création de la thermologie +mathématique, dont les principales équations offrent tant d'analogie +avec celles des mouvemens vibratoires, qui n'en diffèrent quelquefois +que par le signe d'un coefficient.</p> + +<p>Outre la haute importance directe évidemment propre aux lois précises +des vibrations sonores, dans les cas, malheureusement trop rares, où +l'analyse mathématique a pu jusqu'ici nous les dévoiler complétement, ce +précieux moyen d'investigation acquiert un surcroît spécial de valeur, +vu les difficultés particulières que présente, par sa nature, +l'exploration directe des phénomènes du son, considérés d'une manière un +peu approfondie. Il est aisé, sans doute, de rendre sensible, par une +expérience décisive, la nécessité du milieu atmosphérique pour la +transmission habituelle des vibrations sonores, comme on l'a fait dès +l'origine de l'acoustique. On conçoit de même que, par des expériences +convenablement instituées, il nous soit possible de déterminer avec +exactitude la durée effective de cette propagation, d'abord dans l'air, +et ensuite dans tout autre milieu. Mais les lois générales des +vibrations des corps sonores échappent presque toujours à l'observation +immédiate. Quoique l'existence de ces vibrations soit constamment +évidente, leur faible intensité habituelle, et leur durée trop fugitive +sans aucun vestige appréciable, ne permettent guère à nos sens de les +explorer d'une manière suffisamment précise. Le degré de rapidité +qu'elles doivent avoir pour qu'il en résulte un son perceptible, doit +même s'opposer le plus souvent à leur simple énumération directe. Ainsi, +nos connaissances réelles à cet égard étant encore bien peu étendues, +elles seraient, évidemment, presque nulles si la théorie mathématique, +liant entre eux les divers phénomènes sonores, ne nous donnait point la +faculté de remplacer les observations immédiates, ordinairement +impossibles ou trop imparfaites, par l'examen équivalent des cas plus +favorables assujettis à la même loi. On conçoit, par exemple, que les +plus rapides vibrations d'une corde très courte aient pu néanmoins être +exactement comptées, quand l'analyse du problème des cordes vibrantes a +fait connaître que, tout étant d'ailleurs rigoureusement égal, le nombre +des oscillations est inversement proportionnel à la longueur de la +corde, puisque cette loi permet dès lors de se borner à l'observation +effective de vibrations très lentes. Il en est de même en beaucoup +d'autres occasions où la substitution est plus indirecte.</p> + +<p>Toutefois, les physiciens ont, ce me semble, trop compté jusqu'ici sur +le secours de l'analyse mathématique, si fréquemment inefficace; et l'on +doit regretter, pour les progrès réels de l'acoustique, qu'ils ne se +soient pas occupés davantage de perfectionner directement leur système +général d'expérimentation, encore essentiellement dans l'enfance. +Quelles que soient les difficultés caractéristiques d'un tel ordre +d'observations, tout esprit impartial reconnaîtra, sans doute, +aujourd'hui que les modes actuels d'exploration sont presque toujours +fort inférieurs à ce que permettrait effectivement la nature des +phénomènes. L'acoustique ne paraît point au niveau des autres parties +de la physique, quand on l'envisage relativement à l'invention et à +l'emploi des moyens artificiels d'observation: on y remarque peu de ces +ingénieuses créations de l'esprit expérimental, si multipliées et si +importantes en thermologie, en optique, et en électrologie: les légers +chevalets de Sauveur, et le sable fin de M. Chladni, soutiendraient mal +une telle concurrence, quelque précieux que soit d'ailleurs leur emploi +pour distinguer commodément les points qui participent le moins au +mouvement vibratoire. Je ne doute pas que cette stérilité relative de +l'art des expériences ne doive être attribuée, en partie, à l'opinion +exagérée que se sont formée les physiciens du rôle de l'analyse +mathématique dans le développement de l'acoustique, et qui leur a fait +négliger à cet égard les ressources de l'expérimentation directe. Depuis +les expériences vraiment fondamentales de Sauveur, on ne retrouve, en +acoustique, après plus d'un siècle, d'autre suite importante +d'observations que celles de notre illustre contemporain M. Chladni, +complétées et perfectionnées par les judicieux travaux de M. Savart: +tout l'intervalle est rempli par des recherches essentiellement +mathématiques. Et, néanmoins, quelle que soit ici l'indispensable +nécessité de ce puissant auxiliaire, comme j'ai essayé de le faire +sentir ci-dessus, nous avons reconnu combien il serait, par lui-même, +radicalement insuffisant, à cause des difficultés capitales inséparables +d'une telle analyse, d'après laquelle on n'a pas même pu jusqu'à présent +expliquer, d'une manière pleinement satisfaisante, les expériences de +Sauveur, et, à plus forte raison, celles de M. Chladni. Sans renoncer au +perfectionnement si désirable de la théorie mathématique des mouvemens +vibratoires, il importe donc extrêmement que les physiciens proprement +dits suivent désormais, en acoustique, une marche moins passive, en +s'attachant avec plus de force et de persévérance à y développer +convenablement le génie expérimental. L'indifférence qui pourrait en +résulter quant à ces brillans exercices analytiques, où l'on ne trouve, +sous le point de vue physique, que d'insignifiantes modifications des +recherches antérieures, serait loin, sans doute, d'être aujourd'hui un +inconvénient pour la science réelle. J'ai déjà indiqué, dans la +vingt-neuvième leçon, des remarques analogues au sujet des parties les +plus difficiles de la barologie: mais elles ont ici une importance très +supérieure.</p> + +<p>Après cet examen sommaire de la nature générale des études acoustiques +et des principaux moyens d'investigation qui leur sont propres, il nous +reste à considérer directement, par un aperçu non moins rapide, +l'ensemble des parties dont se compose aujourd'hui cette branche +fondamentale de la physique.</p> + +<p>Nos connaissances à l'égard des lois des vibrations sonores se +rapportent à ces trois points de vue élémentaires: le mode de +propagation des sons; leur intensité plus ou moins grande, et, enfin, +leur ton musical. L'acoustique actuelle, peu avancée sous le second +rapport, présente sous les deux autres un aspect beaucoup plus +satisfaisant. Il existe naturellement, à la vérité, une quatrième +considération fondamentale, dont l'analyse scientifique serait d'un haut +intérêt, celle du <i>timbre</i>, c'est-à-dire, du mode particulier de +vibration propre à chaque corps et à chaque appareil sonore. Sans que +nous sachions encore en quoi consiste réellement cette propriété, nous +lui reconnaissons évidemment une telle fixité et une si grande +importance que nous l'employons habituellement, soit dans la vie +commune, soit même en histoire naturelle, comme tout-à-fait +caractéristique. Toutefois, la physique générale n'a point à s'enquérir +de ce qui peut constituer le timbre particulier à chacune des diverses +substances, comme les pierres, les bois, les métaux, les tissus +organisés, etc.; ces distinctions appartiennent proprement à la +physique concrète, en traitant de l'histoire des différens corps: il +est même évident que, sous ce rapport, comme en tout ce qui concerne les +qualités primordiales des êtres naturels, certains phénomènes ne peuvent +qu'être observés, et ne comportent aucune explication. Mais la manière +dont le timbre propre à chaque substance peut être modifié, soit par la +disposition de l'appareil sonore, soit par les pressions qu'il éprouve, +ou par plusieurs autres circonstances générales, rentre pleinement dans +le domaine rationnel de l'acoustique, qui doit donc être regardée +aujourd'hui comme présentant, sous ce rapport essentiel, une véritable +et grave lacune.</p> + +<p>Dans l'étude de la propagation du son, la question la plus intéressante, +et aussi la plus simple et la mieux explorée, consiste à mesurer la +durée de cette propagation uniforme, surtout à travers l'atmosphère. En +négligeant d'abord les variations de température qui résultent de la +compression des couches atmosphériques, la théorie mathématique, quand +on se borne au mouvement linéaire, conduit aisément à une telle +détermination, énoncée par Newton sous cette forme très simple: la +vitesse du son est celle qu'acquiert un corps pesant tombant d'une +hauteur égale à la moitié de la hauteur totale de l'atmosphère supposée +homogène. On a pu calculer d'une manière analogue la vitesse du son dans +les différens gaz, d'après leur densité et leur élasticité plus ou moins +grandes. Suivant cette loi, la vitesse du son dans l'air doit être +regardée comme essentiellement indépendante des vicissitudes +atmosphériques, puisque, d'après la règle de Mariotte, la densité et +l'élasticité de l'air varient toujours proportionnellement, et que leur +rapport seul influe ainsi sur cette vitesse. J'ai déjà eu ci-dessus +l'occasion d'indiquer comment Laplace avait heureusement rectifié la +formule de Newton d'une manière conforme au prescriptions +expérimentales, en ayant égard aux effets thermologiques: la correction +consiste à multiplier la quantité primitive par la racine carrée du +rapport des deux chaleurs spécifiques de l'air, à pression constante et +à volume égal.</p> + +<p>Une importante notion générale, qui résulte immédiatement de cette loi +mathématique, et que l'observation confirme entièrement avec une pleine +évidence, c'est l'identité nécessaire de la vitesse des différens sons, +malgré leurs degrés si divers, soit d'intensité, soit d'acuité. On sent +que s'il existait, à cet égard, une inégalité réelle, nous la +constaterions sans peine, d'après l'altération qui en résulterait +inévitablement, à une certaine distance, dans la régularité des +intervalles musicaux.</p> + +<p>L'évaluation mathématique de la vitesse du son dans l'air ne pouvant se +rapporter, par la nature même de cette théorie, qu'à une masse +atmosphérique essentiellement immobile, animée seulement du mouvement +vibratoire, il était intéressant d'observer jusqu'à quel point +l'agitation effective de l'air modifiait réellement cette valeur +moyenne. Les expériences fondamentales d'après lesquelles la durée de la +propagation avait été primitivement mesurée, pouvaient indiquer déjà que +cette cause perturbatrice n'exerçait point, à cet égard, une influence +bien sensible, puisque l'observation étant toujours faite +comparativement dans les deux sens opposés, ne présente, sous ce +rapport, aucune différence notable. Une telle comparaison n'est point à +la vérité décisive, vu l'état de calme atmosphérique qu'on avait +toujours dû choisir pour exécuter convenablement une semblable +opération; mais les expériences directes tentées à ce sujet par divers +physiciens contemporains ont conduit à un résultat presque exactement +identique. On a reconnu, du moins entre les limites des vents +ordinaires, que l'agitation de l'air n'exerce aucune influence +appréciable sur la vitesse du son quand la direction du courant +atmosphérique est perpendiculaire à celle suivant laquelle le son se +propage, et qu'elle l'altère faiblement, soit en plus, soit en moins, +lorsque ces deux directions coïncident, selon que leurs sens sont +conformes ou contraires: la valeur exacte, et, à plus forte raison, la +loi précise de cette légère perturbation sont d'ailleurs encore +essentiellement inconnues.</p> + +<p>C'est seulement dans l'air que la durée de la propagation du son a été +jusqu'ici convenablement étudiée, soit par l'observation, soit d'après +la théorie mathématique. À l'égard des milieux liquides ou solides, nous +ne possédons aujourd'hui que certaines indications mathématiques +affectées d'hypothèses précaires, et quelques expériences directes très +imparfaites. On a simplement constaté que le son se propage beaucoup +plus rapidement dans presque toutes les substances soumises à cette +comparaison, et surtout dans les métaux très sonores, que dans +l'atmosphère, sans que cette supériorité de vitesse ait été exactement +mesurée, du moins pour la plupart des cas, vu les difficultés qu'on doit +éprouver à réunir les conditions nécessaires au succès de ce genre +d'évaluations immédiates.</p> + +<p>Lorsque, dans la propagation ordinaire du son, les ondulations aériennes +viennent à rencontrer un obstacle immobile, de manière à produire un +écho, elles éprouvent des modifications dont l'analyse exacte et +complète présente de grandes difficultés mathématiques, et sur +lesquelles aussi les expériences des physiciens ont peu ajouté encore +aux notions vulgaires. Il ne s'opère point alors évidemment, comme le +terme habituel tendrait à l'indiquer, une véritable réflexion mécanique +analogue à celle des corps élastiques par les corps durs: le phénomène +consiste en une simple répercussion en sens contraire qu'éprouvent les +vibrations du milieu, d'ailleurs immobile. La loi de cette répercussion +n'a été découverte, d'une manière entièrement satisfaisante, que dans le +cas où l'obstacle est terminé par une surface plane. Il est clair +d'abord que, si ce plan est perpendiculaire à la direction de la série +linéaire d'ondulations, la dilatation des particules aériennes +adjacentes ne pouvant plus avoir lieu dans le sens de l'obstacle, leur +réaction nécessaire fera naître en sens contraire, et suivant la même +droite, un ébranlement secondaire, sans que la vitesse des vibrations ni +la durée de leur propagation doivent être d'ailleurs aucunement +altérées. On démontre ensuite que, pour une inclinaison arbitraire du +plan sur la direction du son, la modification s'opère toujours comme si +le centre d'ébranlement primitif avait été transporté symétriquement, de +l'autre côté de l'obstacle, à la même distance, ce qui reproduit alors +la loi commune de toutes les réflexions. Quand la forme de l'obstacle +est quelconque, on ignore si, en général, le phénomène serait encore +exactement représenté d'après la même loi, en substituant à la surface +courbe le plan tangent correspondant. Cette extension n'a été jusqu'ici +bien constatée que dans le cas d'un ellipsoïde de révolution, et en +supposant même que l'ébranlement sonore primitif soit produit à l'un des +foyers; on reconnaît alors que l'ébranlement secondaire émane en effet +de l'autre foyer, ce que l'expérience a pleinement confirmé. Quant à +l'influence évidente que peut exercer sur la répercussion du son la +constitution physique de l'obstacle, elle n'a été le sujet d'aucune +étude scientifique, et nous n'avons à cet égard d'autres notions réelles +que celles qui résultent des observations communes.</p> + +<p>Il en est essentiellement de même pour toute la partie de l'acoustique +qui concerne l'intensité des sons. Non-seulement les notables variétés +spécifiques que présentent sous ce rapport les sons transmis par +différens corps solides, et quelquefois par le même corps, suivant les +diverses directions, n'ont jamais été ni analysées, ni mesurées: mais +les travaux des physiciens n'ont encore ajouté rien de vraiment +essentiel à ce qu'enseigne spontanément l'expérience vulgaire +relativement aux influences générales qui règlent l'intensité du son, +comme l'étendue des surfaces vibrantes, l'amplitude des excursions, +l'éloignement du corps sonore, etc. À ces divers égards, les physiciens +ne pourraient avoir d'autre mérite propre que de préciser des notions +naturellement vagues, en les assujettissant à d'exactes lois numériques, +ce que, jusqu'à présent, on n'a pas même entrepris.</p> + +<p>C'est donc improprement que ces différens sujets figurent dans nos +systèmes actuels de physique: l'application d'une telle remarque est +malheureusement trop fréquente dans l'ensemble de nos études. Ne +semblerait-il pas aujourd'hui, d'après nos habitudes scolastiques, que, +avant de se livrer régulièrement à la culture méthodique et spéciale de +la philosophie naturelle, les auditeurs ou les lecteurs n'avaient jamais +exercé ni leurs sens, ni leur intelligence, puisqu'on se croit obligé de +leur enseigner, d'un ton doctoral, même les choses que souvent ils +savent déjà tout aussi bien que leurs maîtres? Ce dogmatisme puéril +tient sans doute à ce qu'on méconnaît le vrai caractère de la science +réelle, qui, en tout genre, ne peut jamais être qu'un simple +prolongement spécial de la raison et de l'expérience universelles; et +dont, par conséquent, le vrai point de départ est toujours dans +l'ensemble des notions acquises spontanément par la généralité des +hommes relativement aux sujets considérés. L'observance scrupuleuse de +ce précepte évident tendrait à simplifier beaucoup nos expositions +scientifiques actuelles, en les dégageant d'une foule de détails +superflus, susceptibles seulement d'obscurcir le plus souvent la +manifestation directe de ce que la science proprement dite ajoute +réellement à la masse fondamentale des connaissances communes.</p> + +<p>Quant aux lois relatives à l'intensité des sons, le seul point qui ait +été jusqu'ici le sujet d'un véritable éclaircissement scientifique, et +dont l'examen était à la vérité extrêmement facile, consiste dans +l'influence qu'exerce la densité plus ou moins grande du milieu +atmosphérique sur l'énergie des sons transmis. À cet égard, l'acoustique +confirme et surtout explique immédiatement, d'une manière très +satisfaisante, l'observation vulgaire sur la dégradation nécessaire +qu'éprouve l'intensité du son à mesure que l'air devient plus rare, sans +qu'on sache toutefois si cette diminution est exactement +proportionnelle, comme il est naturel de le penser, au décroissement de +la densité, de quelque source qu'il provienne.</p> + +<p>Dans la manière habituelle de concevoir l'acoustique, on présente, comme +effectivement résolue, une question intéressante, qui me semble au +contraire jusqu'ici essentiellement intacte, celle relative au mode +d'affaiblissement des sons suivant la distance du corps sonore, sur +laquelle la science n'a point encore réellement dépassé les résultats de +l'expérience commune. On a coutume de supposer ce décroissement en +raison inverse du carré de la distance, ce qui constituerait sans doute +une loi fort importante, si nous pouvions compter sur sa réalité. Mais, +outre qu'aucune suite d'expériences précises n'a jamais été instituée +pour la vérifier, les considérations mathématiques sur lesquelles on +l'appuie uniquement sont, il faut l'avouer, extrêmement précaires, si ce +n'est frivoles, puisqu'elles exigent d'abord une assimilation fort +gratuite entre l'intensité du son et l'énergie du choc d'un fluide +contre un obstacle, et que l'on y fait ensuite varier ce choc +proportionnellement au carré de la vitesse, conformément à l'ancienne +hypothèse sur la résistance des fluides, si souvent démentie par +l'observation. Si l'on accordait ces deux prémisses très hasardées, la +loi ordinaire en résulterait en effet nécessairement; car il est +certain, d'après la théorie mathématique du mouvement vibratoire, que la +vitesse de vibration des molécules situées sur un même rayon sonore +varie, à très peu près, en raison inverse de leur distance au centre +d'ébranlement. Mais ne serait-il pas bien préférable d'avouer nettement +notre ignorance actuelle à cet égard, au lieu de tendre à dissimuler une +vraie lacune scientifique, en s'efforçant vainement de la remplir par +des considérations aussi peu péremptoires? Cette marche est, à mon gré, +tellement arbitraire que je ne serais pas éloigné de l'attribuer, en +grande partie, à l'influence inaperçue de la prédisposition trop commune +à retrouver dans tous les phénomènes la formule mathématique de la +gravitation, en vertu du préjugé métaphysique sur la loi absolue des +irradiations quelconques.</p> + +<p>Du reste, ne serait-il pas étrange, en général, qu'on pût avoir +aujourd'hui aucune notion exacte sur les lois de l'intensité du son, +lorsque l'acoustique est encore à cet égard dans une telle enfance, que +les idées ne sont pas même fixées jusqu'ici sur la manière dont cette +qualité comporterait une estimation précise, ni peut-être seulement sur +le sens rigoureux du mot? Nous ne possédons jusqu'ici aucun instrument +susceptible de remplir, envers la théorie du son, l'office capital si +bien exercé, pour l'étude de la pesanteur, par le pendule et le +baromètre, et par les divers thermomètres ou électromètres, quant à la +mesure des phénomènes correspondans. On n'a pas même aperçu nettement +le principe d'après lequel de tels <i>sonomètres</i> pourraient être conçus. +Tant que la science restera à cet égard dans un état aussi imparfait, +convient-il de hasarder aucune loi numérique sur les variations que peut +éprouver l'intensité des sons?</p> + +<p>Considérons enfin la dernière partie essentielle de l'acoustique +actuelle, celle relative à la théorie des tons, qui, malgré ses +imperfections, est, à tous égards, la plus satisfaisante par les +nombreux et intéressans phénomènes dont elle a dévoilé l'explication +exacte et complète.</p> + +<p>Les lois qui déterminent la nature musicale des différens sons, +c'est-à-dire, leur degré précis d'acuité ou de gravité, marqué par le +nombre de vibrations exécutées en un temps donné, ne sont jusqu'ici bien +connues, d'après une heureuse combinaison de l'expérience avec la +théorie mathématique, que pour le cas élémentaire d'une série de +vibrations, linéaire, et même rectiligne, produite, soit dans une verge +métallique, fixée par un bout et libre par l'autre, soit, enfin, dans +une colonne d'air remplissant un tuyau cylindrique très étroit. Ce cas +fondamental est, à la vérité, le plus important pour l'analyse des +instrumens inorganiques les plus usités, mais non quant à l'étude du +mécanisme de l'audition et de la phonation.</p> + +<p>À l'égard des cordes tendues, la théorie mathématique, dont les +principales conséquences ont été pleinement vérifiées par des +expériences nombreuses et précises, fixe le ton propre à chaque ligne +sonore, d'après sa masse, sa longueur et sa tension. Toutes les lois qui +s'y rapportent peuvent être résumées en cette seule règle générale: le +nombre des vibrations exécutées dans un temps donné est en raison +directe de la racine carrée de la tension de la corde, et en raison +inverse du produit de sa longueur par son épaisseur.</p> + +<p>Dans les tiges métalliques droites et homogènes, ce nombre est +proportionnel au rapport de leur épaisseur au carré de leur longueur. +Cette différence profonde entre les lois de ces deux sortes de +vibrations est la suite nécessaire de la flexibilité du corps sonore +dans le premier cas, et de sa rigidité dans le second. Elle était déjà +nettement indiquée par l'observation, surtout quant à l'influence si +opposée de l'épaisseur.</p> + +<p>Ces lois sont relatives aux vibrations ordinaires, qui s'opèrent +transversalement. Mais M. Chladni a considéré en outre, soit pour les +cordes, soit pour les verges, un nouveau genre de vibrations dans le +sens longitudinal. Elles sont en général beaucoup plus aiguës que les +précédentes, et la marche en est d'ailleurs essentiellement distincte, +car l'épaisseur ne paraît exercer sur elles aucune influence, et la +différence indiquée ci-dessus entre les cordes et les tiges disparaît +entièrement, le nombre des vibrations variant alors toujours +réciproquement à la longueur; identité à laquelle on devait +naturellement s'attendre, puisque, dans cette manière de vibrer, +l'inextensibilité de la corde équivaut à la rigidité de la tige. Enfin, +les verges métalliques comportent encore un troisième genre de +vibrations, découvert et étudié expérimentalement par M. Chladni, celles +qui résultent de la torsion, et qui s'effectuent dans un sens plus ou +moins oblique. Toutefois, il importe de noter que, d'après les travaux +postérieurs de M. Savart, ces trois ordres de vibrations ne sont pas, au +fond, essentiellement distincts, puisqu'ils peuvent être transformés les +uns dans les autres, en faisant seulement varier par degrés la direction +suivant laquelle les sons se propagent, et qui est toujours parallèle à +celle de l'ébranlement primitif successivement produit de la même +manière en divers sens.</p> + +<p>Quant aux sons rendus par une mince colonne d'air, le nombre des +vibrations est encore, d'après la théorie et l'observation, inversement +proportionnel à la longueur de chaque colonne, si l'état mécanique de +l'air reste inaltérable; mais il varie en outre, comme la racine carrée +du rapport entre l'élasticité de l'air et sa densité. De là résulte, +entre autres conséquences remarquables, que les changemens de +température, qui font nécessairement varier ce rapport dans le même +sens, doivent avoir ici une action absolument inverse de celle qu'ils +produisent sur les cordes ou sur les tiges. C'est ainsi que l'acoustique +a nettement expliqué l'impossibilité, remarquée de tout temps par les +musiciens, de maintenir, sous l'influence des notables variations +thermométriques, l'harmonie d'abord établie entre les instrumens à corde +et les instrumens à vent.</p> + +<p>Dans tout ce qui précède, la ligne sonore est envisagée comme vibrant en +totalité. Mais si, ce qui arrive le plus souvent, elle présente, à l'un +de ses points, un léger obstacle, naturel ou artificiel, aux vibrations, +le son éprouve alors une modification fondamentale extrêmement +remarquable dont la loi générale, qui n'aurait, sans doute, pu être +indiquée par la théorie mathématique, a été découverte depuis long-temps +par le créateur de l'acoustique expérimentale, l'illustre physicien +Sauveur. Elle consiste en ce que le son rendu par la corde coïncide +toujours avec celui que produirait une corde analogue, mais plus +courte, et d'une longueur égale à celle de la plus grande commune mesure +entre les deux parties de la ligne totale. L'explication donnée par +Sauveur de ce phénomène capital se réduit, comme on sait, à concevoir +que l'obstacle détermine alors la division nécessaire de la corde en +parties égales à cette commune mesure, qui vibrent à la fois mais +indépendamment, et que séparent des noeuds de vibration immobiles. +Quoiqu'on n'ait pu réellement se rendre compte jusqu'ici de la manière +dont cette division est ainsi établie d'après la seule influence de +l'obstacle primitif, une telle conception n'en est pas moins l'exacte +représentation du phénomène, puisque Sauveur a constaté, par une +ingénieuse expérience, devenue maintenant vulgaire, l'immobilité +effective de ces points remarquables, comparativement à tous les autres +points de la ligne sonore.</p> + +<p>Cette découverte de Sauveur est d'autant plus importante, qu'elle +indique immédiatement l'explication la plus satisfaisante d'une autre +loi fondamentale dévoilée par le même physicien, celle de la série des +sons harmoniques plus ou moins distincts qui accompagnent constamment le +son principal de chaque ligne sonore, et dont l'acuité croît comme la +suite naturelle des nombres entiers, ainsi qu'on le constate aisément, +soit par l'audition directe, quand une oreille délicate est suffisamment +exercée, soit surtout en disposant, à côté de la corde primitive, +d'autres cordes semblables et plus courtes, qui en soient les diverses +parties aliquotes, et que le seul ébranlement de la première suffit +alors pour faire vibrer. Un tel phénomène général peut être, sinon +réellement expliqué, du moins exactement représente, en le rapprochant +de celui qui précède. Car il suffit d'imaginer que la corde se divise +alors spontanément, de diverses manières, en ses parties aliquotes, qui +vibreraient isolément, ainsi que la ligne totale, à des intervalles très +rapprochés, quoiqu'il soit, sans doute, difficile de concevoir, +non-seulement le mode de production de ces divisions, mais encore même +la simple conciliation effective de tous ces divers mouvemens +vibratoires, qui sont presque simultanés.</p> + +<p>Telles sont les principales lois des tons simples. Nous ne possédons +encore que des notions très imparfaites relativement à la théorie de la +composition des sons, qui aurait cependant une grande importance. On la +regarde habituellement comme ébauchée par la belle expérience du célèbre +musicien Tartini, relative aux sons résultans, et dans laquelle la +production exactement simultanée de deux sons quelconques, suffisamment +intenses, et surtout bien caractérisés, fait entendre un son unique plus +grave que chacun des deux autres, suivant une règle invariable et très +simple. Toutefois, quelque intérêt que doive évidemment inspirer un +phénomène général aussi remarquable, il ne me semble point appartenir +strictement à la véritable acoustique, mais à la théorie physiologique +de l'audition, qui doit désormais en être soigneusement séparée, comme +je l'ai établi au commencement de cette leçon. Car, un tel phénomène me +paraît être, par sa nature, essentiellement nerveux; c'est, à mon avis, +une sorte d'hallucination normale du sens de l'ouïe, analogue aux +illusions d'optique: l'explication ordinaire, fondée sur la coïncidence +de certaines parties régulières des deux séries d'ondulations, ne fait +que reculer la difficulté, sans la résoudre effectivement. Du reste, ce +phénomène a pris, ce me semble, un nouvel intérêt scientifique depuis +que l'attention a été fixée, comme je l'indiquerai dans la leçon +suivante, sur l'important phénomène des <i>interférences</i> lumineuses, qui +offre réellement avec lui une analogie profonde, quoique jusqu'à présent +inaperçue.</p> + +<p>Quant aux vibrations, non plus d'une simple fibre sonore, mais d'une +surface également étendue en tous sens, et dont nous avons déjà +remarqué que la théorie mathématique est encore dans l'enfance, la +belle suite d'observations de M. Chladni a fait connaître, à cet égard, +de très curieux phénomènes, surtout relativement aux formes régulières +des lignes nodales. Ces recherches ont reçu, dans ces derniers temps, un +important complément par les expériences de M. Savart, d'où ce judicieux +physicien a déduit, d'abord, la remarque générale relative à la +dissemblance constante des figures nodales qui correspondent aux deux +surfaces d'une même lame, et ensuite la connaissance plus exacte de +l'influence qu'exerce la direction de l'ébranlement sur la forme de ces +lignes, qui cesse d'être ainsi nettement caractéristique du mode de +vibration propre à chaque corps. En même temps, les travaux de M. Savart +ont donné à cette étude une extension fort essentielle, par ses +intéressantes observations sur le mouvement vibratoire des membranes +tendues, qui doivent fournir des renseignemens indispensables pour +l'intelligence du mécanisme fondamental de l'audition, en ce qui +concerne l'influence sonore du degré de tension, de l'état +hygrométrique, etc.</p> + +<p>L'étude du cas le plus général et le plus compliqué des mouvemens +vibratoires, celui d'une masse qui vibre suivant les trois dimensions, +a été encore à peine ébauchée par les physiciens, sauf pour quelques +solides creux et réguliers. C'est cependant celui dont l'analyse exacte +aurait le plus d'importance, puisque, sans lui, il est évidemment +impossible de compléter l'explication d'aucun instrument réel, même de +ceux où le son principal est produit par de simples lignes, dont les +vibrations effectives doivent toujours être plus ou moins modifiées par +les masses qui leur sont constamment liées. On peut dire, en général (et +cette remarque me semble propre à résumer utilement l'esprit de +l'ensemble des considérations indiquées dans cette leçon), que l'état de +l'acoustique ne permet pas d'atteindre encore à l'entière explication +des propriétés fondamentales d'aucun instrument musical, malgré les +ingénieux travaux de Daniel Bernouilli sur la théorie des instrumens à +vent. Cette condition, qui d'abord paraît si simple, se rapporte +réellement, au contraire, à la plus grande perfection de la science, +même en excluant ces effets extraordinaires, radicalement inaccessibles +à toute analyse scientifique, que le jeu d'un habile artiste peut +obtenir d'un instrument quelconque, et en se bornant uniquement, comme +on doit le faire, aux influences susceptibles d'être nettement définies +et fixement caractérisées.</p> + +<p>Telles sont les considérations principales, que la nature de cet +ouvrage m'interdisait de développer davantage, relativement à l'examen +philosophique de l'acoustique, envisagée dans son ensemble et dans ses +parties. Quelque imparfait que soit, sans doute, ce rapide aperçu, il +permettra, j'espère, d'apprécier exactement le vrai caractère général +propre à cette belle partie de la physique, la haute importance des lois +qu'elle nous a dévoilées jusqu'ici, les connexions fondamentales de ses +diverses parties essentielles, ainsi que le degré de développement +auquel chacune d'elles est maintenant parvenue, et les lacunes plus ou +moins profondes qu'elle laisse encore à remplir pour correspondre +convenablement à sa destination essentielle.</p> + +<a name="l33" id="l33"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TRENTE-TROISIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur l'optique.</p> + +<p>La révolution fondamentale, et de plus en plus prononcée, par laquelle, +depuis environ deux siècles, l'esprit humain, en fondant la philosophie +naturelle, tend à se dégager irrévocablement de toute influence +théologique ou métaphysique, ne s'est composée essentiellement +jusqu'ici que d'une succession d'efforts plus ou moins partiels, +toujours conçus d'une manière isolée, quoique tous, en réalité, aient +convergé sans cesse vers un même but final, presque constamment inaperçu +de ceux qui ont coopéré avec le plus d'ardeur et de succès à cette +immense régénération intellectuelle. Si une telle incohérence a fait +ressortir d'une manière plus éclatante l'irrésistible spontanéité de cet +instinct universel qui caractérise les intelligences modernes, elle a +produit aussi beaucoup de lenteur et d'embarras, et même, à certains +égards, une véritable hésitation dans la marche générale de notre +émancipation définitive. Personne n'ayant encore conçu directement la +philosophie positive dans son ensemble réel, les conditions radicales de +la positivité n'ayant jamais été rationnellement analysées, ni, à plus +forte raison, nettement formulées, avec les modifications essentielles +convenables aux divers ordres de recherches, il en est résulté que, sur +les parties du système scientifique qui ne constituaient point le sujet +spécial de leurs travaux, la plupart des illustres fondateurs de la +philosophie naturelle ont continué, à leur insu, à subir cette même +impulsion métaphysique et théologique dont leurs découvertes propres +tendaient avec tant d'énergie à détruire les bases, et sous la +prépondérance de laquelle s'était jusque alors exclusivement accomplie +l'éducation générale de la raison humaine. Aucun penseur ne s'est autant +rapproché, sans doute, que notre grand Descartes de cette conception, à +la fois claire et complète, de l'ensemble de la philosophie moderne avec +son vrai caractère: aucun n'a exercé aussi sciemment, dans cette +transformation universelle, une action aussi directe, aussi étendue, et +aussi efficace, quoique d'ailleurs essentiellement transitoire; aucun +surtout ne s'est montré aussi indépendant de l'esprit dominant de ses +contemporains. Cependant Descartes lui-même, dont la persévérante +hardiesse renversait si vigoureusement tout l'édifice de l'ancienne +philosophie relativement à l'ensemble des phénomènes inorganiques, et +même quant aux phénomènes purement physiques de l'animalité, était, sous +d'autres rapports, involontairement entraîné par son siècle en un sens +tout-à-fait inverse, lorsqu'il entreprit tant de vains efforts, pour +étayer, en les rajeunissant, les conceptions théologiques et +métaphysiques sur l'étude de l'homme moral, ainsi que je l'expliquerai +soigneusement en analysant, dans la dernière partie de cet ouvrage, la +marche générale du développement effectif de l'humanité, dont Descartes +fut incontestablement un des types essentiels. Après un tel exemple, on +ne saurait être étonné de reconnaître chez les hommes d'un génie plus +spécial, qui ont concouru à la formation ou au développement du système +scientifique, sans s'occuper directement de la régénération fondamentale +de la raison humaine, cette radicale inconséquence philosophique qui +leur faisait suivre, à certains égards, une direction métaphysique, en +même temps que, sous d'autres rapports, quelquefois peu éloignés, ils +produisaient des manifestations si décisives du véritable esprit +positif.</p> + +<p>Ces réflexions générales préliminaires sont éminemment applicables à +l'histoire philosophique de l'optique, celle peut-être de toutes les +branches essentielles de la physique où l'état de positivisme incomplet, +caractérisé dans la vingt-huitième leçon, conserve encore aujourd'hui la +plus profonde consistance, surtout à cause des importans travaux +mathématiques qui malheureusement s'y rattachent. La formation de cette +belle science est due principalement aux philosophes qui ont le plus +puissamment contribué, sous d'autres rapports capitaux, à jeter les +bases essentielles de la philosophie positive, tels que Descartes, +Huyghens et Newton: et, néanmoins, l'influence inaperçue du vieil esprit +métaphysique et absolu a poussé chacun d'eux à la création d'une +hypothèse, nécessairement chimérique, sur la nature de la lumière. Un +tel contraste est spécialement remarquable chez le grand Newton, qui, +par son admirable doctrine de la gravitation universelle, comme je l'ai +soigneusement établi dans la première partie de ce volume, avait élevé +d'une manière irrévocable la conception fondamentale de la philosophie +moderne au-dessus de l'état où le cartésianisme l'avait placée, en +constatant l'inanité radicale de toutes les études dirigées vers la +nature intime et le mode de production des phénomènes, et en assignant +désormais, comme seul but nécessaire des efforts scientifiques vraiment +rationnels, l'exacte réduction d'un système plus ou moins étendu de +faits particuliers à un fait unique et général. Ce même Newton, dont +l'exclamation favorite était: <i>ô physique! garde-toi de la +métaphysique!</i> s'est laissé entraîner, dans la théorie des phénomènes +lumineux, par les anciennes habitudes philosophiques, jusqu'à la +personnification formelle de la lumière, envisagée comme une substance +distincte et indépendante du corps lumineux; ce qui constitue évidemment +une conception tout aussi métaphysique que pourrait l'être celle de la +gravité, si on lui attribuait une existence propre, isolée du corps +gravitant.</p> + +<p>Après la discussion générale établie dans la vingt-huitième leçon sur la +théorie fondamentale des hypothèses en philosophie naturelle, il serait +entièrement superflu d'examiner ici, d'une manière spéciale, soit la +fiction de Newton sur la lumière, soit celle, tout aussi nécessairement +vaine, qu'on lui substitue maintenant, d'après Descartes, Huyghens et +Euler: chacun leur appliquera aisément, avec les particularités +convenables, tous les principes essentiels de cette nouvelle doctrine +philosophique. La nullité radicale de ces conceptions +anti-scientifiques, relativement à leur destination directe, n'a pas +besoin d'être formellement constatée; il suffit de se demander, en se +dégageant des préjugés scolastiques ordinaires, si la faculté lumineuse +des corps est réellement expliquée, en aucune manière, par cela seul +qu'on l'a transformée dans la propriété de lancer, avec une +incompréhensible vitesse, de chimériques molécules, ou dans celle de +faire vibrer les particules immobiles d'un fluide imaginaire, doué d'une +inappréciable élasticité. N'est-il pas évident, au contraire, qu'on +entasse ainsi mystères sur mystères, comme il doit arriver toutes les +fois que nous voulons tenter de concevoir <i>à priori</i> une notion vraiment +primordiale, qui, par sa nature, ne saurait comporter d'explication? Du +reste, on peut s'en rapporter, sur ce sujet, aux critiques irrésistibles +que se sont mutuellement adressées, surtout depuis Euler, les partisans +de ces deux hypothèses opposées. La préférence alternative qui, aux +diverses époques de l'optique a été successivement accordée à chacun de +ces systèmes, n'a tenu certainement qu'à ce que le développement naturel +de la science attirait, d'une manière trop exclusive, l'attention +générale des physiciens vers les phénomènes qui lui semblaient +favorables, en la détournant momentanément de ceux qui lui étaient +contraires, quoique l'ensemble réel des connaissances acquises leur +fût, au fond, également opposé. Sans doute, les nombreuses objections +présentées par Euler, avec une logique si nette et si pressante, contre +la doctrine de l'émission, sont nécessairement insolubles: mais n'en +est-il pas essentiellement ainsi de celles trop dissimulées aujourd'hui +par notre système habituel d'enseignement, que les partisans de cette +hypothèse faisaient autrefois, ou ont adressées depuis, au système des +ondulations? Pour me borner à l'exemple le plus simple, a-t-on +réellement concilié la propagation en tout sens, propre au mouvement +vibratoire, avec le phénomène vulgaire de la nuit, c'est-à-dire, de +l'obscurité produite par la seule interposition d'un corps opaque? +L'objection fondamentale élevée à cet égard par les newtoniens contre le +système de Descartes et d'Huyghens, n'est-elle pas effectivement restée +aussi vierge aujourd'hui qu'elle l'était plus d'un siècle auparavant, +malgré tant d'inintelligibles subterfuges?</p> + +<p>La juste appréciation de ces hypothèses arbitraires n'est pas moins +évidente par la considération des phénomènes qui conviennent également à +toutes deux. Cette possibilité de concevoir aussi bien les mêmes +phénomènes généraux d'après les deux systèmes antagonistes, doit +manifester à tous les esprits que les lois de ces phénomènes +constituent seules la science réelle, dont de tels systèmes ne forment +qu'une vague et inutile superfétation, échappant, par sa nature, à toute +vérification effective. En voyant, par exemple, les lois de la réflexion +et de la réfraction découler indifféremment de l'émission ou de +l'ondulation, la nature arbitraire de ces explications chimériques ne +devient-elle pas irrécusable? Sous ce rapport du moins, les travaux +mathématiques dont chacune de ces conceptions a été le sujet n'auront +pas été inutiles, dans un prochain avenir, à l'éducation générale de +l'esprit scientifique, en contribuant à dissiper le prestige encore trop +souvent attaché au seul emploi, judicieux ou abusif, de l'instrument +analytique. Pourrait-on persévérer à regarder un tel appareil comme le +vêtement caractéristique de la vérité, lorsqu'on le voit également +applicable à deux hypothèses opposées, ainsi qu'il le serait sans doute +à beaucoup d'autres conceptions analogues qu'on formerait aisément, si +les progrès du véritable esprit positif ne tendaient point évidemment, +au contraire, à l'exclusion totale et définitive de cette manière +vicieuse de philosopher?</p> + +<p>De nos jours, il est vrai, les partisans les plus éclairés du système +émissif ou du système vibratoire sacrifient assez volontiers la réalité +de ces conceptions, pour se retrancher dans leur prétendue propriété +scientifique de faciliter, à titre de simple artifice logique, la +combinaison des idées acquises, que l'on proclame essentiellement +impossible sans elle. Mais le passage même d'une hypothèse à l'autre, +sans que la science en ait certes éprouvé aucun préjudice, ne +suffirait-il point pour témoigner clairement, envers chacune d'elles, +contre une indispensabilité aussi gratuitement admise? Il faut convenir +toutefois, comme je l'ai indiqué dans la discussion générale, que, pour +des esprits déjà formés sous l'influence prépondérante des habitudes +actuelles, la combinaison des idées scientifiques deviendrait +nécessairement plus difficile, si tout à coup on les obligeait à se +priver d'un tel mode de liaison, quelque vicieux qu'il soit en effet. +Une telle considération, commune à tout régime intellectuel devenu, à +une époque quelconque, suffisamment familier, ne saurait prouver, en +aucune façon, que la nouvelle génération scientifique ne combinerait pas +ses idées d'une manière encore plus facile, et surtout plus parfaite, si +elle était élevée à envisager directement les relations générales des +phénomènes, sans jamais recourir à ces vains artifices, par lesquels les +réalités scientifiques doivent toujours être plus ou moins altérées.</p> + +<p>L'histoire effective de l'optique, envisagée dans son ensemble, montre +clairement, à mon gré, que ces secours illusoires n'ont exercé aucune +influence notable sur les vrais progrès de la théorie de la lumière, +puisque toutes les acquisitions importantes leur sont évidemment +étrangères. Cette remarque n'est pas seulement incontestable à l'égard +des lois fondamentales de la réflexion et de la réfraction, dont la +découverte a essentiellement précédé la construction de ces systèmes +arbitraires. Elle est aussi réelle, quoique moins évidente, envers +toutes les autres vérités principales de l'optique. L'hypothèse de +l'émission n'a pas plus inspiré à Newton la notion de l'inégale +réfrangibilité des diverses couleurs, que celle de l'ondulation n'a +réellement contribué à dévoiler à Huyghens la loi de la double +réfraction propre à certaines substances. C'est constamment après coup +que la coexistence, chez d'aussi grands hommes, de ces chimériques +conceptions avec ces immortelles découvertes, a pu faire croire à +l'influence effective des unes sur les autres. Même dans un ordre +d'idées moins général, c'est exclusivement à la comparaison directe des +phénomènes qu'ont toujours été dues les nouvelles notions, et jusqu'aux +heureuses conjectures. Quand la combustibilité du diamant a été si +judicieusement présumée par la profonde sagacité de Newton, cette +indication ne résultait-elle pas uniquement du simple rapprochement de +deux phénomènes généraux, la nature inflammable des corps les plus +réfringens? Lorsque, plus tard, Euler, contrairement aux opinions +établies, pressentit avec tant de succès la possibilité nécessaire de +l'achromatisme rigoureux, cette idée ne lui fût-elle pas immédiatement +suggérée par la simple considération de l'existence évidente d'une telle +compensation dans l'appareil oculaire, à laquelle d'ailleurs il mêlait +indûment un caractère de finalité qu'on en pouvait aisément écarter? +Quelle part effective le système émissif ou le système ondulatoire +ont-ils eue à ces diverses notions optiques, et à tant d'autres plus ou +moins importantes, qu'il serait facile de citer?</p> + +<p>J'ai expliqué dans la vingt-huitième leçon, à laquelle je renvoie, la +destination réelle et le genre d'utilité purement philosophique qui me +paraissent propres à ces conceptions imaginaires, dont le véritable +office se réduit à servir momentanément, mais d'une manière très +puissante et même strictement indispensable, au développement général de +l'esprit scientifique, en permettant à notre faible intelligence la +transition graduelle du régime franchement métaphysique au régime +entièrement positif: elles n'ont pas en effet d'autre but essentiel. Or, +j'ai aussi indiqué alors les motifs principaux qui doivent faire +envisager cette fonction temporaire comme étant aujourd'hui, et même +depuis long-temps, suffisamment accomplie, et l'empire trop prolongé de +cette méthode vicieuse comme tendant par suite à entraver notablement le +vrai progrès de la science. L'une et l'autre considération me semblent +particulièrement incontestables à l'égard de l'optique, pour quiconque +examinera sans prévention et d'une manière assez approfondie son état +actuel, surtout depuis l'adoption presque universelle du système +vibratoire au lieu du système émissif.</p> + +<p>Il importe, en outre, de signaler ici une dernière disposition qui sans +doute contribue beaucoup aujourd'hui, même chez d'excellens esprits, à +la prolongation abusive de cette marche anti-scientifique, parce qu'elle +présente un caractère fort spécieux, comme n'étant que l'exagération +d'un penchant d'ailleurs très convenable à la plus entière coordination +possible de nos diverses études. Les plus recommandables défenseurs de +ces vaines hypothèses, ceux qui déjà sentent avec énergie le vide +nécessaire des recherches absolues sur la nature intime et le mode +essentiel de production des phénomènes, se persuadent encore que du +moins l'optique acquiert ainsi une rationnalité bien plus satisfaisante +en se rattachant d'une manière générale aux lois fondamentales de la +mécanique universelle. Il est certain en effet que le système émissif, +par exemple, ne peut avoir d'autre sens intelligible que de présenter +les phénomènes lumineux comme radicalement analogues à ceux du mouvement +ordinaire: de même la seule signification admissible de l'hypothèse des +ondulations consiste évidemment dans l'assimilation des phénomènes de la +lumière avec ceux de l'agitation vibratoire qui constitue le son: d'une +part, c'est à la barologie, de l'autre à l'acoustique, que l'on prétend +comparer l'optique. Mais comment des analogies aussi gratuites, aussi +incompréhensibles même, pourraient-elles avoir aucune véritable +efficacité scientifique? En quoi perfectionneraient-elles réellement nos +moyens généraux de coordination? Quand des phénomènes peuvent +effectivement rentrer sous le ressort de la mécanique rationnelle, une +telle propriété n'est jamais équivoque ni arbitraire; elle résulte +immédiatement, et à tous les yeux, de la simple inspection des +phénomènes; elle n'a pu devenir, à aucune époque, un sujet sérieux de +contestation: toute la difficulté a toujours été seulement de connaître +d'une manière assez complète les lois générales du mouvement pour +pouvoir en réaliser une semblable application. Ainsi, personne ne +méconnaissait la nature évidemment mécanique des principaux effets +relatifs à la pesanteur ou au son long-temps avant que les progrès de la +dynamique rationnelle eussent permis de l'employer à leur exacte +analyse. On conçoit qu'une telle application a puissamment contribué, +comme j'ai tâché de le faire sentir, au perfectionnement réel de la +barologie et de l'acoustique; mais cela tient essentiellement à ce +qu'elle n'avait rien de forcé ni d'hypothétique. Il ne saurait en être +de même quant à l'optique. Malgré toutes les suppositions arbitraires, +les phénomènes lumineux constitueront toujours une catégorie <i>sui +generis</i>, nécessairement irréductible à aucune autre: une lumière sera +éternellement hétérogène à un mouvement ou à un son.</p> + +<p>Les considérations physiologiques elles-mêmes s'opposeraient +invinciblement, à défaut d'autres motifs, à une telle confusion d'idées, +par les caractères inaltérables qui distinguent profondément le sens de +la vue, soit du sens de l'ouie, soit du sens de contact ou de pression. +Si ces séparations radicales pouvaient être arbitrairement effacées +d'après des hypothèses gratuites, d'ailleurs plus ou moins ingénieuses, +on ne voit pas où s'arrêteraient de telles aberrations. Ainsi, par +exemple, un philosophe, dont la prédilection scientifique porterait sur +les effets chimiques, serait dès lors suffisamment autorisé, en prenant +pour type le sens du goût ou celui de l'odorat, à prétendre expliquer à +son tour les couleurs et les tons en les assimilant à des saveurs ou à +des odeurs. Cette bizarre conception n'exigerait pas peut-être, en +réalité, de plus grands efforts d'imagination, ni des subtilités plus +étranges, qu'il n'en a fallu pour aboutir, par un procédé de même +nature, à la similitude, aujourd'hui classique, entre les tons et les +couleurs.</p> + +<p>Que l'esprit humain sache donc, à cet égard, renoncer enfin à +l'irrationnelle poursuite d'une vaine unité scientifique, et reconnaisse +que les catégories radicalement distinctes de phénomènes hétérogènes +sont plus nombreuses que ne le suppose une systématisation vicieuse. +L'ensemble de la philosophie naturelle serait sans doute plus parfait +s'il pouvait en être autrement; mais la coordination n'a de mérite et de +valeur qu'autant qu'elle repose sur des assimilations réelles et +fondamentales; déduite d'analogies purement hypothétiques, elle est à la +fois sans consistance et sans utilité.</p> + +<p>Les physiciens vraiment rationnels devront donc s'abstenir désormais de +rattacher, par aucune fiction scientifique, les phénomènes de la lumière +à ceux du mouvement, vu leur hétérogénéité radicale. Tout ce que +l'optique, dans son état actuel, peut comporter de mathématique, dépend, +en réalité, non de la mécanique, mais de la géométrie, qui s'y trouve +éminemment applicable, attendu la nature évidemment géométrique des +principales lois de la lumière. À d'autres égards, on ne pourrait +concevoir qu'une application directe de l'analyse, dans certaines +recherches optiques, comme, par exemple, celles de Lambert sur la +photométrie, où l'observation fournirait immédiatement quelques +relations numériques: mais, en aucun cas, l'étude positive de la lumière +ne saurait vraiment donner lieu à une analyse dynamique. Telles sont les +deux directions générales suivant lesquelles les géomètres peuvent +efficacement concourir aux progrès réels de l'optique, dont ils ont +souvent à se reprocher aujourd'hui d'entraver le développement naturel +en prolongeant l'empire des hypothèses anti-scientifiques par des +analyses inopportunes et mal conçues, où brille d'ailleurs quelquefois, +comme on le voit surtout dans les travaux si remarquables de M. Cauchy, +une grande valeur abstraite, qui n'a malheureusement d'autre effet +ordinaire que de rendre plus pernicieuse leur influence sur la +philosophie de la science.</p> + +<p>Il m'a semblé nécessaire d'indiquer ainsi, quant à l'optique, +l'application formelle de la doctrine générale établie, dans la +vingt-huitième leçon, sur la théorie des hypothèses. Ni la barologie, ni +l'acoustique ne l'exigeaient, au contraire, en aucune manière, et +l'heureuse impulsion philosophique produite par le génie de Fourier a pu +même m'en dispenser essentiellement pour la thermologie: cet examen est +enfin moins nécessaire envers l'électrologie, quoique ces conceptions +chimériques y soient au moins aussi prépondérantes, leurs vices radicaux +étant tellement sensibles que presque tous leurs partisans les +reconnaissent aujourd'hui. La consistance plus spécieuse qu'elles ont en +optique, y demandait, à un certain degré, un jugement spécial.</p> + +<p>Procédons maintenant, d'une manière sommaire, sans nous occuper +davantage de ces vaines hypothèses, à l'analyse philosophique de +l'ensemble des connaissances réelles actuellement acquises sur la +théorie de la lumière. Il est malheureusement difficile aujourd'hui, +surtout quant aux découvertes récentes, de dégager nettement une telle +exposition de toute allusion aux systèmes arbitraires d'après lesquels +le langage scientifique a été jusqu'ici presque toujours formulé. Un +physicien qui, pénétré de la doctrine philosophique établie dans cet +ouvrage, entreprendrait un traité spécial pour exécuter convenablement +cette épuration fondamentale, rendrait, j'ose le dire, à la science un +service capital.</p> + +<p>L'ensemble de l'optique se décompose naturellement en plusieurs +sections, d'après les différentes modifications générales dont la +lumière, soit homogène, soit diversement colorée, est reconnue +susceptible, suivant qu'on l'envisage comme directe, réfléchie, +réfractée, ou enfin diffractée. Quoique le plus souvent coexistans dans +les phénomènes ordinaires, des effets élémentaires aussi distincts ont +dû être soigneusement séparés par les physiciens. À ces quatre parties +principales, qui comprennent les seuls phénomènes optiques +rigoureusement universels, il convient d'ajouter aujourd'hui, comme un +indispensable complément, deux autres sections fort intéressantes, +relatives à la double réfraction et à ce qu'on appelle la +<i>polarisation</i>. Ces deux derniers ordres de phénomènes sont, sans doute, +essentiellement propres à certains corps; mais ils n'en devraient pas +moins être exactement analysés, ne fût-ce qu'à titre de modification +remarquable des phénomènes fondamentaux: d'ailleurs, les corps qui nous +les manifestent deviennent chaque jour plus nombreux, et leurs +conditions se rapportent bien plus à certaines circonstances générales +de structure qu'à de véritables particularités de substance. Il est, du +reste, évidemment superflu de classer ici les différentes applications +de ces six parties intégrantes de l'optique, soit à l'histoire +naturelle, comme dans la belle théorie newtonienne de l'arc-en-ciel, +soit aux arts, comme dans l'analyse, si difficile à établir avec +précision, des divers instrumens visuels, y compris l'appareil oculaire +lui-même. Quelque importantes que soient de telles applications, et +quoique, à vrai dire, elles constituent la meilleure mesure du degré de +perfection de la science, elles n'appartiennent pas au domaine rationnel +de l'optique, que nous devons seul avoir en vue.</p> + +<p>Par les motifs généraux déjà indiqués, dans la leçon précédente, quant +aux théories de l'audition et de la phonation, je dois condamner ici, +d'une manière directe et formelle, comme radicalement irrationnel, +l'usage encore presque universel, de comprendre, parmi les études +optiques, la théorie de la vision, qui appartient, avec tant d'évidence, +à la seule physiologie. Quand des physiciens veulent s'occuper d'une +telle recherche, il est clair que la nature de leurs études propres ne +s'adapte qu'à une partie des conditions de ce difficile problème; sous +tout autre rapport, ils ne sont pas mieux préparés que le vulgaire: et +quelque importante que soit, sans doute, cette partie, puisqu'elle +constitue un préliminaire indispensable, elle ne saurait être prise pour +l'ensemble, dont la considération est toujours, néanmoins, l'objet final +du travail. Aussi en résulte-t-il d'ordinaire que plusieurs conditions +capitales sont essentiellement négligées, ce qui rend les explications +incomplètes, et, par suite, illusoires. À peine pourrait-on citer +aujourd'hui une seule loi de la vision, qu'on puisse regarder comme +établie, d'une manière vraiment fondamentale et positive, sur des bases +immuables, même en se bornant aux phénomènes les plus simples et les +plus vulgaires. C'est ainsi, par exemple, que la faculté élémentaire de +voir distinctement à des distances fort inégales reste encore sans +explication satisfaisante, après toutes les vaines tentatives des +physiciens pour l'attribuer successivement à la plupart des élémens de +l'appareil oculaire. Cette ignorance presque honteuse a, sans doute, +principalement tenu jusqu'ici à ce que les vrais savans, physiciens ou +physiologistes, laissaient la théorie des sensations entre les mains des +seuls métaphysiciens, qui n'en pouvaient tirer que d'illusoires +dissertations idéologiques. Mais sa durée trop prolongée résulte +certainement aujourd'hui, en majeure partie, de la mauvaise +organisation du travail scientifique à cet égard, depuis l'époque, déjà +assez éloignée, où ces questions ont commencé à devenir le sujet de +quelques tentatives de solution positive. Si, dès lors, les anatomistes +et les physiologistes, empruntant à l'optique les documens préliminaires +indispensables, s'étaient convenablement occupés de la théorie de la +vision, au lieu d'attendre vainement, de la part des physiciens, des +solutions qu'ils ne pouvaient fournir, nos connaissances réelles sur cet +important sujet seraient, évidemment, dans un état moins déplorable.</p> + +<p>Une autre étude qui me semble devoir être radicalement bannie de +l'optique, et même de toute la philosophie naturelle, non comme +simplement déplacée, mais comme nécessairement inaccessible, consiste +dans la théorie de la coloration des corps. Il serait, sans doute, +inutile d'expliquer spécialement à ce sujet que je ne saurais avoir en +vue, dans une telle critique, l'admirable série d'expériences de Newton +et de ses successeurs sur la décomposition de la lumière, qui ont +constitué irrévocablement une notion fondamentale, commune à toutes les +parties de l'optique. Je veux parler des efforts, nécessairement +illusoires, qu'on a si souvent tentés pour expliquer, soit par le +système émissif, soit par le système vibratoire, le phénomène +primordial, évidemment inexplicable, de la couleur élémentaire propre à +chaque substance. Ces tentatives irrationnelles sont, à mon avis, des +témoignages irrécusables et directs de la fâcheuse influence qu'exerce +encore, sur nos intelligences à demi positives, l'antique esprit de la +philosophie, essentiellement caractérisé par la tendance aux notions +absolues. Il faut que notre raison naturelle soit aujourd'hui bien +obscurcie par la longue habitude de ces conceptions vagues et +arbitraires que j'ai si souvent signalées, pour que nous puissions +envisager, comme une véritable explication de la couleur propre à tel +corps, la prétendue faculté de réfléchir ou de transmettre exclusivement +tel genre de rayons, ou celle, non moins inintelligible, d'exciter tel +ordre de vibrations éthérées, en vertu de telle disposition chimérique +des molécules, beaucoup plus difficile à concevoir que le fait primitif +lui-même. Les explications placées par l'admirable Molière dans la +bouche de ses docteurs métaphysiciens, ne sont pas, au fond, plus +ridicules. N'est-il pas déplorable que le véritable esprit scientifique +soit encore assez peu développé, pour qu'on soit obligé de formuler +expressément de telles remarques? Personne n'entreprend plus aujourd'hui +d'expliquer la pesanteur spécifique particulière à chaque substance ou +à chaque structure. Pourquoi en serait-il autrement, quant à la couleur +spécifique, dont la notion n'est pas, sans doute, moins primordiale? +Cette seconde recherche n'est-elle point, par sa nature, tout aussi +métaphysique que l'autre?</p> + +<p>Que la considération des couleurs soit, en physiologie, d'une importance +capitale pour la théorie de la vision; que, de même, le système de +coloration puisse devenir, en histoire naturelle, un moyen utile de +classification: cela est évidemment incontestable, et je serais bien mal +compris si l'on pouvait penser que je prétends condamner de telles +études, ou d'autres tout aussi positives. Mais, en optique, la vraie +théorie des couleurs doit se réduire à perfectionner l'analyse +fondamentale de la lumière, de manière à apprécier l'influence de la +structure, ou de telle autre circonstance générale, même accidentelle ou +fugitive, sur la couleur transmise ou réfléchie, sans jamais s'engager +d'ailleurs dans la recherche illusoire des causes premières de la +coloration spécifique: le champ d'études ainsi circonscrit offre +certainement, encore une assez vaste carrière à l'activité des +physiciens.</p> + +<p>Considérant maintenant, d'une manière directe, les parties essentielles +dont l'optique est composée, nous trouvons d'abord, comme la première et +la plus fondamentale de toutes, l'optique proprement dite, ou l'étude de +la lumière directe. Si, comme il convient, on fait remonter l'origine +scientifique de cette étude à la connaissance nette et générale de la +loi élémentaire relative à la propagation rectiligne de la lumière dans +tout milieu homogène, l'époque exacte de ce point de départ est à peu +près inassignable; c'est, avec la catoptrique, la seule branche de +l'optique que les anciens aient cultivée. Cette première loi suffit +évidemment pour que les nombreux problèmes relatifs à la théorie des +ombres deviennent aussitôt réductibles à des questions purement +géométriques, qui peuvent d'ailleurs donner lieu à de véritables +difficultés d'exécution précise, sauf dans les cas, heureusement les +plus importans à analyser, d'un corps lumineux très éloigné, ou à +dimensions négligeables. Cette théorie dépend, en général, comme on +sait, tant pour l'ombre que pour la pénombre, de la détermination d'une +surface développable circonscrite à la fois au corps éclairant et au +corps éclairé.</p> + +<p>Quelle que soit son antiquité réelle, cette première partie de l'optique +n'en est pas moins encore extrêmement imparfaite, quand on l'envisage +sous le second point de vue fondamental qui lui est propre, +c'est-à-dire, relativement aux lois de l'intensité de la lumière, ou à +ce qu'on appelle la <i>photométrie</i>, dont la connaissance exacte et +approfondie aurait néanmoins une grande importance. L'intensité de la +lumière est modifiée par plusieurs circonstances générales bien +caractérisées, telles que la direction, soit émergente, soit incidente; +la distance; l'absorption qu'exerce le milieu; enfin la couleur. Or, à +ces divers égards, les notions que nous possédons aujourd'hui sont +presque toujours, ou très vagues, ou essentiellement précaires.</p> + +<p>Il est d'abord évident que, sous ce rapport capital, l'optique actuelle +pèche directement par la base, puisqu'elle manque d'instrumens +photométriques, sur la certitude et la précision desquels on puisse +réellement compter, et qui soient propres, dès lors, à fournir les +seules vérifications décisives susceptibles d'élever au rang de lois +naturelles les conjectures, plus ou moins plausibles, relatives aux +divers modes de dégradation de la lumière. Tous nos photomètres +reposent, au contraire, sur une sorte de cercle vicieux fondamental, +puisqu'ils sont conçus d'après les lois mêmes qu'ils seraient destinés à +vérifier, et ordinairement d'après la plus douteuse de toutes, en vertu +de son origine essentiellement métaphysique, celle qui concerne la +distance. Chacun sait par quelles vaines considérations absolues sur les +émanations quelconques on suppose habituellement l'intensité de la +lumière réciproque au carré de la distance, sans qu'une seule expérience +ait jamais été instituée pour éprouver une conjecture aussi équivoque. +Et telle est cependant la base incertaine que l'on donne aujourd'hui à +la photométrie tout entière! Les vains systèmes sur la nature de la +lumière, ont, comme je l'ai établi, si peu d'utilité réelle pour guider +notre esprit dans l'étude effective de l'optique, que lorsque +l'ondulation a été, de nos jours, universellement substituée à +l'émission, ses partisans, exclusivement préoccupés des phénomènes qui +avaient provoqué ce changement, n'ont pas même aperçu que la plupart des +notions photométriques reposaient directement sur l'ancienne hypothèse, +et réclamaient, par conséquent, une révision fondamentale, à laquelle +nul ne paraît avoir pensé.</p> + +<p>On conçoit aisément ce que peut être la photométrie actuelle avec une +telle manière de procéder. La loi relative à la direction, en raison du +sinus de l'angle d'émergence ou d'incidence, n'est pas, au fond, mieux +démontrée que celle propre à la distance, quoique la source en soit un +peu moins suspecte. Il n'y a rien ici de semblable au beau travail de +Fourier sur la chaleur rayonnante, dont j'ai caractérisé l'esprit dans +l'avant-dernière leçon; et, néanmoins, le sujet pourrait être conçu, ce +me semble, de façon à comporter une élaboration mathématique analogue. +La seule branche de la photométrie qui présente aujourd'hui une vraie +consistance scientifique, est la théorie mathématique de l'absorption +graduelle et plus ou moins énergique exercée sur la lumière par un +milieu quelconque, qui a été pour Bouguer, et ensuite pour Lambert, le +sujet de travaux fort intéressans, quoique le défaut d'expériences +précises et irrécusables se fasse sentir ici, comme dans les autres cas, +quant à la vérification des principes, nécessairement précaires, d'un +tel examen. Enfin, l'influence photométrique de la couleur a donné lieu +à quelques observations exactes, mais dépourvues, par le même motif +fondamental, de conclusions générales et précises, si ce n'est la +fixation du <i>maximum</i> de clarté au milieu du spectre solaire. Ainsi, en +résumé, dans cette première partie de l'optique, quoiqu'elle soit de +beaucoup la plus ancienne, et qu'elle semble la plus facile, les +physiciens n'ont pas encore réellement dépassé, d'une manière très +notable, le terme où conduit spontanément l'observation vulgaire, du +moins en écartant tout ce qui se rattache à la géométrie, et la mesure +de la vitesse de propagation de la lumière, fournie par l'astronomie.</p> + +<p>Il en est tout autrement à l'égard de la catoptrique, et surtout de la +dioptrique, si l'on élague, bien entendu, les questions radicalement +insolubles relatives aux causes premières de la réflexion et de la +réfraction. Les notions universelles sur ces deux ordres de phénomènes +généraux ont été considérablement étendues et perfectionnées par les +études scientifiques, d'après lesquelles tous les effets variés qui s'y +rattachent sont désormais ramenés à un très petit nombre de lois +uniformes, d'une précision et d'une simplicité remarquables.</p> + +<p>La loi fondamentale de la catoptrique, déjà bien connue des anciens, et +vérifiée par une multitude d'expériences diverses, soit directes, soit +surtout indirectes, consiste en ce que, quelles que soient la forme et +la nature du corps réflecteur, ainsi que la couleur et l'intensité de la +lumière, l'angle de réflexion est constamment égal à l'angle +d'incidence, et dans le même plan normal. D'après cette seule loi, +l'analyse exacte des divers effets produits par toutes les espèces de +miroirs est immédiatement réduite à de simples problèmes géométriques, +qui pourraient, il est vrai, suivant la forme du corps, conduire souvent +à de longs et pénibles calculs, si les cas très faciles du plan, de la +sphère, et tout au plus du cylindre circulaire droit, n'étaient point, +en réalité, les plus nécessaires à examiner complétement. Toutefois, +dans ces cas élémentaires, la détermination rationnelle des images +présenterait d'assez grandes difficultés géométriques, si l'on y +prétendait à une précision rigoureuse, qui, heureusement, n'est pas en +effet nécessaire. Cette détermination repose essentiellement, en +général, sous le point de vue mathématique, sur la théorie des +<i>caustiques</i>, créée par Tschirnaüs, et qu'il est aisé de caractériser.</p> + +<p>Le seul principe exact qui paraisse établi d'une manière irrécusable +dans la théorie physiologique de la vision consiste en ce que l'oeil +rapporte toujours la position d'un point au lieu d'où lui paraissent +diverger les rayons lumineux qui en émanent, quelques déviations qu'ils +aient d'ailleurs éprouvées avant de parvenir à l'organe. D'après ce +principe, l'appréciation rigoureuse de l'image d'un point quelconque vu +à l'aide d'un miroir donné exige naturellement la considération des deux +surfaces <i>caustiques</i> contenant le système des points d'intersection des +rayons réfléchis consécutifs qui correspondent aux rayons dirigés du +point primitif vers toutes les parties du miroir; car, ces deux +surfaces étant une fois déterminées, il suffirait de leur mener de +l'oeil une tangente commune pour avoir aussitôt la direction suivant +laquelle il apercevra le point proposé. Quant à la position précise de +l'image sur cette droite, dans le cas où les deux points de contact +seront du même côté de l'organe, on ne le détermine habituellement que +d'une manière fort hasardée, qui consiste à prendre, sans aucune raison +vraiment fondée, le milieu entre ces deux points. Il en est +essentiellement de même à l'égard des images que produisent les +lentilles, et dont la détermination mathématique reposerait, d'une +manière analogue, sur la considération des caustiques par réfraction +assujetties à une théorie semblable, quoique nécessairement plus +compliquée. Du reste, le défaut d'expériences directes et exactes, à ce +sujet, et l'incertitude fondamentale qui caractérise encore presque +toutes les parties de la théorie de la vision, ne permettent peut-être +pas de garantir suffisamment la réalité rigoureuse de conséquences aussi +éloignées fournies par le principe général sur lequel on s'appuie dans +ces diverses déterminations.</p> + +<p>Toute réflexion lumineuse sur un corps quelconque est constamment +accompagnée de l'absorption d'une partie plus ou moins notable, mais +toujours très grande, de la lumière incidente; ce qui donne lieu, en +catoptrique, à une seconde question générale fort intéressante. Mais +l'imperfection radicale que nous avons constatée dans la photométrie +actuelle affecte nécessairement une telle étude, qui a été jusqu'ici à +peine ébauchée par quelques observations incomplètes et peu suivies, +d'où l'on ne peut tirer aucune loi certaine. Ce décroissement +d'intensité est-il le même sous toutes les incidences? Sa valeur +relative est-elle indépendante du degré de clarté? Quelle est, à cet +égard, l'influence de la couleur? Les notables variations de ce +phénomène, dans les différens corps réflecteurs, sont-elles en harmonie +avec d'autres caractères spécifiques, surtout optiques? Ces diverses +questions sont encore tout-à-fait intactes, ou n'ont pas même été +posées; ce qui sans doute doit peu nous étonner si nous considérons +l'absence d'instrumens propres à mesurer avec exactitude l'intensité de +la lumière, et par suite les variations quelconques de cette intensité. +Nous ne possédons réellement aujourd'hui à ce sujet aucun autre +renseignement général, si ce n'est que l'absorption de la lumière paraît +être toujours plus grande, à un degré d'ailleurs inconnu, par réflexion +que par transmission; d'où est résulté, dans ces derniers temps, l'usage +des phares lenticulaires, si heureusement introduit par Fresnel.</p> + +<p>Enfin, l'étude de la réflexion donne lieu, pour toutes les substances +diaphanes, à un dernier ordre de recherches plus avancé que le +précédent, mais dont les principales lois sont encore mal connues. Dans +de tels corps, la réflexion accompagne toujours la réfraction, et par +conséquent on peut examiner suivant quelles lois générales ou spéciales +s'accomplit la répartition entre la lumière transmise et la lumière +réfléchie. On sait seulement que celle-ci est d'autant plus abondante +que l'incidence est plus oblique, et que la réflexion commence à devenir +totale à partir d'une certaine inclinaison propre à chaque substance, et +mesurée exactement pour plusieurs corps. Cette inclinaison paraît être +toujours d'autant moindre que la substance est plus réfringente, quoique +la loi exacte admise d'ordinaire à ce sujet se rattache uniquement +jusqu'ici aux hypothèses hasardées sur la nature de la lumière, ce qui +laisse à désirer une comparaison faite d'après des expériences directes +et précises, dégagées de toute prévention systématique.</p> + +<p>De toutes les parties fondamentales de l'optique, la dioptrique est +incontestablement aujourd'hui la plus riche en connaissances certaines +et précises, réduites à des lois simples et peu nombreuses, embrassant +des phénomènes très variés. La loi fondamentale de la réfraction simple, +entièrement ignorée des anciens, et découverte à la fois, sous deux +formes distinctes et équivalentes, par Snellius et par Descartes, +consiste dans la proportionnalité constante des sinus des angles que le +rayon réfracté et le rayon incident, toujours contenus d'ailleurs dans +un même plan normal, forment avec la perpendiculaire à la surface +réfringente, en quelque sens que la réfraction ait lieu. Le rapport fixe +de ces deux sinus, quand la lumière passe du vide dans un milieu +quelconque, constitue le coefficient optique le plus important de chaque +corps naturel, et tient même un rang essentiel dans l'ensemble de ses +caractères physiques. Les physiciens se sont occupés de le déterminer +avec beaucoup de soin et de succès, par des procédés ingénieux et d'une +exactitude admirable: ils en ont dressé des tables fort précieuses et +très étendues, qui peuvent rivaliser aujourd'hui, pour la précision, +avec les tables de pesanteur spécifique, l'incertitude n'étant pas +habituellement d'un centième sur la valeur numérique du pouvoir +réfringent. Si la lumière passe d'un milieu réel dans un autre, le +rapport de réfraction dépend alors de la nature de tous deux; mais en un +cas quelconque, le passage inverse lui donne toujours une valeur +exactement réciproque, comme l'expérimentation l'a constamment montré. +L'étude des réfractions consécutives, à travers un nombre quelconque +d'intermédiaires terminés par des surfaces communes, a fait connaître, +en général, cette loi importante et très simple: la déviation définitive +est la même que si la lumière eût immédiatement passé du premier milieu +dans le dernier. C'est en vertu de cette loi remarquable que les tables +ordinaires de réfraction contiennent seulement les valeurs du rapport de +réfraction propres au cas, presque idéal, mais fournissant une unité +commode, où la lumière pénétrerait du vide dans chaque substance; la +simple division de ces nombres les uns par les autres suffit, dès lors, +pour en déduire les rapports effectifs qui conviennent à toutes les +comparaisons binaires qu'on juge à propos d'établir.</p> + +<p>Tant qu'un corps n'éprouve aucune altération chimique, et qu'il devient +seulement plus ou moins dense, le rapport de réfraction qui lui est +propre varie proportionnellement à la pesanteur spécifique, comme il est +aisé de la constater, surtout pour les liquides, et encore mieux pour +les gaz, où la température et la pression permettent de tant modifier la +densité. C'est pourquoi les physiciens, afin d'obtenir des caractères +plus fixes, et par suite plus spécifiques, dans la comparaison +dioptrique des diverses substances, ont dû considérer, de préférence au +rapport de réfraction proprement dit, son quotient par la densité, +qu'ils ont nommé spécialement <i>pouvoir réfringent</i>; distinction +réellement motivée, malgré son origine suspecte, qui se rattache aux +systèmes sur la lumière. Toutefois, il ne paraît pas que ce quotient +reste invariable quand le corps, même sans subir aucune modification +chimique, passe successivement par divers états d'agrégation, comme on +l'a surtout reconnu à l'égard de l'eau. L'existence de ces variations du +pouvoir réfringent est assez prononcée pour que, dans ces derniers +temps, les partisans du système vibratoire aient pu en tirer un de leurs +argumens formels contre le système émissif, qui semblait exiger, en +effet, la fixité numérique d'un tel caractère, quoique le vague inhérent +à ces hypothèses arbitraires eût permis, sans doute, aux newtoniens +d'adapter leur thèse à cette modification expérimentale. Il est fort à +craindre, sans qu'on doive néanmoins l'affirmer, qu'une révision aussi +scrupuleuse ne renversât également la loi ordinaire relative au pouvoir +réfringent d'un mélange quelconque, et qui consiste en ce que le produit +de ce nombre par le poids du mélange, ou le produit équivalent du +rapport de réfraction par le volume, est toujours la somme des produits +analogues propres à toutes les parties intégrantes. Cette relation +constituerait, pour la philosophie naturelle, un théorème général très +remarquable et fort important, si l'on pouvait définitivement compter +sur sa réalité, et, en même temps, l'étendre à toutes les combinaisons, +au lieu de la borner aux simples mélanges gazeux, et surtout enfin la +dégager de toute présupposition hasardée sur la permanence nécessaire du +pouvoir réfringent. En général, ce n'est pas aujourd'hui l'un des +moindres inconvéniens inséparables de l'emploi des hypothèses +anti-scientifiques sur la nature intime des phénomènes, que la confusion +vicieuse, et souvent presque inextricable, qui en résulte +continuellement entre les notions vraiment constatées et celles purement +systématiques, et qui, pour les esprits impartiaux, peut rendre fort +équivoque le caractère effectif de la science.</p> + +<p>La loi fondamentale de la réfraction a reçu un complément indispensable +par les belles découvertes de Newton sur l'inégale réfrangibilité des +diverses couleurs élémentaires. Du fait même de la décomposition de la +lumière dans un prisme, il s'ensuit évidemment que le rapport du sinus +d'incidence, quoique constant pour chaque couleur, varie de l'une à +l'autre partie du spectre solaire. L'accroissement total qu'il éprouve +depuis les rayons rouges jusqu'aux violets mesure la <i>dispersion</i> +propre à chaque substance, et doit compléter la détermination de son +pouvoir réfringent dans les tables usuelles, où l'on ne peut insérer que +la réfraction moyenne. Cette évaluation, attendu sa petitesse, +constitue, en général, une des plus délicates opérations de l'optique +actuelle, et ne saurait comporter autant d'exactitude que celle de +l'action réfringente proprement dite, surtout dans les corps qui dévient +peu la lumière, comme les gaz principalement: elle est, néanmoins, bien +connue maintenant pour un assez grand nombre de substances, solides ou +liquides. En comparant ainsi les changemens qu'éprouve le pouvoir +dispersif quand on passe d'un corps à un autre, on a reconnu que ses +variations sont loin d'être proportionnelles, comme Newton l'avait cru, +à celles du pouvoir réfringent; on voit même, en plus d'un cas, que la +lumière est moins dispersée par des substances qui la réfractent +davantage. Ce défaut général de correspondance entre deux qualités aussi +analogues en apparence (découvert, vers le milieu du siècle dernier, par +le célèbre opticien Dollond) est justement regardé comme constituant, en +optique, une notion capitale, puisqu'il en résulte la possibilité de +l'achromatisme, par la compensation des actions opposées dues à deux +substances différentes, qui, sans cela, ne pourraient cesser de +disperser la lumière qu'en cessant aussi de la dévier.</p> + +<p>D'après les seules lois de la réfraction, on conçoit aisément que +l'analyse exacte des nombreux effets relatifs à l'action des milieux +homogènes sur la lumière qui les traverse ne peut plus présenter que des +difficultés purement géométriques. La grande complication que pourrait y +introduire la forme du corps réfringent, est notablement diminuée dans +les cas ordinaires, où l'on peut se borner à envisager des surfaces +planes, sphériques ou cylindriques<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a> +<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a>. Toutefois, un examen complet +deviendrait même alors fort embarrassant, surtout en ayant égard à la +dispersion, si, pour le simplifier, on ne le réduisait à l'appréciation +suffisamment approximative des seules circonstances qui se présentent le +plus souvent.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" +name="footnote31"><b>Note 31: </b></a><a href="#footnotetag31"> +(retour) </a> À l'origine de la dioptrique, Descartes + entreprit de belles recherches géométriques, qui avaient une + haute valeur mathématique dans un temps antérieur à la + création de l'analyse infinitésimale, sur les formes + rigoureuses qu'il faudrait donner aux surfaces réfringentes + pour produire une parfaite concentration des rayons en un + foyer unique. Mais l'impossibilité reconnue d'exécuter avec + assez de précision des lentilles aussi compliquées, dont + chacune d'ailleurs ne s'adapterait, par sa nature, qu'à un + seul cas, a généralement déterminé ensuite les physiciens à + employer exclusivement les surfaces sphériques ou + cylindriques, sauf à tenir compte approximativement de leur + défaut de concentration, peu étendu dans la plupart des + circonstances ordinaires. +</blockquote> + +<p>Outre la réflexion et la réfraction, la lumière peut éprouver une autre +modification générale fort importante, dont l'étude, ébauchée par +Grimaldi et par Newton, constitue maintenant, depuis les belles +recherches du docteur Young, complétées par celles, non moins +remarquables, de Fresnel, une des parties essentielles de l'optique. +Cette modification, connue sous le nom de <i>diffraction</i>, consiste dans +la déviation, toujours accompagnée d'une dispersion plus ou moins +prononcée, que subit la lumière en passant très près des extrémités d'un +corps quelconque. Elle se manifeste, de la manière la plus simple, par +les franges inégales et diversement colorées, les unes extérieures, les +autres intérieures, qui entourent les ombres produites dans la chambre +obscure. Le fameux principe général des <i>interférences</i>, découvert par +le docteur Young, constitue désormais la plus importante notion propre à +cette théorie. Ce principe, si remarquable en lui-même, n'a été bien +apprécié que depuis l'usage très étendu que Fresnel en a fait pour +l'explication satisfaisante de plusieurs phénomènes intéressans et +difficiles à analyser, et entre autres du célèbre phénomène des anneaux, +colorés, sur lequel les beaux travaux de Newton laissaient encore +beaucoup à désirer. La loi de ces singulières interférences consiste en +ce que dans l'action mutuelle de deux faisceaux lumineux émanés d'un +même point et ayant suivi, par une cause quelconque, deux routes +distinctes, mais peu inclinées l'une à l'autre, les intensités propres +aux deux lumières se neutralisent et s'ajoutent alternativement, en +faisant croître par degrés égaux et très rapprochés, dont la valeur est +déterminée, la différence de longueur entre les chemins que parcourent +en totalité les deux faisceaux. Il est fort regrettable qu'un principe +aussi important n'ait pas été encore nettement dégagé des conceptions +chimériques sur la nature de la lumière, qui ont presque toujours altéré +jusqu'ici son usage.</p> + +<p>L'esprit de cet ouvrage et ses limites nécessaires m'interdisent +rigoureusement ici les détails qui seraient indispensables pour +caractériser avec clarté, même par une simple indication, l'étude des +phénomènes si remarquables de la double réfraction propre à plusieurs +cristaux, et dont la loi générale a été découverte par Huyghens sous une +forme géométrique fort élégante, où l'on passe de la réfraction +ordinaire à cette nouvelle déviation par la seule substitution d'un +ellipsoïde à une sphère. Il en est de même, à plus forte raison, quant +aux nombreux phénomènes, si bien dévoilés par l'illustre Malus, sous le +nom, d'ailleurs peu convenable, de <i>polarisation</i>, qui se rapportent aux +modifications qu'éprouve la lumière lorsqu'elle a été réfléchie par un +corps quelconque sous une certaine inclinaison, propre à chaque +substance, et qui paraît dépendre uniquement de son rapport de +réfraction.</p> + +<p>Tels sont les aperçus rapides et très incomplets auxquels je suis obligé +de me borner, par la nature de cet ouvrage, sur le caractère général des +diverses branches principales de l'optique. Quoique j'aie dû signaler +sommairement, dans cet examen philosophique, les lacunes fondamentales +et peu senties que présentent aujourd'hui la plupart d'entre elles, +j'espère avoir fait ressortir aussi, avec encore plus de soin, les +grands et nombreux résultats déjà obtenus pendant les deux derniers +siècles, quant à cette partie capitale de la physique, malgré la +subalternité évidente où le génie de l'expérimentation rationnelle y a +toujours été retenu jusqu'ici par la prépondérance désastreuse des +vaines hypothèses sur le prétendu principe de la lumière.</p> + + +<a name="l34" id="l34"></a> +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TRENTE-QUATRIÈME LEÇON.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="sml">Considérations générales sur l'électrologie.</p> + +<p>Cette dernière branche principale de la physique, relative aux +phénomènes les plus compliqués et les moins apparens, n'a pu se +développer qu'après toutes les autres. Quoique l'invention de la machine +électrique soit aussi ancienne que celle de la machine pneumatique, +c'est seulement un siècle plus tard que cette étude a commencé à prendre +un vrai caractère scientifique, par les travaux de Dufay et de Symner +sur la distinction des deux électricités, par l'expérience fondamentale +de Musschembroëk sur la bouteille de Leyde, et peu après par +l'immortelle découverte météorologique du grand Franklin, première +manifestation importante de l'influence capitale d'un tel ordre de +phénomènes dans le système général de la nature. Jusque alors, les +observations, essentiellement isolées, des divers physiciens n'avaient +eu d'autre résultat philosophique que de dévoiler peu à peu le +caractère de généralité inhérent à cette partie de la physique comme à +toutes les autres, en augmentant de plus en plus le nombre des corps +susceptibles de ces remarquables phénomènes, si long-temps attribués, +d'une manière exclusive, à certaines substances, ainsi que le témoigne +encore la dénomination qu'on leur a conservée. Enfin, c'est uniquement +depuis les mémorables travaux de l'illustre Coulomb, il y a cinquante +ans, que cette étude a présenté, par sa consistance et par sa précision, +un aspect rationnel, comparable, quoique plus ou moins inférieur, à +celui des autres branches fondamentales de la physique.</p> + +<p>Cette complication supérieure et cette formation plus récente de +l'électrologie, suffisent pour expliquer aisément son imperfection +scientifique actuelle, comparativement à tout le reste de la physique. +Sous le simple rapport des observations, aucune autre étude peut-être ne +nous offre aujourd'hui une aussi grande variété de phénomènes curieux et +importans. Mais, les faits seuls ne constituent point la science, +quoiqu'ils en forment à la fois les fondemens nécessaires et les +indispensables matériaux. Pour tout esprit philosophique, la science +consiste essentiellement désormais dans la systématisation réelle, la +plus complète et la plus exacte possible, des phénomènes observés, +d'après certaines lois générales irrécusablement constatées. Or, à cet +égard, quelque imparfaites que soient effectivement aujourd'hui, suivant +l'ensemble des leçons précédentes, les diverses branches principales de +la physique, l'électrologie est, sans doute, encore moins avancée +qu'aucune d'elles. La plupart des observations y sont essentiellement +incohérentes, les phénomènes n'y étant presque jamais assujettis jusqu'à +présent qu'à des relations vagues ou même illusoires, et, par suite, +n'admettant le plus souvent aucune explication vraiment satisfaisante. +Si l'on éprouvait quelque difficulté à reconnaître directement cet état +d'imperfection, il suffirait, pour s'en convaincre, d'une manière +irrécusable, d'envisager la science, relativement à son but final, la +prévision des phénomènes d'après leurs lois générales. Il est évident +que, par l'étude actuelle des phénomènes électriques, on peut rarement +prévoir, non-seulement avec précision, mais simplement même avec +certitude, ce qui se passera dans des circonstances qui ne seraient pas +entièrement identiques à celles dont l'influence a déjà été +immédiatement observée: en sorte que la destination nécessaire de tout +système de recherches vraiment scientifiques est jusqu'ici presque +toujours manquée en électrologie.</p> + +<p>Dans aucune autre partie de la physique, pas même en optique, +l'influence des hypothèses arbitraires et quasi-métaphysiques sur les +agens chimériques des phénomènes n'est aussi étendue, ni surtout aussi +nettement caractérisée, l'absence presque totale des lois réelles +rendant ici une telle influence beaucoup plus saillante. La naïve +confiance avec laquelle on y explique si facilement tous les phénomènes, +en douant des fluides imaginaires d'une nouvelle propriété pour chaque +nouvelle occurrence, rappelle, d'une manière frappante, l'esprit des +anciennes explications métaphysiques, sauf que l'entité a été remplacée +par un fluide idéal, comme je l'ai établi dans la vingt-huitième leçon. +Mais, une intervention aussi complète et aussi marquée est, par cela +même, moins dangereuse aujourd'hui. Elle n'a pas autant besoin d'un +examen spécial que l'influence analogue qui s'exerce encore, d'une +manière bien plus spécieuse, quoiqu'à un moindre degré, dans la théorie +de la lumière, où le mélange intime de ces vains systèmes avec +d'admirables lois rend plus difficile leur juste appréciation, par +l'imposant aspect qu'ils en acquièrent, comme j'ai dû l'indiquer +expressément dans la leçon précédente. En électrologie, au contraire, +les physiciens même les moins philosophes doivent maintenant reconnaître +la stérilité radicale de ces hypothèses illusoires, qui n'ont eu, +évidemment, aucune part effective aux nombreuses découvertes dont la +science s'est enrichie depuis un demi-siècle, et qu'il a fallu y +rattacher arbitrairement après coup. Aussi, la plupart ne voient +aujourd'hui, dans ces vicieux artifices, qu'une sorte d'appareil +mnémonique, propre à faciliter la liaison des souvenirs, quoique ayant +eu primitivement une tout autre destination. Sans doute, sous ce rapport +secondaire lui-même, un tel appareil serait mal construit; et, à +supposer qu'un semblable secours soit nécessaire, ce qui me paraît fort +exagéré, on devrait certainement préférer, à cet égard, un système de +formules scientifiques, spécialement adapté à cette fonction<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a> +<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>. Mais, +l'allégation d'un pareil motif n'est, en réalité, aujourd'hui, qu'un +indice certain du sentiment confus de l'inanité caractéristique de ces +conceptions arbitraires, sans qu'on ose encore renoncer définitivement à +leur usage. Toutefois, quoique leur empire n'ait point, à beaucoup près +aujourd'hui, autant de consistance, en électrologie, qu'il en conserve +encore en optique, elles n'y exercent pas moins une influence très +pernicieuse, ne fût-ce qu'en dissimulant à la plupart des esprits les +besoins essentiels de la science. Il faut considérer d'ailleurs que, de +la physique, cette action anti-scientifique se répand, d'une manière +indirecte, mais nécessaire, sur toutes les parties plus compliquées de +la philosophie naturelle, qui, à raison même de leur difficulté +supérieure, auraient tant besoin d'une méthode plus sévère, dont il est +naturel qu'elles cherchent le type dans les sciences antécédentes, +tandis que les physiciens, au contraire, leur transmettent ainsi un +modèle radicalement vicié. Ces mêmes hypothèses, auxquelles les +physiciens se défendent d'attribuer sérieusement aucune réalité +intrinsèque, deviennent néanmoins, par une suite naturelle de leur +emploi, le sublime de la physique, aux yeux des savans qui, livrés à +l'étude des phénomènes les plus complexes, croient y trouver la base +préliminaire indispensable de leurs travaux propres; ce qui contribue +singulièrement aujourd'hui à maintenir les notions vagues et hasardées. +Sous ce rapport indirect, l'influence des systèmes relatifs à la nature +des phénomènes électriques doit être plus spécialement dangereuse, +surtout à l'égard des sciences physiologiques, comme nous aurons +occasion de le reconnaître dans le volume suivant, par suite de +l'incontestable relation qui existe, à tant de titres, entre les +actions, soit chimiques, soit vitales, et les actions électriques. C'est +ainsi que la conception des fluides électriques et magnétiques tend à +fortifier spontanément celle du fluide nerveux, et souvent même +contribue encore au maintien des plus absurdes rêveries sur ce qu'on +appelle le <i>magnétisme animal</i>, dont les adeptes ont pu quelquefois +s'enorgueillir d'avoir entraîné dans leurs rangs d'éminens physiciens. +D'aussi déplorables conséquences sont propres à manifester combien peut +devenir funeste, pour le système général de notre entendement, par suite +d'une philosophie vicieuse, une étude qui, en elle-même, est, au +contraire, éminemment favorable au développement positif de +l'intelligence humaine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" +name="footnote32"><b>Note 32: </b></a><a href="#footnotetag32"> +(retour) </a> Plusieurs philosophes de premier ordre, entre + autres Descartes, Leïbnitz, et plus tard, Condorcet, se sont + occupés avec zèle de la formation d'un langage spécial pour + la combinaison des idées scientifiques. Mais cette question, + quoique intéressante à examiner, ne me paraît pas avoir, au + fond, l'importance extrême qu'on y a attachée, sauf, bien + entendu, en ce qui concerne les systèmes de nomenclature. + Car, l'analyse mathématique se trouve déjà remplir un tel + office, d'une manière admirable, à l'égard des études assez + simples, et, par suite, assez perfectibles pour qu'un + semblable besoin de concision s'y fasse réellement sentir. + Quant aux sciences qui ne comportent pas l'application + effective de cette analyse, leur complication nécessaire me + semble devoir y limiter toujours à tel point la généralité + et le prolongement des déductions réelles, que ces besoins y + seront, sans doute, à toutes les époques, amplement + satisfaits par le perfectionnement graduel et continu que le + langage ordinaire reçoit spontanément. Une sorte de langue + sacrée pour les savans pourrait d'ailleurs opposer, dans + l'avenir, quelques entraves à la civilisation générale. On + peut s'en faire aujourd'hui une faible idée par l'emploi + abusif de l'instrument analytique lui-même, qui sert trop + souvent à déguiser, pour soi-même, et surtout pour les + autres, le vide réel des idées sous l'abondance illusoire du + discours algébrique. +</blockquote> + +<p>Vu la nature plus compliquée des phénomènes variés dont elle s'occupe, +l'électrologie comporte, à un degré beaucoup moindre qu'aucune autre +partie de la physique, l'application des doctrines et des méthodes +mathématiques, même en se bornant, comme nous devons le concevoir ici, +aux actions purement physiques, à l'exclusion de tout effet chimique. +Aussi ce moyen n'a-t-il point, en réalité, notablement participé jusqu'à +présent au perfectionnement de cette étude. Toutefois, il importe de +distinguer soigneusement, à cet égard, les deux manières opposées, l'une +illusoire, l'autre réelle, dont une telle application a été conçue en +électrologie.</p> + +<p>Les uns, en effet, l'ont uniquement fondée sur les fluides imaginaires +auxquels on attribue vulgairement les phénomènes électriques et +magnétiques, en transportant à l'action mutuelle de leurs molécules les +lois générales de la mécanique rationnelle; le corps réel ne constitue +alors qu'un simple <i>substratum</i>, nécessaire à la manifestation du +phénomène, mais inutile à sa production, qui se passe tout entière dans +le fluide. On comprend que de tels travaux mathématiques sont +radicalement frappés d'inanité comme le prétendu principe qui leur sert +de base; ils ne peuvent avoir de valeur essentielle qu'à titre de +simples exercices analytiques, sans comporter aucune influence utile sur +l'accroissement de nos vraies connaissances. Cette stérilité nécessaire +est clairement vérifiée pour quiconque considère que l'on a pu ainsi +parvenir seulement jusqu'ici à représenter imparfaitement une petite +portion des nombreux et importans résultats obtenus, trente ans +auparavant, par l'illustre Coulomb, d'après des études directes et +vraiment rationnelles, sur l'état électrique ou magnétique des diverses +parties d'un même corps ou de plusieurs corps contigus. Il serait +superflu d'insister davantage à cet égard.</p> + +<p>En d'autres cas, au contraire, l'élaboration mathématique a reposé +essentiellement comme l'exige la saine philosophie, sur quelques lois +générales et élémentaires, que l'expérience avait constatées, d'une +manière directe ou indirecte, et d'après lesquelles on a procédé à +l'étude de phénomènes effectifs propres aux corps eux-mêmes: abstraction +faite, d'ailleurs, de l'intervention ordinaire des hypothèses +chimériques, qui caractérise malheureusement toute la physique actuelle, +mais dont ces intéressans travaux pourraient être aisément dégagés, +puisque leurs bases en sont réellement indépendantes. Tel est surtout le +caractère remarquable des belles recherches de M. Ampère et de ses +successeurs sur l'exploration mathématique des phénomènes +électro-magnétiques, où l'on a pu appliquer avec efficacité les lois de +la dynamique abstraite à certains cas d'action mutuelle entre des +conducteurs électriques ou des aimans. De semblables travaux présentent, +sans doute, sous le point de vue mathématique, un aspect bien moins +imposant que ceux auxquels je viens de faire allusion, et qui paraissent +remonter directement à la loi fondamentale de l'ensemble des phénomènes +électriques; mais leur positivité doit leur faire attribuer réellement +une valeur bien supérieure pour le progrès effectif de la science. C'est +ainsi que, dans cette importante spécialité, l'immortelle série d'études +de M. Ampère, en même temps qu'elle a si notablement agrandi le domaine +de nos vraies connaissances, a offert un mémorable exemple de cette +combinaison judicieuse entre l'esprit physique et l'esprit mathématique, +que j'ai tant recommandée, en général, dans la vingt-huitième leçon, +comme constituant aujourd'hui le plus puissant moyen de perfectionnement +fondamental des diverses branches de la physique<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a> +<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" +name="footnote33"><b>Note 33: </b></a><a href="#footnotetag33"> +(retour) </a> Il est très regrettable, pour l'extension de + nos connaissances réelles et pour le progrès du véritable + esprit philosophique, que M. Ampère n'ait pas cru devoir se + consacrer exclusivement à la grande spécialité scientifique + qui a irrévocablement immortalisé son nom. Ni la nature de + son intelligence, ni l'ensemble de son éducation, ne + semblaient l'appeler aux travaux de philosophie générale, où + ses tentatives éphémères, depuis quelques années, n'ont + abouti qu'à une déplorable rétrogradation vers l'état + métaphysique et même théologique, qui réveillera un jour le + souvenir involontaire de Newton commentant l'Apocalypse. + +<p> Les savans livrés à l'étude particulière des diverses + sections de la science naturelle, prescrivent + habituellement, à très juste titre, comme maxime + fondamentale de la philosophie moderne, la spécialisation + exclusive des intelligences. Ils finiront, sans doute, par + s'appliquer judicieusement à eux-mêmes ce principe + inflexible, en cessant désormais d'envisager la culture de + la philosophie des sciences comme une sorte de délassement + des travaux scientifiques proprement dits, à l'usage d'un + savant quelconque. Outre une vocation spéciale nettement + caractérisée, cette carrière purement philosophique exige, + évidemment, un système tout particulier de longues et + difficiles études préliminaires, à la fois historiques et + dogmatiques, sur le développement rationnel et la + coordination réelle des connaissances humaines: ce qui doit, + presque toujours, rendre essentiellement impropres à toute + autre destination les esprits capables de poursuivre avec + fruit un tel ordre de recherches; et, réciproquement, les + savans ordinaires doivent être ainsi naturellement + incompétens quant à l'étude des généralités scientifiques, à + l'égard de laquelle ils ne peuvent utilement exercer qu'une + simple action critique, du point de vue correspondant à leur + spécialité. La division rationnelle du travail intellectuel + est donc jusqu'ici très imparfaitement comprise par ceux-là + même qui d'ordinaire insistent le plus impérieusement sur + cette règle indispensable.</p> +</blockquote> + +<p>Après ces considérations préliminaires sur le caractère général de +l'électrologie, examinons sommairement, sous le point de vue +philosophique, la composition effective de ses principales parties, en +excluant avec soin tout ce qui est purement relatif à l'influence +chimique ou physiologique de l'électricité, et aussi tout ce qui +concerne l'application des études électriques à ce que j'ai appelé, dès +l'origine de cet ouvrage, la <i>physique concrète</i>, et surtout à la +météorologie.</p> + +<p>Ainsi réduite à sa partie strictement physique et abstraite, +l'électrologie comprend aujourd'hui trois ordres essentiels de +recherches fondamentales: dans le premier, on étudie la production des +phénomènes électriques, leur manifestation et leur mesure; le second, se +rapporte à la comparaison de l'état électrique propre aux diverses +parties d'une même masse ou à divers corps contigus; le troisième a pour +objet les lois des mouvemens qui résultent de l'électrisation. On doit +classer, en outre, comme une quatrième et dernière section, +l'application de l'ensemble des connaissances précédentes à l'étude +spéciale des phénomènes magnétiques, qui en est désormais inséparable.</p> + +<p>Quoique tous les corps soient, sans doute, susceptibles d'électrisation +positive et négative, tous ne sont pas actuellement électriques, et cet +état est même, au contraire, essentiellement passager, semblable, à cet +égard, à l'état sonore. Il y a donc lieu d'examiner dans quelles +circonstances générales il s'établit ou se détruit, par l'action des +différens corps les uns sur les autres; et cette étude doit même +précéder toutes les autres études électriques, qui en dépendent +nécessairement.</p> + +<p>L'ensemble des observations paraît devoir conduire aujourd'hui à +regarder l'état électrique comme étant, à un degré plus ou moins +prononcé, la suite invariable de presque toutes les modifications, de +nature quelconque, que les corps peuvent éprouver. Néanmoins, les +principales causes d'électrisation, sont, dans l'ordre de leur énergie +et de leur importance scientifique actuelle: les compositions et +décompositions chimiques; les variations de température; le frottement; +la pression, et enfin le simple contact. Cette distribution diffère +extrêmement de celle que les premières recherches avaient indiquée, +puisque le frottement avait été long-temps réputé le seul moyen, et +ensuite le plus puissant, pour produire l'état électrique. Quoique la +comparaison de ces divers modes généraux d'électrisation ne soit pas +encore suffisamment approfondie et définitivement arrêtée, il n'y a plus +lieu de craindre désormais que les travaux ultérieurs puissent +radicalement altérer l'ordre précédent.</p> + +<p>Les actions chimiques constituent certainement les sources électriques, +non-seulement les plus générales, mais aussi les plus abondantes, comme +à l'égard de la chaleur. Dans les appareils électriques les plus +puissans, et surtout dans la pile de l'illustre Volta, l'action +chimique, d'abord inaperçue ou négligée, est aujourd'hui reconnue, +depuis les travaux de Wollaston et de plusieurs autres physiciens, comme +la principale cause de l'électrisation, qui devient, en effet, presque +insensible quand on a soin d'éviter scrupuleusement toute production de +phénomènes chimiques.</p> + +<p>Après cette influence prépondérante, il n'y a pas, en réalité, de cause +d'électrisation plus étendue ni plus énergique que les actions +thermologiques, quoique, jusqu'à ces derniers temps, leur puissance +électrique n'eût été reconnue que dans un seul cas particulier, +aujourd'hui peu important, l'électrisation de la tourmaline échauffée. +On sait maintenant que de notables différences de température entre des +barreaux consécutifs de diverses natures, d'ailleurs quelconques, ou +même homogènes, suffisent pour déterminer, dans un tel système, un état +électrique très prononcé, et d'autant plus intense, à parité de +circonstances thermométriques, que les élémens y sont plus nombreux.</p> + +<p>La prépondérance bien constatée de deux moyens d'électrisation aussi +généraux, doit rendre fort délicate l'exacte appréciation de tous les +autres, par l'extrême difficulté d'y distinguer, sans incertitude, ce +qui leur est véritablement propre d'avec ce qui tient aux premiers, dont +l'influence est presque impossible à écarter entièrement. C'est ainsi +que, malgré l'état électrique que le frottement semble développer avec +tant d'énergie, il est, pour ainsi dire, douteux aujourd'hui, aux yeux +des plus judicieux physiciens, si le frottement, en tant que tel, +contribue réellement, d'une manière notable, à l'électrisation, ou si +celle-ci ne résulte pas essentiellement des effets thermométriques et +même chimiques dont le frottement est toujours accompagné, et auxquels +on n'avait eu d'abord aucun égard. Il en est à peu près de même envers +la pression, dont l'influence électrique, quoique bien moins prononcée, +semble toutefois plus irrécusable, en ce qu'on peut plus aisément +l'isoler. Mais cette remarque est surtout applicable à la production de +l'état électrique par le simple contact des corps hétérogènes, d'où +l'immortel inventeur de la pile avait fait résulter toute l'énergie de +cet admirable instrument, tandis qu'il est bien reconnu désormais que +l'action chimique y a la principale part, et que le contact n'y +contribue que d'une manière très secondaire, ou même fort équivoque.</p> + +<p>Outre ces causes générales d'électrisation, une foule d'autres moins +importantes peuvent, en certaines circonstances, produire l'état +électrique. On peut citer entre autres les changemens dans le mode +d'agrégation, abstraction faite des variations thermométriques qui les +accompagnent: en plusieurs cas la fusion des solides, et surtout +l'évaporation des liquides, déterminent une électrisation notable. Il +n'est pas jusqu'au simple mouvement même qui ne suffise, sous des +conditions spéciales, pour faire naître quelquefois, indépendamment de +tout autre motif, un véritable état électrique, comme le montre si bien +la belle expérience de M. Arago, relative à l'influence de la rotation +d'un disque métallique sur une aiguille aimantée non contiguë, quoique +voisine.</p> + +<p>Il convient toutefois que les physiciens se tiennent en garde +aujourd'hui contre une tendance exagérée à considérer les moindres +phénomènes quelconques comme des causes d'électrisation plus ou moins +énergiques, afin de ne point encourir le reproche inverse de celui +qu'ils font justement à leurs prédécesseurs, de n'avoir observé que les +sources électriques les plus apparentes, en méconnaissant les plus +essentielles. Une exploration grossière est sans doute radicalement +préjudiciable à l'électrologie; mais une analyse trop subtile n'aurait +peut-être pas moins d'inconvéniens pour la science, où il deviendrait, +dès lors, presque impossible de considérer des phénomènes suffisamment +caractérisés. Cet avis semble surtout acquérir une grande importance +pour la théorie électro-chimique, comme nous le reconnaîtrons dans le +volume suivant; car, après avoir admis, sur de faibles indices, des +électrisations fort équivoques, on peut être souvent conduit à leur +attribuer une grande influence chimique, ce qui tend à produire des +explications essentiellement arbitraires.</p> + +<p>La cessation graduelle de l'état électrique a été beaucoup moins étudiée +jusqu'ici que sa formation, et les lois n'en sont pas cependant moins +intéressantes à bien connaître. On est pleinement autorisé à poser en +principe que l'électrisation, une fois établie d'une manière quelconque, +persisterait indéfiniment, comme l'état thermométrique, si le corps +pouvait être rigoureusement soustrait à toute influence extérieure, ou, +suivant l'expression technique, strictement <i>isolé</i>, soit de +l'atmosphère, soit de la masse générale du globe. Depuis que l'identité +entre les phénomènes magnétiques et les phénomènes électriques a été +irrécusablement démontrée par la belle série de recherches de M. Ampère, +fondée sur la découverte capitale de M. Oersted, ce principe général a +été puissamment fortifié, en considérant la persévérance, beaucoup plus +facile à prolonger, de l'état magnétique. Toutefois, comme les corps le +plus justement qualifiés de mauvais conducteurs de l'électricité sont +néanmoins toujours susceptibles, à un degré quelconque, de transmettre +réellement l'influence électrique, il est évident que l'électrisation +doit nécessairement cesser, à la longue, dans nos appareils même le +mieux isolés, par suite de l'action continuelle, quoique très faible, +qu'exerce sur eux le milieu atmosphérique incessamment renouvelé, dans +lequel ils sont habituellement plongés, et la masse immense du globe +terrestre avec laquelle ils communiquent d'une manière plus ou moins +directe, indépendamment des autres sources secondaires d'une déperdition +plus rapide, que nous pouvons artificiellement écarter. Mais les lois +effectives de cette déperdition inévitable sont jusqu'ici très peu +connues. Coulomb est le seul grand physicien qui s'en soit directement +occupé, dans son importante suite d'expériences sur la dissipation +graduelle de l'électricité le long des supports isolans de la machine +électrique, ou à travers un air plus ou moins humide: sous ce dernier +point de vue, il a exactement analysé l'influence incontestable, +vaguement aperçue dès l'origine de l'électrologie, de l'état +hygrométrique de l'atmosphère sur la déperdition électrique.</p> + +<p>À chacun des modes généraux d'électrisation, correspond naturellement un +instrument spécial, ou plutôt une classe d'instrumens, destinés à +réaliser, par un ensemble de dispositions convenablement instituées, les +conditions les plus favorables à la production et au maintien de l'état +électrique. Quelle que soit l'importance de ces nombreux appareils, qui +sont la base nécessaire des recherches habituelles, et malgré +l'organisation profondément ingénieuse de quelques-uns d'entre eux, et +surtout de la pile voltaïque, il serait évidemment déplacé de les +considérer ici. Mais, il convient, au contraire, de mentionner, d'une +manière générale, les instrumens destinés à la manifestation et surtout +à la mesure de l'état électrique, c'est-à-dire, les électroscopes et les +électromètres. Les plus grands physiciens ont, avec raison, attaché une +extrême importance au perfectionnement de tels appareils, dans +l'invention desquels un vrai génie se fait plus d'une fois sentir. On +conçoit même que l'amélioration de ces instrumens est encore plus +nécessaire que celle des machines électriques proprement dites, +uniquement destinées à l'électrisation: car, de bons indicateurs +permettent d'utiliser de très faibles puissances électriques; et, en +effet, dans les recherches délicates, d'où dépend surtout le progrès de +l'électrologie actuelle, on n'emploie désormais habituellement que des +appareils peu énergiques, préférables à cause de leur extrême +simplicité, et tous les artifices sont réservés pour l'institution des +moyens propres à manifester ou à mesurer les moindres effets +électriques.</p> + +<p>Quoique la mesure de l'état électrique ne puisse évidemment avoir lieu +sans sa manifestation, et même que celle-ci conduise toujours, d'une +manière directe, à une évaluation quelconque, la distinction générale +entre les <i>électroscopes</i> proprement dits et les vrais <i>électromètres</i> +n'en est pas moins très réelle et fort utile à considérer pour se faire +une juste idée de l'ensemble des moyens d'exploration propres aux +électriciens. Parmi les simples électroscopes, il faut surtout +distinguer, comme adaptés aux recherches délicates, ceux qui, sous le +nom caractéristique de <i>condensateurs</i>, sont destinés à rendre +sensibles, par une ingénieuse accumulation graduelle, de très faibles +effets électriques. Tous ces instrumens sont d'ailleurs disposés de +manière à indiquer, par une ingénieuse accumulation graduelle, de très +faibles effets électriques. Tous ces instrumens sont d'ailleurs disposés +de manière à indiquer, par le mode même d'expérimentation, la nature, +positive ou négative<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a> +<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>, de l'électrisation étudiée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" +name="footnote34"><b>Note 34: </b></a><a href="#footnotetag34"> +(retour) </a> Ces dénominations sont aujourd'hui, par + plusieurs motifs importans, très heureusement substituées, + sans doute, à celles radicalement impropres d'électricité + <i>vitrée</i> et <i>résineuse</i>, qui, jusqu'à ces derniers temps, + étaient généralement usitées en France. Toutefois, il + convient d'observer à ce sujet que le principal inconvénient + réel de ces anciennes expressions, c'est-à-dire, leur + relation naturelle et exclusive à deux substances + déterminées, existe, d'une manière encore plus complète et + plus grave, dans le nom général de la science électrique + elle-même, que, par une singulière inconséquence, aucun + physicien ne juge néanmoins convenable de changer, tant est + grande la puissance des habitudes sur les esprits les plus + rationnels. +</blockquote> + +<p>Quant aux électromètres, le plus parfait consiste certainement jusqu'ici +dans la célèbre balance électrique de notre immortel Coulomb, où +l'intensité des attractions et des répulsions électriques est mesurée, +avec une admirable précision, d'après l'important principe de +l'équilibre de torsion, par le nombre d'oscillations que l'indicateur +exécute, en un temps donné, autour de sa situation statique. C'est à +l'aide de cet instrument capital que Coulomb découvrit, et que l'on +démontre journellement, la loi fondamentale relative à la variation de +l'action électrique, répulsive ou attractive, inversement au quarré de +la distance, loi qui ne pouvait être obtenue par aucune autre voie +irrécusable. Lorsque, dans les quinze dernières années, la science s'est +enrichie des importantes notions propres à l'électro-magnétisme, cette +nouvelle étude a naturellement amené une nouvelle classe +d'électromètres, destinés à des mesures que l'appareil de Coulomb ne +pouvait indiquer, et dont la première idée, due à M. Schweigger, a été +beaucoup perfectionnée par plusieurs physiciens, et surtout par M. +Nobili. Ils consistent dans les divers <i>multiplicateurs</i>, où l'action +naturelle d'un conducteur métallique sur une aiguille aimantée est +considérablement amplifiée par des circonvolutions très rapprochées et +presque parallèles. Toutefois, quelque précieux que soient de tels +instrumens, et quoiqu'ils puissent rivaliser, pour la délicatesse des +manifestations, avec la balance de torsion elle-même, ils sont loin, du +moins jusqu'ici, de pouvoir être appliqués, avec autant de certitude, à +des mesures exactes, vu l'extrême difficulté d'une graduation précise, +vraiment conforme à l'intensité effective du phénomène observé<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a> +<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>.</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" +name="footnote35"><b>Note 35: </b></a><a href="#footnotetag35"> +(retour) </a> D'après l'influence électrique de la chaleur, + ces instrumens ont pu être heureusement appliqués à la + mesure des moindres effets thermométriques, sauf les mêmes + embarras de graduation. M. Melloni a surtout utilisé cette + ingénieuse modification, pour étudier tout récemment le + rayonnement spécifique des différens corps, jusqu'alors + vaguement exploré. M. Becquerel vient aussi d'adapter très + heureusement le même principe à la mesure des températures + propres aux parties les plus profondes des divers tissus + organisés qui composent les corps vivans, dont l'état + thermométrique ne pouvait jusqu'ici être observé que d'une + manière confuse et incomplète. Enfin, M. Peltier propose + aujourd'hui une importante extension de cet ingénieux + procédé général, pour explorer commodément les températures + des lieux profonds ou des diverses couches atmosphériques. +</blockquote> + +<p>Tels sont, en aperçu, les principaux objets de cette première partie +fondamentale de l'électrologie, si riche en appareils puissans ou +précis. La seconde partie concerne, comme je l'ai indiqué, ce qu'on +appelle vulgairement la <i>statique électrique</i>, par une dénomination +essentiellement relative aux hypothèses illusoires sur la nature de +l'électricité. Toutefois, une telle expression n'est pas, au fond, +entièrement dépourvue de justesse, puisqu'il s'agit alors, en effet, de +la répartition de l'électricité dans une masse ou dans un système de +corps, dont l'état électrique est envisagé comme sensiblement +invariable. On peut donc continuer à employer désormais ce terme abrégé, +pourvu qu'on en écarte désormais avec soin toute idée mécanique sur +l'équilibre du prétendu fluide électrique, et qu'on cesse, par exemple, +de penser à la mesure des divers degrés d'épaisseur de la couche +imaginaire dont quelques géomètres ont voulu recouvrir les corps +électrisés. En un mot, on pourra parler encore de l'<i>équilibre</i> +électrique, si l'on attache à cette expression un sens exactement +analogue à celui dans lequel Fourier prenait habituellement l'équilibre +de la chaleur, et comme les économistes entendent tous les jours +l'équilibre de la population: toute autre acception serait absurde, et +même inintelligible. C'est ainsi que la plupart des formules de langage +successivement introduites en physique, sous l'influence prépondérante +des vains systèmes qui doivent désormais en être radicalement exclus, +sont susceptibles néanmoins d'être essentiellement maintenues, si l'on +prend la précaution d'en rectifier scrupuleusement le sens fondamental, +de manière à le réduire au strict énoncé d'un phénomène général, ce qui +me semble presque toujours possible.</p> + +<p>En considérant d'abord l'équilibre électrique dans chaque corps isolé, +Coulomb a irrécusablement établi, à cet égard, une première loi +fondamentale, la tendance constante (suivant le style métaphorique +encore exclusivement usité) de l'électricité à se porter immédiatement à +la surface: ce qui signifie, en termes rationnels, que, après un instant +jusqu'ici inappréciable, l'électrisation est toujours strictement +limitée à la surface des corps, de quelque manière qu'elle ait été +primitivement produite. Quant à la répartition de l'état électrique +entre les diverses parties de cette surface, elle dépend principalement, +d'après les belles suites d'expériences de Coulomb, de la forme des +corps: uniforme pour la sphère seule, elle est inégale pour toute autre +figure, mais toujours soumise néanmoins à des lois régulières, dont il +est, d'ailleurs, facile de concevoir que l'analyse exacte et complète +présente, par sa nature, des difficultés presque insurmontables, malgré +l'expédient illusoire des vaines spéculations algébriques, dépourvues de +tout fondement scientifique. Néanmoins, Coulomb a constaté, sous ce +rapport, un fait général d'une grande importance, en comparant l'état +électrique propre aux extrémités d'un ellipsoïde graduellement allongé: +il a ainsi reconnu que leur électrisation augmente rapidement à mesure +que la figure s'allonge, en diminuant sur le reste du corps; d'où il a +déduit une heureuse application à l'explication de ce remarquable +pouvoir des pointes, si bien dévoilé par Franklin.</p> + +<p>Les lois de l'équilibre électrique entre plusieurs corps contigus, +constituent, par leur nature, comme il est aisé de le sentir, une +recherche encore plus difficile et plus étendue. Coulomb ne les a +exactement étudiées que dans le cas très limité, et trop insuffisant +pour les applications, de diverses masses sphériques. Toutefois, les +travaux de ce grand physicien ont conduit, à cet égard, à cette notion +générale fort essentielle, que la nature des substances n'exerce aucune +influence sur la répartition électrique qui s'établit entre elles, et +dont le mode dépend seulement de leur figure et de leur grandeur: +seulement, l'état électrique que prend chaque surface est plus ou moins +persévérant et se manifeste avec plus ou moins de rapidité, suivant le +degré de conductibilité du corps. L'action mutuelle de deux sphères +égales a été complétement analysée par Coulomb, dont l'admirable +sagacité a dévoilé le mode singulier de répartition que rien ne pouvait +auparavant indiquer, et suivant lequel l'état électrique, toujours nul +au point de contact, et à peine sensible à 20 degrés de là, augmente +ensuite rapidement de 60 à 90 degrés, et continue à croître encore, +quoique plus lentement, jusqu'à 180 degrés, où se trouve constamment son +<i>maximum</i>. La même marche se manifeste quand les deux globes sont +inégaux, sauf que le moindre est toujours le plus électrisé. Enfin, le +mode d'action semble d'ailleurs identique, soit que les deux corps ou +seulement l'un d'eux aient été primitivement électrisés. La question +devient encore plus complexe en considérant plus de deux corps: elle +présente alors des subdivisions extrêmement multipliées, même en la +restreignant à des figures semblables, suivant le nombre des masses, +leur rapport de grandeur, et leur disposition mutuelle. Coulomb s'est +borné à examiner, dans ses expériences, une suite de globes égaux rangés +en ligne droite. On conçoit que les seules variétés d'arrangement +peuvent donner naissance à de nombreuses combinaisons, dont les +résultats doivent sans doute notablement différer; car, si les sphères +de Coulomb, au lieu d'être consécutives, avaient, été disposées de telle +sorte que chacune en touchât à la fois trois ou quatre autres, par des +points situés à des distances angulaires quelconques, le mode de +répartition électrique eût inévitablement éprouvé de grands changemens. +Cette intéressante et difficile étude, à laquelle, depuis Coulomb, +personne n'a rien ajouté d'important, doit donc être envisagée comme +seulement ébauchée par les travaux de cet illustre physicien; elle offre +évidemment aux électriciens un sujet de recherches presque inépuisable.</p> + +<p>Considérons maintenant la troisième partie fondamentale de +l'électrologie actuelle, justement qualifiée de <i>dynamique électrique</i>, +parce qu'elle a pour objet l'étude des mouvemens qui résultent de +l'électrisation. Malgré sa fondation toute récente, cette section n'en +est pas moins, à mon avis, par le bel ensemble des travaux de M. Ampère, +celle dont l'état scientifique est aujourd'hui le plus satisfaisant, en +y élaguant, bien entendu, l'influence des conceptions chimériques sur +l'essence des phénomènes électriques.</p> + +<p>L'analyse exacte et complète des effets si variés relatifs à celle +branche capitale de l'électrologie, a été essentiellement ramenée par M. +Ampère à un seul phénomène général et élémentaire, dont il a pleinement +dévoilé toutes les lois, l'action directe et mutuelle de deux fils +conducteurs électrisés par des piles voltaïques, habituellement réduites +à leur plus grande simplification, c'est-à-dire, presque toujours +composées d'un seul élément. C'est donc à cette action fondamentale que +nous devons ici borner notre examen philosophique.</p> + +<p>Deux conducteurs ainsi disposés tendent toujours, quand ils sont +suffisamment mobiles, à se placer dans des directions parallèles entre +elles; et, après y être parvenus, ils s'attirent ou se repoussent, +suivant que les deux courans électriques sont conformes ou contraires. +Mais, pour observer avec exactitude les lois de ce phénomène principal, +il est indispensable de soustraire les deux fils à l'action directrice +analogue qu'exerce sur eux, en vertu de son état électrique, la masse +générale du globe terrestre, et qui altérerait notablement l'effet de +leur influence mutuelle. Après avoir découvert cette action remarquable, +qui est, d'ailleurs, en elle-même, si importante à connaître, M. Ampère +a imaginé des dispositions expérimentales, aussi simples qu'ingénieuses, +pour garantir les observations de cette perturbation générale, soit en +plaçant d'avance chaque conducteur dans le plan où l'influence de la +terre tendrait à le ramener, soit même en neutralisant complétement +cette influence par l'opposition rigoureuse des effets égaux qu'elle +produirait sur les deux parties du conducteur convenablement modifié. +L'observation étant ainsi préservée de toute altération, il devient +facile dès lors de saisir les lois élémentaires du phénomène, où, pour +plus de généralité et de simplicité, on doit avoir seulement en vue des +portions infiniment petites des divers conducteurs. Ces lois, +mathématiquement envisagées, sont relatives ou à l'influence de la +direction, ou à celle de la distance.</p> + +<p>Quant à la direction, il faut distinguer deux cas, suivant que l'on +compare deux élémens conducteurs situés dans le même plan, ou dans des +plans différens. Pour le premier cas, l'intensité de l'action dépend +seulement de l'angle formé par chacun des deux élémens avec la ligne qui +joint leurs milieux: elle est nulle en même temps que cet angle, et +augmente avec lui, en atteignant son <i>maximum</i> lorsqu'il devient droit, +et changeant d'ailleurs de signe en même temps que lui. Tous les +phénomènes, directs ou indirects, paraissent être exactement +représentés, si l'on fait varier cette intensité proportionnellement au +sinus de l'inclinaison, suivant la formule adoptée par tous les +successeurs de M. Ampère. Quand les deux conducteurs ne sont pas dans un +même plan, l'action dépend en outre de l'inclinaison mutuelle des plans +menés par chacun d'eux et par la ligne commune de leurs milieux; et la +marche de cette seconde relation est totalement différente. Sous ce +nouveau rapport, la perpendicularité de ces deux plans détermine au +contraire l'absence d'action, soit attractive, soit répulsive: il y a +attraction tant que l'angle est aigu, et elle augmente à mesure qu'il +diminue, son <i>maximum</i> ayant lieu au moment de la coïncidence; quand +l'angle est obtus, l'action devient répulsive et présente une intensité +d'autant plus grande que chaque plan s'approche davantage du +prolongement de l'autre, situation qui produit le <i>maximum</i> de +répulsion. L'ensemble de ces variations tend à faire envisager une telle +action comme étant proportionnelle au cosinus de l'angle des deux plans, +quoique d'ailleurs les observations n'aient point prononcé jusqu'ici sur +le degré d'exactitude réelle de cette simple supposition, aussi +clairement qu'à l'égard de la première relation.</p> + +<p>Dès l'origine de ses recherches, M. Ampère a été conduit à supposer, +par analogie avec la loi fondamentale de Coulomb sur les attractions et +les répulsions électriques ordinaires, que l'action des deux élémens +conducteurs est toujours réciproque au carré de la distance de leurs +milieux. Mais, cette simple analogie, parmi tant de différences +essentielles, ne pouvait évidemment suffire pour établir, d'une manière +catégorique, une loi aussi importante. D'une autre part, l'action +mutuelle des parties infiniment petites n'était pas susceptible d'une +observation directe, toujours nécessairement affectée par la forme et la +grandeur réelles des deux conducteurs effectifs. Toutefois, il était +aisé de démontrer mathématiquement, comme le fit Laplace, que, dans +l'hypothèse adoptée par M. Ampère, l'action d'un conducteur rectiligne, +de longueur indéfinie, sur une aiguille aimantée, devait varier +exactement en raison inverse de leur plus courte distance. Or, cette +conséquence nécessaire, directement vérifiée, de la manière la plus +précise, par les expériences délicates de MM. Savart et Biot, a dû +évidemment mettre hors de doute la réalité de la loi proposée.</p> + +<p>Une telle loi tendrait à présenter la marche de ces actions électriques +comme essentiellement analogue, sous le point de vue mathématique, à +celle de la gravitation. Mais l'ensemble du parallèle détruit aussitôt +tout semblable rapprochement, en montrant, comme nous venons de le voir, +la grande et fondamentale influence exercée, dans la dynamique +électrique, par la direction mutuelle, dont la gravitation est au +contraire radicalement indépendante. Cette différence profonde peut +faire sentir avec quelle réserve on doit transporter, dans l'étude +mathématique de ces singuliers mouvemens, les procédés ordinaires de la +dynamique abstraite, qui a presque toujours en vue, dans ses théorèmes +les plus usuels, des actions essentiellement indépendantes de la +direction, et variant d'après la seule distance. On conçoit aisément +que, par suite de ce caractère propre aux forces électriques, leur +composition analytique doit présenter beaucoup plus de difficultés que +celle des gravitations moléculaires, dont la complication est déjà, +comme nous l'avons reconnu dans la première partie de ce volume, presque +entièrement inextricable, sauf pour les cas les plus simples. Aussi +jusqu'à présent la dynamique électrique n'a-t-elle été, en réalité, +mathématiquement étudiée, que suivant une seule dimension, et jamais en +surface, par les divers successeurs de M. Ampère, et surtout par M. +Savary, qui s'en est le plus heureusement occupé. Cette étude, ainsi +réduite au cas le plus simple, offrirait même encore de grands +obstacles, si l'on n'y mettait continuellement à profit une dernière +notion fondamentale, établie par M. Ampère d'après des expériences +décisives, et qui consiste en ce que, dans une étendue infiniment +petite, et tant que la distance n'est pas sensiblement changée, l'action +électrique est exactement identique pour deux élémens conducteurs +aboutissant aux mêmes extrémités, quelle que soit d'ailleurs leur +différence de forme. Une semblable propriété doit évidemment introduire +de précieuses simplifications analytiques, par l'heureuse faculté qui en +résulte de substituer, dans les calculs électriques, à l'action de tout +élément curviligne, celle, dès lors équivalente, de l'ensemble des +différentielles de ses coordonnées quelconques, ce qui établit une +analogie remarquable entre les décompositions électriques et les +décompositions dynamiques ordinaires.</p> + +<p>Tel est l'ensemble des notions fondamentales d'après lesquelles on +procède à l'étude exacte et rationnelle des actions variées produites +par des fils conducteurs, contournés et disposés de diverses manières. +Le cas le plus intéressant se rapporte aux conducteurs pliés en hélices, +surtout lorsque leurs spires sont très rapprochées, et dont M. Ampère a +si judicieusement montré l'extrême importance pour imiter le plus +complétement possible, dans les expériences purement électriques, les +phénomènes propres aux corps aimantés. L'observation confirme +pleinement, à leur égard, toutes les conséquences, plus ou moins +éloignées, qui résultent naturellement de la combinaison des lois +précédentes.</p> + +<p>La destination scientifique la plus essentielle de cette dynamique +électrique, consiste dans l'explication exacte des principaux phénomènes +magnétiques, dont l'étude constitue irrévocablement désormais la +quatrième et dernière branche fondamentale de l'électrologie, depuis la +découverte capitale faite par M. Oersted, il y a quinze ans, de +l'influence exercée par un conducteur voltaïque sur une aiguille +aimantée.</p> + +<p>Malgré l'éminent mérite d'une telle découverte, des esprits superficiels +ont souvent tenté de la représenter comme essentiellement due au hasard, +qui, néanmoins, en thèse générale, n'a jamais pu conduire, sous aucun +rapport, à une création de quelque importance, même dans les cas les +plus simples. Ces étranges philosophes auraient bien dû toutefois nous +expliquer pourquoi, avant M. Oersted, personne n'avait encore aperçu +cette action mutuelle, quoique le hasard eût, sans doute, placé très +fréquemment, sous les yeux des physiciens, une aiguille aimantée à côté +d'une pile galvanique. Il est clair, en principe, que ce ne sont pas +ordinairement les phénomènes qui manquent à nos découvertes, mais +surtout les observateurs capables et convenablement disposés, prêts à +démêler, dans la foule de circonstances qui affectent nos sens à chaque +instant, les faits susceptibles d'une véritable signification +scientifique. Suivant une autre explication plus rationnelle, quoique +vicieusement systématique, cette grande découverte devrait uniquement +son origine à des idées <i>à priori</i> sur l'identité nécessaire du +magnétisme et de l'électricité, rattachées aux vaines hypothèses dont la +nature intime de ces deux ordres de phénomènes a été le sujet. Mais, +sans entreprendre l'analyse impossible de l'influence effective qu'ont +pu avoir ces conceptions arbitraires sur la marche réelle d'un esprit +qui en était préoccupé, il est évident que la simple comparaison +générale des phénomènes devait conduire à soupçonner cette identité, +comme paraît l'avoir fait M. Oersted, long-temps avant qu'elle fût +constatée. L'influence magnétique si prononcée de l'électricité +atmosphérique, remarquée, dès l'origine de l'électrologie, dans tous les +cas de vaisseaux frappés par la foudre, suffisait certainement, par +exemple, pour indiquer, d'une manière générale, la relation fondamentale +des deux sortes d'actions. On peut, ce me semble, plus judicieusement +demander si, à cet égard, comme à tant d'autres, les systèmes illusoires +n'ont pas, en réalité, contribué davantage à retarder cette importante +découverte qu'à l'accélérer, en rapportant les deux ordres de phénomènes +à des causes radicalement différentes, qui tendaient à faire méconnaître +la valeur des analogies manifestées entre eux par l'observation +rationnelle de plusieurs effets naturels, connus de tous les physiciens.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit de cette question philosophique, l'ensemble des +expériences décisives imaginées par divers physiciens, dans la direction +tracée par M. Oersted, a mis entièrement hors de doute l'identité +générale des effets magnétiques et électriques. La propriété la plus +vulgaire des aimans, leur puissance attractive à l'égard du fer, a été +constatée par M. Arago, pour les conducteurs voltaïques de nature +quelconque. Ce même physicien a reconnu, dans une expérience capitale, +la possibilité d'aimanter une aiguille d'acier en l'entourant d'un +conducteur voltaïque plié en hélice, ou même en l'électrisant par des +procédés ordinaires, indépendans de l'action galvanique; et ces nouveaux +modes d'aimantation ont été ensuite l'objet d'un judicieux travail de M. +Savary, qui en a exactement analysé toutes les circonstances +essentielles. Enfin, le plus important caractère des phénomènes +magnétiques, la direction constante de l'aiguille aimantée, a été +rattaché par M. Ampère à l'électrologie, aussitôt que cet illustre +physicien eût fait la découverte fondamentale de l'action directrice +exercée par la terre sur un conducteur voltaïque, dont le plan tend +toujours à se placer perpendiculairement à la situation naturelle de +l'aiguille aimantée. D'un autre côté, pour compléter un tel parallèle, +la plupart des phénomènes électriques ordinaires ont pu être imités à +l'aide des aimans; et M. Faraday est même parvenu jusqu'à produire ainsi +de véritables étincelles électriques. En un mot, par la combinaison +rationnelle de ces diverses séries d'observations nouvelles, M. Ampère a +été justement conduit à représenter tous les phénomènes magnétiques +comme fidèlement interprétés en concevant la surface d'un aimant +quelconque recouverte d'une suite de circuits voltaïques fermés, +perpendiculaires à son axe.</p> + +<p>Dans cette belle théorie, il ne resterait essentiellement à expliquer +qu'un seul caractère fondamental de la vertu magnétique, sa relation +exclusive à un petit nombre de substances déterminées. Sans doute, il +serait anti-scientifique de vouloir, à cet égard, remonter jusqu'à la +propriété spécifique primordiale; de même qu'on ne saurait, par exemple, +raisonnablement chercher pourquoi tel corps est un bon ou un mauvais +conducteur de l'action électrique. Toutefois, en écartant cette enquête +irrationnelle, il semble que, les phénomènes électriques étant, de leur +nature, généraux, la doctrine électro-magnétique laissera quelque chose +de capital à désirer, tant qu'on n'aura pas rattaché la constitution +propre aux aimans à quelque autre condition électrique, susceptible de +généralité. Le progrès continuel des observations, tend, il est vrai, à +affaiblir chaque jour davantage la différence, primitivement absolue, +entre les substances propres à l'aimantation, et celles qui ne le sont +pas: et nous sommes aujourd'hui autorisés à penser qu'il n'existe, sous +ce rapport, entre les divers corps naturels que de simples distinctions +de degrés, qui, peut-être, ne nous paraissent aussi tranchées que par +l'imperfection des moyens d'observation. Déjà Coulomb avait constaté des +indices non équivoques, quoique très faibles, de l'état magnétique, dans +un grand nombre de substances, réduites en minces filets: mais ces +résultats avaient été alors généralement attribués à l'action de +quelques particules ferrugineuses, dont l'absence ne pouvait être, à +cette époque, irrécusablement garantie. Or, les expériences +électro-magnétiques ont conduit aujourd'hui à multiplier beaucoup le +nombre des effets analogues, en même temps que le perfectionnement de +l'analyse chimique a permis d'assurer que le fer n'avait aucune part à +leur production. Nonobstant ces considérations subsidiaires, il demeure +cependant incontestable que jusqu'ici on n'aperçoit de relation entre +aucun caractère électrique des substances ferrugineuses et leur +singulière prépondérance magnétique: il y a, sous ce rapport, dans +l'électro-magnétisme actuel, une véritable lacune essentielle, qu'on ne +doit pas dissimuler.</p> + +<p>Pour faire entièrement rentrer dans la dynamique électrique ordinaire le +phénomène fondamental de la direction propre à l'aiguille aimantée, il +suffit de concevoir la terre, comme tout autre aimant, recouverte à sa +surface d'une suite de circuits voltaïques, parallèles à l'équateur +magnétique. M. Ampère a formé, sur l'origine d'un tel état électrique, +une conjecture fort ingénieuse et même très philosophique, en +l'attribuant, d'après l'action incontestable de la chaleur sur le +développement de l'électricité, aux températures inégales et +périodiquement variables des divers points de la surface terrestre. +L'expérience capitale de M. Arago sur l'influence magnétique du +mouvement de rotation, porte d'ailleurs à penser que le mouvement diurne +de la terre contribue vraisemblablement, d'une manière directe, à une +semblable électrisation. Enfin, il y aurait peut-être lieu d'admettre +aussi, comme sous le rapport thermologique, une certaine constitution +électrique fondamentale, propre à l'ensemble de notre globe. Du reste, +suivant l'esprit général et le plan de cet ouvrage, expliqués dès +l'origine, il ne saurait être ici essentiellement question de ce qui +concerne l'histoire naturelle du globe, quand même elle ne serait point +encore, à tous égards, dans un état de véritable enfance. Je ne puis +donc nullement envisager les lois relatives à la distribution du +magnétisme à la surface de notre planète, dont l'étude, quoique fort +imparfaite, constitue aujourd'hui une des plus intéressantes parties de +la géographie physique. La théorie magnétique propre à la physique +abstraite et générale, se borne, sous ce rapport, à caractériser +exactement, et à assujettir à des mesures précises, les objets +essentiels sur lesquels doit porter l'observation comparative des +naturalistes, savoir: l'intensité relative de l'action magnétique, +estimée d'après le nombre d'oscillations que l'aiguille aimantée +exécute, en un temps donné, autour de sa position d'équilibre; la +direction de cette action, définie par les deux élémens rigoureusement +appréciables, connus sous les noms de <i>déclinaison</i> et d'<i>inclinaison</i>, +dont l'évaluation se fait aujourd'hui avec une grande justesse. On +commence maintenant à entrevoir quelques lois empiriques sur diverses +valeurs normales de ces deux angles dans les différens lieux, et l'on +présume, par exemple, que la tangente de l'inclinaison est toujours +double de celle de la latitude magnétique: mais cette recherche est à +peine ébauchée, et présente même encore une notable incertitude. Il en +est ainsi, à plus forte raison, des singulières variations périodiques, +de plusieurs ordres de grandeur et de durée, qu'éprouve, en chaque lieu, +la direction de l'aiguille aimantée, soit en déclinaison, soit en +inclinaison, et qui paraissent jusqu'ici totalement inexplicables. +Toutefois, je ne dois pas négliger de signaler à ce sujet, à cause de sa +rationnalité, l'heureuse tentative entreprise récemment par un célèbre +navigateur, M. le capitaine Duperrey, pour rattacher l'ensemble de ces +diverses variations aux changemens réguliers qu'éprouve l'état +thermométrique du globe. Il serait fort désirable qu'une telle +conception, pleinement en harmonie avec la théorie fondamentale de M. +Ampère, fût finalement confirmée par une discussion judicieuse et +approfondie du système des observations relatives au magnétisme +terrestre.</p> + +<p>Telles sont, en aperçu, les principales considérations générales que +fait naître l'examen philosophique des quatre parties essentielles de +l'électrologie actuelle. Quelle que soit l'imperfection relative de +cette branche fondamentale de la physique par suite de la complication +supérieure de ses phénomènes, on a dû remarquer, dans cette sommaire +indication, combien ses progrès ont été comparativement plus rapides, à +partir de l'époque, si peu éloignée, où elle a commencé à prendre un +véritable aspect scientifique. Les parties les plus nouvelles surtout +ont acquis, avec une extrême promptitude, une consistance et une +rationnalité très remarquables, qu'il faut sans doute attribuer avant +tout au sentiment devenu plus profond, plus complet, et plus unanime de +la saine méthode scientifique, mais qui tiennent aussi, à quelques +égards, à l'unité de construction naturellement produite à ce sujet par +la prépondérance des travaux d'un grand physicien. Quoique aucune autre +branche de la physique ne soit altérée, d'une manière aussi étendue, par +l'usage des vaines et absurdes hypothèses relatives à l'essence des +phénomènes et à leur mode primitif de production, ces systèmes +arbitraires n'y sont pas néanmoins très profondément enracinés: leur +radicale nullité y est plus facile à saisir; et son épuration présentera +réellement peu d'obstacles, quand les physiciens en auront dignement +compris l'importance.</p> + +<p>Dans cette leçon, et dans l'ensemble des six précédentes, je me suis +attaché à faire exactement apprécier le caractère général propre à la +philosophie de la physique, successivement envisagée sous les divers +aspects fondamentaux que peut présenter l'étude des propriétés communes +à toutes les substances et à toutes les structures, et qui constituent, +par leur nature, autant de sciences vraiment distinctes, quoique liées +entre elles à plusieurs titres, plutôt que les différentes branches +d'une science unique. Ce travail a nécessité partout une opération +philosophique d'une grande importance, qu'avait à peine exigée la +science astronomique, mais qui, désormais, deviendra, dans la suite de +cet ouvrage, de plus en plus indispensable; celle qui consiste à dégager +la science réelle de la déplorable influence qu'exerce encore sur elle, +d'une manière si prononcée, quoique indirecte, l'ancien esprit de la +philosophie métaphysique, dont nous sommes encore fort incomplétement +affranchis, et qui se manifeste, surtout en physique, par les +conceptions, nécessairement illusoires et arbitraires, sur les agens +primordiaux des phénomènes. Après avoir démontré en général le vice +fondamental d'une telle manière de philosopher, j'ai dû l'assujettir à +un examen sommaire, mais spécial, pour chaque partie de la physique qui +en est notablement affectée. La nature de cet ouvrage s'opposait sans +doute à l'exécution convenable d'une telle épuration, qui ne pouvait y +être qu'indiquée: j'espère, toutefois, que cette indication sera +suffisante pour attirer sur cette question vitale l'attention de +quelques physiciens rationnels, en leur faisant sentir que ces vaines +hypothèses constituent, dans le système de la science actuelle, une +superfétation hétérogène, qui ne peut que nuire au progrès des +connaissances réelles, en altérant leur positivité caractéristique, et +dont il serait aussi facile que désirable de se passer désormais +entièrement. La principale utilité scientifique de ce traité consistant +à perfectionner l'esprit général de chaque science fondamentale, mon but +ne sera atteint, à cet égard, que si quelque physicien spécial +entreprend, d'après une telle ouverture, la réalisation d'un projet dont +j'ai dû me borner à signaler ici l'importance et la possibilité. C'est +dans les mêmes vues que j'ai essayé de caractériser sommairement +l'application judicieuse des théories mathématiques aux diverses +branches principales de la physique, tout en indiquant les graves +dangers de la systématisation démesurée et illusoire qu'on a si souvent +tenté d'obtenir par l'emploi de ce puissant moyen, au-delà de ce que +comportait la nature trop complexe des phénomènes correspondans. +Toutefois, en m'occupant, par-dessus tout, de la méthode, je n'ai pas +négligé de signaler, en aperçu, dans la composition effective de chaque +doctrine physique, les principales lois naturelles déjà dévoilées par +l'esprit humain pendant les deux siècles écoulés depuis la naissance de +la vraie physique, et aussi les lacunes essentielles que cet examen +philosophique a fait ressortir.</p> + +<p>Je dois maintenant poursuivre la grande tâche que je me suis tracée, en +procédant, dans la première partie du volume suivant, à l'appréciation +philosophique d'une nouvelle science fondamentale, la dernière de toutes +celles qui composent l'ensemble des connaissances générales ou +inorganiques. Cette science, relative aux réactions moléculaires et +spécifiques que les diverses substances naturelles exercent les unes sur +les autres, est nécessairement plus compliquée, et, par suite, beaucoup +plus imparfaite que celles considérées dans ces deux premiers volumes. +Mais sa subordination aux sciences antérieures, dont nous avons établi +la philosophie, peut fournir les moyens de perfectionner notablement son +caractère général.</p> + +<p>FIN DU TOME DEUXIÈME.</p> + + +<p>Avril 1835.</p> +<br><br> + +<br><hr class="full"><br> + +<h3>TABLE DES MATIÈRES</h3> + +<h4>CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME.</h4> + +<br><hr class="short"><br> + +<p><a href="#l0"><span class="sc">Avis de l'Auteur</span>.</a></p> + +<p><a href="#l19">19e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science +astronomique.</p> + +<p><a href="#l20">20e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur les méthodes d'observations en +astronomie.</p> + +<p><a href="#l21">21e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur les phénomènes géométriques +élémentaires des corps célestes.</p> + +<p><a href="#l22">22e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur le mouvement de la terre.</p> + +<p><a href="#l23">23e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur les lois de Képler, et sur leur +application à l'étude géométrique des mouvemens célestes.</p> + +<p><a href="#l24">24e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations fondamentales sur la loi de la gravitation.</p> + +<p><a href="#l25">25e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur la statique céleste.</p> + +<p><a href="#l26">26e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur la dynamique céleste.</p> + +<p><a href="#l27">27e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur l'astronomie sidérale, et sur la +cosmogonie positive.</p> + +<p><a href="#l28">28e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations philosophiques sur l'ensemble de la physique.</p> + +<p><a href="#l29">29e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur la barologie.</p> + +<p><a href="#l30">30e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur la thermologie physique.</p> + +<p><a href="#l31">31e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur la thermologie mathématique.</p> + +<p><a href="#l32">32e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur l'acoustique.</p> + +<p><a href="#l33">33e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur l'optique.</p> + +<p><a href="#l34">34e <span class="sc">Leçon</span>.</a> Considérations générales sur l'électrologie.</p> + +<p>FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME.</p> + + +<br><br> + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Cours de philosophie positive.(2/6), by +Auguste Comte + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE *** + +***** This file should be named 31882-h.htm or 31882-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/1/8/8/31882/ + +Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald +Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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